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………Job a trouvé enfin quelqu'un qui le comprend : René Girard



…… Dans son livre, La Route antique des hommes pervers, (Grasset, 1985) René Girard nous propose une relecture ou plutôt ce qu'il considère comme la première véritable lecture du Livre de Job que personne, bien sûr, n'a jamais compris avant lui. « Je me demande, ose-t-il écrire, comment la critique s'y prend toujours pour ne rien voir, unanimement » (p. 194). Fidèle à ses idées fixes, il veut à tout prix voir dans ce récit l'illustration d'une crise mimétique. Selon lui, Joab n'est pas la victime de Satan qui a réussi à persuader Dieu de mettre son vieux serviteur à l'épreuve en l'accablant de maux pour voir s'il lui restera malgré tout fidèle. Pour René Girard, Job est la victime d'un entrainement mimétique qui fait que tous ceux qui l'adulaient jusque-là se mettent soudain à le mépriser et à le regarder comme un pestiféré. On croyait avant René Girard que l'histoire de Job se jouait entre Dieu, Satan et lui. Il nous apprend que Satan et Dieu ne jouent, en réalité, aucun rôle dans l'affaire qui ne concerne que Job et les autres hommes. 
…… Comme à son habitude, René Girard ne veut tenir aucun compte de tout ce qui ne va pas dans le sens de ses thèses. C'est le cas du prologue. On aurait pu croire pourtant que le prologue était essentiel. D'abord en tant que tel. Un prologue n'est pas une préface ou un avant propos que l'on peut souvent se dispenser de lire. Un prologue fait partie du texte : il en est la porte, le porche, le portique d'entrée par lequel on doit absolument passer. En principe, on doit non seulement le lire en priorité, mais le garder bien présent à l'esprit. Il sert, en effet, généralement, à donner des informations nécessaires à l'intelligence de ce que va suivre, et c'est assurément le cas de celui du Livre de Job. De plus, celui-ci se situe dans le Ciel et nous fait entendre les deux personnages les plus importants de l'Ancien Testament : Dieu et Satan.
…… Qu'à cela ne tienne ! Pour René Girard il faut, sinon ne pas lire le prologue, du moins s'empresser de l'oublier aussitôt qu'on l'a lu. Si les commentateurs ne comprennent rien au Livre de Job, c'est, nous dit-il, parce qu'ils « n'entendent rien dans les Dialogues de ce qui contredit manifestement les prologue » (p. 12). Car il faut absolument commencer par « nettoyer son esprit de l'influence néfaste du prologue » (p.18) qui est « dénué de toute pertinence » (p. 22). Tout alors devient parfaitement clair : « Une fois nettoyés du prologue – tout ce que je dis désormais suppose ce nettoyage – , les Dialogues présentent quelque chose de particulièrement démonstratif » (p. 49).
…… C'est une habitude chez René Girard : il écarte allégrement tout ce qui dans les textes ne va pas dans le sens de ses thèses. Dans le récit du reniement de saint Pierre, il faut, selon lui, oublier complètement le malheureux coq qui croit devoir chanter au moment prédit par le Christ, sinon on risque fort de ne pas comprendre que celui-ci, deux mille ans à l'avance, avait parfaitement assimilé la théorie girardienne, de même que, dans Le Songe d'une nuit d'été, il importe de ne tenir aucun compte du philtre d'amour, sous peine de ne pas voir que les revirements amoureux auxquels nous assistons ne peuvent s'expliquer que par le désir mimétique. Mais ici il pousse sans doute le bouchon encore plus loin.
…… C'est qu'il lui faut à tout prix oublier que le sort de Job se joue au Ciel et qu'il est l'enjeu d'une partie qui oppose Satan et Dieu. Car, pour René Girard, le sort de Job se joue seulement sur la terre, entre lui et les autres hommes. C'est de ceux-ci seulement dont il est la victime : « Pas une fois au cours des dialogues, Job ne mentionne ni Satan ni le moindre des se méfaits. Peut-être ceux-ci sont-ils trop présents à son esprit pour qu'il soit nécessaire d'y faire allusion ?
…… « Sans doute, mais Job fait allusion à tout autre chose et beaucoup plus qu'allusion. Il insiste lourdement sur la cause de son malheur. Et ce n'est aucune de celles dont parle le prologue. C'est une cause qui n'est ni divine, ni satanique, ni matérielle, mais humaine, seulement humaine » (p. 11).
…… Comme à son habitude encore, René Girard n'est aucunement gêné, bien au contraire, par le fait que jamais personne avant lui n'a compris le texte comme il le comprend lui : « Au cours des âges, chose étrange, les commentateurs n'ont jamais tenu le moindre compte de cette cause. Je ne les connais pas tous, sans doute, mais tous ceux que je connais la passent sous silence, systématiquement. On dirait qu'ils ne la voient pas. Anciens ou modernes, athées, protestants, catholiques ou juifs, ils ne s'interrogent jamais sur l'objet des plaintes de Job. La question leur paraît résolue une fois pour toutes par le prologue. Tout le monde s'en tient religieusement aux ulcères, au bétail perdu ; etc. » (pp. 11-12)
…… René Girard pense qu'en réalité Job a complètement oublié tous les malheurs qui lui sont arrivés et qui nous ont été racontés dans le prologue. Il ne pense plus qu'à une seule chose, il ne souffre plus que d'une seule chose : se voir rejeté par tous, être devenu l'objet du mépris et de la détestation de tous : « Job dit clairement ce dont il souffre : se voir ostracisé, persécuté par les êtres qui l'entourent. Il n'a rien fait de mal et tout le monde se détourne de lui, s'acharne contre lui. Il est le bouc émissaire de sa communauté :

………Mes frères me tiennent à l'écart,
………mes relations s'appliquent à m'éviter.
………Mes proches et mes familiers ont disparu,
………les hôtes de ma maison m'ont oublié.
………Pour mers servantes, je suis étranger,
………un inconnu à leurs yeux.
………Si j'appelle mon serviteur, il ne répond pas,
………et je dois moi-même le supplier.
………Mon haleine répugne à ma femme,
………mes propres frères me trouvent fétide.
………Même les gamins me témoignent du mépris :
………si je me lève, ils daubent sur moi.
………Tous mes intimes m'ont en horreur,
………mes préférés se sont retournés contre moi (19, 13-19)

…… René Girard cite également deux autres passages (16, 7-10 et 30, 1-12) dans lesquels Job se plaint amèrement d'être devenu l'objet de la vindicte populaire et la risée de tous, y compris de ceux qui constituent la lie de la société. C'est de cela, en effet, que Job se plaint surtout et on peut certes, s'étonner qu'il semble avoir presque oublié les autres motifs qu'il aurait de se plaindre, comme René Girard ne manque pas de le souligner : « Plus Job s'obstine dans son mutisme au sujet du bétail perdu et des autres motifs avouables qu'il a de se plaindre, ceux que le prologue met aimablement à sa disposition, et plus il s'acharne à se présenter comme la victime innocente de ceux qui l'entourent » (p. 15).
…… Mais son attitude est somme toute assez compréhensible. S'il peut sembler avoir oublié ses autres malheurs pour ne plus penser qu'à l'hostilité et à la dérision dont il est maintenant l'objet de la part de tous, c'est d'abord parce que cette épreuve est la dernière de toutes celles qui l'ont frappé. Il ne peut avoir oublié la perte de son bétail et surtout celle des ses fils, mais le temps est passé et son chagrin n'est plus aussi violent. Ses ulcères sont, certes, plus récents et le font toujours souffrir, mais il a tout de même déjà eu le temps de les apprivoiser un peu. Il n'est est pas de même pour cette nouvelle épreuve. Elle ne peut, de plus, que lui paraître particulièrement injuste.
…… Rien ne peut être plus insupportable pour quelqu'un qui a subi les pires malheurs, qui a perdu tous le siens et tous ses biens, qui est réduit à la misère, qui de plus est accablé de maux physiques, de voir que, loin de le plaindre, on l'accuse d'être responsable de tout ce qui est arrivé. Ses épreuves antérieures auraient dû, du moins, lui épargner celle-ci. Loin d'être en butte à la malveillance et à la détestation générales, il devrait se sentir entouré de la pitié et de la sympathie de tous. Rien d'étonnant donc si c'est de cela essentiellement qu'il se plaint. Car ses autres malheurs font partie des ces vicissitudes de la vie contre lesquelles on ne peut rien et dont on ne peut rendre personne responsable Il en est tout autrement de cette dernière épreuve. Celle-ci, du moins, pourrait et devrait lui être épargnée. Pour celle-ci, du moins, Job connaît les responsables. Il est donc tout à fait naturel que ce soit de celle-ci dont Job se plaigne surtout, au point de pouvoir paraître avoir oublié les autres.
…… Reste à savoir s'il est bien la victime d'un phénomène de contagion mimétique. René Girard en est persuadé mais rien n'est moins sûr. René Girard croit ou feint de croire que rien dans le texte n'explique pourquoi Job est maintenant l'objet du mépris et de l'exécration de tous : « Pourquoi Job est-il devenu la bête noire de la communauté ? Aucune réponse directe n'est donnée » (p. 20). On peut sans doute accorder à René Girard qu' « aucune réponse directe n'est donnée ». Mais c'est que la réponse va de soi, à la condition de bien vouloir tenir compte du prologue. Or Girard décide d'oublier complètement le prologue, de faire comme si aucun des évènements qu'il raconte n'était réellement arrivé. Après avoir cité un passage (29, 2-25) dans lequel Job rappelle longuement la très grande popularité dont il jouissait autrefois, René Girard ose écrire : « Nous voyons bien ici que le prologue est dénué de tout pertinence Si Job avait vraiment perdu son bétail et ses enfants, ce rappel du passé était l'occasion ou jamais de faire état de cette perte. Or il n'en est pas question » (p. 22).
…… Ayant ainsi décrété que les malheurs de Job rapportés par le prologue n'ont jamais eu lieu, René Girard peut affirmer que la seule chose qui a changé pour Job, c'est l'attitude des autres envers lui : « Hier encore on le tenait pour infaillible, on le traitait comme un saint, aujourd'hui toute le monde l'accable. Ce n'est pas lui qui a changé, ce sont les hommes autour de lui. Le Job que tout le monde exècre ne peut pas différer beaucoup de celui que tout le monde vénérait » (p. 21). Mais, quoi que puisse dire René Girard, le Job que tout le monde exècre n'est plus du tout celui que tout le monde vénérait. Celui que tout le monde vénérait était riche et puissant et tout le monde considérait que Dieu le protégeait à cause de ses vertus ; celui que tout le monde exècre a tout perdu et tout le monde considère que Dieu le châtie à cause de ses péchés. Certes, intérieurement, le Job que tout le monde exècre est bien le même que tout celui que tout le monde admirait, mais il est le seul à le savoir. Les autres croient qu'il a changé ou qu'ils n'avaient pas su voir qui il était vraiment et s'étaient d'abord complètement trompés sur lui.
…… René Girard prétend voir la preuve que Job est bien la victime d'un phénomène d'emballement mimétique dans l'unanimité avec laquelle on l'adule d'abord et on l'exècre ensuite : « Le seul point commun entres les deux périodes est l'unanimité de la communauté, dans l'adoration d'abord, dans la détestation ensuite. Job est la victime d'un retournement massif et soudain d'une opinion publique visiblement instable, capricieuse, étrangère à toute modération. Il ne paraît guère plus responsable du changement de cette foule que ne l'est Jésus d'un changement très analogue, entre le dimanche des Rameaux et le vendredi de la Passion,
…… « Pour qu'il y ait cette unanimité dans les deux sens, un mimétisme de foule doit chaque fois jouer. Les membres de la communauté s'influencent réciproquement, ils s'imitent les uns les autres dans l'adulation fanatique puis dans l'hostilité plus fanatique encore » (p. 25)
…… René Girard a certes, raison de dire que le retournement de l'opinion a été « massif » puisque c'est ce qui ressort en effet des propos de Job. Mais rien ne permet d'affirmer qu'il ait été « soudain ». « Il est probable, écrit encore René Girard, que la disgrâce est récente et qu'elle fut soudaine. L'extrême engouement pour Job a dû basculer d'un seul coup dans l'extrême dégoût » (p. 24). Il n'y a pourtant aucune raison de penser que la disgrâce de Job se soit manifestée d'une manière soudaine. C'est probablement peu à peu, au contraire, en voyant les malheurs s'accumuler sur lui que l'on a dû commencer à s'interroger et à se demander si Dieu ne le punissait pas pour ses péchés. Il est probable aussi que l'adulation dont Job a été l'objet a, elle aussi, été progressive. Il est vraisemblable que son prestige s'est accru progressivement en même temps que sa fortune et son pouvoir.
…… Ce n'est pas la contagion mimétique qui fait que tout le monde rejette Job après l'avoir adulé. C'est que tout le monde constate la même chose et que tout le monde en tire la même conclusion, une conclusion que Job tirerait lui-même si la même chose était arrivée à quelqu'un d'autre. Bien sûr, le fait que les autres pensent la même chose renforce encore chacun dans son opinion. Bien sûr, quelques-uns sans doute n'auraient jamais tiré eux-mêmes cette conclusion si d'autres ne l'avaient fait avant eux, Mais, dans l'ensemble, il est tout à fait normal que la grande majorité des compatriotes en arrivent, chacun de leur côté, à la conclusion que les malheurs de Job ne peuvent s'expliquer que par un châtiment divin. Car cette conclusion est logique quand, comme eux, on croit à la bonté et à la justice de Dieu. Pour son malheur, Job vit au milieu d'un peuple qui croit que Dieu récompense les justes et punit les méchants et il le croit lui-même. 
…… Il n'a donc aucune raison de penser qu'il est la victime d'une crise de violences mimétique. Si Job pouvait se rallier à l'explication de René Girard, il supporterait sans doute beaucoup plus facilement d'être en butte à l'hostilité générale. Il se dirait, en effet, que la plupart de ceux qui l'accablent, n'expriment pas un point de vue vraiment personnel et ne font que céder à un entraînement collectif et répéter ce qu'ils ont entendu. Mais il sait malheureusement trop bien que, dans leur grande majorité, ils sont persuadés en leur for intérieur que Dieu l'a justement puni pour ses grands et nombreux péchés. Il sait trop bien qu'il n'a pas mérité ce qui lui est arrivé, mais il se dit que, s'il était à la place d'un autre, il serait persuadé du contraire.
…… Faisons grâce aux lecteurs des autres âneries dont René Girard agrémente sa thèse dans la suite son livre, et concluons que le mépris et la détestation dont Job fait l'objet ne peuvent être que pour une faible part le fruit d'un entrainement collectif. L'histoire de Job n'est pas celle d'un homme qui est la victime d'une crise de violence mimétique. Pour qui veut bien tenir compte du prologue, la dernière épreuve qu'il subit est d'abord la conséquence logique de toutes les autres.

 

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