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En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin; j'aperçois la lune pâle et élargie; elle s'abaisse sur la flèche des lnvalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'0rient; on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d 'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité.

……………Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe (dernier paragraphe) [1].



…… Dans La Force de l'âge, Simone de Beauvoir raconte que Jean-Paul Sartre, visitant avec elle la tombe de Chateaubriand, avait cru bon d'uriner dessus [2]. Il convient de passer rapidement sur ce comportement de pochard ou plutôt de potache, mais on peut regretter néanmoins qu'elle ne nous ait pas indiqué si, dans l'opération, Sartre ne s'était pas quelque peu arrosé. Cela se pourrait bien, car l'endroit est passablement venté, et il se pourrait même que « l'enchanteur » qui, à ses heures, savait être retors, eût pensé à cette éventualité. Mais le choix du Grand-Bé ne répondait évidemment pas au seul souci de préparer au pissat de Sartre ou de tout autre une riposte posthume. François-René de Chateaubriand voulait tout d'abord revenir, quand il serait mort, près de l'endroit où il était né « presque mort » [3]. Car telle fut sa première impression, et il fut même tellement étonné d'avoir survécu à sa naissance que, pour avoir le temps d'essayer de se faire à cette idée, il lui a fallu vivre jusqu'à près de quatre-vingts ans. Il voulait aussi que sa musique préférée, le mugissement des vagues, berçât son dernier sommeil, comme elle avait bercé le premier [4]. Enfin, lui qui avait tant aimé à la fois la solitude et l'adulation, il voulait un îlot pour être isolé, mais un îlot qui, à marée basse, se transformât en presqu'île pour laisser passer la foule de ses admirateurs. Cette sépulture du Grand-Bé fut le dernier plan, soigneusement préparé, d'un prodigieux metteur en scène à qui il a suffi, pour achever de signer son ultime composition, d'une dalle sans date et sans nom.
…… Cet art de la mise en scène, dont témoigne le choix de sa sépulture, éclate à toutes les pages de son œuvre, avec tout ce que cela comporte d'artifice et de truquages. Certes il arrive quelquefois que les circonstances lui fournissent directement le décor et l'éclairage dont il a besoin. Ainsi le tableau de sa naissance qu'il nous offre au début des Mémoires d'Outre-Tombe, ce tableau, si romantique qu'on serait fort tenté de le croire bien peu véridique, doit pourtant, à peu de choses près, être authentique. Bien sûr, il aurait mieux aimé naître en automne, sa saison préférée; et c'est si vrai qu'il a longtemps cru, jusqu'a ce qu'il voie son extrait de baptême, qu'il était né, non le 4 septembre, mais le 4 octobre, date qu'il indiquait notamment dans l'Itinéraire de Paris à Jérusalem [5]. Mais il ne pouvait, sur ce point, altérer la vérité - s'il l'avait pu, nul doute qu'il aurait choisi le 2 novembre, jour des morts ! - et peu lui importait finalement, car si, pour le calendrier, ce n'était pas encore l'automne, le temps qu'il faisait le 4 septembre 1768, était, lui, déjà un temps d'automne. La nature avait bien fait les choses : « une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne » soufflait avec violence et Chateaubriand n'aurait pu inventer, pour soutenir les gémissements de la mère repris par les vagissements du nouveau-né, de meilleure basse continue que le mugissement des vagues [6]. Car cette tempête si opportune, il ne l'a nullement inventée [7]. Ainsi, s'il a peut-être retouché le tableau de sa naissance, ce ne serait, semble-t-il, que de façon légère, en faisant accoucher sa mère dans une chambre dont les fenêtres donnaient, à perte de vue, sur la mer qui venait se briser sur les écueils [8] alors que, d'après le témoignage d'une de ses sœurs, Mme de Marigny, elle aurait accouché dans une chambre qui donnait sur la petite rue des Juifs [9] et sans doute, pour donner encore davantage l'impression d'avoir été apporté par la tempête sur le rocher de Saint-Malo, François-René aurait-il préféré que sa mère accouchât sur la grève et que, pour son premier bain, le bébé Chateaubriand fût lavé par les embruns.
…… Mais quand la nature ne se montrait pas aussi complaisante qu'elle l'avait été le jour de sa naissance, Chateaubriand n'hésitait guère à la recréer telle qu'il la souhaitait et c'est ainsi que, s'il n'avait pas eu à le faire pour le premier tableau de son existence, il a dû sérieusement retoucher le décor du dernier. Grand admirateur de Chateaubriand, l'astronome André Danjon, directeur de l'Observatoire de Paris, a eu, en effet, la curiosité de vérifier si, le 16 novembre 1841, à 6 heures du matin, il avait bien pu, par sa fenêtre ouverte, contempler à la fois « le premier rayon doré de l'Orient » et le disque pâlissant de la lune. Pour celle-ci, il conclut à une impossibilité absolue : « Le 16 novembre 1841, à 6 heures du matin, la lune ne descendait pas vers les Invalides, pour la bonne raison qu'elle était couchée depuis longtemps. Agée de trois jours seulement, elle avait disparu la veille à 6 heures 24 minutes du soir » [10]. En ce qui concerne « le premier rayon doré de l'Orient », la réponse André Danjon est plus complexe, mais elle est, en fin de compte, tout aussi négative. Il a découvert que le « crépuscule civil » avait commencé la veille (le 15 novembre) à 6 h. 36, ce qui nous donnerait donc, pour le 16, entre 6 h. 37 et 6 h. 38. Selon lui, « La lune aidant, la flèche des lnvalides peut se trouver « à peine révélée » une vingtaine de minutes avant le début du crépuscule civil » [11]. Certes, bien qu'il dise qu' « il ne faut pas prendre à la rigueur les mots : "il est 6 heures du matin" » [12], on pourrait lui objecter que le crépuscule civil avait commencé non pas une vingtaine mais une quarantaine de minutes plus tard. On pourrait lui objecter surtout que l'expression « rayon doré » ne paraît guère convenir pour évoquer ce qui ne pouvait être encore que la lueur blanche de l'aube [13]. Mais peu importe, car Danjon nous apprend aussi que les conditions atmosphériques auraient de toute façon empêché Chateaubriand d'apercevoir le moindre « rayon doré », même s'il avait écrit ces lignes à 7 heures ou à 8 heures du matin. Il n'aurait peut-être même pas ouvert sa fenêtre, nous dit Danjon qui estime que Chateaubriand n'a pas pu écrire ces lignes le 16 novembre 1841, car la neige était tombée en abondance et le temps était glacé [14]. Il conclut donc à une erreur de date, due à une faute du copiste qui aurait lu « ce 16 novembre » quand il fallait lire « ce 1er novembre » [15]. « Je crois, écrit-il, Chateaubriand trop scrupuleux pour avoir imaginé le tableau pathétique qu'il nous offre » [16]. Mais c'est lui prêter un peu naïvement ses propres scrupules de savant et c'est oublier surtout que Chateaubriand était trop artiste pour ne pas inventer de toutes pièces, s'il le fallait, le décor dont il avait absolument besoin.
…… Tout d'abord, il fallait absolument, pour l'effet final, que Chateaubriand écrivît : « il est six heures du matin ». Danjon ne semble pas douter un instant qu'il ait effectivement écrit ces lignes à 6 heures du matin. Et certes cela se peut fort bien, car il aimait à se lever tôt : ambassadeur à Rome, il écrit à Madame Récamier qu'il se lève tous les matins à 5 heures et demie [17]. Mais il se peut aussi qu'il les ait écrites à 8 heures ou à 10 heures, ou même l'après-midi, voire dans la soirée; il se pourrait encore qu'il n'ait pas rédigé d'un seul jet ce dernier paragraphe. De toute façon, que comptait, pour Chateaubriand, l'heure de sa pendule à côté de l'heure de son imagination, que comptait l'heure effective à côté de l'heure affective ? Et cette heure, c'était l'aube, puisque l'impression dominante qu'éprouve Chateaubriand à la fin des Mémoires d'Outre-Tombe, c'est celle de vivre les toutes premières heures d'une nouvelle journée de l'humanité, journée qu'il pressent remplie de grands événements qu'il ne verra pas, puisque l'aube, c'est aussi bien souvent le moment où l'on meurt, puisque c'est l'heure où d'ordinaire se retirent les enchanteurs. Et l'aube, à quelque heure que le soleil se fût effectivement levé sur Paris le 16 novembre 1841 [18], ce ne pouvait être six heures et demie, et encore bien moins 6 h. 37 ou 6 h. 38 (ce sont des heures d'indicateurs de chemins de fer). L'aube, pour Chateaubriand écrivant les dernières lignes des Mémoires d'Outre-Tombe, ce ne pouvait être que six heures du matin [19].
…… S'il fallait que Chateaubriand écrivît : « il est six heures du matin », il fallait qu'il écrivît aussi qu'il voyait à la fois la lumière de l'aurore et la clarté déclinante de la lune, puisqu'ils symbolisaient le début d'un monde nouveau et la fin de l'ancien. Et, de plus, comment cette lune, qui avait répandu s[o]n « grand secret de mélancolie » [20] sur tant de ses plus beaux tableaux, aurait-elle pu être absente du dernier ? Aussi qu'importait que le temps fût couvert et qu'on fût en nouvelle lune ? Et qui sait si Chateaubriand ne s'est pas assis à sa table de travail, sans même avoir pris la peine d'ouvrir ses volets ? Ce n'était pas d'ailleurs la première fois, sans doute, qu'il introduisait dans une de ses descriptions une lune imaginaire. N'écrivait-il pas, près de quarante ans plus tôt, dans une lettre à Joubert datée du dimanche de Pentecôte 1803 : « Un petit bout du croissant de la lune est dans le ciel, tout justement pour m'empêcher de mentir, car je suis sûr que, si la lune n'était pas là, je l'aurais toujours mise dans ma lettre » [21] ? Et qui sait même s'il ne s'agissait pas là d'une franchise feinte, c'est-à-dire d'un mensonge plus subtil et aux fonctions multiples : lui fournir le petit bout de lune dont il avait envie, dissiper le doute probable d'un correspondant qui le connaissait bien, tout en le faisant sourire de ce qui ne semblait être qu'un aveu malicieux ? C'est seulement ce qu'y a vu Henri Guillemin, qui s'est appliqué à relever les grands et les petits mensonges de Chateaubriand et qui a cité cette phrase pour montrer qu'il fallait « tout contrôler » [22]. Mais, pour une fois, il n'a peut-être pas été assez méfiant lui-même, en ne songeant pas qu'avant de le croire sur ce point, il aurait fallu chercher à vérifier si Chateaubriand avait bien pu, ce jour-la, apercevoir un petit bout de lune. Car, à la réflexion, peut-on faire vraiment confiance à quelqu'un qui vous dit : « Vous pouvez me croire puisque je vous avoue que, le cas échéant, je n'hésiterais pas a vous mentir » ?
…… Et à partir du moment où Chateaubriand s'était permis d'avoir recours à un soleil clandestin et à une lune frauduleuse, allait-il hésiter une seconde à écrire que sa fenêtre était ouverte, quand bien même elle aurait été bloquée par le gel ? Car il fallait qu'il écrivît que sa fenêtre était ouverte et, sur ce point précis, on peut n'être pas d'accord avec M. Jean Mourot qui déclare dans sa thèse, par ailleurs excellente, sur le style des Mémoires d'Outre-Tombe : « Je ne vois rien dans le contexte du paragraphe final des Mémoires qui imposait à Chateaubriand d'écrire la phrase : "ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur le jardin des Missions étrangères, est ouverte". Peut-être a-t-il retenu ce détail parce que les mots offerts lui permettaient de créer, à la fin de tous les groupes, "l'unisonance" de son timbre favori » [23]. Sans doute, dans cette phrase, Chateaubriand a-t-il en effet recherché ces effets de sonorités en é et en è qui lui étaient si chers. On les retrouve aussi, très nets, dans les deux phrases : « elle s'abaisse sur la flèche des lnvalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orien. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil » , et enfin dans ce dernier mot d' « éternité ». Et certes, arrivé au terme de ses Mémoires, il lui importait plus que jamais de rester fidèle à ses effets préférés. Mais, s'il fallait qu'il écrivît : « Ma fenêtre […] est ouverte », c'était aussi, c'était surtout pour que, jusqu'à la fin, il apparût fidèle à une vieille habitude dont témoignent deux lettres que lui envoya la duchesse de Cumberland, après son départ de Berlin, le 19 avril 1821 : « J'ai passé devant votre maison, j'y ai vu des fenêtres ouvertes comme de coutume, tout était à la même place, excepté vous ! […] Vos fenêtres sont constamment ouvertes, cela me touche: qui est-ce qui a pour vous cette attention à suivre vos goûts et vos ordres, malgré votre absence ? » [24]. Il fallait de plus que sa fenêtre fût ouverte pour qu'il n'y eût pas entre lui et cette lune ultime l'écran d'une vitre. Il fallait surtout que sa fenêtre fût ouverte pour qu'il pût mieux contempler la première lueur et mieux écouter la première rumeur de cette journée qui se poursuivrait sans lui. Il fallait enfin que sa fenêtre fût ouverte parce que l'aube, ce n'est pas seulement le premier rayon doré de l'orient : c'est aussi une certaine qualité de l'air, c'est ce petit vent froid qui soudain passe sur le papier du vieil écrivain et vient crisper la main qui fait crisser la plume.
…… Contrairement à ce que dit M. Jean Mourot, tout imposait donc à Chateaubriand d'écrire que sa fenêtre était ouverte. En revanche, en ce qui concerne la relative « qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères », peut-être pourrait-on plus facilement, du moins au premier abord, être tenté de ne la justifier que par des raisons d'ordre formel, en faisant intervenir, à côté de la recherche d'assonances en è, un souci d'ampleur et de rythme : par sa relative longueur, ce membre de phrase contraste avec la brièveté des deux éléments « ma fenêtre » et « est ouverte » qu'il ne sépare que pour mieux les mettre en valeur et mieux souligner leur parenté rythmique et sonore. Et pourtant comment ne pas voir que l'évocation des Missions étrangères, avant de s'expliquer par des raisons de rythme et de sonorité, a d'abord la valeur d'un double symbole pour un écrivain arrivé au terme de sa carrière et qui avait accédé à la gloire littéraire sous le double signe du christianisme et de l'exotisme, puisque c'est en se faisant leur chantre qu'il était devenu « l'enchanteur » ? Et puis comment oublier que c'est dans la chapelle des Missions étrangères que sera célébré, le 8 juillet 1848, son service funèbre ? Bien sûr, il ne pouvait pas le savoir, le 16 novembre 1841, lui qui pourtant connaissait si bien les lieux et les dates des obsèques des hommes célèbres. Mais la pente de son imagination le ramenait toujours à la vision de cette fosse sur laquelle s'achèvent les Mémoires d'Outre-Tombe et il avait l'impression que tous les tombeaux l'attendaient, comme en témoignent ces lignes, au début du livre XXXII : « Lorsqu'on a voyagé dans sa jeunesse et qu'on a passé beaucoup d'années hors de son pays, on s'est accoutumé à placer partout sa mort : traversant les mers de la Grèce, il me semblait que tous ces monuments que j'apercevais sur les promontoires étaient des hôtelleries où mon lit était préparé » [25], ou ce passage du livre XXXVII, quand il visite le cimetière de Waldmiinchen en Bavière : « Plus loin était une autre fosse près de laquelle on voyait une escabelle, un levier et une corde pour la descente dans l'éternité. Je suis allé droit à cette fosse qui semblait me dire : "voilà une belle occasion !" » [26]. De la même façon, il devait avoir l'impression que toutes les églises avaient été construites pour qu'on y célébrât ses obsèques ; et, en tout cas, la chapelle des Missions étrangères étant l'église la plus proche de son dernier domicile [27], comment n'aurait-il pas eu bien souvent cette idée, pendant les dernières années de sa vie, en la contemplant de ses fenêtres ? Peut-être même n'ignorait-il pas qu'elle avait été inaugurée en 1683 par un sermon de Bossuet [28] et songeait-il alors avec envie à la chance qu'avait eue le grand Condé « d'avoir au bord de sa tombe rencontré Bossuet » [29].
…… Et, pour penser à la tombe, il avait aussi sous les yeux la coupole des Invalides, dont l'évocation, elle non plus, n'est pas gratuite. Elle l'est d'autant moins que cette tombe (il y a un peu moins d'un an que les Invalides ont été choisis pour abriter les restes de l'Empereur), étant celle de l'homme dont Chateaubriand a dit qu'il fut habité par « le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l'argile humaine » [30], est donc, de toutes les tombes, celle qui marque mieux la toute puissance de la mort. Elle l'est d'autant moins que cette tombe est celle de l'homme dont Chateaubriand a le plus parlé tout au long des Mémoires d'Outre-Tombe, parce qu'aucun autre homme ne l'a autant frappé, ne l'a a ce point fasciné, parce qu'il a toujours eu le sentiment que le destin s'était pIu à les opposer, et cela des leur naissance [31]. Et, sans vouloir établir entre Chateaubriand et Napoléon un parallèle souvent esquissé, notons seulement, pour rester dans le cadre de ce dernier paragraphe des Mémoires d'Outre-Tombe, qu'ils ont en commun le sens du décor et le génie de la mise en scène : et il est piquant de voir Chateaubriand dénoncer chez son rival les truquages que lui-même pratique sans vergogne : « Ce n'était pas tout que de mentir aux oreilles, il fallait mentir aux yeux : ici, dans une gravure, c'est Bonaparte qui se découvre devant les blessés autrichiens, là c'est un petit tourlourou qui empêche l'empereur de passer, plus loin, Napoléon touche les pestiférés de Jaffa, et il ne les a jamais touchés; il traverse le Saint-Bernard sur un cheval fougueux dans des tourbillons de neige, et il faisait le plus beau temps du monde » [32].
…… Sans cesse, dans les Mémoires d'Outre-Tombe, le passé ramène Chateaubriand au présent, mais c'est toujours pour lui faire mesurer le chemin ou, comme il aime à dire, le « désert » parcouru et lui faire prendre conscience de son vieillissement [33] et ce retour au présent l'amène infailliblement à se tourner vers le futur pour s'interroger et se demander combien de temps il lui reste encore à vivre [34]. Il en est de même à la fin des Mémoires, avec cette différence que, si le passé a ramené une dernière fois Chateaubriand au présent, ce n'est plus parce qu'il se complaît à les comparer, mais parce qu'il est arrivé au terme de son récit et qu'ainsi le passé a rejoint le présent. Aussi a-t-il fini de « béer aux choses passées » [35]; il lui faut se tourner définitivement vers un futur maintenant tout proche et qui se dessine avec une précision qui ne laisse plus de place aux interrogations : il lui faut faire face à la « fosse ».
…… Lorsqu'un homme entreprend d'écrire ses Mémoires, il y a toujours un récit dont il doit faire son deuil, celui de sa mort. Et nul n'a jamais dû le regretter autant que l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe. Il aurait sans doute écrit une page qui aurait fait se retourner de jalousie dans leur tombe les plus grands écrivains. À défaut d'un impossible récit, il n'a pu s'empêcher d'imaginer, par anticipation, une dernière mise en scène : celle de sa propre mise en terre. Mais il n'y est pas porté - Qu'a-t-il besoin qu'on l'aide ? Il a visité tant de cimetières, assisté à tant d'inhumations, s'est penché sur tant de fosses qu'il se sent prêt depuis longtemps. Une vingtaine d'années plus tôt, il écrivait déjà : « Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aime ne demeure auprès de moi pour me conduire à mon dernier asile, moins qu'un autre j'ai besoin de guide: je me suis enquis du chemin, j'ai étudié les lieux où je dois passer, j'ai voulu voir ce qui se passe au dernier moment » [36] - il y descend lui-même, debout, brandissant le crucifix, dans une attitude fière et presque de défi. La vocation de son génie était « de conduire un deuil », écrit Thibaudet [37]. Rien d'étonnant par conséquent s'il s'imagine, pour finir, en train de conduire lui-même son propre deuil et s'il en éprouve un sensible orgueil, car, il en est pleinement conscient, ce n'est pas un petit honneur que de conduire le deuil de M. de Chateaubriand.
…… Mais l'orgueil déguise mal l'angoisse, le faste farde mal les affres et derrière le panache transparaît la panique. Ce dernier mot d' « Eternité » [38] - et sur quel autre mot pouvait-il terminer, lui qui n'avait jamais cessé d'être hanté par le sentiment de notre précarité ? - retentit comme un exorcisme. Car bien que Chateaubriand se soit fait le chantre du christianisme, il n'a sans doute jamais cessé, dans le recès le plus secret de sa pensée, de s'interroger et de se demander s'il n'allait pas trouver, en fait d'Eternité, que la terre, les ténèbres et le Terme. En effet, cette entrée dans l'Eternité, il se la représente comme une descente, une descente dont il appréhende qu'elle ne soit une descente dans « le grand gouffre du néant » dont parle Bossuet. Car, dans Le Génie du christianisme, à propos de Bossuet justement, c'est bien au grand gouffre du néant que font penser irrésistiblement les termes mêmes dont il s'est servi pour évoquer l'éternité : « Sans cesse occupé du tombeau et comme penché sur les gouffres d'une autre vie, Bossuet aime à laisser tomber de sa bouche ces grands mots de temps et de mort qui retentissent dans les abîmes silencieux de l'éternité » [39]. Dans une lettre à la duchesse de Berry qu'il cite dans les Mémoires, il dit qu'il a vu à Lisbonne « un magnifique monument sur lequel on lit cette épitaphe : Ci-gît Basco Fuguera contre sa volonté» et il ajoute : « Mon mausolée sera modeste, et je n'y reposerai pas malgré moi » [40]. Mais quoi qu'il dise et bien qu'il ait choisi une sépulture qui répondait à ses goûts, on peut penser que l'épitaphe de Basco Fuguera aurait assez bien résumé son sentiment ou mieux encore celle composée par Louise de Vilmorin, qui est sans doute le chef-d'œuvre du genre et peut-être la meilleure de ses œuvres : « Au secours ! ». Ou plutôt, Chateaubriand ayant une âme de marin, comme tous les bretons, et sa tombe étant entourée par la mer, sans doute aurait-il été fortement tenté, si le sigle avait existé à son époque, de faire graver sur sa tombe : « S.O.S. ».
…… Aussl, bien qu'il n'ait jamais osé l'avouer, et peut-être même pas à lui-même, l'éternité en laquelle il espère, c'est l'éternité littéraire et terrestre, bien plus que l'éternité chrétienne. Et l'on ne peut mieux faire que citer ici André Vial qui, à la fin de son livre, Chateaubriand et le temps perdu, écrit, après avoir évoqué le christianisme de Chateaubriand : « C'est bien ailleurs que, du fond de sa nature et de son instinct, il plaçait la victoire sur la mort, sa victoire sur la mort, et une victoire toute temporelle encore, - dans l'œuvre qui verrait le jour lorsque lui-même, la croix à la main, comme il convient à un gentilhomme fidèle, entrerait dans l'ombre du Grand-Bé, les Mémoires d'Outre-Tombe» [41]. Chateaubriand a prétendu avoir mis le génie de son style au service du christianisme, mais quand il écrit qu' « on est toujours émerveillé de savoir à quel point la religion convient au style, et donne même aux lieux communs une gravité et une convenance que l'on sent tout d'abord » [42], on se demande si ce n'est pas plutôt « le génie du christianisme » qu'il a mis au service de son style. Et d'ailleurs le titre même du Génie du christianisme n'est-il pas d'un homme qui croit à l'Art plus qu'à la Grâce ?
…… Ce culte de l'art, ce dernier paragraphe en témoigne plus que tout autre passage. C'est lui qui a dicté le choix de tous ces mots chargés de tant de résonances pour le lecteur qui arrive au terme de la grande œuvre. Et tant pis si c'est au prix de quelques piperies ! Comme le dit fort bien M. Jean Mourot, « de la part d'un écrivain persuadé qu' "il ne faut présenter au monde que ce qui est beau", quelle autre sorte de sincérité attendre qu'une belle impudeur dans l'artifice » [43]. Sans doute y a-t-il de l'orgueil dans ce souci d'embellir la réalité, mais alors comme l'on souhaiterait parfois que les écrivains aient un peu plus d 'orgueil ! Et d 'ailleurs n'y a-t-il pas plus d'orgueil (et pas mal de sottise aussi) chez certains auteurs qui racontent tels quels les incidents les plus insignifiants de leur existence, naïvement persuadés que tout ce qui a été vécu par eux devient, de ce seul fait, plein d'intérêt et de poésie. C'est ainsi qu'Apollinaire croit faire œuvre poétique en nous disant qu'il a vu une rue dont il a oublié le nom, que cette rue est située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l'avenue des Ternes, qu'il s'est promené en barque sur la Méditerranée avec des amis dont l'un était Nissard, un autre Mentonasque et les deux autres Turbiasques, qu'à Coblence, il a couché à l'hôtel du Géant, qu'à Rome il s'est assis sous un néflier du Japon, qu'il a passé trois jours à Leyde et autant à Gouda… [44]. Il y aurait beaucoup de poètes, s'il suffisait, pour être poète, d'avoir oublié le nom d'une rue ou d'en avoir remarqué une qui se trouvait située entre deux autres. Tous les voyageurs de commerce seraient des poètes, s'il suffisait d'énumérer les villes où l'on est passé, en donnant au besoin le nom de l'hôtel où l'on est descendu. Certains qui reconnaissent assez volontiers, comme Simone de Beauvoir dans la Préface de La Force des choses, qu'ils n'ont sans doute pas fait du récit de leur vie une œuvre d'art, ajoutent immanquablement que c'est délibérément et par un souci d'authenticité qu'ils se sont soumis à une ascèse rigoureuse du style [45]. Mais, comme dit Montaigne, « à la vérité, en toutes choses, si nature ne prête un peu, il est malaisé que l'art et l'industrie aillent guère avant » [46] et rien ne favorise autant l'ascèse du style que l'absence de dons éclatants. Aussi, puisque Simone de Beauvoir prétend à « une sincérité aussi éloignée de la vantardise que du masochisme » [47], aurait-elle mieux fait d'avouer que, si elle s'était sentie capable d'écrire comme Chateaubriand, elle ne se serait jamais astreinte à écrire comme Simone de Beauvoir.
…… Et pour en revenir au sartrien pipi, il pourrait bien s'agir d'un pipi de dépit. Car, s'il y a plus d'une façon de rire de quelqu'un, celle de Sartre, plus qu'aucune autre, relève du rire jaune. C'est qu'en effet, quel que soit son talent, Sartre ne saurait prétendre être un « enchanteur ». « La grâce des dieux n'est pas inscrite dans la moindre de ses phrases », écrit Gaétan Picon qui se demande s'il n'est pas « le premier grand écrivain sans style » [48]. Le jugement est paradoxal, mais il traduit bien la distance qui sépare un grand écrivain comme Sartre d'un grand écrivain comme Chateaubriand, et je crois que Sartre lui-même devait en trouver injuste tantôt la fin, tantôt le début, et ainsi le ratifier, car, étant un grand écrivain, il avait trop le sens du style pour ne pas se demander, quand il lisait du Chateaubriand, si lui, Sartre, était vraiment un grand écrivain.
…… Certes, et le geste de Sartre le montre, on peut être agacé par l'affectation et par l'orgueil de Chateaubriand. Certes, jamais écrivain n'a plus été sujet à jouer au génie; certes, jamais génie n'a moins été gêné de l'être ; mais ce génie, par son ennui, par ses hantises, par ses angoisses, qu'il est bien notre congénère ! Assurément Chateaubriand est un poseur, mais la prose de ce poseur est celle d'un prodigieux poète, mais ce poète, qu'il nous est proche et ce poète hors pair, qu'il a bien mérité de reposer en paix !


 

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NOTES :

[1] Bibliothèque de la Pléiade, éd. de Maurice Levaillant et Georges Moulinier, tome II, p.939. Toutes les citations des Mémoires d'Outre-Tombe renverront à cette édition. La présente étude reprend, avec un certain nombre de modifications et d'additions, un article paru dans le Bulletin des Lettres (15 février 1974, pp.49-54) et la Revue universelle (Juillet-août 1974, pp. 67-76).

[2] Livre de poche, p.125.

[3] Voir Mémoires d'Outre-Tombe, tome I, p.17 : « J'étais presque mort quand je vins au jour ».

[4] Voir Mémoires d'Outre-Tombe, tome I, pp.17-18 : « Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne, empêchait d'entendre mes cris […] II n'y a pas de jour où […] je ne revoie en pensée […] la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil […] ».

[5] Après avoir cité son extrait de baptême, Chateaubriand écrit : « On voit que je m'étais trompé dans mes ouvrages : je me fais naître le 4 octobre et non le 4 septembre » (Mémoires d'Outre-Tombe, tome I, p.17). Dans l'Itinéraire, il évoque son « entrée à Jérusalem, le 4 octobre 1806 : jour de la Saint-François, jour de ma naissance et de ma fête » (cité par Levaillant et Moulinier, ibid., note 3). On le voit, outre que le 4 octobre, c'est déjà l'automne, cette date avait, pour Chateaubriand qui goûtait fort ces hasards de la destinée, l'avantage de faire coïncider son anniversaire avec sa fête.

[6] Loc. cit.

[7] C'est ce que nous apprend Maurice Levaillant dans l'édition critique qu'il a publiée pour le centenaire des Mémoires d'Outre-Tombe (Flammarion, 1948) : « Ch. Cunat a établi qu'une tempête d'une violence extraordinaire sévit de la fin août jusqu'au 24 septembre sur toute la côte de la Manche et de l'Atlantique ; elle atteignit son apogée précisément dans la nuit du samedi 3 au dimanche 4 septembre, qui précéda la naissance de Chateaubriand » (tome I, p.29, note 10). Charles Cunat, archiviste de Saint-Malo, a publié des « Recherches sur plusieurs des circonstances relatives aux origines, à la naissance et a l'enfance de M. de Chateaubriand » dans Le Grand-Bey : Hommage de la Bretagne à M. le vicomte de Chateaubriand par vingt-quatre écrivains bretons (Saint-Malo, Hamel, 1850).

[8] Voir Mémoires d'Outre-Tombe, tome I, p.17.

[9] « D'après le témoignage de Mme de Marigny, encore vivante en 1848, recueilli par l'archiviste Ch. Cunat dans Le Grand-Bey, Mme de Chateaubriand aurait accouché dans sa chambre qui, au second étage, avait ses croisées sur la rue des Juifs; la chambre qui ouvrait sur la mer était celle de ses quatre filles. Mais, objecte M. Collas, le 4 septembre, "les Chateaubriand étaient encore en délogement; au reste, les filles n'étaient point là pour assister à la naissance du petit frère" » (édition du centenaire, tome I, page 29, note 8). La rue des Juifs est aujourd'hui la rue Chateaubriand.

[10] Edition du centenaire, appendice XXV bis, tome II, p. 787.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Peut-être pourrait-on d'ailleurs chicaner un peu Chateaubriand à propos du mot « rayon » qui évoquerait plutôt le lever du soleil proprement dit, son apparition à l'horizon et qui semble donc ne pas s'accorder tout à fait avec ce que Chateaubriand dit un peu plus loin : « Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil ». N'aurait-il fallu employer plutôt « lueur » ou « lumière » ?

[14] « Si Chateaubriand avait eu sous les yeux la terre couverte de neige (chute abondante cachant le sol, la veille à 5 heures du soir, petites chutes le 16), par un temps glacé (minimum 0, maximum + 3°) et complètement couvert depuis deux jours, en pleine baisse du baromètre, il aurait trouvé sous sa plume d'autres images que celle du "premier rayon doré de l'aurore [sic]" et son paysage serait tout différent. Peut-être même n'aurait-il pas ouvert sa fenêtre » (édition du centenaire, tome II, p.787).

[15] Danjon pense, en effet, que la date du 1er novembre pourrait convenir. Mais on peut en douter puisqu'il note qu'à 9 h 15 du matin, le temps est donné comme « couvert avec pluie fine » (voir ibid., pp. 787-788).

[16] Ibid., p.787.

[17] Voir Mémoires d'Outre-Tombe, tome II, p.285.

[18] « D'après la Connaissance des temps, pour 1841, publiée par le Bureau des longitudes, le soleil ne s'est levé ce jour-là sur Paris qu'à 7 h. 12 », nous dit Levaillant (édition du centenaire, tome II, p. 606, note 8). Notons que cette indication ne concorde pas exactement avec celle donnée par Danjon concernant le crépuscule civil. Rappelons que celui-ci commence quand le soleil est à 6 degrés en-dessous de l'horizon, soit vingt-quatre minutes avant son lever. Cela nous donnerait donc pour celui-ci 7 h. 0I ou 7 h. 02.

[19] Cette aube, que Chateaubriand veut évoquer, ce n'est pas seulement cette clarté grandissante qui précède le lever du soleil, c'est aussi ce réveil progressif qui précède la pleine reprise des activités humaines. Chateaubriand veut achever son grand travail, ou du moins il veut faire croire qu'il l'achève, à cette heure ambiguê où le remue-ménage diurne n'a pas encore débuté, mais où ne règne déjà plus le grand silence de la nuit, où la plupart des hommes sont encore couchés, mais où les lève-tôt comme lui se sont déjà remis au travail, où la journée ne bat pas encore son plein, mais où elle est déjà commencée. Or cette heure ambiguê, ce n'est point 5 heures, ce n'est point 7 heures : c'est six heures du matin. Car, si le soleil se lève plus ou moins tôt suivant les saisons, les hommes, en général, se lèvent à peu près à la même heure toute l'année et l'on peut dire qu'à cinq heures presque personne n'est jamais levé et qu'au contraire, à sept heures, presque tout le monde, du moins parmi les actifs, est levé ou s'apprête à se lever.

[20] Rappelons la scène célèbre des funérailles d'Atala : « La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva au milieu de la nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur le cercueil d'une compagne. Bientôt elle répandit dans les bois ce grand secret de mélancolie, qu'elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers » (Atala, édition Letessier, classiques Garnier, 1962, p.144).

[21] Voir Henri Guillemin : L'Homme des « Mémoires d'Outre-Tombe », Gallimard, 1964, p. 11.

[22] Ibid.

[23] Jean Mourot : Le Génie d'un style : Chateaubriand. Rythme et sonorité dans les « Mémoires d'Outre-Tombe », Armand Colin, 1960, p. 236.

[24] Mémoires d'Outre-Tombe, tome II, pp. 50-51. La première lettre est du 19 avril et la seconde du 22.

[25] Mémoires d'Outre-Tombe, tome II, p. 371.

[26] Mémoires d'Outre-Tombe, tome II, p. 657.

[27] Rappelons que Chateaubriand est mort au 120 (c'était alors le 112) de la rue du Bac. La chapelle des Missions étrangères se trouve à quelques mètres de là, au 128, et « elle servait alors d'église paroissiale au quartier » (édition du centenaire, tome II, p. 606, note 9).

[28] C'est ce qu'indique le Guide littéraire de la France (Hachette, 1964, p.134 ). Mais ce sermon n'a pas été conservé : on ne le trouve pas dans les Œuvres oratoires de Bossuet.

[29] Rappelons les dernières lignes du livre XXXVIII : « Ce fut une dernière victoire du grand Condé d'avoir, au bord de sa fosse, rencontré Bossuet : l'orateur ranima les eaux muettes de Chantilly; avec l'enfance du vieillard, il repétrit l'adolescence du jeune homme; il rebrunit les cheveux sur le front du vainqueur de Rocroi, en disant lui, Bossuet, un immortel adieu à ses cheveux blancs. Vous qui aimez la gloire, soignez votre tombeau; couchez-vous y bien ; tâchez d'y faire bonne figure, car vous y resterez » (Mémoires d'Outre-Tombe, tome II, p. 708). En écrivant ces lignes, Chateaubriand pensait évidemment au tombeau qu'il était en train de se construire lui-même avec ses Mémoires et l'on peut mesurer son amour de la gloire à la façon dont il l'a soigné.

[30] Mémoires d'Outre-Tombe, tome I, p. 1022.

[31] Rappelons ce qu'il écrit en note, lorsqu'il parle de la date de sa naissance : « Vingt jours avant moi, le 15 août 1768, naissait dans une autre île, à l'autre extrémité de la France, l'homme qui a mis fin à l'ancienne société, Bonaparte » (Mémoires d'Outre-Tombe, tome I, p. 17, note).

[32] Mémoires d'Outre-Tombe, tome I, pp. 1002-1003.

[33] Non seulement Chateaubriand se plaît à se rappeler le passé pour se plaindre qu'il soit si loin, mais il se plaît à se rappeler qu'il se l'est déjà rappelé et qu'il s'est déjà plaint, pour lamenter de plus belle. Rappelons seulement la célèbre rêverie au Lido où, en septembre 1833, Chateaubriand se souvient, en contemplant la mer, de la tempête qu'il avait essuyée en 1806 et pendant laquelle il s'était souvenu de celles qu'il avait essuyées au cours de sa traversée de l'Atlantique en 1791 : « Sur cette mer, j'avais passé il y a longues années ; en face du Lido, une tempête m'assaillit. Je me disais au milieu de cette tempête "que j'en avais affronté d'autres, mais qu'à l'époque de ma traversée de l'océan j'étais jeune, et qu'alors les dangers m'étaient des plaisirs". Je me regardais donc comme bien vieux lorsque je voguais vers la Grèce et vers la Syrie ? Sous quel amas de jours suis-je donc enseveli ? » (Mémoires d'Outre-Tombe, tome II, p. 1031. Chateaubriand cite l'Itinéraire de Paris à Jérusalem). Sans doute, lorsqu'il a pris sa deuxième tétée, le bébé Chateaubriand s'est-il rappelé avec nostalgie la première et s'est-il dit qu'avec cette deuxième tétée il avait pris un premier coup de vieux. Lorsqu'il a pris la troisième, il s'est rappelé la deuxième et il s'est rappelé, avec quelle mélancolie! qu'alors il ne s'était déjà senti plus très jeune en songeant à la première. Et que dire de l'amertume de plus en plus grande des tétées suivantes ?

[34] Rappelons seulement le fameux épisode de la grive de Montboissier, au début du livre III. Chateaubriand y raconte dans quelles circonstances il a été amené, en juillet 1817, à reprendre le récit de ses Mémoires interrompu depuis janvier 1814. Le chant d'une grive, entendu au cours d'une promenade solitaire au coucher du soleil, l'a « transporté subitement » à Combourg où, trente-trois ans plus tôt, en 1784-1785, il avait entendu « si souvent siffler la grive ». Mais cette résurrection du passé l'incite aussitôt à mesurer le chemin parcouru et le ramène ainsi au présent pour en faire le bilan. Et ce bilan très négatif (la tristesse de l'homme mûr, à la différence de celle de l'adolescent, ne peut plus se bercer d'illusions) le fait alors se tourner avec anxiété vers le futur pour se demander s'il aura le temps de terminer ses Mémoires. D'où sa décision de se remettre immédiatement à sa grande œuvre.

[35] Voir Mémoires d'Outre-Tombe, tome II, p.157 : « Montaigne dit que les hommes vont béant aux choses futures : j'ai la manie de béer aux choses passées » .

[36] Mémoires d'Outre-Tombe, tome I, p.396.

[37] Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Stock, 1936, p. 40.

[38] L'édition de la Pléiade écrit « éternité » avec une minuscule, tandis que l'édition du centenaire l'écrit avec une majuscule. Ce désaccord s'explique sans doute par le fait qu'aucune indication autographe ne permet de savoir quel fut le choix de Chateaubriand. II y a pourtant tout lieu de penser, me semble-t-il, qu'il a dû écrire ce mot, à cette place, avec une majuscule.

[39] Génie du christianisme, édition de Pierre Reboul, Garnier-Flammarion, 1966, tome II, p.20.

[40] Mémoires d 'Outre-Tombe, tome 11, p.530.

[41] Julliard, 1963, p.91.

[42] Mémoires d'Outre-Tombe, tome 11, p.546.

[43] Op. cit., p.258. M. Jean Mourot cite une formule d'une lettre que Chateaubriand a envoyée à Joubert au moment où il a conçu pour la première fois l'idée d'écrire ses Mémoires et qu'il a reproduite dans les Mémoires d'Outre-Tombe, tome I, pp. 525-526.

[44] Je fais bien sûr allusion au poème liminaire d'Alcools, « Zone ». J'ai beaucoup d'admiration pour Apollinaire que je considère comme le plus grand des poètes français du XXème siècle lesquels, il est vrai, me semblent bien inférieurs à ceux du XIXème. Mais c'est un poète bien peu exigeant qui donne trop souvent l'impression d'avoir bâclé son travail. C'est le cas avec « Zone » où il y a sans doute de très belles trouvailles, mais qui ressemble à un brouillon. Ce poème a manifestement été écrit à la hâte, probablement pour rivaliser avec les Pâques de Cendrars.

[45] Livre de poche, tome I, p. 6.

[46] Essais, I, 20, « Que philosopher c'est apprendre à mourir », édition de Pierre Villey et Verdun-Léon Saulnier, P.U.F., 1965, p.87.

[47] Op. cit., tome I, p.7.

[48] Panorama de la nouvelle littérature française, Gallimard, collection Tel, 1976, p. 111.

 

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