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…………Quand un auteur mort-né,
…………Roland Barthes,
…………décrète la mort de l'auteur.



Quand on se demande quel est le texte le plus inepte de Roland Barthes, on éprouve un grand embarras. Le racinien que je suis est d'abord tenté de dire que c'est le Sur Racine, dont je crois avoir démontré dans ma thèse qu'il pouvait être considéré comme « un sommet de la sottise humaine ».  Mais la portée de ce livre est relativement limitée. Certes, Roland Barthes ne prétend pas seulement nous révéler les véritables traits de « l'homme racinien » jusqu'à lui totalement méconnus par la critique. Il prétend aussi tirer des conclusions universelles de ses analyses raciniennes. Car, selon lui, Racine a éclairé de façon nouvelle certains aspect des la psychologie humaine et a su voir des choses qu'avant lui personne n'avait vues. Malheureusement personne non plus, avant Roland Barthes, n'a vu qu'il les avait vues. Il n'en reste pas moins que Le Sur Racine porte essentiellement sur un seul auteur, un auteur que Roland Barthes n'aimait guère, nous dit Claude Coste [1], le jugeant académique et suranné, et qui n'a pris de l'importance à ses yeux que du jour où il lui a consacré un livre. Aussi bien le Sur Racine résulte-t-il d'une commande [2]. De lui-même, Roland Barthes n'aurait certainement jamais consacré un livre à Racine.

N'ayant jamais eu rien à dire, Roland Barthes ne se sentait jamais plus à l'aise que sur les sujets sur lesquels on peut le plus aisément parler pour ne rien dire et proférer des phrases aussi définitives que dénuées de sens, c'est-à-dire les sujets les plus généraux possibles : « l'Écriture », le sens ou le langage.  De ce point de vue, son meilleur livre pourrait bien être Critique et vérité dont Jean Lacroix [3], dans sa chronique philosophique du Monde, avait rendu compte en le qualifiant de « petit livre dense et rigoureux », choisissant ainsi, avec un instinct très sûr, les deux épithètes les plus inappropriées possibles. Quant aux textes courts traitant des mêmes thèmes, j'aurais bien du mal à dire quel est celui qui mérite de se voir décerner la palme de la plus grande absurdité, mais il en est un pourtant, qui me semble constituer un très bon candidat, l'article fameux sur « La mort de l'Auteur  [4]» qui a été considéré comme un des textes « fondateurs » de la nouvelle critique et dont Antoine Compagnon nous dit qu'avec l'article de Michel Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteur ?  [5]», il a «  figuré parmi les pages les plus photocopiées par les étudiants de lettres  [6]».

Le point de départ de l'article de Barthes est une phrase de Balzac tirée de la nouvelle à laquelle il allait consacrer son prochain livre S/Z, auquel sans doute il travaillait déjà : « Dans sa nouvelle Sarrasine, Balzac, parlant d'un castrat déguisé en femme, écrit cette phrase : "C'était la femme, avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses bravades, et sa délicieuse finesse de sentiments." Qui parle ainsi ? Est-ce le héros de la nouvelle, intéressé à ignorer le castrat qui se cache sous la femme ? Est-ce l'individu Balzac, pourvu par son expérience personnelle d'une philosophie de la femme ? Est-ce l'auteur Balzac, professant des idées "littéraires" sur la féminité ? Est-ce la sagesse universelle ? La psychologie romantique. Il sera à tout jamais impossible de le savoir, pour la bonne raison que l'écriture est destructrice de toute voix, de toute origine. L'écriture, c'est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle même du corps qui écrit  [7]».

Cette phrase de Balzac suscite la perplexité de Roland Barthes [8]. Selon lui, on ne sait pas qui parle. Il est impossible de savoir si c'est le narrateur, si c'est Sarrasine, si c'est Balzac, si celui-ci exprime son point de vue personnel ou s'il ne fait que refléter une opinion masculine très répandue. Mais avant de se résoudre à conclure qu'il est impossible de le savoir, il ne serait peut-être pas inutile de replacer cette phrase dans son contexte. Comme à son habitude, Roland Barthes a préféré l'oublier. Il se sent ainsi plus à l'aise pour commenter à sa guise la phrase qu'il cite. Rappelons donc celle qui la précède : « Cette matinée s'écoula trop vite pour l'amoureux sculpteur [Sarrasine], mais elle fut remplie par une foule d'incidents qui dévoilèrent la coquetterie, la faiblesse, la mignardise de cette âme molle et sans énergie  [9]». Si Roland Barthes avait rappelé cette phrase, il lui aurait été bien difficile de prétendre qu'il était impossible de savoir qui parlait dans la suivante. Celle-ci se situe dans le prolongement direct de la précédente et exprime donc à l'évidence le point de vue de Sarrasine. Nous avons ici un parfait exemple de style indirect libre (« Il se disait que c'était la femme… »). Je sais bien que Roland Barthes n'a pas poussé ses études de lettres au-delà de la licence, mais il aurait pourtant dû entendre parler du style indirect libre.

La suite du texte ne fait d'ailleurs que confirmer, s'il en était besoin, que la phase citée par Roland Barthes exprime bien le point de vue de Sarrasine. Il s'étonne devant Zambinella d'être charmé par sa faiblesse (elle a eu peur d'une couleuvre) : « Expliquez-moi, lui dit-il, comment cette extrême faiblesse qui, chez toute autre femme serait hideuse, me déplairait, et dont la moindre preuve suffirait presque pour éteindre mon amour, en vous me plaît, me charme — Oh ! combien je vous aime ! reprit-il. Tous vos défauts, vos terreurs, vos petitesses ajoutent je ne sais quelle grâce à votre âme. Je sens que je détesterais une femme forte, une Sapho, courageuse, pleine d'énergie de passion [10]. »

Si Roland Barthes, tout en affirmant qu'on ne peut absolument pas savoir qui parle, ne refuse pourtant pas d'envisager l'hypothèse que ce puisse être Sarrasine, ce n'est aucunement à cause du contexte qui est le cadet de ses soucis, mais parce qu'il se dit qu'il pourrait être « intéressé à ignorer le castrat qui se cache sous la femme ». Mais, pour pouvoir souhaiter ignorer le castrat qui se cache sous la femme, encore faudrait-il que Sarrasine le soupçonnât plus ou moins confusément. Or rien n'indique que ce soit le cas. Bien au contraire, Balzac se plaît à souligner continuellement qu'il est à cent lieues de soupçonner que Zambinella puisse être un homme et la phrase que cite Roland Barthes y contribue assurément.

Que Sarrasine n'ait jamais soupçonné que Zambinella était un homme, c'est ce que prouve la stupéfaction dans laquelle le plonge le prince Chigi lorsqu'il lui apprend la vérité : « Le prince Chigi aurait pu parler certes, longtemps. Sarrasine ne l'écoutait pas. Une affreuse vérité avait pénétré dans son âme. Il était frappé comme d'un coup de foudre. Il resta immobile les yeux attachés sur le prétendu chanteur  [11]». Il essaie même de se persuader que ce n'est pas vrai : « C'est une femme, dit Sarrasine, en se croyant seul. Il y a là-dessous quelque intrigue secrète. Le cardinal Cicagnara trompe le pape et toute la ville de Rome  [12]».

Mais, je l'avoue, je suis étonné que Roland Barthes se soit contenté d'envisager que Sarrasine ait pu être « intéressé à ignorer le castrat qui se cache sous la femme ». Son incomparable pénétration psychologique me semble ici, si je l'ose dire, avoir été quelque peu défaillante. Car, pour moi, qui ne suis hélas ! doté que du bon sens le plus ordinaire, on peut pousser l'analyse nettement plus loin. Il me paraît, en effet, extrêmement tentant, de penser que Sarrasine a secrètement envie de découvrir que Zambinnela est en réalité un homme, tout en ayant peur de le découvrir, car il a peur de découvrir ce qu'il n'a jamais osé s'avouer à lui-même, son homosexualité.

Quoi qu'il en soit, Roland Barthes tient absolument à ce que la phrase à laquelle il fait un sort, soit profondément ambiguë, personne ne pouvant déterminer « d'où elle parle », comme certains aiment à dire. C'est pour lui la preuve que « l'écriture est destructrice de toute voix, de toute origine. L'écriture, c'est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle même du corps qui écrit ». Nous avons là du grand Barthes, du très grand Barthes, du plus grand Barthes, du Barthes qui fait baver les jobarthiens, et dont raffolent tant de ballots. Elle revient sans doute à dire qu'on ne peut jamais savoir quelle est la véritable intention de l'auteur, ce qui est on ne peut plus dicutable. Mais il faut reconnaître qu'il le dit de telle façon que l'on ne peut pas se sentir sûr d'avoir bien compris. Devant « ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet », devant ce « noir-et-blanc où vient se perdre toute identité », comment ne pas ressentir, comme Pascal face au « silence éternel de ces espaces infinis », un profond et mystérieux effroi ? Comment ne pas frissonner, saisi à la fois par la conscience de notre infirmité intellectuelle et par un sentiment d'admiration sans bornes pour celui qui se meut si à l'aise au bord de tels abysses ?

Mais Roland Barthes ne nous laisse pas le temps de nous remettre : « Sans doute en a-t-il toujours été ainsi : dès qu'un fait est raconté, à des fins intransitive et non plus pour agir directement sur le réel, c'est-à-dire finalement hors de toute fonction autre que l'exercice même du symbole, ce décochage se produit, la voix perd son origine, l'auteur entre dans sa propre mort, l'écriture commence  [13]». De nouveau, on frémit, on frissonne. Heureusement Roland Barthes, nous rassérène un peu en nous apprenant ensuite que l'auteur a longtemps pu écrire sans entrer dans sa propre mort, parce qu'il a longtemps écrit sans exister encore : «  L'auteur est un personnage moderne, produit sans doute par notre société dans la mesure où, au sortir du Moyen Âge, avec l'empirisme anglais, le rationalisme français, et la foi personnelle de la Réforme, elle a découvert le prestige de l'individu ou, comme on dit plus noblement, de la "personne humaine". Il est donc logique que, en matière de littérature, ce soit le positivisme, résumé et aboutissement de l'idéologie capitaliste, qui ait accordé la plus grande importance à la "personne" de l'auteur » (p. 62)

On est tout d'abord très surpris d'apprendre que le positivisme est le « résumé et [l']aboutissement de l'idéologie capitaliste ». Je ne veux pas trop m'aventurer sur un terrain que je connais mal (mais Roland Barthes aussi). Il me semble pourtant que, s'il l'on devait absolument se prononcer sur la question de savoir si le positivisme peut être considéré plutôt comme un courant de pensée de droite ou plutôt comme un courant de pensée de gauche, la seconde réponse devrait s'imposer. Les courants socialistes du XIX siècle se sont intéressés au positivisme qui se situe clairement dans le prolongement de l'esprit des Lumières. Quoi qu'il en soit,  on n'a pas attendu « l'idéologie capitaliste » pour accorder « la plus grande importance à la "personne" de l'auteur ». Aucun auteur sans doute n'a jamais connu une plus grande notoriété que Voltaire.

Pour ma part, loin de penser que « l'auteur est un personnage moderne », j'aurais tendance à penser qu'il est aussi vieux que la littérature. Le dix-septièmiste que je suis est en tout cas persuadé que les écrivains du grand siècle se considéraient tous comme des auteurs et étaient considérés comme tels. Ils étaient manifestement convaincus, et il n'y a pas lieu de s'en étonner, qu'ils étaient eux-mêmes à l'origine de leurs œuvres et qu'ils étaient eux seuls à l'origine de leurs œuvres. Et ils étaient généralement persuadés que celles-ci leur vaudraient l'immortalité, comme le disait avec la plus robuste assurance Malherbe dans le dernier vers d'un sonnet au roi :

Ce que Malherbe écrit dure éternellement [14].

Aussi étaient-ils très attachés à défendre la paternité de leurs œuvres, comme nous le rappelle Alain Viala qui nous dit, dans Naissance de l'écrivain, qu'au XVII siècle « les écrivains multiplièrent les invectives contre les plagiaires au nom du droit de la paternité littéraire  [15]». Ce qui est vrai des auteurs du dix-septième siècle l'est aussi des auteurs du sixième, de Montaigne ou de Ronsard qui, comme Malherbe, ne doutait pas que ses vers lui vaudraient l'immortalité.

Je préfère laisser de côté les écrivains du Moyen Âge que je connais hélas trop mal, même si je suis persuadé qu'ils se considéraient eux aussi comme des auteurs. En ce qui concerne l'antiquité, en revanche, il est vrai que certains historiens estiment que la notion d'auteur n'existait pas encore. C'est notamment ce qu'affirment Isabelle Diu et Élisabeth Parinet : « Prétendre que l'antiquité ne connaît pas l'auteur peut sembler paradoxal, tant résonnent familièrement à notre oreille les noms de ceux qui, pour le lecteur d'aujourd'hui comme pour l'homme de la Renaissance, sont à l'origine même de toute littérature — Homère, Sophocle, Horace ou Virgile. Pourtant, ces "auteurs" n'en sont pas à proprement parler, dans un monde antique qui ignore la littérature au sens moderne que nous lui attribuons. La notion d'auteur n'existe pas en ces époques archaïques où la civilisation est essentiellement orale, où l'autorité émane des dieux, où seule l'inspiration divine anime les poètes  [16]».

On me permettra de ne pas être vraiment convaincu. Isabelle Diu et Élisabeth Parinet reconnaissent qu'il « peut sembler paradoxal » d'affirmer que « l'antiquité ne connaît pas l'auteur ». Pour Roland Barthes, ce serait évidemment une raison suffisante de le faire, ce serait même la meilleure raison de le faire. Isabelle Diu et Élisabeth Parinet ne sauraient, elles, s'en contenter, mais les raisons qu'elles invoquent me paraissent peu probantes. Elles font valoir tout d'abord que, dans l'antiquité, « la civilisation est essentiellement orale ». Il est incontestable que la place de l'écrit dans l'antiquité était très réduite. Elle n'était pourtant pas négligeable. Les enfants apprenaient à lire et à écrire et sans doute parvenaient-ils plus vite à lire que ceux d'aujourd'hui lorsqu'ils sont soumis à la méthode globale. Les livres étaient certes rares, mais ils étaient d'autant plus précieux, et les bibliothèques privées ou publiques se sont développées assez vite. Même si les historiens ne sont pas tous d'accord sur ce point, on attribue généralement aux Pisistratides la fondation de la première bibliothèque publique à Athènes et Aristote avait créé une bibliothèque dans le Lycée. Isabelle Diu et Élisabeth Parinet font valoir ensuite que, dans l'antiquité, « l'autorité émane des dieux ». Certes les dieux sont partout, ils sont innombrables ; à quelque activité qu'on se livre, il y a toujours un dieu qui est censé y veiller. Cela dit, du fait même de leur nombre, leur « autorité » devait être bien réduite et ne pouvait se comparer à celle du dieu des juifs, des chrétiens ou des musulmans. De plus sans parler des philosophes ouvertement athées et matérialistes, beaucoup d'esprits cultivés, à Rome surtout, à l'instar de César ou de Cicéron, ne faisaient pas mystère de leur incrédulité. Isabelle Diu et Élisabeth Parinet affirment enfin que, dans l'antiquité, « seule l'inspiration divine anime les poètes ». Mais c'est Platon qui le dit ;  ce ne sont pas les poètes qui ne partageaient certainement pas le profond mépris dans lequel celui-ci les tenait.

Quand Horace écrit au début de la dernière ode du livre III :

Exegi monumentum aere perennius  [17],

à l'évidence, il a pleinement le sentiment d'être bien lui-même l'auteur et le seul auteur de ses vers, et, comme Malherbe, il est persuadé qu'il sera lu aussi longtemps qu'il y aura des hommes. Il y a gros à parier que Virgile a éprouvé le même sentiment lorsqu'il eut achevé L'Énéide. Eschyle, Sophocle et Euripide l'ont certainement éprouvé aussi. Nous ne savons rien sur Homère, mais l'homme qui a écrit L'Iliade et L'Odyssée ou, si ce n'est pas le même, celui qui a écrit L'Iliade et celui qui a écrit L'Odyssée, devaient se considérer et être considérés eux aussi bien comme des auteurs, comme de grands comme de très grands auteurs. Julien Benda pense que même les aèdes devaient se considérer comme des auteurs et être considérés comme tels, lorsqu'ils se hasardaient à enrichir d'apports personnels les récits traditionnels : « L'aède, bien qu'il ne fît guère que des récits légués par la tradition et ne parlât jamais de soi, y insérait certains morceaux de son cru et pour lesquels il devait souhaiter, et sans doute obtenir un succès personnel. L'aède est bien déjà un littérateur  [18]».

Mais Julien Benda va plus loin et ne craint pas de suggérer que l'auteur est aussi vieux que l'écriture : « On peut également se demander si on ne doit pas faire dater le littérateur de l'avènement de l'écriture, celle-ci, du fait qu'elle lui a permis d'être lu, relu, cité, commenté, discuté, attaqué, ayant fait naître en son cœur des sentiments caractéristiques de son espèce. Nous croyons qu'elle n'a fait qu'y préciser des sentiments déjà existants chez le premier homme qui produisit un enfant de son esprit devant un auditoire. Cette époque où la littérature, consistant alors tout entière dans la poésie, se prit à agir par la lecture et non plus seulement par le chant et les récitations publiques, a été appelée fort justement celle de la "propriété poétique", celle où chaque poète prétend à une gloire personnelle et la poésie cesse d'être un trésor commun, dont l'humanité jouit sans s'inquiéter des individus qui la lui dispensent. Nous croyons que, bien avant cette époque, le poète se souciait déjà d'un succès personnel et trouvait moyen de se le tailler. Les aèdes homériques, quoique n'ayant point composé pour être lus — c'est Solon qui, alors qu'ils opéraient depuis des siècles lieur imposa un texte écrit — appartenaient déjà, pour les raisons que je soupçonne plus haut, à la gent littéraire. Le créateur qui accepte l'incognito est un objet contre nature  [19]».

Je souscris entièrement à ces propos et tout particulièrement à la dernière phrase : « Le créateur qui accepte l'incognito est un objet contre nature  ».  Il y a certes des écrivains qui acceptent l'incognito, les « nègres » qui écrivent pour le compte d'un autre. Mais les livres qu'ils écrivent ne relèvent pas de la création littéraire et ils sont destinés, ils le savent, à être oubliés très vite. Les vrais écrivains, les grands écrivains ne sauraient, eux, se résigner à rester dans l'incognito. C'est une des raisons, entre tant d'autres (elles sont innombrables), qui rend l'hypothèse selon laquelle Corneille aurait écrit sous le nom de Molière complètement absurde. Quant à l'auteur du Roland Barthes par Roland Barthes, il n'aurait certainement pas aimé du tout que ses balivernes fussent attribuées à quelqu'un d'autre que Roland Barthes.

Au total, contrairement à Roland Barthes, je ne crois pas du tout que la notion d'auteur soit une notion moderne. Mais peu importe finalement qu'elle le soit ou non puisque Roland Barthes n'affirme qu'elle est moderne et qu'elle n'a atteint, avec le développement du capitalisme, que tout récemment son plein épanouissement, que pour nous apprendre aussitôt après qu'elle est totalement dépassée. On pourrait assurément être très dérouté par une démarche si déconcertante. On aurait cependant tort de s'étonner. Car, outre que Roland Barthes se moque éperdument de la logique, il importe bien comprendre qu'il y a modernité et modernité. Il y a la vieille modernité, relative et éphémère, celle qui distingue une époque, une théorie, un art etc. d'une époque, d'une théorie ou d'un art etc. antérieurs. Et il y a la nouvelle modernité, la seule vraie modernité, absolue et éternelle, celle décrétée par Roland Barthes et ses amis de Tel Quel, Philippe Sollers, Julia Kristeva et autres bouffons bouffis de vanité, la modernité définitive à laquelle la grande révolution intellectuelle engendrée par le prodigieux développement des sciences humaines qui a marqué la seconde moitié du vingtième siècle, nous a enfin permis d'accéder.

Roland Barthes nous apprend donc qu'au moment même où la notion d'auteur prenait enfin toute son importance, les esprits les plus pénétrants s'avisaient alors qu'il n'avait jamais existé : « En France, Mallarmé, sans doute le premier, a vu et prévu dans toute son ampleur la nécessité de substituer le langage lui-même à celui qui jusque-là était censé en être le propriétaire ; pour lui, comme pour nous, c'est le langage qui parle, ce n'est pas l'auteur ; écrire, c'est à travers une impersonnalité préalable — que l'on ne saurait à aucun moment confondre avec l'objectivité castratrice du romancier réaliste— atteindre ce point où seul le langage agit, "performe", et non "moi" ; toute la poétique de Mallarmé consiste à supprimer l'auteur au profit de l'écriture  [20]».

Comme il le fait si souvent, à l'instar de tant de snobs [21], Roland Barthes se réclame de Mallarmé [22]. Quoi d'étonnant ? ils souffrent l'un et l'autre du même mal profond, du même mal fondamental : ils veulent à tout prix écrire, ils sont persuadés qu'ils sont nés pour écrire et ils n'on rien à dire.  Roland Barthes se sent naturellement aussi proche d'écrivains tourmentés par l'impuissance à créer comme Mallarmé qu'il se sent éloigné d'écrivains qui, comme Voltaire ou Hugo, ont, eux, toujours quelque chose à dire et savent le dire mieux que personne. Mallarmé aurait bien aimé, en effet, pouvoir « supprimer l'auteur au profit de l'écriture ». Il aurait bien aimé que l'écriture prenne le relais de l'auteur ;  il aurait aimé que l'écriture écrive toute seule. On trouve donc, en effet, chez lui des déclarations qui semblent annoncer la mort de l'auteur, comme celle-ci : « L'œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l'initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés  [23]». Mais il n'aurait sans doute pas osé affirmer que « c'est le langage qui parle, ce n'est pas l'auteur ».

On a beau, en effet, être habitué à découvrir sous la plume de Roland Barthes des âneries énormes, des absurdités sans nom, ici on se dit qu'il n'est pas possible qu'il ait vraiment voulu dire ce qu'il a écrit. Comment peut-il ce point prendre le contrepied du sens commun ?  Le langage ne parle pas ; c'est l'homme qui parle en se servant du langage. Le langage est un instrument que les hommes ont inventé pour communiquer. Comme tous les instruments, il ne fait que ce qu'on lui fait faire. Il ne dit que ce qu'on lui fait dire.

Si c'est vraiment le langage qui parle et non pas l'auteur, ce n'est pas Roland Barthes qui parle dans les textes de Roland Barthes. Comment ne pas se dire alors que les lecteurs de Roland Barthes vont être profondément désemparés, désespérés ? Cela leur est bien égal, en effet, que ce qu'écrit Roland Barthes soit complètement faux, parfaitement idiot, totalement absurde et bien souvent dénué de tout sens. Mais ils veulent à tout prix lire du Roland Barthes ; ils y tiennent absolument. Que vont-ils devenir ?

Si c'est vraiment le langage qui parle et non pas l'auteur, alors ce n'est pas Roland Barthes qui dit : « C'est le langage qui parle et non pas l'auteur », c'est le langage. Mais, si c'est le langage qui dit que c'est lui qui parle et non pas l'auteur, peut-on le croire ? N'y a-t-il pas tout lieu, au contraire, de penser qu'il se vante ? Si c'est le langage et non l'auteur qui parle, lorsqu'un écrivain prend la plume, c'est peut-être aussi le langage et non le locuteur qui parle chaque fois que quelqu'un dit quelque chose.

Enfin, si c'est le langage qui parle sans jamais consulter personne, peut-être que ce ne sont pas les hommes qui l'ont inventé. Peut-être qu'il s'est créé tout seul. À la fin des temps préhistoriques, quand les hommes n'avaient jamais encore émis que des grognements inarticulés, peut-être qu'un jour, alors qu'un groupe de chasseurs poursuivaient des cerfs, l'un d'eux manqua sa cible qui était pourtant à quelques mètres devant lui. Peut-être, à son profond étonnement et à celui de tous ses congénères, laissa-t-il soudain échapper un retentissant : « Ah merde  alors! » Le premier pas était fait et aussitôt les moqueries fusèrent de tous côtés : « Quel manche ! », « Quel ballot ! », « Quel abruti ! ». Le langage était né instantanément et spontanément. Mais, bien sûr, il fallait encore attendre plusieurs millénaires avant que, grâce à Roland Barthes, on pût comprendre la nature de ce phénomène et en mesurer toute l'importance.

Mais cessons les plaisanteries. Cette affirmation est tellement insensée qu'il faut sans doute renoncer à l' « honorer littéralement » comme Roland Barthes lui-même nous invite à le faire à propos de ses oppositions verbales favorites : À Jean-Jacques Brochier qui lui dit : « Vous mettez en rapport, et souvent en opposition, "plaisir" et "jouissance" », il répond : « l'opposition "plaisir/jouissance" est l'une de ces oppositions volontairement artificielles pour lesquelles j'ai toujours eu une certaine prédilection. J'ai souvent essayé de créer de telles oppositions ; par exemple entre "écriture" et "écrivance", "dénotation" et "connotation". Ce sont des oppositions qu'il ne faut pas chercher à honorer littéralement, en se demandant par exemple si tel texte est de l'ordre du plaisir ou de la jouissance. Ces oppositions permettent surtout de déblayer, d'aller plus loin, tout simplement de parler et d'écrire  [24]». L'aveu est assez plaisant. Créer des oppositions qu'il ne faut pas chercher à appliquer, ne peut servir à « déblayer » ni à « aller plus loin ». En revanche, cela permet, en effet, de parler et d'écrire, mais seulement pour ne rien dire. 

Parmi les autres annonciateurs de la mort de l'auteur, Roland Barthes mentionne, bien sûr, Valéry : « Valéry tout embarrassé dans une psychologie du Moi, édulcora beaucoup la théorie mallarméenne, mais, se reportant par goût du classicisme aux leçons de la rhétorique, il ne cessa de tourner en doute et en dérision l'Auteur, accentua la nature linguistique et comme "hasardeuse" de son activité et revendiqua tout au long de ses livres en prose en faveur de la fonction essentiellement verbale de la littérature, en face de laquelle tout recours à l'intériorité de l'écrivain lui paraissait pure superstition  [25]». Roland Barthes estime donc que la position de Valéry est en retrait par rapport à celle de Mallarmé, mais il le considère pourtant un comme un précurseur. Valéry le doit évidemment à sa fameuse déclaration à propos de Charmes  : « Mes vers ont le sens qu'on leur prête. Celui que je leur donne ne s'ajuste qu'à moi, et n'est opposable à personne. C'est une erreur contraire à la nature de la poésie, et qui lui serait même mortelle, que de prétendre qu'à tout poème correspond un sens véritable, unique et conforme ou identique à quelque pensée de l'auteur  [26] ».

Mais, si Roland Barthes connaît cette déclaration particulièrement propre à impressionner les jobards, il ne connaît sans doute pas, ou il préfère les ignorer, d'autres textes de Valéry qui la contredisent absolument. Il y a ainsi une totale contradiction entre cette déclaration et la façon dont Valéry défend et justifie son attachement aux règles de la prosodie traditionnelle. « Notre époque, constate-t-il, a vu naître presque autant de prosodies qu'elle a compté de poètes ». Et il s'en étonne : « Mais dans le même temps, les sciences, comme l'industrie, poursuivant une politique tout opposée, se créaient des mesures uniforme ; elles se donnaient des unités, elles les réalisaient en étalons dont elles imposaient l'usage par des lois et par des traités ; cependant que chaque poète, prenant son être même pour collection de modules, instituait son propre corps, la période personnelle de son souffle, comme types absolus. Chacun faisait de son oreille et de son cœur un diapason et une horloge universels.

N'était-ce pas risquer d'être mal entendus, mal lus, mal déclamés, ou de l'être, du moins, d'une sorte tout imprévue ? Ce risque est toujours très grand. Je ne dis pas qu'une erreur d'interprétation nous nuise toujours, et qu'un miroir d'étrange courbure quelquefois ne nous embellisse. Mais les personnes qui redoutent l'incertitude des échanges entre l'auteur et le lecteur trouvent assurément dans la fixité du nombre de syllabes, et dans les symétries plus ou moins factices du vers ancien, l'avantage de limiter ce risque d'une manière très simple, - disons, si l'on veut, grossière  [27] ». Quand il écrivait ces lignes, Valéry n'avait pas encore compris, ou il l'avait oublié, qu'un poème n'avait pas de « sens véritable » et que seuls des béotiens obtus pouvaient songer à y chercher « quelque pensée de l'auteur ».

Malgré sa regrettable déclaration à propos de Charmes , la conception que Valéry se fait de la création littéraire est très éloignée de celle, à vrai dire bien fumeuse, de Roland Barthes. Assurément celui qui écrit : « les poèmes dont la perfection complexe et l'heureux développement imposeraient le plus fortement à leurs lecteurs l'idée de miracle, de coup de fortune, d'accomplissement surhumain […] sont aussi des chefs-d'œuvre de labeur, sont, d'autre part, des monuments d'intelligence et de travail soutenu, des produits de la volonté et de l'analyse  [28] », est à mille lieues de penser que « c'est la langage qui parle, ce n'est pas l'auteur ». Valéry accorde assurément beaucoup plus de prix au travail qu'à l'inspiration, lui qui se plaît à exalter le rôle de la volonté lucide et consciente, comme en témoignent ces lignes souvent citées : « On ne fait pas de la politique avec un bon cœur; mais davantage, ce n'est pas avec des absences et des rêves que l'on impose à la parole de si précieux et de si rares ajustements. La véritable condition d'un véritable poète est ce qu'il y a de plus distinct de l'état de rêve. Je n'y vois que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l'âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice  [29]».

Après Mallarmé et Valéry, c'est ensuite Proust que Roland Barthes enrôle parmi les précurseurs de sa thèse : « Proust lui-même, en dépit du caractère apparemment psychologique de ce que l'on appelle ses analyses, se donna visiblement pour tâche de brouiller inexorablement, par une subtilisation extrême, le rapport de l'écrivain et de ses personnages ; en faisant du narrateur non celui qui a vu ou senti, ni même celui qui écrit, mais celui qui va écrire (le jeune homme du roman – mais, au fait, quel âge a-t-il et qui est-il ? — veut écrire, mais il ne le peut et le roman finit quand enfin l'écriture devient possible), Proust a donné à l'écriture moderne son épopée : par un renversement radical, au lieu de mettre sa vie dans son roman, comme on dit si souvent, il fit de sa vie même une œuvre dont son propre livre fut comme le modèle, en sorte qu'il nous soit bien évident que ce n'est pas Charlus qui imite Montesquiou, mais que Montesquiou, dans sa réalité anecdotique, historique, n'est qu'un fragment secondaire, dérivé, de Charlus  [30]».

Outre que Proust est aux yeux de Roland Barthes, et sur ce point il n'a pas tort, le plus grand écrivain du vingtième siècle, celui qu'il aurait tant voulu être [31], la principale raison pour laquelle il croit pouvoir l'annexer à sa cause est l'insistance avec laquelle, s'opposant à Sainte-Beuve, l'auteur de la Recherche affirme que, chez l'écrivain, le moi de la vie quotidienne et le moi créateur sont radicalement distincts, comme le rappelle Roland Barthes dans « Longtemps je me suis couché de bonne heure » : « L'œuvre proustienne met en scène — ou en écriture — un "je" (le Narrateur) ; mais ce "je", si l'on peut dire, n'est déjà plus tout à fait un "moi" (sujet et objet de l'autobiographie traditionnelle) : "je" n'est pas celui qui se souvient, se confie, se confesse, il est celui qui énonce ; celui que ce "je" met en scène est un "moi" d'écriture, dont les liens avec le "moi" civil sont incertains, déplacés. Proust lui-même l'a bien expliqué : la méthode, de Sainte-Beuve méconnaît "qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices"  [32]».

On le voit, cette absolue séparation entre l'homme et l'œuvre que Proust prétend établir, Roland Barthes ne songe pas à la contester. Je ne vais pas traiter ici (je l'ai fait deux ou trois fois lorsque j'enseignais, dans le cadre de la préparation au CAPES) le vaste sujet des rapports entre l'auteur et son œuvre. Je dirai seulement que je partage tout à fait l'avis de Georges Mounin : « En réalité, il y a toujours des rapports entre l'homme et l'auteur, rapports divers, complexes, à des niveaux variables selon les auteurs et les œuvres. Tout le problème, qui n'est pas simple, consiste à mettre en relation, de l'auteur à l'œuvre, seulement les faits qui ont une valeur explicative réelle, c'est-à-dire une pertinence du point de vue du fonctionnement de l'œuvre  [33]». On le voit, après avoir affirmé qu'il y avait toujours des rapports entre l'homme et l'œuvre, Georges Mounin croit nécessaire de préciser que cela ne veut pas dire, pour autant, qu'il faille continuellement chercher la clef de l'œuvre dans la vie de l'auteur. Il a bien raison. Un écrivain digne de ce nom fait généralement en sorte fait que le lecteur trouve toutes les clés de ses œuvres dans ces œuvres elles-mêmes. La plupart du temps il n'est nullement nécessaire, ni même utile de connaître la vie de l'auteur pour comprendre son œuvre. Pour ma part je ne suis jamais beaucoup intéressé à la biographie des auteurs que j'étudiais, me contentant le plus souvent de ce que l'on peut trouver dans les Lagarde et Michard. Raymond Picard, en qui Roland Barthes et ses amis  [34] ont toujours affecté de voir un défenseur inconditionnel de la critique biographique, ne se situait aucunement dans la lignée de Lanson. Comme le remarque Françoise Van Rossum Guyon,  il « s'éloignait beaucoup plus de la tradition universitaire française que la plupart des nouveaux critiques  [35]». Lui-même écrit, parlant de sa thèse : « M. Barthes s'obstine à ranger cet ouvrage dans la critique biographique (p. 10) ; c'est si faux que de nombreux lecteurs (ingénus) se sont scandalisés de n'apercevoir aucune relation entre l'homme réel dont on retraçait la carrière et les tragédies ; et quelques lecteurs (perspicaces) ont bien compris que ce travail pouvait au contraire, constituer une excellente machine de guerre contre la critique biographique, précisément au sens où l'entend M. Barthes  [36]».

Quoi qu'il en soit, avant même de s'interroger sur son bien fondé, il est bien difficile de ne pas constater que bien peu d'auteurs sont aussi mal placés que Proust pour soutenir la thèse qu'il soutient, comme l'a fait justement remarquer Jean-François Revel : « Proust affirme constamment, et c'est là une des idées auxquelles il tient le plus, que l'œuvre d'art procède d'un "moi profond", différent du moi de la vie quotidienne, étranger aux conversation ordinaires, sans rapport avec la personnalité que nous exposons sans cesse aux autres. Le tracé de cette frontière hermétique entre les deux moi, dont un seul serait créateur, et qui seraient à ce point distincts entre eux que donner la parole à l'un, celui de la création, ce serait faire taire l'autre et inversement, cette séparation absolue du moi intime de l'œuvre et du moi superficiel de la vie convaincrait sans doute davantage si nous ne constations à chaque page de la Recherche que c'est dans le moi superficiel que le moi profond puise le plus clair de ses informations. On se demande ce que ferait le moi créateur chez Proust si le moi quotidien n'était pas là pour le renseigner  [37]». On ne saurait mieux dire.

Quoi qu'il en soit, le fait de prétendre que l'homme et l'auteur sont radicalement distincts ne saurait suffire à conclure que Proust aurait pu adhérer à la thèse de la mort de l'auteur. Mais revenons à ce que Roland Barthes nous dit à sans propos. Si rien ne saurait nous étonner de sa part, on serait d'abord surpris qu'il ose parler du « caractère apparemment psychologique de ce que l'on appelle ses analyses ». Ce qui, en effet, nous frappe généralement lorsque l'on découvre la Recherche, c'est la précision et la subtilité des analyses psychologiques, analyses qui sont suscité de nombreuses études. Je citerai seulement, car ce sont les plus remarquables, celles de Nicolas Grimaldi : La jalousie. Étude sur l'imaginaire proustien [38], Proust, les horreurs de l'amour  [39], Essai sur la jalousie. L'enfer proustien [40], Le baiser du soir. Sur la psychologie de Proust [41].

Mais on est encore plus surpris de le voir affirmer que Proust « au lieu de mettre sa vie dans son roman, comme on dit si souvent, […] fit de sa vie même une œuvre dont son propre livre fut comme le modèle ». Voilà une phrase bien propre à procurer une jouissance indicible à tous les jobarthiens. Elle est, en effet, d'une infinie stupidité. Relevons tout d'abord l'emploi de la formule « comme on dit si souvent » qui, sous la plume de Roland Barthes, est évidemment très méprisante. Elle vise, bien sûr, son ennemie jurée, l'affreuse, la hideuse, l'horrible doxa. Pour celle-ci, certes, il n'y a rien de plus normal, rien de plus naturel, rien de plus fréquent que de mettre sa vie dans un roman.  En revanche, il paraît singulièrement malaisé d'arriver à comprendre comment un romancier pourrait faire de sa vie même une œuvre dont son propre livre serait le modèle. Je connais, bien sûr, l'histoire, dont on a beaucoup parlé, de ce bébé qui, dès qu'il fut sorti du ventre de sa mère, a manifesté le désir d'avoir du papier et un stylo, afin de pouvoir écrire le livre sans lequel, faute d'avoir un modèle, il se sentait totalement incapable de gérer sa vie. Mais, comme on le sait, on s'est vite aperçu que cette histoire était un canular.

Un écrivain a besoin d'avoir vécu pour écrire, mais il n'a Dieu merci ! pas besoin d'avoir écrit pour commencer à vivre. En ce qui concerne Proust, il avait déjà trente six ans quand il a entrepris en 1907 d'écrire la Recherche et il est mort très peu de temps après l'avoir achevée. Il avait donc déjà beaucoup vécu, quand il a commencé son roman et son mode de vie n'a sans doute guère changé ensuite si ce n'est qu'il a travaillé encore davantage. 

Comme Proust, nous dit Roland Barthes dans Sade, Fourier, Loyola, Sade ne se serait pas servi de sa vie pour écrire son œuvre, mais, au contraire, se serait inspiré de son œuvre pour certains épisodes de sa vie :  « Il suffît de lire la biographie du divin marquis après avoir lu son œuvre pour être persuadé que c'est un peu de son œuvre qu'il a mis dans sa vie — et non le contraire, comme la prétendue science littéraire voulait nous le faire croire. Les "scandales" de la vie de Sade ne sont pas les "modèles" des situations analogues que l'on trouve dans ses romans  [42]». On notera sans surprise, il lui est habituel, le dédain qu'exprime Roland Barthes pour « la prétendue science littéraire ». Ce dédain est ici particulièrement plaisant.  Car il n'est nullement besoin, en lisant Sade, de faire appel à « la science littéraire » pour se dire qu'il n'aurait jamais écrit de telles scènes si sa propre vie sexuelle n'avait pas été totalement débridée et profondément déréglée. Ce serait pourtant une grossière erreur, selon Roland Barthes. Il ne faut surtout pas croire que Sade a décrit les scène de débauche les plus folles parce qu'il était porté à se livrer lui-même à ce genre de pratiques. Bien au contraire, c'est seulement parce qu'il s'est mis (on ne sait trop pourquoi car c'est vraiment la dernière chose que ses proches auraient attendue de lui), à décrire des scènes de débauche qu'il a eu l'idée de la pratiquer et qu'il s'y est adonné sans restrictions. Je suis, bien sûr, tout disposé à suivre Roland Barthes, mais je m'étonne que les avocats de Sade ne se soient pas avisés  d'utiliser cet argument pour sa défense.

Après Proust, Roland Barthes évoque les surréalistes qui auraient été les derniers annonciateurs de la mort de l'auteur : « Le Surréalisme enfin, pour en rester à cette préhistoire de la modernité, ne pouvait sans doute attribuer au langage une place souveraine, dans la mesure où le langage est système, et où ce qui était visé dans ce mouvement, c'était, romantiquement une subversion directe des codes — d'ailleurs illusoire, car un code ne peut se détruire, on peut seulement le "jouer" — ; mais en recommandant sans cesse de décevoir brusquement les sens attendus (c'était la fameuse "saccade" surréaliste), en confiant à la main le soin d'écrire aussi vite que possible (c'était l'écriture automatique), en acceptant le principe et l'expérience d'une écriture à plusieurs, le Surréalisme a contribué à désacraliser l'image de l'auteur  [43]».

Notons tout d'abord que les surréalistes auraient sans doute peu apprécié d'apprendre qu'ils faisaient partie de la « préhistoire de la modernité », eux qui étaient persuadés d'être à la pointe de l'avant-garde. Mais, si l'on comprend bien Roland Barthes, les surréalistes sont restés en deçà de la vraie modernité parce qu'ils n'ont pas fait au langage la « place souveraine » qui est la sienne. J'ai peu d'estime pour les surréalistes, mais j'ai de la peine à croire qu'ils aient sous-estimé l'importance du langage. Roland Barthes est persuadé qu'il a été le premier, avec, à un moindre degré, Philippe Sollers, Julia Kristeva, Jacques Lacan et quelques autres esprits d'une intelligence souveraine, à prendre clairement conscience de l'immense importance du langage. Il ne cesse de se gargariser et de nous bassiner avec ce mot, mais tout le monde est conscient, tout le monde a toujours été conscient de l'importance primordiale du langage. Tout le monde a toujours su que c'était le langage d'abord qui nous distinguait des animaux. Et Roland Barthes, qui, nous dit-il, bénéficie du privilège inouï de « voir le langage  [44]», n'a, en réalité, strictement rien à nous apprendre sur le sujet.

On peut assurément faire beaucoup de reproches aux surréalistes, mais ceux que leur fait Roland Barthes sont toujours déconcertants. Ainsi à Daniel Oster qui l'interroge : « Il semble que les surréalistes se soient peu préoccupés de "déconstruire" la langue. Mais alors, pourquoi ? », il répond : « Je suppose que , si les "surréalistes" (mais ne faudrait-il pas d'abord "déconstruire" ce générique ?) n'ont pas ou peu déconstruit la langue, c'est parce qu'au fond ils avaient une idée normative du corps —et pour tout dire de la sexualité. Le "corset" imposé à la syntaxe (son drapé énorme dans le cas de Breton) et la contrainte sexuelle, c'est la même chose. Le "rêve" qu'ils concevaient n'était pas accès au corps fou (sauf dans le cas d'Artaud : mais je suppose que celui-là vous le mettez à part) ,mais plutôt à une sorte de vulgate culturelle, à l' "onirisme", c'est-à-dire à un lâcher rhétorique des images. Ils ont, me semble-il, manqué le corps. C'est pourquoi il reste d'eux trop de littérature  [45]».

Daniel Oster, on le voit, partage l'opinion de Roland Barthes qui pense que les surréalistes n'ont pas assez déconstruit la langue. J'aurais cru, pour ma part, qu'ils ne pouvaient pas la déconstruire davantage qu'en prônant l'écriture automatique. Mais ce qui est encore plus surprenant, c'est l'explication que nous propose Roland Barthes de cette prétendue déficience des  surréalistes. Personne d'autre que lui n'aurait pu y penser. Selon lui, si les surréalistes n'ont pas assez déconstruit la langue, s'il reste chez eux « trop de littérature », c'est parce qu'ils ont « manqué le corps ». Et ils ont manqué le corps parce qu'ils ont conservé une conception trop « corsetée » de la sexualité. Pour ma part, je n'aurais pas pensé que l'auteur de L'Amour fou avait une conception corsetée de la sexualité, même s'il ne partageait pas, il est vrai, les phantasmes de Roland Barthes. Mais, malgré ses réticences, Roland Barthes reconnaît aux surréalistes le grand mérite d'avoir contribué à désacraliser l'auteur, grâce principalement à l'écriture automatique. Celle-ci, il est vrai, consacre assurément la mort de l'auteur, mais elle consacre en même temps celle de la littérature.

Mais poursuivons notre lecture : « L'Auteur, écrit ensuite Roland Barthes, lorsqu'on y croit, est toujours conçu comme le passé de son propre livre : le livre et l'auteur se placent d'eux-mêmes sur une même ligne distribuée comme un avant et un après ; l'Auteur est censé nourrir le livre, c'est-à-dire qu'il existe avant lui, pense, souffre, vit pour lui ; il est avec son œuvre dans le même rapport d'antécédence qu'un père entretient avec son enfant. Tout au contraire, le scripteur moderne naît en même temps que son texte ; il n'est d'aucune façon pourvu d'un être qui le précéderait ou excéderait son écriture, il n'est en rien le sujet dont son livre serait le prédicat ; il n'y a pas d'autre temps que celui de l'énonciation et tout texte est écrit éternellement ici et maintenant  [46]».

On peut d'abord s'étonner que Roland Barthes écrive que « le livre et l'auteur se placent d'eux-mêmes sur une même ligne distribuée comme un avant et un après ».  Il aurait dû écrire « l'auteur et le livre », et non « le livre et l'auteur », puisque c'est évidemment l'auteur qui est « avant » et le livre qui est « après ». Mais cette évidence Roland Barthes entend bien la récuser : il n'y a ni « avant » ni « après ».

On comprend mal alors qu'il ait plus tard pu consacrer un de ses cours du Collège de France à La Préparation du roman, cours dans lequel on trouve quantité de banalités qui ne sauraient rien apprendre à personne, mais qui ne cessent de contredire ce qu'il disait dans « La mort de l'auteur ». Le titre à lui seul prouve qu'il a complètement oublié ce qu'il écrivait alors. Lui qui affirmait péremptoirement qu'il n'y avait pas d'« avant » du livre, ne consacre pas moins de 556 pages à nous parler de l'« avant » du roman. Et, étrangement, c'est une litote, il commence par d'interminables considérations (233 pages soit dix séances de son cours) sur le haïku. S'il avait décidé de prendre pour sujet la musique symphonique, il aurait commencé, n'en doutons pas, par consacrer la moitié de son cours à parler du pipeau. Et les mauvaises langues auraient dit qu'il ne connaissait pas d'autre sujet.

Après s'être si tellement étendu sur le haïku, Roland Barthes se livre à d'assez longues considérations sur « le désir d'écrire ». Ce désir, nous dit-il, est très répandu chez les écrivains, à commencer par lui-même : « autant que je puisse être lucide, je sais qu'en ce qui me concerne, j'écris pour contenter un désir (au sens fort du terme) : le Désir d'Écrire  [47]». On relève d'abord avec surprise et amusement cet aveu déconcertant : « autant que je puisse être lucide ». Mais, on l'aura compris cet éclair de lucidité qui le fait s'interroger sur sa lucidité, ne laissera pas de trace. La lucidité n'est certes pas son fort. Si cela avait été le cas, il n'aurait jamais rien écrit. On note aussi, sans surprise cette fois-ci mais toujours avec amusement, que nous ayant informé qu'il écrivait « pour contenter un désir », il tenait à bien préciser que c'était « au sens fort du terme ») Tout ce que ressent Roland Barthes, il le ressent toujours d'une manière beaucoup plus intense que le commun des mortels. Il reconnaît pourtant que d'autres écrivains ont ressenti comme lui ce désir, dans une moindre mesure, bien sûr, mais néanmoins très fortement : « On peut présenter, souvent me semble-t-il, chez un certains nombre d'écrivains le Désir d'Écrire comme seul désir, non seulement comme désir fort, mais comme seul et fondamentale désir. Kafka considérait ce qu'il appelait son "gribouillis" nocturne comme son seul désir et Flaubert parlait de "l'indomptable fantaisie que j'ai d'écrire (en 1847, il a alors vingt-six ans)  [48]».

En nous disant que, pour l'écrivain, tout commence généralement par le désir d'écrire, Roland Barthes, pour une fois, est pleinement d'accord avec le sens commun. Mais il ne saurait rien apprendre à personne et le Collège de France n'a pas été institué pour y enseigner des lapalissades. Quoi qu'il en soit, Roland Barthes ne se souvient manifestement pas que dans « La mort de l'auteur », il affirmait qu'il n'y avait pas d' «avant » de l'œuvre, qu'il n'y avait « pas d'autre temps que celui de l'énonciation ».

Ayant admis que l'œuvre naissait d'ordinaire du désir d'écrire, Roland Barthes allait-il aller jusqu'à admettre aussi que le désir d'écrire est généralement provoqué par le sentiment que l'on a quelque chose à dire ? Allait-il faire cette nouvelle concession à sa plus farouche ennemie, la doxa ? Eh bien ! cela semble être, en effet, le cas. Certes, cette fois-ci Roland Barthes ne peut invoquer à son expérience personnelle, puisque, si exceptionnellement fort qu'ait pu être son désir d'écrire qu'aucun d'écrivain avant lui n'a ressenti avec une telle intensité, il n'a jamais rien eu à dire. Mais il pense apparemment qu'avant de commencer à écrire, les écrivains ont déjà plus ou moins confusément une petite idée de la direction dans laquelle ils pourraient s'engager. C'est du moins ce qui paraît ressortir de ces lignes : « Celui qui veut écrire, que fantasme-t-il, puisque je me place du point de vue du désir ? Que fantasme-t-il dans l'œuvre à faire ? Sous quelle espèce la voit-il ? Qu'est ce qui, en elle lui fait envie de telle sorte que cette envie puisse (au sens fort du terme puisque tout est là) se transformer en travail concret (et patient) ? Autrement dit, quelle image-guide (quelle image-motrice, aurait-on dit autrefois) va-t-il choisir pour placer dans son programme de vie et dans son programme de travail l'Œuvre à faire ?  [49]».

Vient ensuite le moment où l'écrivain décide de se mettre à l'œuvre et s'installe devant sa table. Débute alors pour lui, nous dit Roland Barthes, une période souvent assez longue d'incertitude, de perplexité, de flottement, de tâtonnements, où il hésite entre diverses directions, ne griffonne que quelques lignes à la suite, accumule des notations décousues, jusqu'au jour où les choses commencent à prendre forme, à se mettre en place, et où il peut enfin rédiger de façon suivie. « La période qui précède le démarrage de l'œuvre » est, nous dit Roland Barthes, « comme un mouvement compliqué, d'hésitations, de tentatives, d'échecs, un peu comme un moteur qui cherche à partir et qui a des ratés, qui n'arrive pas à prendre et puis "tout d'un coup" (évidemment un "tout d'un coup" qui risque d'être assez mythique), le moteur démarre, ça tourne, c'est ce que j'ai appelé le "ça prend". L'Œuvre prend. Comme une mayonnaise qui prend  [50]». De nouveau, on ne peut contester que les choses ne se passent généralement ainsi. Mais, de nouveau, on ne peut que constater que Roland Barthes semble avoir totalement oublié ce qu'il disait sur un ton pourtant si péremptoire dans « La mort de l'Auteur ».

Et c'est encore davantage le cas lorsqu'il croit ensuite devoir souligner le rôle primordial de la volonté et du travail dans la création littéraire : « Je voudrais faire remarquer d'abord que tous les "grands écrivains" — ceux qui ont produit une œuvre monumentale (unique ou en morceaux) — ont été animés ou doués d'une volonté (au sens platement psychologique), d'une opiniâtreté, d'un entêtement d'un courage absolument incessants : volonté de travail, volonté de correction, volonté de copiage, qui s'exerçait dans tous les conditions possibles. Lisez les vies de ces grands écrivains, vous serez ahuris en général par le courage, l'opiniâtreté et la volonté que l'activité d'écriture représente  [51]». Et il ajoure quelques lignes plus loin : « Le travail de l'écrivain est en quelque sorte insubmersible. On ne peut le couler, il flotte toujours, quoi qu'il arrive, il remonte. L'image simple et forte appelée par cette obstination du travail c'est celle du "bon ouvrier". L'écrivain est un "bon ouvrier" au sens évidemment un peu passéiste du mot  [52]». On savait, certes, que les grands écrivains étaient souvent dotés d'une volonté farouche et d'une puissance de travail exceptionnelle, mais on ne s'attendait pas à ce que Roland Barthes éprouvât le besoin de nous le rappeler. On s'attendait encore moins à ce qu'il nous invitât à lire la vie des grands écrivains. Pour un peu il nous inviterait à lire Lanson et Sainte-Beuve ! Et l'on se frotte les yeux en découvrant qu'il voit en l'écrivain un « bon ouvrier ». Il ne lui manque plus que de citer La Bruyère : « C'est un métier de faire un livre comme de faire une pendule [53] ». Il semble pourtant se rendre compte que, sous sa plume, de tels propos peuvent paraître bien surprenants et étrangement réactionnaires. C'est pourquoi il se croit obligé de s'excuser d'avoir employé un mot (ouvrier) « évidemment un peu passéiste ». Nous sommes assurément très loin de « La mort de l'auteur ». Plus généralement ce sont toutes les thèses, toutes les théories, tous le dogmes qu'il avait pourtant prétendu nous imposer comme les nouvelles vérités que ne pouvaient songer à contester que les esprits les plus rétrogrades, que, dans La Préparation du Ramon, Roland Barthes  semble avoir complètement oubliés. On a certes le droit de changer d'idées, et c'est même fortement conseillé lorsque ces idées, comme c'est le cas, sont profondément stupides, mais alors il faut annoncer clairement la couleur. Roland Barthes aurait dû reconnaître qu'il considérait tout ce qu'il avait écrit jusque-là comme nul et non avenu et dire à ses auditeurs de Collège de France qu'une fois rentrés chez eux, ils seraient bien avisés de jeter au plus vite à la poubelle tous ceux de ses livres qu'ils possédaient.

Mais reprenons notre lecture. Après avoir affirmé qu' « il n'y a d'autre temps que celui de l'énonciation » et «  que « tout texte est écrit éternellement et maintenant », Roland Barthes continue en ces termes : « C'est que (ou il s'ensuit que) écrire ne peut plus désigner une opération d'enregistrement, de constatation, de représentation, de "peinture" (comme disent les Classiques), mais bien ce que les linguistes, à la suite de la philosophie oxfordienne, appellent un performatif, forme verbale rare (exclusivement donnée à la première personne et au présent), dans laquelle l'énonciation n'a d'autre contenu (d'autre énoncé) que l'acte par lequel elle se profère ; quelque chose comme le Je déclare des rois ou le Je chante des très anciens poètes  [54]». Il peut tout d'abord sembler bien étrange de faire appel à «  une forme verbale rare », voire très rare, pour caractériser une opération aussi banale que l'acte d'écrire. Mais ce qui est encore beaucoup plus étrange, c'est la définition qu'il donne de cet acte. Affirmer, comme il le fait, que « l'énonciation n'a d'autre contenu (d'autre énoncé) que l'acte par lequel elle se profère », cela revient à dire, si l'on comprend bien, que « le scripteur moderne » ne nous dit jamais rien d'autre que : « J'écris, j'écris ». C'est, en effet, l'impression que l'on a très souvent lorsqu'on lit du Roland Barthes.

Et c'est précisément l'impression que nous donne la suite de ce passage : « Le scripteur moderne, ayant enterré l'Auteur, ne peut donc plus croire, selon la vue pathétique de ses prédécesseurs, que sa main est trop lente pour sa pensée ou sa passion, et qu'en conséquence, faisant une loi de la nécessité, il doit accentuer ce retard et "travailler" indéfiniment sa forme ; pour lui, au contraire, sa main détachée de toute voix, portée par un pur geste d'inscription (et non d'expression), trace un champ sans origine — ou qui, du moins, n'a d'autre origine que le langage lui-même, c'est à dire cela même qui sans cesse remet en cause toute origine  [55]».

La pitié dédaigneuse (« la vue pathétique ») que manifeste Roland Barthes à l'égard des prédécesseurs du « scripteur  moderne », si souvent insatisfaits de leurs premiers jets, toujours soucieux de dire le mieux possible ce qu'ils ont à dire, ayant sans cesse à l'esprit le fameux précepte de Boileau :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez [56],

cette pitié est assez plaisante. Assurément Roland Barthes, lui est à l'abri de ces tourments. Il n'a guère pas à se préoccuper de savoir s'il a bien réussi à dire ce qu'il voulait dire, puisque, le plus souvent, il se met à écrire sans vraiment savoir ce qu'il veut dire et qu'après avoir écrit il ne sait pas vraiment non plus ce qu'il a voulu dire. Mais, si le « scripteur moderne » n'a plus besoin de « "travailler " indéfiniment sa forme », il n'en doit pas moins se sentir fort embarrassé lorsqu'il s'agit pour lui de mettre en œuvre le programme que lui assigne Roland Barthes. Il n'est pas du tout évident, en effet, de devoir tracer « un champ sans origine — ou qui, du moins, n'a d'autre origine que le langage lui-même, c'est à dire cela même qui sans cesse remet en cause toute origine ». On se demande d'abord ce que cela peut bien vouloir dire. Après avoir longtemps cherché en vain, on en est réduit à se dire qu'une écriture qui « n'a d'autre origine que le langage lui-même », ne peut être qu'une écriture qui consiste à se payer de mots et à parler pour ne rien dire, en un mot à faire du Roland Barthes.

« Nous savons maintenant, continue Roland Barthes, qu'un texte n'est pas fait d'une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le "message" de l'Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n'est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l'écriture, l'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, des les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais pouvoir prendre appui sur l'une d'elles ; voudrait-il s'exprimer, du moins devrait-il savoir que la "chose" intérieure qu'il a la prétention de "traduire" n'est elle-même qu'un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s'expliquer qu'avec d'autres mots, et ceci indéfiniment  [57]». Citons aussi cet autre passage : « Tout texte est un intertexte ; d'autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables ; les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. […] L'intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l'origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets  [58]».

« Nous savons maintenant » dit Roland Barthes qui affectionne cette formule parce qu'elle traduit à la fois son intime conviction de faire partie de ceux qui sont à l'avant garde de la pensée et son profond mépris de tous ceux qui les ont précédés. Mais quand on n'appartient pas à la petite coterie de tocards plus ou moins toqués qui constituent l'équipe de Tel Quel, on est généralement porté à croire qu'un texte exprime un sens unique, du moins si l'auteur sait ce qu'il veut dire, ce qui, fort heureusement, est généralement le cas. Dire que le texte n'exprime pas un sens unique revient à dire qu'il n'a pas de sens puisqu'un sens qui part dans tous les sens n'est plus du tout un sens. Si un texte n'a pas seulement le sens qu'il semble d'abord avoir, mais beaucoup d'autres sens que l'on ne pourra jamais recenser complètement, est-ce bien la peine de le lire ? Pour Roland Barthes, la croyance en un sens unique du texte relève d'une pensée profondément rétrograde et « théologique » qui fait de l'auteur un dieu. Mais on peut aisément lui renvoyer son compliment.

Faire de l'œuvre littéraire une espèce de puits sans fond dont on peut indéfiniment tirer des choses nouvelles, que l'on peut et que l'on doit indéfiniment réinterpréter, revient, en effet, à la considérer comme un texte sacré, à faire de la parole de l'écrivain une parole dont le sens est inépuisable, comme l'est celle de Dieu, selon les théologiens. Mais l'écrivain, si génial soit-il, n'est pas un être infini qui s'adresse à des êtres que leur finitude condamne à ne jamais pouvoir le comprendre vraiment. C'est un homme qui s'adresse à d'autres hommes. S'il a généralement un peu plus d'intelligence, d'imagination, de sensibilité ou de dons d'expression que n'en ont les autres hommes, il n'est pas d'une essence supérieure ou différente, Si riche, si complexe que puisse être son une œuvre,  elle n'est pas d'une nature telle qu'on puisse jamais en avoir qu'une appréhension toujours partielle et confuse.

Mais Roland Barthes, avec tous les adeptes du structuralisme et de la « nouvelle critique », est un tenant inconditionnel de la pluralité du sens. Il pense aussi comme eux que la littérature est toujours « autoréférentielle », qu'elle ne renvoie toujours qu'à elle-même, qu'elle ne parle toujours que d'elle-même. Comme eux, il aime à se gausser de tous les benêts qui se laissent berner par « l'illusion référentielle », cette vieille lune selon laquelle la littérature parlerait de tout ce qui intéresse les hommes. Pour lui, la poésie ne parle que de la poésie, le roman que du roman, le théâtre que du théâtre, la littérature que de la littérature. Les étudiants les moins futés, je l'ai constaté lorsque j'enseignais, étaient friands de ce genre de discours. Cela leur permettait de savoir ce qu'ils allaient dire d'un texte, avant même d'avoir essayé de le comprendre avant même de l'avoir lu. Je me souviens d'une agrégative à qui, dans le cadre de la préparation à l'explication de texte hors programme, j'avais donné à étudier un poème d'Apollinaire. Elle n'avait pas du tout cherché à savoir quel pouvait bien en être le sens. Elle le connaissait avant d'avoir lu le poème : de toute évidence, ce poème parlait essentiellement du poème, et, au-delà, de la littérature et du langage. À la suite de ma reprise, qui, bien sûr, ne reprenait rien de son explication, elle m'a dit que j'avais peut-être raison, mais c'était par pure politesse. 

Roland Barthes affirme que « le texte est un tissu de citations ». Cela peut, en effet, arriver, mais c'est heureusement bien rare . Car les auteurs qui abusent des citations sont généralement des auteurs qui n'ont pas grand-chose à dire, ce qui est le cas de Roland Barthes. « En faisant Roland Barthes par lui-même, un moment, je n'étais pas sûr d'avoir assez de choses à dire et j'imaginais alors – ne serait-ce que comme fantasme -, que j'intercalerais des passages de Brecht  [59]», avouait-il ingénument Roland Barthes à Jean-Jacques Brochier. Il aurait pu envisager aussi des citer des poèmes comme « Mignonne, allons voir si la rose », « Booz endormi », sans oublier, bien sûr, le sonnet en -yx de Mallarmé ; il aurait pu envisager de citer aussi « Les animaux malades de la peste », ou l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre » ; il aurait pu citer la tirade d'Hamlet « To be or not to be » ; il aurait pu citer des textes non littéraires, comme le Notre Père ou la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ou, pourquoi pas ? des notices de médicaments. S'il n'a pas reculé devant cet aveu pourtant si ridicule, c'est précisément parce qu'il lui permettait d'avoir un fragment de plus. Pour avoir quelque chose à dire, Roland Barthes en est réduit, comme Mallarmé, à dire qu'il n'a rien à dire. D'autres auteurs ont recours aux citations, non parce qu'elles sont effectivement utiles à leur propos qu'elles contribuent à préciser et à éclairer, mais simplement parce qu'elles peuvent servir leurs intérêts. C 'est principalement le cas des travaux universitaires. On y cite généralement à tour de bras quantité d'autres travaux, et en priorité ceux des membres les plus influents de la communauté universitaire. Ces citations, souvent accompagnées d'appréciations flatteuses (« comme dit très bien M. X », « selon l'heureuse expression de M. Y »), n'ont pas d'autre objet que de flatter la vanité des personnes citées en espérant qu'elle sauront s'en souvenir et renvoyer l'ascenseur.

Mais pour Roland Barthes, si le texte toujours est un tissu de citations, celles-ci pour autant restent le plus souvent implicites ; ce sont des « citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets ». Mais c'est Roland Barthes qui le dit ; on aurait aimé qu'il essayât de nous le démontrer en analysant un certain nombre de textes pour nous révéler toutes les citations cachées qu'ils recèlent. Il ne le fait jamais.

S'il fallait en croire Roland Barthes, sans en être conscient, les écrivains auraient continuellement à leur disposition dans leur esprit, sinon l'ensemble de la littérature universelle, du moins une immense bibliothèque, qui ne cesserait sans qu'ils s'en rendent compte, d'intervenir dans leur travail. Mais, si la culture des écrivains est généralement plus grande que celle du commun des mortels, il s'en faut qu'ils soient tous très cultivés. Beaucoup le sont, notamment parmi les plus grands,  mais d'autres ne le sont guère plus que le vulgum pecus, et quelques-uns peuvent l'être moins. Il y a même des auteurs complètement ignares et même illettrés, comme l'auteur du Coran. La vocation d'écrivain comme celle de la plupart des créateurs, s'éveille généralement assez tôt.  Pour la ressentir, il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup lu. Il suffit de s'apercevoir que l'on est capable d'exprimer ses idées ou ses sentiments d'une façon particulièrement efficace et de trouver pour les traduire les mots, les expressions et les formules les plus aptes à le faire du mieux possible.

« L'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur, jamais originel », affirme Roland Barthes. Mais il a bien fallu que quelqu'un commence. C'est l'objection, parmi beaucoup d'autres, simple, mais rédhibitoire, que l'on peut faire aussi à René Girard lorsqu'il prétend que nous ne désirons jamais que ce qu'un autre désire déjà. Il y a certes, des auteurs qui ont été poussés à écrire par la lecture de grands écrivains avec qui ils ambitionnaient de rivaliser.  Mais, même si c'est une chose qu'un homme comme Roland Barthes ne peut qu'avoir le plus grand mal à concevoir, il y a aussi des auteurs qui prennent la plume pour la seule et unique raison qu'ils ont quelque chose à dire.

Mais, pour Roland Barthes l'écrivain n'a personnellement jamais rien à dire : « succédant à l'Auteur, le scripteur n'a plus en lui passions, humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense dictionnaire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt ; la vie ne fait jamais qu'imiter le livre, et ce livre lui-même n'est qu'un tissu de signes, imitation perdue, infiniment reculée  [60] ». Si l'on comprend bien Roland Barthes, l'écrivain serait par essence un cuistre. C'est effectivement l'impression que l'on a très souvent en le lisant, même si, au total, il a assez peu lu. Comme le note un de ses amis les plus proches, Antoine Compagnon, « sa bibliographie est toujours restreinte et presque entièrement de seconde main sans qu'il s'embarrasse de retourner aux sources  [61] ».

« L'Auteur une fois éloigné, poursuit Roland Barthes, la prétention de "déchiffrer" un texte devient tout à fait inutile. Donner un Auteur à un texte, c'est imposer à ce texte un cran d'arrêt, c'est le pourvoir d'un signifié dernier, c'est fermer l'écriture. Cette conception convient très bien à la critique, qui veut alors se donner pour tâche importante de découvrir l'Auteur (ou ses hypostases : la société, l'histoire, la psychologie, la liberté) sous l'œuvre : l'Auteur trouvé, le texte est "expliqué", le critique a vaincu ; il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, historiquement, le règne de l'Auteur ait été aussi celui du Critique, mais aussi à ce que la critique (fût-elle nouvelle) soit aujourd'hui ébranlée en même temps que l'Auteur  [62] ».

Roland Barthes feint de croire que la critique traditionnelle se donnait pour objet de "déchiffrer" les textes. Mais la tâche du critique n'est pas, d'ordinaire de "déchiffrer" les textes. Car lorsqu'un auteur fait bien son travail, il n'est aucunement nécessaire de le « déchiffrer». Il sait se mettre à la place de ses futurs lecteurs et faire en sorte qu'ils puissent le comprendre sans avoir besoin de se prendre la tête entre les mains. Les auteurs qui nous obligent à « déchiffrer » leurs textes sont ceux qui, comme Mallarmé, ont choisi de ne s'exprimer que de la manière la moins naturelle et la plus obscure possible ou ceux qui, comme Nerval, sont tellement enfermés dans leur univers imaginaire qu'ils ne se rendent pas compte, que pour être compris, il ne se suffit pas de se comprendre soi-même.

D'ordinaire, le critique n'a donc pas à « déchiffrer » un texte : il a à l' « expliquer ». Et, pour ce faire, il importe assez peu, voire pas du tout, de lui « donner » ou non un auteur.  Se demander quelle est l'intention de l'auteur et se demander ce que le texte signifie, sont une seule et même chose ; quand on ne voit pas clairement quelle est l'intention de l'auteur, c'est qu'on ne voit pas clairement ce que le texte signifie, et réciproquement. Mais on ne le pas voit clairement, contrairement à de ce prétend Roland Barthes, tant que l'on n'a pas réussi à «  le pourvoir d'un signifié dernier ». « Comprendre » un texte, comme le dit l'étymologie, c'est le saisir dans sa totalité, c'est ne rien laisser échapper de tout ce qu'il nous dit.

Roland Barthes, lui, prétend au contraire, que la littérature, ou plutôt « l'écriture », n'entend jamais conférer au texte un « sens ultime » : « Dans l'écriture multiple, en effet, tout est à démêler , mais rien n'est à déchiffre r ; la structure peut être suivie, "filée" (comme on dit d'une maille de bas qui part) en toutes ses reprises et à toutes ses étages, mais il n'y a pas de fond ; l'espace de l'écriture est à parcourir, il n'est pas à percer ; l'écriture pose sans cesse du sens mais c'est toujours pour l'évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens. Par là même la littérature (il vaudrait mieux dire désormais l' écriture ), en refusant d'assigner au texte (et au monde comme texte) un "secret", c'est-à-dire un sens ultime, libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d'arrêter le sens, c'est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi  [63] ».

Roland Barthes par Roland Barthes intitulé « Le frisson du sens » : « Il y a du sens, mais ce sens ne se laisse pas "prendre" ; il reste fluide, frémissant d'une légère ébullition. L'état idéal de la socialité se déclare ainsi : un immense et perpétuel bruissement anime des sens innombrables, qui éclatent, crépitent, fulgurent sans jamais prendre la forme définitive d'un signe tristement alourdi de son signifié  [64] ».

Avouons-le, il y a une chose que Roland Barthes sait faire admirablement : du Roland Barthes. Ces quelques lignes en sont un excellent exemple, entre quantité d'autres. Rien de plus propre à faire frémir d'aise, en effet, à faire frissonner de volupté tous les barthophiles que ce sens « frémissant », que ce sens qui frissonne. Ils se délectent de ce sens « fluide », qui fait couler en eux, comme les paroles d'Elmire pour Tartuffe,

Une suavité qu'on ne goûta jamais [65]

Ils haussent les épaules avec Roland Barthes lorsque celui-ci exprime son profond dédain pour le « signe tristement alourdi de son signifié », sans se rendre compte qu'un signe sans signifié n'est plus du tout un signe : il n'est plus rien [66]

L'idéal pour Roland Barthes, c'est que le lecteur se dise sans cesse que l'auteur doit vouloir dire quelque chose, mais qu'il ne puisse jamais arriver, non pas, bien sûr, à comprendre clairement ce qu'il veut dire, mais seulement à l'entrevoir confusément. Cet idéal, il faut le reconnaître, Roland Barthes l'atteint mieux que personne. Certes, il arrive très souvent dans ses écrits, c'est notamment le cas tout au long du Sur Racine , que le sens se laisse prendre. À quoi bon cependant puisqu'une fois qu'on l'a pris, on ne peut que le jeter ? Que faire d'autre, effet, lorsque l'on ne remonte dans ses filets que des contresens grossiers, des contrevérités patentes, d'évidentes absurdités ? Mais il arrive très souvent aussi que le sens reste désespérément évanescent. Antoine Compagnon en a fait l'expérience lorsqu'il a découvert pour la première fois un texte de celui dont il allait devenir un proche et un ami. Dans un livre publié à l'occasion du centenaire de la naissance de Roland Barthes, L'Àge des lettres , il a fait le récit de leurs relations. Son premier contact avec un texte de Roland Barthes s'est produit alors qu'étudiant il préparait les concours scientifiques. Ceux-ci comportaient une épreuve qui « consistait à réduire un texte d'idées en un nombre défini de mots dans une proportion donnée » exercice, nous dit- il, dans lequel il excellait d'ordinaire. Un jour, raconte-t-il, le professeur leur soumit « quelques pages, sur la musique de Beethoven me semble-t-il, d'un nouvel écrivain dont le nom ne me disait rien. Les paragraphes de ce nouvel écrivain s'avérèrent quasi impossibles à condenser. Ses phrases étant pour ainsi dire irréductibles. Non que leur langue ou leur style fût impénétrable, du moins cela ne me posait pas de problème, mais ils fuyaient comme du sable ou de l'eau qui glisse entre les doigts sans que la main retienne rien. Les mots me séduisaient, je croyais les comprendre, mais j'étais incapable de rassembler la pensée de l'auteur en moins de phrases que le texte n'en avait, de la diviser par trois ou par cinq, ou alors il n'en serait rien resté  [67]». Antoine Compagnon ne semble pas réaliser à quel point ce témoignage est accablant pour Roland Barthes. Il s'étonne naïvement de ne pas pouvoir « rassembler la pensée de l'auteur ». Comment l'aurait il pu puisqu'elle n'existe pas ?

Mais si le futur polytechnicien Antoine compagnon a été désorienté devant un texte dont il n'arrivait pas à saisir le sens, l'impossibilité de comprendre leur auteur de prédilection procure d'ordinaire une grande joie aux jobarthiens. C'est le cas d'Alain Robbe-Grillet qui a déclaré au Colloque de Cerisy de 1977 consacré à Roland Barthes : « Le fragment barthésien glisse sans cesse et son sens se situe non pas dans les morceaux de contenu qui vont apparaître ici et là, mais au contraire dans le fait même du glissement. "La pensée barthésienne" (entre guillemets, parce que je classe les penseurs ailleurs) est dans le glissement et non pas du tout dans les éléments entre lesquels la pensée aura glissé. À la fin de la séance inaugurale au Collège de France, qui m'avait beaucoup plu, en même temps qu'elle avait développé une certaine agressivité chez quelques assistants, une jeune fille qui se prétendait journaliste des Nouvelles Littéraires , m'a véritablement agressé. Tandis que j'exprimais tout le contentement que j'avais eu, elle s'écria : « Mais enfin, qu'est-ce qu'il a ? En somme, il n'a rien dit ». Eh bien peut-être. Mais cela n'est pas du tout contradictoire avec le plaisir que j'avais pris. Si j'avais assisté au discours d'un penseur, j'aurais pu résumer en quelques phrases le contenu de cette pensée. J'ai a répondu : "Mais non, il n'a rien dit, il a glissé sans cesse d'un sens qui se dérobe à un autre sens qui se dérobe aussi". Et c'est dans ce mouvement même de glissement que résidait justement le fonctionnement du texte, le plaisir que j'avais eu à l'écouter et, par conséquent, son importance  [68] » 

Avouons-le, Robbe-Grillet est un plaisant bougre. On se demande bien, tout d'abord, ce qui peut l'autoriser à dire que cette jeune fille « se prétendait » journaliste des Nouvelles Littéraires . Elle l'était certainement et c'est en tant que telle qu'elle était venue assister à la leçon inaugurale de Roland Barthes et elle a été naturellement très surprise de constater que Roland Barthes n'avait rien dit. S'il avait vraiment eu quelque chose à dire, c'était, semble-t-il, le jour ou jamais de le faire. Robbe-Grillet dit s'être senti « véritablement agressé » par elle sous prétexte qu'elle avait trouvé que Roland Barthes n'avait rien dit. Rien d'étonnant à cela : les barthaciens sont de vraies grenouilles de bénitier qui se sentent agressées dès que l'on refuse de s'agenouiller devant leur idole. Mais au lieu de lui répondre qu'elle n'avait rien compris à ce qu'avait dit Roland Barthes et d'essayer de le lui expliquer, il a admis qu'il n'avait rien dit : « Mais non, il n'a rien dit ». Pourtant, selon lui, il a fait beaucoup mieux que s'il avait vraiment dit quelque chose : il « il a glissé sans cesse d'un sens qui se dérobe à un autre sens qui se dérobe aussi ». Il semble admettre implicitement qu'un propos dénué de sens n'a en lui-même aucun intérêt, mais le fait de glisser sans cesse d'un propos dénué de sens à un autre propos dénué de sens serait, en revanche, selon lui, hautement « signifiant » et revêtirait une grande « importance ». Malheureusement il n'a absolument pas essayé, ce qui pourtant aurait été bien utile, de nous expliquer pourquoi ni comment.

Alain Robbe-Grillet n'est pas le seul à se laisser griser par les délices du sens qui glisse. Philippe Forest est un grand admirateur de Philippe Sollers sur lequel il  a écrit un livre que je n'aurais certainement jamais lu (la vie est bien trop courte pour lire, sans nécessité, des livres de Philippe Sollers et à plus forte raison des livres sur Philippe Sollers), s‘il ne s'était présenté à un poste de maître de conférences à Paris IV et si je n'avais dû rapporter sur sa candidature. Cette lecture m'a du moins permis de comprendre pourquoi, lorsque j'avais essayé de les lire, les livres de Sollers m'avaient souvent paru à peu près dénués de sens. Philippe Forest nous explique, en effet, que, chez Sollers, « le sens glisse sur la surface de la page  [69]». Ses éditeurs devraient donc prévenir les imprimeurs les distributeurs, les libraires et les lecteurs que, dès qu'ils sortent des presses, les livres de Sollers doivent toujours être strictement maintenus à l'horizontale.

Mais au-delà du frisson du sens, l'idéal suprême, le rêve ultime de Roland Barthes, le plein accomplissement de « l'écriture », c'est de parvenir  à « une exemption systématique du sens ». Comme le dit Serge Doubovski, « à la limite […] Barthes ne demanderait pas mieux que de jeter tout sens (établi) par-dessus bord [70] » et il cite le début du fragment du Roland Barthes par Roland Barthes intitulé « L'exemption de sens », fragment qui mérite d'être cité tout entier : « Visiblement, il songe à un monde qui serait exempté de sens (comme on est exempté du service militaire). Cela a commencé avec Le Degré zéro où est rêvée "l'absence de tout signe" ; ensuite mille affirmations incidentes de ce rêve (à propos du texte d'avant-garde, du japon, de la musique de l'alexandrin, etc).

« Le piquant, c'est que, dans l'opinion courante, précisément, il y a une version de ce rêve ; la Doxa, elle non plus, n'aime pas le sens qui a le tort, à ses yeux, de ramener dans la vie une sorte d'intelligible infini (qu'on ne peut arrêter) : à l'envahissement du sens (dont sont responsables les intellectuels), elle oppose le concret  ; le concret, c'est ce qui est supposé résister au sens.

« Cependant, pour lui il ne s'agit pas de retrouver un pré-sens, une origine du monde, de la vie, des fais, antérieurs au sens mais plutôt d'imaginer un après-sens : il faut traverser, comme le long d'un chemin initiatique, tout le sens pour pouvoir l'exténuer, l'exempter. D'où une tactique double : contre la doxa, il faut revendiquer en faveur du sens, car le sens est un produit de l'Histoire non de la Nature ; mais contre la Science (le discours paranoïaque), il faut maintenir l'utopie du sens aboli  [71] ».

Voilà assurément un rêve bien étrange. D'ordinaire un écrivain rêve d'écrire les œuvres les plus riches les plus denses, les plus chargées de sens possible. Mais le rêve de Roland Barthes n'est pas celui d'un écrivain : il est celui de quelqu'un qui voudrait l'être, mais qui ne sait pas trop comment réaliser son rêve parce qu'il n'a rien à dire.  Il n'y a rien de déshonorant à n'avoir rien à dire, mais il faut se résigner alors à ne rien dire.

Mais, on le voit, Roland Barthes est bien embarrassé. Il voudrait tant pouvoir affirmer sans ambages qu'il faut définitivement renoncer à tout ce qui pourrait ressembler à du sens. Dans les Mythologies , il se plaît à dire que « son ennemi familier » n'est autre que « l'anti-intellectualisme ». Et il fait parler son ennemi : « On connaît la scie : trop d'intelligence nuit, la philosophie est un jargon inutile, il faut réserver la place du sentiment, de l'intuition, de l'innocence, de la simplicité, l'art meurt de trop d'intellectualité, l'intelligence n'est pas une qualité d'artiste, les créateurs puissants sont des empiriques, l'œuvre d'art échappe au système, en bref la cérébralité est stérile  [72] ». On peut parfois, il est vrai, entendre de tels propos, mais je n'ai jamais entendu personne souhaiter, comme le fait Roland Barthes, que l'on puisse parler ou écrire en évacuant tout ce qui pourrait ressembler à un véritable sens. Or c'est bien là le comble de l'anti-intellectualisme. Roland Barthes ne semble pas s'en rendre vraiment compte. Il soupçonne pourtant confusément qu'il pourrait être bien gênant, pour un farouche opposant de l'anti-intellectualisme, de jeter le sens aux orties. Il essaie de s'en tirer en prétendant que son rêve, loin d'être rétrograde, puisqu' « il ne s'agit pas de retrouver un pré-sens », est résolument progressiste, puisqu'il s'agit d' « imaginer un après-sens ». Pour ce faire, il faut dit-il « traverser […] tout le sens pour pouvoir l'exténuer ». Voilà un propos bien sibyllin. J'aurais cru, pour ma part, qu'en allant jusqu'au bout du sens, loin de l'exténuer, on lui donnait toute se force. On aurait aimé que Roland Barthes prît la peine de nous montrer, en s'appuyant sur un exemple précis, comment on pouvait réaliser cette étrange opération. Sa « double tactique » n'est vraiment pas claire. Comment peut-il « revendiquer en faveur du sens », puisqu'il ne cesse de le récuser ? Il prétend en même temps vouloir « maintenir l'utopie du sens aboli ». Mais vouloir maintenir une utopie, c'est vouloir maintenir ce qui n'est pas.  « Le piquant », c'est que cette utopie Roland Barthes, lui, la réalise très souvent et très facilement. Ces lignes même en témoignent, car elles sont dénuées de sens. Roland Barthes pratique continuellement « le sens aboli », mais il ne s'en rend même pas compte, car il est incapable de distinguer une phrase qui a un sens et une phrase qui n'en a pas. Roland Barthes rêve d'être exempté de sens, alors qu'il passe son temps à s'en exempter lui-même pour ne pas dire qu'il s'en est exempté une fois pour toutes.

Roland Barthes voudrait nous faire croire que c'est volontairement, délibérément, qu'il refuser de donner un « sens final » à ses propos. C'est la raison pour laquelle, dit-il à Jean-Jacques Brochier, il a toujours privilégié la forme du fragment : « Le goût du fragment est en moi un goût très ancien, qui a été réactivé par R. B. par lui-même . En relisant mes livres et mes articles, ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant, j'ai constaté que j'avais toujours écrit selon un mode d'écriture courte, qui procède par fragments, par tableautins, par paragraphes titres, ou par articles - il y a eu toute une période de ma vie où je n'écrivais que des articles, pas de livres. C'est ce goût de la forme courte qui maintenant se systématise. Ce qui y est impliqué du point de vue d'une idéologie ou d'une contre-idéologie de la forme, c'est que le fragment casse ce que j'appellerai le nappé, la dissertation, le discours que l'on construit dans l'idée de donner un sens final à ce qu'on dit, ce qui est la règle de toute la rhétorique des siècles précédents. Par rapport au nappé du discours construit, le fragment est un trouble-fête, un discontinu, qui installe une sorte de pulvérisation de phrases, d'images de pensées, dont aucune ne "prend" définitivement  [73] ».

Ces lignes, involontairement bien sûr, sont hautement comiques. Roland Barthes prend vraiment ses lecteurs pour des jobards. II prétend recourir au fragment pour « casser » un « discours » qu'il est totalement incapable de construire ; il est totalement incapable d'argumenter, de développer, une idée de bâtir un raisonnement. Et c'est précisément pourquoi il a recours au fragment ; ce n'est pas un choix, c'est une nécessité. Il prétend vouloir à tout prix éviter te « donner un sens final » à ce qu'il dit. Mais il n'a nul besoin de se forcer pour ce faire puisque d'ordinaire il ne sait pas vraiment ce qu'il veut dire. Roland Barthes n'en revient pas : comment a-t-on pu pendant si longtemps chercher à donner un sens final à ce que l'on disait ? Et il entend bien mettre fin une fois pour toutes à cette pratique aussi ancestrale que détestable. Loin d'être spontanée, loin d'être naturelle, cette pratique obscurantiste a, selon lui, été imposée par la rhétorique. Il est grand temps que cela cesse.

Mais revenons à « La mort de l'auteur ». Roland Barthes ose dire que la nouvelle littérature ou plutôt l'écriture « en refusant d'assigner au texte (et au monde comme texte) un "secret", c'est-à-dire un sens ultime, libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d'arrêter le sens, c'est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi ». De tels propos sont insupportables pour le mécréant que je suis. Comment ne pas sauter au plafond quand on découvre que, pour Roland Barthes, la raison et la science sont des hypostases de Dieu ? La foi d'un côté, la raison et la science, de l'autre, ont toujours été et seront toujours des ennemis irréconciliables. Comment Roland Barthes peut-il prétendre que « refuser d'arrêter le sens » constitue une activité « contre-théologique », alors redisons-le, que les théologiens ont toujours insisté sur le fait que la parole de Dieu était toujours inépuisable, et affirmé que les mystères chrétiens étaient des vérités destinés à toujours nous rester incompréhensibles ?

Haussons donc les épaules et continuons notre lecture : « Des recherches récentes (J.-P. Vernant) ont mis en lumière la nature constitutivement ambiguë de la tragédie grecque ; le texte y est tissé de mots à sens double, que chaque personnage comprend unilatéralement (ce malentendu perpétuel est précisément le "tragique") ; il y a cependant quelqu'un qui entend chaque mot dans sa duplicité, et entend de plus, si l'on peut dire, la surdité même des personnages qui parlent devant lui : ce quelqu'un est précisément le lecteur (ici l'auditeur)  [74]».

Une fois de plus Roland Barthes ne sait vraiment pas ce qu'il dit. Si la nature de la tragédie grecque est « constitutivement ambiguë »,  il est bien étrange qu'il ait fallu attendre des « recherches récentes » et Jean-Pierre Vernant pour l'apercevoir. Voilà qui est bien fâcheux. Cela semble indiquer, en effet, ou bien que les grands tragiques grecs ont tous été totalement incapables de se faire comprendre, ou bien que, pendant plus de deux millénaires, les spectateurs ou les lecteurs ont fait montre d'une étonnante unanimité dans l'inintelligence des textes. Mais, aussitôt après nous avoir dit qu'il a fallu attendre le vingtième siècle pour comprendre la nature profonde de la tragédie grecque, Roland Barthes nous explique que le lecteur ou l'auditeur n'a, lui, aucune peine à le faire. C'est à croire que depuis toujours les spectateurs et les lecteurs ont été au courant des études récentes sur la tragédie grecque.

La suite est peut-être plus étonnante encore : « Ainsi se dévoile l'être total de l'écriture : un texte est fait d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les une avec les autres en dialogues, en parodie, en contestation ; mais il y un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu ce n'est pas l'auteur, comme on l'a dit jusqu'à présent, c'est le lecteur : le lecteur est l'espace même où s'inscrivent, sans qu'aucune ne se perde toutes les citations dont est faire une écriture ; l'unité d'un texte n'est pas dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu'un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit. C'est pourquoi il est dérisoire d'entendre condamner la nouvelle écriture au nom d'un humanisme qui se fait hypocritement le champion des droits du lecteur  [75]».

« Ainsi se dévoile l'être total de l'écriture ». Il faut le reconnaître, Roland Barthes sait admirablement bien ménager ses effets de surprise. Il vient de proclamer son refus « d'arrêter le sens » et voilà qu'il prétend nous dévoiler « l'être total de l'écriture ». Il prône le sens fluide, le sens insaisissable, le sens évanescent, le sens qui ne se laisse pas prendre, il nous dit qu'il faut à tout prix éviter de donner un sens final à ses propos, mais, en même temps, il nous assène continuellement des formules définitives qui sont censées tout nous expliquer une fois pour toutes. Il raffole des déclarations catégoriques, des affirmations péremptoires, des assertions sans appel, sauf que les vérités nouvelles qu'il prend nous imposer, sont très contestables et le plus souvent franchement ineptes. Il affirme ici qu' « un texte est fait d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures ». Voilà justement une affirmation bien discutable. Tout d'abord, si les écrivains sont généralement cultivés, voire souvent très cultivés, ils ne le sont pas nécessairement. L'auteur du Coran était non seulement ignare, mais illettré. Son livre n'en a pas moins connu hélas ! un indéniable succès. Il y a certes des écrivains que les hasards de la vie ont mis en contact étroit et intime avec plusieurs cultures, mais la grande majorité des écrivains d'un même pays ont globalement la même culture, qui est peut être extrêmement riche et avoir des racines diverses. De plus et surtout, un écrivain ne mobilise pas toute sa culture à chaque fois qu'il ne prend la plume. Il ne fait appel à sa culture que lorsqu'il en a effectivement besoin et il n'en mobilise à chaque fois qu'une infime partie. 

Après nous avoir révélé qu'un « un texte est fait d'écritures multiples », Roland Barthes nous précise que seul le lecteur, et non l'auteur, peut prendre en compte cette multiplicité : « le lecteur est l'espace même où s'inscrivent, sans qu'aucune ne se perde toutes les citations dont est faire une écriture ». Ces lignes me plongent dans une très grande perplexité. Si je comprends bien Roland Barthes, l'auteur passerait son temps à citer à chaque instant d'innombrables textes à la fois, en mobilisant pour ce faire les cultures les plus diverses. Mais il ne s'en rendrait pas compte tandis que le lecteur, lui, ne laisserait échapper, lui, aucune de ces citations. Voilà qui est bien étrange cela et l'on aimerait avoir quelques explications.

Mais la suite du texte ne fait qu'accroître notre perplexité : « le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu'un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit ». Si l'on comprend bien, le lecteur ne serait donc pas un personnage réel : il n'a pas d'histoire, pas de biographie, pas de psychologie et sans doute aucune culture. Il ne sait peut-être même pas lire. Il n'en réussit pas moins l'exploit de tenir « rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit ». Comprenne qui pourra !

Roland Barthes conclut triomphalement : « C'est pourquoi il est dérisoire d'entendre condamner la nouvelle écriture au nom d'un humanisme qui se fait hypocritement le champion des droits du lecteur ». Les « c'est pourquoi » de Roland Barthes,  qui concluent généralement des propos absurdes, voire totalement dénués de sens, ne manquent pas de sel.  On croirait entendre un médecin de Molière : « Voilà justement ce qui fait que pourquoi votre fille est muette  [76]». Mais le plus plaisant, c'est la sourde colère qui monte en lui à la pensée que certains poussent l'obscurantisme et la mauvaise foi jusqu'à « condamner la nouvelle écriture ». On le sent tout frémissant d'indignation. Qu'on puisse ne pas être d'accord avec la « nouvelle écriture », qu'on puisse la contester, qu'on puisse la rejeter, c'est une chose qui le choque profondément, qui lui soulève le cœur. Et ce qui le révolte particulièrement, c'est qu'on ose le faire au nom de l'humanisme. Pourtant récuser, comme il le fait la raison, la science et même le sens, relève, semble-t-il, d'une attitude foncièrement antihumaniste.

Nous voici arrivés à la fin de l'article : « Le lecteur, la critique classique ne s'en est jamais occupée ; pour elle ; il n'y a pas d'autre homme dans la littérature que celui qui écrit. Nous commençons maintenant à ne plus être dupes de ces sortes d'antiphrases par lesquelles la bonne société récrimine superbement en faveur de ce que précisément elle écarte, ignore, étouffe ou détruit ; nous savons que, pour rendre à l'écriture son avenir, il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur  [77]».  

Tout d'abord il n'est pas exact de dire que la critique classique ne s'est jamais occupée du lecteur. Elle n'a jamais négligé de s'intéresser à la façon dont une œuvre avait être accueillie et à l'évolution de cet accueil au fil du temps, comme le reconnaît Antoine Compagnon : « En vérité, l'histoire littéraire n'avait pas tout ignoré de la réception. Quand on voulait ridiculiser le lansonisme, on s'en prenait non seulement à son fétichisme des "sources", mais aussi à sa recherche systématique des "influences"  [78]». Il ajoute, il est vrai : « On tenait compte de la réception, mais non sous la forme de la lecture, plutôt sous celle de l'écriture des autres œuvres à laquelle une œuvre donnait naissance. Les lecteurs n'étaient donc le plus souvent pris en compte que quand ils étaient d'autres auteurs à travers la notion de "fortune d'une écrivain", fortune essentiellement littéraire  [79]». Mais cela relève moins d'un choix que de la nécessité. Il va de soi qu'il est plus beaucoup aisé de connaître l'opinion d'un lecteur sur une œuvre, si, étant lui-même auteur, il l'exprime dans un livre. De plus et surtout il est tout à fait normal et naturel que la critique s'intéresse beaucoup plus aux œuvres qu'aux lecteurs. Ceux qui pensent aux lecteurs, ce sont les auteurs, car c'est pour eux qu'ils écrivent. Ils s'efforcent continuellement de tout faire pour que leurs livres puissent les séduire.

Roland Barthes conclut par l'affirmation que « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur ». Mais ce que veulent les lecteurs, ce sont des auteurs d'authentiques et de véritables auteurs ; ce qu'ils veulent, ce sont des auteurs dignes de ce nom ; ce qu'ils veulent, ce sont des auteurs qui ont quelque chose à leur dire et qui s'emploient à le dire le mieux possible. À moins d'être des snobs, mais ceux-ci ne sont pas de véritables lecteurs, ils n'ont que faire de prétendus auteurs qui prônent et pratiquent l'écriture libérée du sens, des auteurs qui avouent qu'ils ont un nègre et que c'est le langage.

Mais peu après avoir écrit « La mort de l'Auteur », Roland Barthes semble avoir quelque peu nuancé son propos, si l'on en juge par ce qu'il écrit dans Sade, Fourier, Loyola : « Le plaisir du Texte comporte aussi un retour amical de l'auteur. L'auteur qui revient n'est certes pas celui qui a été identifié par nos institutions (histoire et enseignement de la littérature, de la philosophie, discours de l'Église) ; ce n'est pas même le héros d'une biographie. L'auteur qui vient de son texte et va dans notre vue n'a pas d'unité ; il est un simple pluriel de "charmes" ; le lieu de quelques détails ténus, source cependant de vives lueurs romanesques, un chant discontinu d'amabilités, en quoi néanmoins nous lisons la mort plus sûrement que dans l'épopée d'un destin ; ce n'est pas une personne (civile, morale), c'est un corps  [80]».

Roland Barthes fait quelque peu marche arrière, mais il reste Roland Barthes. Les nouvelles définitions qu'il nous donne de l'auteur sont pour le moins déconcertantes et d'un ridicule achevé. S'il n'avait pas existé, personne assurément n'aurait jamais pensé à dire que l'auteur était « un pluriel de "charmes" », qu'il était « le lieu de quelques détails ténus » et « un chant discontinu d'amabilités ». Mais, pour Roland Barthes l'auteur est essentiellement « un corps » : il l'est viscéralement. Roland Barthes nous bassine avec le mot « corps », comme il nous bassine avec le mot « langage ».  Il se plaît à nous apprendre qu'il a un corps que tous les gens qu'il connaît ont un corps et qu'il n'en connaît pas qui n'ont pas de corps. Et l'on ne va évidemment pas le contredire sur ce pont. Il a raison : l'auteur a un corps, du moins de son vivant, mais les lecteurs normaux s'en moquent éperdument.

Mais il est temps de conclure. Quoi que puisse dire Roland Barthes l'auteur n'est pas mort et il n'est pas près de mourir. C'est par dépit qu'il veut à tout prix le faire mourir. S'il décrète la mort de l'auteur, c'est parce qu'il est, lui, un auteur mort né.

 

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NOTES :

[1] « Barthes ne goûtait guère l'œuvre de l'écrivain classique pour lequel il ne se sentait pas une attirance d'humeur » ( Roland Barthes moraliste , Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 29. C'est peu dire. Barthes n'aimait pas du tout Racine, si l'on se fie à ce qu'il dit à Jean Thibaudeau : « Autant j'aime Michelet, autant je n'aime pas Racine. Je n'ai pu m'y intéresser qu'en me forçant à y injecter des problèmes personnels d'aliénation amoureuse » (« Réponses », Tel Quel , automne 1971, Œuvres complètes , tome III, p. 1053).

[2] La première partie, « L'homme racinien », de loin la plus importante et la seule d'ailleurs sur laquelle portait ma thèse, est le fruit d'une commande du Club français du livre qui avait demandé » à Roland Barthes d'écrire une introduction générale et une brève étude de chacune des tragédies pour son édition du Théâtre de Racine.

[3] Jean Lacroix a été mon professeur de philosophie à la khâgne du Lycée du Parc. Je lui dois beaucoup : ses cours étaient aussi ronflants qu'ils était creux et j'ai pu apprendre ainsi, grâce à lui, à me méfier de tous ceux qui se payent de mots.

[4] Publié d'abord en anglais sous le titre « The Death of the Author » dans Aspen magazine , n° 5/6, 1967, puis en français en 1968 dans le numéro 5 de la revue Mantéia , il a été ensuite recueilli dans Le bruissement de la Langue, Essais critiques IV , Seuil, 1984, pp. 61-67. Il figure dans le tome III (pp. 40-45) des Œuvres complètes.

[5] Ce texte est paru dans le Bulletin de la Société française de philosophie , 969, n° 3, pp. 73-104. Il a été repris dans Dits et écrits , tome I, 1954-1975, Quarto, Gallimard, 2002, pp. 816-840.

[6] Voir http://www.fabula.org/compagnon/azuteur1.

[7] Œuvres complètes, tome III, p. 40.

[8] Dans S/Z , il la commente à peu près dans les mêmes termes : « L'origine de la phrase est indiscernable. Qui parle ? est-ce Sarrasine ? le narrateur ? l'auteur ? Balzac-auteur ? Balzac-homme ? le romantisme ? la bourgeoisie ? la sagesse universelle ? le croisement de toutes ces origines forme l'écriture » ( Œuvres complètes , tome III, p. 265).

[9] Œuvres complètes , tome III, p. 527. Roland Barthes a donné en annexe de son livre le texte de la nouvelle de Balzac ( Œuvres complètes, tome III, pp. 505-531).

[10] Ibidem .

[11] Ibid ., p. 528.

[12] Ibid., p. 529.

[13] Op. cit., p. 40

[14] Œuvres poétiques , édition de René Fromilhague et de Raymond Lebègue, « Les textes français »,collection des Universités de France, Les Belles Lettres, Paris,1968, tome I, p. 79.

[15] Éditions de Minuit, 1985, p. 92.

[16] Histoire des auteurs , collection Tempus, Perrin, 2013, p. 14.

[17] Odes et épodes , collection des Universités de France les Belles Lettres, 1954, p. 147.

[18] La France byzantine , Gallimard , 1945, collection10/18, p. 169. 

[19] Ibid. , pp. 169-170.

[20] Op. cit ., p. 41.

[21] Comme Philippe Sollers qui, notamment dans Logiques (Seuil, 1968), cite continuellement Mallarmé. Georges Mounin notait en 1978 que Mallarmé était redevenu la référence quasi sacrée pour à peu près tous les structuralismes et les formalismes littéraires » ( La littérature et ses technocraties , Castermann, 1978, p. 104).

[22] Roland Barthes va jusqu'à comparer l'importance de Mallarmé dans le domaine littéraire à celle de Marx dans l'histoire moderne : « Nous sommes un certain nombre à croire qu'il y a eu au XIX e siècle une coupure qui se rapprocherait de celle que nous évoquions il y a un instant, mais dans un autre éclairage, qui est ce qu'on appelle noblement maintenant la "coupure épistémologique". Elle est marquée par le nom de Marx, au niveau mondial ; au niveau littéraire, elle le serait par la tentative mallarméenne. Et de cette coupure naîtrait un âge nouveau du langage, dans le balbutiement duquel nous sommes et qui serait la modernité » (« Critique et autocritique », Tribune de Genève , 15 avril 1970, Entretiens avec Dominique James, Œuvres complètes , tome III, p.642).

[23] « Variations sur un sujet », Œuvres complètes , bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1945, p. 366.

[24] « Vingt mots clés pour Roland Barthes », Le Magazine littéraire , février 1975, repris dans Le Grain de la voix , Seuil, 1981, Œuvres complètes , tome IV, p. 852.

[25] Op. cit , p. 41.

[26] « Commentaires de Charmes », in Variété , ( Œuvres , tome I, Bibl. de la Pléia de, p. 1059).

[27] « Au sujet d' Adonis  », ibid ., p. 478.

[28] « Propos sur la poésie », ibid. . p. 1376.

[29] « Au sujet d'Adonis », op. cit ., p. 476.

[30] Op. cit ., pp. 41-42.

[31] Dans le Roland Barthes par Roland Barthes , figure une photo du bébé Barthes en barboteuse, accompagnée de la légende suivante : « Contemporains ? Je commençais à marcher, Proust vivait encore, et terminait la Recherche  » ( Œuvres complètes , tome IV, pp. 598-599.

[32] « Longtemps je me suis couché de bonne heure », conférence au Collège de France du 19 octobre 1978, reprise dans Le bruissement de la langue , Seuil, 1984, Œuvres complètes , tome V, pp. 463-464).

[33] Op. cit ., p. 178.

[34] Comme Jean-Jacques Brochier qui écrit notamment : « Il fallait en finir avec Lanson, Faguet, dont les deniers avatars s'appellent Picard, et ses notes de blanchisseuse sur Racine » (« le retour du Père Goriot », Le Magazine littéraire , septembre 1982, p. 6).

[35] « Nouvelle critique, ancienne querelle », Cahiers du Sud , n° 387-388, p. 320.

[36] Nouvelle critique ou nouvelle imposture , collection Libertés, Jean-Jacques Pauvert, 1965, p. 82, note 1.

[37] Sur Proust. Une lecture non conformiste de "À la recherche du temps perdu", Denoël/Gonthier, 1070, p. 195.

[38] Actes Sud, 1993.

[39] P.U.F., 2008.

[40] P.U.F., 2010.

[41] P.U.F., 2015.

[42] Œuvres complètes , tome III, p. 855.

[43] Op. cit ., p. 42.

[44] « J'ai une maladie : je vois le langage. Ce que je devrais simplement écouter, une drôle de pulsion, perverse en ce que le désir s'y trompe d'objet, me le révèle comme une "vision", analogue (toutes proportions gardées !) à celle que Scipion eut en songe des sphères musicales du monde. À la scène primitive, où j'écoute sans voir, succède une scène perverse, où j'imagine voir ce que j'écoute. L'écoute dérive en scopie : du langage je me sens visionnaire et voyeur » ( Roland Barthes par Roland Barthes , Œuvres complètes , tome IV, p. 735).

[45] « Les surréalistes ont manqué le corps », propos recueillis par Daniel Oster, Le Quotidien de Paris , 13 mai 1975.

[46] Op. cit., p. 43.

[47] La préparation du roman , Cours au Collège de France 1978-79 et 1979-80, éditions du Seuil, 2015, p. 242.

[48] Ibid. , p. 256.

[49] Ibid ., p. 323.

[50] Ibid. , p. 468.

[51] Ibid ., p. 450.

[52] Ibidem .

[53] Les Caractères , « Des ouvrages de l'esprit », 3, Garnier, 1962, p. 67.

[54] Op. cit ., p. 43.

[55] Ibidem .

[56] L'Art poétique , chant I, vers 172-173.

[57] Op. cit ., pp. 43-44.

[58] « Texte (théorie du) », Encyclopaedia Universalis , 1973, Œuvres complètes , tome IV, p. 451.

[59] « Vingt mots-clé pour Roland Barthes », propos recueillis par Jean-Jacques Brochier, Magazine littéraire , février 1975, Œuvres complète s, tome IV, p. 868.

[60] Op. cit ., p. 44.

[61] Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes , Gallimard, 2005, p. 408.

[62] Op cit ., p. 44

[63] Ibidem.

[64] « Le frisson du sens », Roland Barthes par Roland Barthes , Œuvres complètes , tome IV, p. 674.

[65] Le Tartuffe , acte IV, scène 5, vers 1440.

[66] Dans le livre qu'il a écrit en collaboration avec Claude Bremond sur le S/Z de Roland Barthes, Thomas Pavel, commentant la proclamation par Roland Barthes, dans la Quatrième de couverture, de sa volonté d'œuvrer à « l'édification (collective) d'une théorie libératrice du signifiant », lui objecte justement qu' « un signifiant libéré de son signifié devient par là même insignifiant » ( De Barthes à Balzac. Fictions d'un critique, critiques d'une fiction , Albin Michel, 1998, p. 96).

[67] L'Âge des lettres , Gallimard, 2015, pp. 25-26.

[68] Prétexte : Roland Barthes Colloque de Cerisy , collection 10/10 ; Union Générale d'Éditions, 1978, p. 257.

[69] Je n'ai malheureusement pas noté la référence. Je tiens à préciser que, si j'ai, comme l'autre rapporteur d'ailleurs, conclu au rejet de la candidature de M. Forest, c'est essentiellement parce que, diplômé de L'Institut d'Études politiques de Paris, il n'avait pas fait d'études littéraires.

[70] « Une écriture tragique », Roland Barthes , Poétique , n° 47, septembre 1981, p. 334.

[71] Roland Barthes par Roland Barthes , Œuvres complètes , tome IV, pp. 664-665.

[72] Mythologies , Œuvres complètes , tome I, p. 745.

[73] « Vingt mots-clé pour Roland Barthes », propos recueillis par Jean-Jacques Brochier, Le magazine littéraire , février 1975, Œuvres complètes , tome IV, p. 854-855.

[74] Op. cit ., p. 45.

[75] Ibidem .

[76] Le Médecin malgré lui , acte II, scène 4.

[77] Op. cit., p. 45.

[78] Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun , Points-Essais, éditions du Seuil, 1998, p. 172.

[79] Ibidem .

[80] Sade, Fourier, Loyola , préface, Œuvres complètes , tome III, p. 705. Citons aussi ces lignes : « Comme institution, l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique a disparu ; dépossédée, elle n'exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire, l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit ; mais dans le texte, d'une certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a besoin de la mienne (sauf à "babiller") » ( Le Plaisir du texte , Œuvres complètes , tome IV, p. 235).

 

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