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………Un strip-tease attristant



…… Il est des livres qu'il n'est même pas nécessaire d'ouvrir pour être convaincu de leur parfaite ineptie. C'est le mérite qu'il faut reconnaître à un livre déjà ancien et qui semble n'avoir guère eu d'audience, mais que tout bon mécréant devrait avoir dans sa bibliothèque, je veux parler de l'inénarrable ouvrage de l'ex-chroniqueur religieux du Monde, M. Henri Fesquet, intitulé La Foi toute nue. Car, voulant résumer sur la couverture toute la substance de son livre, M. Fesquet réussit admirablement à en faire éclater aussitôt toute l'absurdité en deux phrases que voici : « Depuis Marx, Nietzsche et Freud, ces grands démystificateurs, le christianisme commence à sortir de l'enfance. L'héritage de Jésus est plus vivant que jamais  ». Passons (il y aurait trop de choses à dire !) sur le fait que M. Fesquet célèbre en Marx, en Nietzsche et en Freud de « grands démystificateurs ». Contentons-nous de nous demander naïvement comment M. Fesquet peut bien dire que « l'héritage de Jésus est plus vivant que jamais », alors qu'il vient de dire que « le christianisme commence à sortir de l'enfance » ? Car enfin, si le christianisme commence seulement à sortir de l'enfance, plutôt que de dire que « l'héritage de Jésus est plus vivant que jamais », ne serait-il pas plus juste de dire qu'il commence seulement à vivre ? Et c'est là justement qu'on ne comprend pas du tout. S'il fallait attendre Marx, Nietzsche et Freud pour que le message du Christ eût quelque chance de commencer enfin à être compris, pourquoi diable ! Dieu le Père a-t-il envoyé Jésus sur la terre dix-neuf siècles avant Marx ? N'aurait-il pas mieux valu qu'ils fissent leurs études ensemble et qu'ainsi le jeune Marx, qui avait sans doute, bien qu'il se soit beaucoup trompé, des capacités intellectuelles nettement plus grandes que Jésus de Nazareth, pût aider celui-ci à mieux comprendre lui-même le message dont il était porteur et à l'exprimer d'une manière plus claire ?

…… Mais, quand on ouvre le livre de M. Fesquet, on ne tarde guère à se dire qu'il aurait encore beaucoup mieux valu que le divin fiston restât à la maison. Car, à en croire M. Fesquet, le message du Christ aurait fort mal passé. M. Fesquet s'acharne à démontrer, en effet, que pendant dix-neuf siècles, l'Eglise n'a fait que s'égarer, que trahir l'Evangile, que déformer la parole du Christ. Et ainsi, au lieu d'être féconde, cette parole n'aurait cessé d'être stérilisante; au lieu d'être libératrice, elle n'aurait cessé d'être oppressive; au lieu de faire avancer l'humanité, elle n'aurait cessé d'entraver sa marche. Voilà assurément un phénomène bien étrange ! Par quelle mystérieuse malédiction cette parole que M. Fesquet nous dit être profondément, essentiellement révolutionnaire, a-t-elle engendré « des principes religieux qui ont justifié l'esclavage antique, magnifié le servage médiéval, défendu l'oppression du prolétariat »? Par quelle mystérieuse malédiction cette parole de Vérité a-t-elle été si longtemps le principal agent de l'obscurantisme ? Par quelle mystérieuse malédiction cette parole de Vie a-t-elle causé la mort de tant et de tant d'hommes ?

…… Quoi qu'il en soit, puisque l'expérience a été si négative, à ce que nous dit M. Fesquet, on se demande bien pourquoi il tient tellement à la relancer au moment même où elle semble avoir enfin achevé de produire ses effets les plus néfastes. Déformée ou non, la parole du Christ semble du moins avoir maintenant vraiment cessé de nuire, en mme temps qu'elle a cessé d'être vraiment entendue. Le mieux ne serait-il pas, ainsi que je m'étais permis de le suggérer dans un livre que M. Fesquet n'avait pas aimé du tout, de faire une croix dessus ? Mais M. Fesquet tient absolument à repartir à zéro. Il veut débarrasser la foi chrétienne de tous les oripeaux dont, selon lui, les théologiens se sont employés à l'affubler, pour revenir à la vraie doctrine du Christ dans toute sa pureté et sa simplicité. Et certes ! M. Fesquet a mille fois raison de penser que ce que le Christ a effectivement enseigné ne devait qu'assez peu ressembler à ce que l'Eglise enseigne de moins en moins, mais qu'elle a enseigné si longtemps. Il y a loin, en effet, entre la prédication de Jésus telle qu'on peut essayer de la reconstituer, d'une manière très vague et très incertaine, à travers les propos que rapportent les évangiles, et la dogmatique chrétienne telle que l'ont définie les papes et les conciles ! Il y a loin entre la sagesse primaire et bon enfant, la métaphysique puérile et floue enseignées par le Christ, et le très complexe corps de doctrine, le colossal échafaudage de dogmes qui s'est construit en son nom ! Il y a loin entre la modeste, l'humble cabane de balivernes que le Christ avait bricolée pour y accueillir quelques disciples, et l'immense et somptueuse cathédrale de fariboles que les théologiens ont édifiée au cours des siècles ! Ah ! certes ! le Christ serait tombé des nues, s'il avait pu lire le grand Dictionnaire de théologie catholique et prendre enfin connaissance de l'ensemble des vérités qu'il est censé avoir apportées aux hommes !

…… Mais, s'il est vrai que tous ceux qui, depuis saint Paul, n'ont cessé, au cours des siècles, d'ajouter à la parole du Christ, lui ont fait dire, non seulement ce qu'il n'aurait jamais songé à dire, mais peut-être aussi ce qu'il se serait énergiquement refusé à dire, il n'en est pas moins vrai que ce sont eux aussi qui lui ont assuré un succès et une audience sans précédent dans l'histoire de l'humanité. S'ils ont pu déformer sa parole, s'ils ont pu parfois la dénaturer, ils lui ont permis aussi de se répandre dans le monde et de traverser les siècles. Sans eux, le message du Christ se serait très probablement perdu dans les sables de la Palestine. Le naïf M. Fesquet s'étonne et regrette que les chrétiens ne s'en soient pas tenus à l'enseignement du Christ. Mais, s'ils s'en étaient tenus à l'enseignement du Christ, le christianisme serait resté une secte qui aurait disparu au bout d'un temps plus ou moins long. La secte n'est devenue une religion que parce que ses adeptes n'ont cessé de prendre la relève du fondateur, d'enrichir et de préciser toujours davantage le message simpliste et imprécis qu'il avait laissé. Si la foi chrétienne ne s'était pas chaudement habillée de tant d'épaisses balivernes, si elle ne s'était pas richement affublée de tant de fabuleuses fariboles, si elle était restée « toute nue », M. Fesquet ne l'aurait jamais connue.

…… M. Fesquet aurait voulu que la foi chrétienne s'en tînt aux niaiseries simplettes et aux sornettes sommaires des évangiles. Mais il méconnaît par là qu'il est non seulement dans la nature de la faribole de proliférer, mais que c'est, pour elle, le plus sûr moyen, pour ne pas dire le seul moyen de survivre. Certes, et le succès des grandes religions ou de croyances telles que l'astrologie le prouve surabondamment, on peut faire avaler à des centaines et à des centaines de millions d'hommes les stupidités les plus ridicules, mais, quel que puisse être hélas ! l'appétit de stupidités que manifeste notre espèce, il y faut tout de même certaines conditions. Il faut proposer des assortiments de sornettes aussi riches, aussi complets que possible. Les gens n'aiment guère se meubler l'esprit de fariboles de bric et de broc : ils préfèrent avoir des ensembles. Ils n'aiment guère acheter des balivernes dépareillées : il leur faut des services entiers. Ils veulent que les âneries forment une longue chaîne, que les stupidités se constituent en un long tissu, que les sottises s'associent en un vaste réseau. Si l'union fait la force, cela vaut aussi pour les sornettes. Le Vae soli ! vaut aussi pour les foutaises. Malheur à la sottise esseulée, à la sornette solitaire, à la faribole isolée ! Elles passeront du matin au soir ainsi que l'herbe des champs. Mais aux vastes futaies de foutaises, aux grandes forêts de fariboles, il leur est souvent donné de traverser les siècles.

…… Le plus étrange, c'est que le même M. Fesquet qui voudrait tant que la foi chrétienne pratiquât le naturisme, se montre tout de suite choqué dès qu'il la voit enlever ses vêtements. « Pour embarrasser un chrétien tout venant, point n'est besoin, constate-t-il, de lui poser des pièges, de l'interroger sur la portée de tel ou tel dogme. Il suffit de lui demander ce qu'il croit ». Et il s'en étonne, pour ne pas dire qu'il s'en indigne : « Après dix-neuf siècles de christianisme, nous en sommes là; après trois ou quatre ans de catéchisme; après six ans d'études secondaires bien souvent dans une institution libre ». Et certes la plupart des catholiques d'aujourd'hui manifestent à l'égard des grandes lignes de la foi chrétienne une ignorance parfois confondante et commettent souvent les erreurs les plus grossières sur des dogmes dont pourtant les noms leur sont, depuis l'enfance, tout à fait familiers. Ainsi ils ont tous entendu parler de l'Immaculée Conception et ils savent généralement que Bernadette Soubirous a affirmé que la Vierge s'était présentée à elle en lui disant : « Je suis l'Immaculée Conception » (formule, au demeurant, fâcheusement dépourvue de sens, Bernadette apparemment n'ayant elle-même pas très bien compris de quoi il s'agissait). Mais, si on leur demande ce qu'est le dogme de l'Immaculée Conception, ils vous répondent neuf fois sur dix que c'est l'affirmation que le Christ est né d'une vierge. Comment pourraient-ils savoir que c'est l'affirmation que Marie, seule de tous les êtres humains, a été conçue exempte de la souillure du péché originel, puisque souvent ils ne savent même plus ce qu'est le péché originel ?

…… On peut sans doute trouver qu'il est passablement ridicule, voire quelque peu indigne, de croire sans savoir au juste à quoi l'on croit. Mais, outre que l'histoire semble avoir largement montré que c'est souvent au prix de ce ridicule que la foi ne tue plus, M. Fesquet n'est certainement pas le mieux placé pour s'en offusquer. Certes il n'est nullement un chrétien tout venant et il connaît ses dogmes. Mais, ces dogmes, ou bien il n'y croit plus du tout, ou bien il les vide pratiquement de tout leur sens, ou bien il dit qu'il faut les renouveler, mais sans jamais nous expliquer vraiment comment on pourrait bien le faire (il se contente de nous dire qu'il faudrait chercher dans telle ou telle direction). La virginité de Marie ? M. Fesquet en pense ce qu'en ont toujours pensé tous les mécréants. Les notions traditionnelles de péché et de salut ? Elles sont devenues étrangères à l'homme d'aujourd'hui, mais sans doute pourrait-on remplacer la notion de salut par celle de « Libération ». Les notions de damnation et d'enfer ? « Elles sont à rayer du vocabulaire chrétien ». La Résurrection de la chair ? C'est un dogme qu'il faudrait renouveler et, pour ce faire, il faudrait « redéfinir les rapports classiques entre nature et surnature ». Le Mystère de la Trinité ? Il faudrait plutôt parler de « mythe trinitaire »et il serait urgent de « faire une théologie politique de l'Esprit Saint ». La foi toute nue de M. Fesquet, elle est si maigre, si décharnée et rachitique qu'on pourrait dire qu'il ne lui reste plus que la peau sur les os, si les os eux-mêmes ne semblaient avoir complètement fondu.

…… M. Fesquet ne sait pas ce qu'il veut. Il reproche aux chrétiens d'aujourd'hui de ne plus guère connaître les dogmes fondamentaux de la foi chrétienne. Mais il devrait s'en féliciter, au contraire, puisqu'il nous explique que ces dogmes n'ont jamais fait partie du message du Christ. Il devrait se réjouir et se dire que l'image que beaucoup de chrétiens d'aujourd'hui se font du Christ est sans doute bien plus proche, ou du moins beaucoup moins éloignée de la réalité, que celle que s'en faisaient un Pascal ou un Bossuet. Beaucoup de chrétiens d'aujourd'hui ne croient plus du tout que la mission du Christ était de racheter les hommes du péché originel; mais lui-même semble l'avoir toujours ignoré. Ils ne sont plus très sûrs que le Christ soit le fils de Dieu; mais lui-même ne semble en avoir jamais été vraiment sûr. Ils ne savent plus guère à quoi ils croient vraiment; mais le Christ et ses disciples ne l'ont sans doute jamais su eux-mêmes.

…… Plutôt que de vouloir à tout prix retrouver « la foi toute nue », M. Fesquet ferait beaucoup mieux de se décider à regarder une bonne fois bien en face la vérité toute nue. Cette vérité, que M. Fesquet ne veut pas voir parce qu'elle n'est assurément pas très agréable à regarder, mais qui crève pourtant les yeux et qu'il faut oser regarder en face, si l'on veut vraiment être un homme, c'est qu'il n'y a pas d'explication aux questions auxquelles la foi chrétienne prétend répondre, ou, du moins que, s'il y en a une, personne ne la connaît, personne ne l'a jamais connue. Ce que M. Fesquet se refuse à comprendre, c'est que les hommes de notre siècle, qui savent maintenant qu'il y a cent milliards d'étoiles dans leur galaxie et qu'il y a cent milliards de galaxies, et peut-être bien davantage, dans l'univers, ces hommes ne peuvent qu'être tous les jours un peu moins nombreux à croire à des légendes imaginées par de lointains ancêtres pour qui l'univers tout entier se réduisait à la terre, ou plutôt à la petite partie qu'ils en connaissaient. La maladie dont la foi chrétienne est en train de mourir, lentement mais inexorablement, c'est la vieillesse. Et M. Fesquet ne trouve rien de mieux que de l'inviter à pratiquer le strip-tease ! M. Fesquet a écrit tout un livre pour essayer de prouver que la foi devrait se mettre toute nue. Mais tout prouve, au contraire, et le livre même de M. Fesquet contribue à le prouver, qu'elle ferait beaucoup mieux d'aller se rhabiller.

 

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