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…………………………L'Eveil d'un monstre



Albine

Quoi ? tandis que Néron s'abandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?
Qu'errant dans le palais sans suite et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte ?
Madame, retournez dans votre appartement.

Agrippine

Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment.
Je veux l'attendre ici. Les chagrins qu'il me cause
M'occuperont assez tout le temps qu'il repose.
Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré :
Contre Britannicus Néron s'est déclaré;
L'impatient Néron cesse de se contraindre;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine; et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.

Albine

Quoi ? vous à qui Néron doit le jour qu'il respire,
Qui l'avez de si loin appelé à l'empire ?
Vous qui, déshéritant le fils de Claudius,
Avez nommé César l'heureux Domitius ?
Tout lui parle, Madame, en faveur d'Agrippine.
Il vous doit son amour.

Agrippine
……………Il me le doit, Albine :
Tout, s'il est généreux, lui prescrit cette loi;
Mais tout, s'il est ingrat, lui parle contre moi.

Albine

S'il est ingrat, madame ! Ah ! toute sa conduite
Marque dans son devoir une âme trop instruite.
Depuis trois ans entiers, qu'a-t-il dit, qu'a-t-il fait
Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?
Rome, depuis deux ans, par ses soins gouvernée,
Au temps de ses consuls croit être retournée :
Il la gouverne en père. Enfin Néron naissant
À toutes les vertus d'Auguste finissant.

Agrippine

Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste :
Il commence, il est vrai, par où finit Auguste;
Mais crains que, l'avenir détruisant le passé,
Il ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé.
Il se déguise en vain : je lis sur son visage
Des fiers Domitius l'humeur triste et sauvage.
Il mêle avec l'orgueil qu'il a pris dans leur sang,
La fierté des Nérons qu'il puisa dans mon flanc.
Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices :
De Rome, pour un temps, Caïus fut les délices;
Mais sa feinte bonté se tournant en fureur,
Les délices de Rome en devinrent l'horreur.
Que m'importe, après tout, que Néron, plus fidèle,
D'une longue vertu laisse un jour le modèle ?
Ai-je mis dans sa main le timon de l'Etat
Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ?
Ah ! que de la patrie il soit, s'il veut, le père;
Mais qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mère.
De quel nom cependant pouvons-nous appeler
L'attentat que le jour vient de nous révéler ?
Il sait, car leur amour ne peut être ignorée,
Que de Britannicus Junie est adorée;
Et ce même Néron, que la vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu de la nuit.
Que veut-il ? est-ce haine, est-ce amour qui l'inspire ?
Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ?
Ou n'est-ce pas plutôt que sa malignité
Punit sur eux l'appui que je leur ai prêté ?

……………Acte I, scène 1 , vers 1-58



Comme presque toutes les scènes d'exposition de la tragédie racinienne [1], la première scène de Britannicus se présente sous la forme d'un dialogue entre un des protagonistes de la pièce, Agrippine, et un personnage qui joue le rôle de confident, Albine. Si Racine a choisi de faire appel à Agrippine pour la scène d'exposition, c'est parce que nul autre personnage ne pouvait mieux qu'elle informer le spectateur de la situation et lui faire entrevoir les véritables enjeux de la tragédie. Comme c'est toujours le cas dans la tragédie racinienne, le rideau se lève au moment où un conflit qui couvait déjà depuis un certain temps, éclate enfin, parce que vient de se produire, dans une situation qui était devenue de plus en plus explosive, un événement qui a soudain mis le feu aux poudres. Or, cette scène va nous l'apprendre et tout le reste de la pièce ne fera que le confirmer, le conflit qui constitue le cœur de la tragédie, c'est celui qui oppose Agrippine et Néron, Junie et Britannicus n'étant guère que des pions dans la partie que jouent, l'un contre l'autre, l'empereur et sa mère [2].

On le sait, la grande difficulté des scènes d'exposition tient au fait que, pour informer le plus rapidement et le plus clairement possible les spectateurs de la situation, les personnages sont amenés à se dire des choses qu'ils n'ont normalement aucune raison de se dire [3]. Ils doivent nous dire qui ils sont, où ils sont, nous faire connaître les autres personnages de la pièce et nous instruire des relations qu'ils ont les uns avec les autres, des conflits qui peuvent les opposer et qui, le plus souvent, ne sont pas récents. Pour l'essentiel, par conséquent, ils n'ont guère à se dire que des choses qui, entre eux, vont sans les dire. La difficulté pour le dramaturge est donc de mettre les personnages dans des conditions telles qu'ils soient amenés à dire d'une manière aussi naturelle et aussi vraisemblable que possible des choses qu'à première vue, ils sembleraient ne pouvoir dire que d'une manière artificielle et fort peu vraisemblable. Mais si, pour informer les spectateurs, les personnages ont toujours à se dire des choses qu'ils savent déjà pertinemment les uns et les autres, ils peuvent aussi avoir à se dire des choses qui, pour certains d'entre eux qui les ignoraient jusqu'alors, constituent des révélations. C'est le cas dans cette scène, car, si, dans tout ce qu'Albine dit à Agrippine, il n'y a rien que celle-ci ne savait déjà, en revanche, Agrippine apprend manifestement à Albine des choses que celle-ci ne savait pas et dont elle se montre même très étonnée. Agrippine peut ainsi informer le spectateur en informant Albine, mais il reste à expliquer pourquoi Agrippine n'avait encore jamais dit à sa confidente ce qu'elle lui apprend au moment où la tragédie commence, et pourquoi elle se décide à le faire à ce moment précis [4]. La difficulté n'est donc que déplacée et il subsiste toujours un problème de vraisemblance, même s'il est généralement plus facile à résoudre que dans le cas de figure précédent. Quoi qu'il en soit, dans la première scène de Britannicus, Racine a su résoudre d'une manière tout à fait satisfaisante les principaux problèmes que les scènes d'exposition posent au dramaturge, même si l'on peut trouver dans d'autres de ses tragédies des scènes d'exposition encore plus parfaites, comme celle de Phèdre où les difficultés étaient particulièrement grandes et qui constitue, de ce point de vue, une réussite véritablement extraordinaire.

La première scène de Britannicus est constituée de deux grands mouvements. Le premier, qui correspond à notre extrait, amène d'abord Agrippine, pour expliquer à Albine pourquoi elle se trouve devant la porte de Néron à attendre son réveil, à lui faire part des très graves inquiétudes que lui donne son fils; puis, devant l'étonnement de sa suivante, elle va évoquer l'enlèvement de Junie, et, s'interroger sur les raisons qui ont pu inspirer un tel acte, soupçonnant que Néron a voulu ainsi riposter à la dernière manœuvre de sa mère qui vient d'apporter son appui à Britannicus et à Junie, en annonçant qu'elle approuvait leur union. Cette nouvelle ne fait qu'accroître encore l'étonnement d'Albine, et, dans le second mouvement de la scène, Agrippine révèle d'abord à Albine qu'elle a pris le parti de Britannicus pour faire peur à Néron (vers 59-74) et, Albine s'étonnant de nouveau et lui rappelant toutes les marques d'affection et de déférence que l'empereur lui donne (vers 75-87), Agrippine lui confie que, quels que puissent être les signes extérieurs de respect qu'elle reçoit de Néron, celui-ci ne l'en a pas moins peu à peu écartée complètement du pouvoir, pour n'écouter plus que Sénèque et Burrhus (Vers 88-114). Mais elle n'a pas pour autant perdu tout espoir de retrouver son crédit auprès de son fils, et, Albine lui suggérant de s'expliquer franchement avec lui (vers 115-117), Agrippine lui répond qu'elle ne le voit plus qu'après lui avoir demandé une audience et en présence de Sénèque et de Burrhus, et que c'est justement pour le surprendre et le voir seule à seul qu'elle est venue attendre son réveil à la porte de son appartement (vers 118-127).

Cette première scène nous apporte donc un nombre considérable d'informations. Elle nous fait connaître tous les personnages de la pièce sauf Narcisse, et nous permet déjà de bien cerner la personnalité des deux principaux protagonistes, Néron et Agrippine. À la fin de la scène, nous disposons de tous les éléments nécessaires pour comprendre ce qui va se passer à deux exceptions près. Nous ignorons encore que Néron est tombé amoureux de Junie, ou, du moins, qu'il croit ou qu'il prétend l'être, mais Agrippine, lorsqu'elle s'est interrogée sur les mobiles qui avaient pu pousser Néron à faire enlever Junie (« Est-ce haine, est-ce amour qui l'inspire ? »), a déjà envisagé cette hypothèse. Nous ignorons encore le jeu de Narcisse, que nous ne découvrirons qu'à la scène 2 de l'acte II, même si la scène 4 de l'acte I a pu déjà nous donner l'occasion de le soupçonner.



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Quoi ? tandis que Néron s'abandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?
Qu'errant dans le palais sans suite et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte ?
Madame, retournez dans votre appartement.

Le premier mot d'Albine (« Quoi ? ») traduit tout de suite le profond étonnement, teinté de réprobation, que lui donne l'étrange comportement d'Agrippine [5]. Cet étonnement, outre qu'il fait naître immédiatement chez le spectateur un sentiment de curiosité et d'inquiétude, en lui faisant deviner qu'un grave événement a dû se produire, permet à Albine de lui donner très rapidement et d'une manière tout à fait naturelle les premiers renseignements dont il a besoin. Il apprend ainsi tout de suite que la scène se situe « dans le palais » de Néron, à la porte de son appartement, au petit matin, puisque l'empereur dort encore [6] et que le personnage auquel s'adresse Albine est la mère de celui-ci.

Ce qu'Albine dit ici à Agrippine, elle n'aurait évidemment, dans d'autres circonstances, aucune raison de le lui dire puisqu'elle ne fait que lui rappeler l'heure qu'il est, où elle est et qui elle est. Mais, si elle croit devoir le lui rappeler, c'est parce qu'Agrippine semble l'avoir oublié. Elle semble avoir oublié qu'elle est « la mère de César  » (bien loin d'être artificielle, la périphrase, si utile pour informer le spectateur, est ici parfaitement justifiée), et, qu'en tant que telle, il ne convient pas qu'elle « erre  » [7] dans le palais encore endormi « sans suite et sans escorte » [8] et qu'elle attende seule à la porte de Néron que celui-ci se réveille et veuille bien la recevoir. Si Albine prend le risque d'avoir l'air de donner un ordre à sa maîtresse en lui disant ce qu'elle devrait faire (« Madame, retournez dans votre appartement  »), c'est évidemment parce qu'elle estime que la conduite d'Agrippine est à tout le moins inconsidérée [9].

Albine n'a assurément pas tort de penser que la conduite d'Agrippine traduit un profond désarroi et c'est ce désarroi qui va l'amener, pour répondre à l'étonnement d'Albine, à lui faire des confidences qu'elle ne lui avait encore jamais faites. On peut certes s'étonner un peu, et j'y reviendrai plus loin, qu'Agrippine n'ait pas fait part plus tôt de ses inquiétudes à Albine (à quoi sert une confidente, si l'on ne se confie pas à elle ?), même si l'on devine qu'il lui était pénible de lui avouer une chose qu'elle a d'abord sans doute, pendant quelque temps, hésité à s'avouer à elle-même, à savoir qu'elle sentait que celui à qui elle avait donné et le jour et l'empire s'éloignait peu à peu d'elle d'une manière inexorable. Si elle se laisse aller à parler à Albine au début de la pièce, c'est parce qu'il s'est produit, pendant la nuit, un événement, l'enlèvement de Junie, qui lui paraît d'une exceptionnelle gravité et qui l'a plongée dans une grande agitation d'esprit. Agrippine est trop troublée pour n'avoir pas besoin de se confier à Albine. Mais elle ne va pas tout de suite lui dire quelle est la raison précise qui l'a tirée de son lit de si bonne heure pour venir attendre le réveil de Néron. Ce n'est que progressivement, pour répondre à son étonnement grandissant, qu'Agrippine va instruire Albine de l'évolution de ses relations avec Néron. Outre que cela rend ses confidences plus naturelles (il est normal que les premières confidences d'Agrippine restent quelque peu réticentes et assez imprécises), la curiosité du spectateur est ainsi mieux stimulée et tenue en éveil.

Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment.
Je veux l'attendre ici. Les chagrins qu'il me cause
M'occuperont assez tout le temps qu'il repose.
Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré :
Contre Britannicus Néron s'est déclaré;
L'impatient Néron cesse de se contraindre;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine; et chaque jour
Je sens que je deviens importune mon tour.

Le mouvement qui est celui de l'ensemble de la scène où l'on voit Agrippine parler de plus en plus librement à Albine et lui faire des confidences de plus en plus précises, se dessine déjà dans cette première réplique. Pour expliquer sa démarche, elle invoque d'abord, d'une manière très générale, les soucis que lui donne son fils. Elle évoque ensuite, mais d'une manière seulement allusive, le dernier et le plus grave des méfaits de Néron, à savoir l'enlèvement de Junie. Et elle laisse entendre que le geste de Néron l'inquiète d'autant plus, qu'elle sent bien que ce n'est pas seulement Britannicus qu'il cherche à éliminer, mais tous ceux dont il a le sentiment qu'ils le « gênent », et, sans doute, d'abord et surtout sa propre mère.

Agrippine tout d'abord rejette résolument la suggestion d'Albine : elle veut rester à la porte de Néron jusqu'à ce qu'il se lève :

Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment.
Je veux l'attendre ici.

Mais elle n'explique pas vraiment pourquoi, voulant parler à son fils, elle a choisi de venir ainsi se poster en embuscade pour le surprendre au saut du lit, au risque de susciter, comme celui d'Albine, l'étonnement de tous ceux qui pourraient la voir. On ne le comprendra vraiment qu'à la fin de la scène lorsqu'elle dira à Albine qu'elle n'arrive plus à voir Néron quand elle le souhaite et seule à seul, mais qu'elle doit d'abord lui demander une audience et n'est plus reçue qu'en présence de Burrhus et de Sénèque [10]. Si Agrippine est assez lucide pour s'être rendu compte que Néron s'était peu à peu détachée d'elle et l'avait écartée des affaires, elle s'illusionne néanmoins dans la mesure où elle croit pouvoir l'expliquer par l'influence de Burrhus et de Sénèque. Elle reste persuadée, ou du moins elle veut s'en persuader, que, si elle arrivait à voir Néron à l'improviste, à s'expliquer avec lui en tête à tête et à lui dire tout ce qu'elle veut lui dire, elle pourrait réussir à retourner la situation et à le ramener sous sa tutelle [11]. Dès le début de la pièce, par conséquent, on la voit qui attend, qui espère la grande "explication" qu'elle n'aura avec son fils qu'à la scène 2 de l'acte IV, mais qui n'aura pas du tout l'effet qu'elle en avait escompté [12].

Agrippine commence ensuite à expliquer à Albine pourquoi il faut qu'elle parle à son fils le plus vite possible :

……………Les chagrins qu'il me cause
M'occuperont assez tout le temps qu'il repose.

L'amertume et l'anxiété d'Agrippine transparaissent derrière l'ironie du propos : Néron lui donne trop de motifs d'irritation et d'inquiétude pour qu'elle risque de s'ennuyer en attendant qu'il se réveille. Dans ces vers, comme dans la suite de la tirade, Agrippine semble se parler à elle-même en même temps qu'à Albine. On sent, et cela rend ses confidences d'autant plus naturelles, que ce qu'elle dit à Albine pour répondre à son étonnement, c'est ce qu'elle se dirait en elle-même, si elle était toute seule. L'emploi du pluriel (« Les chagrins ») suggère que, si Agrippine a sans doute présentement une raison particulièrement grave de se plaindre de la conduite de Néron, ce n'est pas la première fois que cela se produit.

Cette impression va être aussitôt confirmée par le vers suivant :

Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré.

Ce vers nous apprend qu'Agrippine voyait déjà venir depuis un certain temps [13] la crise qui vient d'éclater au moment où la pièce commence. C'est là, on le sait, un trait constant de la tragédie racinienne qui s'ouvre au moment où, dans une situation devenue peu à peu de plus en plus explosive, vient de se produire un événement qui va mettre le feu aux poudres. Et l'on pourrait rapprocher ce vers d'Agrippine des vers célèbres de Jocaste, au début de La Théba•de :

Nous voici donc hélas ! à ce jour détestable
Dont la seule frayeur me rendait misérable [14] !

Ce vers nous éclaire d'autre part sur la personnalité d'Agrippine. Il montre sa lucidité, laquelle, et cette contradiction est propre à la passion, ne l'empêche pas, par moments, de s'abandonner à l'illusion [15]. Il nous montre aussi un certain fatalisme, une certaine propension à prévoir le pire et à l'annoncer, et ainsi prépare déjà les sinistres prédictions qu'Agrippine fera à Néron après la mort de Britannicus [16]. Ce fatalisme d'Agrippine, que l'on retrouvera tout à l'heure [17], permet de plus de créer dès le début de la pièce le climat de tension et d'inquiétude qui convient à la tragédie.

Le vers suivant :

Contre Britannicus Néron s'est déclaré

nous donne une première indication sur l'événement qui a amené Agrippine à venir se poster dès l'aube devant la porte de Néron et sur le conflit qui va occuper le devant de la scène, celui de Néron et de Britannicus, et aboutir à la mort de ce dernier. Cet événement, qu'Agrippine va évoquer dans un instant (vers 49-58), c'est, bien sûr, l'enlèvement de Junie. Agrippine se demandera tout à l'heure (vers 55) si c'est la haine de Britannicus ou l'amour de Junie qui expliquent le geste de Néron. Mais sa première réaction est de n'envisager que la première hypothèse. En disant que Néron « s'est déclaré  » contre Britannicus, Agrippine nous apprend que, si jusque-là elle ne s'était pas encore transformée en guerre ouverte, Néron nourrissait déjà depuis longtemps une sourde et profonde hostilité à l'égard de Britannicus. Elle nous donne ainsi une indication sur le caractère sournois et hypocrite de Néron, qui est capable de dissimuler longtemps ses sentiments, ou du moins d'en cacher la violence, avant de les laisser paraître au grand jour [18].

Mais l'enlèvement de Junie n'est pas seulement, pour Agrippine, le signe que Néron a décidé de changer d'attitude envers Britannicus et de passer à son égard de la guerre larvée à la guerre ouverte. Ce n'est pas seulement une déclaration de guerre contre Britannicus, mais aussi contre tous ceux qui pourraient vouloir s'opposer aux désirs et aux volontés de Néron ou que celui-ci pourrait soupçonner de vouloir le faire :

L'impatient Néron cesse de se contraindre.

On le voit, Agrippine a vraiment le sentiment que Néron vient de lever le masque et de découvrir enfin son vrai visage. Jusque-là Néron a su non seulement dissimuler sa vraie nature, mais donner de lui une image entièrement opposée à la réalité. Foncièrement « impatient  », foncièrement rebelle à toute règle, à toute loi, à toute autorité, il a su « se contraindre  » et, du moins en apparence, brimer ses instincts mauvais. Ce vers, qui, d'une certaine façon, résume déjà toute la pièce (nous sommes bien, dans Britannicus, au jour où Néron « cesse de se contraindre »), est donc particulièrement important [19].

Mais le vers suivant, qui le complète et le précise :

Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.

est peut-être plus important encore. Le parallélisme des deux hémistiches, les effets de reprise (« se faire / se faire ») et d'opposition « Las de / il veut »; « aimer / craindre ») montrent que, pour Agrippine, le destin de Néron est en train de basculer : arrivé au carrefour où il doit choisir de continuer sur la voie de la vertu ou de la quitter pour entrer dans celle du vice, il vient, semble-t-il, d'opter pour la seconde solution. Le premier hémistiche nous apprend, en effet, et cette rapide indication sera confirmée dans un instant par Albine (vers 23-30), que, si jusque-là Néron a su « se faire aimer  », c'est moins par vertu que par goût des applaudissements. La pièce commence au moment où, le plaisir de « se faire aimer » ayant fini par s'émousser, Néron a de plus en plus de mal à contenir l'envie de « se faire craindre » [20]. Et ces deux ressorts vont jouer un rôle essentiel à l'acte IV : à la scène 3, Burrhus réussira à détourner provisoirement Néron de tuer Britannicus, en réveillant en lui le goût des applaudissements [21] et en lui montrant qu'en voulant régner par la crainte, il se condamnerait lui-même à toujours vivre dans la crainte [22], tandis qu'à la scène 4, Narcisse l'invitera à oser suivre ses désirs sans se soucier de l'opinion des Romains [23].

Mais c'est dans les deux derniers vers de sa réplique  :

Britannicus le gêne, Albine; et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour

qu'Agrippine laisse percer la véritable raison de son inquiétude. Il lui importerait probablement beaucoup moins que Néron ait engagé les hostilités contre tous ceux qui peuvent le « gêner » et d'abord Britannicus, si elle ne devinait pas que c'est aussi contre elle qu'il les a engagées. Et l'on comprend de nouveau qu'Agrippine avait vu venir les choses : c'est « chaque jour », depuis un certain temps, qu'elle a eu le sentiment de « devenir  » de plus en plus « importune » à Néron. Elle ne s'exprime ici qu'avec une certaine réticence, parce qu'il lui est pénible d'avouer à Albine et de s'avouer à elle-même qu'elle se sent de plus en plus rejetée par son fils, mais l'on pressent, comme la suite de la scène nous le confirmera, que le « à mon tour » pourrait bien être une sorte de litote : Agrippine semble dire que Néron en est venu à la considérer elle aussi comme un obstacle qu'il voudrait écarter de sa route, mais elle pense plutôt que c'est elle d'abord qui le « gêne  », que c'est contre elle d'abord qu'il vient de « se déclarer ».

On ne sait pas, et on ne le saura pas, si Albine est déjà au courant de l'enlèvement de Junie. Quoi qu'il en soit, le fait d'apprendre que Néron s'est déclaré contre Britannicus ne doit sans doute pas vraiment la surprendre. En revanche, ce que dit ensuite Agrippine de la mutation qu'elle croit apercevoir chez Néron, doit davantage l'étonner. Mais, à l'évidence, ce qui l'étonne le plus, et de loin, c'est ce qu'Agrippine lui a dit pour finir de ses rapports avec son fils. Aussi bien est-ce la seule chose qu'elle va relever dans sa réplique :

Quoi ? vous à qui Néron doit le jour qu'il respire,
Qui l'avez de si loin appelé à l'Empire ?
Vous qui déshéritant le fils de Claudius
Avez nommé César l'heureux Domitius ?
Tout lui parle, Madame, en faveur d'Agrippine :
Il vous doit son amour.

L'étonnement d'Albine fait de nouveau avancer l'exposition. Il lui permet, en effet, de rappeler des choses qu'elle n'aurait, en d'autres circonstances, aucune raison de rappeler et qu'Agrippine sait mieux que personne. Racine peut ainsi, par la bouche d'Albine, faire, pour le spectateur, un premier et rapide rappel historique des conditions dans lesquelles Néron est devenu empereur. La périphrase (« le fils de Claudius ») qui désigne Britannicus, rappelle évidemment qu'il était l'héritier légitime du trône et qu'il aurait dû succéder à son père, si Agrippine ne l'avait fait « déshériter ». En revanche en appelant Néron « l'heureux Domitius  », Albine rappelle que sa naissance l'avait normalement exclu de la succession à l'Empire [24] et donc qu'il a eu bien de la chance (il a été « heureux »), grâce à sa mère, d'y être parvenu.

Mais, si l'étonnement d'Albine justifie parfaitement le bref rappel historique auquel elle se livre, on peut peut-être se demander si cet étonnement, si utile à l'exposition, n'est pas, lui, légèrement invraisemblable et un peu artificiel. S'il était tout à fait naturel, au début de la scène, qu'elle s'étonnât de la conduite inconsidérée d'Agrippine, il l'est peut-être un peu moins qu'elle s'étonne maintenant de l'entendre lui dire qu'elle se sent devenir de plus en plus « importune » à Néron. Les propos d'Albine suggèrent qu'Agrippine ne lui en avait encore jamais rien dit jusqu'ici. Or, si l'on peut sans doute expliquer, nous l'avons dit, qu'Agrippine n'ait encore jamais, avant cette scène, fait à Albine des confidences précises et détaillées sur la lente dégradation de ses relations avec son fils, en revanche, il paraît peu vraisemblable qu'elle ne se soit jamais plainte devant sa confidente de la façon dont son fils se conduisait avec elle [25].

La réplique d'Agrippine :

……………Il me le doit, Albine :
Tout, s'il est généreux, lui prescrit cette loi;
Mais tout, s'il est ingrat, lui parle contre moi.

est calquée sur les deux dernières phrases de la réplique d'Albine, Agrippine commence par approuver Albine en reprenant d'abord la seconde à son compte (« Il me le doit » fait écho à « Il vous doit son amour »), mais elle la contredit, pour finir, en corrigeant la première (« tout… lui parle contre moi » fait écho à « Tout lui parle… en faveur d'Agrippine »). Le tort d'Albine, c'est de croire naïvement que plus on fait de bien à quelqu'un et plus il éprouve de gratitude pour vous. Dans sa logique simpliste, elle ne voit pas que les mêmes actes qui devraient valoir à Agrippine l'affection et la reconnaissance de Néron, peuvent lui valoir, au contraire, sa haine et son ressentiment, et c'est ce que veut montrer l'étroit parallélisme des vers 21 et 22. Pour quelqu'un qu'Agrippine a défini tout à l'heure comme un « impatient », plus les bienfaits reçus sont grands, et plus ils sont ressentis comme un « joug » [26].

La réplique suivante d'Albine :

S'il est ingrat, Madame ! Ah ! toute sa conduite
Montre dans son devoir une âme trop instruite.
Depuis trois ans entiers, qu'a-t-il dit, qu'a-t-il fait
Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?
Rome, depuis deux ans, par ses soins gouvernée,
Au temps de ses consuls croit être retournée :
Il la gouverne en père. Enfin Néron naissant
À toutes les vertus d'Auguste vieillissant.

appelle d'abord les mêmes remarques que la précédente. C'est de nouveau l'étonnement d'Albine qui va faire avancer l'exposition et, de nouveau, on peut s'étonner quelque peu de cet étonnement. Albine semble véritablement tomber des nues à l'idée que Néron pourrait être « ingrat », comme le montre le fait qu'elle reprenne les mots mêmes d'Agrippine à la forme exclamative (« S'il est ingrat ! »). Elle semble vraiment entendre pour la première fois Agrippine employer ce mot en parlant de son fils. Mais, quand le spectateur connaîtra mieux Agrippine, quand il l'aura notamment entendu reprocher à Néron, à la scène 2 de l'acte IV, d'être un ingrat et de l'avoir toujours été [27], il aura bien du mal à croire que c'est vraiment la première fois qu'Albine entend Agrippine dire que son fils est un ingrat. Quoi qu'il en soit, Albine va entreprendre de défendre Néron contre l'accusation d'ingratitude lancée par Agrippine, mais au lieu de le faire d'une manière directe et précise en évoquant la façon dont il se comporte avec sa mère, comme elle le fera un peu plus loin [28], elle va le faire d'abord d'une manière indirecte en suggérant que Néron a trop le sens du « devoir », qu'il a trop de « vertus » pour pouvoir être ingrat. Le caractère très général que prend ainsi la défense de Néron, permet évidemment de donner au spectateur des informations sur les débuts de son règne, mais on peut trouver, bien sûr, qu'il y a là de nouveau quelque chose d'un peu artificiel et qu'il eût été plus naturel qu'Albine rappelât tout de suite ce qu'elle va rappeler tout à l'heure, à savoir les nombreuses et grandes marques de déférence que Néron a données à sa mère.

À l'évidence Racine se sert ici d'Albine pour renseigner le spectateur sur le personnage de Néron et pour lui rappeler que « les premières années de son règne […] ont été heureuses », ainsi qu'il le dit dans la Seconde Préface [29]. Les propos d'Albine annoncent ceux que tiendra Burrhus à la scène suivante lorsqu'il prendra, lui aussi, la défense de Néron en face d'Agrippine et fera, lui aussi, mais beaucoup plus longuement et en citant, lui, des faits précis, l'éloge de la façon dont Néron a jusque-là exercé le pouvoir [30]. En nous présentant ainsi, au début de la pièce, une image ambivalente de Néron, grâce aux propos contradictoires que tiennent sur lui Agrippine, d'une part, Albine et Burrhus, de l'autre, Racine fait naître la curiosité du spectateur en l'amenant à se demander qui a raison et à s'interroger sur la vraie nature de Néron [31].

La réplique suivante d'Agrippine constitue sans doute le passage le plus important de cette scène d'exposition, celui qui apprend le plus de choses au spectateur. Cette tirade comporte trois parties : dans la première (vers 31-42), Agrippine commence par justifier ses inquiétudes en révélant à Albine quelle est, selon elle, la véritable personnalité de son fils; dans la seconde (vers 43-48), elle avoue cyniquement que, si elle s'inquiète, c'est en songeant à son intérêt personnel beaucoup plus qu'à l'intérêt public; dans la troisième (vers 49-58), elle s'interroge sur les raisons qui ont pu pousser Néron à faire enlever Junie.

Dans les quatre premiers vers :

Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste :
Il commence, il est vrai, par où finit Auguste;
Mais crains que, l'avenir détruisant le passé,
Il ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé.

Agrippine commence par protester vigoureusement (« Non, non ») contre le fait qu'Albine et d'autres pourraient la soupçonner de n'être pas impartiale et de ne juger la conduite de Néron que par rapport à elle. Albine n'a certes rien dit de tel, mais, en défendant l'empereur en Néron, en disant qu'il gouvernait Rome « en père  », elle a pu donner à Agrippine l'impression qu'elle la soupçonnait de ne voir en Néron que son fils et d'oublier qu'il était aussi et d'abord un empereur. Et, pour bien montrer qu'elle est de bonne foi, Agrippine fait une concession à Albine, en admettant que le début du règne de Néron paraît rappeler la fin de celui d'Auguste. Mais, si elle reprend le rapprochement fait par Albine entre Néron et Auguste, c'est pour le compléter aussitôt et le retourner ensuite contre Albine, en suggérant que si « Néron naissant » ressemble à « Auguste finissant », Néron finissant pourrait bien aussi ressembler à Auguste naissant.

Agrippine va ensuite expliquer à Albine pourquoi, malgré les heureux débuts de son règne, elle ne croit pas, comme elle, aux « vertus » de Néron :

Il se déguise en vain : je lis sur son visage
Des fiers Domitius l'humeur triste et sauvage.
Il mêle avec l'orgueil qu'il a pris dans leur sang,
La fierté des Nérons qu'il puisa dans mon flanc.

Agrippine commence par balayer en trois mots (« Il se déguise  ») l'image de l'empereur vertueux que vient d'évoquer Albine : si Néron s'est jusque-là comporté en empereur modèle, c'est parce qu'il a joué la comédie et qu'il a su cacher son vrai visage, comme le suggérait déjà le vers 10 (« L'impatient Néron cesse de se contraindre »). Mais, s'il peut tromper Albine, s'il peut tromper beaucoup de monde, il ne saurait tromper sa mère. Avec elle, s'il « se déguise  » aussi [32], c'est « en vain ». Pour elle, Néron est et a toujours été tout le contraire de l'image qu'il a su donner de lui à ses sujets, celle d'un homme sage, juste, bon, voire débonnaire [33]. Loin d'être équilibré et raisonnable, c'est un être essentiellement « fier », en donnant à ce mot son sens étymologique, c'est-à-dire « sauvage et violent » [34], comme Agrippine nous invite elle-même à le faire en évoquant « l'humeur triste et sauvage » des Domitius [35]. Néron a une hérédité très chargée et très inquiétante, tant du côté de son père que du côté de sa mère, comme le souligne le parallélisme des deux hémistiches des vers 37 (« qu'il a pris dans leur sang ») et 38 (« qu'il puisa dans mon flanc »), et la reprise de l'adjectif « fiers » appliqué aux Domitius par le substantif « fierté »"appliqué aux Nérons [36]. On sait que, dans les deux Préfaces de Britannicus, Racine parle de Néron comme d' « un monstre naissant ». À en croire Agrippine, on serait plutôt porté à penser qu'il est un monstre de naissance [37].

À la comparaison qu'Albine avait cru pouvoir faire entre Néron et Auguste, Agrippine va ensuite en opposer une autre, qui lui paraît beaucoup mieux fondée :

Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices;
De Rome, pour un temps, Ca•us fut les délices;
Mais, sa feinte bonté se tournant en fureur,
Les délices de Rome en devinrent l'horreur.

Agrippine vient d'affirmer que Néron pourrait bien finir comme Auguste avait commencé et elle n'a pas de peine à trouver un exemple de règne qui a très bien commencé et très mal fini : celui de Caligula [38].

Les propos d'Agrippine rappelant que Caligula fit « les délices de Rome » avant d'en devenir « l'horreur  », pourraient faire croire que, si elle s'inquiète de l'évolution de Néron, si elle redoute qu'il ne devienne un autre Caligula, c'est parce qu'elle a peur qu'il ne fasse finalement le malheur de ses sujets. Mais le deuxième mouvement de sa tirade va nous ôter toute illusion sur ce point :

Que m'importe, après tout, que Néron, plus fidèle,
D'une longue vertu laisse un jour le modèle ?
Ai-je mis dans sa main le timon de l'Etat
Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ?
Ah ! que de la patrie il soit, s'il veut, le père;
Mais qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mère.

Dans ces six vers, qui forment trois distiques, on note un certain changement de ton : aux affirmations des vers précédents, succèdent des interrogations oratoires (dans les deux premiers distiques) et des exclamations (dans le troisième distique). Si le ton change, c'est parce qu'Agrippine se laisse de plus en plus emporter par sa passion. Ce faisant, après nous avoir dit ce qu'elle pensait du caractère de Néron, elle commence à nous éclairer sur son caractère à elle. Elle vient de dénoncer l'hypocrisie de Néron et on ne saurait assurément lui faire le même reproche. C'est avec un parfait cynisme, en effet, et sur un ton très ironique que, dans ces six vers, elle nous dévoile son total amoralisme. Elle avoue, d'abord, dans le premier distique, sans la moindre vergogne et avec une désinvolture que traduit la familiarité de l'expression « après tout  », qu'elle n'attend pas de Néron qu'il laisse à la postérité une image exemplaire et l'on sent, dans l'expression « une longue vertu », percer une pointe d'ironie et de dédain [39]. Dans le distique suivant, elle lève encore un peu plus le masque. Après tout, un empereur peut très bien être un bon empereur, sans être pour autant un modèle de vertu : l'essentiel est qu'il assure le bonheur de ses sujets et qu'ils soient contents de lui. Mais ce n'est pas, non plus, ce qu'Agrippine attend de Néron. La façon dont elle associe, dans le même dédain, le peuple et le sénat (« au gré du peuple et du sénat ») aurait certainement paru blasphématoire à un vieux Romain, si l'on pense à la fameuse formule Senatus Populusque Romanus [40], par laquelle, sous la République, se résumait la forme de gouvernement de l'Etat romain [41]. Ce qu'Agrippine attend de Néron, elle nous le dit dans le troisième distique, dont les deux vers sont antithétiques (« Agrippine » s'oppose à « patrie » et « mère » s'oppose à « père  »). Le premier vers constitue une espèce de concession  : Agrippine veut bien que Néron soit le « père  » de ses sujets, et c'est évidemment sur un ton ironique qu'elle reprend le mot même qu'avait employé Albine (« Il la gouverne en père »). Mais l'ironie du « s'il veut » est sans doute plus révélatrice encore. On sent que l'expression est très dédaigneuse et que ce « s'il veut » pourrait se traduire par « si cela l'amuse ». Ce qu'Agrippine devrait regarder comme le premier devoir de Néron (veiller au bonheur de son peuple), elle semble le regarder comme une faiblesse, comme un caprice, sur lesquels, dans sa bonté, elle serait prête à fermer les yeux, à la condition que Néron n'oublie pas pour autant son premier, son seul véritable devoir qui est de satisfaire sa mère [42].

Agrippine en a maintenant trop dit à Albine pour continuer à lui cacher la véritable raison qui lui a fait quitter son lit dès le petit matin pour venir se poster à la porte de Néron et elle va la lui apprendre dans le troisième mouvement de sa tirade :

De quel nom cependant pouvons-nous appeler
L'attentat que le jour vient de nous révéler ?
Il sait, car leur amour ne peut être ignorée,
Que de Britannicus Junie est adorée;
Et ce même Néron, que la vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu de la nuit !

Ces vers apportent au spectateur un élément d'information tout à fait capital, en lui révélant le grave événement qui vient de se produire et qui va jouer un rôle essentiel dans la crise qui aboutira à la mort de Britannicus : l'enlèvement de Junie. Cela permet aussi à Agrippine de rappeler à Albine, et d'instruire ainsi le spectateur, ce qu'elle n'aurait pas eu besoin de lui rappeler un autre jour, que Britannicus « adore » Junie et que celle-ci répond à son amour (« leur amour ne peut être ignorée »).

Agrippine fait de nouveau une allusion ironique à ce que vient de dire Albine (« Et ce même Néron que la vertu conduit »). Mais, derrière cette ironie, on devine l'inquiétude, et celle-ci transparaît, lorsque, pour terminer, Agrippine s'interroge devant Albine sur les raisons qui ont pu pousser Néron à une telle action :

Que veut-il ? est-ce haine, est-ce amour qui l'inspire ?
Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ?
Ou n'est-ce pas plutôt que sa malignité
Punit sur eux l'appui que je leur ai prêté ?

Agrippine commence, dans les deux premiers vers, par chercher l'explication de la conduite de Néron dans les sentiments qu'il porte ou pourrait porter à Britannicus et à Junie. Elle pense d'abord tout naturellement, comme elle le faisait déjà au début de la scèn [43], à la vieille « haine » qu'il nourrit pour Britannicus. Mais maintenant elle se demande s'il ne faut pas chercher aussi, s'il ne faut pas chercher plutôt d'autres explications. Elle envisage l'hypothèse que Néron pourrait être tombé amoureux de Junie. mais elle ne semble pas la retenir vraiment, ou, du moins, elle ne s'y attarde pas. Et il conviendra, quand le problème se posera de savoir quel crédit on peut accorder aux confidences que Néron fera à Narcisse à la scène 2 de l'acte II, de se souvenir que sa mère, qui le connaît mieux que personne, n'avait pas semblé réellement portée à croire que Néron puisse être sérieusement amoureux.

Pour expliquer les actions de Néron, plutôt qu'à l'amour, Agrippine semble davantage portée à faire appel à la méchanceté. Elle se demande si Néron est « seulement » animé par le plaisir de nuire à Junie et à Britannicus : elle ne doute donc pas que cette explication ne doive entrer en ligne de compte, même si elle pense qu'elle n'est peut-être pas la seule ni même la plus importante. Agrippine nous donne ainsi une indication essentielle sur la personnalité de Néron. Néron est quelqu'un qui prend « plaisir » à « nuire » à autrui, qui aime à faire souffrir et l'on peut certes, à son propos, parler de sadisme [44]. Mais c'est là un trait qui lui est propre et qui le distingue des autres personnages raciniens. Ceux-ci, si cruels qu'ils puissent se montrer, ne le sont jamais gratuitement. S'ils tuent, s'ils font souffrir, c'est par désir de vengeance, par jalousie, par désespoir  : ce n'est jamais pour le plaisir de tuer et de faire souffrir. Néron est le seul personnage de Racine qui soit vraiment capable de faire souffrir pour le plaisir de faire souffrir.

Mais, quel que puisse être le rôle joué par le plaisir de nuire à Junie et à Britannicus dans la décision de Néron, Agrippine sent bien qu'il n'y a pas « seulement  » cela. Elle sent que, si c'est bien la « malignité» de Néron qu'il faut incriminer, cette « malignité  » n'est pas « seulement » dirigée contre Junie et Britannicus. Elle est aussi, elle est « plutôt  » dirigée contre elle-même. Comme dans sa première réplique, c'est tout à la fin de sa tirade qu'Agrippine confie à Albine le fin fond de sa pensée. Et l'on voit, une nouvelle fois, que, si la conduite de Néron lui inspire les plus vives inquiétudes, c'est essentiellement parce qu'elle a le sentiment qu'elle risque d'en être la principale et la première victime.

Si Agrippine se sent tellement concernée par l'enlèvement de Junie, c'est parce qu'elle a tout de suite compris que cet acte était une riposte de Néron à la manœuvre d'intimidation qu'elle venait de tenter contre lui et dont elle attendait beaucoup. Comme le dit Racine, dans la seconde Préface, parce qu'il n'est encore qu' « un monstre naissant », Néron « cherche des couleurs à ses méchantes actions [45]». Il a besoin de prétextes pour donner libre cours à sa « malignité ». Néron avait peut-être, avait sans doute déjà pensé à faire enlever Junie, mais il n'avait encore jamais osé le faire, et il n'aurait toujours pas osé le faire, si Agrippine ne lui en avait elle-même fourni le prétexte. Et ce prétexte, c'est "l'appui" qu'elle vient d'apporter à Junie et à Britannicus. On ne sait pas encore de façon précise comment s'est manifesté cet appui, et, si l'on peut déjà le soupçonner puisque Agrippine vient d'évoquer l'amour réciproque de Britannicus et de Junie, ce n'est qu'à la scène suivante qu'on apprendra qu'elle vient d'approuver ouvertement le projet qu'ils ont de se marier [46]. Si elle l'a fait, ce n'est aucunement par sympathie pour Britannicus et pour Junie, dont l'amour l'aurait touchée, mais, comme elle va ensuite l'expliquer à Albine, répondant une fois de plus à son étonnement, pour essayer de faire peur à Néron. Elle n'a pas agi en faveur de Junie et de Britannicus, mais contre Néron [47]. Mais, là encore, ce n'est qu'à la scène suivante, que l'on comprendra tout à fait le sens de la manœuvre d'Agrippine, lorsque, parlant au nom de Néron, Burrhus essaiera de justifier l'enlèvement de Junie, en faisant valoir que, celle-ci descendant d'Auguste, le choix de son futur époux, dont la position politique se trouverait ainsi renforcée par cette alliance et qui pourrait ainsi, surtout s'il s'agit de Britannicus, le fils de Claude, devenir un danger pour l'empereur, ne saurait donc laisser celui-ci indifférent [48]. En enlevant Junie, Néron a enlevé le pion très important que, pour renforcer son jeu, elle avait cru pouvoir avancer contre lui.

On le sait, et nous l'avons rappelé tout à l'heure, la tragédie racinienne commence au moment précis où une crise, latente depuis un certain temps, éclate enfin à la suite d'un fait nouveau (l'arrivée d'Oreste dans Andromaque, le retour d'Osmin dans Bajazet, l'annonce de la mort de Mithridate dans Mithridate…) qui précipite le cours des choses. Dans Britannicus, le fait nouveau qui met en marche la machine tragique, ce n'est pas, comme on le dit trop souvent [49], l'enlèvement de Junie. C'est oublier, en effet, que cet enlèvement n'aurait pas eu lieu, si Agrippine ne s'était prononcée, quelques heures plus tôt, en faveur du mariage de Britannicus et de Junie. C'est par conséquent cet appui apporté par Agrippine à Britannicus et à Junie qui provoque l'explosion tragique.

Ainsi donc, et cela ne peut, bien sûr, qu'accroître encore son amertume et son irritation, Agrippine se trouve prise à son propre piège. Elle a voulu prendre les devants, mais, en ce faisant, elle a elle-même précipité ce qu'elle cherchait à prévenir. Elle a voulu freiner l'émancipation de Néron qu'elle sentait échapper tous les jours un peu plus à son contrôle [50], mais elle n'a réussi, au contraire, qu'à lui donner l'occasion d'affirmer, d'une manière particulièrement brutale et comme il n'avait encore jamais osé le faire, son indépendance à l'égard de sa mère [51]. Agrippine, qui a scellé elle-même sa disgrâce en voulant l'éviter, a donc été l'instrument de son propre malheur, comme cela arrive assez souvent aux personnages tragiques [52].



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La première scène de Britannicus, est une grande réussite, et tout particulièrement dans les 58 premiers vers. La principale difficulté des scènes d'exposition qui consiste dans le fait qu'il faut informer les spectateurs sans avoir l'air de le faire, s'y trouve surmontée d'une manière tout à fait satisfaisante. Certes, de ce point de vue, on peut trouver des scènes d'exposition plus parfaites, et notamment, pour ne parler que de Racine, la première scène de Phèdre [53]. La première scène de Britannicus n'évite pas totalement, en effet, le défaut qui est le plus habituel aux scènes d'exposition qui est de ne pas réussir à nous faire oublier qu'elles sont des scènes d'exposition. Cela tient tout d'abord au fait que le personnage d'Albine n'est qu'un simple faire-valoir. Albine est la confidente d'Agrippine, mais nous ne savons absolument rien d'elle. Si nous la connaissions un peu mieux et si nous savions notamment comment et pourquoi elle est devenue la confidente d'Agrippine, nous pourrions oublier plus facilement que Racine a besoin d'elle pour faire parler Agrippine [54]. Les étonnements d'Albine sont assurément très utiles à l'exposition, et ils le sont de deux façons, d'abord parce qu'elle amène Agrippine à parler pour répondre à ses étonnements, et ensuite parce qu'elle est elle-même appelée, pour justifier et expliquer ses étonnements, à rappeler des choses qu'en d'autres circonstances, elle n'aurait pas eu à rappeler. Mais, si le premier étonnement d'Albine, et il est vrai que c'est le plus important puisque c'est lui qui va déclencher toutes les confidences d'Agrippine, est parfaitement justifié par le comportement insolite de celle-ci (Racine a fait preuve ici d'une grande habileté en prêtant à Agrippine un comportement qui, tout à la fois, nous dit son désarroi, crée tout de suite un climat d'étrangeté et d'inquiétude, et suscite l'étonnement d'Albine qui sert si bien ses desseins), il en va un peu autrement des étonnements que lui donne ensuite ce qu'Agrippine lui dit de Néron. Redisons-le, il est difficile de croire qu'Agrippine qui semble n'avoir cessé de s'en plaindre depuis son enfance, n'ait encore jamais déploré devant Albine l'ingratitude de Néron.

Mais, si cette première scène est peut-être un peu trop visiblement une scène d'exposition, elle est en tout cas d'une exceptionnelle richesse. Ces 58 premiers vers donnent déjà aux spectateurs un grand nombre d'informations importantes, pour ne pas dire qu'ils lui donnent déjà presque toutes les informations importantes. Le reste de la scène et les scènes suivantes ne feront qu'apporter des compléments et des précisions à ce qu'on a déjà appris. Il n'y a que deux choses importantes que l'on ignore encore à la fin de la scène : d'une part, l'amour que Néron dit éprouver pour Junie que l'on ne découvrira qu'à la scène 2 de l'acte II, encore qu'Agrippine nous ait préparés à cette découverte, en se demandant si l'amour ne serait pas à l'origine de l'enlèvement de Junie, et, d'autre part, le rôle de Narcisse, que l'on voit apparaître et que l'on commence à connaître, à la scène 4 de l'acte I, mais dont on ne connaîtra le double jeu qu'à la scène 2 de l'acte II [55].

Mais, cette scène n'a pas seulement pour rôle de donner au spectateur les grands repères dont il a besoin et de planter le décor de l'action : elle nous permet déjà de très bien connaître les deux personnages qui sont incontestablement les principaux protagonistes de la pièce, Néron et Agrippine. Si Racine ne nous avait pas dit, dans la seconde Préface, que c'était celle-ci, qu'il s'était « surtout efforcé de bien exprimer  », cette première scène suffirait à nous apprendre qu'il a su créer, avec le personnage d'Agrippine, une des plus puissantes figures de son théâtre. Et, comme toutes les grandes figures de la tragédie racinienne, Agrippine se révèle tout de suite comme un être habité par la passion. Mais la passion d'Agrippine, ce n'est pas, comme chez les autres grandes héroïnes raciniennes, la passion amoureuse, mais la passion du pouvoir. Et c'est ce qui fait que la figure d'Agrippine, quelle que soit sa puissance, ne saurait nous émouvoir comme le font une Phèdre, une Hermione ou une Roxane. Elle ne nous laisse pourtant pas indifférents. Si la nature de sa passion l'empêche de pouvoir prétendre nous attacher, elle n'en reste pas moins intensément humaine. Elle l'est par ses inconséquences  : elle se plaint amèrement de l'ingratitude de Néron, sans se rendre compte qu'elle est, somme toute, fort mal placée pour s'en plaindre tant à cause de son total amoralisme que du fait qu'elle a travaillé pour elle-même, en semblant travailler pour son fils. Elle l'est, et c'est un des effets ordinaires de la passion, par cet étonnant mélange de lucidité et d'aveuglement que l'on remarque en elle. Elle se montre tout à fait lucide quant à la vraie nature de son fils et elle semble l'avoir toujours été depuis. Mais toute cette lucidité ne lui a servi à rien. L'échec que constitue pour elle le fait que Néron a enlevé Junie, n'est pas seulement l'échec de sa dernière manœuvre : il consacre l'échec de tout le grand projet qu'elle avait conçu et dont elle aurait dû comprendre qu'il n'avait aucune chance de réussir  : quand on a pour fils « l'impatient Néron », il est parfaitement vain de vouloir l'installer sur le trône pour pouvoir régner sous son nom.

Quant à Néron, qui ne paraîtra qu'au début de l'acte II, Racine nous offre de lui deux portraits très contrastés, pour ne pas dire diamétralement opposés. Cela permet d'éveiller la curiosité du spectateur qui se demande qui il faut croire d'Agrippine ou d'Albine. C'est, bien sûr, Agrippine qui a raison et les événements ne vont pas tarder à le montrer. Mais le spectateur ne peut pas encore le savoir. Au contraire, Agrippine a beau affirmer que son « intérêt ne la rend pas injuste », le spectateur peut aisément penser qu'elle n'est pas objective et que sa passion pour le pouvoir l'aveugle. Si Néron peut être ainsi présenté de deux façons si contrastées, c'est parce qu'il n'est encore qu'un « monstre naissant  » et que ses instincts mauvais ne se sont pas encore clairement traduits en actes. Pour ceux, qui, comme Albine, se fient aux apparences et le jugent seulement sur ses actes, il passe pour un empereur idéal, puisque, comme le reconnaît Agrippine, il a, jusque-là, guidé par Sénèque et par Burrhus, exercé son pouvoir à la satisfaction « du peuple et du sénat ». Seuls ceux qui le connaissent très bien, comme Agrippine et, nous le découvrirons plus tard, comme Burrhus [56], et très probablement aussi Narcisse [57], ont su le percer à jour, et savent qu'il est foncièrement mauvais. Ils savent que, s'il ne s'est pas encore abandonné à ses instincts, c'est parce qu'il a cru devoir « se contraindre » par peur de l'opinion et par amour des applaudissements. Ce n'est pas la vertu qui l'a jusque-là emporté sur le vice, mais seulement la vanité.

En nous permettant ainsi, dès le début, de bien connaître les deux principaux protagonistes de la pièce, cette scène nous permet enfin d'en apercevoir tout de suite les véritables enjeux. S'il est clair que le conflit entre Néron et Agrippine est bien le principal conflit de la pièce, celui entre Néron et Britannicus étant principalement, car il ne se réduit pourtant pas à cela, une conséquence du premier, il est plus difficile de cerner la véritable nature de ce conflit qu'on ne saurait ramener à des schémas courants. La première erreur serait de réduire ce conflit à un conflit familial banal et à un problème de générations. entre une mère possessive et un fils qui ne supporte plus la tutelle sous laquelle elle voudrait le maintenir. Faire d'Agrippine le type même de la mère possessive, voir en elle, comme le fait la critique d'inspiration psychanalytique, le modèle de la "mère phallique", c'est oublier qu'Agrippine n'est pas d'abord une mère. La passion d'Agrippine, ce n'est pas son fils : c'est le pouvoir. Si elle cherche à le garder sous sa tutelle, ce n'est pas parce qu'il est son fils, mais parce qu'il est l'empereur. Ce n'est pas son fils qu'elle essaie de confisquer : c'est le pouvoir.

Mais, pour autant, Britannicus n'est pas vraiment une tragédie politique. Racine, en faisant le portrait de Néron, n'a évidemment pas prétendu faire le portrait de l'homme au pouvoir, de l'homme de pouvoir. Certes, Néron a le pouvoir, mais ce n'est pas cela qui le définit principalement. Pour voir dans Néron une peinture de l'homme au pouvoir, il faudrait oublier qu'il constitue, à l'évidence, un cas psychologique. Ce à quoi on assiste dans Britannicus, ce n'est pas à une lutte pour le pouvoir. Le pouvoir de Néron n'est pas réellement menacé, et il le sait bien . S'il a fait enlever Junie, c'est moins pour se défendre, lui, que pour humilier sa mère. Elle a voulu lui faire peur et il a voulu la remettre à sa place.

Ainsi donc on peut se rendre compte dès cette première scène que, pour bien comprendre Britannicus, et pour éviter les erreurs d'interprétation de tous ceux qui entendent l'expliquer à partir de schémas préconçus, et au-delà pour éviter ensuite d'appliquer leurs prétendues découvertes à l'ensemble des tragédies de Racine, il faut d'abord savoir reconnaître la complexité et la singularité d'une œuvre véritablement à part dans la création racinienne.


 

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NOTES :

[1] Font exception Alexandre dont la première scène est un dialogue entre deux des protagonistes de la pièce (Taxile et Cléophile) et, dans une moindre mesure, Bajazet dont la première scène est un dialogue entre Acomat, le grand vizir (tout en étant un personnage important, il ne saurait être considéré comme un des protagonistes de la pièce) et son confident, Osmin.

[2] Rappelons ce que dit Racine, en parlant d'Agrippine, dans la seconde Préface de Britannicus : « C'est elle que je me suis surtout efforcé de bien exprimer, et ma tragédie n'est pas moins la disgrâce d'Agrippine que la mort de Britannicus. Cette mort fut un coup de foudre pour elle, et il parut, dit Tacite, par sa frayeur et sa consternation, qu'elle était aussi innocente de cette mort qu'Octavie. Agrippine perdait en lui sa dernière espérance, et ce crime lui en faisait craindre un plus grand : Sibi supremum auxilium ereptum, et parricidii exemplum intelligebat» (Racine, Théâtre complet, édition de Jean-Pierre Collinet, Folio, Gallimard, 1982, tome I, p. 307). On serait même tenté ici de corriger un peu ce que dit Racine ou plutôt d'aller un peu plus loin que lui. Il dit que sa « tragédie n'est pas moins la disgrâce d'Agrippine que la mort de Britannicus ». On serait tenté de dire qu'elle est plus encore la disgrâce d'Agrippine que la mort de Britannicus, dans la mesure où, et la scène 4 de l'acte IV le prouve clairement, nous le verrons, Néron a finalement pris la décision de faire mourir Britannicus pour empêcher sa mère de triompher et lui faire bien comprendre qu'elle avait définitivement perdu la partie.

[3] Sur les problèmes de l'exposition, on peut se reporter au livre de M. Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France (Nizet, 19862, pp. 51-61), ainsi qu'à mes Études sur Le Tartuffe (S.E.D.E.S, 1994, réédition, Eurédit, 2005,pp. 21-29).

[4] Corneille a fort bien parlé de cette difficulté que le dramaturge rencontre souvent dans les scènes d'exposition, dans l'Examen de Polyeucte , à propos des confidences que Pauline fait à Stratonice à la scène 3 de l'acte I : « Sa confidence avec Stratonice, touchant l'amour qu'elle a pour ce cavalier [Sévère], me fait faire une réflexion sur le temps qu'elle prend pour cela. Il s'en fait beaucoup sur nos théâtres d'affections qui ont déjà duré deux ou trois ans, dont on attend à révéler le secret justement au jour de l'action qui se présente, et non seulement sans aucune raison de choisir ce jour-là plutôt qu'un autre pour le déclarer, mais lors même que vraisemblablement on s'en est dû ouvrir beaucoup auparavant avec la personne à qui on en fait confidence. Ce sont choses dont il faut instruire le spectateur en les faisant apprendre par un des acteurs à l'autre, mais il faut prendre garde avec soin que celui à qui on les apprend ait eu lieu de les ignorer jusque-là aussi bien que le spectateur, et que quelque occasion tirée du sujet oblige celui qui les récite à rompre enfin un silence qu'il a gardé si longtemps » (Corneille, Œuvres complètes, Bibl. de La Pléiade, éd. Georges Couton, Gallimard, 1980, tome I, p. 981).

[5] L'étonnement d'un confident est très utile dans les scènes d'exposition et Racine s'en servira de nouveau dans la première scène d'Iphigénie où Arcas s'étonne d'être réveillé par Agamemnon aux premières lueurs de l'aube et dans la première scène de Phèdre, où Théramène s'étonne de la décision d'Hippolyte de partir à la recherche de son père.

[6] En fait, Néron est déjà levé et en train de recevoir Burrhus, comme nous l'apprendrons à la fin de la scène, lorsque celui-ci sortira de chez lui. Il a déjà reçu aussi la visite des deux consuls, et Burrhus en informera Agrippine à la scène 2 (vers 135-136) :

Déjà par une porte au public moins connue,
L'un et l'autre consul vous avaient prévenue.

Néron ne s'est d'ailleurs peut-être même pas couché, ou, s'il l'a fait, il n'a pas dû fermer les yeux, du moins s'il faut en croire ce qu'il dira à Narcisse lorsqu'il lui racontera l'enlèvement de Junie (acte II, scène 2, vers 405-406) :

Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.

Les tenants de la "nouvelle critique" n'accordant généralement aux textes qu'une attention très distraite, on ne s'étonnera pas de constater que Lucien Goldmann (« Nous sommes à l'aube, avant le réveil de Néron », écrit-il dans Le Dieu caché, p. 364) et Roland Barthes (« le héros tragique ne peut pas dormir, sauf, s'il est monstre, comme Néron, d'un mauvais sommeil », écrit-il dans le Sur Racine, p. 28) croient l'un et l'autre que Néron est effectivement en train de dormir lorsque la pièce commence.

[7] Le mot « errant » est destiné à suggérer discrètement que la conduite d'Agrippine pourrait faire croire qu'elle a perdu la tête et trahit, à tout le moins, un affolement qu'il vaudrait mieux ne pas laisser paraître.

[8] Les deux mots suite et escorte ne sont pas synonymes. La suite évoque les dames d'honneur et l'escorte la garde de soldats, qui accompagnent d'ordinaire Agrippine. Cette garde de soldats sera évoquée à la fin de l'acte III, lorsque Néron ordonnera à Burrhus de faire arrêter sa mère (acte III, scène 9, vers 1091-1092) :

Burrhus, dans ce palais je veux qu'on la retienne,
Et qu'au lieu de sa garde on lui donne la mienne.

[9] Albine ne sait sans doute pas encore que Néron a fait enlever Junie (le texte ne permet pas de se prononcer sur ce point), mais la démarche d'Agrippine lui fait deviner qu'il s'est passé quelque chose entre elle et Néron, et qu'elle veut lui demander des explications. Mais d'autres pourraient le deviner aussi bien qu'elle et Albine estime à juste titre qu'il vaudrait mieux l'éviter. Le conseil qu'elle donne ici à Agrippine, va donc dans le même sens que celui que Burrhus lui donnera à la scène suivante (scène 2, vers 273-274) :

Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater,
Et n'avertissez pas la cour de vous quitter.

Dans la mise en scène d'Alain Françon (il a créé la pièce, en 1991, au Théâtre du VIIIe de Lyon et l'a reprise, en 1992, au théâtre des Amandiers de Nanterre), Agrippine se couche carrément par terre pour attendre le réveil de son fils. Elle n'a pas pensé pourtant à apporter son sac de couchage et son oreiller. Cela étant, le conseil que lui donne Albine de retourner dans ses appartements, apparaît encore plus justifié.

[10] Voir vers 118-127 :

César ne me voit plus, Albine, sans témoins.
En public, à mon heure, on me donne audience.
Sa réponse est dictée, et même son silence.
Je vois deux surveillants, ses maîtres et les miens,
Présider l'un et l'autre à tous nos entretiens.
Mais je le poursuivrai d'autant plus qu'il m'évite.
De son désordre, Albine, il faut que je profite. J
'entends du bruit; on ouvre. Allons subitement
Lui demander raison de cet enlèvement;
Surprenons, s'il se peut, les secrets de son âme.

[11] La même confiance s'exprimera encore à la scène 5 de l'acte III, lorsqu'elle dira à Britannicus (vers 919-920)  :
Le coupable Néron fuit en vain ma colère :

Tôt ou tard il faudra qu'il entende sa mère.

[12] Agrippine, nous le verrons, croira néanmoins avoir gagné la partie et s'en vantera bruyamment devant Junie à la scène 3 de l'acte V (vers 1584-1585) :

Il suffit, j'ai parlé, tout a changé de face;
Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.

[13] Agrippine va évoquer plus loin, avec beaucoup d'amertume, le jour où elle a compris pour la première fois que Néron voulait l'écarter du pouvoir (vers 99-114)  :

Ce jour, ce triste jour frappe encore ma mémoire,
Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire,
Quand les ambassadeurs de tant de rois divers
Vinrent le reconnaître au nom de l'univers.
Sur son trône avec lui j'allais prendre ma place :
J'ignore quel conseil prépara ma disgrâce;
Quoi qu'il en soit, Néron, d'aussi loin qu'il me vit,
Laissa sur son visage éclater son dépit.
Mon cœur même en conçut un malheureux augure.
L'ingrat, d'un faux respect colorant son injure,
Se leva par avance, et courant m'embrasser,
Il m'écarta du trône où je m'allais placer.
Depuis ce coup fatal, le pouvoir d'Agrippine
Vers sa chute à grands pas chaque jour s'achemine.
L'ombre seule m'en reste, et l'on n'invoque plus
Que le nom de Sénèque et l'appui de Burrhus.

On le voit, Agrippine a vraiment le sentiment que ce jour a marqué pour elle le commencement de la fin. C'est donc à ce jour qu'il faut faire remonter le début de la crise latente qui vient de se transformer en crise ouverte au moment où le rideau se lève. Si Agrippine ne nous dit rien pour l'instant qui permette de le dater de façon précise, elle le fera plus tard. En effet, Néron règne depuis deux ans, comme Albine nous l'apprend un peu plus loin (vers 27-28)  :

Rome, depuis deux ans, par ses soins gouvernée
Au temps de ses consuls croit être retournée.

Or, dans son grand réquisitoire de la scène 2 de l'acte IV, Agrippine reprochera à son fils d'avoir commencé à l'ignorer au bout de six mois de règne(vers 1187-1190)  :

Du fruit de tant de soins à peine jouissant
En avez-vous paru six mois reconnaissant,
Que, lassé d'un respect qui vous gênait peut-être,
Vous avez affecté de ne me plus connaître.

Le calcul est facile à faire : la crise qui vient d'éclater, couvait depuis un an et demi. C'est là une durée de maturation que l'on peut considérer comme une durée moyenne. Sur ce point, je ne suis pas entièrement d'accord avec M. Jacques Scherer lorsqu'il dit : « Il faut que les événements durent assez longtemps pour provoquer la tension qui amène la crise. Si la situation était tendue depuis deux ou trois semaines seulement, les personnages ne seraient pas assez exaspérés pour se livrer à des actes dont l'issue est fatale. Si la situation durait depuis deux ou trois ans… mais on ne peut même pas faire cette hypothèse; ces situations sont trop pénibles pour durer plusieurs années. Six mois est à peu près une durée équilibrée entre le trop long et le trop court » ( Racine : Bajazet, Les Cours de Sorbonne, C.D.U., 1958,p. 140). Sur l'essentiel, je suis tout à fait d'accord avec M. Scherer : la durée de maturation de la crise ne doit être ni trop courte ni trop longue, pour les raisons qu'il donne. Mais, contrairement à ce qu'il dit, Racine ne semble pas considérer six mois comme une durée moyenne, mais comme une durée minimale. En effet, quand il indique la durée de maturation de la crise, ce qu'il ne fait pas toujours, il ne descend jamais en-dessous de six mois (c'est le cas de Bajazet), alors qu'il lui arrive, comme pour Britannicus, d'indiquer des durées nettement plus longues (un an pour Andromaque, 5 ans pour Bérénice, sans parler de La Théba•de où il nous apprend, par la bouche de Jocaste, que la guerre fratricide que se livrent Etéocle et Polynice a débuté dans le sein maternel).

[14] Acte I, scène 1, vers 19-20.

[15] C'est cette faculté d'illusion qui lui fait croire, nous l'avons dit, qu'elle pourrait reprendre tout son ascendant sur son fils, si elle arrivait seulement à s'expliquer avec lui en tête-à-tête. C'est cette faculté d'illusion qui lui fera croire, à la scène 2 de l'acte IV, qu'elle a gagné la partie et la fera triompher bruyamment devant Junie, à la scène 3 de l'acte V.

[16] Voir acte V, scène 6, vers 1672-1693. On sait qu'Agrippine prédira à Néron qu'il en viendra à tuer sa mère et qu'après avoir commis d'innombrables crimes, il sera enfin obligé de se tuer lui-même. On pourrait, bien sûr, trouver que Racine qui, à la différence d'Agrippine, connaissait lui la suite des événements, s'est ainsi livré trop facilement à une sorte de prédiction post eventum et juger les prémonitions d'Agrippine passablement invraisemblables. Et il est bien vrai que la prédiction du suicide forcé de Néron peut paraître un peu artificielle (Agrippine aurait pu se contenter de prédire que Néron mourrait de mort violente). En revanche, Racine a tout fait pour qu'Agrippine puisse sans invraisemblance prévoir que Néron finira par la tuer : dans la mesure où elle est parfaitement consciente que Néron, en frappant Britannicus, a voulu l'atteindre elle, il est tout à fait logique qu'elle en déduise que le meurtre de Britannicus n'est que la répétition de son propre meurtre. Racine a, de plus, préparé cette prédiction, non seulement en prêtant à Agrippine cette habitude de prédire le pire que nous révèle le vers 9, mais aussi en lui faisant rappeler à Néron, de manière allusive, la prédiction que, selon Tacite (voir Annales, livre XII, ch. IX), lui auraient faite des astrologues chaldéens en lui annonçant que Néron régnerait, mais qu'il tuerait sa mère (acte IV, scène 2, vers 1280-1281) :

……………J'ai détourné ma vue
Des malheurs qui dès lors me furent annoncés.

[17] Dans les vers 32-34 et 39-42.

[18] On ne saurait se tromper plus complètement sur Néron que ne le fera Britannicus lorsqu'il dira à Junie, pour essayer de la convaincre que Néron veut sincèrement se réconcilier avec lui (Acte V, scène 1, vers 1517-1518)  :

Je crois qu'à mon exemple, impuissant à trahir,
Il hait à cœur ouvert, ou cesse de haïr.

[19] Britannicus fera le même diagnostic, lorsqu'il dira à Néron, dans un vers qui semble faire écho à celui d'Agrippine (acte III, scène 8, vers 1053)  :

Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.

[20] Le diagnostic d'Agrippine sera confirmé par Néron lui-même à la scène 8 de l'acte III, lorsque, Britannicus lui rappelant les débuts prometteurs de son règne, il lui répond (vers 1056) :
Heureux ou malheureux, il suffit qu'on me craigne.

[21] Voir vers 1359-1364 :

Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
« Partout, en ce moment, on me bénit, on m'aime;
On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage;
Je vois voler partout les cœurs à mon passage! »

[22] Voir vers 1344-1354 :

Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs par d'autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs
Qui, même après leur mort, auront des successeurs :
Vous allumez un feu qui ne pourra s'éteindre.
Craint de tout l'univers, il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.

[23] Voir vers 1432-1436 :

Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ?
Avez-vous prétendu qu'ils se tairaient toujours ?
Est-ce à vous de prêter l'oreille à leurs discours ?
De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire ?
Et serez-vous le seul que vous n'oserez croire ?

[24] Rappelons que Néron n'a pris ce nom que lorsqu'il a été adopté par Claude. Fils de Cnaius Domitius, il s'appellait avant Lucius Domitius. Adopté par Claude, il est devenu Nero Claudius, prenant pour nom de famille celui de son père adoptif et pour prénom celui de Nero qui était un ancien cognomen de la gens Claudia. Britannicus emploiera le même procédé qu'Albine pour rappeler à Néron que sa naissance ne l'avait pas destiné à l'Empire à la scène 8 de l'acte III, lorsque l'empereur le surprendra aux genoux de Junie. Evoquant les « lieux » où ils se trouvent, il dira à Néron (vers 1037-1040) :

Ils ne nous ont pas vu l'un et l'autre élever,
Moi pour vous obéir, et vous pour me braver;
Et ne s'attendaient pas, lorsqu'ils nous virent naître,
Qu'un jour Domitius me dût parler en maître.

[25] Il ne semble être guère dans le caractère d'Agrippine de supporter sans rien dire les torts qu'on lui fait ou qu'elle croit qu'on lui fait. Tout indique, au contraire, qu'elle s'est souvent plainte à haute voix de la conduite de son fils non seulement devant celui-ci, mais devant des tiers, comme le montrera notamment la réponse que fera Néron à son grand réquisitoire de la scène 2 de l'acte IV (vers 1227-1230) :

Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues
Que jadis, j'ose ici vous le dire entre nous,
Vous n'aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous.

Il serait donc bien étonnant qu'Agrippine n'ait pas dit devant sa confidente ce qu'elle a dit, semble-t-il, devant bien des gens. D'ailleurs, lorsqu'elle dit ici à Albine (vers 9) :

Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré,

comment ne pas penser qu'elle fait allusion à des propos qu'elle a effectivement tenus devant elle ?

[26] Rappelons ce qu'Agrippine dira à Néron après la mort de Britannicus, dans ses célèbres imprécations de la scène 6 de l'acte V (vers 1678) :

Tu voudras t'affranchir du joug de mes bienfaits.

[27] Voir notamment les vers 1270-1272 :

Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.
Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
N'ont arraché de vous que de feintes caresses.

[28] Aux vers 79-87 :

Quelques titres nouveaux que Rome lui défère,
Néron n'en reçoit point qu'il ne donne à sa mère.
Sa prodigue amitié ne se réserve rien.
Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien.
À peine parle-t-on de la triste Octavie.
Auguste votre a•eul honora moins Livie.
Néron devant sa mère a permis le premier
Qu'on portât les faisceaux couronnés de laurier.
Quels effets voulez-vous de sa reconnaissance ?

[29] Op. cit., p. 390. Le vers 27 :

Rome, depuis deux ans, par ses soins gouvernée

nous apprend que Néron règne « depuis deux ans ». Mais Racine avait d'abord écrit : « depuis trois ans ». S'il a corrigé ce vers, dans l'édition de 1687, c'est sans doute, comme le pense Lanson, « pour diminuer l'erreur historique qu'il commettait », car « il n'y avait pas un an que Néron était empereur, quand Britannicus fut empoisonné en 55 » (Britannicus, classiques Hachette, Paris, 1888, p. 69, note 2). Les vers 25-26 :

Depuis trois ans entiers, qu'a-t-il dit, qu'a-t-il fait
Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?

posent donc un petit problème et l'on peut se demander, avec Raymond Picard, « pourquoi Racine a laissé ici trois ans, tandis qu'il l'a corrigé plus bas en deux ans à partir de l'édition de 1687 » (Op. cit., p. 1098, note 1 de la page 394). Lanson pense qu'il a simplement « oublié de faire le même changement au vers 25 » (Loc. cit.). Cela me paraît tout de même assez surprenant et l'on peut, je crois, proposer une meilleure explication. Avant qu'il ne devînt empereur, et pour qu'il pût le devenir, Agrippine a fait en sorte que Claude, persuadé de le faire par Pallas, adoptât Néron et l'associât à son pouvoir, comme elle-même le rappellera à son fils à la scène 2 de l'acte IV (vers 1146-1148) :

Néron vous adopta, vaincu par ses discours,
Vous appela Néron, et du pouvoir suprême
Voulut, avant le temps, vous faire part lui-même.

Si Néron ne règne que depuis deux ans, on pouvait donc savoir plus tôt qu'il serait le prochain empereur. On peut donc penser que Racine n'a pas oublié de corriger aussi le vers 25. Peut-être a-t-il d'abord pensé à le faire, mais il a dû se dire ensuite que ce n'était pas nécessaire, qu'il valait même mieux ne pas le faire pour éviter une répétition (celle de « depuis deux ans ») qui pouvait paraître inutile.

[30] Voir acte I, scène 2, vers 200-210 :

Rome, à trois affranchis si longtemps asservie
À peine respirant du joug qu'elle a porté,
Du règne de Néron compte sa liberté.
Que dis-je ? la vertu semble même renaître.
Tout l'Empire n'est plus la dépouille d'un maître.
Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats;
César nomme les chefs sur la foi des soldats;
Thraséas au sénat, Corbulon dans l'armée,
Sont encore innocents malgré leur renommée;
Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs,
Ne sont plus habités que par leurs délateurs.

[31] Si Albine dit vraiment ce qu'elle pense, lorsqu'elle prend la défense de Néron, il en va bien autrement de Burrhus, j'y reviendrai tout à l'heure.

[32] Si l'on en croit ce qu'Agrippine dira à Néron à la scène 2 de l'acte IV (loc. cit.) :

Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
N'ont arraché de vous que de feintes caresses

c'est dès sa petite enfance qu'elle aurait décelé son caractère foncièrement hypocrite.

[33] Voir ce que Burrhus rappellera à Néron à la scène 3 de l'acte IV (vers 1366-1372) :

Un jour, il m'en souvient, le sénat équitable
Vous pressait de souscrire à la mort d'un coupable;
Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité  :
Votre cœur s'accusait de trop de cruauté;
Et plaignant les malheurs attachés à l'Empire,
«Je voudrais, disiez-vous, ne pas savoir écrire».

[34] Rappelons que « fier » vient du latin ferus qui s'emploie d'abord pour désigner un animal sauvage et non apprivoisé.

[35] Le mot «triste est à prendre, lui aussi, au sens étymologique, le latin tristis qui a généralement un sens plus fort que le français « triste », pouvant se traduire souvent par « farouche » ou « funeste  ». Suétone, au début de sa vie de Néron, passe successivement en revue le quatrième aïeul de Néron, son trisaïeul, son bisaïeul, son grand-père et son père, en les présentant tous, à l'exception du bisaïeul, comme des hommes farouches et cruels, et tout particulièrement le père de Néron, qui aurait écrasé exprès un enfant et arraché un œil à un chevalier romain qui lui faisait des reproches (Voir Vies des douze Césars, édition Les Belles Lettres, Paris 1961, tome II, pp. 152-154).

[36] Le substantif « fierté » est, bien sûr, à prendre, lui aussi, dans le même sens, que l'adjectif « fiers », c'est-à-dire celui de « nature sauvage et violente ». Lorsqu'il parle de « la fierté des Nérons », Racine se souvient sans doute d'une formule qu'emploie Tacite, au début des Annales, lorsqu'il rapporte ce qu'on dit à Rome du futur empereur Tibère : Tiberium Neronem maturum annis, spectatum bello, sed vetere atque insita Claudiae familiae superbia (Annales, I, 4, édition Les belles Lettres, Paris 1965, tome I, p.7).
Rappelons que, par son père, Germanicus, Agrippine descend de Tiberius Claudius Nero, le premier mari de la femme d'Auguste, Livie, dont il eut deux fils, Tibère, le futur empereur et Drusus. Celui-ci eut, lui aussi, deux fils, Germanicus, le père d'Agrippine et Claude, le futur empereur.

[37] Mais, en réalité, si l'on prend la peine de replacer la célèbre formule des deux Préfaces dans son contexte, on s'aperçoit que tel est bien aussi le point de vue de Racine. Dans la première Préface, répondant d'abord à ceux qui lui reprochent d'avoir fait Néron « trop cruel », il leur dit : « Il ne faut qu'avoir lu Tacite pour savoir que, s'il a été quelque temps un bon empereur, il a toujours été un très méchant homme » (Op. cit., p. 385), ce qui s'accorde parfaitement avec ce que dit Agrippine. Répondant ensuite à ceux qui lui reprochent de l'avoir fait « trop bon », il écrit : « J'avoue que je ne m'étais pas formé l'idée d'un homme bon en la personne de Néron. Je l'ai toujours regardé comme un monstre. Mais c'est ici un monstre naissant. Il n'a pas encore mis le feu à Rome. Il n'a pas tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs » (Loc. cit.). On le voit, en disant que Néron est « un monstre naissant », Racine ne veut pas dire qu'il devient un monstre. Pour lui, il l'est déjà, mais il ne s'est pas encore, dans ses actes, manifesté en tant que tel. Le texte de la seconde Préface est encore plus explicite : « Pour commencer par Néron, il faut se souvenir qu'il est ici dans les premières années de son règne, qui ont été heureuses, comme l'on sait. Ainsi il ne m'a pas été permis de le représenter aussi méchant qu'il a été depuis. Je ne le représente pas non plus comme un homme vertueux, car il ne l'a jamais été. Il n'a pas encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs; mais il a en lui la semence de tous ces crimes […] En un mot, c'est ici un monstre naissant, mais qui n'ose encore se déclarer, et qui cherche des couleurs à ses méchantes actions  » (p. 390). Les personnages de Racine n'évoluent pas, et Néron n'échappe pas à la règle, comme le dit fort bien M. Jean Rousset : « Racine élimine le temps, il l'empêche de travailler à l'intérieur de l'œuvre. La passion de Phèdre ne se développe pas, elle éclate; elle n'a plus à se former ou à mûrir, elle est parvenue au plus haut degré de maturation; elle n'a pas non plus à se transformer ou à dépérir, elle ne peut que faire le vide autour d'elle. Néron lui-même, « monstre naissant », ne nous est pas montré naissant; il est déjà né en cette aube où Agrippine, désormais réprouvée, piétine devant sa porte condamnée; Britannicus n'est pas l'histoire d'un adolescent qui passe pour pur et bon, et qui découvre sa férocité, son sadisme, qui s'invente un nouveau personnage interférant avec le précédent, comme aurait pu le raconter un auteur baroque; c'est l'explosion de ce sadisme déjà formé, et toutes les conséquences de cette explosion fulgurante. Néron ne change pas, il a déjà changé; ce que nous voyons, ce n'est pas le changement, mais le résultat d'un changement » (La Littérature de l'âge baroque en France, Corti, 1960, pp. 246-247).

[38] Rappelons que Caligula s'appelait en réalité Caïus Cesar. Caligula est un surnom que les soldats romains lui avaient donné lorsqu'il était tout enfant, à cause des petits souliers militaires (caligae) qu'il portait lorsque son père l'emmenait au camp avec lui (voir Tacite  : Annales, I, 41, op. cit., pp. 32-33).

[39] L'adjectif « longue » paraît ici un peu ambigu : il évoque, bien sûr, une vie entière de vertu, mais il semble suggérer aussi une idée de monotonie et d'ennui.

[40] D'où le sigle S.P.Q.R. que portaient notamment les enseignes de l'armée romaine.

[41] Le cynisme d'Agrippine et son mépris de l'opinion publique la rapprochent évidemment de Narcisse. On songe notamment, nous avons déjà cité ces vers, à ce qu'il répond à Néron, à la scène 4 de l'acte IV, lorsque celui-ci s'inquiète de l'image que garderont de lui les Romains, s'il fait mourir Britannicus :

Et prenez-vous, Seigneur leurs caprices pour guides ?
Avez-vous prétendu qu'ils se tairont toujours ?
Est-ce à vous de prêter l'oreille à leurs discours ?
De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire ?
Et serez-vous le seul que vous n'oserez croire ?

[42] Lorsque Agrippine dit : « Qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mère ! », elle a évidemment recours à une litote ironique. Elle pense, en réalité, qu'il devrait y songer beaucoup plus, que ce devrait être sa première, sa principale préoccupation.

[43] Au vers 10 :

Contre Britannicus Néron s'est déclaré.

[44] Le sadisme de Néron se manifestera dans le récit de l'enlèvement de Junie à la scène 2 de l'acte II, et notamment au vers 402 :

J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.

Il se manifestera encore mieux lorsqu'il forcera Junie à faire croire à Britannicus qu'elle ne l'aime plus, en assistant caché à la scène (acte II, scène 6), et qu'il confiera ensuite à Narcisse (acte II, scène 8, vers 750-751) :

Mais je mettrai ma joie à le désespérer.
Je me fais de sa peine une image charmante.

[45] Loc. cit.

[46] Voir acte I, scène 2, vers 245-248. À Burrhus qui vient d'essayer de justifier, au nom de Néron, l'enlèvement de Junie, en faisant valoir que, Junie descendant d'Auguste, le choix de son futur époux ne saurait laisser l'empereur indifférent, Agrippine répond :

Je vous entends : Néron m'apprend par votre voix
Qu'en vain Britannicus s'assure de mon choix.
En vain, pour détourner ses yeux de sa misère,
J'ai flatté son amour d'un hymen qu'il espère.

[47] Voir ce qu'elle dit un peu plus loin à Albine (vers 67-74) :

Néron jouit de tout; et moi, pour récompense,
Il faut qu'entre eux et lui je tienne la balance,
Afin que quelque jour, par une même loi,
Britannicus la tienne entre mon fils et moi.
- Quel dessein !
……………- Je m'assure un port dans la tempête :
Néron m'échappera, si ce frein ne l'arrête.
- Mais prendre contre un fils tant de soins superflus ?
- Je le craindrais bientôt s'il ne me craignait plus.

Britannicus, qui, nous le verrons plus loin, est beaucoup moins naïf que ne le prétendent certains critiques, n'a certainement aucune illusion sur les véritables raisons de l'appui que lui apporte Agrippine. À la scène I de l'acte V, pour rassurer Junie qui aura du mal à croire que Néron veuille sincèrement se réconcilier avec lui et qui doutera qu' « un si grand changement » puisse être « l'ouvrage d'un moment » (vers 1509-1510), il répondra (vers 1511-1514) :

Cet ouvrage, Madame, est un coup d'Agrippine :
Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine.
Grâce aux préventions de son esprit jaloux,
Nos plus grands ennemis ont travaillé pour nous

[48] Voir acte I, scène 2, vers 239-244 :

Vous savez que les droits qu'elle [Junie] porte avec elle
Peuvent de son époux faire un prince rebelle;
Que le sang de César ne se doit allier
Qu'à ceux à qui César le veut bien confier;
Et vous-même avoûrez qu'il ne serait pas juste
Qu'on disposât sans lui de la nièce d'Auguste.

En même temps qu'il essaie ainsi de justifier le geste de Néron, Burrhus entend faire savoir à Agrippine qu'il a parfaitement compris pour quelles raisons elle avait décidé d'apporter son soutien à Britannicus et à Junie. Et Agrippine ne manque pas de saisir l'insinuation et elle y répond en prétendant qu'elle appuie le projet de Britannicus « pour détourner ses yeux de sa misère » (Loc. cit.). Elle est évidemment de mauvaise foi (les propos qu'elle a tenus à Albine en sont la preuve), mais elle n'en répond pas moins très habilement à l'accusation de Burrhus : bien loin de chercher à ébranler le pouvoir de Néron en soutenant ainsi Britannicus, elle aurait voulu, au contraire, le consolider en essayant de faire oublier au fils de Claude qu'il avait été frustré du trône de son père.

[49] Voir, par exemple, le XVIIe Siècle de la Collection Lagarde et Michard (Bordas, 1958, p. 290).

[50] Voir le vers 72 :

Néron m'échappera, si ce frein ne l'arrête.

[51] Agrippine, bien sûr, le comprend fort bien, comme en témoigne ce qu'elle dira à Burrhus à la scène suivante (acte I, scène 2, vers 249-254) :

À ma confusion, Néron veut faire voir
Qu'Agrippine promet par-delà son pouvoir.
Rome de ma faveur est trop préoccupée :
Il veut par cet affront qu'elle soit détrompée,
Et que tout l'univers apprenne avec terreur
À ne confondre plus mon fils et l'empereur.

[52] C'est notamment, dans Andromaque, le cas d'Hermione qui, après la mort de Pyrrhus, rejette sur Oreste la responsabilité de ce qui est arrivé (acte V, vers 1557-1558) :

C'est toi dont l'ambassade, à tous les deux fatale,
L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.

Mais, si elle a raison de penser que c'est l'ambassade d'Oreste qui est à l'origine de la tragédie, elle oublie qu'elle est elle-même à l'origine de cette ambassade, puisque c'est elle qui a soufflé aux Grecs l'idée d'envoyer un ambassadeur à Pyrrhus pour lui demander la vie d'Astyanax, ainsi qu'elle nous l'apprend lorsqu'elle dit à Cléone (acte II, scène 1, vers 445-446) :

J'ai déjà sur le fils attiré leur colère;
Je veux qu'on vienne encore lui demander la mère.

Rappelons encore le cas de Phèdre qui avait décidé de se laisser mourir, en cessant de s'alimenter, pour emporter dans la tombe le secret de son amour interdit, comme elle le dira à Œnone (acte I, scène 3, vers 309-310) :

Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire
Et dérober au jour une flamme si noire.

Mais ce qu'elle n'avait pas prévu, c'est qu'Œnone, désespérée de la voir se laisser mourir, saurait lui arracher son secret, en profitant de l'état d'extrême faiblesse dans lequel elle se trouvait et du fait que, se sentant très proche d'une mort qui allait la guérir définitivement de sa passion, il pouvait lui paraître sans conséquences de l'avouer à quelqu'un qui saurait à son tour emporter son secret dans la tombe. Et cet aveu serait, en effet, certainement resté sans conséquence, si, aussitôt après, la fausse nouvelle de la mort de Thésée n'avait pas bouleversé la situation et permis à Œnone de faire renoncer Phèdre à son intention de mourir et de la persuader de rencontrer Hippolyte.

[53] On trouve une étude de cette scène dans mon troisième volume d'Explications littéraires (Eurédit, 2005, pp. 103-148).

[54] Il en est tout autrement de Théramène dans la première scène de Phèdre. Certes, il n'est là, lui aussi, que pour faire parler Hippolyte et pour lui rappeler des choses que celui-ci sait mieux que personne, mais dont il faut instruire les spectateurs. Or on l'oublie complètement. C'est que, sans entrer dans toutes les raisons qui font que cette scène d'exposition est parfaitement naturelle, raisons que seule une explication détaillée de la scène pourrait dégager, le personnage de Théramène ne se réduit pas à celui d'un confident banal : il a dirigé l'éducation d'Hippolyte, depuis l'enfance, et il est toujours son compagnon de chasse et de jeux. La même remarque vaudrait, d'ailleurs, à la scène 3, pour le personnage d'Œnone.

[55] On peut commencer à le soupçonner déjà à la scène 4 de l'acte I, puisque Britannicus se plaint devant Narcisse de ce que Néron connaît ses pensées aussi bien que lui (vers 333-335) :

Quoi qu'il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours :
Il prévoit mes desseins, il entend mes discours;
Comme toi, dans mon cœur, il sait ce qui se passe

et l'assure, d'autre part, qu'il ne fait confiance qu'à lui (vers 341-342) :
……………Mais enfin je te croi,
Ou plutôt je fais vœu de ne croire qu'en toi.

Comment ne pas se dire que Britannicus vient ainsi d'énoncer les deux prémisses d'un syllogisme dont il ne reste plus qu'à tirer la conclusion ?

[56] Ce que Burrhus pense vraiment de Néron, le spectateur l'apprendra grâce à son petit monologue de la scène 2 de l'acte III (vers 800-803) :

Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie.
Cette férocité que tu croyais fléchir
De tes faibles liens est prête à s'affranchir.
En quels excès peut-être elle va se répandre !

On le voit, loin d'être en désaccord avec Agrippine sur la vraie nature de Néron, Burrhus s'exprime à son sujet en des termes qui rappellent tout à fait ce qu'elle disait elle-même. Nous avons pu dire, que, pour Agrippine, Néron était un « monstre de naissance  ». Tel semble bien être aussi le sentiment de Burrhus qui, pour définir le « génie » de Néron, emploie un mot (« férocité ») qui fait directement écho ( il est de la même racine) à celui (« fierté ») qu'avait employé Agrippine et qui est même plus fort. Agrippine pense que Néron a dû jusque-là « se contraindre  » pour pouvoir cacher sa vraie nature à ceux qui ne le connaissent pas aussi bien qu'elle. Burrhus pense de la même façon que Néron se serait déjà abandonné à sa vraie nature, si lui, Burrhus, n'avait jusque-là su créer les « liens » propres à la contenir. L'inquiétude très vive que nourrit Burrhus perçait d'ailleurs déjà visiblement à la fin de la scène 2 de l'acte I, lorsque, après avoir célébré les heureux débuts de son règne, Burrhus concluait en disant (vers 219-220) :

Heureux si ses vertus, l'une à l'autre enchaînées,
Ramènent tous les ans ses premières années.

On le voit, il avait déjà recours (avec le mot « enchaînées ») à l'image des « liens » qu'il utilisera à l'acte III. Agrippine, d'ailleurs, ne manquait pas de percevoir cette inquiétude, puisqu'elle lui disait, au début de sa réplique (vers 221-222) :
Ainsi, sur l'avenir n'osant vous assurer,
Vous croyez que sans vous Néron va s'égarer.

Si, comme celles d'Agrippine, les inquiétudes de Burrhus sont plus vives que jamais au moment où commence la pièce, c'est certainement aussi à cause du même événement  : l'enlèvement de Junie. En effet, bien que Burrhus ait accepté de parler au nom de Néron et de justifier cet enlèvement devant Agrippine, bien qu'il prétende qu'il est « l'effet d'une sage conduite » (vers 131), on peut deviner que, bien loin de l'approuver, il l'a déploré et n'a pas manqué d'y voir un signe très alarmant. C'est ce qu'il essaie de faire comprendre à demi-mots à Agrippine, lorsqu'il voit arriver Britannicus à la fin de la scène (vers 283-286) :

Voici Britannicus : je lui cède ma place.
Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce,
Et peut-être, Madame, en accuser les soins
De ceux que l'Empereur a consultés le moins.

Agrippine, cette fois, peut-être parce qu'elle a hâte de s'entretenir avec Britannicus, ne semble pas l'entendre. Quoi qu'il en soit, derrière les propos apparemment si opposés d'Agrippine et de Burrhus, on peut aisément entrevoir des analyses et des préoccupations convergentes, même si les motivations des deux personnages sont très différentes  : Agrippine ne pense qu'à son intérêt personnel tandis que Burrhus voit d'abord l'intérêt général.

[57] À la différence d'Agrippine et de Burrhus, il ne dit jamais ce qu'il pense de Néron, mais on ne saurait douter qu'il ne connaisse parfaitement ses véritables instincts puisqu'il ne cesse de les flatter et de s'en servir.

[58] Je reviendrai sur ce point, en étudiant la scène 4 de l'acte IV.

 

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