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…………………………Un mauvais argument de Gélaste



On connaît la grande discussion qui, à la fin du premier livre des Amours de Psyché et de Cupidon de la Fontaine, oppose Ariste et Gélaste, le premier mettant le plaisir des larmes au-dessus du plaisir du rire et, par suite, affirmant la supériorité de la tragédie sur la comédie, le second soutenant la thèse inverse. On sait que Gélaste prétend que, le plus souvent et à la différence de la comédie, la tragédie nous touche peu parce qu'elle « ne nous représente que des aventures extraordinaires et qui vraisemblablement ne nous arriveront jamais [1]». Je n'entends pas me livrer ici à un examen général de la thèse de Gélaste qui a été souvent proposée en sujet de dissertation [2]. Je voudrais seulement attirer l'attention sur l'un de ses arguments que l'on passe généralement sous silence parce qu'on le considère sans doute comme secondaire. Et il l'est en effet. Mais il me paraît pourtant intéressant dans la mesure où, en y regardant de plus près, on s'aperçoit que, loin de confirmer sa thèse, comme le croit Gélaste, il est, au contraire, de nature à se retourner contre elle, en attirant l'attention sur un fait capital qui la contredit gravement, pour ne pas dire qu'il la ruine.
Si Gélaste pense que, d'ordinaire, la tragédie ne nous touche guère, il reconnaît portant qu'il y a parfois des exceptions : « nous sommes froids, dit-il, à moins que l'ouvrage ne soit excellent, que le poète ne nous transforme, que nous ne devenions d'autres hommes par son adresse et ne nous mettions en la place de quelque roi [3]». Mais, selon Gélaste, cela ne vaut guère mieux : « Alors j'avoue que la tragédie nous touche, mais de crainte, mais de colère, mais de mouvements funestes qui nous renvoient au logis pleins des choses que nous avons vues, et incapables de tout plaisir [4]». Ainsi ou bien, et c'est le cas le plus fréquent, la tragédie est médiocre et elle ne nous touche pas, ou bien elle est bonne et elle nous touche, mais alors c'est d'une façon si pénible qu'on en vient presque à regretter qu'elle soit bonne. Et c'est là que Gélaste croit pouvoir invoquer un fait qui lui paraît tout à fait décisif : « Pour preuve infaillible de ce que j'avance, prenez garde que, pour effacer les impressions que la tragédie avait faites en nous, on lui fait souvent succéder un divertissement comique; mais de celui-ci à l'autre il n'y a point de retour : ce qui vous fait voir que le suprême degré du plaisir, après quoi il n'y a plus rien, c'est la comédie. Quand on vous la donne, vous vous en retournez content et de belle humeur; quand on ne vous la donne pas, vous vous en retournez chagrin et rempli de noires idées [5]».
Gélaste s'appuie sur un fait exact : quand le spectacle comporte deux pièces, la première est toujours une tragédie ou une tragi-comédie, la seconde, une comédie ou une farce. Mais l'explication qu'il en donne apparaît très contestable, si l'on regarde les choses de plus près. Tout d'abord, comme Gélaste le reconnaît d'ailleurs (il dit seulement que cela se produit « souvent »), on ne fait pas toujours suivre une pièce grave d'une pièce gaie. Bien souvent, en effet, on ne donne qu'une seule pièce, et cette pièce est ou bien une comédie ou bien une tragédie. C'est ce que montre, pour la troupe de Molière, le registre de La Grange, comme le note René Bray : « Le plus souvent, Molière a monté un spectacle qu'on peut appeler simple : une tragédie comme Venceslas ou une comédie comme le Misanthrope [6]». Quand on donne deux pièces, il est vrai que la seconde est toujours une pièce comique et jamais une pièce tragique. Mais la première peut aussi bien être une comédie qu'une tragédie Si l'on fait parfois suivre une tragédie d'une comédie en trois actes (Venceslas et L'Ecole des Maris, Marianne et Les Fâcheux, Attila et Le Médecin malgré lui, Cléopâtre et L'Amour médecin [7]), on fait aussi bien se succéder deux comédies la première en cinq actes et la seconde en trois (Le Menteur et L'Ecole des maris, Le Misanthrope et Le Médecin malgré lui [8]). De même, quand la seconde pièce est réduite à une comédie en un acte ou à une farce, la première peut être indifféremment une tragédie ou une comédie (Nicomède et Les Précieuses ridicules, Marianne et Sganarelle, Sertorius et Gros-René ; L'Ecole des femmes et La Critique de L'Ecole des femmes, La Folle Gageure et Le Médecin volant [9]). Si la seconde pièce était destinée, comme le prétend Gélaste à effacer les impressions pénibles laissées par la tragédie, on ne devrait la donner que lorsque la première pièce est une tragédie, alors qu'on la donne aussi souvent lorsqu'il s'agit d'une comédie.
Il semble donc que cet usage ne réponde pas à l'intention de faire succéder le rire aux larmes, le comique au tragique, mais à celle de faire succéder une œuvre brève ou assez brève à une œuvre longue ou assez longue. Et il est aisé de comprendre pourquoi. Il est naturel que les comédiens, lorsqu'ils ont deux pièces à jouer, l'une longue et l'autre brève, préfèrent commencer par la pièce longue et garder la pièce brève pour la fin du spectacle quand ils risquent de se sentir fatigués. La même raison vaut aussi pour le public dont l'attention, au bout d'un certain temps, risque de se relâcher et auquel il vaut donc mieux proposer alors une pièce brève. Certes cette pièce brève est toujours une pièce comique et jamais une pièce tragique. Mais, pour pouvoir en conclure, comme le fait Gélaste, que l'on veut que la représentation s'achève sur une œuvre comique et non sur une œuvre tragique, il faudrait que l'on eût le choix. Or on ne l'a pas : s'il y a beaucoup de comédies en trois actes et d'innombrables comédies, d'innombrables farces en un acte, il n'y a guère que des tragédies en cinq actes. Si l'on veut terminer sur une pièce brève, on ne peut donc terminer que sur une pièce comique.
C'est là évidemment un fait qui mérite réflexion : comment se fait-il, alors qu'il y a tant de pièces comiques brèves, voire très brèves, qu'en revanche, il n'y ait, sauf de très rares exceptions, que des tragédies en cinq actes ? Un phénomène aussi constant peut difficilement s'expliquer par le hasard. Il semble indiquer que la tragédie s'accommode beaucoup plus mal de la brièveté que la comédie. Je me contenterai d'évoquer les œuvres de Molière et de Racine puisque c'est à eux d'abord que pensent Gélaste et Ariste [10]. Certes, la plupart des comédies les plus célèbres et les plus étudiées de Molière, l'Ecole des femmes, Le Tartuffe, Dom Juan, Le Misanthrope, L'Avare, Le Bourgeois gentilhomme, Les Femmes savantes,  sont en cinq actes. Certes, ses comédies en un seul acte sont beaucoup moins connues à l'exception des Précieuses ridicules. Mais il nous a laissé aussi dix comédies en trois actes (Les Fâcheux, L'Ecole des maris, Amphitryon, Georges Dandin, Les Amants magnifiques, Monsieur de Pourceaugnac, Le Médecin malgré lui, L'Amour médecin, Les Fourberies de Scapin, Le Malade imaginaire) qui sont toutes de grandes réussites, voire de grands chefs-d'œuvre comme Amphitryon ou Les Fourberies de Scapin, et surtout Le Malade imaginaire. L'exemple de Molière, mais on pourrait, bien sûr, en prendre beaucoup d'autres, suffit donc à prouver qu'un auteur comique peut très bien réussir à nous intéresser et à nous faire rire avec une pièce brève, voire très brève.
Racine nous le prouve, lui aussi, puisqu'il a écrit une comédie en trois actes, Les Plaideurs, qui est incontestablement un chef-d'œuvre. Mais il a aussi écrit une tragédie en trois actes, Esther, qui, si elle témoigne certes ! avec éclat du génie poétique de son auteur, reflète bien mal en revanche son génie tragique. À la différence de Roland Barthes qui, dans son Sur Racine, ne distingue en rien Esther des autres tragédies de Racine et en parle avec le plus grand sérieux, Raymond Picard est, lui, tout à fait conscient du fait qu'Esther  est davantage une pièce de patronage qu'une véritable tragédie et il en donne une explication :« Esther, Aman, Assuérus, Mardochée sont des personnages sans épaisseur, qui, souvent, n'arrivent pas à dissimuler la trame du récit biblique sur lequel ils sont tissés. Cette tapisserie orientale, dont le sujet est tiré de l'Ecriture, a l'exotisme anodin, conventionnel, et charmant de certains Gobelins ; mais la psychologie des figures ne saurait être qu'à deux dimensions. Aman est tout méchant ; Esther est toute bonne. Assuérus-Croquemityaine fait la grosse voix, mais il est rempli de bons sentiments. Mardochée, successeur des prophètes, est l'instrument lucide de la volonté de Dieu. Du reste, même s'il n'avait pas été tenu à une simplification moralisatrice, Racine aurait difficilement pu fouiller davantage la psychologie de ses héros : il n'en avait pas le temps ; en effet, si l'on met de côté les parties lyriques, il ne reste qu'environ huit cents vers, c'est-à-dire la moitié de l'étendue normale d'une tragédie. Comment donc la réalité psychologique des personnages qui s'enrichit et s'approfondit de scène en scène et de vers en vers dans Andromaque ou Bajazet, pourrait-elle être aussi grande dans Esther [11]? »
On pourrait, bien sûr, se demander, si c'est uniquement parce qu'il n'avait pas le temps d'approfondir la psychologie de ses personnages que Racine n'a pas réussi à faire d'Esther une tragédie digne de ce nom. Il est fort probable, en effet, qu'il n'y serait pas mieux parvenu, s'il s'était donné plus de temps en écrivant une pièce en cinq actes. Car, c'est le sujet d'abord qui ne le lui aurait pas permis Toujours est-il que Raymond Picard a mis le doigt sur un point capital : pour pouvoir donner à ses personnages une épaisseur psychologique, le dramaturge a besoin d'un minimum de temps.
Certes même en cinq actes une pièce est toujours beaucoup plus courte qu'un roman fût-il de dimensions modestes comme La Princesse de Clèves. Et c'est pourquoi les personnages de théâtre ne peuvent jamais, et de loin, offrir la même richesse psychologique que les personnages de roman. Quoi qu'il en soit, le dramaturge en choisissant d'écrire une pièce en cinq actes, le dramaturge se donne tout de même les moyens de doter ses personnages d'une plus grande consistance psychologique que s'il écrit une pièce en trois ou en un acte. Or, à la différence de l'auteur comique, l'auteur tragique a absolument besoin de donner à ses personnages un minimum de consistance psychologique. Les personnages comiques peuvent être des fantoches et ils le sont souvent, pour ne pas dire qu'ils le sont tous plus ou moins. Même le personnage d'Alceste tient du fantoche, et c'est pourquoi il nous fait rire, mais il a aussi une complexité psychologique, que n'ont ni Monsieur Jourdain ni Orgon ni Argan ni Harpagon, et c'est pourquoi aussi il nous fait rire beaucoup moins qu'eux. En revanche, un fantoche ne peut en aucune façon assumer le rôle de personnage tragique. Il faut être doté de l'imbécillité phénoménale de Lucien Goldmann, pour ne pas comprendre que, si le théâtre de Racine était, comme il le prétend, peuplé principalement de « pantins » et, en moindre quantité, de « monstres », il ne pourrait nullement remplir la mission qui est celle de la tragédie, à savoir de nous émouvoir. 
Si un personnage dont la psychologie se réduit quasiment à un seul trait, comme Harpagon que son avarice semble suffire à définir, peut facilement nous faire rire, il peut difficilement nous émouvoir. Pour qu'un personnage soit susceptible de nous émouvoir, il faut qu'il ait une certaine épaisseur humaine. Et, pour ce faire, il faut que l'auteur, faute de pouvoir, comme le peut le romancier, nous donner de lui une connaissance vraiment intime, nous fournisse néanmoins suffisamment d'éléments d'informations sur sa personnalité et sur son histoire. C'est pourquoi, bien que l'auteur tragique évoque beaucoup moins le passé de ses personnages que ne le fait généralement l'auteur de romans qui lui peut prendre tout son temps, il l'évoque pourtant beaucoup plus que ne le fait l'auteur comique. C'est pourquoi les scènes d'exposition dans la tragédie sont généralement plus développées que dans la comédie, les retours sur le passé beaucoup plus nombreux et beaucoup plus précis. On peut faire court, voire très court, quand on veut faire rire ; on ne le peut guère quand on veut émouvoir.
Loin donc de prouver que les personnages tragiques sont beaucoup plus éloignés de nous que les personnage comiques, le fait qu'invoque Gélaste s'explique, au contraire, par la nécessité dans laquelle se trouve l'auteur tragique de conférer à ses personnages une vérité humaine qui les rapproche de nous. Il en va tout autrement des personnages comiques et les plus grands sont, au contraire, ceux dans lesquels nous nous reconnaissons le moins Comme le dit fort bien Alain, « le trait le plus frappant d'Argan, de Purgon, de Sganarelle, de M. Jourdain et de M. Dimanche est qu'ils ne ressemblent à personne ; ce sont des passions sans le jugement [12]».


 

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NOTES :

[1] La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, édit. de Michel Jeanneret, Le Livre de poche classique, 1991, p. 126.

[2] Voir notamment Arsène Chassang et Charles Senninger, La Dissertation littéraire générale, Hachette Supérieur, 1992, tome 3, pp. 207-216.

[3] Op. cit., p. 126.

[4] Ibidem.

[5] Ibidem.

[6] Molière, homme de théâtre, Mercure de France, Paris, 1954, p. 153.

[7] Exemples cités par René Bray (ibidem)

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] On peut laisser Corneille de côté puisque toutes ses pièces, les comédies comme les tragédies, sont en cinq actes.

[11] Racine Théâtre, Poésies, édition de la Pléiade, Gallimard 1950, p. 808.

[12] Système des Beaux-Arts, Gallimard, 1920, p 188. On peut, bien sûr, s'étonner qu'Alain
ait cité Monsieur Dimanche qui ne paraît mériter ni cet excès d'honneur ni cette indignité. On
peut s'étonner, en revanche, qu'il n'ait pas cité Harpagon.

 

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