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………La femme adultère sauvée par René Girard ?



…… Dans Quand ces choses commenceront (Arléa, 1994, pp. 179 sq.) René Girard s'est livré à une analyse de l'épisode évangélique de la femme adultère, analyse qu'il a reprise dans Je vois Satan tomber comme l'éclair (Grasset, 1999, p 90 sq.) en comparant cet épisode avec celui de la lapidation d'un mendiant raconté dans La Vie d'Apollonius de Tyane de Philostrate, lapidation grâce à laquelle Apollonius aurait réussi à mettre fin à une peste qui décimait éphèse [1]. L'analyse que donne René Girard de l'épisode évangélique suscite l'enthousiasme de M. Stéphane Vinolo : « Le commentaire de ce texte par René Girard est probablement un des sommets des interprétations que nous pouvons lire sous la plume de celui-ci […] René Girard livre une analyse à proprement parler magnifique de ce texte, qui lui permet de rendre compte de la totalité des éléments qui entrent en jeu » (René Girard : épistémologie du sacré, L'Harmattan, 2007, p. 159). Je ne partage aucunement cet enthousiasme. Je pense, bien au contraire, qu'une fois de plus René Girard tire le texte à lui et en propose une lecture erronée.

…… Commençons par rappeler le texte de l'évangile de Jean [2] tel que le cite René Girard : « Les scribes et les Pharisiens lui amènent alors une femme surprise en adultère et, la plaçant bien en vue, ils disent à Jésus : "Maitre, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. Moïse nous a prescrit dans la Loi de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu ?" Ils disaient cela pour lui tendre un piège, afin de pouvoir l'accuser. Mais Jésus, se baissant, se mit à écrire avec son doigt sur le sol. Comme ils insistaient, il se redressa et leur dit : "Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre !" Et, se baissant à nouveau, il se remit à écrire sur le sol. À ces mots, ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus vieux ; et Jésus resta seul avec la femme, qui était toujours là. Alors, se redressant, il lui dit : "Femme, où sont-ils ? Personne ne t'a condamnée ?" "Personne, Seigneur" répondit-elle. "Moi non plus, lui dit Jésus, je ne te condamne pas Va, désormais, ne pèche plus." (Jean, 8, 3-11)

…… Cet épisode fait évidemment écho à un certain nombre d'autres épisodes dans lesquels les scribes et les pharisiens cherchent également à mettre Jésus en difficulté en lui posant des questions embarrassantes pour essayer de l'amener à prendre des positions contraires à la loi mosaïque [3].

…… René Girard ne nie pas cet aspect du texte : « Jésus se trouve confronté à un dilemme redoutable. Il est soupçonné de mépriser la Loi. S'il dit non à la lapidation, le soupçon paraît confirmé. S'il dit oui, il trahit son propre enseignement, entièrement dirigé contre les contagions mimétiques, les emballement violents dont cette lapidation, si elle avait lieu, serait un exemple, au même titre que la passion » (p. 180). Il faut savoir gré à René Girard de bien vouloir commencer par tenir compte de ce qui constitue l'aspect essentiel du texte, à savoir qu'il raconte comment le Christ a réussi à éviter le piège qui lui était tendu pour essayer de l'amener à contredire soit la loi mosaïque soit son propre enseignement. Mais René Girard tire déjà fortement la couverture à lui en prétendant que l'enseignement du Christ est « entièrement dirigé contre les contagions mimétiques ». On le sait, René Girard est persuadé que le Christ est le premier grand annonciateur du girardisme (le deuxième est Shakespeare), mais on peut ne pas partager cette opinion [4].

…… Contrairement à ce qu'une lecture naïve du texte pourrait nous faire croire, le principal, le véritable problème du Christ n'est pas, selon René Girard, d'éviter le piège que lui tendent les scribes. Ou plutôt, s'il lui faut éviter le piège, s'il lui faut trouver une réponse qui lui permette de sortir du dilemme dans lequel on veut l'enfermer, c'est d'abord pour empêcher le meurtre horrible qui est sur le point de s'accomplir. Car, pour René Girard, il ne fait aucun doute que ceux qui ont amené la femme adultère ont bien l'intention de la lapider et qu'ils brûlent d'impatience de le faire. Le danger est imminent : « Lorsque Jésus lance sa phrase, la première pierre est le dernier obstacle qui s'oppose à la lapidation » (p. 93) Jésus doit réagir dans l'extrême urgence et, en même temps, avec une extrême prudence. Il est sur des charbons ardents. Il doit veiller à éviter le moindre regard, le moindre mot, le moindre geste qui puisse être mal interprété et provoquer la catastrophe :

…… « Avant de répondre à ceux qui lui demandent son avis sur l'obligation de lapider cette femme, inscrite dans la Loi de Moïse, Jésus se penche vers le sol et écrit dans la poussière avec son doigt.

…… « Ce n'est pas dans le dessein d'écrire, à mon avis, que Jésus se penche, c'est parce qu'il est penché qu'il écrit. Il s'est penché pour éluder le regard de ces hommes aux yeux injectés de sang.

…… « Si Jésus renvoyait leurs regards, ces hommes surexcités ne verraient pas son regard à lui tel que réellement il est, ils le transformeraient en un miroir de leur propre colère : c'est leur propre défi, c'est leur provocation qu'ils liraient dans le regard de Jésus, si paisible soit-il en réalité, et ils se sentiraient provoqués en retour. L'affrontement ne pourrait plus être évité et il entrainerait probablement ce que Jésus s'efforce d'empêcher, la lapidation de la victime. Jésus évite donc jusqu'à l'ombre d'une provocation » p. 98,

…… On le voit, toute l'analyse de René Girard repose sur la supposition que le risque est immédiat. Il se figure que les pharisiens, les « yeux injectés de sang », ont déjà chacun une pierre à la main, que certains ont déjà le bras levé, tout prêts à la lancer. Le Christ doit donc soigneusement éviter tout ce qui pourrait être interprété comme une provocation. Et c'est pour cela qu'il se penche selon René Girard. Il se penche pour que son regard ne croise pas celui des scribes et des pharisiens. ll ne se penche pas pour écrire sur le sol, mais il écrit parce qu'il s'est penché et qu'il veut ainsi masquer la véritable raison pour laquelle il s'est penché. René Girard affecte de croire qu'on ne sait pas et qu'on ne saura jamais ce qu'il a écrit : « On se demande toujours ce qu'il a pu écrire » (p. 181). Mais je crois qu'en réalité René Girard n'a aucun doute sur ce que le Christ a écrit. C'est par pure modestie, une modestie qui ne lui est pourtant guère habituelle, qu'il fait semblant de ne pas le savoir. Car il est persuadé que le Christ n'a pu écrire qu'une seule chose : « À ma place, que ferait René Girard ? ».

…… J'ai, quant à moi, quelque peine à le croire. Mais, à vrai dire, je ne crois pas non plus que le Christ se penche pour éviter de croiser le regard des scribes et des pharisiens. Comme le penseur de Rodin, il se penche tout simplement pour réfléchir[5]. On peut certes, penser qu'il veut éviter aussi de rencontrer les regards des autres, mais il veut d'abord réfléchir et il est difficile de réfléchir si l'on regarde dans les yeux ceux qui sont en face de vous. Carr le Christ a besoin, il a grand besoin de réfléchir. Le problème qui se pose à lui est, en effet, très difficile, si difficile qu'il peut paraître à première vue insoluble. Jésus semble bel et bien enfermé dans un dilemme et acculé à condamner Moïse ou à se renier lui-même. Il va pourtant s'en tirer d'une manière très habile grâce à cette réplique célèbre : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! ». René Girard croit que l'habileté du Christ consiste dans le fait d'évoquer « la première pierre ». Il a évidemment raison, et cela prouve qu'il n'est pas complètement dépourvu d'esprit logique, de nous faire remarquer que, s'il n'y a pas de première pierre, il n'y en aura pas de deuxième, ni de troisième, etc . Cela ne prouve pas pour autant qu'en empêchant la première pierre d'être jetée, le Christ empêche le déclenchement d'une violence mimétique. Car même si chacun des assistants est personnellement décidé à lapider la femme adultère, quoi que fassent les autres, si donc la lapidation n'est aucunement assimilable à un phénomène de contagion mimétique, il y aura toujours une première pierre, suivie d'une deuxième, puis d'une troisième etc. Dans ce cas, si celui qui s'apprêtait à lancer la première pierre se ravise au dernier moment, c'est le deuxième pierre qui devient la première, la troisième devenant la deuxième, et ainsi de suite. etc. En disant : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! » le Christ s'adresse à chacun des assistants, en particulier, qui est invité à scruter sa seule conscience pour se décider sans tenir compte de ce que peuvent décider les autres. 

…… Dans la réplique de Christ, René Girard fait un sort à « la première pierre », mais il néglige les mots les plus importants, les mots essentiels : « que celui qui est sans péché ». Car ce sont ces mots qui permettent au Christ de se sortir du piège des scribes et des pharisiens, d'échapper au dilemme dans lequel ils ont voulu l'enfermer. Le Christ ne dit pas qu'on ne peut pas qu'on ne doit pas lapider la femme adultère ce qui serait contredire Moïse. Il admet implicitement que l'on a le droit et même le devoir de le faire, puisque Moïse l'a dit, et il invite même ceux qui sont là à le faire. Il n'y met qu'une seule condition : il faut être soi-même sans péché. Mais il sait bien que cette condition est irréalisable et qu'aucun juif ne peut se dire sans péché. René Girard n'a pas vu que la formule du Christ fait écho à un verset très souvent cité (« Si iniquitates observaveris Domine, Domine, quis sustinebit ? ») d'un des psaumes les plus célèbres, le psaume 130, De profundis ad te clamavi, Domine. Le Christ ne contredit pas Moïse, mais il le neutralise en quelque sorte en faisant appel à une autre autorité sacrée pour les juifs, celle de David.

…… Si le Christ s'est tiré d'affaire, ce n'est donc pas parce que, grâce à sa prescience divine, il a pu lire René Girard deux mille ans à l'avance : c'est parce qu'il connaît bien la Bible. Certes, je ne l'ignore pas, on peut trouver dans les évangiles apocryphes des versions de l'épisode de la femme adultère qui paraissent donner raison à René Girard. Selon l'une de ces versions, la femme adultère après le départ des scribes et des pharisiens, aurait mumuré : « Merci René Girard ». Dans une autre version, la femme dit : « Merci Seigneur » et le Christ lui répond : « Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, c'est René Girard ». Je crois me souvenir que, dans une troisième version, la femme dit simplement : « Merci ». « Merci qui ? » lui dit alors le Christ. Et la femme répond : « Merci Jésus », ce qui ne satisfait pas le Christ qui répète sur un ton agacé : « Merci qui ? »La femme, après avoir réfléchi un instant, répond enfin : « Merci René Girard » et le Christ la bénit. Mais la crédibilité de ces diverses versions est contestée par la plupart des spécialistes, et, d'ailleurs, René Girard lui-même n'a pas cru pouvoir en faire état.

…… Par cette réplique très habile, le Christ a donc parfaitement réussi à se tirer d'une situation particulièrement délicate. Mais il n'est pas sûr du tout qu'il ait en même temps sauvé la femme adultère de la lapidation. Car il est fort probable quelle ne courait, en réalité aucun risque. Il est absolument sûr, en tout cas, que contrairement à ce que René Girard veut nous faire croire, elle ne courait aucunement le risque d'être lapidée sur le champ. René Girard a, en effet, omis de citer le début du texte dans lequel Jean nous indique que Jésus est en train d'enseigner dans le Temple. Et il se pourrait bien que cet oubli fût tout à fait volontaire. Car il s'agit d'une précision capitale qui ne s'accorde pas du tout avec l'interprétation que René Girard entend donner de l'épisode. Si la lapidation devait avoir lieu, elle ne saurait, en effet, s'effectuer dans le temple [6]. Le risque, s'il y en avait un, ne saurait en tous cas avoir été immédiat, et la scène que suggère René Girard qui nous invite à nous représenter les scribes et les pharisiens entourant la femme adultère « les yeux injectés de sang », impatients de lancer leur pierre, relève du cinéma.

…… Mais, en réalité, il est fort probable que la femme ne risquait aucunement d'être lapidée. René Girard note lui-même qu'« au premier siècle de notre ère, cette prescription était contestée. Certains la jugeaient trop sévère »(p 180) [7]. En fait la lapidation, n'était pas seulement contestée, parce que trop sévère. Elle était totalement abandonnée et il n'est même pas sûr qu'elle ai jamais été effectivement pratiquée. Thomas Römer écrit que « de nombreux rabbins se sont d'ailleurs demandés si la lapidation ou d'autres peines de mort prévues comme châtiment ont vraiment été appliquées à l'époque, ou s'il s'agit plutôt d'une rhétorique dissuasive ayant pour but d'empêcher les transgressions formulées dans ces lois [8]».

…… D'ailleurs, selon une autre version de l'épisode, tous ces scribes et ces pharisiens qui étaient venus trouver Jésus avaient couché avec la femme adultère et n'avaient aucunement l'intention de la mettre à mort parce qu'ils comptaient bien continuer à coucher avec elle. En réalité, elle était de mèche avec eux et avait librement accepté de les accompagner pour les aider à faire tomber Jésus dans le piège qu'ils avaient imaginé de lui tendre. Bien entendu, la véracité de cette version est, elle aussi, sujette à caution, mais j'aurais, quant à moi, tendance à lui accorder un certain crédit. Quoi qu'il en soit, on peut affirmer, me semble-t-il, non seulement que René Girard n'a certainement pas sauvé la femme adultère, mais que très probablement le Christ ne l'a pas sauvée, lui non plus, pour la seule et bonne raison qu'elle n'a jamais été vraiment en danger.


 

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NOTES :

[1] J'ai évoqué l'analyse que René Girard donne de cet épisode ainsi que la critique qu'en a faite Louis Benoist dans mon livre René Girard, un allumé qui se prend pour un phare, éditions Kimé, 2010 p. 125

[2] L'épisode de la femme adultère ne se trouve pas dans les Synoptiques mais seulement dans l'évangile de Jean.

[3] Voir notamment Matthieu 15, 1 sq ; 19, 1 sq ; 21, 23 sq ; 22, 1 sq.

[4] Voir mon livre René Girard, un allumé qui se prend pour un phare, Kimé, 2011, et notamment le dernier chapitre « René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète ».

[5] C'est ce que M. Vinolo ne comprend pas. Il pense que, si le Christ ne répond pas immédiatement, c'est pour la même raison qui lui fait éviter de regarder en face les scribes et les pharisiens, à savoir qu'il veut à tout prix éviter tout ce qui pourrait être interprété comme une provocation : Si jamais le Christ répondait immédiatement, ce pourrait à nouveau être interprété comme une provocation et cela ne ferait qu'augmenter la violence de la situation situation » (op. cit., p. 167).

[6] Elle se ferait sans doute aux portes de la ville, comme le préconise le Deutéronome pour les hommes ou les femmes qui se sont détournés de Yahvé pour adorer d'autres dieux : « Tu feras sortir aux portes de ta ville cet homme ou cette femme coupable de cette mauvaise action, et cet homme ou cette femme tu le lapideras jusqu'à ce que mort s'ensuive » (Deutéronome 17, 5 ).

[7] René Girard affirme que «la lapidation n'était requise que pour les épouses adultères, pas pour les époux »(ibidem). C'est inexact : « L'homme qui commet l'adultère avec une femme mariée, l'homme qui commet l'adultère avec la femme de son prochain devra mourir lui et sa complice » (Lévitique 20, 10)

[8] Dieu obscur. Cruauté, sexe et violence dans l'Ancien Testament, Labor et fides, 2009, p 101Parmi les rabbins auxquels pense Thomas Römer, il ya sans doute Aryeh Kaplan qui écrit au sujet de la peine de mort dans le judaïsme: « En pratique ces peines ne sont presque jamais invoquées, et existaient principalement comme un moyen de dissuasion et afin d'indiquer la gravité des péchés pour lesquels elles ont été prescrites. Les règles sévères codifiées dans la Torah afin de protéger l'accusé ont de fait rendues impossibles l'application de ces sanctions, le système pénal pouvant devenir brutal et barbare à moins d'être administré dans une atmosphère de la plus haute moralité et piété. Lorsque ces normes ont diminuées dans le peuple juif, le Sanhédrin a volontairement aboli ce système de sanctions » (Manuel de la pensée juive, tome II, pp. 170-171). Thomas Rômer n'est, semble-t-il, nullement girardien. Il ne cite René Girard qu'une seule fois à propos du livre de Job qui fait partie, dit-il, « des livres bibliques qui n'ont jamais cessé de parler aux hommes, aux croyants, comme aux non-croyants, aux philosophes et anthropologues » (p. 130 et il renvoie en note au livre de René Girard La route antique des hommes pervers. Mais son analyse du livre de Job ne tient aucun compte de celle de René Girard,

 

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