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…………………………La Présidente de Tourvel à Madame de Volanges



Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître un trait de M. de Valmont qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l'a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que ce soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu ! Enfin vous aimez tant à user d'indulgence, que c'est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement trop rigoureux. M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice; et voici sur quoi je le pense.
Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l'idée vous en était venue; idée que je m'accuse d'avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, et surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d'être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui *; et c'est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au Village de… une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d'avoir pu payer les impositions, non seulement s'était empressé d'acquitter la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d'argent assez considérable. Mon Domestique a été témoin de cette vertueuse action; et il m'a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux et avec lui, avaient dit qu'un Domestique, qu'ils ont désigné et que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du Village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n'est plus seulement une compassion passagère, et que l'occasion détermine  : c'est le projet formé de faire du bien; c'est la sollicitude de la bienfaisance; c'est la plus belle vertu des plus belles âmes : mais, soit hasard ou projet, c'est toujours une action honnête et louable, et dont le seul récit m'a attendrie jusqu'aux larmes. J'ajouterai de plus, et toujours par justice, que quand je lui ai parlé de cette action de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s'en défendre, et a eu l'air d'y mettre si peu de valeur lorsqu'il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite.
À présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour ? S'il n'est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? Quoi ! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu'une famille vertueuse reçût, de la main d'un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence ? et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ? Non. J'aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles; et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l'ennemi de la vertu. M. de Valmont n'est peut-être qu'un exemple de plus du danger des liaisons. Je m'arrête à cette idée qui me plaît. Si, d'une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l'autre, elle me rend de plus en plus précieuse l'amitié tendre qui m'unit à vous pour la vie. J'ai l'honneur d'être, etc.

P.S. - Mme de Rosemonde et moi nous allons, dans l'instant, voir aussi l'honnête et malheureuse famille, et joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur; c'est, je crois, tout ce qu'il nous a laissé à faire. De… ce 20 août 17**.

* Mme de Tourvel n'ose donc pas dire que c'était par son ordre ?



…………………………Laclos, Les Liaisons dangereuses (lettre XXII) [1].



C'est assurément une banalité de le dire, Les Liaisons dangereuses constitue le plus grand chef-d'œuvre du roman par lettres. Jamais personne avant Laclos, et jamais personne après lui, n'a su si bien s'accommoder des contraintes du genre ni surtout tirer un tel parti des ressources qu'il offre. Rien de tel pour le montrer que l'explication de textes, exercice auquel l'œuvre se prête particulièrement bien du fait que chaque lettre suppose pour être pleinement comprise et appréciée que le lecteur se souvienne aussi précisément que possible des lettres antérieures et se livre à de continuels rapprochements. La façon dont Laclos fait sans cesse appel à l'attention et à la sagacité du lecteur n'apparaît peut-être nulle part mieux que dans la lettre XXII dans laquelle la présidente de Tourvel raconte à Mme de Volanges la "bienfaisance" de Valmont.
Pour bien saisir tout l'intérêt de cette lettre, il convient de se rappeler la correspondance antérieure de Mme de Tourvel et de Mme de Volanges, c'est-à-dire la lettre VIII ( du 9 août) qui constitue la première lettre de Mme de Tourvel et dans laquelle elle informe Mme de Volanges que Valmont partage pour quelques jours avec elle l'hospitalité de Mme de Rosemonde, la lettre IX (du 11 août) qui est la réponse de Mme de Volanges mettant sévèrement en garde Mme de Tourvel contre Valmont et enfin la lettre XI (du 13 août), par laquelle Mme de Tourvel répond à son tour à Mme de Volanges et cherche à la convaincre que ses craintes ne sont point justifiées. Il faut aussi bien évidemment, mais ce n'est pas difficile puisqu'elle se trouve juste avant, avoir parfaitement présente à l'esprit la lettre XXI (du 20 août comme celle de Mme de Tourvel), dans laquelle Valmont fait à la marquise de Merteuil le vrai récit de sa "bienfaisance". Dans la lettre XV (du 15 août), il avait annoncé à sa complice qu'il avait su, par son chasseur, que Mme de Tourvel avait chargé un de ses domestiques de le suivre à son insu dans ses promenades matinales et qu'il cherchait le moyen de faire en sorte que cet espionnage tournât à son avantage. Dans la lettre XXI, il lui apprend qu'il a trouvé ce moyen et qu'il a parfaitement réussi. Son chasseur, qu'il avait chargé de lui "trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eût besoin de secours", l'ayant informé la veille qu'on devait, le lendemain matin (c'est-à-dire le 20 août), "saisir les meubles d'une famille entière qui ne pouvait payer la taille", il a donc employé sa matinée à se rendre, suivi, à distance, par le domestique de Mme de Tourvel, au village où habitait la famille en question pour accomplir sa bienfaisance intéressée. On notera que la lettre de Valmont, bien que placée avant celle de Mme de Tourvel, est, en réalité, écrite après elle. En effet, comme l'indique le post-scriptum, Mme de Tourvel écrit sa lettre au début de l'après-midi juste avant de partir, avec Mme de Rosemonde et Valmont, visiter les paysans secourus par celui-ci, tandis que la lettre de Valmont est écrite au retour de cette visite, en fin d'après-midi, puisqu'il va être interrompu par l'annonce que le souper est servi [2]. Mais, pour bien apprécier la façon dont le piège tendu par Valmont a fonctionné, il fallait absolument que l'on pût lire son récit avant celui de Mme de Tourvel. Ajoutons que, s'il est indipensable d'avoir lu la lettre XXI avant de lire la lettre XXII, on goûtera celle-ci encore plus pleinement a posteriori , quand on aura lu la lettre XXIII (du 21 août, 4 heures du matin), dans laquelle Valmont reprend son récit qu'il avait interrompu, à cause du souper, au moment de son retour au château, en fin de matinée.



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Le plan de la lettre de Mme de Tourvel est très simple  : on y trouve une introduction, un développement et une conclusion qui correspondent aux trois paragraphes. Mme de Tourvel annonce d'abord à Mme de Volanges qu'elle va lui faire connaître une action de Valmont qui devrait l'amener à modifier sensiblement la très mauvaise opinion qu'elle avait de lui jusqu'ici. Elle raconte ensuite en détail la bienfaisance de Valmont, en ne manquant pas de bien souligner tout ce qui donne encore plus de prix à sa générosité  : le caractère prémédité de son action et la modestie dont il a fait preuve. Elle invite enfin Mme de Volanges à en conclure avec elle que Valmont ne saurait être "un libertin sans retour" et que sa mauvaise conduite passée doit être imputée au "danger des liaisons".
Le premier paragraphe est un préambule particulièrement habile. C'est un préambule d'avocat qui a déjà commencé à plaider alors qu'il semble encore se contenter d'annoncer seulement qu'il va le faire. En effet, dans ces premières lignes, Mme de Tourvel ne dit pas seulement à Mme de Volanges qu'elle va lui apprendre une action de Valmont qui lui paraît de nature à la faire "revenir sur un jugement trop rigoureux" : elle prépare déjà très soigneusement cette révision. Elle commence par faire comme si Mme de Volanges attendait avec impatience depuis longtemps d'avoir l'occasion de changer d'avis sur Valmont : "Vous serez sans doute bien aise, Mme, de connaître un trait de M. de Valmont qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l'a représenté". Mais, si l'on se souvient du portrait que Mme de Volanges avait fait de Valmont à Mme de Tourvel, on sait qu'elle ne nourrissait aucune illusion sur les chances qu'il pouvait avoir de s'amender. Rappelons ce portrait : "Encore plus faux et dangereux qu'il n'est aimable et séduisant, jamais, depuis sa plus grande jeunesse, il n'a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il n'eut un projet qui ne fût malhonnête ou criminel. Mon amie, vous me connaissez; vous savez si, des vertus que je tâche d'acquérir, l'indulgence n'est pas celle que je chéris le plus. Aussi, si Valmont était entraîné par des passions fougueuses; si, comme mille autres, il était séduit par les erreurs de son âge, en blâmant sa conduite je plaindrais sa personne, et j'attendrais, en silence, le temps où un heureux retour lui rendrait l'estime des gens honnêtes. Mais Valmont n'est pas cela : sa conduite est le résultat de ses principes. Il sait calculer tout ce qu'un homme peut se permettre d'horreurs sans se compromettre; et pour être cruel et méchant sans danger, il a choisi les femmes pour victimes [3]. Mme de Tourvel se souvient fort bien de ces lignes, la suite de sa lettre nous le prouvera d'ailleurs. Nul doute qu'elle ne les ait relues plus d'une fois. Ce n'est pas Mme de Volanges qui était impatiente de pouvoir enfin réviser l'opinion qu'elle avait de Valmont; c'est Mme de Tourvel qui était impatiente d'avoir enfin une bonne raison de récuser les jugements très sévères généralement portés sur Valmont et particulièrement celui de Mme de Volanges. Elle prête ingénument sa propre joie à sa correspondante : "Vous serez bien aise d'apprendre… ", dit-elle à Mme de Volanges qui sera seulement perplexe et méfiante, mais c'est elle qui ne se sent plus de joie d'avoir maintenant la preuve que Valmont ne peut être celui que tout le monde dit qu'il est [4]. On notera la hâte avec laquelle elle s'empresse d'informer Mme de Volanges de la "bienfaisance" de Valmont. Elle l'a apprise en fin de matinée [5], et aussitôt après le déjeuner elle court s'enfermer dans sa chambre pour écrire à Mme de Volanges.
Faute de pouvoir convaincre Mme de Volanges qu'elle a mal jugé Valmont, Mme de Tourvel va très rapidement la convaincre qu'elle-même est prévenue en sa faveur autant qu'on peut l'être. Et cela apparaît dès la première phrase. Mme de Tourvel y relève, en effet, une double opposition  : une opposition quantitative entre une action de Valmont ("un trait"), la dernière, et une multitude d'autres actions ("tous ceux") et une opposition qualitative : ce dernier trait, et c'est assurément une litote, "contraste beaucoup" avec tous les autres. Ainsi Mme de Tourvel, sans en avoir sans doute clairement conscience, raisonne comme si la force de l'opposition qualitative compensait celle de l'opposition quantitative. Elle raisonne comme si la dernière action de Valmont contrastait si radicalement avec toutes ses actions antérieures qu'elle les annulait d'un seul coup. Mais c'est là fort mal raisonner, pour ne pas dire que c'est raisonner à l'envers : plus l'opposition qualitative est grande et plus il faut tenir compte de l'opposition quantitative, c'est-dire que plus le fait unique tranche sur tous les autres, et plus il y a lieu de s'en défier. Quand, après une très longue série d'expériences qui ont toutes donné le même résultat, on obtient soudain un résultat totalement divergent, il est bien évident qu'avant de remettre en cause toutes les expériences antérieures, il convient d'abord de se demander si la dernière expérience a bien été correctement conduite. Et, bien sûr, dans le cas présent, cela aurait été particulièrement indiqué. D'ailleurs, mais j'y reviendrai, si Mme de Tourvel avait songé à se poser cette question elle aurait pu trouver assez aisément des indices susceptibles de la mettre sur la voie. Quoi qu'il en soit, sans pousser évidemment la discussion aussi loin, Mme de Volanges ne manquera pas de lui faire remarquer qu'une seule bonne action ne saurait faire oublier aussitôt tout le passé de Valmont : "Vous voulez donc, Mme, que je croie à la vertu de M. de Valmont ? J'avoue que je ne puis m'y résoudre, et que j'aurais autant de peine à le juger honnête, d'après le seul fait que vous me racontez, qu'à croire vicieux un homme de bien reconnu, dont j'apprendrais une faute. (…) Ecoutez, si vous voulez la voix du malheureux qu'il a secouru; mais qu'elle ne vous empêche pas d'entendre les cris de cent victimes qu'il a immolées [6].
Notons enfin, pour en finir avec cette première phrase, que, bien qu'elle n'ignore pas que Mme de Volanges connaît fort bien Valmont qu'elle reçoit chez elle [7], Mme de Tourvel affecte de croire que la mauvaise opinion qu'elle a de lui, n'est guère fondée que sur des on-dit et que le portrait si sévère qu'elle en a fait dans sa lettre, exprime moins un point de vue personnel qu'il ne reflète le jugement des conversations de salon. De là à penser que la détestable réputation de Valmont pourrait bien être imputable, du moins pour une assez large part, à la malveillance et à la jalousie, il n'y a qu'un pas que Mme de Tourvel avait, d'ailleurs, déjà commencé à franchir avant d'apprendre la bonne action de Valmont. En effet, répondant à Mme de Volanges, dans sa lettre du 13 août, elle disait de Valmont : "Lui-même convient d'avoir eu beaucoup de torts, et on lui en aura bien aussi prêté quelques-uns [8]" et l'on peut penser que le "quelques-uns" était une litote.
Mme de Tourvel, qui soupçonne peut-être plus ou moins confusément que Mme de Volanges pourrait bien ne pas se réjouir autant qu'elle le devrait de la nouvelle qu'elle lui apprend, croit bon de bien lui indiquer ensuite les raisons qu'elle a de le faire : "Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que ce soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu. Enfin vous aimez tant à user d'indulgence, que c'est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement trop rigoureux". Le ton se fait insistant, le rythme est quasi oratoire avec un groupement ternaire d'éléments de plus en plus longs [9]. On le sent, Mme de Tourvel plaide déjà : elle plaide en faveur de la révision du procès de Valmont. Et elle le fait avec une indéniable habileté. Elle commence par des maximes générales ("Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que ce soit, si fâcheux… "), mais, si ce qu'elle dit vaut pour tout le monde, on devine aisément que, dans l'esprit de Mme de Tourvel, cela vaut tout particulièrement pour Mme de Volanges : moins que personne, une femme, comme elle, d'une haute moralité et volontiers moralisante, ne peut, ne saurait prendre plaisir à penser du mal des autres et à ne leur trouver que des vices. Elle le peut d'autant moins, et Mme de Tourvel a su garder pour la fin l'argument ad hominem, qu'elle dit elle-même chérir l'indulgence plus que toute autre vertu. Mme de Tourvel se souvient, bien sûr, de ce que lui a écrit Mme de Volanges ("Mon amie, vous me connaissez; vous savez si, des vertus que je tâche d'acquérir, l'indulgence n'est pas celle que je chéris le plus [10]") et elle s'en sert, non sans malice, contre sa "respectable amie". Alors que celle-ci n'avait évoqué son culte de l'indulgence que pour mieux prouver à Mme de Tourvel que le cas de Valmont lui paraissait absolument désespéré, la présidente le lui rappelle pour la mettre quasiment en demeure (c'est ce qu'elle fait dans la phrase suivante) de réviser son jugement. N'en doutons pas, Mme de Volanges ne va manquer de remarquer l'habileté avec laquelle Mme de Tourvel s'emploie à la convaincre.
Mais elle ne va pas manquer, non plus, de deviner la vraie raison qui la pousse à le faire. Outre qu'elle est assez fine et assez avertie pour cela, il n'est guère difficile, en effet, de lire entre les lignes l'intérêt que Mme de Tourvel porte à Valmont. Elle parle en général quand elle dit : "Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que ce soit", en même temps qu'elle feint de se mettre à la place de Mme de Volanges, mais comment ne pas sentir que, sans s'en rendre compte, elle parle d'abord d'elle-même et qu'en croyant se mettre à la place de Mme de Volanges, elle lui permet surtout de se mettre elle-même à la sienne et de lire dans son âme. C'est qu'en essayant de se mettre à la place de Mme de Volanges, Mme de Tourvel va beaucoup trop loin : elle se met si bien à sa place qu'elle lui prête ses propres états d'âme. Elle ne se rend pas compte que Mme de Volanges n'a pas les mêmes raisons qu'elle de se tourmenter au sujet de Valmont; elle ne se rend pas compte qu'il ne doit pas lui être si pénible de penser à lui, pour la bonne raison qu'elle ne doit pas le faire très souvent. Il n'en est évidemment pas de même pour Mme de Tourvel et il est facile de traduire ce que, sans le savoir, elle dit ici d'elle-même et de ce qu'elle ressentait, il y a quelques heures encore, avant d'apprendre la "bienfaisance" de Valmont : "Il est si pénible de penser désavantageusement de quelqu'un à qui on ne peut s'empêcher de penser sans cesse et dont on aimerait tant pouvoir ne penser que du bien".
L'aveu involontaire de ses sentiments pour Valmont se lit encore plus clairement, lorsqu'elle dit ensuite qu'il est "si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu". La naïveté de cette formule est bien amusante : certes, ceux qui n'ont que des vices semblent être bien mal placés pour faire aimer la vertu, et on pourrait la reprendre textuellement pour faire de l'ironie aux dépens de Mme de Tourvel et souligner à quel point elle est prévenue en faveur de Valmont [11]. Le conditionnel ("auraient"), vraiment désarmant, que Laclos lui prête, est une indéniable trouvaille. Car enfin qui peuvent être ces gens qui "auraient toutes les qualités nécessaire pour faire aimer la vertu" sinon des gens qui ont toutes les qualités nécessaires pour se faire aimer ? Sans doute, s'ils étaient vertueux, pourraient-ils faire aimer la vertu en plus; mais, en attendant, ils se font aimer malgré leurs vices, ils se font aimer avec leurs vices, et, qui sait ? ils pourraient peut-être finir par faire aimer le vice. Nul doute que Mme de Volanges saura bien lire derrière la formule apparemment incongrue de Mme Tourvel ce qu'elle n'ose pas se dire à elle-même  : "Il est si fâcheux, quand on est une femme vertueuse, de ne trouver que des vices chez l'homme qu'on aime".
À l'évidence, ce soulagement quasi euphorique que Mme de Tourvel promet à Mme de Volanges au début de sa lettre, il est celui qu'elle éprouve elle-même, maintenant que la bienfaisance de Valmont l'a enfin convaincue qu'il vaut beaucoup mieux que sa réputation [12]. Elle en est si bien convaincue qu'elle parle moins comme un avocat qui cherche des circonstances atténuantes à un coupable que comme un avocat qui défend un homme injustement condamné et qui plaide pour la révision de son procès. Ce qu'elle réclame pour Valmont, c'est, en réalité, moins l'indulgence que la justice, comme le montre la dernière phrase de son préambule : "M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice, et voici sur quoi je le pense". Le "presque" est évidemment une atténuation de pure forme, Mme de Volanges étant implicitement accusée de diffamation ou, à tout le moins, de complicité de diffamation.
Mais Mme de Tourvel a hâte d'en venir au récit de la vertueuse action de Valmont et une rapide formule de transition ("et voici sur quoi je le pense") suffit à l'amener : "Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l'idée vous en était venue, idée que je m'accuse d'avoir saisie peut-être avec trop de vivacité". Rappelons que Mme de Volanges s'était étonnée, dans sa lettre, de voir Valmont s'enfermer à la campagne chez sa vieille tante et avait dit à Mme de Tourvel : "Si vous faisiez épier ses démarches, je suis sûre que vous découvririez qu'il n'a fait que prendre un asile plus commode, pour quelque noirceur qu'il médite dans les environs". N'en doutons pas, il s'agissait là d'un conseil que Mme de Volanges voulait donner à Mme de Tourvel, déguisé, non sans quelque hypocrisie, sous l'apparence d'une simple supposition. Il est difficile de savoir si Mme de Tourvel avait ou non compris qu'il s'agissait d'un conseil, toujours est-il qu'elle a retenu la suggestion. Bien sûr, elle s'est bien gardé de le dire à Mme de Volanges; elle a voulu, au contraire, lui faire croire qu'elle n'en avait aucunement l'intention, mais Mme de Volanges n'aura sans doute guère eu de peine à deviner qu'elle avait bien envie de le faire, en lisant ces lignes  : "J'ignore, au reste, si nous devons la conduite sage qu'il tient ici à quelques projets dans les environs, comme vous le supposez. Il y a bien quelques femmes aimables à la ronde; mais il sort peu excepté le matin, et alors il dit qu'il va à la chasse. Il est vrai qu'il rapporte rarement du gibier; mais il assure qu'il est maladroit à cet exercice. D'ailleurs, ce qu'il peut faire au-dehors m'inquiète peu, et si je désirais le savoir, ce ne serait que pour avoir une raison de plus de me rapprocher de votre avis ou de vous ramener au mien [13]. On le voit, si Mme de Tourvel affirme qu'elle se soucie peu de ce que Valmont fait au-dehors, elle ne manque pas de s'interroger quand même sur la vraisemblance de l'hypothèse de Mme de Volanges et de peser rapidement le pour et le contre. Mais ce qu'il y a de plus révélateur dans ces lignes, ce sont assurément les conditionnels de la fin ("si je désirais de le savoir, ce ne serait que… ) qui rappellent ceux de Mme de Volanges ainsi que le "ne… que". Les conditionnels de Mme de Volanges étaient hypocrites; ceux de Mme de Tourvel, ainsi que son "ne… que", respirent la mauvaise foi. Si elle se désintéressait vraiment de ce que Valmont peut faire, éprouverait-elle le besoin de justifier une curiosité purement hypothétique ? Comment ne pas voir qu' elle s'est déjà cherché et qu'elle a déjà trouvé une bonne excuse pour satisfaire une curiosité très réelle dont elle ne veut pas s'avouer la véritable raison, parce qu'il lui faudrait s'avouer qu'elle est amoureuse de Valmont, à savoir la jalousie qu'a éveillée en elle la supposition de Mme de Volanges ?
Cette curiosité, maintenant qu'elle a été satisfaite, Mme de Tourvel s'en accuse d'autant plus volontiers que son autocritique est en même temps une critique, indirecte mais très claire, de Mme de Volanges. En se frappant elle-même la poitrine, elle fait comprendre à Mme de Volanges qu'elle aussi, et plus encore, elle aurait lieu de le faire. Car, si Mme de Tourvel a commis une faute en se saisissant de l'idée de Mme de Volanges "avec trop de vivacité" (le "peut-être" est encore une atténuation de pure forme, mais que Mme de Tourvel n'aurait sans doute pas introduite, si elle n'avait été bien consciente qu'en battant sa propre coulpe, elle invitait Mme de Volanges à battre aussi la sienne), sa faute est évidemment moins grave que celle de Mme de Volanges qui a eu l'idée et qui s'est empressée d'essayer de la faire partager par Mme de Tourvel.
Mais, en réalité, si Mme de Tourvel éprouve des remords, c'est surtout parce qu'elle ne s'est pas contentée d'écouter les insinuations de Mme de Volanges; c'est surtout parce qu'elle a obéi à sa suggestion de faire suivre Valmont. Et cela, elle n'ose pas l'avouer à Mme de Volanges. Si elle n'ose pas l'avouer, ce n'est pas seulement pour la raison qui a déjà empêché Mme de Volanges de lui en donner ouvertement le conseil, à savoir le caractère indélicat du procédé; c'est aussi, c'est d'abord parce que c'est la jalousie surtout qui l'a poussée à le faire et que, sans en avoir clairement conscience, puisqu'elle ne se l'est pas avoué à elle-même, elle a néanmoins peur que Mme de Volanges ne le devine [14]. Mais, comme elle est une femme vertueuse, elle répugne à mentir, du moins d'une manière trop directe. Aussi a-t-elle recours à un procédé très jésuitique, la restriction mentale : "Heureusement pour lui, mais surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d'être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui; et c'est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite". La formule "devait aller du même côté que lui" est extrêmement amusante, et c'est sans doute parce qu'il craignait que le lecteur ne lui accordât pas toute l'attention qu'elle méritait que Laclos a cru devoir mettre une note : "Mme de Tourvel n'ose donc pas dire que c'était par son ordre ? [15]. En effet, si on la prend à la lettre, la formule est rigoureusement exacte. Mais elle n'en constitue pas moins, si l'on considère l'intention qui l'a dictée, un mensonge caractérisé, puisque Mme de Tourvel veut faire passer pour une simple coïncidence ce qui en est tout le contraire. Pour ce faire, elle emploie une expression volontairement imprécise, "du même côté que lui" (si elle avait dit "devait aller au village de…" ou "en direction du village de…", le mensonge eût été littéral) et elle joue habilement sur l'ambiguïté du mot "devait". Ah! certes, son domestique "devait" aller du même côté que Valmont, puisqu'il en avait reçu l'ordre exprès ! Il devait aller "du même côté que lui", quel que fût le côté où il irait et dût-il changer de direction à tout bout de champ.
Mais Mme de Tourvel ne sait pas mentir longtemps et, une nouvelle fois, elle va se trahir. Certes, lorsqu'elle dit : "Heureusement pour lui, et surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d'être injustes", si nous devinons, nous, qu'elle se sent d'autant plus soulagée que sa curiosité n'est pas restée seulement passive, mais qu'elle a été active, Mme de Volanges, elle, ne peut guère le faire. En revanche, quand elle ajoute : "et c'est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite", elle ne se rend pas compte que l'adjectif "heureuse" est, en l'occurrence, bien malheureux puisqu'il suffit à livrer à Mme de Volanges le secret qu'elle voulait tant lui cacher. En effet, si la curiosité de Mme de Tourvel était demeurée purement passive, si elle n'avait fait que se poser des questions, que se livrer à des supputations sur la façon dont Valmont employait ses matinées, sa curiosité aurait pu être considérée comme "répréhensible", du moins aux yeux d'une femme dévote et vertueuse, mais non pas comme "heureuse", car elle serait restée sans conséquences. Si Mme de Tourvel peut dire que sa curiosité a été "heureuse", si elle peut, tout en éprouvant encore quelques remords, s'applaudir finalement de sa faute et penser peut-être au fond d'elle-même que c'est sans doute la "divine providence" qui l'a poussée à commettre cette felix culpa, c'est évidemment parce qu'elle ne s'est pas contentée de se demander ce que Valmont pouvait bien faire pendant ses promenades matinales, mais qu'elle a voulu le savoir de façon sûre en le faisant suivre. Si l'on note, de plus, que le mot "heureuse" reprend le double "heureusement" de la phrase précédente, comment ne pas se dire qu'il y a certainement une relation de causalité entre la curiosité de Mme de Tourvel et la course de son domestique ? Nul doute que Mme de Volanges n'en tire cette conclusion.
La phrase suivante apprend enfin à Mme de Volanges en quoi a consisté la bonne action de Valmont : "Il (le domestique) nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au village de… une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d'avoir pu payer les impositions, non seulement s'était empressé d'acquitter la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d'argent assez considérable". Il n'y a, à première vue, presque rien à dire de cette phrase qui résume rapidement, mais exactement la bienfaisance de Valmont. Elle contient pourtant une inexactitude, très certainement voulue, que l'on ne découvre qu'a posteriori, en lisant la lettre suivante. À en croire Mme de Tourvel, le récit du domestique aurait été fait à Mme de Rosemonde en même temps qu'à Mme de Tourvel ("Il nous a rapporté"). Or voici ce qu'écrit Valmont, lorsqu'il reprend son récit au début de la lettre XXIII : "Je n'eus que le temps de faire une courte toilette, et je me rendis au salon, où ma Belle faisait de la tapisserie, tandis que le Curé du lieu lisait la Gazette à ma vieille tante. J'allai m'asseoir auprès du métier. Des regards, plus doux encore que de coutume, et presque caressants, me firent bientôt deviner que le Domestique avait déjà rendu compte de sa mission. En effet, mon aimable Curieuse ne put garder longtemps le secret qu'elle m'avait dérobé; et, sans crainte d'interrompre un vénérable Pasteur dont le débit ressemblait pourtant à celui d'un prône : « J'ai bien aussi ma nouvelle à débiter », dit-elle; et tout de suite elle raconta mon aventure, avec une exactitude qui faisait honneur à l'intelligence de son Historien [16]. On le voit, le domestique a d'abord fait son rapport à Mme de Tourvel (ayant été chargé par Mme de Tourvel d'une mission confidentielle, il ne pouvait évidemment lui en rendre compte en présence de tiers) et c'est elle qui a ensuite raconté la bienfaisance de Valmont à Mme de Rosemonde et au curé, en attendant, pour ce faire, que le héros de l'histoire fût là. Mme de Tourvel a donc menti à Mme de Volanges, et, cette fois-ci, il s'agit bien d'un mensonge littéral, même s'il est, en lui-même, beaucoup plus anodin que le précédent. C'est qu'un mensonge en entraîne généralement d'autres. Il y a une logique des faits, et, quand on a caché, déformé ou inventé un fait, on est souvent amené à en cacher, à en déformer ou à en inventer d'autres. Mme de Tourvel ayant voulu cacher à Mme de Volanges qu'elle avait fait suivre Valmont, elle a pensé qu'il valait mieux ne pas dire que son domestique lui avait parlé en aparté, de façon qu'il n'eût pas l'air d'être venu lui faire son rapport. Mais sa petite ruse est d'autant plus dérisoire qu'elle a déjà vendu la mèche.
Quant à la façon dont elle résume la bienfaisance de Valmont, on pourrait peut-être s'étonner un peu qu'elle le fasse si rapidement. Mais elle est pressée, ne l'oublions pas, et elle comptait sans doute revenir sur ce sujet dans une prochaine lettre et raconter en même temps la visite qu'elle s'apprête à rendre à "la malheureuse famille". Pour le lecteur qui connaît la vraie version des faits, il est amusant de relever que Mme de Tourvel a bien précisé que Valmont "s'était empressé d'acquitter la dette de ces pauvres gens". À ses yeux, cette promptitude rend, bien sûr, l'action de Valmont encore plus belle : il n'a écouté que son cœur et son cœur a parlé tout de suite. Mais nous, qui n'ignorons pas que Valmont ne s'est rendu au village de… que dans le dessein de faire ce qu'il a fait, nous savons bien qu'il n'avait aucune raison de ne pas le faire tout de suite et qu'au contraire cette promptitude faisait partie de la comédie qu'il était venu jouer, comme on le voit dans le récit qu'il fait à la marquise de Merteuil : "Cependant j'arrive au Village; je vois de la rumeur; je m'avance : j'interroge; on me raconte le fait. Je fais venir le Collecteur; et, cédant à ma généreuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres, pour lesquels on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir [17]. Le rythme de la phrase, avec la succession des brèves propositions indépendantes, rend bien le jeu de Valmont qui a voulu délibérément donner l'impression d'agir avec rapidité et décision, irrésistiblement poussé par ce qu'il appelle ironiquement une "généreuse compassion" .Il a donc parfaitement réussi.
Il se pourrait pourtant que Valmont se soit laissé prendre à son propre jeu et que Mme de Tourvel ne se trompe donc pas aussi complètement qu'on pourrait le croire. Elle n'a pas manqué de préciser que Valmont ne s'était pas contenté "d'acquitter la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d'argent assez considérable", voulant montrer par là qu'il n'avait pas seulement voulu leur apporter un secours momentané, mais les tirer durablement de la misère. Or, si le premier geste de Valmont était certes pleinement prémédité, le second paraît avoir été plus spontané et pourrait bien effectivement avoir été inspiré par quelque chose qui ressemble à une "généreuse compassion". Certes, l'explication qu'en donne Valmont à la marquise de Merteuil, est différente. Voici comment, après avoir évoqué les bruyantes manifestations de reonnaissance que son premier geste lui a valu, il raconte la chose : "J'avouerai ma faiblesse; mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. J'ai été étonné du plaisir qu'on éprouve en faisant le bien; et je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux, n'ont pas tant de mérite qu'on se plaît à nous le dire. Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé juste de payer à ces pauvres gens le plaisir qu'ils venaient de me faire. J'avais pris dix louis sur moi; je les leur ai donnés [18]. Valmont avoue sa "faiblesse", mais on devine qu'il a été encore plus ému qu'il ne veut bien le reconnaître devant sa complice et que son geste, qu'il essaie de faire passer pour une espèce de plaisanterie ("j'ai trouvé juste de payer à ces pauvres gens le plaisir qu'ils venaient de me faire"), a sans doute bien été dicté par un mouvement de vraie charité. Comme le dit Laurent Versini, la vérité "peut fort bien, une fois faite la part de la forfanterie, ne pas se confondre tout à fait avec la version réservée à la Marquise, et retenir des illusions de la Présidente une confiance relative en un Valmont dont l'ironie à l'égard de la vertu est peut-être la défense d'un cœur surpris de s'y ouvrir [19]. J'ajouterai que l'on perçoit chez Valmont, notamment quand il remarque que, pour cinquante-six livres, "on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir", un certain sens de la justice sociale qui paraît, en revanche, faire entièrement défaut à la vertueuse Présidente. Elle s'apitoie beaucoup sur le triste sort de la "malheureuse famille", mais elle ne songe pas à se dire qu'elle serait sans doute moins malheureuse, si le poids des impôts était plus équitablement réparti. Mme de Tourvel est certainement profondément bonne, mais son esprit critique est insuffisamment développé.
Quoi qu'il en soit, elle doit se dire que Mme de Volanges risque d'avoir quelque peine à croire à la réalité du fait qu'elle lui rapporte. Elle s'emploie donc à dissiper ses doutes et précise bien : "Mon Domestique a été témoin de cette vertueuse action". Le lecteur ne peut s'empêcher de s'amuser une fois de plus, lui qui sait bien que la "vertueuse action" n'a eu lieu que pour que le domestique de la Présidente en soit le témoin et que l'observateur était lui-même observé. Il se souvient, en effet, que Valmont a raconté à la marquise de Merteuil comment, en se rendant au village de…, il n'avait cessé de s'assurer qu'il était toujours suivi par l'espion de Mme de Tourvel, s'amusant à le faire courir, mais prenant bien soin pourtant de ne jamais le semer, comment, enfin, arrivé au village, il n'avait pas manqué de vérifier du coin de l'œil qu'il s'était bien mêlé aux paysans pour regarder la scène  : "Vous remarquerez que dans cette foule était surtout le fidèle espion [20].
Mais, si "le fidèle espion" a bien vu tout ce qu'il devait voir, il a aussi appris quelque chose dont Valmont n'avait sans doute pas prévu qu'il l'apprendrait. : "et il m'a rapporté de plus, poursuit, en effet, Mme de Tourvel, que les paysans, causant entre eux et avec lui, avaient dit qu'un Domestique, qu'ils ont désigné et que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du Village qui pouvaient avoir besoin de secours". Il est plus que probable qu'il y a une certaine hypocrisie dans la façon dont Mme de Tourvel présente les faits. Parce qu'elle ne veut pas avouer que son domestique était chargé d'espionner Valmont, elle fait comme s'il avait appris la chose par hasard, en écoutant parler les paysans et en parlant avec eux en toute innocence. Mais comment ne pas se dire, et Mme de Volanges va certainement se le dire aussi, qu'il a su les faire parler ? Une fois de plus, nous surprenons la vertueuse et dévote Présidente à pécher, il est vrai, ici bien légèrement, contre le huitième commandement.
Une fois de plus aussi, la lettre de Mme de Tourvel nous rappelle, pour notre amusement, celle de Valmont à la marquise de Merteuil. Nous nous souvenons, en effet, que, lorsque son domestique lui a appris qu'on allait saisir les meubles d'une famille, il a pensé à bien s'assurer "qu'il n'y eût dans cette maison, aucune fille ou femme dont l'âge ou la figure pussent rendre (s)on action suspecte". Certes, Mme de Tourvel ignore que Valmont s'est inquiété de cela. Toujours est-il qu'en s'extasiant, non seulement sur la bienfaisance de Valmont, mais aussi sur le fait que cette bienfaisance était préméditée et préparée, elle rend le triomphe de Valmont encore plus complet. On voit donc que la ruse de Valmont a réussi au-delà de ce qu'il avait lui-même prévu. Car, non seulement la petite comédie qu'il a jouée au village de… a bien produit tout l'effet qu'il en escomptait, mais les ordres mêmes qu'il avait donnés à son valet pour la préparation de cette comédie ont finalement contribué eux aussi à son plein succès, et cela, il ne l'avait pas prévu.
En évoquant, dans la lettre XXIII, la façon dont Mme de Tourvel a fait, devant Mme de Rosemonde et le curé du coin, le récit de sa bienfaisance, Valmont dira : "On eût dit qu'elle prêchait le panégyrique d'un Saint [21]. C'est bien l'impression qu'on a ici. Avec le balancement rhétorique ("ce n'est plus seulement… ; c'est… ), le rythme ternaire ("c'est le projet… ; c'est la sollicitude… ; c'est la plus belle vertu… "), le redoublement du superlatif ("la plus belle vertu des plus belles âmes"), on croirait lire du Bossuet. Mme de Tourvel, qui s'occupe certainement elle-même d'œuvres de bienfaisance, a entendu beaucoup de sermons sur la charité; peut-être a-t-elle lu aussi quelques ouvrages de morale chrétienne; on lui a souvent dit quelle distance, quelle différence il y avait entre une charité systématique et organisée, fruit d'une volonté constante et méthodique de secourir son prochain, et une charité passagère dictée par une compassion occasionnelle, si louable qu'elle puisse être. On lui a dit que l'essentiel était d'abord d'avoir de bons principes et ensuite de les appliquer le mieux possible dans ses actes. Elle s'en souvient ici pour mieux se convaincre elle-même, et pour essayer d'en convaincre Mme de Volanges qui, bien sûr, a reçu les mêmes leçons, que décidément Valmont vaut beaucoup mieux que sa réputation [22]. Il est assez plaisant de voir que, pour justifier Valmont, Mme de Tourvel se sert de préceptes moraux et de distinctions qu'on lui a sans doute enseignés au couvent.
Elle se souvient en même temps de ce que Mme de Volanges lui a dit de Valmont. Elle se souvient qu'elle le lui a dépeint comme un froid calculateur, comme un être dont la "conduite est le résultat de ses principes", comme un être qui jamais "n'a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet" et qui "jamais n'eut un projet qui ne fût malhonnête ou criminel [23]. C'est donc à dessein qu'elle emploie ici ce mot de "projet", qu'elle avait, d'ailleurs, déjà relevé en répondant à Mme de Volanges : "Ce redoutable M. de Valmont, lui disait-elle, qui doit être la terreur de toutes les femmes, paraît avoir déposé ses armes meurtrières, avant d'entrer dans ce Château. Loin d'y former des projets, il n'y a même pas porté de prétentions [24]. Mais ce mot qu'elle avait alors récusé ironiquement, elle est trop contente de pouvoir le reprendre maintenant à son compte pour obliger Mme de Volanges à admettre que, si Valmont est peut-être un homme de projets, il s'en faut bien, en tout cas, que ceux-ci soient toujours malhonnêtes ou criminels. On sent que Mme de Tourvel triomphe, mais le lecteur sait, lui, que c'est bien mal à propos. Il sait que, lorsqu'elle fait valoir que l'action de Valmont n'est pas le fruit du hasard, mais répond à un "projet formé", elle ne croit pas si bien dire. L'action de Valmont répond bien à un "projet formé", mais Mme de Tourvel ne sait pas que ce projet est celui de la séduire.
Elle semble se rendre compte qu'elle s'est peut-être laissée entraîner à célébrer la bienfaisance de Valmont avec trop de passion. Aussi continue-t-elle sur un ton plus calme : "mais, soit hasard ou projet, c'est toujours une action honnête et louable, et dont le seul récit m'a attendrie jusqu'aux larmes". Mais, si elle s'exprime en des termes plus mesurés ("une action honnête et louable"), elle n'en avoue pas moins qu'elle a été "attendrie jusqu'aux larmes". Ces larmes, les premières qui montent aux yeux de Mme de Tourvel à cause de Valmont, en annoncent beaucoup d'autres. Mais, comme ce sont les premières, elle n'en comprend pas la vraie nature [25]. Si elle les avoue à Mme de Volanges, c'est parce qu'elle croit ingénument n'avoir été émue que par le seul récit d'une action charitable. Et certes, une femme, comme Mme de Tourvel, à la fois vertueuse et sensible, peut fort bien être "attendrie jusqu'aux larmes" par un tel récit. Mais comment ne pas se dire, et Mme de Volanges ne va pas manquer de se le dire, que ces larmes sont sans doute bien ambigu‘s ? Comment ne pas se dire que la pensée de "la malheureuse famille", arrachée, grâce à Valmont, à la misère et au désespoir, n'en est pas la seule, ni même la principale raison ? Comment ne pas se dire que ces larmes ne sont pas seulement celles d'une femme vertueuse, mais aussi et surtout celles d'une femme amoureuse ?
Mais Mme de Tourvel n'a pas encore fini son panégyrique de Valmont : "J'ajouterai de plus, et toujours par justice, que quand je lui ai parlé de cette action de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s'en défendre, et a eu l'air d'y mettre si peu de valeur lorsqu'il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite". En disant que c'est "toujours par justice" qu'elle va faire valoir encore un trait qui est tout à l'honneur de Valmont, Mme de Tourvel veut, bien sûr, se défendre d'être prévenue en sa faveur, car elle se doute bien que Mme de de Volanges sera facilement portée à le supposer. Mais on peut penser qu'elle le dit aussi un peu pour elle-même, et que, si convaincue qu'elle puisse être des mérites de Valmont, elle a quand même besoin de se rassurer un peu sur son impartialité et de se répéter qu'elle ne fait que constater des faits qui parlent d'eux-mêmes. L'action charitable de Valmont, l'enquête qu'il a fait faire sur les habitants du village de… , sont des faits; c'est un fait aussi que lui-même n' a rien dit de son geste, qu'il a d'abord essayé de s'en défendre et ensuite de le minimiser. La stricte justice oblige donc à en conclure qu'il joint la modestie à la charité. Si celle-ci est "la plus belle vertu des plus belles âmes", celle-là en est le digne complément. Ici encore Mme de Tourvel se souvient des sermons qu'elle a entendus et des pieuses lectures qu'elle a faites. Elle se souvient qu'on lui a appris au couvent que la modestie était la parure de toutes les autres vertus, l'écrin qui les faisait briller de tous leurs feux. Mais le lecteur apprécie, lui, tout autrement la modestie de Valmont. Il sait bien que Valmont n'avait évidemment aucune raison de raconter lui-même à Mme de Tourvel ce que son domestique s'était déjà chargé de lui apprendre. Il sait, une fois qu'il a lu la lettre XXIII, que Mme de Tourvel ne lui en aurait, d'ailleurs, guère laissé le temps [26]. Il sait que Valmont avait, au contraire, tout intérêt, après avoir joué la comédie de la bienfaisance à la compléter par celle de la modestie. Et c'est, bien sûr, ce qu'il n'a pas manqué de faire, comme il nous l'apprend dans la lettre XXIII, lorsqu'il dit à la marquise de Merteuil qu'il a essayé d'arrêter le récit de Mme de Tourvel : "Vous jugez comme je déployai toute ma modestie : mais qui pourrait arrêter une femme qui fait, sans s'en douter, l'éloge de ce qu'elle aime ? Je pris donc le parti de la laisser aller [27]. L'habile alliance de mots ("je déployai toute ma modestie") suggère bien la comédie que Valmont a su jouer. Comme celle de la bienfaisance, elle a parfaitement réussi.
Il ne reste plus à Mme de Tourvel qu'à inviter Mme de Volanges à ratifier à son tour la conclusion de son amie : "A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour ?" À vrai dire, cette conclusion, Mme de Tourvel y était déjà pratiquement arrivée avant même que Valmont eût mis en œuvre la comédie destinée à l'en convaincre. Et, qui plus est, Mme de Volanges avait elle-même contribué, bien malgré elle, à l'aider à s'en convaincre. De la "lettre sévère [28]" qu'elle avait adressée à Mme de Tourvel, celle-ci avait surtout retenu ce qu'elle avait dit de la marquise de Merteuil  : "de toutes les femmes auxquelles il a rendu des soins, écrivait-elle, (…) seule elle a su lui résister et enchaîner sa méchanceté [29]. Et elle en avait aussitôt tiré argument pour suggérer à Mme de Volanges que Valmont ne pouvait pas être entièrement mauvais : "Je ne sais; mais il me semble que celui qui est capable d'une amitié aussi durable pour une femme aussi estimable, n'est pas un libertin sans retour [30]. Mais elle a "à présent" de bien meilleurs arguments; aussi le ton est-il bien différent. Elle avançait prudemment une hypothèse ("je ne sais; mais il me semble…); maintenant elle met quasiment Mme de Volanges au défi de la contredire ("A présent, dites-moi, ma respectable amie, si… ") On sent que, si sa "respectable amie" osait ne pas être d'accord avec elle, elle pourrait bien baisser dans son estime et lui sembler soudain moins "respectable".
Pour mieux contraindre Mme de Volanges à réviser le jugement qu'elle porte sur Valmont, Mme de Tourvel va avoir recours maintenant à une sorte de démonstration a contrario . Elle va lui montrer que, si elle persistait, après ce qu'il vient de faire, à regarder Valmont comme "un libertin sans retour", elle serait logiquement conduite à devoir accepter des conclusions inacceptables, du moins pour une femme vertueuse et pieuse. Une première interrogation oratoire est destinée à faire comprendre à Mme de Volanges qu'on devra alors renoncer à reconnaître les "gens honnêtes" à leurs actes : "S'il n'est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ?" On devine, et Mme de Tourvel doit bien le sentir, que la perspective d'un monde où l'on ne saurait plus trop comment distinguer les bons et les méchants, n'est guère faite pour plaire à une femme comme Mme de Volanges. De plus, en disant que, si des libertins invétérés se mettent à se comporter comme Valmont vient de se comporter, les "gens honnêtes" ne sauront plus que faire pour soutenir leur réputation, Mme de Tourvel pourrait bien suggérer très indirectement, mais Mme de Volanges est parfaitement capable de comprendre les insinuations les plus voilées, que les "gens honnêtes" feraient peut-être bien de commencer par en faire seulement autant que ces libertins.
Pour mieux souligner l'absurdité des conséquences auxquelles on aboutirait, si l'on s'obstinait à ne voir en Valmont qu'"un libertin sans retour", Mme de Tourvel a ensuite recours au conditionnel : "Quoi ! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu'une famille vertueuse reçût, de la main d'un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence ? et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ?" On le voit, avec l'exclamation initiale ("Quoi !"), les interrogations oratoires et le rythme ternaire ("les méchants partageraient-ils… ? Dieu permettrait-il… ? et pourrait-il se plaire… ?"), on a, de nouveau, un ton très oratoire. Dans son ardeur à convaincre sa "respectable amie", Mme de Tourvel se remet à prêcher. Si, un peu plus haut, on avait l'impression d'entendre le panégyrique d'un saint, on a maintenant l'impression d'entendre un sermon sur la Providence.
Une fois de plus, la lettre de Mme de Tourvel rappelle au lecteur, pour son amusement, ce que Valmont écrivait à la marquise de Merteuil. Lorsqu'elle dit : "les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ?", on se souvient que Valmont, nous l'avons vu, a reconnu avoir éprouvé un vif plaisir à faire le bien : "J"avouerai ma faiblesse; mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. J'ai été étonné du plaisir qu'on éprouve en faisant le bien; et je serais tenté de croire que ceux que nous appelons les gens vertueux, n'ont pas tant de mérite qu'on se plaît à nous le dire [31]. La réflexion sarcastique de Valmont sur "les gens vertueux" fait ressortir, par contraste, la naïveté, à la limite de la niaiserie, de la question de la Présidente. Certes, il ne serait pas juste que des méchants puissent goûter un plaisir que seuls les bons pourraient avoir mérité. Mais comment Mme de Tourvel peut-elle en conclure que ce n'est pas possible ? Suffit-il de montrer qu'une chose serait injuste pour prouver qu'elle ne saurait être ? Comment Mme de Tourvel ne se dit-elle pas qu'il y a beaucoup de choses, infiniment de choses, beaucoup plus choquantes, infiniment plus choquantes que ne pourrait l'être le plaisir éphémère éprouvé par Valmont ? Sans chercher bien loin, Mme de Tourvel n'aurait qu'à penser au sort de "la malheureuse famille" et à celui de tant d'autres qui n'ont pas eu, elles, la chance d'être secourues in extremis . Et, tant qu'à faire, elle pourrait peut-être aussi se demander s'il est vraiment bien juste que ceux qu'elle appelle les bons, qui sont aussi les riches et qui peuvent déjà se procurer tous les autres plaisirs, aient encore en plus "le plaisir sacré de la bienfaisance".
Mme de Tourvel suggère ensuite qu'en continuant à regarder Valmont comme un être foncièrement mauvais, Mme de Volanges mettrait ainsi en cause la sagesse de la Providence qu'on pourrait alors accuser d'inconséquence et d'irresponsabilité  : "Dieu permettrait-il qu'une famille vertueuse reçût, de la main d'un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence ?" La naïveté de la question est presque comique. Comme si Dieu n'en permettait pas bien d'autres ! On se dit que Mme de Tourvel n'a certainement pas lu Candide . Elle aurait une idée un peu plus juste de tout ce que Dieu peut permettre, de tout ce qu'il peut laisser faire, et, qui plus est, souvent en son nom. Quand elle demande ensuite : "et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ?", on aurait envie de lui rappeler, par exemple, qu'après la Saint-Barthélemy, pendant laquelle il ne s'était aucunement départi de son habituelle impassibilité, Dieu n'avait aucunement cru bon de s'offusquer et de faire savoir que la chose était peut-être un peu déplacée, quand, dans toute la France (le pape avait donné l'exemple à Rome), on avait chanté des Te Deum pour le remercier et le féliciter du massacre des protestants. Mais on se souvient aussi du récit de Valmont : "Après cette action si simple, vous n'imaginez pas quel chœur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants ! Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille, et embellissaient cette figure de Patriarche, qu'un moment auparavant l'empreinte farouche du désespoir rendait vraiment hideuse ! J'examinais ce spectacle, lorsqu'un autre paysan, plus jeune, conduisant par la main une femme et deux enfants, et s'avançant vers moi à pas précipités, leur dit : « Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu »; et dans le même instant, j'ai été entouré de cette famille prosternée à mes genoux [32]. Bien entendu, dans le rapport qu'il a fait à Mme de Tourvel, son domestique n'a certainement pas omis d'évoquer ce chœur de bénédictions et peut-être a-t-il même rapporté la phrase du paysan. Il est plaisant de voir que Mme de Tourvel en tire argument pour essayer de convaincre Mme de Volanges, et pour se convaincre elle-même encore un peu plus, que Valmont n'est décidément pas "un libertin sans retour". On ne sait si le domestique de Mme de Tourvel lui a rapporté aussi ce que Valmont raconte à sa complice à la fin de sa lettre : "J'oubliais de vous dire que pour mettre tout à profit, j'ai demandé à ces bonnes gens de prier Dieu pour le succès de mes projets [33]. En tout cas, il n'a pu lui dire quelle était la nature de ces projets. Et c'est bien dommage, car ça l'aurait dégrisée sur le champ.
La seule réponse qui, dans l'esprit de Mme de Tourvel, pouvait être apportée aux questions qu'elle posait, était tellement évidente qu'elle aurait certes pu se dispenser de la formuler elle-même. Elle le fait pourtant  : "Non". Et elle en tire ensuite les conséquences. Puisqu'on ne saurait douter de la sagesse de la "divine Providence", il faut bien admettre que Valmont n'est plus celui qu'il a été  : "J'aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles; et je ne puis penser que celui qui fait du bien, soit l'ennemi de la vertu". Selon Mme de Tourvel, on risque moins de se tromper en supposant qu'un libertin peut s'amender, qu'en mettant en cause la "divine Providence". Mais on devine aisément que, dans l'esprit de Mme de Tourvel, si dévote qu'elle puisse être, la peur de nuire à la réputation de la Providence est, en l'occurrence, moins évidente que l'envie ou plutôt le besoin de croire Valmont ami de la vertu. Ce besoin se lit déjà en filigrane lorsqu'elle dit : "J'aime mieux croire… ", et, plus clairement encore, lorsqu'elle ajoute : "et je ne puis penser que celui qui fait du bien, soit l'ennemi de la vertu". Elle dit  : "je ne puis penser", mais, si elle voulait être tout à fait sincère avec Mme de Volanges et d'abord avec elle-même, elle devrait plutôt dire : " je ne veux pas penser". Elle emploie une formule générale ("celui qui fait du bien"), mais il est clair que, s'il s'agissait de quelqu'un d'autre que Valmont, de quelqu'un dont elle ne serait pas secrètement amoureuse, le même geste ne lui semblerait sans doute pas suffisant pour contrebalancer un long passé très chargé.
Mais ce passé, ces "erreurs" si "longues" continuent quand même à troubler Mme de Tourvel. Faute de pouvoir les oublier, il lui faut se les expliquer. S'il n'est pas "l'ennemi de la vertu", comme il vient de le prouver, s'il est capable, au contraire, des actions les plus généreuses, alors comment a-t-il pu se conduire si longtemps comme il s'est conduit ? C'est, d'ailleurs, la question que, dans la soirée, elle va lui poser à lui-même : "Quand on est si digne de faire le bien (…), comment passe-t-on sa vie à mal faire ? [34]" Mais, à cette question, Mme de Tourvel a déjà trouvé une réponse qu'elle propose à Mme de Volanges : "M. de Valmont n'est peut-être qu'un exemple de plus du danger des liaisons". Et n'allons pas croire que c'est la bienfaisance de Valmont qui vient soudainement de faire germer cette idée dans l'esprit de Mme de Tourvel. Elle n'a fait que la confirmer dans un sentiment qu'elle semble, en réalité, avoir commencé à nourrir dès qu'elle a fait la connaissance de Valmont, comme en témoigne ce qu'elle dit de lui dans la première lettre qu'elle adresse à Mme de Volanges  : "Je ne le connaissais que de réputation, et elle me faisait peu désirer de le connaître davantage : mais il me semble qu'il vaut mieux qu'elle. Ici, où le tourbillon du monde ne le gâte pas, il parle raison avec une facilité étonnante, et il s'accuse de ses torts avec une candeur rare [35]. On le voit, elle est déjà portée à penser que le vrai Valmont n'est pas celui qu'on se plaît à dire et que son inconduite s'explique sans doute par l'influence néfaste du "tourbillon du monde", capable de "gâter" les meilleures natures, pour peu qu'elles soient un peu faibles. Et sans doute se dit-elle aussi que, s'il se laisse aisément influencer, il n'est peut-être pas impossible d'arriver à le faire changer de conduite. C'est, en tout cas, ce qu'elle a entrepris de faire : "Il me parle avec beaucoup de confiance, et je le prêche avec beaucoup de sévérité. Vous qui le connaissez, vous conviendrez que ce serait une belle conversion à faire  : mais je ne doute pas, malgré ses promesses, que huit jours de Paris ne lui fasse oublier tous mes sermons [36]. Certes, elle ne manque pas de se dire qu'il risque fort de retomber dans ses anciens errements, dès qu'il aura retrouvé son milieu habituel, mais on sent qu'elle est plus confiante qu'elle ne veut l'avouer. Aussi bien n'est-elle nullement ébranlée par la très sévère mise en garde de Mme de Volanges, bien que celle-ci ait tout fait, nous l'avons vu, pour lui ôter l'illusion que Valmont puisse s'amender, en le dépeignant, non comme un être faible, capable de se laisser entraîner, mais comme un froid calculateur. Elle semble, au contraire, plus que jamais convaincue que sa métamorphose, au moins apparente, est due au tout nouveau cadre de vie où il se trouve : "C'est apparemment l'air de la campagne qui a produit ce miracle [37]. Mais, bien sûr, elle l'attribue aussi et surtout à son influence et à ses sermons.
La bienfaisance de Valmont n'a donc fait que confirmer encore un peu plus Mme de Tourvel dans la conviction que seule l'influence des "liaisons" pouvait expliquer les étonnantes contradictions de sa conduite. Aussi, lorsque, dans la soirée, elle voudra connaître son explication à lui, il aura d'autant moins de mal à la lui faire admettre que ce sera précisément celle qu'elle avait déjà trouvée elle-même  : "Vous trouverez la clef de ma conduite dans un caractère malheureusement trop facile. Entouré de gens sans mœurs, j'ai imité leurs vices; j'ai peut-être mis de l'amour-propre à les surpasser. Séduit de même ici par l'exemple des vertus, sans espérer de vous atteindre, j'ai au moins essayé de vous suivre [38]. Bien sûr, il s'agit là d'un habile mensonge et le lecteur sait trop bien que Valmont n'a pas essayé d'imiter les vertus de Mme de Tourvel, mais qu'il s'en est servi pour lui tendre un piège. Pourtant, il se pourrait quand même que Valmont ne mente pas autant qu'il veut le faire croire à Mme de Merteuil et qu'il veut le croire lui-même. Certes, ce n'est pas ici le lieu d'essayer de cerner la personnalité de Valmont et de trancher la question de savoir s'il est vraiment un libertin invétéré ou s'il est effectivement susceptible de s'amender. Il faudrait, pour cela, faire appel à trop de textes et nous sommes encore bien près du début du roman. Mais on dispose déjà, à ce stade du roman, de quelques indications qui peuvent suggérer que Valmont n'est peut-être pas aussi bien fait pour la vie qu'il mène, que lui-même et les autres le croient. Outre, on l'a vu, le plaisir imprévu qu'il a éprouvé à faire le bien, il y a surtout ce qu'il dit dans la deuxième lettre qu'il envoie à la marquise de Merteuil, la lettre VI. Répondant aux remarques sarcastiques que la marquise avait faites, dans la lettre V, sur le physique, la mise et le mode de vie de Mme de Tourvel, Valmont défend celle-ci avec beaucoup de chaleur et d'une façon qui semble indiquer que, comme il le lui dira, il a bien été, du moins pour une part, "séduit (…) par l'exemple des vertus" [39]. On comprend aussi qu'il n'est pas vraiment satisfait de la vie qu'il a menée jusqu'ici puisqu'il dit à sa complice :"Soyons de bonne foi; dans nos arrangements aussi froids que faciles, ce que nous appelons bonheur est à peine un plaisir", alors qu'en revanche, auprès de Mme de Tourvel, il avoue n'avoir "pas besoin de jouir pour être heureux [40]. Ainsi donc, il se pourrait bien que Mme de Tourvel ait en partie raison de dire que Valmont est peut-être "un exemple de plus du danger des liaisons".
Mais le lecteur ne peut s'empêcher de se dire ironiquement qu'elle a encore plus raison qu'elle ne le pense elle-même. Car, si Valmont est peut-être bien un exemple du danger des liaisons, au sens que Mme de Tourvel donne à cette formule, il l'est aussi et d'abord en un tout autre sens. Il ne l'est pas seulement passivement; il l'est aussi, et bien plus évidemment, activement. Quand bien même il serait une victime du danger des liaisons, il est encore bien davantage un danger lui-même, et la liste de ses victimes est très longue, comme Mme de Volanges l'a rappelé à Mme de Tourvel [41], et comme elle le lui rappellera encore dans sa réponse [42]. Elle ne manquera pas, d'ailleurs, de relever la formule de Mme de Tourvel et de faire à ce sujet la remarque qui s'imposait : "quand il ne serait, comme vous le dites, qu'un exemple du danger des liaisons, en serait-il moins lui-même une liaison dangereuse ? [43]" Elle entend par là faire comprendre à la Présidente qu'à l'oublier, c'est elle-même qui risque fort de devenir aussi un exemple de plus du danger des liaisons.
Assurément Mme de Volanges, qui dira à Mme de Tourvel être effrayée de la chaleur avec laquelle elle le défend [44], aura deviné que la principale raison pour laquelle elle s'est persuadée que Valmont avait surtout été jusque-là la victime de ses mauvaises fréquentations, c'est qu'elle éprouvait un impérieux besoin de le croire. D'ailleurs, sans s'en rendre compte, Mme de Tourvel l'avoue elle-même lorsqu'elle ajoute naïvement : "Je m'arrête à cette idée qui me plaît". Bien qu'elle ait de pieuses lectures, elle n'a sans doute pas lu le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même de Bossuet. C'est bien dommage, car elle y aurait appris que "Le plus grand déréglement de l'esprit, c'est de croire les choses parce qu'on veut qu'elles soient, et non parce qu'on a vu qu'elles sont en effet [45]. C'est sans doute là une des choses les plus justes que Bossuet ait jamais dites, même si l'on peut penser qi'il était bien mal placé pour la dire. Quoi qu'il en soit, avant de s'arrêter à cette idée qui lui plaît, Mme de Tourvel aurait bien fait de chercher à savoir un peu mieux pourquoi elle lui plaisait. Peut-être alors aurait-elle ensuite été moins portée à s'y arrêter.
Elle va conclure sur cette idée pour souhaiter que Mme de Volanges consente à s'y rallier et pour amener l'amabilité finale dont elle a besoin : "Si, d'une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l'autre, elle me rend de plus en plus précieuse l'amitié tendre qui m'unit à vous pour la vie". Mais Mme de Volanges n'a évidemment pas la même raison de s'arrêter à cette idée et nous avons vu qu'elle ne le fera pas, en dépit du dernier effort que fait Mme de Tourvel pour l'y amener. Car, si elle termine sa lettre par des propos aimables envers Mme de Volanges, c'est, outre que cela se fait souvent [46], parce qu'elle veut essayer de l'amadouer, sans compter qu'elle juge peut-être nécessaire de faire un peu oublier le ton parfois acide de sa lettre et les critiques indirectes qu'elle contenait. Bien sûr, elle a pour elle beaucoup d'estime et une sincère amitié. Mais, on a pourtant l'impression que cette "tendre amitié" s'est un peu aigrie depuis la lettre de Mme de Volanges, et l'on se dit qu'elle pourrait bien ne pas résister à un refus de celle-ci de réviser le jugement qu'elle porte sur Valmont.
Sa lettre achevée, Mme de Tourvel a éprouvé le besoin de lui ajouter un post-scriptum, ne pouvant garder pour elle la joie qu'elle se promet à l'idée d'aller, avec Valmont et Mme de Rosemonde, rendre visite à "la malheureuse famille" : "Mme de Rosemonde et moi nous allons, dans l'instant, voir aussi l'honnête et malheureuse famille, et joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous". Mme de Tourvel ne dit pas qui, de Mme de Rosemonde ou d'elle, a eu l'idée de cette expédition, et Valmont, dans la lettre XXIII, ne le dira pas non plus à la marquise de Merteuil : "Après le dîner, les Dames voulurent aller voir les infortunés que j'avais secourus; je les accompagnai [47]. C'est assurément qu'il l'ignore. Certes, c'est une idée que Mme de Rosemonde peut très bien avoir eue. Mais Mme de Tourvel l'a certainement eue, elle aussi, et sans doute avant. Il y a donc de fortes chances pour que ce soit elle qui ait proposé cette visite. S'il en est ainsi, il faut noter qu'elle se garde bien de le préciser. Une nouvelle fois, sans en avoir vraiment conscience, elle dissimule un fait susceptible de faire deviner à Mme de Volanges ce qu'elle-même n'a pas encore deviné.
C'est, en effet, un plaisir très égoïste qu'elle se promet de cette expédition charitable. "Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur; c'est, je crois, tout ce qu'il nous a laissé à faire", explique-t-elle à Mme de Volanges. Mais c'est elle-même surtout qui veut se donner le grand plaisir de voir l'homme qu'elle aime fêté comme un héros. La sympathie attendrie qu'avant de la connaître, elle éprouve déjà pour "l'honnête et malheureuse famille", n'en est, bien sûr, que plus vive. En leur apportant ses "secours tardifs", elle ne fera ainsi, à l'instar de Valmont, mais sans en être consciente comme lui, que payer à "ces bonnes gens" la plaisir qu'il lui auront donné.



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Peu d'autres lettres, sans doute, dans Les Liaisons dangereuses, permettent autant que celle-ci de mesurer le caractère très concerté de l'art de Laclos et d'en apprécier toute la subtilité et la complexité. Bien sûr, cela tient tout d'abord au fait que nous avons ici le premier exemple, et peut-être le plus intéressant, d'un double récit du même événement. En lisant cette lettre après celle de Valmont à la marquise de Merteuil, nous pensons continuellement au plaisir, assurément très vif, que Valmont aurait éprouvé en la lisant, et, bien que nous n'ayons pas les mêmes intérêts que lui, nous le partageons assez largement. Nous nous amusons, comme il s'en serait amusé, de voir Mme de Tourvel relever l'empressement qu'il a mis à secourir "la malheureuse famille", préciser soigneusement que son domestique "a été témoin" du fait, insister très fortement sur le caractère non pas fortuit mais bel et bien prémédité de cette action et souligner enfin que, loin de chercher à en tirer gloire, Valmont avait fait preuve d'une étonnante modestie. Plus elle s'efforce de le justifier, plus elle exalte les vertus qu'elle croit avoir découvertes en lui, et plus elle rend manifeste le plein succès du tour diabolique qu'il lui a joué, plus elle fait éclater toute l'habileté qu'il a déployée pour la berner. Certes, en découvrant que Mme de Tourvel voulait voir en lui "un exemple de plus du danger des liaisons", il n'aurait pas manqué de penser qu'elle ne croyait pas si bien dire et qu'elle n'allait pas tarder à l'apprendre à ses dépens [48].
Mais l'intérêt de cette lettre n'est pas seulement de nous apprendre que la ruse de Valmont a parfaitement réussi. Si nous nous amusons de la naïveté de Mme de Tourvel, nous nous amusons aussi de la façon dont elle s'y prend pour essayer d'obliger Mme de Volanges à réviser le jugement très sévère qu'elle porte sur Valmont. Car nous nous apercevons que la douce Mme de Tourvel sait fort bien, sans avoir l'air d'y toucher, décocher de petits coups de griffes; nous découvrons que la naïve Mme de Tourvel peut argumenter avec une habileté qui confine à la rouerie; nous voyons que la candide Mme de Tourvel est très capable de faire de petits mensonges.
Ne pouvant guère se permettre de faire directement la morale à une femme comme Mme de Volanges, qui est nettement plus âgée qu'elle, et qui a fait son mariage, elle a l'art de recourir à des critiques indirectes, soupçonnant de façon voilée Mme de Volanges d'avoir peut-être un certain goût pour la médisance, alors qu'elle semble seulement exprimer de la compassion pour ceux qui sont obligés de penser du mal de quelqu'un d'autre, lui reprochant de s'être livrée à une supposition calomnieuse, alors qu'elle a seulement l'air de s'accuser elle-même de l'avoir acceptée trop facilement. Elle sait aussi se servir habilement de ce que lui a dit Mme de Volanges ainsi que de ce qu'elle sait être ses principes et ses convictions. Ainsi elle n'oublie pas de lui rappeler son culte avoué de l'indulgence pour la presser d'en montrer un peu à l'endroit de Valmont. Elle se souvient que Mme de Volanges, pour condamner plus radicalement Valmont, l'a distingué de ceux qui se laissaient entraîner par les passions, pour le ranger parmi ceux dont l'inconduite était le fruit de leurs principes et répondait à des projets formés, et elle reprend cette distinction en faveur de Valmont, en l'appliquant à son acte de bienfaisance. Et, bien sûr, elle ne perd pas de vue que Mme de Volanges est une femme très religieuse et qui ne saurait nourrir, à l'égard de la divine Providence, que des sentiments d'infinie vénération et de foi inébranlable. Aussi essaie-t-elle de l'obliger à cesser de considérer Valmont comme "un libertin sans retour", en lui montrant qu'après ce qu'il vient de faire, cela reviendrait à penser que Dieu n'est peut-être pas aussi respectable qu'on se plaît à le dire, et qu'à la différence de Valmont, il vaut sans doute moins bien que sa réputation. Enfin, à deux reprises, la vertueuse, l'innocente Mme de Tourvel va jusqu'à farder la vérité, d'abord en suggérant que son domestique s'est rendu par hasard au village de… , ensuite en disant qu'il lui a raconté l'action de Valmont en présence de Mme de Rosemonde.
Mais derrière tout cela, derrière ces petits mensonges, derrière cette habileté passablement jésuitique, derrière cette légère agressivité à l'égard de Mme de Volanges, comme derrière l'empressement naïf que met Mme de Tourvel à croire tout ce que Valmont a voulu lui faire croire, on devine aisément, et c'est ce qui fait finalement le principal intérêt de cette lettre, ce que Mme de Tourvel n'ose pas encore s'avouer à elle-même, à savoir qu'elle est amoureuse.
Si elle met tant d'ardeur à convaincre Mme de Volanges que Valmont ne saurait être "un libertin sans retour", c'est qu'en essayant de la convaincre, elle veut achever de se convaincre elle-même. Certes, depuis qu'elle le connaît, Valmont n'a cessé de lui faire une très bonne impression. Mais enfin elle ne le connaît que depuis quelques jours, et elle sait qu'il traîne derrière lui un passé très chargé. De plus, quoi qu'elle puisse dire, la "sévère lettre" de Mme de Volanges n'a pas pu ne pas la troubler et l'on voit, d'ailleurs, qu'elle s'en souvient fort bien. En même temps qu'à Mme de Volanges, c'est donc à elle-même que s'adresse Mme de Tourvel. En cherchant à vaincre l'hostilité résolue de Mme de Volanges à l'égard de Valmont, elle cherche à dissiper les dernières méfiances qu'elle nourrit encore au fond d'elle-même. Ainsi, en annonçant à Mme de Volanges, au début de sa lettre, qu'elle sera certainement trop heureuse de pouvoir enfin corriger la très mauvaise opinion que jusque-là elle avait de Valmont, c'est elle-même qu'elle invite en même temps à chasser enfin toutes les arrière-pensées qui l'empêchaient de s'abandonner vraiment à la joie d'aimer. En refaisant pour Mme de Volanges le récit de la bienfaisance de Valmont, récit qu'elle a déjà fait devant Mme de Rosemonde et le curé du lieu, c'est pour elle-même aussi qu'elle le refait, parce qu'elle ne se lasse pas d'y penser et de se dire que celui qui a agi ainsi ne peut être véritablement mauvais. En insistant sur le caractère prémédité du geste de Valmont, c'est elle-même qu'elle veut convaincre qu'il s'agit non pas d'un acte sans lendemain et sans réelle signification, mais d'un acte qui révèle vraiment une personnalité. En faisant valoir que jamais Dieu n'aurait pu laisser des gens honnêtes bénir un véritable libertin, c'est pour elle-même aussi qu'elle croit avoir trouvé en faveur de Valmont une raison d'ordre philosophique tout à fait irréfutable. Enfin, en proposant à Mme de Volanges d'expliquer la conduite passée de Valmont par le "danger des liaisons", c'est elle-même qu'elle invite à adopter définitivement cette explication, trop heureuse de pouvoir "s'arrêter" enfin " à une idée qui, depuis qu'elle connaît Valmont, n'a cessé de lui plaire de plus en plus.
Ainsi donc, ce que cette lettre ne cesse de nous dire, depuis la première ligne jusqu'à la dernière, c'est qu'en cherchant à justifier Valmont, Mme de Tourvel cherche à justifier l'homme qu'elle aime. Et c'est bien ce que comprendra Mme de Volanges qui se dira "effrayée" de la chaleur avec laquelle Mme de Tourvel défend Valmont. Et cela, Mme de Tourvel le dit d'autant mieux qu'elle ne le sait pas elle-même. En évoquant le récit qu'elle a fait à Mme de Rosemonde et au curé, Valmont dira, nous l'avons vu : "qui pourrait arrêter une femme qui fait, sans s'en douter, l'éloge de ce qu'elle aime ?" Il comprend donc fort bien que, si elle s'en était doutée, la crainte de se trahir l'aurait amenée à tempérer considérablement son enthousiasme. Il en va, bien sûr, de même du récit qu'elle fait à Mme de Volanges. Mais, si Mme de Tourvel ne semble aucunement se douter que l'ardeur passionnée qu'elle met à plaider la cause de Valmont, risque fort de paraître bien suspecte à sa correspondante, cela n'empêche pas pourtant qu'à deux reprises, une peur secrète de se trahir ne l'amène à altèrer légèrement les faits. Ainsi donc, bien que, dans la zone claire de sa conscience, elle ne sache pas encore qu'elle est amoureuse de Valmont, elle doit déjà le soupçonner obscurément tout au fond d'elle-même. Car elle ne craindrait pas, fût-ce inconsciemment, que quelqu'un d'autre ne lise dans son âme ce qu'elle-même n'y lit pas encore, si le processus psychologique qui la conduira à le faire, n'était pas déjà amorcé. Nous sommes donc à ce moment ambigu et nécessairement instable où l'amour est encore inconscient, mais où l'on sent bien qu'il ne pourra plus l'être très longtemps.
Mais, si Mme de Tourvel ne sait pas encore lire dans son âme ce que Valmont et Mme de Volanges y lisent déjà [49], il se pourrait bien, en revanche, qu'elle sache lire dans l'âme de Valmont ce que lui-même et ceux qui le connaissent le mieux, n'ont jamais su y lire. Si son amour l'aveugle sur Valmont, en la poussant à excuser trop facilement ses actes passés et à croire qu'il y avait en lui un saint qui sommeillait et qui vient de commencer à se réveiller, il lui permet aussi de deviner une secrète insatisfaction et un obscur désir de mener une autre vie, sans lesquels peut-être il n'aurait jamais été attiré par elle. Bien difficile à cerner assurément, la vérité sur Valmont doit se trouver quelque part entre ce qu'en pense Mme de Volanges et ce qu'en pense Mme de Tourvel. On le voit, cette lettre est d'une exceptionnelle richesse. Nous sommes encore bien près du début du roman, mais d'ores et déjà on pressent que Mme de Tourvel en sera le personnage peut-être le plus convaincant, sans doute le plus intéressant, sûrement le plus attachant.


 

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NOTES :

[1]  .Laclos, Œuvress complètes , éd. de Laurent Versini, bibl. de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1979, p.47-49. Toutes les références renverront à cette magistrale édition.

[2] Voir p.47 : "Mais on m'avertit que le souper est servi, et il serait trop tard pour que cette Lettre partît, si je ne la fermais qu'en me retirant".

[3] Lettre IX, p.26.

[4] Mme de Tourvel ne prêterait pas si facilement sa propre joie à Mme de Volanges, si elle était capable d'en analyser les raisons. De la même facon, un peu plus loin, faute d'oser s'avouer à elle-même la vraie raison de sa tristesse après le départ de Valmont, elle préfére attribuer cette tristesse à la compassion que lui inspire la vue de la tristesse de Mme de Rosemonde : "J'ai été vraiment peinée, écrit-elle à madame de Volanges, de la douleur de ma respectable amie; elle m'a touchée au point que j'aurais volontiers mêlé mes larmes aux siennes" (lettre XLV, p.95).

[5] C'est ce qui ressort du début de la lettre XXIII : "Nous en sommes restés à mon retour au Château : je reprends mon récit. "Je n'eus que le temps de faire une courte toilette, et je me rendis au salon […]" (p.49). Si Valmont doit se contenter d'une courte toilette, c'est évidemment parce que c'est bientôt l'heure du déjeuner. On peut d'ailleurs penser que la lettre de Mme de Tourvel aurait été plus longue et son récit plus circonstancié, si elle n'avait été très impatiente d'aller, en compagnie de Mme de Rosemonde et surtout de Valmont, visiter la "malheureuse famille". La hâte avec laquelle elle écrit à Mme de Volanges, n'en est que plus remarquable.

[6] Lettre XXXII, p.64-65.

[7] Comme le prouve la première lettre qu'elle écrit à Mme de Volanges : "Vous qui le connaissez, vous conviendrez que ce serait une belle conversion à faire (…) Il sait que je suis occupée à vous écrire, et il m'a chargée de vous présenter ses respectueux hommages" (lettre VIII, p.25). Dans sa réponse à Mme de Tourvel, Mme de Volanges reconnaîtra qu'elle reçoit Valmont malgré la très mauvaise opinion qu'elle a de lui et l'expliquera par les inconséquences de la vie mondaine : "Sans doute, je reçois M. de Valmont, et il est reçu partout; c'est une inconséquence de plus à ajouter à mille autres qui gouvernent la société" (lettre XXXII, p.66).

[8] Lettre XI, p.32.

[9] "Il est si pénible (…) de qui que ce soit (21 syllabes); "si fâcheux (…) faire aimer la vertu (33 syllabes); "Enfin vous aimez tant (…) un jugement trop rigoureux (40 syllabes). C'est la première lettre de Mme de Tourvel qui fait apparaître son goût pour les cadences oratoires et notamment pour les groupements ternaires. On en trouvera beaucoup d'autres exemples, particulièrement dans les lettres qu'elle adressera à Valmont. Sur ce sujet, voir la thèse de Laurent Versini, Laclos et la tradition, essai sur les sources et la technique des 'Liaisons dangereuses', Klincksieck 1968, p.412 sq.

[10] Loc. cit.

[11] On peut rapprocher de cette formule une autre formule que Mme de Tourvel va employer dans la soirée en s'adressant à Valmont et que celui-ci va rapporter à la marquise de Merteuil : "Quand on est si digne de faire le bien, (…) comment passe-t-on sa vie à faire le mal ?" (lettre XXIII, p.50). Le moins que l'on puisse dire de cette question, c'est qu'elle n'est guère logique. Puisque Valmont passe sa vie à faire le mal, sur quoi Mme de Tourvel se fonde-t-elle pour dire qu'il est "si digne de faire le bien" ? Si elle n'était pas si prévenue en faveur de Valmont, elle aurait assurément renversé l'ordre des termes et sa question aurait été : "Quand on passe sa vie à faire le mal, pourquoi se met-on soudain à faire le bien ?"

[12] À vrai dire, c'est l'impression qu'elle a eue dès le début, comme le montre sa première lettre à Mme de Volanges : "Je ne le connaissais que de réputation, et elle me faisait peu désirer de le connaître davantage : mais il me semble qu'il vaut mieux qu'elle" (lettre VIII, p. 25). Mais, depuis la lettre de Mme de Volanges, elle avait sans doute davantage besoin d'avoir enfin une bonne raison de le penser.

[13] Lettre 11, p.33.

[14] On le voit, on a là le cas psychologique assez subtil d'un personnage qui a le réflexe de dissimuler aux autres ce qui pourrait leur révéler un sentiment dont lui-même n'est pas encore conscient. Comme cela se produit assez souvent, Mme de Tourvel nous rappelle ici Mme de Clèves. On sait que celle-ci, tombée immédiatement amoureuse de M. de Nemours, va l'ignorer assez longtemps. Or, bien qu'elle ne sache pas encore qu'elle est elle-même amoureuse de lui, elle se rend compte qu'il est amoureux d'elle et elle s'en rend compte parce qu'elle est amoureuse de lui  : "Il [M. de Nemours] prit une conduite si sage et s'observa avec tant de soin que personne ne le soupçonna d'être amoureux de Mme de Clèves, que le chevalier de Guise; et elle aurait eu peine à s'en apercevoir elle-même, si l'inclination qu'elle avait pour lui ne lui eût donné une attention particulière pour ses actions qui ne lui permit pas d'en douter" (Mme de Lafayette, Romans et Nouvelles , éd. de Emile Magne, Garnier 1970, p.270). Mais le paradoxe ne s'arrête pas là, car, bien qu'elle ne sache pas qu'elle est amoureuse de M. de Nemours et, par conséquent, bien qu'elle ne sache pas que c'est pour cela qu'elle s'est rendue compte qu'il était amoureux d'elle, elle s'abstient de le dire à sa mère, inconsciemment retenue par la crainte obscure que sa mère ne comprenne ce qu'elle-même n'a pas compris : "Elle ne se trouva pas dans la même disposition à dire à sa mère ce qu'elle pensait des sentiments de ce prince qu'elle avait eue à lui parler de ses autres amants; sans avoir un dessein formé de lui cacher, elle ne lui en parla point" (Ibidem ).

[15] Toujours est-il que cette note ne laisse pas de surprendre. Comment ne pas se dire que, si le lecteur n'est pas capable de faire tout seul ce genre de remarques, il vaut mieux qu'il lise un autre livre ? Car le principal plaisir que donne la lecture des Liaisons dangereuses , réside précisément dans le fait que l'auteur fait sans cesse appel à l'intelligence du lecteur. On s'étonne donc de voir qu'il semble soudain en douter.

[16] Pp.49-50.

[17] Lettre XXI, p.46.

[18] Ibidem, p.46-47.

[19] P.1204 (note 6 de la page 47).

[20] Lettre XXI, p.47. La naïveté de Mme de Tourvel rappelle ici celle, encore beaucoup plus grande, il est vrai, d'Orgon, lorsque, pour bien montrer à Cléante combien Tartuffe est désintéressé et charitable, il lui dit (Le Tartuffe , acte 1, scène 5, vers 293-298) : « Je lui faisais des dons; mais, avec modestie, Il me voulait toujours en rendre une partie. 'C'est trop, me disait-il, c'est trop de la moitié. Je ne mérite pas de vous faire pitié'.Et, quand je refusais de le vouloir reprendre, Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre » Pour que Cléante ne puisse douter de la réalité du fait, Orgon croit bon de préciser qu'il a eu lieu sous ses yeux, mais il va de soi, et Cléante le comprendra aisément que la seule raison d'être des aumônes de Tartuffe était qu'Orgon les voie.

[21] Lettre XXIII, p.50.

[22] Ainsi qu'elle le disait déjà, on l'a vu, dans sa première lettre : "Je ne le connaissais que de réputation, et elle me faisait peu désirer de le connaître davantage : mais il me semble qu'il vaut mieux qu'elle" (Loc. cit.).

[23] Loc. cit.

[24] Lettre XI, p.32. Notons que la douce et timide Mme de Tourvel ne craint pas de se montrer quelque peu ironique à l'égard d'une femme aussi respectable que Mme de Volanges, qui est nettement plus âgée qu'elle (elle pourrait, sans doute être sa mère, puisqu'elle a une fille à marier et que Mme de Tourvel est, elle, une jeune mariée) et qui a fait son mariage, comme on l'apprend dans la lettre VIII (p.24), lorsque Mme de Tourvel félicite Mme de Volanges pour le prochain mariage de sa fille ("Je me borne, Madame, à souhaiter à ce mariage un succès aussi heureux qu'au mien, qui est pareillement votre ouvrage, et pour lequel chaque jour ajoute à ma reconnaissance"). C'est l'amour, n'en doutons pas, qui donne cette audace à Mme de Tourvel.

[25] Elle ne comprendra pas non plus, nous l'avons vu, la vraie nature de celles qu'elle versera, quelques jours plus tard, après le départ de Valmont.

[26] Voir p.49 : "mon aimable Curieuse ne put garder longtemps le secret qu'elle m'avait dérobé".

[27] P. 50.

[28] C'est l'expression qu'emploie Mme de Tourvel au début de sa réponse : "Votre Lettre sévère m'aurait effrayée, Madame, si, par bonheur, je n'avais trouvé ici plus de motifs de sécurité que vous ne m'en donnez de crainte" (lettre XI, p.32).

[29] Lettre IX, p.26.

[30] Lettre XI, p.33.

[31] Loc. cit.

[32] Lettre XXI, p.46.

[33] Ibidem, p.47.

[34] Loc. cit.

[35] Lettre VIII, p.25.

[36] Ibidem.

[37] Lettre XI, p.32.

[38] Lettre XXIII, p.51. Valmont évoquera de nouveau sa "facilité de caractère" dans la lettre XXXVI (p.75), et il reviendra plus longuement sur ce thème dans la lettre LII : "Qu'ai-je fait, après tout, que ne pas résister au tourbillon dans lequel j'avais été jeté ? Entré dans le monde, jeune et sans expérience; passé, pour ainsi dire,de mains en mains, par une foule de femmes, qui toutes se hâtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu'elles sentent devoir leur être défavorable; était-ce donc à moi de donner l'exemple d'une résistance qu'on ne m'opposait point ?" (p.108).

[39] Qu'on en juge par ces lignes : "Non, sans doute, elle n'a point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui séduit quelquefois et nous trompe toujours. Elle ne sait pas couvrir le vide d'une phrase par un sourire étudié; et, quoiqu'elle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui l'amuse. Mais il faut voir comme dans les folâtres jeux, elle offre l'image d'une gaieté naïve et franche ! comme, auprès d'un malheureux, qu'elle s'empresse de secourir, son regard annonce la joie pure et la bonté compatissante ! Il faut voir, surtout au moindre mot d'éloge ou de cajolerie, se peindre, sur sa céleste figure, ce touchant embarras d'une modestie qui n'est point jouée !" (p. 21).

[40] Ibidem, p.22.

[41] Voir lettre IX, p. 26 :"Je ne m'arrête pas à compter celles qu'il a séduites : mais combien n'en a-t-il pas perdues ?"

[42] "Ecoutez, si vous voulez, la voix, du malheureux qu'il a secouru; mais qu'elle ne vous empêche point d'entendre les cris de cent victimes qu'il a immolées" (Loc. cit.).

[43] Ibidem. Cette phrase suit immédiatement la citation ci-dessus.

[44] "Effrayée de la chaleur avec laquelle vous le défendez, je me hâte de prévenir les objections que je prévois" (Ibidem ).

[45] De la Connaissance de Dieu et de soi-même, ch. 1, no XVI. Voir Bossuet, Œuvress complètes, édit. Lachat, tome XXIII , p. 69.

[46] Mme de Tourvel l'a déjà fait à la fin de la lettre VIII :"Il (Valmont) sait que je suis occupée à vous écrire, et il m'a chargée de vous présenter ses respectueux hommages. Recevez aussi le mien avec la bonté que je vous connais, et ne doutez jamais des sentiments sincères avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc." (p.25), ainsi qu'à la fin de la lettre XI : "quelque plaisir que je me promette de passer ces moments avec vous je les sacrifierais de bien bon cœur au désir de savoir Mlle de Volanges plus tôt heureuse, si pourtant elle peut jamais l'être plus qu'auprès d'une mère si digne de toute sa tendresse et de son respect. Je partage avec elle ces deux sentiments qui m'attachent à vous, et je vous prie d'en recevoir l'assurance avec bonté. J'ai l'honneur d'être, etc. (p.33).

[47] P.50.

[48] Souvenons-nous de ce qu'il écrivait à la marquise de Merteuil dans la lettre VI : "Elle (Mme de Tourvel) est loin de penser qu'en plaidant, pour parler comme elle, pour les infortunées que j'ai perdues , elle parle d'avance dans sa propre cause. Cette idée me vint hier au milieu d'un de ses sermons, et je ne pus me refuser au plaisir de l'interrompre pour l'assurer qu'elle parlait comme un oracle" (p. 23).

[49] Il n'est pas impossible que Mme de Rosemonde ne le lise aussi. Lorsque, pour lui expliquer les raisons de son départ, Mme de Tourvel, dans la lettre CII, lui avouera les sentiments qu'elle épouve pour Valmont, elle lui répondra qu'elle les connaissait déjà : "J'ai été, ma chère Belle, plus affligée de votre départ que surprise de sa cause; une longue expérience, et l'intérêt que vous inspirez, avaient suffi pour m'éclairer sur l'état de votre cœur; et s'il faut tout vous dire, vous ne m'avez rien ou presque rien appris par votre Lettre" (lettre CIII, p.233). Mais rien ne permet de savoir depuis quand elle s'en est rendue compte.

 

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