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…………………………Œdipe enfin disculpé grâce à René Girard





Quelque sujet qu'il aborde, René Girard tient toujours à nous avertir que tous ceux qui en ont traité avant lui n'y ont rien compris ou, du moins, sont toujours passés à côté de l'essentiel. C'est bien sûr le cas lorsqu'il prétend, après Freud et quelques autres, avoir enfin découvert la véritable signification d'Œdipe roi. Ce n'est d'ailleurs pas seulement à la pièce de Sophocle que, selon lui, la critique ne comprend rien, mais à la tragédie en général : « S'il est vrai que l'inspiration tragique corrode et dissout les différences dans la réciprocité conflictuelle, il n'est pas un mode de la critique moderne qui ne s'écarte de la tragédie et ne se condamne à la méconnaître [1]». C'est particulièrement vrai de la tragédie de Sophocle : « Aucune lecture n'a jamais accédé à l'essentiel ; même celle de Freud, la plus géniale et la plus trompeuse, n'est pas parvenue au vrai "refoulé" du mythe qui n'est pas un désir du parricide et de l'inceste mais la violence qui se dissimule derrière ces thèmes trop visibles, la menace de destruction totale écartée et dissimulée par le mécanisme de la victime émissaire [2]».
Celui qui a déjà lu du René Girard le savait déjà, mais il est heureux de se l'entendre confirmer : il va, grâce à René Girard, avoir enfin accès à l'essentiel. Car la découverte de l'essentiel est réservée à René Girard ; l'essentiel est la chasse gardée de René Girard ; le grand, le seul véritable spécialiste de l'essentiel, c'est René Girard. Mais il peut être quelque peu déconcerté et légèrement inquiet de voir que René Girard considère la lecture de Freud comme étant est à la fois « la plus géniale et la plus trompeuse ». Car il a cru comprendre que René Girard estimait qu'il était lui-même encore plus génial que Freud. Est-ce à dire qu'il serait encore plus trompeur ? En vérité, il ne l'est certainement pas plus, ce qui serait bien difficile, mais il l'est sans doute tout autant. Et il est de même aussi génial que Freud, puisque celui-ci ne l'était aucunement. Loin d'être des génies, loin d'être des géants, comme le pensent leurs admirateurs, ils ne sont l'un et l'autre que des déjantés.
Dans Shakespeare. Les feux de l'envie, René Girard affirmera que les personnages de Shakespeare peuvent être tous mis dans le même sac, qu'il n'y a ni « héros » ni « traîtres » et que le vieil Hamlet ne vaut pas mieux que son frère qui l'a assassiné pour lui prendre son trône et sa femme  [3]. Il soutient de même que, dans Œdipe roi, « il n'y a pas de différence entre les antagonistes du débat tragique [4]». On aurait tort selon lui de croire que Sophocle a doté le personnage éponyme d'un caractère bien marqué : « On félicite souvent Sophocle d'avoir au début de la pièce créé un Œdipe fortement individualisé. Ce héros aurait un caractère "bien à lui". En quoi consiste ce caractère ? à cette question on répond traditionnellement qu'Œdipe est "généreux" mais "impulsif" ; au début de la pièce on admire sa "noble sérénité" ; répondant au vŒu de ses sujets, le roi décide de sa consacrer au mystère qui les accable. Mais le moindre échec, le moindre délai, la moindre provocation font perdre au monarque son sang froid. On peut donc diagnostiquer une "propension à la colère" [5]».
René Girard reconnaît qu'il est assez légitime de juger qu'Œdipe se met facilement en colère, mais il ajoute aussitôt que cela ne saurait le distinguer des autre personnages et que l'on aurait tort de considérer cette « propension à la colère » comme un trait de caractère distinctif : « à regarder les choses d'un peu près, on s'aperçoit que la "colère" est partout présente dans le mythe. Déjà, sans doute, c'était une sourde colère qui incitait le compagnon de Corinthe à jeter le doute sur la naissance du héros. C'est la colère, au carrefour fatal, qui conduit Laïos, le premier, à lever le fouet contre son fils. Et c'est à une première colère, antérieure forcément à toutes celles d'Œdipe, même si elle n'est pas vraiment originaire, qu'il faut attribuer la décision paternelle de se défaire de ce même fils [6]».
Comme à son habitude, René Girard présente les faits d'une manière passablement tendancieuse. Il attribue à la colère le propos du compagnon de festin d'Œdipe. Mais, lorsqu'il raconte cet incident à Jocaste, celui-ci l'explique non par la colère mais par l'ivresse : « Pendant un repas, au moment du vin, dans l'ivresse, un homme m'appela "enfant supposé" » (vers 779-780 [7]). Bien sûr, on peut toujours imaginer que l'homme en question n'était pas seulement ivre, mais qu'il avait aussi une raison d'être en colère contre Œdipe. Toujours est-il que c'est une supposition tout à fait gratuite. On remarquera d'ailleurs avec amusement que, prudemment, René Girard préfère parler de « colère sourde », ce qui expliquerait qu'Œdipe n'ait pas su la déceler. Mais, si Sophocle avait voulu que l'on sût que cet homme était en colère, il n'aurait pas laissé à René Girard le soin de nous l'apprendre deux mille quatre cens ans plus tard. En ce qui concerne Laïos qui lève son fouet sur Œdipe, il est vrai que l'on peut beaucoup plus facilement imputer son geste à la colère. On ne peut pourtant exclure l'hypothèse d'une réaction quasi machinale d'un roi habitué à ce que tout le monde s'écarte devant lui. Quant à la décision de Laïos de se défaire de son fils, ce n'est pas la colère qui l'explique, mais la prudence. On dirait aujourd'hui qu'il a appliqué le principe de précaution, le même principe de précaution qu'Œdipe appliquera lui-même lorsqu'il décidera de fuir Corinthe. Si je devais absolument, ce dont Dieu me garde ! donner ma lecture personnelle de la pièce, je soutiendrais volontiers qu'Œdipe roi est une pièce contre le principe de précaution. Et, en tant que telle, je proposerais d'en rendre l'étude obligatoire dans les lycées, car il est devenu urgent de mettre en garde les jeunes générations contre un principe qui nous aurait privé de l'électricité s'il avait été sacralisé plus tôt.
Ce ne sont pas seulement les événements antérieurs à la tragédie qui montrent, selon René Girard, que la propension à la colère que manifeste Œdipe n'en fait aucunement un être à part. La pièce elle-même confirme qu'elle est largement partagée : « Dans la tragédie, Œdipe n'a pas, non plus, le monopole de la colère. Quelles que soient les intentions de l'auteur, il n'y aurait pas de débat tragique si les autres protagonistes ne se mettaient pas en colère eux aussi. Ces colères, assurément, ne suivent celles du héros qu'avec un certain retard. On est tenté de voir en elles de "justes représailles", des colères secondes et excusables, face à la colère première et inexcusable d'Œdipe. Mais nous venons de voir, justement, que la colère d'Œdipe n'est jamais vraiment première ; elle est toujours précédée et déterminée par une colère plus originaire [8]».
« Nous venons de voir », dit René Girard qui, comme à son habitude et comme Freud aussi le fait continuellement, feint de considérer que tout ce qu'il avance constitue de ce seul fait une vérité définitivement acquise. Mais « justement » c'est loin d'être évident comme il est loin d'être évident que les autres protagonistes de la pièce soient, comme Œdipe, portés à la colère. On ne saurait affirmer, comme le fait René Girard, que Tirésias et Créon manifestent la même propension à la colère qu'Œdipe. On peut penser, bien au contraire, qu'ils font preuve l'un et l'autre de beaucoup de patience. Certes Tirésias réagit vivement lorsque Œdipe l'accuse d'être lui-même le meurtrier de Laïos. Mais il n'est pas nécessaire d'être colérique pour se mettre en colère contre quelqu'un qui se met injustement en colère contre vous et va jusqu'à lancer les accusations les plus graves et les moins fondées contre vous, et dont vous savez, de plus, que, bien qu'il ne le sache pas, il a lui-même commis le crime dont il vous accuse.
Comme Tirésias, Cléon est accusé par René Girard de se laisser gagner par la colère contagieuse d'Œdipe, tous les trois se laissant également égarer par l'hubris : « La force qui aspire les trois hommes dans le conflit ne fait qu'un avec leur illusion de supériorité ou, si l'on veut, avec leur hubris. Personne, en d'autres termes, ne possède la sophrosunè et, sur ce plan-là encore, il n'y a que des différences illusoires ou vite supprimées [9]». Mais, si l'on prend la peine de se reporter au texte, on ne trouve rien dans les propos de Cléon qui puisse justifier le diagnostic de René Girard. Non seulement il ne se met pas en colère, ce qui serait pourtant fort compréhensible puisque Œdipe l'accuse de vouloir prendre sa place, mais sa réponse témoigne d'une grande sagesse : « Réfléchis à ceci d'abord : crois-tu que personne aimât mieux régner dans le tremblement sans répit, que dormir paisible tout en jouissant du même pouvoir ? Pour moi, je ne suis pas né avec le désir d'être roi, mais bien avec celui de vivre comme un roi. Et de même quiconque est doué de raison. Aujourd'hui, j'obtiens tout de toi, sans le payer d'aucune crainte : si je régnais moi-même, que de choses je devrais faire malgré moi ! Comment pourrais-je donc trouver le trône préférable à un pouvoir, à une autorité qui ne m'apportent aucun souci ? Je ne me leurre pas au point de souhaiter plus qu'honneur uni à profit. Aujourd'hui je me trouve à mon aise avec tous, aujourd'hui chacun me fête, aujourd'hui quiconque a besoin de toi vient me chercher jusque chez moi : pour eux, le succès est là tout entier. Et je lâcherais ceci pour cela ? Non, raison ne saurait devenir déraison » (vers 584-600). Le moins que l'on puisse dire, c'est que les propos de Créon ne s'accordent guère avec l'analyse de rêne Girard. être pleinement satisfait de ce que l'on a et ne pas souhaiter en avoir plus, prouve non seulement que l'on est exempt de toute hubris, mais témoigne, au contraire, d'une grande sophrosunè.
Quoi que dise René Girard, Œdipe se distingue par un naturel profondément colérique. Il y a chez lui, nous dit Georges Méautis, « une double nature : une intelligence aiguë et subtile, mais aussi une violence irraisonnée une colère frénétique [10]». Et cette propension à l'emportement est particulièrement évidente dans ces scènes avec Tirésias et Créon, comme le souligne C. M. Bowra : « It can be claimed that he [Œdipus] is punished not for the single act of killing Laius but for being in general proud and agressive, as he certainly shows himself in the scenes with Teiresias and Creon […] For in these scenes Œdipus transgresses the Mean and is almost swept away in a blind frenzy of pride when he accuses Teiresias of fomenting conspiracy (380 ff.) or wishes to kill Créon on a baseless suspicion (623). Moreover, the Chorus are distressed by Œdipus and afraid that he may prove to be a tyrant [11]».
René Girard prétend ensuite que la tragédie de Sophocle diffère radicalement du mythe : « Dans le mythe proprement dit, entre Œdipe et les autres, il n'est pas question d'identité et de réciprocité. On peut affirmer d'Œdipe une chose au moins qui n'est vraie de personne d'autre. Il est seul coupable du parricide et de l'inceste. Il nous apparaît comme une exception monstrueuse ; il ne ressemble à personne et personne ne lui ressemble.
« La lecture tragique s'oppose radicalement au contenu du mythe. On ne saurait lui rester fidèle sans renoncer au mythe lui-même […]
« Il faut d'abord revenir au parricide et à l'inceste, s'interroger sur l'attribution exclusive de ces crimes à un protagoniste particulier. La tragédie, on l'a vu, transforme le meurtre de Laïos, et le parricide et l'inceste eux-mêmes, en un échange de malédictions tragiques. Œdipe et Tirésias rejettent l'un sur l'autre la responsabilité du désastre qui accable la cité. Le parricide et l'inceste ne sont qu'une variation particulièrement corsée de cet échange de bons procédés. Il n'y a aucune raison, à ce stade, pour que la culpabilité se fixe sur celui-ci plutôt que sur celui-là. Tout est égal de part et d'autre. Rien ne permet de trancher ; le mythe pourtant va trancher et de façon non univoque [12]».
En affirmant que la tragédie de Sophocle s'écarte résolument du mythe, René Girard, comme à son habitude, ne craint pas de prendre le contrepied de la critique traditionnelle pour qui « le respect des traditions légendaires »  [13] est, au contraire, un des traits caractéristiques du théâtre de Sophocle. Et cette fidélité à la légende est particulièrement évidente dans le cas d'Œdipe Roi. Point n'est besoin d'être un spécialiste pour s'en convaincre. Il suffit de comparer le résumé de la pièce à l'article que, par exemple, Pierre Lavedan consacre à la légende d'Œdipe dans son Dictionnaire illustré de la Mythologie et des Antiquités grecques et romaines  [14].
Examinons donc les arguments qu'invoque René Girard pour défendre cette thèse. Dans le mythe, nous dit-il Œdipe « est seul coupable du parricide et de l'inceste ». On suivra aisément René Girard sur ce point, car c'est, en effet ce que l'on avait cru comprendre. Mais il en est évidemment de même dans la tragédie de Sophocle et personne n'en avait, semble-t-il, jamais douté avant René Girard. Bien sûr, on ne le sait pas encore au début de la pièce. Il s'en faut bien pourtant que, comme le prétend René Girard, que Tirésias et Créon puissent être considérés comme des coupables potentiels tout aussi crédibles qu'Œdipe. S'il faut choisir entre Tirésias et Œdipe, il y a de très fortes raisons de choisir le second plutôt que le premier. Tirésias est un vieillard et il est aveugle. Aussi Œdipe ne peut-il pas l'accuser d'avoir lui-même tué Laïos de sa main. Il se contente donc de l'accuser d'avoir fomenté le meurtre : « Sache donc qu'à mes yeux c'est toi qui as tramé le crime, c'est toi qui l'as commis – à cela près seulement que ton bras n'a pas frappé. Mais, si tu avais des yeux, je dirais que même cela, c'est toi, c'est toi seul qui l'as fait » (vers 345-340). Encore aurait-il fallu que Tirésias ait eu une raison de vouloir la mort de Laïos. Œdipe ne nous dit pas, et pour cause, quel mobile il aurait bien pu avoir. Lui-même, en revanche, est jeune et fort ; il peut donc fort bien avoir tué Laïos de sa main. Quant au mobile qu'il aurait pu avoir, c'est bien évidemment celui de prendre la place de Laïos, puisque que c'est ce qu'il a fait effectivement, même si, bien sûr, il n'a aucunement tué Laïos dans ce but. Il est, de plus, un étranger dont on ignore le passé alors que Tirésias est un personnage que tout le monde connaît à Thèbes. Quant à Créon, s'il serait sans doute un coupable moins invraisemblable que Tirésias, pourquoi aurait-il voulu tuer Laïos, le mari de sa sŒur, sinon pour régner à sa place ? Il ne l'a pourtant pas fait. « à ce stade » donc, il apparaît clairement que, s'il faut choisir le coupable entre Tirésias, Créon et Œdipe, c'est ce dernier qui constitue de loin le coupable le plus vraisemblable, pour ne pas dire qu'il est le seul coupable possible.
Tel n'est pourtant pas l'avis de René Girard : « Après avoir oscillé entre les trois protagonistes, l'accusation décisive finit par se fixer sur l'un d'entre eux. Elle aurait pu aussi bien se fixer sur un autre. Elle aurait pu ne pas se fixer du tout. Quel est le mécanisme mystérieux qui réussit à l'immobiliser ?
« L'accusation qui va désormais passer pour "vraie" ne se distingue en rien de celles qui vont désormais passer pour "fausses" à ceci près qu'aucune voix ne s'élève plus pour contredire qui que ce soit [15]». Le mécanisme qui réussit à fixer l'accusation sur Œdipe n'a rien de mystérieux : c'est simplement la découverte de la vérité et c'est cette découverte qui fait que plus personne ne songe plus à contredire qui que ce soit.
Les révélations qui nous sont successivement apportées ne font que rendre l'hypothèse de la culpabilité d'Œdipe de plus en plus vraisemblable jusqu'à ce qu'elle soit pleinement vérifiée. Mais René Girard n'en a cure : « Si nous éliminons les témoignages qui s'accumulent contre Œdipe dans la seconde partie de la tragédie, nous pouvons nous imaginer que, loin d'être la vérité qui tombe du ciel pour foudroyer le coupable et éclairer tous les mortels, la conclusion du mythe n'est que la victoire camouflée d'un parti sur l'autre, le triomphe d'une lecture polémique sur sa rivale, l'adoption par la communauté d'une version des événements qui n'appartient d'abord qu'à Tirésias et à Créon et qui n'appartient qu'ensuite à tous et à personne, étant devenue la vérité du mythe lui-même [16]». Il y aurait de quoi sauter au plafond, en lisant ces lignes, si René Girard ne nous avait habitués à écarter sans façons tous les éléments qui, dans un texte, contredisent son interprétation, si nombreux et si essentiels qu'ils puissante être. Peu s'en faut qu'il ne nous dise : « Si l'on veut bien ne tenir aucun comporte des innombrables et irréfutables preuves qui établissent de la manière la plus évidente la totale absurdité de mon hypothèse, celle-ci, chacun en conviendra, je l'espère, ne peut qu'en sortir singulièrement renforcée ».
En nous invitant à écarter toutes les révélations qui établissent peu à peu d'une manière indubitable qu'Œdipe a tué son père et est entré dans le lit de sa mère, René Girard suggère qu'en réalité il n'est pas coupable. Dans La Violence et le Sacré, il semble encore hésiter à le dire clairement. Mais il sera de plus en plus explicite dans les textes qui suivront. C'est le cas lorsqu'il déclare dans Sanglantes origines : « Ma lecture du mythe d'Œdipe ne s'en tient pas à la surface des choses, car pour moi on ne saurait prendre au sérieux cette histoire de parricide et d'inceste : la vérité c'est qu'Œdipe était un bouc émissaire. Je lis le mythe d'Œdipe exactement de la même façon que tout le monde ici lirait le procès de la sorcière [17]». C'est le cas dans l'entretien qu'il accordera à Mark Anspasch à l'occasion de la publication de son livre. à Mark Anspasch qui lui dit : « Tout le monde pense savoir qui est Œdipe ; c'est celui qui a tué son père et épousé sa mère. Vous, René Girard, vous dites : pas si vite ! Œdipe, c'est celui qui est accusé d'avoir tué son père et épousé sa mère », il répond « Il est accusé de l'avoir fait, mais ce n'est qu'un bouc émissaire [18]».
Pour René Girard, tous les mythes sont des « textes de persécution » et celui d'Œdipe, le plus connu de tous, ne saurait échapper à la règle : « Le mythe d'Œdipe n'est pas un texte littéraire comme les autres, ce n'est pas un texte psychanalytique non plus, mais c'est certainement un texte de persécution ; c'est donc en texte de persécution qu'il convient de le traiter [19]». Œdipe est donc essentiellement une victime, il est la victime d'une crise mimétique. Mais cette « vérité », le mythe la cache. Il nous présente Œdipe comme un coupable comme celui qui a réellement tué son père et couché avec sa mère. Car il est profondément mensonger, comme le sont tous les mythes pour René Girard : « Il y a peu de temps encore, dans notre société, le mot "mythe" restait synonyme de "mensonge". Notre intelligentsia a fait son possible depuis pour réhabiliter les mythes aux dépens du biblique, mais dans la langue populaire, "mythe" signifie toujours mensonge c'est la langue populaire qui a raison [20]». René Girard a assurément raison de dire que le mot « mythe », qui, dans la langue courante, est volontiers synonyme de « fable » ou de « légende », est donc généralement synonyme de « mensonge ». Mais cela ne signifie aucunement, comme il voudrait sans doute nous le faire croire, que la sagesse populaire serait girardienne sans le savoir. Elle considère simplement que tous les mythes sont, à des degrés divers, des histoires à dormir debout.
Ce n'est pas du tout le point de vue de René Girard pour qui il faut toujours prendre les mythes très au sérieux. Mais il faut savoir les décrypter, ce que personne, avant lui, n'a vraiment réussi à faire. Lui seul a vraiment su comprendre que tous les mythes étaient des « textes de persécution » et qu'ils étaient tous mensongers parce ce qu'ils présentaient les victimes comme des coupables qui avaient mérité leur sort : « Une lecture correcte du texte de persécution exige qu'on sache réhabiliter les victimes en comprenant que les accusations portées contre elles sont dénuées de fondement [21]». Mais, d'autres avant René Girard avaient obscurément pressent la vérité cachée des mythes, qu'il a été le premier à mettre enfin clairement au jour. C'est le cas de Sophocle. Si la tragédie d'Œdipe roi s'écarte du mythe d'Œdipe, c'est parce que Sophocle aurait obscurément pressenti qu'en réalité Œdipe n'était pas coupable et qu'il avait été injustement accusé d'avoir tué son père et couché avec sa mère.
S'il faut en croire René Girard, Sophocle a soupçonné avant lui que le mythe était menteur et il y a eu beaucoup de mérite d'abord parce que, malgré tout son génie, il n'était pas René Girard et ensuite parce que le mythe est tout à fait catégorique et ne laisse apparemment aucune place au doute : « Si le mythe nous disait : "On ne peut pas douter qu'Œdipe a tué son père, il est certain qu'il a couché avec sa mère", nous reconnaîtrions le type de mensonge qu'il incarne ; il nous parlerait dans le style des persécuteurs historiques, celui de la croyance. Mais il parle dans le style tranquille du fait indubitable. Il affirme : "Œdipe a tué son père, il a couché avec sa mère" sur le ton qu'on prendrait pour affirmer : "La nuit succède au jour" ou "le soleil se lève à l'est" [22]».
René Girard est vraiment impayable. Comme ceux de Freud, ses étonnements sont pour le moins déconcertants. On ne voit vraiment pas, en effet, pourquoi le mythe dirait « On ne peut pas douter qu'Œdipe a tué son père, il est certain qu'il a couché avec sa mère ». S'il fallait s'étonner qu'il ne le dît pas, alors on ne pourrait plus lire aucun livre, aucun article, aucun document sans aller d'étonnement en étonnement. Pour ne prendre qu'un exemple, on ne pourrait ouvrir la Bible sans se sentir aussitôt profondément décontenancé. Car d'emblée, sans le moindre préambule, sans la moindre préparation, l'auteur de la Genèse déclare tranquillement, avec une imperturbable assurance : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ». On ne dispose malheureusement pas de son manuscrit, mais il est peu probable qu'il ait d'abord écrit : « On ne peut pas douter qu'au commencement Dieu créa le ciel et la terre », et qu'à la réflexion, il se soit dit qu'il pouvait sans doute se permettre d'affirmer sans ambages comme un fait absolument indiscutable : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ».
Mais Sophocle ne s'est pas laissé abuser ; il a subodoré la fausseté foncière du mythe, nous dit René Girard : « Si Sophocle améliore le mythe sous le rapport des stéréotypes persécuteurs, c'est parce que, à la différence de nos ethnologues, il se doute de quelque chose. L'inspiration la plus profonde en lui, comme l'ont toujours soupçonné ceux qui voulaient faire de lui une espèce de "prophète", tend vers la révélation de ce qu'il y a de plus essentiellement mythique dans le mythe, de la "mythicalité" en général, laquelle ne consiste pas en un parfum littéraire vaporeux mais en la perspective des persécuteurs sur leur propre persécution [23]». Mais on aimerait tout d'abord savoir quels sont les « stéréotypes persécuteurs » que Sophocle aurait améliorés et en quoi il les aurait améliorés. Ces stéréotypes, René Girard les a énumérés à la page précédente : « l'infirmité d'Œdipe, son passé d'enfant exposé, sa situation d'étranger, de parvenu, de roi font de lui un véritable conglomérat de signes victimaires [24]». Car ces stéréotypes sont déjà tous présents dans le mythe et on ne voit vraiment pas quelles améliorations Sophocle leur aurait apportées. Comme à son habitude, René Girard ne peut s'empêcher d'exprimer son profond mépris pour ceux, ici les ethnologues, qui, contrairement à Sophocle ne se sont doutés de rien. Si Sophocle lui « se doute de quelque chose », c'est qu'il avait du génie, et il en fallait, il en fallait beaucoup pour pressentir, ne serait que très confusément, ne serait-ce qu'inconsciemment, ce qui, grâce à René Girard, ne devait être découverts que deux mille cinq cents ans plus tard et qui, sans lui n'aurait peut-être jamais été découvert.
La tragédie de Sophocle constituerait, selon René Girard, une « démystification », ou tout au moins un début de démystification, du mythe d'Œdipe : « L'action tragique est une lutte d'influence des protagonistes auprès du peuple, une rivalité mimétique, exactement comme dans Job. Œdipe finalement perd la partie qu'il aurait pu gagner. Tout ceci est fortement suggéré par un auteur, Sophocle, qui minimise le parricide et l'inceste aussi longtemps qu'il le peut mais qui les réassume au bout de la "route antique" pour ne rien changer à l'itinéraire. Sophocle ne heurte pas de front la croyance des Eliphaz grecs.
« à côté de celle de Job, la démystification tragique n'est qu'une ébauche, une velléité. Comme Job, Œdipe, d'abord, résiste vigoureusement aux accusations dont il est l'objet. La première mention du parricide lui fait hausser les épaules, mais il finit par s'incliner et sa soumission est maquillée en confirmation éclatante des deux crimes. C'est une vérification apparente des oracles, appuyée sur un seul témoin qui jamais ne dément ni ne confirme la rumeur persistante d'un Laïos assassiné non par un seul meurtrier mais par plusieurs.
« Après avoir répété cinq ou six fois, au cours de son enquête, qu'il faut tirer au clair cette rumeur, Œdipe ne pose pas la question qu'il a préméditée. Il renonce à la lutte et ne songe plus qu'à s'accuser lui-même de tout ce qu'on voudra. Cette affaire des meurtriers multiples fait sourdement allusion à la violence collective que les oracles dissimulent en y contribuant, en réclamant toujours de nouvelles victimes. Les meurtriers multiples de Laïos, c'était déjà la violence collective et c'est la violence collective à nouveau qui se prépare à régler son compte au trop curieux Oedipe.
« Comment ne pas voir une allusion au processus victimaire dans un texte entièrement pris dans un réseau d'allusions, indéniables, cette fois, au rôle de bouc émissaire qu'Œdipe finit par jouer conformément au scénario traditionnel ?  [25]».
On le constate une fois de plus, René Girard qui aime à se démarquer de la critique structuraliste, ne cesse d'avoir recours aux mêmes pratiques et d'utiliser les mêmes prétendus outils censés leur permettre de mieux éclairer les textes alors qu'ils ne s'en servent que pour mieux les fausser. Parmi les divers instruments, pinces-monseigneur, pieds-de-biche etc. qui composent leur attirail de faussaire, il en est un particulièrement précieux : « l'intertextualité » qui permet de déformer un texte à partir d'un autre texte, que, le plus souvent, l'on a déjà préalablement déformé. Charles Mauron a été le principal adepte de cette méthode qu'il a systématisée sous le nom de « superposition de textes »  [26]. Mais alors que Charles Mauron ne superpose d'ordinaire que des textes d'un même auteur, René Girard ne se gêne pas pour superposer des textes d'auteurs, de langues et de civilisations très différents. Il se plaît notamment à rapprocher les textes d'Homère et des tragiques grecs de ceux de la Bible. Dans Je vois Satan tomber comme l'éclair, il comparera le personnage d'Œdipe à celui de Joseph [27]; ici il le compare à celui de Job. Comme Joseph et comme Job, Œdipe, aux yeux de René Girard, est un bouc émissaire. Mais, outre qu'il paraît passablement saugrenu de comparer Œdipe à Joseph et à Job, ceux-ci ne sauraient être considérés comme des boucs émissaires. Si l'on comprend bien René Girard, un bouc émissaire est un innocent contre lequel une communauté menacée de désagrégation choisit de se liguer pour refaire son unité. Ce n'est le cas ni de Joseph qui est simplement la victime de la jalousie de ses frères ni de Job qui finit par subir l'hostilité de tous pour la seule raison que tous les malheurs qui l'accablent ne peuvent qu'inciter des gens qui croient que leur dieu est juste à se persuader qu'il a nécessairement commis de très graves fautes dont il reçoit maintenant le châtiment.
René Girard présente les choses d'une manière très tendancieuse, lorsqu'il dit d'Œdipe : « La première mention du parricide lui fait hausser les épaules, mais il finit par s'incliner et sa soumission est maquillée en confirmation éclatante des deux crimes ». Il est normal qu'il proteste avec la plus grande vigueur contre une accusation qu'il a d'abord toutes les raisons de penser entièrement infondée, et il est non moins normal qu'il cesse totalement de résister lorsqu'il découvre qu'elle est parfaitement fondée et qu'il ne peut plus douter un seul instant qu'il n'ait effectivement tué son père et couché avec sa mère. Sa « soumission », si l'on peut employer ce mot (peut-on dire que l'on « se soumet » à la vérité quand on la reconnaît ?), n'est pas maquillée en confirmation éclatante des deux crimes ; elle est la conséquence parfaitement logique de cette confirmation. On ne saurait prétendre non plus qu'Œdipe « renonce à la lutte » puisque sa lutte consistait à rechercher la vérité et qu'il l'a enfin trouvée.
Mais là où René Girard passe vraiment les bornes, c'est quand il ose affirmer qu'Œdipe a « répété cinq ou six fois » qu'il fallait vérifier la rumeur selon laquelle Laïos aurait été tué par plusieurs hommes. Or il ne le dit qu'une seule fois lorsque Jocaste lui apprend que le seul des serviteurs qui accompagnaient Laïos à avoir survécu a déclaré qu'il avait été tué par plusieurs brigands « C'étaient des brigands, disais-tu, qui avaient, selon lui, tué Laïos. Qu'il répète donc ce pluriel, et ce n'est plus moi l'assassin : un homme seul ne fait pas une foule. Au contraire, s'il parle d'un homme, d'un voyageur isolé, voilà le crime qui retombe clairement sur mes épaules » (vers 842-847). Et il demande à Jocaste d'envoyer quelqu'un pour ramener cet homme (vers 859-860). Il est tout à fait normal qu'Œdipe essaie de se raccrocher à cette rumeur et qu'il souhaite la vérifier. Il n'y aurait donc rien eu d'étonnant à ce qu'il exprimât à nouveau ce souhait, sinon cinq ou six fois, du moins deux ou trois. Mais il ne l'a pas fait contrairement à ce que veut nous faire croire René Girard qui ne soupçonne jamais qu'il puisse y avoir des lecteurs assez impertinents pour se reporter aux textes afin de vérifier ses dires. Œdipe, il est vrai, exprime de nouveau le souhait d'entendre ce serviteur, quand le Corinthien lui apprend que ce serviteur est l'homme qui lui avait remis le petit Œdipe qu'il n'avait pu se résigner à mettre à mort. C'est sur ce point qu'Œdipe veut maintenant l'entendre, et c'est sur ce point seulement qu'il l'interrogera, sans plus songer à lui demander si Laios a été tué par un seul homme ou par plusieurs. La question est, en effet, devenue sans objet puisque Œdipe est maintenant sûr que Laïos était son père et que c'est lui qui l'a tué. Il n'y a donc aucune raison de s'étonner qu' « Œdipe ne pose pas la question qu'il a préméditée ». Si Sophocle a inventé cette fausse rumeur des meurtriers multiples, ce n'est aucunement pour que l'on continue à douter qu'Œdipe ait bien tué son père. Il veut ménager le suspense et qu'Œdipe puisse encore conserver l'espoir de n'avoir pas tué Laïos. Il crée aussi par là un effet d'ironie tragique, puisque cette fausse rumeur va précipiter la découverte de la vérité, car c'est pour la vérifier que Œdipe fait venir celui qui va lui révéler qui il est réellement.
Mais René Girard refuse d'admettre que cette fausse rumeur n'est rien d'autre qu'une fausse rumeur. Il veut à tout prix qu'elle soit chargée de sens : « Sophocle suggère que de nombreux assassins ont tué Laïos. C'est un passage fondamental que les critiques s'abstiennent malheureusement de commenter. Œdipe pose une question précise : comment un et plusieurs peuvent-ils être la même chose ? Il ne comprend pas qu'il définit là le principe du bouc émissaire ? Pourtant, Sophocle a certainement conscience de la chose. Il devine, semble-t-il, la vérité, mais il ne l'exprime pas aussi clairement que les rédacteurs de la Bible. Il ne peut pas s'exprimer librement, parce qu'il écrit pour un public totalement immergé dans un cadre mythique et qui veut que le mythe soit toujours raconté de la même façon. Si le poète supprimait la mise à mort, c'est lui qui serait lynché [28]». Comment René Girard ose-t-il écrire que « Sophocle suggère que de nombreux assassins ont tué Laïos » ? Sophocle ne fait rien de tel. Il se contente d'évoquer, par la bouche de Jocaste, une rumeur dont le spectateur ou le lecteur peuvent d'ores et déjà aisément deviner qu'elle doit être dénuée de tout fondement, les informations que Jocaste vient de donner à Œdipe sur la mort de Laïos ne permettant guère de douter de sa responsabilité. On comprend qu'Œdipe veuille se raccrocher à ce dernier espoir, mais on peut deviner qu'au fond de lui-même il ne doit pas avoir beaucoup d'illusions. Cette rumeur, après les révélations du serviteur à qui Jocaste avait confié le petit Œdipe, plus personne n'y pense, et Œdipe ne songe pas un seul instant à l'interroger sur ce point. Quant à Jocaste, elle n'a même pas attendu l'arrivée du serviteur : elle est rentrée au palais pour se pendre. Quoi que dise René Girard, ce n'est pas « un passage fondamental » et, si les commentateurs ne s'attardent pas sur lui, c'est parce qu'il n'y a pas lieu de le faire. Lorsque Œdipe se demande « comment un et plusieurs peuvent-ils être la même chose ? » il ne peut évidemment pas deviner « qu'il définit là le principe du bouc émissaire ». Il sait simplement qu'il était tout seul lorsqu'il a tué l'homme qui pourrait être Laïos. Si donc il était avéré que Laïos a été tué par plusieurs individus, il ne pourrait s'agir de l'homme qu'il a tué.
René Girard semble considérer que cette rumeur n'en conserve pas moins une certaine probabilité qu'on ne peut et que Sophocle a voulu qu'on ne puisse écarter totalement cette éventualité. Selon lui, Sophocle se refuse à croire qu'Œdipe ait réellement tué son père et épousé sa mère, mais il ne veut pas le disculper clairement de ces accusations, d'une part parce qu'il pense qu'Œdipe, par son imprudente arrogance, a bien cherché ce qu'il lui est arrivé et que, d'autre part, il ne souhaite pas contredire ouvertement le mythe : « Même s'il ne prend pas au sérieux les accusations mythiques, Sophocle suggère qu'Œdipe, par son arrogance et, son imprudente enquête, a tout fait pour provoquer le désastre qui s'abat sur lui. Les critiques voient bien cette attitude de Sophocle mais ils n'en tirent pas les conséquences qu'il faudrait. Ils ne voient pas qu'elle implique un scepticisme radical à l'égard des données proprement mythologiques : le parricide et l'inceste réellement commis qui causeraient la peste de Thèbes.
« Œdipe, le premier, s'est lancé à la recherche d'un bouc émissaire, et son mauvais exemple se retourne contrez lui. Grâce à sa docilité finale, la tragédie se referme harmonieusement sur elle-même, si bien que personne ou presque à ce jour ne soupçonne le système d'illusion victimaire qu'elle représente.
« Même s'il perçoit l'injustice du processus victimaire, l'auteur tragique n'adopte pas le point de vue de la victime. Sophocle me semble dire deux choses : "Les histoires de parricide et d'inceste sont des balivernes, mais c'est Œdipe lui-même qui s'est jeté dans le guêpier. Il jouait avec le feu et le voilà brûlé. Ce n'est pas à moi de le tirer d'affaire." Cette indifférence pour la victime en tant que victime n'a pas que des conséquences morales. Elle empêche le mythe de se défaire [29]».
Une fois de plus René Girard affirme que les critiques ne comprennent jamais rien aux Œuvres qu'ils sont censés éclairer et que personne avant lui n'a jamais su décrypter un texte : « Les critiques voient bien cette attitude de Sophocle mais ils n'en tirent pas les conséquences qu'il faudrait […] Personne ou presque à ce jour ne soupçonne le système d'illusion victimaire qu'elle représente ». Comment ne pas se dire que, si l'on rassemblait toutes les déclarations de ce genre que l'on rencontre sans cesse sous sa plume, on pourrait aisément en faire tout un livre ? à l'en croire, Sophocle aurait été fortement tenté de disculper entièrement Œdipe des accusations de parricide et d'inceste. S'il ne l'a finalement pas fait, c'est parce qu'il se serait dit que le personnage ne le méritait sans doute pas et qu'il avait, somme toute, bien cherché ce qui lui était arrivé. Si Œdipe avait eu meilleur caractère, s'il s'était montré moins abrupt, plus souple plus affable, il aurait été volontiers porté à le réhabiliter définitivement. Il se serait dit, de plus, qu'il pouvait difficilement se permettre de trop s'écarter du mythe ce que le public ne comprendrait pas. Comme le rappelle René Girard, Aristote, dans sa Poétique, « nous apprend que le bon auteur tragique ne touche pas et ne doit pas toucher aux mythes, parce que tout le monde les connaît ; il dois se contenter de leur emprunter des "sujets" [30]». Mais, quand bien même le public ne connaîtrait pas le sujet que le dramaturge reprend, il est normal, il est logique qu'il en conserve l'essentiel. Sinon pourquoi le reprendre ? S'il le fait, c'est parce que le sujet l'intéresse, c'est parce qu'il lui paraît correspondre globalement à ce qu'il veut faire. Ce n'est pas la peine d'emprunter un sujet déjà existant si l'on doit pratiquement tout changer. Mieux vaut alors en inventer un de toutes pièces. Tout le monde peur comprendre cela, mais il est vrai, et sur ce point je suis pleinement d'accord avec lui, que René Girard n'est pas tout le monde. Et, comme lui, je m'en réjouis.
De même que René Girard est le premier à voir le véritable sens des Œuvres qu'il étudie, il est aussi le premier à rapprocher des textes que personne avant lui n'avait jamais songé à rapprocher. Non content de comparer l'histoire d'Œdipe à celles de Joseph et de Job, il ne craint pas d'assimiler le mythe d'Œdipe à un mythe des Indiens yuahuna, celui de Milomaki  [31] : « Les crimes abominables du héros viennent immédiatement à l'esprit dès qu'on fait allusion au mythe d'Œdipe. Il n'y a rien de comparable dans le cas de Milomaki. Le grand déballage freudien sur le parricide et l'inceste pourrait nous inciter à croire que l'absence de ces crimes dans le mythe de Milomaki marque une vraie différence, mais selon moi, il n'en est rien. Dans leurs grandes lignes, les deux mythes sont très semblables, le parricide et l'inceste occupant dans le mythe d'Œdipe une place secondaire et non pas essentielle […] Fondamentalement, le mythe d'Œdipe et celui de Milomaki sont identiques. La même logique est à l'Œuvre dans l'un et l'autre cas, et c'est la logique de la foule ; et cette logique-là ne fait qu'un avec la logique du recours non conscient au bouc émissaire dans sa forme la plus brutale. La foule est parfaitement visible dans le mythe yahuna, mais elle n'est pas totalement invisible dans l'Œdipe roi de Sophocle. à la fin de la tragédie, le chŒur tend de plus en plus à s'exprimer à la façon d'une foule en quête de victime [32]».
Comme à son habitude, René Girard se plaît à souligner le fait que son interprétation va à l'encontre de ce que tout le monde pense naturellement. Qu'importe que l'histoire de Milomaki et celle d'Œdipe semblent très différentes ! « Selon moi, nous dit-il, il n'en est rien ». à première vue, « il n'y a rien de comparable » entre les deux mythes, mais, « fondamentalement », ils « sont identiques ». Il n'y a ni inceste ni parricide dans le mythe de Milomaki tandis que celui d'Œdipe est d'abord une histoire de parricide et d'inceste ; les deux personnages ne semblent avoir aucun point commun : il n'empêche qu'ils sont interchangeables. Ils sont l'un et l'autre victimes de la foule. Certes, reconnaît René Girard, le rôle de là foule n'est pas aussi évident dans Œdipe roi qu'il l'est dans l'histoire de Mikolami. Si elle « est parfaitement visible dans le mythe yahuna », il n'en est pas de même dans Œdipe roi. On peut seulement dire qu' « elle n'est pas totalement invisible ». Mais apparemment, dans la logique girardienne, cela revient au même. Il suffit qu'une chose ne soit pas « totalement invisible » pour qu'elle soit « parfaitement visible », à la condition, bien sûr, que ce soit ce que René Girard a envie de voir.
On aurait aimé, pourtant, qu'il essayât de nous expliquer sur quoi il s'appuyait pour prétendre que la foule joue dans Œdipe roi le même rôle que dans l'histoire de Milomaki. Mais il se contente d'affirmer que « le chŒur tend de plus en plus à s'exprimer à la façon d'une foule en quête de victime ». La formule est plaisante. Elle montre bien l'embarras et la déception de René Girard. Il aurait évidemment souhaité que le chŒur exprimât plus clairement son sentiment profond. Il en est réduit à prétendre qu'il semble être de plus en plus sur le point de le faire, ce qui n'aurait sans doute pas manqué de se produire si la pièce avait duré plus longtemps. Malheureusement Sophocle a cru devoir mettre le point final à sa pièce avant qu'il ait eu le temps de s'y décider.
Mais rien dans les propos du chŒur ou du Coryphée n'est susceptible de justifier l'impression de René Girard qui, d'ailleurs, n'en cite aucun. Loin d'accuser Œdipe, loin de l'accabler, ils ne font que déplorer ses malheurs qu'ils imputent à un dieu :
« O disgrâce effroyable à voir pour des mortels – oui, la plus effroyable que j'aie jamais croisée sur mon chemin ! Quelle démence, infortuné, s'est donc abattue sur toi ? Quel immortel a fait sur ta triste fortune un bond plus puissant qu'on n'en fit jamais ? » (vers 1296-1302).
« Oh ! qu'as-tu fait ? Comment as-tu donc pu détruire tes prunelles ? Quel dieu poussa ton bras ? » (vers 1327-1328).
Œdipe ne songe bien sûr aucunement à accuser les Thébains de ce qui lui arrive. Il sait fort bien à qui il doit ses malheurs : « Apollon, mes amis ! oui, c'est Apollon qui m'inflige à cette heure ces atroces, ces atroces disgrâces qui sont mon lot, mon lot désormais. Mais aucune autre main n'a frappé que la mienne, la mienne malheureux » (vers 1329-1332). Et le chŒur lui répond : « Las ! il n'est que trop vrai ! » (vers 1336).
Loin de se féliciter que le coupable ait enfin été trouvé et qu'il ait été châtié, le Coryphée dit à Œdipe : « Ton âme te torture autant que ton malheur. Comme j'aurais voulu que tu n'eusses rien su ! » (vers 1346-1347). On ne s'étonnera pas que René Girard se soit bien gardé de citer cette réplique.
Il suggère que la pièce s'achève avant que le chŒur ait pu vraiment dire ce qu'il avait à dire. Mais c'est au Coryphée que Sophocle a laissé le soin de conclure. C'était pour lui l'occasion ou jamais de dire enfin ce que, selon René Girard, il brûlait de dire. Il n'en fait rien pourtant. écoutons-le : « Regardez, habitants de Thèbes, ma patrie. Le voilà, cet Oedipe, cet expert en énigmes fameuses, qui était devenu le premier des humains. Personne dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd'hui, dans quel flot d'effrayante misère est-il précipité ! C'est donc ce dernier jour qu'il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons-nous d'appeler jamais un homme heureux, avant qu'il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin » (vers 1523-1530). Comment ne pas avoir le sentiment que le Coryphée a bien dit tout ce qu'il avait à dire ? Il pense manifestement, en plein accord, semble-t-il avec Sophocle, qu'il n'y a rien à rajouter. Si les ultimes paroles du Coryphée ne peuvent que décevoir profondément René Girard, elles sont, en revanche, tout à fait de nature à satisfaire pleinement le public athénien. La conclusion du Coryphée reprend, en effet, un des lieux communs les plus répandus de la littérature grecque, à savoir qu'on ne doit dire aucun homme heureux avant sa mort  [33].
S'il est donc vrai que « Milomaki est victime d'une violence collective [34]» Sanglantes origines, p. 20, ce n'est aucunement le cas d'Œdipe. La foule qui est pleinement responsable du sort de Milomaki, ne l'est en rien de celui d'Œdipe. Il est la victime du destin ; il n'est pas celle des Thébains. L'histoire d'Œdipe n'est pas celle d'un lynchage. Elle est celle doublement tragique d'un homme qui tombe dans le malheur en cherchant à l'éviter ; elle est en même temps celle d'un homme qui s'emploie à retrouver un coupable et qui découvre finalement qu'il est lui-même celui qu'il recherche. C'est ce que tout le monde comprenait généralement avant René Girard. Celui-ci se plait à dénoncer à l'occasion dénoncer cette maladie moderne qui est de vouloir à tout prix que les choses ne soient pas ce qu'elle semblent être et que les livres ne disent pas ce qu'ils semblent vouloir dire : « La recherche des motivations cachées est l'alpha et l'oméga de la culture moderne. Nous avons comme principe de base qu'aucun phénomène humain n'est véritablement ce qu'il semble être. Une interprétation satisfaisante doit recourir à l'une de herméneutiques du soupçon devenues populaires aux XIXe et XXe siècles, ou à un amalgame plusieurs d'entre elles : psychanalyse, marxisme féminisme etc.  [35]». Mais c'est ce que lui-même passe son temps à faire.
Et il est profondément convaincu que, s'il est normal que ses relectures rencontrent d'abord beaucoup d'incompréhension, elles finiront nécessairement par s'imposer à tous : «Ma thèse se heurte à beaucoup de résistance ; mais c'est une thèse scientifique, non pas parce qu'elle peut être démontrée, mais parce que, reposant sur la même attitude que celle que nous avons face aux récits de chasses aux sorcières, ou bien cette thèse sera dans cinquante ans d'ici, tout aussi banale et personne n'en parlera plus – car, dès qu'on lira le mythe d'Œdipe, on se rendra compte de ce qui s'y passe, c'est la même chose que ce qui arrive dans un texte de chasse aux sorcières du XVIIIe siècle –, ou bien elle sera tout simplement tombée dans l'oubli. Il n'y aura pas de situation intermédiaire, et on ne rencontrera pas d'attitudes comme celles de nos critiques littéraires lorsqu'ils disent que "toutes les interprétations sont bonnes, celle-ci un petit peu, tout comme celle-là d'ailleurs". Soit le mythe d'Œdipe est un "texte de chasse aux sorcières" dont l'incroyable surface cache des profondeurs crédibles, à l'instar des récits du procès de Salem, soit il ne relève pas de cette catégorie. Il y a là une alternative qu'il faut trancher [36]». On le voit, René Girard n'ose pas dire que sa lecture du mythe d'Œdipe est destinée à plus ou moins brève échéance à s'imposer définitivement. Mais, dans son esprit, cela ne fait aucun doute. L'alternative ne comporte pour lui qu'une seule réponse possible, la première. C'est aussi mon sentiment, sauf que, pour moi, c'est la seconde. Cela dit, s'il n'y a rien à garder de l'interprétation que René Girard nous donne du mythe d'Œdipe, non plus que de ses autres interprétations, un homme qui a été capable de dire avec tant d'assurance autant et de si énormes âneries, ne mérite pas d'être complètement oublié. Comme Roland Barthes ou Lucien Goldmann, et sans doute plus encore, il a bien mérité d'avoir une place dans la vaste et si riche histoire de la sottise humaine.


 

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NOTES :

[1] La violence et le sacré, collection Pluriel, p. 105.

[2] Ibid., p. 128.

[3] Voir notamment Shakespeare. Les feux de l'envie, Grasset, 199à, pp. 335-337 et mon livre être girardien ou ne pas être. Shakespeare expliqué par René Girard, Kimé, 2013, pp 134_136.

[4] La violence et le sacré, p. 109.

[5] Ibid., pp. 105-106.

[6] Ibid., p. 106.

[7] Sophocle, tome II, Collection des Universités de France, traduction de Paul Mazon, Les Belles lettres, 1958. Toutes les citations renverront à cette édition.

[8] La violence et le sacré, pp. 106-107.

[9] Ibid., p. 108.

[10] Sophocle. Essai sur le héros tragique, Albin Michel, 1957, p. 100.

[11] Sophoclean tragedy, Oxford at the Clarendon Press,, 1952, p. 165.

[12] La violence et le sacré, pp. 111-112.

[13] Voir notamment l'Histoire illustrée de la Littérature Grecque de Jules Humbert et Henri Berguin, Didier, 1966, p. 149.

[14] Hachette, 1931, pp. 704-705.

[15] La violence et le sacré, p. 120.

[16] Ibid., p. 112.

[17] Flammarion, 2011, p. 233.

[18] Mark Anspach, Œdipe mimétique, Préface de René Girard et entretien de Mark Anspach avec René Girard, L'Herne, 2010, p. 15. Je n'examinerai pas le petit livre de Mark Anspach. Je tiens néanmoins à dire qu'il peut à juste titre se flatter d'être un digne disciple de René Girard : son livre est parfaitement inepte.

[19] Le bouc émissaire, Grasset 1982, Livre de poche, Biblio essais, p. 43 ;

[20] Je vois Satan tomber comme l'éclair, Grasset 1999, p.p. 181-182. Voir aussi Les origines de la culture, Desclée de Brouwer, 2004, p. 277 : « Tant que le monde occidental était chrétien, il donnait au mot mythe, spontanément, le sens de mensonge. Il ne pouvait pas dire pourquoi, mais il y avait en lui un instinct de vérité que nous avons perdu. Il importe d'en retrouver le goût ».

[21] La Voix méconnue du réel, Une théorie des mythes archaïques et modernes, Grasset 2002, Livre de poche, biblio essais, p. 54.

[22] Le bouc émissaire, p. 57.

[23] Ibid., p. 41.

[24] Ibid., p. 40.

[25] La route antique des hommes pervers, Grasset, 1985, pp. 61-63.

[26] J'ai critiqué sa méthode dans mes études sur Le Tartuffe, SEDES 1994,,Eurédsit, 2005, pp. ainsi que dans mes études littéraires, Eurédit , 2009, pp.

[27] Grasset, 1999, pp. 171 sq.

[28] Les origines de la culture, Desclée de Brouwer, 2004, p. 110.

[29] La route antique des hommes pervers, pp. 70-71.

[30] La violence et le sacré, p. 113.

[31] Il résume ainsi ce mythe (Sanglantes origines, p. 20) : « De la grande Maison des eaux, du pays du Soleil, est venu, voilà bien des années, un petit garçon qui chantait si magnifiquement que, du voisinage ou de loin, les gens venaient en nombre afin de le voir et l'entendre. Il s'appelait Milomaki. Mais, lorsqu'après l'avoir écouté, les gens rentraient chez eu et mangeaient du poisson, tous mouraient. Les membres de leurs famille s'emparèrent alors de Milomùaki, qui entre-temps était devenu adulte, et, à cause du danger que représentait celui qui avait tué leurs frères, ils le mirent à brûler sur un immense bûcher. Mais le jeune homme continua de chanter magnifiquement jusqu'au bout, y compris lorsque les flammes lui léchèrent le corps. […] Il mourut, consumé par les flammes, mais sont âme monta vers le ciel tandis que de ses cendres s'éleva, ce jour-là, une longue ticage verte qui sans relâche ne cessa de grandir et de grandir, jusqu'à devenir le lendemain un arbre déjà très haut – le premier palmier paxiuba du monde » (d'après Koch-Gründberg, Zwei jakren unter den Indiadern : Reisen in Nordswest-Brasilien, Berlin 1903-1905, cité dans Campbell, The Masks of God : Primitive Mythology, New York, 959 pp 292-293).

[32] Ibid., pp. 25 et 28-29.

[33] C'est ce que, selon Hérodote (I, 32), Solon aurait dit à Crésus qui pensait l'éblouir en lui montrant ses richesses.

[34] Sanglantes origines, p. 20

[35] Anorexie et désir mimétique, L'Herne, 2008, p. 40.

[36] Sanglantes origines, p. 234

 

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