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…………………………Quand Mauron prête à Molière ses marottes



Je voudrais revenir ici sur une question que je n'ai abordée qu'en passant dans mes Études sur Le Tartuffe [1] et qui me paraît mériter d'être traitée un peu plus longuement, celle des relations entre les parents et les enfants dans la comédie de Molière au centre desquelles les critiques d'inspiration freudienne, Charles Mauron en tête, veulent à tout prix déceler des conflits œdipiens.
Après avoir défini à sa façon ce qu'il appelle « le mythe personnel de Molière » [2], Charles Mauron, en résume aussitôt les caractères principaux en ces termes : « Les traits archétypiques d'un tel mythe sautent aux yeux. La plupart se rapportent au conflit des générations. Barbons et jouvenceaux s'opposent déjà dans Plaute et Térence comme senes et adulescentes, les pères étant toujours plus riches et moins aimés que les fils. L'esprit de fourberie, si nécessaire à ces derniers, a glissé des esclaves aux valets […] La jalousie et l'adultère constituent apparemment un autre thème : la femme, autant et plus que le valet, y fourbe le barbon – père, tuteur, mari. Mais ce second conflit, plus exploité par la farce française et la comédie espagnole, se relie aisément au premier. Leur point de jonction est l'Œdipe combinant l'agression contre le père et la rivalité amoureuse [3]».
Ces conclusions qui, selon Mauron, « sautent aux yeux » me paraissent susciter, au contraire, de nombreuses et insurmontables objections. Tout d'abord il est clair que, s'il avait raison, les conflits de générations, chez Molière, devraient principalement mettre aux prises les pères et les fils. Qu'en est-il donc ? Il est exact que les pères sont au centre de ces conflits, que ce sont eux, et non les mères, à la seule exception de Philaminte, qui contrarient les vœux des enfants et s'opposent à leur bonheur. Mais l'explication de ce fait est tellement évidente qu'il est parfaitement vain d'en chercher une autre, quand bien même elle ne ferait pas intervenir un concept aussi controversé que le complexe d'Œdipe. Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, il suffit, en effet, de se rappeler que c'est le père, et non la mère, qui, dans la famille, détient l'autorité, sauf lorsque, comme Chrysale, il tremble devant sa femme. Ce sont donc les pères, et non les mères, qui peuvent s'opposer aux vœux des enfants et leur imposer leur volonté.
De plus, alors que, si Mauron avait raison, la comédie moliéresque devrait opposer principalement les pères à leurs fils, il suffit de passer rapidement en revue les différentes pièces de Molière pour s'apercevoir qu'il n'en est rien et que, le plus souvent, c'est avec leurs filles et non avec leurs fils que les pères entrent en conflit. Sur les vingt-neuf comédies de Molière, il n'y a en que huit dans lesquelles on trouve des pères et des fils. Sur ces huit comédies, il y en a quatre, L'Ecole des Femmes, Le Mariage forcé, Les Amants magnifiques, et Le Malade imaginaire, dans lesquelles il est impossible de déceler le moindre conflit entre les pères et les fils. Il reste donc seulement quatre pièces dans lesquelles les pères et les fils entrent en conflit : Le Tartuffe, où Orgon s'oppose à Damis, Dom Juan où Dom Louis s'oppose à Dom Juan, Les Fourberies de Scapin où Géronte et Argante s'opposent à leurs fils respectifs, Léandre et Octave, et enfin L'Avare où Harpagon s'oppose à Cléante. C'est assurément bien peu quand on s'attendrait à ce que le conflit du père et du fils soit au centre, sinon de la totalité, du moins de la majorité des pièces. Ajoutons que, sur ces quatre pièces, il n'y en qu'une, L'Avare, dans laquelle on trouve ce que l'on devrait trouver, sinon dans toutes les comédies, du moins dans la plupart : une rivalité amoureuse entre le père et le fils. 
Si, dans le théâtre de Molière, les conflits qui opposent les pères et les fils sont donc assez rares, ceux qui opposent les pères et les filles sont, en revanche, nettement plus fréquents. Alors qu'il n'y a que huit pièces où l'on trouve des pères et des fils, il y en a seize où l'on trouve des pères et des filles. Et, sur ces seize pièces, il y en a neuf dans lesquelles les pères sont en conflit avec leurs filles : Les Précieuses ridicules, où Gorgibus s'oppose à sa fille Magdelon ainsi qu'à sa nièce Cathos, Sganarelle ou le cocu imaginaire, où Gorgibus s'oppose à Célie, Le Tartuffe, où Orgon s'oppose à Mariane, L'Amour médecin, où Sganarelle s'oppose à Lucinde, Le Médecin malgré lui, où Géronte s'oppose à Lucinde, L'Avare, où Harpagon s'oppose à Elise, Monsieur de Pourceaugnac, où Oronte s'oppose à Julie, Le Bourgeois gentilhomme, où Monsieur Jourdain s'oppose à Lucile, et Le Malade imaginaire, où Argan s'oppose à Angélique. Bien entendu, Charles Mauron se garde bien de relever ce phénomène. Pourtant, si, au lieu de vouloir à tout prix retrouver chez Molière ses marottes freudiennes, il avait essayé un instant de se mettre à sa place, il aurait facilement pu en trouver l'explication. Car ce qui oppose les pères à leurs enfants chez Molière, c'est le plus souvent la « folie » des premiers [4]. Les conflits de générations y tiennent généralement au fait que les pères moliéresques ne sont pas des pères comme les autres, mais des monomanes, habités par une passion exclusive qui les aliène complètement, leur fait oublier leurs devoirs de pères et, à, des degrés divers, détruit en eux le sentiment paternel. Dans Le Tartuffe, ce n'est pas le père qui entre en conflit aves ses enfants, mais le dévot borné qui s'est laissé embobiner par un imposteur et est tombé totalement sous son emprise. Dans L'Avare, ce n'est pas le père qui entre en conflit aves ses enfants, mais l'homme qui ne vit plus que pour amasser toujours davantage. Ce n'est pas Monsieur Jourdain qui entre en conflit avec Lucile, mais « le bourgeois gentilhomme » qui veut à tout prix faire oublier son milieu d'origine et s'introduire dans la société des nobles. De même, ce n'est pas Argan qui entre en conflit avec Angélique, mais « le malade imaginaire », que la peur panique que lui inspire la maladie livre pieds et poings liés au pouvoir des médecins.
Le conflit plus ou moins larvé qui à cause de sa « folie » oppose le père à ses enfants, se transforme en crise aiguê le jour où celui-ci décide de se servir de ses enfants pour satisfaire sa passion et de les marier contre leur gré à une personne qu'il a choisie dans ce dessein. 
Ce conflit devient particulièrement aigu lorsque le père veut sacrifier le bonheur de ses enfants, en prétendant leur imposer un mariage qui, à eux, ne leur convient pas du tout, mais qui, pour lui, a l'immense mérite de servir sa lubie, et c'est ce qui fait éclater la crise sur laquelle va reposer l'intrigue de la pièce. Or, le plus souvent, pour que le père puisse espérer tirer parti du mariage d'un de ses enfants pour satisfaire sa lubie, il faut que cet enfant soit une fille et non un fils. Si Argan avait un fils à marier, et non une fille, il ne pourrait espérer réaliser le projet qui lui tient tant à cœur d'avoir un gendre médecin afin, explique-t-il à Toinette, « de m'appuyer de bons secours contre ma maladie, d'avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d'être à même des consultations et des ordonnances » (Le Malade imaginaire, acte I, scène 5). Si Monsieur Jourdain avait un fils à marier, et non une fille, il ne pourrait rêver d'un mariage qui anoblirait sa descendance, et lui donnerait le sentiment d'être lui-même comme anobli d'une manière rétroactive. La même analyse vaut pour Le Tartuffe. Orgon, lui, a, à la fois, un fils et une fille à marier. Mais ce n'est pas un hasard si c'est du mariage de sa fille, et non de celui de son fils, qu'il veut se servir pour satisfaire sa lubie. Faute d'être prêtre, voire évêque ou archevêque (mais Orgon ne pourrait pas envisager de lui faire épouser sa fille), le fait d'être un homme permet à Tartuffe d'incarner la sainteté aux yeux d'Orgon, ce qu'une femme n'aurait sans doute jamais réussi à faire, du moins au même degré, quoi qu'elle fît pour cela. Car, s'il y a des « hommes de Dieu », ou, du moins, des hommes qui passent pour tels, on ne parle pour ainsi dire jamais de « femmes de Dieu ». Même les plus saintes, les plus entièrement vouées à la religion, ne semblent jamais avoir droit à cette qualification qui, comme le prêtrise, reste un privilège masculin.
Dans Les Femmes savantes, la situation est, bien sûr, un peu différente, puisque c'est la mère, et non le père, qui joue le rôle du parent tyrannique et monomane, mais le schéma fondamental de l'intrigue reste le même, et Philaminte ne peut espérer faire entrer dans sa famille quelqu'un qui, pour elle, représente véritablement l'esprit et la littérature incarnés, Trissotin, que parce qu'elle a une fille à marier, et non un fils : car il est clair que, malgré son féminisme, une femme de lettres ne saurait, et de loin, avoir aux yeux de Philaminte le même prestige qu'un homme de lettres. L'Ecole des femmes elle-même relève de la même analyse. Certes le conflit oppose ici non un père à sa fille, mais un tuteur à sa pupille. Car Arnolphe ne pourrait pas prétendre épouser Agnès, s'il était son père. Mais, comme Orgon, Monsieur Jourdain ou Argan avec leurs filles, il veut marier celle-ci à quelqu'un, lui-même, qu'elle n'a aucune envie d'épouser, mais auquel il tient absolument à la marier puisqu'il l'a élevée de façon à être sûr, du moins à ce qu'il croit, d'échapper au cocuage, dont la crainte l'obsède autant que celle de la maladie obsède Argan. Pour espérer satisfaire sa lubie, il fallait donc qu'il eût une pupille à marier et non un pupille.
Certes cette explication si simple et si évidente ne s'applique pas à toutes les pièces de Molière dans lesquelles le père entre en conflit avec sa fille lorsqu'il veut la marier contre son gré. Il arrive, en effet, que le choix du futur gendre s'explique seulement par le fait qu'il riche comme dans Sganarelle ou le cocu imaginaire, Le Médecin malgré lui ou Monsieur de Pourceaugnac. Or le même conflit pourrait se produire entre un père et un fils et c'est d'ailleurs ce qui arrive dans L'Avare, puisque Harpagon veut marier contre leur gré non seulement sa fille, Elise qu'il destine au seigneur Anselme « dont on vante les grands biens », mais aussi son fils, Cléante, à qui il réserve « une certaine veuve dont ce matin on [lui] est venu parler » (acte I, scène 4) et qui n'est certainement pas sans fortune. On peut donc se demander pourquoi cela ne se produit pas plus souvent, et Charles Mauron devrait être le premier à s'en étonner puisque, s'il avait raison, ce qui est l'exception devrait être la règle. Mais l'explication n'est pas difficile à trouver pour qui veut bien se souvenir que Molière dépeint la société de son temps, dans laquelle le pouvoir des pères sur les enfants est très grand, mais s'exerce tout particulièrement sur les filles[5] qu'ils peuvent menacer de les mettre dans un couvent si elles refusent d'épouser l'homme qu'ils leur destinent, comme le fait Argan [6].
Il est donc très facile d'expliquer pourquoi, dans le théâtre de Molière, les pères s'opposent à leurs filles plus souvent que à leurs fils. Cela devient, au contraire, singulièrement difficile à expliquer si l'on adopte la thèse de Mauron. C'est un phénomène banal : ceux qui, comme lui, veulent à tout prix prêter à l'auteur qu'ils prétendent expliquer, ou du moins à son inconscient, leurs marottes personnelles, ne réussissent généralement qu'à rendre inexplicable ce qui, sans elles, s'explique très aisément.
Mais, outre qu'il y en a peu, les conflits qui opposent chez Molière les pères et les fils n'ont, semble-t-il, aucun caractère œdipien. Certes, Mauron nous avertit que la comédie ne peut nous montrer que des ersatz d'œdipe : « les composantes de l'œdipe – inceste et parricide - ne sauraient ici avoir d'expression directe. L'inceste est représenté tout au plus par une rivalité amoureuse entre père et fils [7]». Malheureusement pour lui, on ne trouve, chez Molière, qu'un seul exemple de rivalité amoureuse entre le père et le fils, celle d'Harpagon et de Clénante dans L'Avare. On y trouve aussi, selon Mauron, un substitut de parricide dans la mesure où Cléante semble parfois souhaiter la mort de son père. Il en conclut donc que « L'Avare est sans doute la comédie qui se rapproche le plus du mythe originel puisque le fils, non content de convoiter la jeune fille que son père va épouser, souhaite presque ouvertement la mort du vieillard [8]».
Remarquons d'abord qu'au lieu de dire que « L'Avare est sans doute la comédie qui se rapproche le plus du mythe originel », Mauron aurait mieux fait de dire qu'elle est celle qui s'en éloigne le moins, vu qu'on ne trouve, dans aucune autre comédie, rien qui, même à titre de substitut, puisse être considéré comme une composante de l'œdipe. Mais, pour nous en tenir à L'Avare, il s'en faut bien que les deux arguments qu'invoque Mauron soient réellement fondés. Car sa présentation des faits est tout à fait tendancieuse. Il accuse, en effet, Cléante de « convoiter la jeune fille que son père va épouser ». Mais, ce faisant, il oublie, ou plutôt il veut oublier, que Cléante a fait la connaissance de Mariane, et en est tombé amoureux, avant que son père ne songe à l'épouser. Ce n'est pas lui qui est le rival de son père : c'est son père qui est son rival, ainsi qu'il le dit à La Flèche : « Les choses pressent plus que jamais et depuis que je ne t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival » (II,1). Ce n'est pas lui qui va sur les brisées de son père, mais son père qui va sur les siennes, et il ne manque pas de le lui rappeler [9].
Si au moins Cléante manifestait quelque joie amère à découvrir que son père est son rival, s'il disait qu'il est encore plus amoureux de Mariane depuis qu'il a appris que son père voulait l'épouser, cela pourrait rendre l'interprétation de Charles Mauron un peu plus crédible ou plutôt un peu moins arbitraire. Mais, il n'en est rien : Cléante déplore, au contraire, ce contretemps qui rend son projet encore plus difficile : « Il a fallu pour mes péchés que cette passion lui soit venue en tête » (acte II, scène 1). Il vaudrait mieux, de même, que Mariane fût en âge d'être la mère de Cléante ou du moins nettement plus âgée que lui, au lieu d'être aussi jeune. Il vaudrait mieux aussi qu'il parût très attaché au souvenir de sa mère, voire qu'il déclarât que Mariane la lui rappelait. Au lieu de cela, c'est Elise, et non Cléante, qui dit à propos de leur père : « il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus sujet de regretter la mort de notre mère » (I, 2). Il aurait mieux valu enfin qu'Aragon apparût profondément amoureux. Mais il ne l'est que de son argent, comme Frosine le dit à Mariane : « car enfin il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l'argent »(avte IV, scène 1). Et c'est une litote. À la fin de la pièce, il se console très aisément de devoir renoncer à Mariane, tout à la joie de revoir sa chère cassette. Si Mauron avait raison, il faudrait en conclure que l'inconscient de Molière, qui s'y est si mal pris pour nous mettre sur la piste du désir incestueux, n'était décidément pas très futé. Mais c'est généralement le cas [10].
En ce qui concerne l'autre composante de l'œdipe, le parricide, Mauron croit en avoir trouvé aussi un substitut dans le fait que Cléante « souhaite presque ouvertement la mort du vieillard ». Et certes ! il y a des moments où Cléante semble presque souhaiter la mort de son père, notamment lorsqu'il dit à La Flèche : « Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s'étonne après cela que les fils souhaitent qu'ils meurent » (acte II, scène 1). Mais, outre que Cléante ne dit pas explicitement qu'il souhaite la mort de son père (il suggère seulement que, s'il le faisait, il serait bien excusable), ce propos pourrait plus aisément se prêter à une interprétation œdipienne, si, comme Mauron voudrait nous le faire croire, il était à lié à la rivalité amoureuse qui oppose le père et le fils. Mais ce n'est nullement le cas. La Flèche vient de faire connaître à Cléante les conditions plus qu'usuraires que pose le prêteur, qui se révélera être Harpagon lui-même, pour lui accorder l'emprunt qu'il sollicite. C'est « la maudite avarice » de son père qui pousse Cléante à s'exprimer ainsi et ce n'est sans doute pas la première fois qu'il le fait. Là encore l'inconscient de Molière a laissé échapper une belle occasion de nous mettre sur la voie.
Mauron, lui, a laissé échapper une belle occasion de se taire, comme il le fait à longueurs de pages. Quoi qu'il en soit, même s'il avait raison de considérer que l'on a bien, dans L'Avare, les deux composantes de l'œdipe, ce qui devrait être la règle, n'en resterait pas moins un cas unique. Aussi Mauron cherche-t-il à nous convaincre que, si c'est dans L'Avare qu'elles apparaissent le plus clairement, les composantes de l'œdipe se retrouvent dans d'autres pièces aussi. Mais, outre qu'il n'en cite qu'un très petit nombre, outre qu'il ne trouve dans chacune d'elles, ou qu'il ne croit y trouver, qu'une seule des deux composantes de l'œdipe, alors que l'on devrait toujours les trouver ensemble, les exemples qu'il nous propose sont bien peu propres à nous convaincre.
En ce qui concerne l'inceste, Mauron a recours à une solution très commode : il fabrique des fils en décrétant qu'un personnage X, faute d'être le véritable fils de Y, en est un substitut, une « figure ». Il prétend ainsi que Tartuffe est, par rapport à Orgon, une « figure » de fils. Peu lui importe qu'Orgon ne semble pas regarder Tartuffe comme un fils, mais, bien au contraire, comme un père spirituel. Peu lui importe que Tartuffe ne semble pas non plus regarder Orgon comme un père, puisqu'il lui dit « mon frère », alors qu'il dit « mon fils » à Damis. Il lui suffit que Tartuffe veuille séduire Elmire pour vouloir à tout prix qu'il soit le fils d'Orgon. Car, si c'était le cas, alors le désir de Tartuffe serait effectivement incestueux La seule raison qu'a donc Mauron de considérer Tartuffe comme une « figure » de fils, est que cela l'arrangerait.
On ne s'étonnera donc pas qu'il n'ait pas pu résister à l'envie de faire de Jupiter lui-même une figure de fils. Peu lui importe qu'il soit bien étrange de vouloir faire de Jupiter le fils d'Amphitryon, alors que les dieux sont plutôt censés être les pères des hommes que leurs fils. Peu lui importe que le nom même de Jupiter n'incite guère à le regarder comme un fils. Puisqu'il « vole l'identité du maître de maison pour le cocufier absolument et sans combat [11]», il lui faut à tout prix le transformer en fils. Le fait qu'Horace séduise Agnès suffit de même pour que Mauron le considère comme un fils d'Arnolphe. Dans Le Bourgeois gentilhomme, c'est Dorante qui jouerait le rôle de fils, mais Mauron ne daigne pas nous expliquer pas ce qui pourrait faire de lui un fils incestueux. Il ne songe évidemment pas un instant à séduire Madame Jourdain et c'est, au contraire, Monsieur Jourdain qui fait la cour à la femme que Dorante veut épouser, Dorimène.
Les efforts de Mauron pour trouver des substituts de l'autre composante de l'œdipe, le parricide, ne sont pas plus convaincants. Il nous dit ainsi que « dans le Malade imaginaire, la mort du père est souhaitée (A.I. sc. VII) et figurée (A. III, sc. XII, XIII et XIV) [12]». Mais il se garde bien de nous rappeler par qui cette mort est souhaitée. Ce n'est pas, bien sûr, par le fils d'Argan puisqu'il n'en a pas ; ce n'est pas non plus par sa fille ; c'est par sa seconde femme, Béline, qui, comme toutes les femmes qui épousent un homme âgé et riche pour recueillir son héritage, est impatiente d'en être débarrassée. Quant au fait qu'Argan fasse semblant d'être mort, on ne voit vraiment pas ce qui pourrait en faire un simulacre de parricide. À défaut du fils qu'il n'a pas, ce n'est pas sa fille qui l'y incite, et, lorsque Toinette lui annonce que son père est mort, loin de se réjouir, elle se désespère.
Pour Charles Mauron, les coups que peuvent recevoir les personnages de pères constitueraient également des substituts de parricides. Mais, outre que cela ne se produit que très rarement, encore faudrait-il que ces coups leur fussent donnés par leurs fils. Mauron n'en cite point d'exemple. Comment le pourrai-il le faire, puisque le théâtre de Molière n'en offre aucun ? Il doit donc se contenter des coups donnés au père par le valet du fils, en invoquant la bastonnade que Scapin inflige à Géronte, le père de Léandre (acte III, scène 2). Mais il faudrait pour le moins que ce fût le fils qui lui ait demandé de rosser son père. Ce n'est aucunement le cas : il s'agit d'une vengeance personnelle, Scapin en voulant à Géronte d'avoir fait croire à son fils qu'il l'avait trahi. Il demande seulement à Léandre la permission de se livrer contre son père à « une petite vengeance » sans lui dire en quoi elle consistera (acte II, scène 8). Ajoutons que Scapin ne craint pas, à l'occasion, de faire subir le même traitement à Léandre lui-même, puisqu'il lui avoue s'être déguisé une nuit en loup-garou pour le rouer de coups de bâton afin de le guérir de l'habitude de sortir la nuit (acte II, scène 3). Mauron invoque également L'Ecole des femmes dans laquelle le père serait frappé« accidentellement afin de dégager la responsabilité du fils (cf. L'Ecole des Femmes, A. I, sc. II, A. IV, sc. VI) [13]». Certes, à la scène 2 de l'acte I, lorsque Arnolphe veut rentrer chez lui, ses domestiques, Alain et Georgette, d'abord peu pressés d'aller lui ouvrir parce qu'ils n'ont pas la conscience tranquille, se précipitent tous les deux à la porte en même temps, lorsqu'il se fait menaçant, de les punir si bien que, dans la bousculade, il reçoit un coup d'Alain. Mauron n'évoque pas la scène 2 de l'acte V dans laquelle Horace raconte à Arnolphe comment il n'a échappé aux coups de bâton d'Alain et de Georgette qu'au prix, d'abord, d'une chute et de quelques meurtrissures et ensuite en faisant le mort. Si le coup reçu par Arnolphe doit être assimilé à une tentative de parricide, pourquoi ne pas considérer qu'Horace a, lui, échappé à un infanticide ? Quant à la scène 6 de l'acte IV, il n'y est nullement question de coups reçus par Arnolphe, mais seulement de coups que, dans sa colère, il a donnés sur des tables et à un petit chien. Mais Mauron a sans doute voulu parler de la scène 4 de l'acte IV dans laquelle Arnolphe met en garde Alain et Georgette et les invite à repousser Horace avec vigueur lorsqu'il reviendra. Et il leur fait répéter leurs rôles, lui-même jouant celui d'Horace. Alain et Georgette le repoussent donc et cette dernière y met tant d'ardeur qu'Arnolphe s'empresse d'arrêter le jeu : « Bon. Holà ! c'est assez ». On comprend que Mauron ait préféré rester très allusif. S'il avait rappelé les faits, loin de conforter sa thèse, il n'aurait réussi qu'à mieux prouver qu'il était prêt à faire flèche de tout bois pour défendre l'indéfendable.
En conclusion, il me paraît clair qu'il n'y a rien à retenir, pour le moliériste, des travaux de Mauron. Ils n'éclairent en rien Molière comme ils n'éclairent en rien Racine. Mauron ne nous éclaire jamais que sur ses propres défauts, qui sont ceux de tous les tenant de la nouvelle critique et que Jean Pommier avait été un des premiers à relever, à propos des livres de Roland Barthes et de Jean-Pierre Richard, Michelet par lui-même [14] et Poésie et profondeur [15]. « Le pire défaut de ces analyses, écrivait-il, c'est l'apriorisme qui les commande. Il faut que les textes de Baudelaire soient au bord de la route, comme une planète au bout du télescope de Le Verrier. On ne se fait faute d'altérer ni le texte vers lequel on va, ni celui par où l'on passe et qui subit déjà l'influence du climat voisin [16]». Et il ajoutait un peu plus loin : « je permets au critique de s'emparer d'un texte pour en parer sa propre pensée. Mais ce n'est même pas le cas ici, semble-t-il : l'auteur est moins volé que trahi [17]». Comme Lucien Goldmannn ou Roland Barthes, Charles Mauron n'a pas cessé de trahir les auteurs qu'il prétendait éclairer.


 

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NOTES :

[1] SEDES, 1994, réédition Eurédit, 2005.

[2]  Je rappelle ce texte que j'ai cité dans mon article, « Rousseau précurseur de la nouvelle critique »:
« 1) Un personnage masculin, relativement âgé - d'humeur bourgeoise et domestique (fixé à sa maison) fortuné et possessif - véridique (naïf et crédule) - est partagé entre la peur d'être volé et le désir d'acquérir de nouveaux biens dont la possession le flatte (considération, jeune femme).
2) Il devient la victime de personnages plus jeunes - mobiles, vifs - voleurs et séducteurs - menteurs, doués d'une grande puissance verbale et magique […]
3) Inhibé, berné, le premier personnage se voit atteint ou menacé dans son amour, ses biens, sa personne même ». (Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la Psychocritique, Corti, 1962, p. 271.).

[3] Ibid., pp. 271-272.

[4] Les exemples contraires sont très rares. Je n'en vois que deux : dans Les Précieuses ridicules, c'est la « folie » de Magdelon, sa fille et de Cathos, sa nièce qui les oppose à Gorgibus, et, dans Dom Juan, c'est la « folie » du personnage éponyme qui l'oppose à son père .

[5] Mariane reconnaît devant Dorine qu'elle est véritablement paralysée par le sentiment de la toute-puissance paternelle (Le Tartuffe, acte II, scène 3, vers 589 et 597-598) :
Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ? […]
Un père, je l'avoue, a sur nous tant d'empire
Que je n'ai jamais eu la force de rien dire.

[6] À Toinette qui lui dit que sa fille ne consentira jamais à épouser Thomas Diafoirus, il répond : « Elle le fera, ou je la mettrai dans un couvent » (Le Malade imaginaire, acte I, scène 5).

[7] Psychocritique du genre comique, Corti, 1964, p. 60.

[8] Ibid., p. 61.

[9] Voir acte IV, scène 3 : « Comment, pendard ? tu as l'audace d'aller sur mes brisées ? – C'est vous qui allez sur les miennes ; et je suis le premier en date ».

[10] Comme l'a écrit quelque part un auteur dont je me sens très proche, « l'inconscient freudien ressemble à son père : il se croit très malin, mais c'est un bon à rien ».

[11] Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, p. 293.

[12] Psychocritique du genre comique, p. 62.

[13] Ibid., pp. 61-62.

[14] Seuil, 1954.

[15] Seuil, 1955.

[16] « Baudelaire et Michelet devant la jeune critique », Revue d'histoire littéraire de la France, 1957, p. 550.

[17] Ibid., p. 556.

 

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