Assez décodé !
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Le Misanthrope

De son interprétation et de la prétendue pluralité du sens



À Monsieur Jacques Robichez

Oronte
Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut.
Alceste
Ma foi, mon grand monsieur, je le prends comme il faut.


Ierpartie
À moi, Prince, deux mots !?????

…… Quelque goût que j'aie pour la polémique, je ne puis en découdre avec tous ceux qui "décodent" et je n'aurais peut-être jamais songé à pourfendre M. Pierre Barbéris, s'il ne m'avait lui-même provoqué à le faire en me prenant à partie dans son livre Le Prince et le marchand [1]. Car ni par la nature de ses écrits, ni par l'audience qu'il a obtenue, il ne m'avait semblé jusque-là une cible de premier choix. Certes ses a priori marxistes l'obligeant à découvrir dans les œuvres ce qu'il veut trouver plutôt que ce qui s'y trouve, il a souvent proposé des interprétations très arbitraires. Mais il y a chez M. Barbéris une certaine pesanteur d'imagination, une lourdeur intellectuelle qui, si elles rendent généralement ses ouvrages fort assommants, l'empêchent du moins non pas d'errer, non pas d'extravaguer, voire de délirer à l'occasion, mais de le faire d'une manière aussi constante et d'aller aussi loin que certains autres. Et c'est sans doute d'ailleurs ce qui l'a empêché d'atteindre à la notoriété d'un Roland Barthes ou d'un Philippe Sollers, dont il ne peut cacher qu'il envie le succès [2]. Pour une part du moins, car son style y est aussi probablement pour beaucoup. Au lieu d'utiliser le jargon précieux et prétentieux que les structuralistes et les sémioticiens ont mis à la mode, M. Barbéris se plaît user d'une syntaxe souvent très relâchée et à employer un vocabulaire qui se veut simple et familier, mais qui est bien souvent vulgaire. Pour ma part, bien que je ne goûte guère un style aussi déboutonné, je le préfère encore au jargon : car on comprend tout de suite et, si l'on n'y gagne rien, du moins perd-on moins de temps. Mais le public intellectuel d'aujourd'hui ne se plaît que dans l'obscurité : pour lui donner l'impression d'être subtil, il faut lui proposer des sottises très sophistiquées, des âneries très contournées, des absurdités très apprêtées, enrobées dans un sabir abstrus. Avec ses gros sabots marxistes, ses sornettes simplettes, ses foutaises épaisses, son extravagance triviale et son délire lourdaud, M. Barbéris fait beaucoup trop primaire. Rien de tel pour ébahir les jobards et les snobinards que les fariboles "labiles" et alambiquées d'un Roland Barthes. Avec ses balivernes balourdes et débraillées, M. Barbéris n'a pas du tout le ton qu'il faut.

Les attaques que M. Barbéris a lancées contre l'auteur d' Assez décodé ! et sur lesquelles je reviendrai, n'auraient sans doute pas même suffi à m'inciter à lui répondre, s'il ne m'avais mis en quelque sorte au défi de le contredire, alors même qu'il était en train de présenter une interprétation que son degré d'arbitraire et d'absurdité rend digne de figurer, en dépit d'un style plus débraillé que jamais, parmi les grandes lectures de la critique "décodante". Il l'a fait de plus d'une manière si maladroite que je n'ai pu résister à l'envi de lui rabattre la crête. Quand un agresseur est si peu futé qu'il vous tend lui-même un gros gourdin pour l'assommer, il faudait être un saint pour ne pas lui administrer la râclée que, dans son inconscience, il paraît réclamer. Ah certes ! si j'avais été un peu plus porté que je ne le suis à faire crédit à cette « psychologie des profondeurs » qui est si fort à la mode, j'aurais été convaincu que M. Barbéris avait obéi, sans le savoir, à une pulsion masochiste et qu'il avait tout fait, inconsciemment comme il se doit, pour s'attirer la correction dont il avait secrètement envie. Qu'on en juge !

Le chapitre 2 de la deuxième partie du livre de M. Barbéris est intitulé « La Patronne et la police » et il nous propose une nouvelle lecture, socio-politique, du Misanthrope, dont la découverte essentielle est que Célimène serait « une jeune femme d'origine plébéienne, épousée pour son argent, [qui] a été introduite dans la société aristocratique par son mariage [3]  ».Malheureusement, quand on a pris au départ de mauvaises habitudes, il est toujours très difficile ensuite de s'en défaire complètement. M. Barbéris a fait de solides études et il a même, au début de sa carrière, publié des travaux tout à fait sérieux. Aussi, à la différence d'un Barthes ou d'un Goldmann qui ne cessent d'ignorer superbement tout ce qui, dans un texte, contredit l'interprétation qu'ils en donnent, il lui arrive de se souvenir qu'il y a, ici ou là, quelques vers ou quelques lignes qui, à première vue, apportent à son propos un démenti catégorique. Bien sûr, M. Barbéris n'est pas assez "rétrograde" pour faire alors marche arrière. Il marque seulement une pause, et, après avoir affirmé que seul un lecteur tout à fait borné pourrait croire que le texte dit vraiment ce qu'il semble dire, il reprend son propos plus confiant que jamais et il a raison : puisque l'auteur lui-même ne peut pas l'arrêter, qui pourra bien le faire ? Ainsi s'est-il rappelé qu'Alceste, à la fin de la grande scène avec Célimène, prononçait quelques vers qu'on pourrait juger tout à fait ruineux pour sa thèse et il a cru bon, de prendre les devants et de commencer par le reconnaître : « Il existe à ma thèse, écrit-il en note, une objection "majeure" possible et qui aurait pour elle non l'ensemble du texte, mais un point du texte qui pourrait donner occasion à quelque petit Pommier de faire des effets de manche. Alceste ne déclare-t-il pas dans sa folie - je dis bien dans sa folie - de l'acte IV :

Oui je voudrais qu'aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable,
Que le Ciel en naissant ne vous eût donné rien,
Que vous n'ayez ni rang, ni naissance ni bien.

et la raison est qu'ainsi Célimène pourrait "tenir tout" des mains de son amour [4]».

Il y a là assurément, à moins d'être manchot et manchot des deux bras, de quoi faire des effets de manche et d'en faire beaucoup plus que M. Barbéris ne le pense. Car, contrairement à ce qu'il croit, ce n'est pas seulement « un point du texte », mais bien « l'ensemble du texte » qu'on peut lui opposer. Mais, avant même de discuter la thèse de M. Barbéris, je voudrais faire déjà des effets de manche à propos du « petit » Pommier. Cette épithète que M. Barbéris a voulu très méprisante [5], m'a paru surtout très malencontreuse et, loin de me blesser, elle m'a beaucoup diverti. M. Barbéris est Professeur d'Université, et s'il a employé cette épithète, c'est parce qu'il avait appris, en lisant la quatrième de couverture, que l'auteur d'Assez décodé ! était un simple Assistant. Or M. Barbéris prétend être un homme de gauche et même un révolutionnaire; il traite volontiers de « réactionnaires » tous ceux qui ne partagent pas ses poins de vue; il aime à dénoncer le « système de clientèle et d'influences qui découle du système de recrutement, de notation et de promotion des enseignants du Supérieur [6]». Il aurait donc été plus avisé en laissant moins voir qu'il avait gardé une âme de mandarin. Mais surtout le choix de cette épithète me permet un autre effet de manche si facile que M. Barbéris n'aurait pas manqué de le prévoir, s'il avait été un peu plus futé. En effet, puisqu'il s'agissait du Misanthrope, s'il y avait une maladresse à ne pas commettre, c'était bien, en l'appelant ainsi, de donner l'occasion au « petit  » Pommier de rappeler au « grand »Barbéris l'échange de répliques entre Oronte et Alceste que j'ai cité en épigraphe. Je me réjouis de constater une nouvelle fois [7] que ceux qui disent des sottises sur l'œuvre de Molière ne peuvent s'empêcher en même temps de rendre un hommage involontaire à son génie et de souligner sans s'en douter la vérité éternelle de ses caractères comiques en se comportant et en s'exprimant eux-mêmes comme ses personnages les plus ridicules. Au-delà de toutes les différences qui sont certes considérables, notamment dans l'habillement, il y a entre Oronte et M. Barbéris, entre l'universitaire marxiste de notre siècle et le grand seigneur bel esprit du siècle de Louis XIV, une ressemblance profonde, fondamentale : la suffisance. Qu'on lise la scène du sonnet d'Oronte ou le livre de M. Barbéris, on a vraiment l'impression de se trouver devant le même personnage imbu de lui-même et imbuvable.

C'est cette ressemblance avec Oronte qui fait, à mes yeux du moins, le principal intérêt, pour ne pas dire le seul, du livre de M. Barbéris. Je n'irai pas jusqu'à dire que sa lecture m'a véritablement transporté de joie. Mais j'avoue volontiers que souvent, et pas seulement dans les passages qui me concernaient, j'ai pris à le lire un plaisir que les précédents pensums du même auteur ne m'avaient jamais donné. Quoi de plus divertissant que le naïf contentement de soi qui éclate dans tout le livre ? Certes ce n'est pas rien que M. Barbéris… dans l'esprit de M. Barbéris ! Avant même d'ouvrir le livre, la quatrième de couverture nous apprend qu'il se prend pour un Prince et qu'il guerroie « contre les Marchands [8]». Au début du livre, pour qu'il n'y ait pas de confusion, il nous apprend qu'il appartient à « la critique qui pense [9]», qu'il oppose à la fois à « la critique de type universitaire, érudite » et à « la critique de type formaliste, structuraliste, sémiologiste [10]». Mais il ne lui suffit pas de faire partie de « la critique qui pense ». Il entend bien, nous dit-il, y « revendiquer et justifier une place à part [11]», c'est-à-dire qu'il est persuadé d'en être l'aboutissement et le couronnement. De toute évidence, M. Barbéris brûle d'envie de faire savoir à tout le monde qu'il est vraiment génial. Mais son sens du ridicule a beau être émoussé, il sent pourtant confusément qu'il ne peut pas dire carrément à ses lecteurs ce qu'il voudrait tant leur dire : « Vous savez ? Je suis génial ». Alors il prend des détours, mais ils sont peu obscurs. Ainsi, après avoir cité un passage du Sur Racine de Roland Barthes, il entreprend d'expliquer à son lecteur que « c'est le type même du texte génial »et qu'en même temps « c'est le type même du texte insuffisant [12]». Il espère bien que le lecteur sera assez perspicace pour en conclure que M. Barbéris, qui a su voir l'insuffisance du « génial  » Roland Barthes est encore plus génial que lui [13]. Il sait que, pour beaucoup de nos contemporains, Roland Barthes est par excellence le grand génie critique, quand il n'est pas le génie tout court. Aussi veut-il mettre les choses au point  : ce qui se fait de mieux en matière de génie, c'est Pierre Barbéris.

Mais le trait le plus comique se trouve tout au début du livre, dans l'Avant-propos. M. Barbéris était tellement impatient d'avertir son lecteur que Le Prince et le marchand était un ouvrage on ne peut génial, il était tellement désireux que le message soit bien reçu, qu'il n'a vraiment pas cherché à faire dans la subtilité. Après avoir dit ce que son livre devait à Claude Lévi-Strauss, à Georges Duby, « au maître » Louis Althusser, à Lucien Goldmann, à Georges Lukacs, il évoque ce qu' « il doit enfin, last but non least, à Michel Morcrette […] qui a eu l'idée (géniale !) de [lui] demander de l'écrire [14]». Il serait difficile de tirer le lecteur par la manche d'une manière moins équivoque. Pour que la simple idée de suggérer à un auteur d'écrire un livre se révèler « géniale ! », il faut pour le moins que le livre écrit ensuite soit lui-même « génial ! ». À moins d'être vraiment obtus, comment le lecteur pourrait-il ne pas comprendre qu'il devra absolument trouver le livre tout à fait « génial ! » sous peine, s'il ne le fait pas, de mériter le total mépris de l'auteur ? Assurément M. Barbéris a su se faire entendre, mais il nous a donné en même temps toute la mesure de sa suffisance et de son épaisseur d'esprit. Sa vanité exacerbée se laisse voir avec autant de naïveté que chez les personnages de Molière. Ah certes ! il y a de l'Oronte et du M. Jourdain chez le prince Barbéris.

On comprend pourquoi je n'ai pas cru nécessaire de faire appel à la psychologie des profondeurs pour expliquer le comportement de M. Barbéris. La psychologie du grand Barbéris est, comme toute, bien simpliste. Il est si content de lui qu'il se croit inattaquable. Il a autant de mal à imaginer qu'un petit Pommier pourrait s'en prendre au grand Barbéris qu'Oronte à admettre qu'on puisse ne pas admirer son sonnet. J'ai expliqué, dans la Préface d'Assez décodé ! [15], que, si j'avais pris pour cibles, presque exclusivement, des lectures d'inspiration psychanalytique, c'était à cause de la fréquence de ce type d'interprétations et surtout de leur « valeur comique ». J'avais ajouté que bien d'autres lectures, pour être moins comiques, étaient à mes yeux tout aussi fausses, notamment celles de Lucien Goldmann et j'avais précisé en note que j'examinerais ailleurs le Dieu caché afin « de démontrer sa fausseté radicale et de dénoncer sa monstrueuse sottise [16]». Mais préférant affecter de croire que l'auteur d'Assez décodé ! n'a osé s'attaquer qu'à la critique d'inspiration psychanalytique, M. Barbéris écrit  : « Après avoir marqué rapidement son désaccord avec Goldmann et renvoyé à plus tard les explications, on constate qu'il en s'en prend qu'à la critique pan-sexualiste et laisse de côté, aussi bien que le thématisme, par exemple de Jean-Pierre Richard, les analyses qui se réclament du marxisme ou se développent dans sa mouvance : sociologie de la littérature, socio-critique. Non, là, il n'a quand même pas osé et c'est un signe. Je profiterai donc du point ainsi marqué [17]». On voit bien que M. Barbéris se prend pour un prince. C'est lui qui décide tout seul qu'il a marqué le point. Doucement, grand Prince, vous avez affaire à un roturier très mal embouché et que vos grands airs n'impressionnent guère.

Reprenons les choses. M. Barbéris, en atténuant singulièrement la portée de mes propos, essaie de me prêter à l'égard de Goldmann une espèce de timidité respectueuse que je ne me connaissais pas. En parlant de la « fausseté radicale » et de la « monstrueuse sottise »du Dieu caché, j'ai sans doute marqué mon désaccord avec Goldmann « rapidement », mais on ne pouvait, non plus, le marquer plus radicalement. Et, si j'ai « renvoyé à plus tard les explications », ce n'est point du tout parce que j'ai été saisi, en face du Dieu caché, de je ne sais quelle crainte sacrée qui m'aurait paralysé. Bien au contraire. N'étant pas prince, je m'en voudrais d'ennuyer le lecteur en me mettant à lui raconter la vie du petit Pommier [18]. Mais, plutôt que de laisser M. Barbéris le faire à sa façon, je préfère expliquer moi-même les choix que j'ai faits. Dans Assez décodé !, parce que je voulais d'abord faire rire, je n'avais lancé que des attaques ponctuelles contre des objectifs très ciconscrits, et, à l'exception de Mauron, je n'avais pris pour cibles que des sous-fifres. Cela fait, j'ai entrepris alors de mener contre la "nouvelle critique" une offensive de plus grande envergure, en la combattant sur un terrain qu'elle croit avoir conquis, celui de la critique racinienne, et en m'attaquant à ses trois plus grands généraux : Barthes, Goldmann et Mauron. Je me suis vite rendu compte que Mauron était celui qui me donnerait le plus de travail, à cause d'une apparence de rigueur dans la démarche qu'on ne trouve pas chez les deux autres. J'ai tout de suite compris qu'au contraire Goldmann serait des trois le plus facile à mettre en pièces. Non que le Dieu caché surpasse en sottise le Sur Racine. Ces deux livres se situent à de tels sommets dans ce domaine qu'il me paraît bien difficile de savoir lequel dépasse l'autre. Une chose est sûre, en revanche :la sottise du Dieu caché est beaucoup plus facile à cerner et à analyser que celle du Sur Racine. La bêtise d'un Lucien Goldmann (que M. Barbéris ne manque pas de citer parmi les « prestigieux héritages » dont il se réclame [19]), la plus épaisse et la plus massive qu'on puisse imaginer, est d'un type tout à fait classique : c'est la bêtise dogmatique à l'état pur, celle d'un homme à système que, dans sa marche à l'absurde, jamais rien n'arrête ni ne ralentit. Bien loin de m'intimider, le Dieu caché m'a toujours semblé constituer une cible particulièrement facile pour un polémiste : on dirait presque qu'il a été écrit tout exprès pour faciliter sa réfutation. Le Sur Racine est un livre non pas moins stupide, non pas moins absurde (il l'est absolument), mais beaucoup plus difficile à analyser. Sa constante incohérence rend la pensée de Roland Barthes particulièrement malaisée à saisir : bien loin d'avoir un système de pensée, comme Lucien Goldmann, il semble bien souvent n'avoir point de pensée du tout.

À mes yeux des sottises sont toujours des sottises et le fait qu'elles « se réclament du marxisme ou se développent dans sa mouvance » ne saurait me les rendre plus respectables. Il m'importe peu que des fariboles portent telle ou telle marque de fabrique; des balivernes sont toujours des balivernes, quel qu'en soit l'emballage; des sornettes restent des sornettes, qu'elles soient d'inspiration marxiste, d'inspiration chrétienne, freudienne ou structuraliste. Marxiste ou non marxiste [20], le Dieu caché est pour moi le livre d'un colossal imbécile. J'ai toujours la ferme intention de le démontrer. Et c'est si peu une menace en l'air, comme M. Barbéris affecte de le croire, que j'ai depuis longtemps commencé à le faire. J'avais déjà écrit près de deux cents pages sur Goldmann au moment où Assez décodé ! a été publié. Mais, si j'ai décidé alors de laisser provisoirement Goldmann de côté, ce n'est point du tout parce que je me suis dit : « Non, là, quand même, je n'ose pas  ». J'ai simplement pensé que Goldmann était mort ainsi que Mauron, et qu'il valait mieux m'attaquer d'abord à Roland Barthes, qui, lui, était encore vivant (je ne pouvais pas savoir qu'il serait mort avant que j'aie fini). Ayant enfin terminé maintenant le gros travail que j'ai consacré au Sur Racine [21], je vais pouvoir reprendre l'examen du Dieu caché. Mais auparavant j'ai décidé de consacrer un peu de temps à M. Barbéris, afin qu'il cesse de se dire : « devant le grand Barbéris, non, là, quand même, le petit Pommier n'osera jamais [22]».

Un Prince trop bon prince avec lui-même.

Revenons donc à l'interprétation du Misanthrope que M. Barbéris nous propose et, tout d'abord, à cette « objection majeure » possible qui « pourrait donner occasion à quelque petit Pommier de faire des effets de manche ». Pour le petit Pommier, en effet, l'objection n'est pas seulement « majeure »: elle est tout à fait capitale; elle n'est pas seulement « possible »: il est tout à fait impossible, à moins de bien mal connaître la pièce, de ne pas la faire. D'ailleurs, si M. Barbéris a rappelé ces vers, ce n'est certainement pas de gaieté de cœur. S'il avait cru pouvoir se permettre de les oublier, il n'aurait certainement pas hésité a le faire. Car il l'a fait bien souvent pour d'autres vers, nous le verrons. S'il est impossible d'éviter cette objection, il est non moins impossible de la lever. M. Barbéris, quant à lui, croit bien y être parvenu, mais ses arguments sont tout bonnement grotesques. Chose ahurissante, il commence par invoquer la « folie » d' Alceste, et il insiste lourdement : Alceste, dit-il, prononce ces vers « dans sa folie - je dis bien dans sa folie - de l'acte IV ». Il croit ainsi atténuer la portée de l'objection que constitue pour sa thèse le propos d'Alceste : si Alceste est « fou », il ne faut pas faire trop attention à ce qu'il dit. Mais, en soulignant ainsi la « folie » d' Alceste, M. Barbéris ne réussit qu'à souligner la sottise de son interprétation. En quoi consiste, en effet, la « folie » d'Alceste ? Elle consiste, si le petit Pommier peut se permettre d'expliquer au grand Barbéris des choses qu'on oserait à peine expliquer à des lycéens, à souhaiter à Célimène le contraire de ce qu'on souhaite habituellement aux gens que l'on aime. On leur souhaite de conserver ce qu'ils ont ou d'obtenir ce qu'ils n'ont pas : Alceste souhaite à Célimène de perdre ce qu'elle a. Il voudrait qu'elle n'ait « ni rang, ni naissance, ni bien », afin que son amour puisse les lui offrir, de la même façon que les médecins de Molière souhaitent aux gens bien portants, en croyant bien leur faire plaisir, d'avoir toutes les maladies possibles afin de les guérir. Or, même si l'on a affaire à des médecins qui, à la différence de ceux de Molière, sont effectivement capables de guérir leurs malades, quand on a la chance d'avoir la santé, il vaut encore mieux la garder, plutôt que de la perdre afin de pouvoir la recouvrer grâce à la médecine. De la même façon, on comprend que Célimène, qui a une très brillante situation matérielle et sociale, préfère l'avoir trouvée en naissant et la savoir ainsi bien à elle, plutôt que de devoir l'attendre de la complaisance d'un amant à qui alors elle devrait « tout ». Célimène, qui répond avec beaucoup d'ironie au couplet d' Alceste :

C'est me vouloir du bien d'une étrange manière ! [23]

serait certainement bien moins sensible à la « folie » de son souhait, si elle n'avait vraiment pas grand'chose à perdre, si, comme le prétend M. Barbéris, son « rang » était incertain, sa « naissance » très obscure, et son « bien » très menacé [24]. À l'évidence, si la situation matérielle et sociale de Célimène était véritablement celle que M. Barbéris lui prête, le souhait qu'Alceste forme « dans sa folie », ne serait pas loin d'être réalisé. Mais alors, au lieu de souhaiter que ce qui est soit, Alceste ferait bien plutôt valoir à Célimène qu'il peut effectivement lui apporter, en l'épousant, non pas de la « naissance » bien sûr, mais un grand nom, un haut rang et un bien solide. Et l'on peut penser que Célimène serait alors beaucoup plus tentée qu'elle ne l'est par l'offre de sa main, et que, sans doute, à la fin de la pièce, lorsqu'elle est lâchée par Oronte et par les marquis, elle l'accepterait. Mais Molière a voulu, au contraire, qu'elle fût entièrement libre, que rien ne put l'empêcher d'être pleinement elle-même et de suivre sa nature jusqu'au bout. Et il lui a donné les moyens de sa liberté : son veuvage lui donne la liberté légale, et son rang, sa naissance et son bien lui donnent la liberte réelle (il est plaisant qu'il faille expliquer cela à un critique qui se réclame du marxisme). Sans soupçonner, bien sûr, qu'il aurait beaucoup mieux fait de ne pas parler de la « folie » d'Alceste à propos de ces vers, M. Barbéris a néanmoins senti que le lecteur risquait de trouver qu'il apportait ainsi une réponse bien rapide et bien insuffisante à une objection dont il avait dit lui-même qu'elle était, ou qu'elle semblait être, une objection « majeure ». Il le reconnaît donc : « Le bien ne fait pas problème […] Le rang peut, à la rigueur [s'expliquer] [25]. Mais la naissance ? [26]» Là, quand même, le grand Barbéris se croit obligé de répondre un peu plus longuement, et, avec une générosité toute princière, il se propose même de « répondre à plusieurs niveaux [27]». Il n'y aura, en fait, que deux réponses.

La première, qui serait tout a fait indigne de quelque professeur que ce soit, d'université ou de lycée, est, en revanche, bien digne, d'un prince : ces gens-la sont trop grands pour s'abaisser à lire un texte de près. Ils le lisent de si haut qu'ils ne voient plus ce que tout le monde voit. « D'abord, nous dit M. Barbéris, il peut s'agir d'une hyperbole d'amoureux, d'une flatterie [28]  ». On croirait qu'il n'a jamais lu Le Misanthrope. On ne saurait, en effet, mieux méconnaître le caractère, pourtant si accusé, du personnage principal. Assurément, s'il y a quelqu'un qui est peu enclin à la flatterie, c'est bien Alceste. Et le fait qu'il soit amoureux, n'y change rien. Bien au contraire, c'est Célimène qu'il ménage le moins et il explique pourquoi :

Plus on aime quelqu'un, moins il faut qu'on le flatte;
À ne rien pardonner le pur amour éclate [29].

Ce à quoi Célimène réplique ironiquement :

Enfin, s'il faut qu'à vous se rapportent les cœurs,
On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
Et du parfait amour mettre l'honneur suprême
À bien injurier les personnes qu'on aime [30].

Et, de fait, bien loin de flatter Célimène, Alceste ne cesse de la quereller. Les premiers vers qu'il lui adresse, tout au début de l'acte II, donnent fort bien le ton que « l'atrabilaire amoureux » confère à tous leurs duos :

Madame, voulez-vous que je parle net ?
De vos façons d'agir je suis mal satisfait ;
Contre elles dans mon cœur trop de bile s'assemble,
Et je sens qu'il faudra que nous rompions ensemble [31].

 Aussi, lorsque Alceste lui dit, à la fin de la scène :

Mon amour ne se peut concevoir, et jamais
Personne n'a, Madame, aimé comme je fais.

Célimène lui répond-elle  :

En effet, la méthode est tout a fait nouvelle,
Car vous aimez les gens pour leur faire querelle;
Ce n'est qu'en mots fächeux qu'éclate votre ardeur,
Et l'on n'a jamais vu un amour si grondeur [32].

Cette réplique est, on le voit, très proche de celle qu'elle fera un peu plus loin à la scène 4. Mais, si Célimène dit toujours la même chose à Alceste, c'est parce que lui-même dit toujours la même chose. Et s'il y a une chose a laquelle Alceste n'a pas habitué Célimène, c'est bien à la flatterie. Il faut vraiment ne rien vouloir comprendre au caractère d'Alceste pour suggérer que ses propos pourraient s'expliquer par « une hyperbole d'amoureux ». Certes, rien n'est plus naturel, chez un amoureux, que l'hyperbole. Eliante le rappelle d'ailleurs, dans sa tirade imitée de Lucrèce, mais c'est pour souligner, après Célimène, combien le comportement d'Alceste ressemble peu à celui des autres amoureux [33]. Et c'est, bien sûr, Molière qui l'a voulu ainsi : un misanthrope amoureux ne peut être qu'un étrange amoureux et c'est bien là ce qui fait d'abord la vertu comique du personnage d' Alceste. L'interprétation de M. Barbéris méconnaît complètement la singularité de son caractère et le comique de son rôle. Pour mieux apprécier, d'ailleurs, toute la « folie » et donc tout le comique du souhait d'Alceste, en même temps que toute la sottise des propos de M. Barbéris, il convient de faire ce que M. Barbéris s'est bien gardé de faire : le replacer dans son contexte. À la fin de la scène précédente, Alceste avait annoncé à Eliante qu'il avait résolu de rompre avec Célimène et que sa décision était irrévocable :

Il n'est point de retour et je romps avec elle ;

Rien ne saurait changer le dessein que j'en fais,

Et je me punirais de l'estimer jamais [34].

Mais Célimène a totalement retourné la situation et Alceste vient de capituler :

Ah ! traîtresse, mon faible est étrange pour vous !

Vous me trompez sans doute avec des mots si doux ;

Mais il n'importe, il faut suivre ma destinée :

À votre foi mon âme est toute abandonnée;

Je veux voir, jusqu'au bout, quel sera votre cœur,

Et si de me trahir il aura la noirceur [35].

II s'attire alors cette réplique  :

Non, vous ne m'aimez point comme il faut que l'on aime [36].

Et, pour une fois, Célimène semble sérieuse. Plus que de la moquerie, sans doute, il y a, dans ce vers, un peu d'amertume. Célimène a, en effet, mille fois raison de penser qu' Alceste n'aime point « comme il faut que l'on aime ». Ses paradoxales protestations d'amour [37] le montrent bien : il aime en misanthrope. La façon même dont il rejette avec la dernière énergie le reproche de Célimène, achève d'en faire ressortir la justesse :

Ah ! rien n'est comparable à mon amour extrême ;
Et dans l'ardeur qu'il a de se montrer à tous,
II va jusqu'à former des souhaits contre vous [38].

Et c'est alors qu'il prononce les quatre vers qu'en effet le petit Pommier n'aurait pas manqué de mettre sous le nez du grand Barbéris, si celui-ci avait voulu les oublier, et qui montrent, de la manière la plus éclatante, combien le reproche de Célimène est fondé. Après de tels souhaits, Célimène sera évidemment plus convaincue que jamais qu'Alceste ne l'aime pas « comme il faut que l'on aime ». Elle en sera d'autant plus convaincue qu'elle a effectivement et pleinement tout ce qu'Alceste voudrait qu'elle n'eût pas. La fin de la scène, malgré la réconciliation apparente des deux personnages, souligne plus que jamais la complète incompatibilité de leurs caractères et permet de prévoir que la rupture inéluctable ne saurait plus tarder [39]. Si Alceste était vraiment capable de faire ce que M. Barbéris suppose qu'il fait, s'il était capable de flatter et de mentir, alors il aurait peut-être quelque chance de pouvoir s'entendre avec Célimène, mais il ne serait plus Alceste.

Si M. Barbéris avait raison, si Alceste flattait Célimène, il ferait ce qu'il reproche tant aux deux marquis, à Oronte et à tous ceux qui viennent chez Célimène. Et il la flatterait même encore plus que tous les autres. Car, à défaut de la flatter sans doute aussi souvent qu'eux, il la flatterait bien mieux, puisque sa flatterie la toucherait à l'endroit le plus sensible. Bien plus, il serait le seul à pousser la flatterie jusqu'au mensonge, puisqu'il serait le seul à vanter ce qu'elle n'a pas, la naissance, alors que les autres ne vantent que ce qu'elle a, son charme et son esprit. À en croire M. Barbéris, Alceste serait donc un grand flatteur, et, qui plus est, fort subtil, puisque, au lieu de vanter directement la naissance que Célimène n'a pas, ce qui serait peut-être un peu difficile à faire passer, il utiliserait un détour très habile, en feignant de regretter que le Ciel n'ait pas privé Célimène de ce qu'en fait il ne lui a pas donné. Mais, bien sûr, Alceste est toujours, et plus que jamais, Alceste dans ces vers. Loin d'y être subtil et retors, il s'exprime, au contraire, avec une entière naïveté et laisse voir avec une ingénuité fort comique le caractère profondément possessif et égocentrique de son amour. Il rêvait déjà de façonner moralement Célimène, de « purger son âme » des « vices du temps [40]» et de lui inculquer ses principes. Il rêve maintenant d'une Célimène qui lui devrait tout de sa situation matérielle et sociale. Ce souhait de dépouiller Célimène de son rang, de sa naissance et de son bien, pour qu'elle dépende totalement de lui, annonce évidemment l'ultimatum devant lequel il la placera au dénouement, en lui demandant de renoncer au monde pour le suivre dans son « désert [41]».

On aimerait comprendre enfin comment M. Barbéris, qui a cru bon d'abord de faire appel à la « folie » d'Alceste pour expliquer les vers qui le gênaient, peut se demander en suite s'il ne veut pas flatter Célimène. II faudrait choisir, grand Prince : ou bien Alceste ne sait pas ce qu'il dit parce qu'il est « fou », ou bien il veut flatter Célimène et il sait fort bien ce qu'il dit. Ajoutons encore, pour en terminer sur ce point qu'en disant qu' « il peut s'agir d'une hyperbole d'amoureux », M. Barbéris nous apprendrait déjà qu'il ne peut s'agir de cela. Molière, fort heureusement, sait très bien ce qu'il veut dire et il sait très bien le dire. Il n'est certes pas de ces auteurs dont on se demande continuellement ce qu'ils ont vraiment voulu dire, hésitant sans cesse entre plusieurs interprétations différentes, dont aucune ne paraît pouvoir être définitivement exclue ni aucune emporter véritablement l'adhésion [42]. Quoi d'étonnant à cela ? Comment pourrait-il nous faire rire, si nous devions nous interroger sans cesse et nous demander avec perplexité de quoi vraiment « il peut s'agir » ?

La seconde réponse de M. Barbéris n'appellera qu'un bref commentaire. « Ensuite, poursuit-il, naissance peut très bien viser quelque noblesse de robe, quelque noblesse récente, acquise, non par le mariage, mais par la filiation. Après tout, que Célimène soit d'origine plébéienne, qu'elle soit une étrangère dans la haute aristocratie ne signifie pas nécessairement qu'elle vendait de la salade rue Lepic ou qu'elle repassait les chemises des futurs maréchaux de France. On n'en est quand même pas encore là. Ce qui caractérise cette nouvelle société, c'est la mobilité, les "entreprises" comme dira Saint-Simon, les dépassements illégitimes. une Célimène, autrefois, se serait tenue à sa place, dans son monde du Marais, près de sa voisine Sévigné, qui elle aussi… Aujourd'hui, tout le monde bouge. Le franc parler de Célimène n'est pas sans rappeler celui de la divine marquise dans certaines de ses lettres, et la comparaison est éclairante [43]». On le voit, cette seconde réponse est moins une réponse qu'une préparation à un éventuel repli tactique : M. Barbéris pourrait accepter, si l'on insistait un peu, de considérer Célimène comme appartenant à la noblesse de robe, et, si l'on insistait encore davantage, il pourrait peut-être finir par l'admettre dans la vraie noblesse, sinon dans la très grande, du moins dans la petite, voire dans la moyenne. Bien sûr, la « thèse » de M. Barbéris deviendrait alors plus acceptable, ou, du moins, moins inacceptable. On est tout de même passablement surpris de voir Célimène comparée maintenant à Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, alors que, dans les pages précédentes, M. Barbéris la comparait volontiers à Gigi [44], à Marion Delorme [45], à la Dame aux Camelias [46], à Odette Swann [47], ou à Madame Sans-Gêne [48]. Il y a quand même loin, socialement parlant, de l'une aux autres.

On aurait pu croire un instant que M. Barbéris avait été soudain saisi par le doute et qu'il était sur le point de réviser sérieusement sa thèse, voire d'y renoncer. Il n'en était rien pourtant et il conclut sa note ainsi : « Enfin et surtout, TOUT [49], dans le texte, comportement, foucades, allusions des autres constitue Célimène en femme qui n'est pas du monde et à qui on le fait sentir. Par conséquent, ce mot dit par Alceste ne pourrait faire vraiment problème [50]». On le voit, M. Barbéris est plus sûr de lui que jamais. La façon dont il balaie, d'un revers de manche, le « mot dit par Alceste », est tout à fait plaisante. On sent combien il a été agacé par cet Alceste qui l'a obligé à se justifier, et on le comprend. Où allons-nous, si un personnage de comédie, et, qui plus est, aussi « fou » qu'Alceste, se permet de contredire un Professeur d'Université, qui a eu pour « maître » Althusser, et qui a lu George Lukacs, Lucien Goldmann et Claude Lévi-Strauss ?

Malheureusement pour la thèse de M. Barbéris, il n'y a pas que le « mot dit par Alceste » qui fasse problème, et c'est bien peu dire. Selon M. Barbéris, « Célimène est une dame "chez qui on va" [51]», mais elle est « de celles qu'on n'épouse pas [52]». Et c'est ce que Philinte essaierait de faire comprendre à Alceste à la fin de la scène 1 de l'acte I : « Célimène n'est pas du monde de la bonne société. On comprend dès lors qu'elle constitue pour Alceste, comme le dit Philinte, un "étrange choix" : contre nature, scandaleux. On trouvera plus tard le même adjectif, étrange, dans la bouche d'Armance s'étonnant de ce que son cousin ait été vu dans d'étranges salons, maisons de jeu, maisons de prostitution de luxe… Pourquoi aller prendre au sérieux un amour pour ce sphinx ? Et qu'y risque Alceste ? Il semble ici que Molière, après avoir voulu nous éclairer, nous égare quelque peu en opposant (préparation pour toutes les lectures moralistes à venir) à Célimène la sincère Eliante et la prude Arsinoé : le classement se ferait donc selon un éventail de vertus abstraites ? Nous allons voir, Monsieur [53]». Il y aurait beaucoup à dire sur ces lignes effarantes. Et, tout d'abord, comment ne pas trouver étrange, très étrange, infiniment étrange, la façon dont M. Barbéris commente le mot « étrange » ? Il fait un sort à l'adjectif qu'emploie Philinte pour qualifier le choix d'Alceste, mais quand ce même Philinte, dans les vers qui suivent, entreprend d'expliquer pourquoi ce choix lui paraît « étrange [54]», M. Barbéris refuse alors d'entendre ses raisons. Selon lui, c'est pour « nous éclairer » que Molière fait juger par Philinte le choix d' Alceste « étrange », mais c'est pour « nous égarer » qu'il le fait ensuite motiver son jugement. Tout le reste de la pièce ne fera pourtant que confirmer et illustrer la justesse des propos de Philinte. M. Barbéris n'en a cure. Il préfère croire que pour juger « étrange » le choix d'Alceste, Philinte a d'autres raisons que celles qu'il nous donne, et qui sont, cependant, si décisives. Et pour nous expliquer ce que Philinte veut dire en réalité, M. Barbéris ne trouve rien de plus convaincant que de nous renvoyer à une œuvre écrite deux siècles plus tard, Armance. Si le petit Pommier peut se permettre de le dire à Votre Altesse avec une rude et familière franchise : « Ça ne va pas la tête, grand Prince, ça ne va pas du tout ! ».

Si M. Barbéris ne veut pas écouter les raisons de Philinte, c'est évidemment parce qu'elles ne vont pas dans le sens de sa thèse. C'est pour des raisons purement morales et psychologiques que Philinte pense que « la sincère Eliante » ou « la prude Arsinoé » conviendraient beaucoup mieux à Alceste que Célimène dont « l'humeur coquette et l'esprit médisant » s'accordent trop bien aux « mœurs d'à présent » pour s'accorder avec les siennes. M. Barbéris aurait évidemment préféré que les arguments de Philinte fussent surtout, ou du moins aussi, socio-économiques. Qu'à cela ne tienne ! Il en conclut que Molière a sans doute voulu se jouer des critiques peu perspicaces, en les orientant vers « des lectures moralistes », afin de réserver à quelques princes de l'intelligence le privilège de « voir  » ses intentions profondes. S'il fallait en croire M. Barbéris, Molière se comporterait comme le Dieu de Pascal, aux ouvrages duquel on n'entend rien « si on ne prend pour principe qu'il a voulu aveugler les uns, et éclairer les autres [55]». Mais, outre que ce comportement m'a toujours paru assez étrange [56], le Dieu de Pascal n'est pas un auteur comique et je vois mal Molière prendre modèle, pour écrire ses pièces, sur le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.

Molière n'est assurément pas un auteur qui se plaît, si peu que ce soit, à égarer ses lecteurs. S'il y a quelqu'un qui s'égare ici, c'est bien M. Barbéris. Et Molière n'y est pour rien. Non seulement il n'a rien fait pour justifier l'interprétation que M. Barbéris donne des propos de Philinte, mais il l'aurait prévue et il aurait voulu la ruiner à l'avance qu'il n'aurait fait que ce qu'il a fait. M. Barbéris, en effet, ne tient pas compte d'un fait qui interdit absolument son interprétation. Eliante n'est pas seulement « la sincère Eliante ». Avant de souligner ironiquement (pour se moquer des « lectures moralistes ») l'épithète utilisée par Philinte, M. Barbéris aurait mieux fait de songer qu'Eliante était aussi « la cousine Eliante », pour reprendre l'expression qu'emploie le même Philinte, quelques vers plus loin, lorsqu'il regrette qu'Alceste n'ait pas fait un « choix plus conforme » à son caractère et à ses principes [57]. Certes, il y a là encore bien de quoi faire des effets de manche. Comment M. Barbéris peut-il prétendre que Philinte essaie de faire comprendre à Alceste qu'il ne peut pas épouser Célimène parce qu'elle « n'est pas du monde, de la bonne société », alors qu'il lui conseille d'épouser sa cousine, que lui-même épousera d'ailleurs à la fin de la pièce ? M. Barbéris n'a-t-il pas vu que ce fait constituait pour sa thèse une autre « objection majeure » ? Ou bien a-t-il fait semblant de ne pas le voir afin de ne pas être obligé de mettre encore une note pour essayer de prévenir l'objection d'un petit Pommier ? Je pencherais plutôt pour la première hypothèse. Car, outre que de la part d'un prince, on peut plutôt s'attendre à une défaillance du raisonnement logique qu'à de la mauvaise foi, si M. Barbéris avait vu qu'on pouvait lui faire cette objection, il se serait sans doute abstenu de rappeler lui-même qu'Eliante était la cousine de Célimène, pour éviter de mettre le lecteur sur la voie, et surtout de le faire d'une façon qui, ajoutant au texte, ajouterait encore à la difficulté. En effet, non content de rappeler qu'Eliante est la cousine de Célimène, M. Barbéris suggère qu'elle joue « probablement » auprès d'elle le rôle d'une « dame de compagnie pauvre », car, dit-il, elle « habite chez elle […] à l'étage au-dessus. Pas au grenier, bien sûr, mais quand même [58]». Certes, le texte ne dit nulle part qu'Eliante n'est pas pauvre, mais il ne dit pas, non, plus qu'elle l'est. Il ne dit pas, d'ailleurs, qu'elle habite chez Célimène. Elle peut fort bien habiter le même immeuble, ou plutôt le même hôtel qu'elle, sans pour autant habiter chez elle. Quoi qu'il en soit, si M. Barbéris avait raison, la situation sociale d'Eliante serait encore moins brillante que celle de Célimène. Alors, ou bien le petit Pommier ne comprend rien du tout, ou bien Philinte est complètement fou qui dit à Alceste : « Vous ne pouvez épouser Célimène : elle n'est pas de notre monde. Epousez plutôt, vous ne sauriez faire un meilleur choix, la cousine pauvre qu'elle héberge par charité et qui lui sert de gouvernante ».

Même si Molière n'avait pas fait d'Eliante la cousine de Célimène (elle aurait pu être seulement une amie), la thèse de M. Barbéris, pour qui Célimène est « de celles qu'on n'épouse pas », se heurterait encore à une autre objection « majeure ». En effet, M. Barbéris oublie, ou il fait semblant d'oublier, que, lorsque Oronte revient avec Célimène, au début de la scène 2 de l'acte V, il est en train de lui demander de bien vouloir l'épouser :

Oui, c'est à vous de voir si par des nœuds si doux,
Madame, vous voulez m'attacher tout à vous [59].

Or, si Alceste serait peut-être prêt à se mésallier ( mais le problème ne se pose pas), il est évidemment tout à fait impossible d'imaginer un seul instant qu'un homme comme Oronte puisse envisager d'épouser une femme dont le statut social ne correspondrait pas au sien, quand bien même elle ne serait pas « d'origine plébéienne  ». Outre qu'il n'est certainement pas aussi amoureux de Célimène que l'est Alceste, il est trop imbu de sa « qualité [60]», trop fier de sa situation à la cour et de son crédit aupres du roi [61], pour songer jamais à un mariage qui, si peu que ce soit, pourrait porter atteinte à sa position sociale. lmaginerait-on un seul instant le grand Barbéris envisageant d'écrire un livre en collaboration avec le petit Pommier [62] ?

Voilà donc, non pas une, mais trois objections « majeures » que le petit Pommier « ose  » faire à la thèse du grand Barbéris, et chacune d'elles suffirait à en démontrer l'absurdité. Je pourrais donc assurément m'en tenir là et escompter que le lecteur doit être déjà convaincu, et plutôt trois fois qu'une, que la thèse du grand Barbéris est bonne « à mettre au cabinet ». Mais, outre que le petit Pommier a toujours beaucoup de peine à lâcher prise, ce n'est pas tous les jours qu'il peut se payer la tête d'un prince. Je ne puis surtout laisser M. Barbéris dire que « TOUT, dans le texte […] constitue Célimène en femme qui n'est pas du monde et à qui on le fait sentir », alors que rien, dans le texte, ne le dit, ne le suggère jamais. Mais M. Barbéris est un prince, et, quand il lit un texte, c'est son bon plaisir seul qui décide du sens qu'il convient de lui donner. Nous en avons déjà vu un exemple très éclairant lorsqu'il entendait nous expliquer pourquoi Philinte jugeait « étrange » le choix d' Alceste : rejetant avec dédain l'explication pourtant lumineuse que Philinte nous donnait lui-même, M. Barbéris prétendait nous imposer la sienne, qui est non seulement totalement arbitraire (rien, dans les propos de Philinte, ne la justifie), mais encore (« la sincère Eliante » étant aussi « la cousine Eliante ») parfaitement absurde.

Mais, avant d'examiner tout ce qui, selon M. Barbéris, « constitue Célimène en femme qui n'est pas du monde », je voudrais revenir sur une autre affirmation que le texte, il est vrai, n'interdit pas vraiment, mais qu'il n'autorise pas, non plus, et qui me semble tout à fait arbitraire. Lorsque M. Barbéris affirme, en effet, que Célimène « est menacée de ruine par un procès », c'est lui seul qui le dit; ce n'est ni Célimène, ni aucun des personnages de la pièce. M. Barbéris semble avoir sur le procès de Célimène d'autres sources d'information que le seul texte de la pièce. Il n'est question de ce procès qu'une fois dans la pièce, à la scène 1 de l'acte II, et tout ce qu'on en sait tient en deux vers très imprécis. Alceste reproche d'abord à Célimène d'avoir « trop d'amants » et de s'employer à les retenir en leur offrant un « trop riant espoir ». Sa jalousie semble ensuite se fixer sur le personnage de Clitandre, dont il fait un portrait charge, en demandant ironiquement à Célimène ce qui peut bien lui plaire en lui. Elle répond alors :

Qu'injustement de lui vous prenez de I'ombrage !
Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage,
Et que dans mon procès, ainsi qu'il m'a promis,
Il peut intéresser tout ce qu'il a d'amis [63].

Si vraiment elle est menacée de ruine par ce procès, pourquoi ne le dit-elle pas ? Pourquoi, du moins, n'insiste-t-elle pas sur l'importance de ce procès ? Puisqu'elle veut se justifier, pourquoi le fait-elle a moitié ? Et quand Alceste lui dit alors :

Perdez votre procès, Madame, avec constance,
Et ne ménagez pas un rival qui m'offense,

pourquoi réplique-t-elle seulement  :

Mais de tout l'univers vous devenez jaloux [64]?

Si M. Barbéris avait raison, elle répondrait assurément que toute sa fortune dépend de ce procès et qu'elle ne peut absolument pas se permettre de le perdre. Mais tel n'est certainement pas le cas. S'il suffisait d'avoir un procès pour être menacé de ruine, alors beaucoup de gens au XVII° siècle, du moins dans la haute société, auraient sans cesse été menacés de ruine. Car « il n'y en a presque point qui n'ait quelque procès », comme le remarque l'auteur de la Lettre écrite sur la comédie du « Misanthrope » [65], à propos d'Alceste qui, lui aussi, a un procès. Gageons donc que ce procès, dont Célimène ne reparlera plus, ne doit pas la préoccuper beaucoup. Non seulement il doit la préoccuper infiniment moins que ne le suppose M. Barbéris, mais il est probable qu'il la préoccupe encore moins que ne pourrait le faire croire le peu qu'elle en dit. Car le grand Barbéris me paraît être bien naïf de prendre si au sérieux les propos de Célimène. Le procès qu'elle invoque, est certainement réel. Ce qui est infiniment douteux, en revanche, c'est que Célimène ménage Clitandre seulement parce qu'il peut lui être utile pour son procès. La principale raison pour laquelle elle le « ménage », c'est celle qui lui fait ménager de la même façon Acaste, Oronte, le Vicomte, c'est celle qui lui fait ménager Alceste lui-même, en essayant de lui expliquer pourquoi elle ménage Clitandre : elle ne veut perdre aucun de ses « amants », comme Alceste l'a bien compris. Sa politique, qui deviendra parfaitement claire au dénouement avec la lecture de ses lettres à Acaste et à Clitandre, est de les retenir tous auprès d'elle, en laissant croire à chacun d'eux qu'il est le préféré, le seul vraiment aimé, ce qui l'oblige évidemment à trouver sans cesse des prétextes pour lui expliquer pourquoi elle ne décourage pas tous les autres. Et ce procès qu'elle se rappelle opportunément est un de ces nombreux prétextes auxquels elle a recours en pareille circonstance. Si le coup du procès n'a pas eu beaucoup de succès auprès d'Alceste, qui ne paraît pas disposé à se contenter de cette explication, auprès de M. Barbéris, en revanche, il a réussi au-delà de toute espérance. Et c'est assurément une grande victoire posthume pour la plébéienne Célimène d'avoir ainsi berné le prince Barbéris.

Des raisons de prince.

En prétendant que Célimène était « menacée de ruine par un procès  », M. Barbéris a certes sollicité le texte d'une façon inadmissible, mais il y a, du moins, une part de vérité dans son propos : Célimène a bien un procès. En revanche, lorsqu'il affirme que Célimène n'est pas du même monde que les autres et qu'on le lui fait sentir sans cesse, son affirmation est totalement dénuée de fondement. Certes M. Barbéris a cru trouver, lui, des indices très convaincants [66]. Mais ils ne valent rien.

C'est dans le langage de Célimène que M. Barbéris pense avoir trouvé les indices les plus nombreux et les plus probants. À propos du vers :

Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors [67] ?

il nous invite à écouter « cet autre langage », « ce langage ancien » qui « perce » souvent dans les propos de Célimène. Et il ajoute : « Nous voilà au carrefour décisif : ce langage de Célimène, c'est le langage populaire, c'est celui de Madame Pernelle, c'est celui de Dorine, c'est celui de Madame Jourdain. C'est celui de Madame Sans-Gêne. Et il y aura bien d'autres exemples : "un amour si grondeur", "ces grands brailleurs", "il se barbouille fort", "dans les propos qu'il tient on ne voit jamais goutte", "elle grouille aussi peu qu'une pièce de bois", "c'est un fort méchant plat que sa sotte personne"; Arsinoé, elle ne rêve que d'"accrocher quelqu'un"; "me dire au nez ce que vous m'osez dire"; "ne me rompez pas la tête davantage"; "notre grand flandrin de vicomte" : on en trouverait sans doute d'autres exemples encore. À chaque fois, échappées, lapsus, résurgences. Célimène ne parle jamais, fondamentalement, comme parlent Alceste, Philinte, Oronte, Acaste, Clitandre, Arsinoé. Célimène n'est pas du même monde, de la même classe, et au théâtre, cela, d'entrée de jeu, s'entendait. C'est notre critique universitaire qui a cessé de l'entendre [68]». Certes, mais la critique universitaire et scolaire l'a très souvent relevé, Célimène a souvent recours à un langage familier et même populaire, et elle se plaît, parce qu'ils sont expressifs, à employer certains termes que l'Académie considère comme « bas ». Ce n'est nullement la preuve, pourtant, de son « origine plébéienne ». C'est, au contraire, le fait d'une femme qui est tout à fait sûre de sa position sociale et qui sait que personne ne peut mettre en doute sa « qualité » et l'attaquer sur sa « naissance ». Telle est, d'ailleurs, parmi beaucoup d'autres, l'opinion de deux critiques qui se situent dans la même « mouvance » que M. Barbéris, Edouard Lop et Andre Sauvage. Etudiant la langue et le style du Misanthrope, ils écrivaient, dans l'lntroduction de leur édition des "Classiques du Peuple", aux Editions Sociales : « Célimène ne répugne pas - bien au contraire, sa verve l'y entraine - au mot cru, à l'expression imagée qui colore le récit ou donne du relief au croquis :

On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs. (11, 2, V. 548) Et l'on demande l'heure, et I'on bâilIe vingt fois /Qu'elle grouille aussi peu qu'une pièce de bois. (11, 4, V. 616)

Une dame de la noblesse, intelligente et sûre d'obtenir une oreille indulgente de ses admirateurs, peut se permettre de telles libertés, et la langue ici donne une indication à la fois sur la psychologie et sur la condition [69]». On le voit, MM. Lop et Sauvage, bien loin de croire, comme M. Barbéris, que la liberté de langage de Célimène trahit la bassesse de son extraction, pensent, au contraire, qu'elle fait partie des privilèges de sa naissance. C'est un privilège, d'ailleurs, dont la noblesse du XVll° siècle semble avoir beaucoup usé. Les Lettres et les Mémoires du temps fournissent d'innombrables témoignages qui prouvent que les grands seigneurs, et aussi les grandes dames, étaient souvent fort peu guindés dans leurs manières et dans leurs propos.

Là où M. Barbéris croit déceler des « échappées », des « lapsus », des « résurgences », il y a, au contraire, de la part de Célimène, une recherche volontaire de l'effet. De tous les exemples qu'il a cités et dont la plupart relèvent, en fait, de la langue familière plutôt que de la langue vraiment populaire [70], je n'en retiendrai que deux, parce qu'ils sont les plus marquants (ce sont d'ailleurs les seuls exemples qu'ont retenus aussi MM. Lop et Sauvage). C'est délibérément que Célimène emploie le mot « brailleurs ». Son caractère populaire le rend plus expressif et particulièrement méprisant, surtout quand il est appliqué à des marquis (si Célimène était une plébéienne honteuse de ses origines, se permettrait-elle de traiter de « brailleurs » d'authentiques marquis, fussent-ils ridicules ?). Célimène espère ainsi faire plaisir à Alceste et mieux le convaincre qu'elle ne tient pas vraiment à Acaste et à Clitandre. Ajoutons que le choix de ce terme permet aussi un jeu de sonorites entre les deux mots importants du vers (« brouiller » et « brailleurs ») à la fin de chaque hémistiche. Quant au second exemple, l'emploi du verbe « grouiller », qui se trouve aussi dans la bouche de Madame Jourdain [71], et que le dictionnaire de Richelet et celui de l'Académie considèrent comme bas, relève assurément de la langue populaire (l'édition de 1682 le corrigera d'ailleurs en « s'émeut »). Mais, là encore, il ne s'agit point du tout d'un « lapsus »: c'est une hardiesse de vocabulaire tout à fait consciente et calculée. Ce mot se trouve, en effet, tout à la fin (au dernier vers) d'un des portraits de Célimène, celui de Bélise, le plus long (à l'exception du dernier, celui de Damis) et le plus cruel de tous. Célimène se devait donc de terminer par une touche très vive et cette petite audace verbale lui a permis d'y parvenir. Célimène peut d'autant plus se permettre ces petits emprunts à la langue populaire qu'elle maîtrise mieux que personne la langue de son milieu, l'aristocratie. Le grand pouvoir de séduction dont Molière a doté son personnage, semble, en effet, autant verbal que physique. Ce n'est pas seulement son charme et sa beauté qui attirent et retiennent tous ses « amants », c'est aussi sa verve et son esprit, comme le montre bien la scène des portraits. Célimène aime trop à jouer avec la langue pour ne pas en utiliser tous les registres en usant avec une souveraine aisance de la langue de la bonne société, elle sait aussi s'en évader, tantôt vers le haut, en empruntant parfois des mots ou des tours à la préciosité, tout en en évitant les excès et les ridicules, tantôt vers le bas, en faisant appel à la langue familière, voire franchement populaire, sans jamais tomber pourtant dans la vulgarité [72]. À l'évidence Célimène se plaît fort à surprendre sans cesse son public par ces changements de registres et elle le fait si bien que cela ne paraît jamais artificiel [73] .

Plus encore que dans la scène des portraits ou que dans la grande scène avec Alceste [74], c'est sans doute dans la scène avec Arsinoé [75], que Célimène manifeste de la manière la plus éclatante toute sa présence d'esprit et toute sa virtuosité verbale. La grande tirade qu'elle improvise sur le champ pour retourner contre son auteur le discours fielleux que la perfide Arsinoé avait soigneusement préparé et dont elle croyait bien que sa rivale serait accablée, représente assurément, dans le domaine de l'escrime verbale, un tour de force très remarquable. Pourtant, s'il fallait en croire M. Barbéris, ce personnage qui nous donne une démonstration si éblouissante de sa maîtrise de la langue, serait, le plus souvent, incapable de contrôler ses propos et ne s'apercevrait pas que beaucoup de ses mots et de ses tours de phrases rappellent aux autres ce qu'il voudrait tant leur faire oublier.

Le plus curieux, c'est que M. Barbéris écrit lui-même, à la fin de l'analyse qu'il nous donne de la scène des portraits (j'examinerai tout à l'heure son interprétation) : « Célimène, la petite dame [sic], a échappé à tous les pièges du langage et elle a su se servir de ce même langage pour assurer sa victoire [76]». Si Célimène est si habile à se servir du langage et à en déjouer tous les pièges, comment donc expliquer, grand Prince, toutes ces « échappées », tous ces « lapsus », toutes ces « résurgences » que vous avez cru pouvoir relever dans ses propos ?

À vrai dire, s'il y a quelqu'un qui semble parfois ne pas savoir ce qu'il dit, ce n'est pas Célimène, c'est M. Barbéris. Il nous présente Célimène, tantôt comme une femme qui maîtrise parfaitement le langage, tantôt comme une femme qui, non seulement, commet lapsus sur lapsus, mais qui est quasiment inculte et incapable de comprendre la langue que parlent ceux qu'elle reçoit chez elle. J'ai rappelé plus haut les vers d' Alceste :

Perdez votre procès, Madame, avec constance,
Et ne ménagez pas un rival qui m'offense,

et la réplique de Célimène  :

Mais de tout l'univers vous devenez jaloux.

M. Barbéris semble penser que Molière n'a pas su, ou n'a pas osé, faire dire à ses personnages ce qu'il voulait vraiment leur faire dire. Toujours est-il qu'il passe son temps à substituer au texte de Molière une espèce de traduction qui est censée mieux exprimer les intentions profondes de I'auteur. Ainsi, après avoir cité les deux vers d' Alceste, il nous fait comprendre quelle est la réaction de Célimène en ces termes : « Avec constance ? avec Constance ? Est-ce que j'ai une tête de constance ? Comment cette petite dame un peu pot-au-feu comprendrait-elle ce langage ? [77]». Cette réplique est évidemment calquée sur la fameuse réplique (« Atmosphère ? atmosphère ? Est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ? ») prononcée par le personnage qu'incarne Arletty dans le film de Carné, Hôtel du Nord, et auquel ainsi M. Barbéris compare implicitement Célimène. Sans doute grossit-il le trait pour mieux nous faire comprendre comment il sent le personnage. Malheureusement pour lui, il n'y réussit que trop. Si le lecteur pouvait encore douter de la balourdise épaisse de Son Altesse Barbérissime, gageons que ces quelques lignes suffiraient à l'en convaincre. Pour définir Célimène comme une « petite dame un peu pot-au-feu », il faut faire preuve, grand Prince, à l'égard du texte, d'une inintelligence vraiment « géniale ! ». Si le vocabulaire trivial dont vous usez sans cesse pour parler de Célimène, convient vraiment très mal, il est le seul, en revanche, qui convienne pour parler dignement de Votre Altesse. Laissez-moi donc vous le dire crûment : Votre Grandeur est gratinée, cher Prince ! croyez-moi, Votre Altesse en tient une sacrée couche !

Pour conclure sur ce point, non seulement le langage de Célimène ne fournit nullement à la thèse de M. Barbéris l'argument « décisif » qu'il croit avoir trouvé, mais il constituerait contre elle, s'il en était besoin, un excellent argument a contrario. Car la première chose que ferait Célimène, si M. Barbéris avait raison, ce serait de surveiller de très près son langage : elle l'expurgerait soigneusement de tous les termes et de toutes les tournures réputeé bas et populaires, et elle montrerait une prédilection tout à fait marquée pour tous les mots et les expressions les plus châtiés.

Mais M. Barbéris voit dans la visite d' Arsinoé un deuxième argument en faveur de sa thèse. Voici ce qu'il en dit : « Cette visite est une surprise pour tout le monde, et d'abord pour Célimène, qui offre un siège, comme aux marquis : marque profonde de respect. Arsinoé arrive d'ailleurs en carrosse, ce qui fait griller Célimène d'inquiétude, d'impatience et de curiosité : du beau monde vient chez elle ! Quelle consécration ! Imaginons la duchesse de Guermantes arrivant chez Madame Swann. La distance se marque cependant aussitôt : Arsinoé refuse de s'asseoir; elle n'est pas de la société de Célimène [78]». une fois de plus, M. Barbéris tire le texte à lui avec un sans-gêne tout princier. II faut, en effet, lire entre les vers pour affirmer que l'arrivée d'un carrosse « fait griller Célimène d'inquiétude, d'impatience et de curiosité », quand elle dit seulement aux marquis :

Je viens d'ouïr entrer un carrosse là-bas.
Savez-vous qui c'est  [79] ?

Quoi de plus normal, quand on entend entrer un visiteur, que de se demander qui c'est ? Si Célimène éprouve sans doute, mais elle ne « grille » pas, un peu d'impatience, de curiosité, et peut-être même d'inquiétude, ce n'est pas du tout parce que du « beau monde » vient chez elle. Il n'en vient jamais d'autre. Son impatience et sa curiosité sont celles que ressent, à chaque visite, une mondaine et une coquette qui n'aime rien tant que la société, celle des hommes surtout. Mais il peut venir aussi un fâcheux et surtout une fâcheuse. La fâcheuse sera Arsinoé, mais elle aurait pu être aussi cette Bélise dont la

………[…] visite, assez insupportable
Traîne en une longueur encore épouvantable [80].

Et, si le bruit du carrosse semble inquiéter un peu Célimène, c'est précisément qu'il annonce plutôt la visite d'une femme [81].

Quant à la réaction de Célimène (« Que me veut cette femme [82] ? ») en apprenant que la visiteuse est Arsinoé, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle ne va guère dans le sens de l'interprétation de M. Barbéris. Ce n'est certainement pas ainsi qu'aurait réagi Odette Swann en entendant annoncer la duchesse de Guermantes. À l'évidence, la visite d'Arsinoé n'est pour Célimène qu'une corvée dont elle se serait fort bien passée. Ce n'est pas du tout la « consécration » qu'elle n'osait plus espérer. Rien n'indique jamais que Célimène se sente, si peu que ce soit, socialement inférieure à Arsinoé. Le seul fait de lui offrir un siège ne peut en aucune façon être interprété comme une « marque profonde de respect ». Dans la vie, la simple politesse l'exigerait : Célimène ne pourrait pas ne pas offrir un siège à une femme de son monde, qui est, en principe, son « amie » et qui vient lui rendre visite. Mais nous sommes au théâtre et il est vrai qu'à l'époque classique, on ne s'y asseoit guère : il faut que le public, notamment celui du parterre, à défaut de tout voir, puisse voir au moins les têtes des acteurs. Mais Célimène a une raison précise pour offrir un siège à Arsinoé et il n'est pas nécessaire d'être Professeur d'Université pour la comprendre : un bon élève de Première doit normalement pouvoir le faire. Pourtant, le grand Barbéris ne l'ayant pas vue, ou n'ayant pas voulu la voir, il nous faut la lui expliquer. Relisons donc le texte. Aux paroles très aimables par lesquelles Célimène croit devoir accueillir sa visiteuse [83], Arsinoé répond sur un ton très froid et solennel  :

Je viens pour quelque avis que j'ai cru vous devoir [84].

Mais Célimène, comprenant alors qu'Arsinoé lui a préparé quelque perfidie, se garde bien de la questionner. Elle ne fait, au contraire, semblant de rien et poursuit, comme s'il s'agissait d'une banale visite de courtoisie :

Ah ! mon Dieu, que je suis contente de vous voir [85] !

Les marquis sortent, et Arsinoé, dépitée par leur depart, le commente ainsi :

Leur départ ne pouvait plus Ià propos se faire [86].

Elle suggère par là à Célimène qu'elle a à lui dire des choses personnelles et graves, et qu'il aurait été gênant de le faire devant des tiers. Célimène, feignant toujours de ne rien comprendre, lui propose, sur le ton de la politesse mondaine, un siège qu'Arsinoé refuse sèchement :

Voulons-nous nous asseoir ?
……………- Il n'est pas nécessaire,
Madame [87].

En offrant un siège à Arsinoé, comme elle l'aurait fait pour une visite ordinaire, Célimène lui fait sentir que son air sévère et son attitude solennelle ne l'impressionnent guère. Cette proposition rappelle celle que Dom Juan fait à son père, lorsque celui-ci a terminé sa tirade : « Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler [88]». Il ne pouvait mieux lui faire comprendre que sa philippique n'avait eu aucun effet, et Dom Louis le comprend fort bien [89].

Quant à Arsinoé, si elle refuse de s'asseoir, ce n'est pas du tout parce qu'elle « n'est pas de la société de Célimène ». Si cela était, elle ne se serait sans doute pas abaissée à venir lui faire la morale. Si elle refuse de s'asseoir, après s'être abstenue, au début de la scène, de répondre aux amabilités de Célimène, c'est pour bien marquer que sa visite n'est pas une visite frivole. Elle est venue, dès qu'elle a pu, accomplir un devoir aussi impérieux que pénible. Elle a une mission a remplir et cette mission est de la plus « haute importance [90]».

D'ailleurs, pour faire la leçon à Célimène, Arsinoé met en avant, et avec insistance, non pas 'autorité que pourrait lui donner une éventuelle supériorité sociale, mais, au contraire, l'amitié  :

………L'amitié doit surtout éclater
Aux choses qui le plus nous peuvent importer;
Et, comme il n'en est point de plus grande importance
Que celles de I'honneur et de la bienséance,
Je viens, par un avis qui touche votre honneur, 
Témoigner l'amitié que pour vous a mon cœur [91].

Car, si les deux femmes semblent se détester cordialement, officiellement, aux yeux du monde, Arsinoé est une « amie de Célimène ». C'est ainsi que Molière la présente, dans la liste des personnages, au début de la pièce. Et voilà, cher grand Prince, qui constitue pour votre thèse une nouvelle objection « majeure ». Comment expliquer qu'Arsinoé, qui, selon vous, refuse le siège que lui offre Célimène parce qu'elle « n'est pas de la même société », accepte d'être considérée comme son « amie [92]», et se donne elle-même pour telle ? Si le petit Pommier ose donner un conseil à Votre Altesse, il vaut mieux, grand Prince, bien que ce soit affreusement plébeien, réfléchir un peu avant d'écrire.

Après la visite d'Arsinoé, c'est la scène des portraits [93] qui fournit à M. Barbéris, du moins à ce qu'il croit, de nouveaux indices en faveur de sa thèse. Certes, la lecture qu'il nous donne de cette célèbre scène est tout à fait nouvelle, mais elle est aussi totalement arbitraire. Selon lui, Clitandre et Acaste, en jetant des noms en pâture à Célimène, lui tendraient à chaque fois un piège. Ces noms seraient tous ceux de personnages qui, comme elle, n'appartiendraient pas, par leur origine, au monde aristocratique dans lequel ils vivent. Les deux marquis essaieraient ainsi de mettre à l'épreuve Célimène qui pourrait être tentée de « se solidariser avec tous ces mal blanchis [94]». Mais Célimène esquive habilement tous les pièges. Elle refuse de se reconnaître dans ces personnages dont elle fait, au contraire, à chaque fois, un portrait satirique. Elle montre donc qu'elle « ne partage ni les vices ni les ridicules de tous ces mal intégrés. Manière de dire qu'elle est, elle, solidement intégrée. L'ancienne bourgeoisie ne se démasque pas. Pardon : ne baisse pas la garde [95]».

Pour démasquer « tous ces mal blanchis », il fallait assurément un critique qui fût aussi un prince. Car, à ma connaissance, jamais aucun critique avant M. Barbéris, ne s'était rendu compte que les personnages dont Célimène fait les portraits, étaient tous des gens d'une naissance plus ou moins médiocre dont on ne sait pas trop comment ils ont réussi à s'introduire dans la haute société. Il est vrai que Molière ne semble pas s'être beaucoup soucié de nous mettre sur la voie.

On dirait même qu'il a volontairement brouillé la piste, afin sans doute de réserver à un critique vraiment « génial ! » (malheureusement il aura fallu l'attendre pendant plus de trois siècles) le privilège de le comprendre enfin. La série des portraits commence, en effet, par une indication très précise dont le moins que I'on puisse dire est qu'elle ne nous oriente pas du tout vers I'interprétation de M. Barbéris. Comme on le sait, le premier portrait est d'abord esquissé par Clitandre  :

Parbleu ! je viens du Louvre, où Cléonte au levé,
Madame, a bien paru ridicule achevé.
N'a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
D'un charitable avis lui prêter les lumières [96] ?

M. Barbéris a bien senti qu'il aurait mieux valu pour son propos que Cléonte ne frequentât pas le Louvre et qu'il n'eût pas le privilège d'assister au lever du roi. Aussi nous précise-t-il - de sa propre autorité, car Molière n'a pas cru devoir le faire - qu'il s'agit du grand lever, le « lever où tout le monde entre, ce qui fait la différence avec le petit lever [97]». Pourtant, même s'il ne s'agissait que du grand lever (mais je me garderai bien de trancher sur ce point, puisque le texte ne me paraît pas permettre de le faire [98]), cela n'en constituerait pas moins, pour la thèse de M. Barbéris, une difficulté considérable. Qu'importe ? S'étant convaincu, pour la seule raison que cela l'arrangeait, qu'il ne pouvait s'agir que du grand lever, M. Barbéris est tout à fait rassuré : tout va bien pour sa thèse, puisque cela pourrait aller encore plus mal. Il faut le reconnaître, le grand Barbéris est vraiment bon prince avec lui-même.

Le fait que Cléonte soit admis au lever du roi ne va donc pas empêcher M. Barbéris de conclure qu'il ne peut être qu' « un homme de peu ou de rien ». Et c'est la raison pour laquelle, selon lui, Célimène ne va pas manquer de prendre ses distances par rapport à lui. Voici son analyse : « pourquoi cet exemple, ce piège peut-être, tendu à Célimène ? À quoi veut-on la faire réagir. Pourquoi faudrait-il, peut-être, avoir pitié de ce Cléonte, lui apprendre les bons usages par un charitable avis ? Cléonte est-il un simple gentilhomme de province encore tout barbouillé ? un "officier" d'origine roturière que la misère des temps laisse entrer au Louvre ? C'est un homme, en tout cas, privé de ces "lumières" que possèdent les marquis, un sous-homme, un homme de peu ou de rien, quelqu'un de votre monde, madame ? La rosserie est sous-jacente, que Célimène déjoue : "Dans le monde, il est vrai, il se barbouille fort", mais moi je sais me tenir, et si vous comptiez que j'allais le soutenir… Célimène laisse tomber celui qu'on lui jetait dans les pattes. Elle saurait sans doute, elle, être reçue et figurer au Louvre [99]». Ainsi le seul argument de M. Barbéris pour affirmer que Cléonte est « un homme de peu ou de rien », bien qu'il assiste au lever du roi, est qu'il ne sait pas se tenir dans le monde. Etrange raisonnement ! Je finirais par croire que M. Barbéris est vraiment un prince : il semble avoir encore plus de préjugés sociaux que n'en a jamais eus l'aristocratie la plus bornée. On croirait, à le lire, qu'il suffit d'être né dans le monde pour savoir s'y tenir. Je veux bien admettre que, pour acquérir de l'aisance dans les manières, il vaille mieux avoir grandi dans un palais que dans une cour de ferme. Mais le fait d'être un grand seigneur, grand Prince, n'empêche pas toujours d'être un lourdaud et un butor. Il suffit de lire les mémorialistes du temps, et notamment TalIemant des Réaux, pour être tout à fait convaincu que les grandes familIes du XVlI° siècle n'ont pas manqué de fournir leur contingent d'individus sans esprit, ennuyeux, vulgaires, parfaitement sots et ridicules. Cléonte fait sans doute partie du lot.

Quant à la « rosserie » que les vers de Clitandre recèleraient à l'égard de Célimène, elle est assurément très « sous-jacente ». Elle est tellement « sous-jacente » que personne ne semble l'avoir jamais perçue avant M. Barbéris et que, sans lui, il aurait fallu peut-être attendre encore plusieurs siècles avant qu'elle le fût. Il est même très possible, pour ne pas dire très probable, qu'elle n'aurait jamais été comprise. La "lecture" de M. Barbéris représente, en effet, par rapport à toutes les interprétations antérieures un étonnant changement de perspective. Jusqu'à M. Barbéris, tous les commentateurs, comme les simples lecteurs ou les spectateurs, pensaient que Clitandre et Acaste, voulaient, en même temps que se faire plaisir à eux-mêmes en s'offrant un récital de propos malveillants, faire surtout plaisir à Célimène, en lui fournissant l'occasion de donner une brillante démonstration de son art du portrait satirique et de déployer toutes les ressources de son esprit « médisant ». On croyait que, s'ils se relayaient sans cesse pour lancer des noms à Célimène, c'était parce qu'en bons rivaux également soucieux de s'attirer les bonnes grâces de la maîtresse de maison, aucun d'eux ne voulait laisser l'avantage à l'autre. On croyait assister à un jeu de massacre où Célimène lançait la balle sans jamais manquer la cible qu'on lui désignait. Mais M. Barbéris a changé tout cela. Dans son interprétation, le chasseur est devenu le gibier et il est traqué par ceux qu'on prenait pour ses rabatteurs. En faisant semblant de proposer des cibles à Célimène, les deux marquis, qu'on n'aurait guère crus capables d'un jeu aussi subtil, la prennent, en fait, elle-même pour cible. Et Célimène, loin de s'abandonner avec une spontanéité joyeuse à sa verve satirique, comme le texte pourrait le faire croire, est, en réalité, sur la défensive tout au long de la scène. Grâce à M. Barbéris, on la devine secrètement tendue, constamment en alerte, cherchant sans cesse à deviner où est le piège (et ce n'est pas facile !) et l'on admire avec quel art et quelle adresse elle l'esquive à chaque fois. Mais on peut peut-être regretter que son jeu soit trop parfait. Car enfin, si, par un épouvantable malheur, Son Altesse, la Très Haute et Très Puissante Princesse Barbéris, mère du Prince Pierre, avait fait une fausse couche, le jeu de Célimène continuerait à tromper tous les spectateurs et tous les lecteurs, comme il l'a fait depuis trois siècles. L'habileté avec laquelle elle sait éviter de se « solidariser avec tous ces mal blanchis », est, en effet, tellement diabolique qu'on ne douterait jamais qu'elle aurait pu être tentée de le faire et qu'il lui a fallu, en réalité, beaucoup de vigilance et une exceptionnelle présence d'esprit pour ne pas faire l'éloge de tous ceux dont elle nous a donne des portraits si satiriques.

Mais l'interprétation de M. Barbéris n'est pas seulement tout à fait arbitraire, elle est aussi absurde. Car, si dans le texte de Molière, les intentions des deux marquis sont parfaitement claires, dans la version de M. Barbéris, en revanche, on ne comprend guère pourquoi ils se livrent à un tel jeu avec Célimène. Où veulent-ils donc en venir ? Même s'ils sont trop vains et trop infatués d'eux-mêmes pour être réellement et profondément amoureux de Célimène, ils souhaitent visiblement s'attirer ses bonnes grâces (ils ne seraient pas chez elle sans cela), et le meilleur moyen d'y parvenir n'est sans doute pas de lui tendre toujours des pièges et de faire sans cesse des allusions déplaisantes à ses origines plébéiennes. Pourquoi l'exposer à « se démasquer » ? Ils savent depuis longtemps qui elle est. À quoi peut leur servir de l'obliger à renier les gens de sa classe ? Si le charme de Célimène n'est pas capable de leur faire oublier, lorsqu'ils sont devant elle, qu'elle est une plébéienne, et, s'ils ne songent alors qu'à le lui rappeler continuellement, pourquoi vont-ils chez elle ? Mais, à l'évidence, si Célimène était une plébéienne, son charme, si grand qu'il soit, ne serait pas suffisant pour les faire venir chez elle. Comme Oronte, ils sont trop imbus de leur qualité, pour songer à avoir une liaison avec une femme qui ne serait pas de leur milieu.

Je passerai un peu plus vite sur les analyses que M. Barbéris nous a données des autres portraits pour ne pas avoir à redire à chaque fois la même chose. Voici comment il commente le deuxième portrait, celui de Damon : « Damon, le raisonneur, lui, (raisonneur s'oppose à raisonnable, à maîtrise mondaine du discours; le raisonneur est une espece de pédant qui ignore le bel art de l'ellipse et de la litote et qui vous assomme de sa lourdeur : le caractère plébeien, "intellectuel", et non pas bel esprit) s'impose encore ici [100]. Il a arrêté Acaste, si "bien aupres du maitre", et l'a tenu deux heures au grand soleil hors de sa chaise ! Solliciteur ? En tout cas, attardé, sous-produit. Célimène à nouveau se démarque : Damon ne sait pas parler; moi, je sais. un art de vivre, une esthétique se mettent en place, éthique moyenne et nouvelle qui permet les désencanaillements. Damon, lui, est (encore ?) de l'autre côté de la rive. À nouveau, donc, un lâchage [101]». On le voit, le raisonnement est toujours le même : Damon ne fait pas partie du monde puisqu'il ne possède pas la « maîtrise mondaine du discours ». Le prince Barbéris semble vraiment croire que les nobles savent tout sans avoir jamais rien appris. Comme s'il suffisait d'être né dans le monde et d'y avoir été élevé pour posséder toujours la « maîtrise mondaine du discours » ! Comme si l'on n'avait jamais vu, grand Prince, des grands seigneurs lourds et assommants ! Certes, le pédant est beaucoup plus souvent un bourgeois qu'un noble (bien des nobles sont trop ignorants pour pouvoir être pédants). Cela ne veut pas dire, pourtant, qu'on ne peut jamais rencontrer de grand seigneur pédant. Le cas est seulement assez rare. Mais c'est vrai de tous les personnages dont Célimène nous offre le portrait. Ils constituent tous, sinon des cas uniques, du moins des cas assez peu communs, comme le demande d'ailleurs la loi du genre. Il y a, dans les portraits de Célimène, une incontestable unité : ce sont tous des gens qui ne savent pas se tenir dans le monde, et notamment, car c'est le critère essentiel, qui ne savent pas parler. Mais il y a aussi, et il le faut pour éviter le risque d'ennui, une évidente diversité : chacun de ces personnages a sa manière bien à lui de ne pas savoir se tenir dans le monde, et notamment de ne pas savoir parler. De plus le portrait de Damon n'est pas, à proprement parler, celui d'un pédant (M. Barbéris ne parle, d'ailleurs, que d'une « espèce de pédant »); c'est celui d'un homme qui ne sait pas s'exprimer simplement et clairement. La Bruyère, on le sait, s'est souvenu de Damon lorsqu'il a fait le portrait d'Acis, le « diseur de phébus [102]». Les listes de clefs ne nous donnent pas d'indication sur le personnage qui aurait pu lui servir de modèle. Mais, s'il y en a un, il a fort bien pu le trouver dans le milieu qu'il a le plus observé, la grande noblesse.

M. Barbéris voit une raison supplémentaire de penser que Damon n'est qu'un « sous-produit » dans le fait qu'il « a arrêté » Acaste, si « bien auprès du maître », et l'a tenu deux heures au grand soleil hors de sa chaise ». Permettez-moi tout d'abord, cher grand Prince, de rectifier, respectueusement, une petite erreur : ce n'est pas pendant deux heures (la métrique ne le permettrait pas), mais pendant une heure que Damon a retenu Acaste. Mais cela n'importe guère, je vous l'accorde. En revanche, je dirai que Votre Altesse me paraît raisonner d'une manière très étrange. Pourquoi, diable, Acaste, si bien auprès du maître, se laisse-t-il, pendant une heure [103], au grand soleil, tenir la jambe par un « sous-produit » ? On le comprend bien mieux, si Damon, comme Cléonte qui assiste au lever du roi, appartient au même monde que les deux marquis et a, lui aussi, un grand nom.

Mais c'est sans doute le troisième portrait, celui de Timante, qui inspire à M. Barbéris le commentaire le plus surprenant. Aussi vaut-il peut-être mieux rappeler d'abord le texte de Molière. C'est Clitandre, de nouveau, qui propose un nom :

Timante encor, Madame, est un bon caractère.

Il n'en dit pas plus cette fois-ci, car Célimène est maintenant lancée et elle va faire d'ailleurs un portrait nettement plus long et plus fouillé que les deux premiers :

C'est de la tête aux pieds un homme tout mystère,
Qui vous jette en passant un coup d'œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu'il vous débite en grimaces abonde;
À force de façons, il assomme le monde;
Sans cesse, il a, tout bas, pour rompre l'entretien
Un secret à vous dire, et ce secret n'est rien;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et jusques au bonjour, il dit tout a l'oreille [104].

Voyons maintenant comment Sa Grandeur comprend le passage : « Timante encore, Madame, est un bon caractère ? La scène pivote : désormais, c'est Célimène seule qui va faire les portraits, sautant sur le nom qu'on lui jette, devançant l'acte d'accusation des marquis, du moins le croyant. Sait-elle qu'on la guette et qu'on la juge ? Timante, en tout cas, l'homme au secret, lié au mensonge, à la menace, au besoin de se taire, de se méfier, Timante a toujours une "affaire". Laquelle ? Et quelle coterie est impliquée ? Qui cherche-t-il comme allié ? Célimène, en tout cas, a dit non. Elle est lumineuse, elle. Encore raté [105]». Le rapprochement est très éclairant. Cette fois-ci l'interprétation de M. Barbéris aboutit au contresens le plus criant, puisqu'il en vient à faire dire au texte exactement le contraire de ce qu'il dit. Mais le début du commentaire de M. Barbéris suscite déjà une première objection de moindre importance. Il est vrai, comme on l'a toujours remarqué, que désormais Célimène saute sur le nom qu'on lui jette. Dans l'interprétation traditionnelle, son comportement se comprend aisément et ne soulève aucun problème : le goût de Célimène pour la médisance spirituelle et le plaisir de briller l'expliquent suffisamment. Mais il se comprend beaucoup moins bien, pour ne pas dire fort mal, dans l'interprétation de M. Barbéris, puisque Célimène est censée être sur la défensive. Et, de fait, M. Barbéris ne semble plus très bien savoir comment il faut l'expliquer et il s'interroge : « Sait-elle qu'on la guette et qu'on la juge ? ». Plaisante question, cher Prince ! Votre Altesse est vraiment impayable ! Votre Grandeur est inénarrable ! Comment Célimène pourrait-elle se douter de ce qui n'a jamais été et que Votre Extravagance a rêvé ?

Mais venons-en à ce que M. Barbéris dit de Timante. Tout au long de son livre, il se plaît, comme Roland Barthes, d'ailleurs, et la "nouvelle critique" en général, à dauber sur la critique scolaire et sur l'enseignement secondaire. Mais, bien qu'il soit Professeur d'Université, bien qu'il fasse ou qu'il ait fait partie de divers jurys de concours nationaux et de diverses commissions de recrutement d'enseignants du supérieur ou d'Inspecteurs Généraux, il aurait tout intérêt, me semble-t-il, à retourner quelque temps sur les bancs d'un lycée pour y apprendre à lire un texte. On se demande, en effet, quel lycéen, même peu subtil, aurait l'idée, en lisant le portrait de Timante, de se prendre la tête entre les mains et de se dire, comme M. Barbéris : « Timante a toujours une "affaire", laquelle ? », Célimène nous ayant dit très clairement qu'il n'avait « aucune affaire ». Cela ne I'empêche pas, et c'est ce qui le rend si ridicule, de vouloir faire croire à tout le monde (mais M. Barbéris est sans doute le premier à I'avoir cru) qu'il est très « affairé ». Et peut-être a-t-il fini par le croire lui-même. Son cas est une simple variante de celui de Damon. Ni l'un ni l'autre n'ont, en réalité, rien à dire. Mais ils le masquent d'une façon un peu différente. Damon s'exprime toujours d'une manière très compliquée, même pour dire les choses les plus simples. Timante dit tout sur le ton du secret, même les banalités les plus quotidiennes. Célimène commence par dire qu'il est « un homme tout mystère ». Mais tout le portrait va montrer qu'il ne s'agit là que d'une apparence, que d'un air qu'il veut se donner. Derrière cette façade, il n'y a rien : point de mystère, point de secret dans la vie de Timante. Et malheureusement pour lui, tout le monde s'en aperçoit. Tout le monde, sauf M. Barbéris, qui, au contraire, le prend très au sérieux. Derrière lui, il croit deviner on ne sait quelle coterie, un groupe politique plus ou moins clandestin, une camarilla, une société secrète. Et voilà Timante qui devient l'instrument occulte d'un mystérieux parti, une sorte d'agent secret, comme le serait aussi Tartuffe, s'il fallait en croire M. Barbéris [106]. Le prince Pierre est resté un grand enfant : il lit trop de romans policiers.

M. Barbéris ne nous dit pas ici s'il considère Timante comme « un homme de peu ou de rien », un « sous-produit », à l'instar de Cléonte et de Damon. Mais la réponse ne saurait faire de doute : selon lui, nous l'avons vu, les personnages dont Célimène fait le portrait, sont « tous  » des « mal blanchis ». Tel ne semble pas avoir été le sentiment de Boileau, du moins en ce qui concerne Timante. En effet, au témoignage de Brossette, pour Boileau, Timante aurait été M. de Saint-Gilles, « personnage de la vieille cour, qui aimait fort Molière et qui l'importunait sans s'en apercevoir. Saint-Gilles était un homme fort mystérieux, qui ne parlait jamais que tout bas et à l'oreille, quelque chose qu'il eût à dire [107]». Que Molière ait songé ou non à M. de Saint-Gilles importe assez peu. Toujours est-il que l'opinion de Boileau semble bien indiquer que les contemporains de Molière étaient plutôt enclins à chercher les originaux éventuels des portraits de Célimène du côté de « la vieille cour » plutôt que du côté des « mal blanchis ».

À travers le portrait que Célimène nous fait de Timante, M. Barbéris a donc cru pouvoir démasquer non seulement un « mal blanchi », comme Cléonte et Damon, mais aussi une espèce d'agent secret. Avec les deux portraits suivants, ceux de Géralde et de Bélise, nous revenons à la simplicité des deux premiers cas. L'un et l'autre sont seulement, pour M. Barbéris, des « mal intégrés ». À propos de Géralde, entiché de noblesse, qui « ne cite jamais que duc, prince et princesse [108]», M. Barbéris, pour la forme, feint de s'interroger : « Vrai ou faux gentilhomme ?  ». Mais son opinion est faite : « Les vrais sont plus discrets [109]». Quant à Bélise, la cause est entendue : comment pourrait-elle avoir de la naissance ? C'est une « femme sans culture, sans conversation [110]». On n'en sera plus surpris, M. Barbéris est toujours aussi prévenu en faveur de l'aristocratie. Jusqu'où cela irait-il, s'il n'était point marxiste ? Que les vrais gentilhommes aient été parfois plus discrets que les faux, c'est bien possible. Mais cela ne veut pas dire qu'ils aient toujours été discrets. Des grands seigneurs, entichés de leurs titres, qui ne parlaient que de quartiers de noblesse, de blasons et de meutes de chasse, il n'en a pas manqué, grand Prince. D'ailleurs, dans la pièce elle-même, Oronte et les marquis, qui vantent eux-mêmes leur « qualité [111]  » ou leur « maison [112]», ne sont assurément pas des modèles de discrétion. Quant à trouver une grande dame sans culture, au moins superficielle, et surtout sans conversation, ce n'était sans doute pas très aisé. À passer ses journées dans les salons, il est difficile de ne pas finir par acquérir, sinon de la culture, du moins un minimum de conversation. Encore faut-il que le cerveau soit suffisamment irrigué, ce qui n'est pas toujours le cas, même dans les meilleures maisons.

Curieusement, car c'est la seule fois, non seulement M. Barbéris n'affirme pas que le personnage du portrait suivant, Adraste, n'est pas un vrai gentilhomme, mais il semble admettre que ce n'est peut-être pas impossible : « Adraste, lui, est d'idéologie claire. Il a du mérite, mais la Cour ne sait pas le reconnaître. Terrain dangereux : donner raison à Adraste, c'est prendre parti contre la Cour. Qu'Adraste soit un autre Alceste ou un bourgeois impatient, peu importe, Célimène s'aligne sur la Cour. Re-re-raté [113]». On le voit, M. Barbéris ne se prononce pas sur le statut social d'Adraste. Peu lui importe qu'il soit un bourgeois, ou, comme Alceste, un grand seigneur, puisque, comme lui, il est aussi un opposant [114]. Il est trop content d'avoir enfin trouvé un portrait qui ait une signification clairement politique et il se frotte les mains : « Adraste, lui, est d'idéologie claire ». Pas si vite, grand Prince, pas si vite ! Si l'on se fie à Célimène plutôt qu'à Votre Altesse, il est clair, au contraire, qu'Adraste n'a pas d'idéologie du tout, à moins d'appeler idéologie la trop bonne opinion qu'il a de lui-même. Rappelons en quels termes, à l'invitation d'Acaste, Célimène fait le portrait d' Adraste :

Que vous semble d' Adraste ?
…………… - Ah ! quel orgueil extrême !
C'est un homme gonflé de l'amour de soi-même.
Son mérite jamais n'est content de la cour :
Contre elle il fait métier de pester chaque jour,
Et l'on ne donne emploi, charge ni bénéfice,
Qu'à tout ce qu'il croit on ne fasse injustice [115].

Si Adraste se plaint de la Cour, pas plus qu' Alceste (j'y reviendrai tout à l'heure) [116], il ne peut être considéré comme un opposant politique. Ses griefs contre la Cour sont purement personnels. À l'évidence, ils ne se fondent sur aucun principe et ne s'appuient sur aucune réflexion politique. Ils ne sont dictés que par la vanité et l'égoïsme. Adraste n'a d'autre philosophie politique que l'envie continuelle et maladive qu'un amour-propre démesuré lui fait sans cesse nourrir à l'égard de tous ceux à qui l'on donne un emploi, une charge ou un bénéfice. Aussi n'y a-t-il point lieu d'expliquer le jugement de Célimène par le souci de s'aligner sur la Cour. Son opinion est celle, formulée ou non, de tous ceux qui, à la Cour ou ailleurs, entendent parler Adraste.

Le portrait suivant, celui de Cléon, inspire à M. Barbéris un commentaire un peu plus long. Il est aussi plus riche dans la mesure où M. Barbéris a su relever l'arbitraire du propos, auquel nous sommes maintenant bien habitués, avec le piment de l'incohérence. Lisons-le : « Le jeune Cléon, dont on visite la table, est évidemment un riche, un Mécène, un Lucullus. Nos plus honnêtes gens vont chez lui, paraît-il. Admiration ou scandale ? Y seraient-ils allés hier ? On va aujourd'hui n'importe où. Cléon est un peu la mauvaise conscience des marquis. Célimène achève de se démarquer : Cléon est un faux mérite ; il n'est entouré que de parasites (réflexion faite, Acaste et Clitandre n'ont pas dû y aller). Décidément, rien ne marche et cette petite est sûre. un thème nouveau se profile : les êtres inférieurs se vendent pour de la bouffe, comme plus tard les deputés de la Restauration aux donneurs ministériels de dîners dont parlera Béranger (les "ventrus" ); Célimène n'est pas de ces gens; elle conjure les démons de la mangeaille et de la nécessité (rapprochement avec Alceste et ses malheureux qui composent pour vivre); elle cesse, par là, d'appartenir aux classes inférieures [117]».

Tout d'abord, une fois de plus, M. Barbéris décide qu'il ne peut s'agir que d'un parvenu : « On va aujourd'hui n'importe où ». 0r, s'il est vrai que certains nouveaux riches, des fermiers généraux le plus souvent, avaient une table particulierement raffinée, où ils recevaient à l'occasion les plus grands seigneurs, il ne manquait pas non plus de grands seigneurs chez qui l'on mangeait fort bien. Rien n'indique que la naissance de Cléon n'est pas aussi bonne que sa table. Célimène oppose aux « mets fort délicats » qu'on y sert, le « fort méchant plat » que constitue « sa sotte personne  ». Voudriez-vous nous faire croire que, parmi les grands seigneurs, grand Prince, il n'y a jamais eu de « sotte personne » ? Non seulement Célimène ne dit rien qui puisse faire croire que Cléon est un parvenu, mais le portrait très peu flatteur qu'elle en fait, ressemble davantage à celui d'un grand seigneur. En disant « que de son cuisinier il s'est fait un mérite [118]», Célimène suggère évidemment que Cléon n'en a pas d'autre et qu'il est totalement dépourvu de toute qualité personnelle : c'est un être parfaitement nul. Or un grand seigneur peut être parfaitement nul, mais non un parvenu. Celui-ci peut avoir bien des défauts, il peut notamment être tout à fait dépourvu de culture et de savoir-vivre, mais il lui faut aussi certaines qualités, sans lesquelles il n'aurait jamais réussi à faire fortune et dont un grand seigneur n'a aucunement besoin pour rester un grand seigneur. Ajoutons enfin que l'ironie avec laquelle Célimène évoque le « mérite » de Cléon rappelle celle d' Alceste, qui lui disait, en parlant de Clitandre :

Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
Au mérite éclatant de sa perruque blonde  [119]?

Mais, non content de faire dire à Molière ce qu'il ne dit pas, le grand Barbéris ne sait plus très bien ce qu'il a dit lui-même. « Nos plus honnêtes gens vont chez lui, paraît-il », dit le prince, citant ainsi Clitandre, en ajoutant son grain de sel avec ce « paraît-il » qui joue le rôle d'un clin d'œil entendu. Ceux que Clitandre appelle « nos plus honnêtes gens » sont évidemment les gens de son monde. Le texte ne permet pas d'affirmer que Clitandre et Acaste vont eux-mêmes chez Cléon, mais cela paraît assez probable, et en tout cas leurs pairs y vont. M. Barbéris paraît d'abord le penser, puisqu'il dit que « Cléon est un peu la mauvaise conscience des marquis ». S'il ne croit pas à la « qualité » de l'hôte, il semble du moins croire à celle de ses invités. Mais, deux lignes plus loin, il a changé d'avis : Cléon « n'est entouré que de parasites (réflexion faite, Acaste et Clitandre n'ont pas dû y aller) ». Et voilà « nos plus honnêtes gens » devenus des « êtres inférieurs [qui] se vendent pour de la bouffe » ! On ne comprend pas très bien, grand Prince. Vous nous dites que Votre Altesse a réfléchi (« réflexion faite »). L'intention était, certes, excellente, mais le résultat n'est pas fameux. Ce que vous disiez de Cléon était déjà très arbitraire, voire en contradiction avec ce que suggère le texte. Ce que vous dites finalement de ses invités, le contredit ouvertement. Et, qui plus est, vous vous contredisez vous-même. Quand, « réflexion faite », on change d'avis, cher Prince, on supprime ou on modifie ce qu'on a déjà écrit. Peut-être avez-vous commencé à le faire un peu, en ajoutant (après coup ?) ce « paraît-il » qui se voudrait futé, mais, de toute façon, cela ne suffisait pas. Si Acaste et Clitandre ne vont pas chez Cléon, si n'y vont que des « parasites » et des « êtres inférieurs », comment peut-il bien être « la mauvaise conscience des marquis » ? Le commentaire que M. Barbéris fait du dernier portrait, celui de Damis, n'apporte rien de nouveau : Damis « sert, lui aussi, à Célimène pour se démarquer. C'est que Damis veut être un intellectuel, un bel esprit, mais il l'est d'une manière pédante et bourgeoise; il n'a pas de naturel; il "se travaille" à faire de bons mots; il ne sait rien sans avoir rien appris, lui, et demeure sans doute plus d'un quart d'heure à faire un sonnet. De plus il est sur des positions plutôt passéistes (un partisan de Corneille ?) alors que tout le bel air est pour lesœuvres d'aujourd'hui. Damis n'est pas un "honnête homme", c'est un technicien, un professionnel, un mal dégrossi. un de plus lâché par la dame [120] !». Ceci rappelle évidemment ce que M. Barbéris disait à propos du portrait de Damon et appellerait donc les mêmes remarques  : si les nobles étaient exemptés de payer la taille, ils ne l'étaient pas de payer leur tribut au pédantisme (ce tribut était sans doute assez modeste) et surtout à la lourdeur d'esprit (car celui-ci, grand Prince, devait être assez gros). Bourgeois, Damis le serait encore par ses goûts littéraires « plutôt passéistes ». Voilà encore un argument peu convaincant. Ainsi, s'il fallait en croire notre prince, les bourgeois seraient toujours passéistes, du moins quand il s'agit de littérature, tandis que les nobles seraient tous modernistes. En l'absence de statistiques sur les goûts littéraires des bourgeois et des nobles du XVlI° siècle, on peut peut-être supposer que les bourgeois, dans l'ensemble, étaient un peu plus portés à être passéistes, le modernisme semblant être d'ordinaire plutôt le fait des couches sociales les plus élevées. Mais, dans ce domaine, l'âge et surtout la personnalité de chaque individu peuvent compter autant ou plus que l'appartenance sociale.

D'ailleurs, il y a, dans la pièce elle-même, un grand seigneur aux goûts littéraires passéistes, et c'est, bien sûr, Alceste, auquel le portrait de Damis fait irrésistiblement songer lorsque Célimène conclut :

Aux conversations même il trouve à reprendre,
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre,
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit [121]

Alceste, en effet, n'a pas ouvert la bouche, depuis que le jeu des portraits a commencé, et l'on peut imaginer que son attitude, visiblement désapprobatrice, ressemble fort à celle que Célimène prête ici à Damis. Bien plus, lorsqu'elle fera, un peu plus loin, le portrait d'Alceste lui-même, les formules qu'elle utilisera, rappelleront curieusement celles dont elle s'est servie pour parler de Damis [122]. Qu'en conclure, sinon qu'il n'y a aucune raison de penser que Damis n'appartient pas au même monde qu' Alceste ?

S'il y a, en effet, un personnage dont l'exemple montre bien qu'on peut appartenir au monde et ne pas savoir s'y tenir, c'est d'abord Alceste. II le prouve d'ailleurs une nouvelle fois, dans cette scène même, par sa sortie intempestive qui fournit ainsi à Célimène l'occasion de compléter et de couronner, d'une manière particulièrement piquante, la série de ses portraits. Mais, si, dans le Misanthrope de Molière, le portrait d'Alceste s'intègre merveilleusement bien à la scène, il n'en est pas tout à fait de même dans le Misanthrope revu et corrigé par M. Barbéris. Aussi le bref commentaire qu'il en fait peut-il déconcerter, sinon le lecteur de Molière (celui-ci ne doit plus maintenant s'étonner de rien), du moins celui qui essaie simplement de suivre la démarche de M. Barbéris. Selon lui, Célimène « parachève […] son opération dans le dernier portrait, celui d' Alceste, le mal dégrossi, lui aussi, le bougon, l'ennemi de la "commune voix", du "sentiment d'autrui", ce qui, vite, vite, établit l'existence d'une humanité au-dessus des classes, une humanité nouvelle dans laquelle Célimène a sa place comme Oronte, Acaste, Clitandre, tant d'autres dont elle cherche la reconnaissance. Alceste croirait être "un homme du commun/Si l'on voyait qu'il fut de l'avis de quelqu'un", mais c'est que n'est-ce pas ? la véritable aristocratie, la véritable supériorité, c'est nous [123]». Ainsi donc, selon M. Barbéris, Célimène voudrait démontrer que certains grands seigneurs, à l'instar d'Alceste, savent aussi mal se tenir dans le monde que la plupart des parvenus, et qu'inversement on peut trouver parfois chez ceux-ci, et Célimène entend bien en fournir elle-même le meilleur exemple, des êtres qui savent parfaitement se tenir dans le monde et qui seraient dignes d'y être nés. Pour elle, finalement, « la véritable aristocratie » se situerait « au-dessus des classes ». Ce n'est, bien sûr, pas du tout ce que Célimène a voulu dire ici. Mais, après tout, peut-être serait-elle capable de le penser, sinon de le dire : elle pourrait avoir assez de liberté d'esprit pour cela. En revanche, il est tout à fait évident que les deux marquis ne sont aucunement préparés à entendre un tel langage et l'on peut être sûr qu'ils ne l'apprécieraient guère. On comprend donc bien mal comment la Célimène de M. Barbéris, qui est si attentive à déjouer les pièges des marquis, si soucieuse de les désarmer, prendrait ainsi le risque de les heurter dans ce qu'ils ont sans doute de plus cher, leurs préjugés de caste.

M. Barbéris prétend que Célimène « parachève son opération » avec le portrait d'Alceste. En affirmant que Célimène « établit l'existence d'une humanité nouvelle dans laquelle [elle] a sa place, comme Oronte, Acaste, Clitandre, tant d'autres dont elle cherche la reconnaissance », M. Barbéris parachève, quant à lui, cette extraordinaire démonstration d'inintelligence d'un texte que constitue son analyse de la scène des portraits. Car il est temps de vous le dire carrément, grand Prince : Votre Grandeur, je le crains bien, ne comprend vraiment rien à rien. Il faut donc lui expliquer tout. Ce qui distingue Alceste des autres personnages dont Célimène vient de faire les portraits et qui, comme lui, ne savent pas se tenir dans le monde, ce n'est pas du tout qu'il est, lui, un aristocrate authentique, tandis qu'eux ne seraient tous que des « mal blanchis ». Ce qui le distingue, c'est qu'il est présent, tandis que les autres sont tous absents. Car le jeu des portraits ne se joue d'ordinaire qu'avec des absents. Et, si Célimène a cru pouvoir enfreindre cette règIe non écrite du savoir-vivre, en faisant le portrait d'Alceste en sa présence, c'est parce que lui-même avait gravement manqué aux usages en faisant un éclat. Le clivage que fait apparaître la scène des portraits n'est pas du tout un clivage social. Il n'y a pas, d'un côté, les vrais nobles, et, de l'autre, les « mal blanchis ». Il y a les présents et les absents, ou, plus exactement, les habitués du salon de Célimène et les autres [124].

Ainsi, ce qui rend la scène particulièrement piquante, c'est qu'on devine continuellement que les rôles pourraient être aisément renversés. Supposons que Clitandre et Acaste cessent de fréquenter la salon de Célimène et qu'au contraire, Cléonte et Damon se mettent à le fréquenter. On assisterait sans doute alors à la même scène, à ceci près que Cléonte et Damon joueraient les rôles de Clitandre et d'Acaste, et lanceraient leurs deux noms en pâture à Célimène. Car, à l'évidence, elle trouverait aussi facilement à exercer sa veine satirique sur les deux marquis. Tout le monde le devine, tout le monde y pense, pendant que Célimène fait ses portraits, Philinte, Eliante, Alceste, tous les spectateurs et tous les lecteurs un peu perspicaces; tout le monde le devine, sauf les deux marquis, bien sûr, et le prince Barbéris.

On le devine d'autant plus facilement qu'on sait déjà que Célimène est tout à fait convaincue de la parfaite insignifiance des deux marquis. Lorsque, au début de l'acte, Alceste fait de Clitandre un portrait dont la médisance ne le cède en rien à celle des portraits de Célimène elle-même, sa réponse, que j'ai citée plus haut, montre bien qu'elle partage, ou peu s'en faut, le sentiment d'Alceste. Non seulement elle n'essaie pas de défendre Clitandre, mais elle laisse clairement entendre qu'il n'a d'autre mérite a ses yeux que de pouvoir l'aider à gagner son procès. Quant à Acaste, Célimène dit encore plus nettement ce qu'elle pense de lui à la scène suivante. Alceste lui reproche d'avoir pour Acaste « des regards qui ne sauraient [lui] plaire [125]», et elle essaie de lui expliquer pourquoi elle le ménage, lui aussi :

Mon Dieu ! de ses pareils la bienveillance importe;
Et ce sont de ces gens qui, je ne sais comment,
Ont gagné dans la cour de parler hautement.
Dans tous les entretiens on les voit s'introduire;
Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire;
Et jamais, quelque appui qu'on puisse avoir ailleurs,
On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs [126].

On le voit, ce couplet annonce tout à fait ceux de la scène des portraits, et il pourrait très bien en faire partie. Sans doute, dans la mesure où Célimène répond aux plaintes d' Alceste et essaie de l'apaiser, on pourrait se demander si ce qu'elle dit alors de Clitandre et d'Acaste, exprime bien son véritable sentiment. Mais, quand on connait l'intelligence de Célimène et son humeur satirique, il y a tout lieu de penser que les ridicules des deux marquis ne lui ont pas échappé. Si elle n'est pas entièrement sincère avec Alceste, c'est seulement en voulant lui faire croire qu'elle ne ménage Clitandre et Acaste que parce que le premier peut lui être utile et qu'elle craint le second, alors que c'est aussi, que c'est surtout, parce qu'ils lui font la cour et qu'elle aime avoir beaucoup d'admirateurs autour d'elle, même si, elle, elle ne les admire pas. Mais, quel que soit le degré de sincérité des propos de Célimène, ils prouvent, en tout cas, que, lorsque Clitandre et Acaste ne sont pas là, elle peut parler d'eux, comme elle parle, un instant plus tard, de Cléonte, de Damon, et de tous ceux dont elle fait le portrait.

On va, d'ailleurs, en avoir, au dénouement, une confirmation particulièrement éclatante. Il y a, en effet, entre le début de la scène finale et la scène des portraits un parallélisme tout à fait évident, fort bien souligné par M. Guicharnaud [127]. On assiste, en quelque sorte, à une seconde scène des portraits. Clitandre et Acaste mènent encore le jeu, mais au lieu de proposer des noms à Célimène pour lui donner l'occasion de briller, ils lui lisent, pour stigmatiser sa conduite, les portraits qu'elle a écrits. Ils réprouvent maintenant ce qu'ils applaudissaient tout à l'heure. C'est que, dans cette nouvelle série de portraits, la verve satirique de Célimène ne s'attaque plus à des absents, mais à Clitandre, à Acaste, à Oronte, à Alceste, au Vicomte, c'est-à-dire à des personnages qui sont tous présents, à l'exception du Vicomte, lequel est absent, mais, nous dit Acaste, « devrait être ici » [128]. Comme le dit M. Guicharnaud, « le crime de Célimène, c'est d'avoir décrit les "présents" comme elle avait décrit les "absents" [129]».

Bien plus, si Célimène décrit, en effet, les présents comme elle avait décrit les absents, ce n'est pas seulement parce qu'elle se permet de faire de ceux-là des portraits satiriques, comme elle en avait fait de ceux-ci, c'est aussi, d'une façon plus précise, parce que les nouveaux portraits ressemblent beaucoup aux anciens. Certes, dans les nouveaux portraits, comme dans les anciens, chaque personnage a son caractère propre. Mais, au-delà des différences individuelles, c'est toujours le même type de défauts et de ridicules que relève la verve satirique de Célimène. Les portraits des présents sont, comme ceux des absents, les portraits de gens qui ne savent pas tenir leur rôle dans le monde. Le Vicomte a les distractions d'un véritable demeuré, Acaste est un jeune fat parfaitement insignifiant, Alceste est « bourru », Oronte se prend pour un bel esprit, Clitandre est « doucereux ». Au lieu de distraire Célimène, ils l'importunent. Chacun a sa façon, ils sont tous des fâcheux, comme le sont Cléonte, Damon, Timante, Géralde, Bélise, Adraste, Cléon et Damis. À l'évidence, tous ces personnages, ceux que nous voyons autour de Célimène et ceux que nous ne connaissons que par les portraits qu'elle en a faits, les présents et les absents, appartiennent tous au même monde. S'il en était besoin, on pourrait en trouver encore une preuve de plus dans ce que dit Alceste, lorsque les compliments qu'Acaste et Clitandre adressent à Célimène, le font enfin exploser :

Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour;
Vous n'en épargnez point, et chacun a son tour;
Cependant aucun d'eux à vos yeux ne se montre,
Qu'on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d'un baiser flatteur
Appuyer les serments d'être son serviteur [130].

M. Barbéris n'avait assurément aucun intérêt à rappeler ces vers et il s'est bien gardé de le faire. Il n'y a, en effet, aucune raison de douter qu'Alceste ne dise vrai. Bien sûr, nous le savons, ces bruyantes embrassades, ces serments et ces protestations d'amitié font seulement partie de ces « dehors civils que l'usage demande [131]». On aurait donc grand tort d'en conclure que Cléonte, Damon, Timante, etc., sont vraiment des amis d'Acaste et de Clitandre. Il est clair, en revanche, qu'ils font partie de leur monde : s'ils étaient des « mal blanchis », des hommes « de peu ou de rien », les deux marquis ne leur feraient jamais de pareilles démonstrations.

« Le bilan est impressionnant [132]», dit M, Barbéris arrivé au terme de son analyse de la scène des portraits. Assurément, grand Prince, assurément ! Et le petit Pommier partage, à sa façon, la joie de Votre Altesse. Franchement, sur cette scène où il y a, certes, beaucoup de choses à dire, mais des choses qui, somme toute, sont assez faciles à voir, et que, de fait, les critiques ont souvent dites, et parfois fort bien [133], je n'aurais jamais cru que vous arriveriez à dire tant de sottises et de telles sottises. Mais laissons la scène des portraits. Grâce à elle, M. Barbéris croit avoir achevé de convaincre son lecteur que Célimène n'est pas du même monde que les autres personnages du Misanthrope. Il nous a permis d'achever de prouver, non seulement que le texte ne dit jamais ce que M. Barbéris lui fait dire, mais qu'il implique continuellement le contraire, quand il ne le dit pas clairement.

Je pourrais, sans doute, m'en tenir là. Mais je voudrais faire encore une objection « majeure » à la thèse de M. Barbéris, et qui a pour elle, non un point du texte, mais l'ensemble du texte. Après avoir montré que, bien loin de jamais confirmer les analyses de M. Barbéris, le texte les contredit sans cesse, on peut encore se livrer à une contre-épreuve, en montrant maintenant que, si M. Barbéris avait raison, le texte ne pourrait pas ne pas dire clairement et avec insistance ce qu'il ne dit jamais. Si l'on se met à relire Le Misanthrope, en adoptant, comme une hypothèse d'école, la thèse de M. Barbéris concernant Célimène, alors on va d'étonnement en étonnement, pour arriver, à la fin de la pièce, à la stupéfaction la plus totale.

Je ne vais certes pas infliger au lecteur une relecture de toute la pièce pour relever tous les endroits où l'on pourrait trouver les allusions qu'on ne trouve pas. Je me contenterai d'indiquer rapidement dans quelles scènes on devrait absolument les trouver. Dans la perspective de M. Barbéris, l'origine plébéienne de Célimène fait partie des données fondamentales de la pièce, celles, par conséquent, que l'on doit connaître le plus tôt possible et dont les spectateurs doivent être informés dans les scènes d'exposition. Si M. Barbéris avait raison, il faudrait donc admettre que Molière a bien mal fait son travail. Certes, nous l'avons vu, M. Barbéris a cru trouver une allusion à l'infériorité sociale de Célimène dans le fait que Philinte qualifie d' « étrange » le choix d'Alceste. J'ai souligné l'extravagance de cet argument. Je voudrais seulement ajouter que, dans une scène d'exposition, où l'on doit, aussi clairement, aussi complètement et aussi rapidement que possible, informer le spectateur d'une situation dont il ne sait rien encore, l'usage n'est guère d'avoir recours à l'allusion : le spectateur risquerait fort de ne pas la percevoir, faute de savoir ce qu'on ne lui a pas encore appris. Et ce serait évidemment le cas ici : comment le spectateur qui n'a pas encore été prévenu (et il ne le sera jamais) que Célimène était d'origine plébéienne, pourrait-il comprendre ce que Philinte voudrait dire, d'autant plus que celui-ci, qui, de toute évidence, ne veut à aucun prix que son allusion puisse être comprise, s'empresse de dire tout autre chose que ce qu'il a dans l'esprit ?

Passons sur les allusions que l'on aurait pu trouver, soit dans la première "scène" qu'Alceste fait à Célimène [134], soit dans les propos qu'échangent les deux marquis [135]. Leur absence, reconnaissons-le, ne saurait suffire à ruiner la thèse de M. Barbéris. Mais il n'en est pas du tout de même de la grande scène entre Arsinoé et Célimène. Là, le petit Pommier peut, de nouveau, faire des effets de manche. Car le fait qu'Arsinoé ne fasse jamais aucune allusion à l'origine de Célimène, constitue évidemment pour la thèse du pauvre prince une objection tout à fait décisive. Comment imaginer qu'un personnage aussi aigri et fielleux, aussi envieux et venimeux qu'Arsinoé, qui vient tout exprès pour humilier Célimène, pour essayer de l'effrayer, pour tâcher de détruire son euphorie, en espérant ainsi l'amener à changer de conduite, à renoncer à ces « grands éclats [136]» qui blessent tant sa rivale condamnée à la réserve, à cesser de recevoir « cette foule de gens [137]» qui insulte à la solitude forcée de son « amie », comment imaginer qu'un personnage aussi haineux, venu avec l'intention de perpétrer une espèce d'homicide moral, ne songe pas un instant à utiliser contre celle qu'elle veut abattre, la meilleure arme qu'elle possède ? Comment expliquer enfin qu'ayant totalement échoué dans sa tentative, qu'ayant dû battre précipitamment en retraite devant la poussée irrésistible de la contre-attaque adverse, elle en vienne à capituler avec armes et bagages, sans s'être jamais servie de l'arme redoutable dont elle disposait ?

Certes, après cela, on ne saurait vraiment s'étonner que, restée seule avec Alceste et voulant le détourner de Célimène, Arsinoé oublie complètement de lui rappeler que, outre son comportement, la condition de celle qu'il aime, la rend indigne de lui [138]. Et, puisque, semble-t-il, il ne faut s'étonner de rien, on ne s'étonnera pas non plus qu'Alceste, malgré l'état de fureur où l'a plongé la lecture de la lettre que Célimène a écrite à Oronte, ne fasse, devant Eliante et Philinte [139], aucune allusion blessante à l'origine de celle qui l'a trompé, « trahi », « assassiné [140]». Mais sans doute le désespoir lui a-t-il fait perdre la tête, puisque, nous le savons, à la scène suivante, dans la grande explication qu'il a avec Célimène, au lieu de lui rappeler, comme ce serait le moment ou jamais de le faire, qu'il s'était attaché à elle, bien qu'elle n'eût pas de « naissance », il lui dit, au contraire, qu'il aurait tant aimé qu'elle n'en eût pas. Passons encore sur le fait qu'Oronte, lorsqu'il demande à Célimène d'accepter sa main [141], ne pense pas à lui faire valoir qu'un homme de sa qualité représente pour une femme comme elle un parti tout à fait inespéré.

Mais on a beau finir par s'habituer à ce qu'aucun personnage du Misanthrope ne fasse jamais allusion aux origines plébéiennes de Célimène, quand on arrive à la scène finale, et qu'on voit Célimène entourée, traquée par la meute de ses anciens admirateurs, mués maintenant en accusateurs, et auxquels s'est jointe Arsinoé, on se dit alors que, cette fois-ci, elle ne pourra pas y échapper  : elle va se l'entendre dire, la pauvre « petite dame », qu'elle n'est qu'une parvenue, une roturière, une moins que rien. Eh bien ! non. Il n'en est rien. Personne ne fait la moindre allusion à l'obscurité de sa naissance. On stigmatise la conduite de Célimène, mais personne ne songe à l'imputer à la bassesse de son origine. Personne ne songe à lui dire que l'indignité de sa naissance explique celle de sa conduite, et que seule une femme de rien pouvait se comporter comme elle s'est comportée. Cet oubli général est tout à fait incompréhensible. Passe encore qu'Alceste se taise sur ce point : son caractère, comme la force de l'amour qu'il éprouvait pour Célimène, peuvent expliquer qu'il ne s'abaisse pas à lui rappeler ses origines. En revanche, comme à l'acte Ill, le silence d'Arsinoé, venue participer à la curée, est totalement incompréhensible. Et, bien sûr, il en est de même du silence que gardent aussi sur ce sujet Oronte et les deux marquis. Comment expliquer, en effet, que, trompés par Célimène, humiliés par ce qu'elle a écrit de chacun d'eux, ils n'aient pas eu l'idée, alors pourtant qu'ils sont imbus des préjugés de leur caste, de lui mettre, avant de la quitter, le nez dans sa roture, ce qui leur aurait permis de se venger d'elle d'une façon bien plus efficace en même temps que de panser un peu leur amour-propre blessé ? Comment expliquer, en particulier, que les deux marquis qui, à l'acte II, quand ils n'avaient pourtant aucune raison précise pour le faire, ont tendu tant de pièges à Célimène pour l'exposer à se démasquer, maintenant qu'ils ont toutes les raisons de lui enlever eux-mêmes son masque, comment expliquer qu'ils ne songent pas un instant à le faire ?

Ainsi donc, si M. Barbéris avait raison, il faudrait admettre que Molière était singulièrement distrait quand il a écrit sa pièce. Il n'a pas pensé une seule fois à faire dire à ses personnages ce qu'ils avaient si souvent l'occasion de dire et qu'en certaines circonstances, notamment au dénouement, ils n'auraient jamais dû pouvoir oublier de dire. Mais, puisque M. Barbéris se plaît, nous l'avons vu, à traduire à sa façon certains passages de la pièce, dans un style, certes peu raffiné, mais qui a de grandes qualités pédagogiques (le lecteur a sans cesse le sentiment d'être pris pour un demeuré), il serait hautement souhaitable qu'il refît entièrement Le Misanthrope, afin que les intentions profondes de Molière fussent enfin perceptibles à tout le monde.

Mais laissons Célimène. Tout dit qu'elle est du même monde que les autres personnages de la pièce; jamais rien, dans le texte, ne dit ni ne suggère le contraire. Seul le grand Barbéris prétend qu'elle n'est qu'une plébéienne. Et le noble prince croyait bien l'avoir démontré. Il croyait même que, faute de pouvoir, sans doute, en convaincre le petit Pommier dont l'esprit est des plus obtus, il saurait bien l'empêcher, en tout cas, de faire des effets de manche à ses dépens. Je crains fort, Monseigneur, que Votre Altesse se soit trompée.

Un trublion qui arrive de son trou.

Des effets de manche, je pourrais encore en faire bien d'autres, si je voulais réfuter l'ensemble de l'interprétation du Misanthrope que nous donne M. Barbéris. Mais cela m'obligerait à écrire un gros livre [142], et j'ai d'autres projets. Je n'ai voulu examiner que le point (c'est aussi, d'ailleurs, le pivot de son interprétation) sur lequel M. Barbéris, en prétendant prendre les devants et faire lui-même mon travail ou plutôt le saboter, m'a, malgré lui, obligé à lui répondre [143]. Je laisse donc au lecteur, s'il le souhaite, le soin de découvrir lui-même, dans le livre de M. Barbéris, toutes les autres âneries qu'il a écrites sur Le Misanthrope. Mais, pour ceux qui n'auraient ni le courage ni le loisir de le faire, je voudrais évoquer encore, assez rapidement, ce que M. Barbéris dit du personnage d'Alceste, afin de leur montrer que finalement, lorsqu'il se met à "décoder", notre prince, s'il n'a, malheureusement, ni le style ni la manière qui lui auraient permis d'accéder vraiment à la grande notoriété, arrive tout de même à des résultats qui ne sont pas indignes de ceux des plus grands maîtres.

« Alceste, gentilhomme de province (son château, son "désert", là-bas, quelque part) récemment (pour quelles raisons ?) arrivé à Paris, encore étranger à ses groupes, à ses pratiques, n'est pas encore fait au "monde", dont il voudrait être (à cause de Célimène ?) mais qui n'est pas le sien [144]». Tels sont, selon M. Barbéris, les premiers « éléments », « clairement politiques » [145], que le texte nous donne sur Alceste. Outre que le caractère « politique » de ces éléments est loin de m'apparaître « clairement », je constate une nouvelle fois que M. Barbéris semble avoir des renseignements que le texte ne nous donne pas. Comment a-t-il appris qu' Alceste était un gentilhomme de province » et qu'il était « récemment arrivé à Paris » ? Sans doute M. Barbéris, étant prince, a-t-il trouvé dans les archives de sa noble famille des documents qui le prouvent. Mais il aurait dû nous les communiquer. En revanche, il ne semble pas savoir « pour quelles raisons  » au juste Alceste est monté à Paris. On sent bien pourtant qu'il a son idée là-dessus : ces raisons ne peuvent être que « politiques ».

Que dit le texte ? Bien sûr, s'il ne dit jamais qu'Alceste est un gentilhomme de province et qu'il est arrivé récemment à Paris, il ne dit pas non plus le contraire, du moins explicitement. Mais, autant il aurait été utile, et même indispensable, de nous avertir qu' Alceste arrivait de sa province, autant il était inutile de nous dire qu'il vivait à Paris. une telle précision eût même paru tout à fait saugrenue, tant la chose semble aller de soi. Certes Alceste a son « désert », c'est-à-dire quelque château en province. Mais Oronte, Acaste, Clitandre, ont certainement aussi le leur. Quel grand seigneur n'a pas son château en province ? Certains en ont plusieurs. Quand bien même Alceste ferait dans le sien des séjours plus fréquents et plus longs que d'autres, ce que le texte ne dit point du tout, rien n'indique qu'il « arrive de son trou », comme le prétend M. Barbéris.

Il est au contraire tout a fait évident - et croyez bien, grand Prince, que le petit Pommier est confus d'être obligé de contredire continuellement Votre Altesse - qu'Alceste n'arrive pas de son trou. Il n'est pas nécessaire, pour le montrer, de relire toute la pièce. Quelques citations suffiront. Rappelez-vous, cher Prince, ce qu'Alceste dit à propos du « franc scélérat avec qui [il a] procès [146]»:

Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être;
Et ses roulements d'yeux et son ton radouci
N'imposent qu'à des gens qui ne sont pas d'ici [147].

Voilà qui est bien fâcheux, Monseigneur. Manifestement Alceste se range parmi les gens qui sont « d'ici ». S'exprimerait-il ainsi, s'il arrivait de son trou ? Et dirait-il à la fin de sa tirade :

Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert I'approche des humains [148] ?

Ces vers, qui préparent, bien sûr, le dénouement, contredisent nettement la thèse de M. Barbéris. Si Alceste, depuis un certain temps déjà ( ce qu'indique le « parfois »), est saisi de brusques envies de se réfugier dans un « désert  », c'est bien qu'il n'en vient pas. D'ailleurs, la façon dont il annoncera sa résolution, au dénouement, achèvera de nous prouver qu'il n'arrive pas de son trou. En effet, si M. Barbéris avait raison, Alceste devrait dire alors qu'il va quitter un monde où il n'aurait jamais dû venir et retourner dans son désert d'où il n'aurait jamais dû sortir. Toutes les formules qu'il emploie [149], sont celles d'un homme qui a décidé de changer complètement de vie, et non de reprendre la vie qu'il avait toujours menée jusqu'au jour récent où il a commis l'erreur de vouloir essayer d'en mener une autre. Il ne parle que de se retirer, de sortir, de s'enfuir d'un monde qu'il n'a que trop vu, où il n'a que trop vécu. Il ne parle jamais de rentrer dans « son trou ».

La thèse de M. Barbéris est totalement absurde. Si Alceste était un nouveau venu dans la haute société parisienne, s'il était un provincial « récemment arrivé » dans la capitale, comment expliquer que personne ne le dise jamais, que personne n'y fasse jamais la moindre allusion ? La chose est d'autant plus incompréhensible qu'Alceste est bien connu pour sa « bizarrerie » et son « humeur noire », que, comme le lui dit Philinte, sa « maladie partout où [il va] donne la comédie [150]». Comment se fait-il alors que personne ne songe à imputer I'insociabilité d'Alceste et sa misanthropie au fait qu'il « arrive de son trou » ? Comment se fait-il que toutes ses incartades, tous ses manquements aux usages ne rappellent jamais à personne qu'il est un provincial ?

Bien plus, tout le monde semble parler de lui comme d'un personnage familier que I'on connaît, sinon depuis toujours, du moins depuis longtemps. Ainsi le rôle entier de Philinte semble contredire la thèse de M. Barbéris. Si vraiment Alceste était arrivé récemment à Paris, ou bien Philinte et lui seraient des amis de fraîche date, ou bien, séparés pendant longtemps, ils ne se seraient retrouvés que récemment. Mais dans I'un et I'autre cas, on devrait pouvoir le percevoir à travers leurs propos. Il n'en est jamais rien. Bien au contraire, tous leurs propos, et particulièrement ceux de Philinte, suggèrent qu'ils sont des amis de longue date et qu'ils se voient depuis longtemps, sinon tous les jours, du moins très fréquemment. Qu'Alceste et Philinte ne sont pas des amis de fraîche date, on le comprend dès les premiers vers de la pièce, lorsque Alceste dit à Philinte :

Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
J'ai fait jusques ici profession de l'être.
Mais après ce qu'en vous je viens de voir paraître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus [151].

Leur intimité paraît, au contraire, durer depuis longtemps, si I'on en juge par la comparaison que fait Philinte un peu plus loin :

Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
Les deux frères que peint L'Ecole des maris [152].

La précision « sous mêmes soins nourris » semble même indiquer qu'Alceste et Philinte ont dû faire leurs études ensemble [153]. De fait, que Philinte parle à Alceste ou qu'il parle de lui, il donne toujours l'impression de le connaître aussi intimement que s'il était son frère et que s'ils avaient toujours vécu ensemble. Comment croire, en l'écoutant, qu'il ne l'ait connu ou retrouvé que récemment ?

De plus, si Alceste était effectivement arrivé depuis peu du fond de sa province, Philinte, à la fin de la pièce, serait à la fois moins étonné et moins affecté par sa résolution d'y retourner. Peut-être s'exprime-t-il très maladroitement. Toujours est-il qu'il ne dit pas ce qu'il devrait dire, si M. Barbéris avait raison. Il ne pense ni à regretter que son nouvel ami soit resté si peu de temps à Paris qu'ils ont à peine pu commencer à se connaître et à s'apprécier, ni à déplorer que l'ami enfin retrouvé après tant d'années de séparation reparte si rapidement dans sa lointaine province. Croyez-moi, Monseigneur, il faut absolument que Votre Altesse refasse toute la pièce. Et permettez au petit Pommier d'apporter sa modeste contribution à cette grande entreprise, en vous offrant le dernier vers de votre futur Misanthrope. Ce sera un grand moment d'émotion, cher Prince, lorsque, juste avant que le rideau tombe, Philinte dira à Eliante, avec une conviction passionnée et contagieuse :

Non, non, il ne faut pas qu'il rentre dans son trou.

Les autres personnages de la pièce ne connaissent sans doute pas aussi bien Alceste que son ami Philinte ni depuis aussi longtemps. Mais, outre qu'ils ne parlent jamais de lui comme d'un nouveau venu, d'un provincial fraîchement débarqué à Paris, tout indique qu'il est pour eux un personnage familier. Manifestement ce n'est pas d'hier qu'ils connaissent son caractère insociable et son humeur atrabilaire. Célimène, en particulier, semble avoir eu le temps, sinon de s'y faire tout à fait, du moins de s'habituer à l'amour si « grondeur [154]» d'Alceste. S'il a, comme elle le lui dit, une « méthode […] toute nouvelle [155]» pour aimer, c'est lui seul, croit-elle, qui l'a inventée : elle ne semble pas effleurée un seul instant par l'idée qu'il pourrait l'avoir apportée du fond de sa province.

Cette impression générale est d'ailleurs confirmée par des indications précises. Rappelons en quels termes Oronte offre son amitié à Alceste :

J'ai monté pour vous dire, et d'un cœur véritable,
Que j'ai conçu pour vous une estime incroyable,
Et que, depuis longtemps, cette estime m'a mis
Dans un ardent désir d'être de vos amis [156].

Je crains, cher Prince, qu'Oronte n'ait gaffé. Ce « depuis longtemps » qui lui a échappé, est bien gênant pour votre thèse. Et comment se fait-il aussi qu'ulcéré par le peu de cas qu' Alceste fait de son sonnet, il ne songe pas une seconde, en l'entendant condamner la poésie à la mode et affirmer bien haut sa préférence pour la naïvété vieillotte de la chanson du roi Henri, à lui dire qu'on reconnaît bien là le goût suranné d'un provincial qui vient tout juste d'arriver de son trou ?

Sans doute, en désespoir de cause, M. Barbéris pourrait-il essayer de soutenir que, si Oronte dit qu'il estime « depuis longtemps » Alceste, cela ne prouve pas nécessairement que celui-ci n'est pas arrivé récemment à Paris. Sait-on jamais ? Du fond de son trou, la réputation d' Alceste aurait pu parvenir quand même jusqu'à Paris, à moins qu'Oronte n'ait fait sa connaissance, lors d'un déplacement en province ou d'un court séjour d'Alceste à Paris. On peut penser pourtant que, s'il en était ainsi, pour éviter de nous induire en erreur, Molière nous aurait donné lui-même ces précisions par la bouche d'Oronte.

Mais faisons preuve de bonne volonté et acceptons d'oublier le « depuis lontemps » d'Oronte. Malheureusement pour vous, pauvre cher Prince, il y a, dans la pièce, un autre « depuis longtemps », qui fait écho à celui d'Oronte et qu'avec la plus grande bonne volonté du monde, on ne saurait parvenir à concilier avec votre thèse. Lorsque, à la fin de la pièce, Alceste annonce à Eliante qu'il renonce à lui demander sa main, en dépit de sa « beauté » et de ses « vertus », il lui dit, en effet :

De vous, depuis longtemps je fais un cas extrême [157].

Voilà qui est tout à fait clair. Voilà qui achève de confirmer ce que disait déjà, à condition de bien vouloir le lire, tout l'ensemble du texte. Voilà qui achève donc de contredire l'insoutenable thèse qui ferait d'Alceste un provincial récemment arrivé à Paris. Si Alceste connaît Eliante depuis longtemps, il connaît aussi Célimène depuis longtemps, comme il connaît Oronte depuis longtemps, comme il connaît, très vraisemblablement, Clitandre, Acaste et Arsinoé, depuis longtemps, sans parler de Philinte qu'il connaît sans doute depuis plus longtemps encore [158].

Mais, pour M. Barbéris, Alceste n'est pas seulement « un gentilhomme de province »  : il est aussi, il est surtout un homme « très hostile au nouveau cours politique des choses [159]»; en un mot, il est un opposant [160]». Pour le prouver, M. Barbéris va avoir recours à deux arguments majeurs. Le premier lui est fourni par l'allusion au « livre abominable [161]», dont Alceste est accusé d'être l'auteur par le « franc scélérat» avec qui il a un procès. Voici ce qu'en dit M. Barbéris : « Le livre abominable […] a été identifié comme un libelle injurieux contre (tenons-nous bien ! [162]) Anne d' Autriche, Colbert, les Jésuites. De quoi faire pendre un homme, au moins le faire embastiller, l'interdire à tout jamais de toute vie dans le "monde". Alceste serait-il (et pourquoi non ?) de cette diffuse mais omniprésente et toujours renaissante opposition au jeune Pouvoir qui se nourrit à deux sources essentielles : Fouquet, l'anti-Colbert, et Port-Royal, l'anti-Jésuites ? Plus : la Fronde et ses souvenirs, ses cicatrices (Orgon en sait quelque chose, qui s'en tire finalement bien avec cet appui donné à un malheureux ami et poursuivi), qui achèvent la circulation du sens [163] et nous proposent-imposent l'image de La Rochefoucauld ? L'accusation est fausse, Alceste s'en défend, mais on ne prête qu'aux riches et dans le contexte maccarthyste des années 1660, on ne comprend que trop bien comment une quelconque commission des un-louisquatorzian activities a pu mettre Alceste sur ses fiches [164]». Passons sur ces « un-louisquatorzian activities ». M. Barbéris est certainement très content de cette expression. Je serais plutôt porté à la trouver parfaitement ridicule. Le prince écrit à propos de Célimène qu'elle est « très complexée vis-a-vis de ceux qui sont in [165]». Affirmation, au demeurant, stupide : s'il y a un personnage qui n'est pas complexé du tout, c'est bien Célimène. Je n'irais pas jusqu'à dire (le respect m'en empêcherait d'ailleurs) que le prince Barbéris, lui, est « complexé », mais il semble toujours avoir peur de ne pas paraître assez dans le coup. Aussi multiplie-t-il les expressions, les comparaisons et les allusions destinées à bien nous convaincre de la profonde modernité de sa "lecture" [166]. Mais venons-en au fond.

Tout d'abord, M. Barbéris semble considérer comme un fait bien établi que le « livre abominable » désigne le manuscrit publié en 1883 par Louis-Auguste Ménard sous le titre Le Livre abominable [167]. Mais I'identification proposée par Louis-Auguste Ménard a soulevé de nombreuses objections et elle semble aujourd'hui abandonnée par les spécialistes. Citons M. Couton qui conclut sur ce point : « Il ne semble donc pas que le "livre abominable" soit celui que Ménard a publié sous ce titre ». Et il ajoute  : « Mais, en 1666, les "livres abominables" qu'un bon sujet doit avoir horreur de lire, ne manquent pas ». M. Couton évoque alors L'Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin, ainsi que des livres publiés en Hollande, L'Histoire du Palais-Royal et L'Histoire du comte de Guiche. Pour lui, le « livre abominable » est probablement « l'un de ces pamphlets qui vont finir par former, avec L'Histoire amoureuse des Gaules, un véritable corpus scandaleux du règne [168]». Précisons, mais c'est sans doute la pensée de M. Couton, que, si, dans l'esprit de Molière, le « livre abominable » est effectivement « l'un de ces pamphlets », il peut être n'importe lequel. Rien n'obligeait Molière à penser à tel ou tel livre en particulier.

De toute façon, pour la question qui nous occupe, il importe peu de savoir si le « livre abominable » désigne ou non le manuscrit anti-colbertiste publié par Louis-Auguste Ménard. Car M. Barbéris ne gagnerait rien à avoir raison sur ce point. Son raisonnement est, en effet, tellement illogique que cela ne ferait que souligner encore un peu plus son absurdité. « L'accusation est fausse, Alceste s'en défend », reconnaît M. Barbéris. Votre Altesse est trop bonne, grand Prince. Mais qu'à cela ne tienne ! Alceste a beau dire, le prince Barbéris ne s'en laisse pas conter par un gentilhomme de province qui arrive de son trou. Si Alceste n'a pas écrit le livre, il aurait pu le faire. Ce n'est pas pour rien qu'on l'a accusé d'en être l'auteur : « On ne prête qu'aux riches ». On dit aussi, cher Prince, si le petit Pommier peut se permettre de se hisser aux côtés de Votre Altesse sur les cimes de la pensée, on dit aussi qu'il n'y a point de fumée sans feu. Mais, quelque griserie que l'on puisse éprouver à respirer l'air des sommets, il faut vite redescendre, cher Prince. Car votre puissant raisonnement, en réalité, ne tient pas debout. Alceste ne se contente pas, en effet, de se défendre d'être l'auteur du livre : il en condamne le contenu de la manière la plus radicale, puisqu'il le juge « abominable ». Et Alceste n'est certes pas homme à dire tout haut ce qu'il ne pense pas et encore moins le contraire de ce qu'il pense. Dans ces conditions l'histoire du « livre abominable » ne peut servir à prouver qu'Alceste est un opposant. Elle semblerait indiquer, au contraire, qu'il n'aime guère les esprits frondeurs. Loin de pouvoir étayer la thèse de M. Barbéris, elle ne peut donc que l'infirmer, surtout si l'on considère, comme il le fait, que le « livre abominable » désigne un pamphlet à caractère nettement politique.

« Tenons-nous bien », nous a dit tout à l'heure notre prince. C'est maintenant surtout que ce conseil va nous être utile. À force de raisonner comme un tambour, il est bien difficile de ne pas finir par déraisonner complètement. Même les esprits les plus pesants peuvent en arriver ainsi à ne plus toucher terre et à se mettre à divaguer tout à fait. Le second argument majeur auquel M. Barbéris fait appel pour essayer de nous convaincre qu'Alceste est bien un opposant, va nous en fournir la preuve, avec une "lecture", certes très nouvelle, de la chanson du roi Henri, mais hélas ! parfaitement insensée. Voici donc la découverte sans doute la plus extraordinaire de toutes celles que M. Barbéris a cru faire dans Le Misanthrope : « Et surtout [nous sommes tout ouïe, grand Prince !] Alceste fait l'éloge du bon roi Henri et de ce bon vieux temps où le Roi s'adressait directement à qui de droit, y compris le plus humble de ses sujets, sans l'intermédiaire moderne de la Cour et de ses bureaux, et où l'on pouvait, de pair à compagnon, lui répondre, tandis que ce jeune pharaon… Henri IV toutefois ne s'était-il pas déjà engagé sur le mauvais chemin qui conduit à Louis XIV : ne cherche-t-il pas à arracher à l'amour de sa mie, en échange de cette grand-ville achetée par une messe, ce JE raisonnable et sain, d'avant les folies ? […] Allons plus loin : cette mie, ô gué, que l'on refuse de quitter pour Paris, ne pourrait-ce être, symboliquement, avec les vieilles vertus rustiques, la "Religion", si allégrement vendue par l'héritier "hérétique" des Valois ? Et n'y aurait-il pas là, chez Alceste, un autre cousinage précis, pourquoi pas d'autres origines ? On était, alors, à la croisée des chemins; aujourd'hui et désormais, on ne refuserait plus une proposition du Roi, une nomination… Liberté, donc, liberté passée, avec la vieille noblesse, avec la vieille monarchie "naturelle", avec ce protestantisme rigoureux et authentique, adversaire résolu de Moloch. La fameuse scène du sonnet et ses divers ponts aux ânes prendrait alors un relief singulier : à la chanson frivole et fausse de la nouvelle galanterie s'opposerait une sorte de chanson de résistance, un texte cryptographique qui ne ferait rire, bien entendu, que ceux qui ne comprennent pas, ces mondains, ces aveugles, y compris Philinte [169]». La citation est un peu longue, mais j'ai voulu que le lecteur puisse bien mesurer toute l'étendue du mal. Notre pauvre prince est hélas ! en plein délire, et cette page me paraît digne de figurer dans une anthologie des grandes "lectures décodantes" de notre temps [170].

M. Barbéris nous dit à peu près ceci : « Si l'on comprenait le texte comme je le comprends, il se comprendrait beaucoup mieux ». Mais alors, ce qu'on ne comprend pas du tout, c'est que jamais personne avant lui ne l'ait compris comme il le comprend. Il nous dit que, dans son interprétation, la scène du sonnet prendrait « un relief singulier ». Singulier relief, en effet, que pendant plus de trois siècles personne n'aperçoit jamais ! La chanson du roi Henri serait « une sorte de chanson de résistance, un texte cryptographique, qui ne ferait rire, bien entendu, que ceux qui ne comprennent pas ». Etrange chant de résistance dont on ne comprend soudain le sens que trois siècles plus tard ! Il est heureux que le Chant des partisans n'ait pas été un « texte cryptographique »: au lieu de mobiliser les Résistants, il les aurait fait rire. Et il continuerait à faire rire tout le monde, en attendant que, dans les dernières années du XXIII° siècle, un prince de la critique ne le décrypte enfin. En vérité, quand vous nous dites, cher Prince, que la chanson du roi Henri « ne ferait rire, bien entendu, que ceux qui ne comprennent pas, ces mondains, ces aveugles, y compris Philinte », c'est vous plutôt qui nous feriez rire. En effet, votre « ne… que… », finement souligné par un « bien entendu », est tout à fait inénarrable. Car enfin, avant vous, grand Prince, il n'y a jamais eu que des gens qui ne comprenaient pas, y compris Alceste. Certes, il ne rit pas, mais ce n'est pas du tout parce qu'il a compris que la chanson du roi Henri était une chanson de résistance, un texte « cryptoprotestant ». Cette nouvelle serait plutôt de nature à le faire pouffer de rire, bien que ce ne soit pas son habitude (ne parlons pas de Philinte ni d'Oronte qui riraient au nez de Votre Altesse, cher Prince, avec autant de conviction que Nicole lorsqu'elle voit M. Jourdain habillé en gentilhomme). D'ailleurs Alceste nous explique lui-même comment il comprend la chanson du roi Henri. Il nous dit que « la passion parle là toute pure [171]» et il conclut :

Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris [172].

Pour Alceste, apparemment, c'est un amoureux qui chante; ce n'est point un opposant, ce n'est point un protestant.

Même si l'on faisait totalement abstraction du contexte, la "lecture" que M. Barbéris nous donne de la chanson du roi Henri, serait déjà extraordinairement tirée par les cheveux. Tout d'abord, l'éloge du « bon » roi Henri serait beaucoup plus facile à percevoir, si l'épithète ne se trouvait pas seulement dans le commentaire de M. Barbéris, si elle était effectivement dans la chanson. Si pourtant, poussé par sa bonne volonté, le lecteur essaie d'adopter le point de vue de M. Barbéris, celui-ci lui impose alors, brusquement (ce serait le moment, cher Prince, de redire au lecteur : « tenons-nous bien ! »), de prendre, pour le suivre, un virage en épingle à cheveux : ce qu'on croyait être l'éloge du bon roi Henri devient maintenant la condamnation d'Henri le renégat. Et l'effort de bonne volonté que le lecteur a dû faire pour accepter la première révélation de M. Barbéris, cet effort n'est rien à côté de celui qu'il doit faire maintenant pour accepter la seconde. Car enfin, à moins de renoncer à la raison, comment peut-on admettre de voir, derrière la « mie, 0 gué » de la chanson, la religion réformée ? Parce que Henri IV aurait dit : « Paris vaut bien une messe » et qu'il a abjuré le protestantisme pour y entrer, est-ce une raison pour en conclure que n'importe quel texte où il est à la fois question de Henri IV [173] et de Paris, évoque nécessairement cette abjuration, quand bien même il semble s'agir de tout autre chose et que rien ne peut nous mettre sur la voie ? De plus, même si l'on pouvait accepter d'assimiler la « mie » de la chanson à la religion reformée, il resterait encore une difficulté redoutable. Car la situation décrite dans la chanson semble être l'inverse de ce qu'elle devrait être pour permettre la "lecture" de M. Barbéris. Si l'auteur de la chanson préfère rendre Paris au roi Henri plutôt que de « quitter l'amour de [s]a mie », c'est que le roi Henri lui a achetée celle-ci, ou a voulu le faire, en lui donnant sa capitale. Si donc la « mie » représente la religion protestante, alors, dans la chanson, le roi Henri veut faire le marché inverse de celui qu'Henri IV a fait. Alors qu'Henri IV a acheté Paris en abjurant le protestantisme, le roi Henri de la chanson serait prêt à abandonner Paris pour embrasser le protestantisme. Aussi, non content de penser que « la mie » n'est pas le femme qu'aimerait l'auteur de la chanson et dont il serait aimé (« l'amour de ma mie »), M. Barbéris semble-t-il penser que le roi Henri ne lui a pas, non plus, « donné » Paris, bien que l'adjectif possessif (« sa grand'ville ») puisse paraître, aux yeux d'un lecteur trop naïf, confirmer l'interprétation traditionnelle : il lui aurait simplement offert un poste à Paris. Et, si l'auteur dit au roi : « rendez-moi ma mie », cela ne voudrait pas dire, comme on pourrait être trop facilement porté à le croire, que le roi la lui a prise ou a voulu la lui prendre, mais seulement qu'il lui aurait demandé de renoncer à elle. « Et pourquoi non ? », comme dit le Prince. En effet, à partir du moment où l'on décide que tel mot, dans un texte, n'a pas le sens qu'il semble évidemment avoir, pourquoi ne pas en faire autant pour d'autres mots ? Il n'y a que le premier pas qui coûte. Mais alors où s'arrêter ? Car, après tout, le « roi Henri » pourrait bien ne pas être le roi Henri, ni « Paris » être Paris. « Le roi Henri » pourrait être le surnom de quelque hobereau de province et « Paris » désigner son château. Le hobereau aurait donné à un de ses paysans (mais celui-ci, réflexion faite, voudrait dénoncer le marché) son château en échange de la « mie » du manant, qui pourrait être sans doute sa petite amie (la chose, après tout, n'est pas impossible), mais qui, « et pourquoi non ? », pourrait être aussi sa chèvre préférée.

Mais essayons maintenant de replacer la chanson du roi Henri dans le contexte de la pièce. Le moins que l'on puisse dire, si l'on adopte la "lecture" de M. Barbéris, c'est que cette chanson, qu'on croyait si simple, est, en réalité, particulièrement complexe, c'est que ce texte, si naïf en apparence, se revèle singulièrement retors. Alors un très difficile problème se pose, puisque cette chanson est proposée à notre admiration par Alceste, l'homme de la simplicité et dela sincérité, qui dit trouver en elle tout ce qu'il demande à la poésie, c'est-à-dire l'expression naturelle de sentiments vrais. Alceste ne cesse pas de condamner tous ceux qui déguisent leurs pensées et leurs sentiments. Il ne cesse de demander qu'on dise sans ambiguité tout ce qu'on a dans l'esprit et dans le cœur [174]. Il vient de mettre un zéro pointé au sonnet d'Oronte, parce que ses « expressions ne sont point naturelles [175]  ». Il lui a reproché d'avoir adopté le « style figuré [176]» de la poésie à la mode, laquelle n'est « que jeu de mots, qu'affectation pure [177]», et ignore complètement comment « parle la nature [178]». Et aussitôt après, pour mieux lui faire comprendre ce qu'il aurait dû essayer de faire, il ne trouverait à lui citer, comme modèle de poésie sans artifice, d'expression directe et spontanée des sentiments, qu'un « texte cryptographique », pratiquement indéchiffrable tant il y a de distance entre ce que le texte semble dire et ce qu'il dit vraiment pour qui sait le décoder, sans compter que la transparence apparente du sens littéral, sa simplicité limpide, n'incitent guère à chercher un sens caché. Que penserait Alceste, cher Prince, s'il vous entendait faire de la chanson dont il aime tant la simplicite naïve, une sorte de rebus capable de résister aux plus grands experts en décodage ? Il dit à Oronte que son sonnet est « bon à mettre au cabinet [179]». Dans sa franchise brutale, il dirait à Votre Altesse, je le crains bien, qu'elle est bonne à mettre au cabanon.

Non content d'oublier complètement qui est Alceste, M. Barbéris oublie aussi, ou plutôt il ne veut pas voir [180], que Le Misanthrope est une comédie. Il nous dit que la chanson du roi Henri ne fait rire « que ceux qui ne comprennent pas ». Il faut dire, au contraire, qu'elle ne fait pas rire que ceux qui ne comprennent pas ou qui refusent de comprendre ce que Molière a voulu faire. une fois de plus, M. Barbéris a beau être une des grands maîtres de « la critique qui pense », je constate qu'il ne comprend pas ce qui pourtant se comprend sans peine. Outre qu'avec ses idées et ses goûts, Alceste ne pourrait qu'être rebuté par « un texte cryptographique », il est particulièrement absurde de vouloir chercher un sens caché dans un texte que Molière a choisi pour son insignifiance [181]. C'est elle qui fait, en effet, le comique du passage. Alceste avec sa chanson arrive à être aussi ridicule, ou peu s'en faut, qu'Oronte avec son sonnet. Non que la chanson du roi Henri soit, en soi, ridicule. Elle a sur le sonnet d'Oronte l'immense avantage d'être sans prétention. Mais Alceste la rend ridicule par l'usage qu'il en fait. Tout d'abord il lit [182] un texte qui est fait pour être chanté. Qui plus est, il le lit comme si c'était un grand texte; il le déclame, et voulant en bien faire sentir toutes les beautés, il en souligne la pauvreté. Enfin, craignant qu'Oronte ne soit pas capable de saisir, dès la première lecture, toute la force du texte, Alceste va le redire [183]. Or, comme il était déjà très échauffé et que son enthousiasme pour la chanson du roi Henri vient de se raviver pendant qu'il la disait, il va le faire sur un ton, non plus seulement déclamatoire, mais véritablement exalté. Et il va conclure, la voix encore vibrante d'émotion :

Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.

Ce vers constitue d'ailleurs une indication très claire sur la façon dont Molière veut que l'acteur qui joue Alceste, dise la chanson du roi Henri. Il importe, en effet, que le décalage entre la pauvreté du texte et la diction d'Alceste soit aussi accentué que possible. C'est ce décalage qui fait rire Philinte et tous « ceux qui comprennent ».

M. Barbéris prétend que son extravagant décryptage de la chanson du roi Henri donnerait la scène « un relief singulier ». Mais ce « relief singulier », la scène l'a déjà sans son décryptage qui, au contraire, ne manquerait pas de le lui faire perdre, en brouillant complètement les pistes. Derrière la querelle littéraire qui oppose Oronte, qui défend son sonnet, et Alceste, qui vante la chanson du roi Henri, il y a aussi, bien sûr, la rivalité de deux hommes qui sont tous les deux des « amants » de Célimène. Et lorsque Alceste lance en terminant :

Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.

il suggère en même temps qu'Oronte, lui, n'est pas vraiment épris et que le style affecté de son sonnet traduit l'insincérité de ses sentiments. Le sous-entendu est clair : Alceste, lui, aime profondément Célimène, tandis que le prétendu amour d'Oronte est surtout un prétexte pour faire de ces « petits vers » qui se veulent « doux, tendres et langoureux [184]» et que « le méchant goût du siècle [185]» prend pour de la poésie.

Certes Molière écrit pour être compris de son public, et non pour être décrypté, dans un avenir indéterminé, par quelque esprit tortu, pour ne pas dire tordu. Mais il attend, bien sûr, de son public que son intelligence soit toujours en éveil et qu'il soit capable, quand on lui donne les éléments nécessaires, de deviner des sentiments que les personnages n'expriment pas explicitement et dont parfois eux-mêmes ne sont pas conscients. C'est le cas ici. Au-delà des raisons qu'Alceste donne à Oronte pour lui expliquer pourquoi il n'aime pas son sonnet et pourquoi, au contraire, il aime tant la chanson du roi Henri, il y en a d'autres que lui-même ne voit pas, ou qu'il ne veut pas voir. Alceste ne critique que la forme du sonnet, mais il est clair que le fond aussi a tout pour lui déplaire. Car cette « dame » dont Oronte se plaît à dire qu'elle lui a donné « quelque espérance » [186], c'est évidemment Célimène, à qui Alceste reprochera tout à l'heure d'offrir, pour les retenir autour d'elle, un « trop riant espoir [187]» à ses nombreux « amants ».

Mais, si le thème du sonnet déplaît à Alceste, ce n'est pas seulement parce qu'il excite sa jalousie. Il lui déplaît en même temps d'une manière plus subtile, et sans doute plus profonde aussi, dans la mesure où la situation qu'il évoque, est non seulement celle d'Oronte et de tous les autres « amants » de Célimène, mais la sienne également. Les plaintes qu'Oronte adresse à Philis ressemblent fort, même si le style en est très différent, à celles qu'Alceste ne cesse de faire entendre à Célimène, à celles précisément qu'il est venu lui faire [188]. Comme le remarque M. Guicharnaud, ce n'est sans doute pas un hasard si Oronte « est entré au moment où Philinte prononçait le mot "espoir" à propos de l'amour d'Alceste pour Célimène » (et il allait dire, assurément, que cet espoir risquait fort de ne jamais se réaliser) et si le sonnet « commence par ce même mot, qui est d'ailleurs souligné par une interruption et une répétition (v. 305-307) », Alceste étant exactement dans la situation où « on désespère alors qu'on espère toujours [189]». Mais, si, dans le sonnet, l'amant de Philis attend toujours de voir son amour récompensé et se demande s'il le sera un jour, l'amoureux de la chanson, lui, est évidemment comblé par « l'amour de [s]a mie ». Et, sans qu'il s'en rende compte, c'est sans doute pour cela aussi que la chanson du roi Henri plaît tellement à Alceste. Ainsi, comme le dit très bien M. Guicharnaud, « l'ironie de ce tournoi de récitation poétique consiste dans le fait que le poème artificiel figure la situation réelle d'Alceste tandis que le poème "naturel" n'exprime que son rêve [190]». Alceste prétend être l'ami de la vérité et l'ennemi du mensonge, et c'est pourquoi, à l'en croire, il condamne le sonnet et admire la chanson. Et certes il est sincère  : il préfèrerait, de toute façon, la naïveté de la chanson au style affecté du sonnet. Toujours est-il qu'inconsciemment il préfère aussi au goût amer de vérité qu'a pour lui le sonnet, la douceur de l'illusion qu'il demande à la chanson. Il y a donc là une contradiction subtile qui ajoute encore a la complexité et au comique d'une scène particulièrement riche, même pour qui n'y voit pas ce qu'y voit M. Barbéris. Bien au contraire, en y voyant ce qu'il y voit, outre qu'on verrait ce qui n'y est pas, on risquerait fort de ne plus voir ce qui y est. Si la « mie » de la chanson représentait la religion réformée, alors il n'y aurait plus de thème commun entre le sonnet d'Oronte et la chanson du roi Henri, alors, derrière la querelle littéraire, on ne verrait plus la rivalité amoureuse, alors la chanson du roi Henri ne s'opposerait plus au sonnet d'Oronte comme le rêve à la réalité.

Certes, si les deux arguments majeurs qu'utilise M. Barbéris pour essayer de démontrer qu'Alceste est un opposant, ne valent strictement rien, si le second même est d'une ineptie qui touche à l'infini, cette thèse, en elle-même, contredit moins ouvertement le texte de Molière que celle de l'origine plébéienne de Célimène. Car, si le texte ne dit pas du tout qu' Alceste est un opposant, il ne dit pas non plus, du moins directement et explicitement, qu'il n'en est pas un. Et, de fait, si M. Barbéris a été le premier à prétendre que Célimène était une plébéienne, d'autres avant lui ont vu en Alceste un opposant, ou a tout le moins un contestataire. Sans parler de certains hommes de la Révolution (j'y viendrai tout a l'heure), on peut citer Michelet pour qui Le Misanthrope est « une pièce infiniment hardie (plus que Tartuffe peut-être et plus que Dom Juan). Car, si Alceste gronde, c'est sur la Cour, plus que sur Célimène. Mais qu'est-ce que la Cour, sinon le monde du roi, arrangé pour lui et par lui ? Ces mauvais choix pour les emplois publics qui révoltent Alceste, qui donc les fait sinon le roi ? [191]». Et, parmi les critiques modernes, on peut citer M. Alfred Simon qui écrit dans son Molière par lui-même  : « Quand il honnit tous les hommes, Alceste réduit l'humanité à celle qui évolue autour de lui, la Cour et les courtisans. Il ne s'agit pas de morale mais de satire, et celle-ci tire irrésistiblement vers la critique sociale. Il met en cause la caste des gens en place, un certain régime dont la brigue, la concussion, la dénonciation même sont les ferments actifs. Il n'épargne pas le pouvoir établi [192]».

Mais, à la différence de M. Barbéris, ni Michelet ni M. Alfred Simon n'ont vraiment essayé de prouver ce qu'ils avançaient. À moins de ne pas craindre d'avoir recours à des arguments aussi absurdes que ceux de M. Barbéris, on ne voit guère, en effet, sur quoi on pourrait s'appuyer pour le faire. Certes, lorsque Alceste rejette l'offre d' Arsinoé qui veut lui faire avoir une charge à la Cour, il fait valoir qu'il n'a pas, à cause de son culte de la sincérité,

Une âme compatible avec l'air de la cour [193].

Il préfère, dit-il, rester «hors de la cour », car on n'a point

Le chagrin de jouer de fort sots personnages.
On n'a point à souffrir mille rebuts cruels,
On n'a point à louer les vers de messieurs tels,
À donner de l'encens à madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle [194]

Le moins que l'on puisse dire de cette satire de la Cour, c'est que sa portée apparaît singulièrement limitée. On croirait que la Cour n'est un mal que pour les courtisans. Michelet et M. Alfred Simon semblent d'ailleurs oublier que quantité d'auteurs du XVll° ont dénoncé l'hypocrisie et la fausseté qui règnaient à la Cour en des termes souvent beaucoup plus vifs que ne l'a fait Alceste. J'évoquerai seulement les plus connus : La Fontaine [195], La Bruyère [196] et Bossuet [197]. Assurément il serait bien difficile de faire passer pour un opposant l'auteur de La Politique tirée de I'Ecriture sainte.

Quoi que dise M. Alfred Simon, les propos d'Alceste sont ceux d'un moraliste. Bien sûr, il généralise abusivement à partir de son expérience personnelle, mais quand il dit qu'il hait « tous les hommes [198]», il entend dire qu'il hait tous les hommes. Il ne songe nullement à ne mettre en cause que « la caste des gens en place », à n'imputer qu'à « un certain régime », à un système politique, à l'organisation de la société, des « défauts » et des « vices », qui, selon lui, sont imputables aux « mœurs du temps » et, plus encore, à « la nature humaine [199]». Alceste ne serait pas ce qu'il est, un misanthrope, s'il pensait que c'est la société, et non l'homme, qu'il faudrait d'abord pouvoir réformer. Certes, grand Prince, Molière n'a pas cru devoir nous spécifier qu'Alceste ne faisait pas de politique, de quelque façon que ce soit. Mais il ne croyait certainement pas qu'on pût imaginer que son personnage en fît. S'il ne nous a rien dit des idées politiques d'Alceste, il y a gros à parier que son point de vue devait ressembler fort à celui, d'ailleurs très repandu alors, d'un auteur, passablement misanthrope lui aussi, La Bruyère, qui écrit au début du chapitre "Du Souverain ou de la République" : « Quand l'on parcourt, sans la prévention de son pays, toutes les formes de gouvernement, l'on ne sait à laquelle se tenir : il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus sûr, c'est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de toutes et de s'y soumettre [200]»


 

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NOTES :

[1] Fayard, 1981. J'aurais répondu plus tôt à M. Barbéris, si j'en avais eu le loisir. Mais je voulais d'abord achever ma thèse de doctorat d'Etat.

[2] On le sent très bien lorsqu'il écrit : « Nulle FNAC ne s'ouvre aujourd'hui sans piles toutes prêtes de Barthes et de Sollers. On est écrivain maudit et de la rupture comme on peut  » (Op. cit., p. 15).

[3] Ibid., p. 266.

[4] Ibid., pp. 267-268, note 1.

[5] M. Barbéris en a été si content qu'il l'a utilisée une nouvelle fois vers la fin du livre (p. 413).

[6] Ibid., p. 14.

[7] J'ai déjà noté ce phénomène, dans Assez décodé !, chez Roger Planchon (voir pp. 144-145) comme chez Mme Josette Rey-Debove (voir pp. 150-151)

[8] Je cite seulement la dernière phrase : « Contre les Marchands l'arme du Prince est aujourd'hui l'exigence théorique et le droit pris d'appeler les choses par leur nom ». Si j'avais pu hésiter à le faire, cette phrase n'aurait pas manqué de m'encourager à user envers M. Barbéris de la plus totale liberté de langage.

[9] Op. cit., p. 15

[10] Ibid., p. 14

[11] Ibid., p. 11.

[12] Ibid., p. 245.

[13] Même s'il n'ose pas le dire clairement, on ne saurait douter que M. Barbéris ne se juge encore plus génial que Roland Barthes. Il semble regretter, nous l'avons vu, que les livres de celui-ci se vendent comme des petits pains. Certes, je le regrette aussi. Mais, si j'avais comme M. Barbéris le sentiment que Roland Barthes est génial, loin de le regretter, je m'en réjouirais vivement. Comment expliquer l'étrange regret de M. Barbéris, sinon en y lisant en filigrane un autre regret, celui de ne pas voir ses propres livres s'élever dans les librairies en piles encore plus hautes que ceux de Roland Barthes.

[14] Op. cit., p. 8

[15] Voir pp. 10-11.

[16] Ibid., p. 11, note 8.

[17] Op. cit., pp. 211-212.

[18] Impossible, avec un nom comme le mien, de cacher à M. Barbéris que je suis un roturier. Il me le fait bien sentir.

[19] Op. cit., p. 16.

[20] Le Dieu caché n'a d'ailleurs pas suscité l'admiration de tous les marxistes. Certains d'entre eux l'ont même très sévèrement jugé, notamment M. Michel Crouzet ("Racine et le marxisme en histoire littéraire", La Nouvelle critique, novembre 1956). Il serait sans doute encore plus sévère aujourd'hui, puisque, comme beaucoup d'autres intellectuels qui ont commencé par être marxistes, il a depuis cessé de l'être.

[21] Il constitue ma thèse de doctorat d'Etat.

[22] Certes il doit être bien difficile à un grand esprit de se mettre à la place d'un petit esprit. Il me semble, pourtant que la simple logique aurait dû amener M. Barbéris à se dire que, le petit Pommier étant ce qu'il est, c'est-à-dire essentiellement petit, il ne pouvait pas être sensible à la grandeur en général, et à la sienne en particulier. De là à ne voir en M. Barbéris qu'un gros ballot, il n'y a qu'un pas. Ce pas, en tenant compte de l'ensemble de ses travaux, je ne le franchirai pas : il n'y a pas qu'un gros ballot en M. Barbéris, mais il y en a un et qu'il est gros !

Cela dit, je sais grand gré à M. Barbéris d'avoir écrit que je n'avais « pas osé ». Depuis si longtemps que mes amis, soucieux de mon intérêt et de ma "carrière", me disent que j'ose trop, depuis si longtemps qu'ils me conseillent la prudence et la diplomatie, et depuis si longtemps que je n'en fais rien, qui sait pourtant si je n'aurais pas fini, un jour, par me laisser influencer et par restreindre un peu la liberté de mes propos ? Eh bien ! non : je suivrai le conseil que le grand Barbéris me donne entre les lignes : « Il faut oser, petit Pommier ». Merci, grand Prince, merci !

[23] Acte IV, scène 3, vers 1443.

[24] Pour M. Barbéris, Célimène n'a point de « naissance ». Elle a, sans doute, un certain « rang », puisque « le rang peut, à la rigueur, ne désigner que la place dans le monde, et non nécessairement une dignité ou un droit à une dignité à la Cour » (p. 268, note). Mais ce rang est « précaire », puisque, sans cesse, « on lui fait sentir qu'elle est une parvenue » (pp. 266-267). Quant au « bien », certes elle en a, mais elle risque fort de le perdre bientôt puisqu'elle « est menacée de ruine par un procès » (p. 266). Bien sûr, c'est M. Barbéris qui le dit : ce n'est point le texte. Mais j'y reviendrai tout à l'heure

[25] Nous avons vu comment (dans la note précédente). Mais l'explication est si vague et si embarrassée qu'elle ne semble même pas avoir vraiment convaincu son auteur (« à la rigueur »).

[26] Op. cit., p. 268, note.

[27] Ibidem.

[28] Ibidem.

[29] Acte II, scène 4, vers 701-702.

[30] Ibid., vers 707-710.

[31] Acte II, scène 1, vers 447-450.

[32] Ibid., vers 523-528

[33] Voir acte II, scène 4, vers 711-730.

[34] Acte IV, scène 2, vers 1270-1272.

[35] Acte IV, scène 3, vers 1415-1430.

[36] Ibid., vers 1421.

[37] Les vers d'Alceste que je viens de citer, rappellent évidemment ce qu'il disait à Célimène à la scène 1 de I'acte II (vers 514-520) :

Morbleu ! faut-il que je vous aime !
Ah! que si de vos mains je rattrape mon cœur,
Je bénirais le Ciel de ce rare bonheur !
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
À rompre de ce cœur I'attachement terrible;
Mais mes plus grands efforts n'ont rien fait jusqu'ici,
Et c'est pour mes péchés que je vous aime ainsi.

[38] Acte IV, scène 3, vers 1422-1424

[39] M. Jacques Guicharnaud l'a fort bien remarqué : « Autant l'aveu mutuel d'amour a été confirmé, autant le fossé qui sépare les deux amants s'est creusé » (Molière, une aventure théâtrale, p. 452). J'ajouterai que l'analyse qu'il nous donne du Misanthrope dans ce livre, me paraît tout à fait excellente, et, à bien des égards, exemplaire. Certes, M. Guicharnaud ne fait pas de véritable découverte : n'ayant pas de système de lecture a priori, pas de grille qu'il appliquerait sur le texte, il ne lui fait jamais dire ce qu'il ne dit pas. Mais il lui fait pratiquement dire tout ce qu'il dit. Que peut-on demander de plus à un livre de critique ?

[40] Voir acte I, scène 1, vers 235.

[41] Voir acte V, scène dernière, vers 1757-1764;

[42] Je n'ignore pas que Dom Juan, pourtant, passe pour être une pièce assez ambiguë et que, de fait, elle a donné lieu à des interprétations assez différentes, voire divergentes. Il ne semble pas, cependant, que les intentions de Molière soient équivoques. On peut montrer, je crois, que l'apparente ambiguïté de la pièce tient essentiellement au fait que Molière a choisi, sur la suggestion, semble-t-il, de ses comédiens, un sujet qui ne lui convenait pas vraiment et qu'il ne pouvait pas traiter d'une manière entièrement cohérente. Il aurait fallu pour cela qu'à l'instar de Tirso de Molina, il écrivît une pièce édifiante. Quoi que certains aient pu prétendre, ce n'est certainement pas ce qu'il a voulu faire.

[43] Op. cit., p. 268, note.

[44] Ibid., p. 254.

[45] Ibid. p. 255.

[46] Ibid., p. 256.

[47] Ibidem.

[48] Ibid., p. 257.

[49] C'est M. Barbéris qui écrit le mot en majuscules. C'est une chose qu'il fait très souvent dans ce livre. Il croit, bien sûr, donner par là un poids plus grand à ce qu'il écrit. Devant un procédé aussi puéril, seul le respect, grand Prince, m'empêche de m'interroger sur votre âge mental.

[50] Op. cit., p. 268, note.

[51] Ibid., p.265.

[52] Ibid., pp. 254-255

[53] Ibid., p. 255;

[54] Rappelons ce que Philinte dit à Alceste (acte I, scène 1, vers 209-222) :

Je m'étonne, pour moi, qu'étant, comme il le semble,
Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux;
Et ce qui me surprend encore davantage,
C'est cet étrange choix où votre cœur s'engage.
La sincère Eliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d'un œil fort doux.
Cependant à leurs vœux votre âme se refuse,
Tandis qu'en ses liens Célimène l'amuse,
De qui l'humeur coquette et l'esprit médisant
Semblent si fort donner dans les mœurs d'à présent.
D'où vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu'en tient cette belle ?

[55] Pensées, Brunschvicg 566, Lafuma 232.

[56] Et que dire du comportement de Pascal lui-même qui, ayant démêlé le double jeu de Dieu, s'empresse de tout révéler, sans lui en demander la permission et sans penser qu'il déjoue tous ses desseins ?

[57] Acte I, scène 1, vers 243-246 :

Pour moi, si je n'avais qu'à former des désirs,
La cousine Eliante aurait tous mes soupirs;
Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,
Et ce choix, plus conforme, était mieux votre affaire.

[58] Op. cit., p. 255.

[59] Acte V, scène 2, vers 1587-1588.

[60] Rappelons ce qu'il dit à Alceste, à la scène 2 de l'acte I (vers 259-260) :

Je crois qu'un ami chaud. et de ma qualité,
N'est pas assurément pour être rejeté.

[61] Voir ibid., vers 289-292 :

S'il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
On sait qu'auprès du Roi je fais quelque figure :
Il m'écoute; et dans tout, il en use, ma foi !
Le plus honnêtement du monde avecque moi.

[62] Je n'imagine pas davantage, il est vrai, le petit Pommier acceptant de collaborer avec le grand Barbéris. Je crois même pouvoir avancer qu'il s'y refuserait dans les termes les moins courtois.

[63] Acte II, scène 1,vers 488-492.

[64] Ibid., vers 493-495.

[65] œuvres complètes de Molière, bibl. de la Pléiade, éd. Couton, tome II, p. 133.

[66] M. Barbéris ne veut pas croire que Célimène ait de la « naissance », bien qu'il y ait, nous I'avons vu, des raisons tout à fait décisives de le croire, et qu'il n'y ait, nous allons le voir, aucune raison de ne pas le croire. Aussi le lecteur sera-t-il sans doute très surpris d'apprendre qu'en revanche, M. Barbéris ne met pas en doute la noblesse de Tartuffe à laquelle pourtant on a toutes les raisons de ne pas croire un seul instant. Voici, en effet, ce qu'il écrit en note afin de nous rappeler « les données socio-politiques » de Tartuffe : « C'est un minable gentilhomme de province ("Instruit par son garçon qui dans tout l'imitait / Et de son indigence et de ce qu'il était", c'est-à-dire de sa naissance, de ses origines, ce qui est vérifié par les explications d'Orgon à Dorine : "Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme / Et tel qu'on le voit il est bien gentilhomme"; Orgon a fait faire une enquête) qui cherche à se refaire aux dépens d'un riche et vaniteux bourgeois, mais qui travaille, aussi, pour la toute puissante Confrérie du Saint-Sacrement » (op. cit., p. 274, note 1 ). On le voit, aux yeux de M. Barbéris, s'il est un gentilhomme « minable », Tartuffe n'en est pas moins bel et bien gentilhomme. Et pourquoi M. Barbéris le croit-il ? il nous l'explique : parce que Laurent le dit et qu'Orgon le confirme. Voilà qui est tout à fait ahurissant. Ah certes ! M. Barbéris est vraiment un prince : le prince des jobards. Pour croire qu'un escroc est un gentilhomme, il se fie à ce que disent de lui son complice et sa dupe. En supposant qu'Orgon a fait faire une enquête, M. Barbéris nous montre qu'il méconnaît autant la nature d'Orgon qu'il méconnaît celle d'Alceste en le croyant capable d'une flatterie d'amoureux. Tout le texte prouve que Tartuffe a complètement subjugué Orgon et que celui-ci a en lui une confiance totale et aveugle. Plutôt que de croire sur parole un maître fourbe et un gogo stupide, M. Barbéris aurait évidemment mille fois mieux fait de se fier à ce que dit le personnage qui, dans toute la pièce, ne cesse de dénoncer les impostures du faux dévot et de faire entendre la voix du bon sens et de la vérité : Dorine. Or que pense-t-elle de la prétendue noblesse de Tartuffe ? Il suffit pour le savoir de prolonger d'un hémistiche la seconde citation de M. Barbéris. Aux vers d'Orgon qu'il a rappelés, Dorine répond, en effet, mais M. Barbéris ne semble pas ou ne veut pas s'en souvenir (acte II, scène 2, vers 495) : « Oui, c'est lui qui le dit ». Il est donc clair qu'elle n'y croit pas un seul instant. Car, cette formule, qui est toujours employée dans un sens très fortement dubitatif, exprime évidemment l'incrédulité la plus totale, lorsqu'elle est appliquée à un individu dont l'imposture est le métier. Dorine fera d'ailleurs de nouveau une allusion ironique aux propos d'Orgon à la scène suivante, lorsque, feignant d'encourager Mariane à épouser Tartuffe, elle lui dira, en passant en revue les prétendus mérites du futur : « Il est noble chez lui, bien fait de sa personne » (acte II, scène 3, vers 646). Les propos fort peu flatteurs de Dorine sur le physique de Tartuffe prouvent suffisamment que, pour elle, il est aussi peu « noble » que « bien fait ». Il l'est « chez lui » (Orgon avait dit « au pays »), mais « c'est lui qui le dit », et il ne le dit que parce qu'il est loin de chez lui.

[67] Acte II, scène 1, vers 464.

[68] Op. cit., pp. 257-258.

[69] P. 92.

[70] C'est le cas de : « un amour si grondeur » ; « on ne voit jamais goutte »; « c'est un fort méchant plat que sa sotte personne »; « accrocher quelqu'un »; « me dire au nez »; « ne me rompez pas la tête ». Quant à « il se barbouille fort », il ne semble pas que cet emploi figuré de « se barbouiller » soit propre à Ia langue populaire, puisque le Dictionnaire de l'Académie, qui ne manque pas d'ordinaire de signaler les mots réputés "bas", ne le donne pas pour tel. Reste le « grand flandrin de Vicomte ». M. Couton pense que le mot « flandrin », qui ne se trouve pas chez les lexicographes du XVII° siècle, « doit être très populaire » ( (Op. cit., tome II, p. 1345, note 2 de la p. 213). Mais justement si Célimène était une roturière, elle n'aurait jamais osé une telle périphrase. Quant à l'expliquer par un « lapsus », outre que Célimène n'est guère femme à faire des lapsus, cela paraît bien difficile, puisque cette formule est employée dans une lettre (acte V, scène dernière).

[71] Voir Le Bourgeois gentilhomme, acte III, scène 5.

[72] À la différence de M. Barbéris.

[73] Le portrait de Bélise en fournit un excellent exemple. Si 1'on y trouve, au dernier vers, un des mots les plus triviaux du rôle de Célimène, on y trouve aussi deux vers (606-607) qui relèvent, eux, du style précieux :

Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.

[74] Acte IV, scène 3.

[75] Acte III, scène 4.

[76] Op. cit., p. 265.

[77] Ibid., p. 258.

[78] Ibid., p. 259.

[79] Acte III, Scène 2, vers 848-849.

[80] Acte II, scène 4, vers 613-614.

[81] Sans leur être excIusivement réservé, le carrosse a pendant assez longtemps été utilisé surtout par les femmes (et par les prélats), les hommes allant plutôt à cheval ou, comme Acaste (voir acte II, scène 4, vers 578), en chaise à porteurs.

[82] Acte II, scène 3, vers 85O.

[83] Acte III, scène 4, vers 873-874 :

Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène ?
Madame, sans mentir, j'étais de vous en peine.

Rappelons que ces vers marquent, de la part de Célimène, un changement de ton aussi complet que soudain, et d'un effet fort comique. L'entrée d'Arsinoé interrompt brusquement, en effet, le portrait charge que Célimène était en train de faire d'elle à Acaste et à Clitandre. On le voit, la politesse que Célimène témoigne ici à Arsinoé, est celle d'une femme du monde qui applique les règles du jeu social, et qui sait faire bonne figure à tous ceux qui viennent chez elle, quelque antipathie et quelque peu d'estime qu'elle puisse avoir pour eux. Il y a loin de cette amabilité, aussi volubile que factice, au respect profond et inné que la Célimène plébéienne de M. Barbéris est censée éprouver pour la grande dame qu'est Arsinoé.

 [84] Acte III, scène 4, vers 875

[85] Vers 876.

[86] Vers 877.

[87] Vers 878-879.

[88] Dom Juan, acte IV, scène 4.

[89] « Non, insolent, je ne veux point m'asseoir ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme » (Ibidem).

[90] Voir vers 881.

[91] Vers 879-884.

[92] Lorsque, à la scène suivante, Arsinoé dit à Alceste que Célimène est indigne de lui, il ne manque pas de s'en étonner (acte Ill, scène 5, vers 1105-1106) :

Mais, en disant cela, songez-vous, je vous prie,
Que cette personne est, Madame, votre amie ?

Et Arsinoé lui répond (vers 1107-1108) :

Oui; mais ma conscience est blessée en effet
De souffrir plus longtemps le tort que l'on vous fait.

On le voit, Arsinoé ne songe point à nier qu'elle est, du moins théoriquement, l'amie de Célimène, pas plus qu'elle ne songe à invoquer la condition de celle-ci pour la prétendre indigne d'Alceste. Elle ne parle que de sa conduite.

[93] Dans l'analyse de M. Barbéris, l'étude de la visite d'Arsinoé précède, en effet, celle de la scène des portraits.

[94] Op. cit., p. 265.

[95] Ibid., p. 263.

[96] Acte II, scène 4, vers 567-570.

[97] Op. cit., p. 262.

[98] Clitandre dira, à la fin de la scène (vers 739-740) qu'il n'a rien à faire jusqu'au « petit couché ». Comme le fait remarquer M. Couton (op. cit., p. 1336, note 1 de la page 168), « s'il assiste au petit couché, c'est qu'il est aussi admis au petit levé, et pas seulement au grand levé ». Clitandre pourrait donc bien avoir vu Cléonte au petit lever. Mais Cléonte peut aussi n'être entré qu'au grand lever. Privé de ces lumières que possèdent les princes, comme Cléonte, selon M. Barbéris, est « privé de ces lumières que possèdent les marquis », je ne saurais choisir.

[99] Op. cit., p. 262.

[100] Le texte, dans cette phrase, semble fautif.

[101] Op. cit., p. 262.

[102] Les Caractères, "De la Société et de le conversation", 7.

[103] Si c'était pendant deux heures, comme le croit M. Barbéris, ce serait encore un peu plus incompréhensible.

[104] Vers 585-594.

[105] Op. cit., p.262.

[106] J'ai cité plus haut le début d'une note dans laquelle M. Barbéris prétend nous rappeler « les données socio-politiques de Tartuffe». En voici la suite : « Et ce n'est pas tout. On connaît la passionnante hypothèse, que tant de choses vérifient dans le texte : Tartuffe appartiendrait à la police secrète de Louis XIV qui l'a envoyé dans la maison d'Orgon pour s'y emparer, par n'importe quel moyen, d'importants documents politiques relatifs à Ia Fronde (les papiers qui sont dans la cassette et qui ont été remis à Orgon par un de ses amis, bourgeois de Paris, lui aussi, mais qui avait fait le mauvais choix au temps de la Fronde}. L'agent secret réussit dans sa mission, mais il commet une énorme erreur : il se met à travailler pour lui-même et, voulant trop en faire (coucher avec la mère, épouser la fille, se faire donner le bien familial), il se grille. Ayant récupéré les papiers. ses employeurs en profitent pour le laisser tomber, puis pour se débarrasser de lui. D'où son arrestation finale. "Tenu" par son passé, par son dossier, Tartuffe paie son erreur et l'intervention finale du Roi, moins lumineuse qu'on le dit d'ordinaire, ne serait pas sans ressemblance avec la décision de Georges Pompidou de laisser mettre à l'ombre les hommes du S.A.C. par trop compromis et compromettants » (pp. 274-275, note 1). Je ne vais pas me livrer ici à une longue réfutation de cette extravagante hypothèse. J'attendrai, pour le faire, que M. Barbéris veuille bien nous dire quelles sont toutes ces « choses  » qui la « vérifient dans le texte ». Pour ma part, je n'en vois pas l'ombre d'une. Je vois, en revanche, de très fortes raisons de considérer cette hypothèse comme étant d'une parfaite stupidité.

Certes, dans cette interprétation, la cassette d'Orgon a enfin un rôle de tout premier plan. Jusque-là on croyait généralement que Molière ne l'avait inventée que pour dénouer, tant bien que mal, une situation qui semblait sans issue. On comprend maintenant qu'elle ne renferme pas seulement la clef du dénouement, mais celle de toute l'action. Sans cette cassette, Tartuffe n'aurait jamais cherché à entrer en relations avec Orgon; il ne se serait jamais introduit dans la maison. Mais n'accablons pas tous les critiques qui, pendant trois siècles, n'ont pas su deviner le rôle primordial de la cassette. Ils avaient tout de même quelques excuses. Car Molière ne leur a guère facilité la tâche. Nous n'apprenons l'existence de la cassette qu'au dernier vers de l'acte IV, et nous ne connaissons, très sommairement d'ailleurs, son histoire et son contenu qu'au début de l'acte V. Bien plus, non seulement Molière n'a pas pris la peine de nous indiquer que Tartuffe était entré en relations avec Orgon et s'était introduit chez lui pour récupérer la cassette, mais il nous a (délibérement ?) induits en erreur, en nous faisant croire que Tartuffe ignorait l'existence de la cassette jusqu'au moment où Orgon est allé lui en parler (voir acte V, scène I, vers 1586 : « J'allai droit à mon traître en faire confidence »). Rappelons enfin que le premier Tartuffe, au témoignage de La Grange (et il n'y a aucune raison de le mettre en doute) ne comportait que les trois premiers actes. Quel n'a pas dû être, par conséquent, le 12 mai 1664, l'étonnement des spectateurs en n'entendant jamais parler de cette fameuse cassette, sans laquelle, pourtant, Tartuffe ne se serait jamais trouvé dans la maison d'Orgon !

En bon marxiste, M. Barbéris prétend faire appel, pour expliquer la pièce, aux « données socio-politiques » qui, pour lui, sont fondamentales. Et il est vrai que, dans Le Tartuffe, leur importance est un peu plus grande que dans d'autres pièces de Molière, et notamment Le Misanthrope. Malheureusement pour M. Barbéris, bien loin de pouvoir nourrir son hypothèse, les « données socio-politiques » la rendent tout à fait inacceptable. Il nous dit que Tartuffe ne travaille pas seulement pour lui, mais aussi « pour la toute puissante Confrérie du Saint-Sacrement  » (loc. cit.). Certes, cette affirmation peut sembler tout à fait gratuite. En effet, Molière ne nous dit pas que Tartuffe travaille pour les confrères du Saint-Sacrement et son personnage, s'il a des complices, semble bien ne travailler que pour lui. Peu importe, pourtant. Car, si Molière ne pouvait évidemment pas, quand bien même il l'aurait voulu, faire explicitement de Tartuffe un membre du parti dévot, il n'avait pas besoin d'aller jusque-là pour qu'on comprît ses intentions et l'on ne peut sérieusement douter qu'il n'ait visé, derriere Tartuffe, les confrères de la Compagnie du Très Saint-Sacrement de l'Autel. Il avait pour le faire les meilleures raisons du monde. Mais justement ce fait, sur lequel tous les critiques, ou peu s'en faut, sont d'accord, interdit d'imaginer que Tartuffe puisse appartenir aussi à la police secrète de Louis XIV. M. Barbéris semble ignorer que les confrères du Très Saint-Sacrement n'étaient pas précisément bien vus de Louis XIV, dont ils s'efforçaient de contrecarrer la politique étrangère et qui s'empressera de faire dissoudre leur Compagnie dès que la mort de sa mère, leur protectrice, le lui permettra. À défaut d'autres lectures, M. Barbéris pourrait consulter l'lntroduction que Mme S. Rossat-Mignot a écrite pour son Tartuffe des Classiques du Peuple (il faut lire les Classiques du Peuple, grand Prince !). En tout cas, s'il veut faire à tout prix de Tartuffe un agent secret, il doit en faire alors un agent double, car la police secrète de Louis XIV ne devait guère recruter ses hommes parmi ceux qui travaillaient pour la Compagnie du Très Saint-Sacrement.

L'interprétation de M. Barbéris, si elle pouvait être retenue, donnerait évidemment à l'intervention du roi une signification toute nouvelle. Et il est vrai que le dénouement du Tartuffe paraîtrait moins artificiel et deviendrait même tout à fait piquant. Car il est permis de n'apprécier que modérément la tirade de l'Exempt, et, pour sa part, n'étant pas royaliste, le petit Pommier a toujours trouvé bien indigeste toute cette pommade passée à Louis XIV. Si M. Barbéris avait raison, on pourrait découvrir enfin, derrière ces vers conventionnels et emphatiques, un étonnant pince-sans-rire. Mais Molière n'a jamais eu l'intention de faire de l'Exempt un pince-sans-rire. Il savait pertinemment que cette tirade n'ajouterait rien à sa gloire. Aussi bien, en l'écrivant, ne songeait-il guère a la postérité. Il avait, l'évidence, des préoccupations beaucoup plus immédiates. Les circonstances dans lesquelles il a écrit la fin du Tartuffe, sont, en effet, très exceptionne!les. La pièce qu'il était en train de terminer, avait déjà été interdite. En même temps que dénouer l'action, il lui fa!lait donc, indirectement, plaider auprès de Louis XIV la levée de l'interdiction. L'intervention du roi lui fournit un dénouement sans doute bien artificiel, mais les dénouements des comédies le sont très souvent et il a l'immense avantage de faire clairement comprendre à Louis XIV ce qu'il attend du lui. Molière lui suggère, et, par la bouche de l'Exempt, d'avance il l'en remercie, de faire pour lui ce que, dans la pièce, le roi fait pour Orgon, c'est-à-dire de le défendre contre les Tartuffes du parti dévot et tout particulierement ceux de la Compagnie du Très Saint-Sacrement qui ont réussi à faire interdire sa pièce. C'était déjà beaucoup lui demander. Si Molière avait voulu aussi (mais apparemment il n'y a jamais songé) dénoncer le comportement de certains membres de la police secrète de Louis XIV et inviter celui-ci à faire un peu de ménage dans les services, comme le fera Georges Pompidou, il aurait certainement choisi un autre moment pour le faire. Concluons donc sans hésiter : qu'on la confronte au texte ou aux données historiques, l'hypothèse qui séduit tellement le grand Barbéris, est d'une bêtise tout à fait noire.

[107] Cité par Despois-Mesnard, Œuvres de Molière, tome V, p. 481, note 1.

[108] Acte II, scène 4, vers 598.

[109] Op. cit., p. 262.

[110] Ibid., p. 263.

[111] Voir acte I, scène 1, vers 259.

[112] Voir acte II, scène 1, vers 783-784;

[113] Op. cit., p. 263.

[114] Pour M. Barbéris, nous le verrons, Alceste se déf!init essentiellement par « son opposition aux nouvelles formes de pouvoir » (ibid., p. 275).

[115] Vers 617-622.

[116] Alceste, lui, ne se plaint même pas de la Cour. Le rapprochement que M. Barbéris établit entre Alceste et Adraste. est d'autant plus arbitraire que le texte inviterait plutôt à les opposer. Certes. Alceste a lui aussi un grand orgueil, mais son attitude à l'égard de la Cour est bien différente de celle d'Adraste. comme le montre la façon dont il répond aux offres d'Arsinoé à Ia scène 5 de l'acte III. Rappelons seulement cet échange de propos (vers 1049-1056) :

Je voudrais que la cour, par un regard propice,
À ce que vous valez rendît plus de justice.
Vous avez à vous plaindre, et je suis en courroux,
Quand je vois chaque jour qu'on ne fait rien pour vous.
Moi, Madame! Et sur quoi pourrais-je en rien prétendre ?
Quel service à l'Etat est-ce qu'on m'a vu rendre ?
Qu'ai-je fait, s'il vous plaît, de si brillant de soi,
Pour me plaindre à la Cour qu'on ne fait rien pour moi ?

[117] Op. cit., p. 263

[118] Vers 625.

[119] Acte II, scène 1, vers 481-482.

[120] Op. cit., p. 264.

[121] Vers 645-648

[122] Voir notamment les vers 638-644, d'une part, et les vers 673-676, d'autre part. Dois-je le dire ? je ne prétends aucunement avoir fait là des remarques originales. D'innombrables gens, commentateurs ou simples lecteurs, les ont déjà faites avant moi, et c'est heureux. Et ceci vaut, bien sûr, pour l'ensemble des remarques que je fais ici sur Le Misanthrope.

[123] Op. cit., pp. 264-265.

[124] Oronte est absent dans la scène des portraits. Mais ni Clitandre, ni Acaste ne songent à lancer son nom à Célimène : il est, comme eux, un habitué de son salon. Ils ne songent pas davantage à proposer à Célimène de faire le portrait du Vicomte.

[125] Acte II, scène 2, vers 538.

[126] Ibid., vers 542-548. La formule « quelque appui qu'on puisse avoir ailleurs » a, certes, un caractère général. Mais il est probable qu'elle a aussi un sens plus précis et plus personnel. Célimène veut sans doute prévenir une objection d'Alceste qui risquerait fort de lui répondre que sa position sociale devrait la mettre au-dessus de telles inquiétudes. On peut donc estimer que ce propos ne va pas dans le sens de la thèse de M. Barbéris. Mais, à côté de tant et tant d'objections mortelles que suscite son interprétation, ce ne serait là qu'une objection tout a fait mineure.

[127] Op. cit., p. 472 : « Ce début de scène est une réplique de la scène des portraits de I'acte II. Célimène est au centre, tous ses amis sont présents - avec Oronte et Arsinoé en plus. Et ceci est déjà une indication du fait que ce que Célimène va payer, c'est son attitude de I'acte II : c'est la "médisance" qui va avoir un retour de flamme. On va assister à un négatif de la scène des portraits - au même lieu, avec les mêmes acteurs, et peut-être, si le metteur en scène le veut bien, avec les mêmes places des acteurs sur scène (assis, à l'acte II, debout ici, mais selon le même schéma de mise en place). Les deux marquis, qui à l'acte II jouaient le jeu de Célimène, sont ici aussi tout près d'elle; Eliante et Philinte, un peu à l'ecart; Alceste, témoin silencieux, refoulé par la foule dans le même coin qu'à l'acte II. Les deux "scènes de foule" du Misanthrope, même si le parallélisme n'est pas d'une parfaite exactitude, puisque ici Oronte et Arsinoé viennent compléter le spectacle, ne peuvent que se répondre ».

[128] Acaste a sans doute montré au Vicomte la lettre de Célimène adressée à Clitandre (les deux marquis ont échangé les lettres que Célimène leur a écrites), où elle parle de lui, et le Vicomte lui avait dit qu'il le rejoindrait chez Célimène. Il est évidemment, lui aussi, un familier de son salon.

[129]Ibidem. Le « crime  » de Célimène, bien sûr, est aussi, et d'abord, d'avoir laissé croire à chacun de ses « amants » qu'il était le seul aimé.

[130] Acte 11, scène 4, vers 651-656. Clitandre réplique alors (vers 657-658) :

Pourquoi s'en prendre à nous ? Si ce qu'on vous dit vous blesse,
Il faut que le reproche à Madame s'adresse.

Il ne songe pas apparemment à contester ce que vient de dire Alceste. Et la réponse de celui-ci montre bien qu'il n'a pas le moins du monde soupçonné que les deux marquis n'avaient pas cessé de tendre des pièges à Célimène (vers 659-664) :

Non, morbleu! c'est à vous; et vos ris complaisants
Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie;
Et son cœur à railler trouverait moins d'appas
S'il avait observé qu'on ne l'applaudit pas.

[131] Rappelons que Philinte dit à Alceste, au début de la pièce (acte I, scène I, vers 65-66) :

Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende
Quelques dehors civils que l'usage demande.

[132] Op. cit., p. 264.

[133] Je pense, une nouvelle fois, au livre de M. Guicharnaud.

[134] Acte II, scène 1.

[135] Acte III, scène 1.

[136] Acte III, scène4, vers 887.

[137] Ibid., vers 889.

[138] Voir acte III, scène 5.

[139] Voir acte IV, scène 2.

[140] Ibid., vers 1228.

[141] Voir actez V, scène 2;

[142] Que serait-ce, si je voulais passer au crible tous les écrits de M. Barbéris ? Pour réfuter toutes les affirmations arbitraires et toutes les contrevérités qu'ils renferment, il me faudrait sans doute consacrer à cette tâche le reste de mes jours. Je n'en ai nulle envie et le grand Barbéris devra se contenter de ce petit libelle.

[143] À chacun sa spécialité, grand Prince! Que Votre Altesse débite toutes les absurdités qu'il lui p!aira, mais qu'e!le laisse le petit Pommier faire lui-même ses effets de manche !

[144] Op. cit., p. 273.

[145] Ibidem.

[146] Voir acte I, scène 1, vers 124.

[147] Vers 126-128.

[148] Vers 143-144

[149] Rappelons en quels termes Alceste annonce sa « résolution » à Philinte au début de l'acte V (scène I, vers 1485-1486) :

Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Il lui dit encore un peu plus loin (vers 1521-1522) :
Allons, c'est trop souffrir les chagrins qu'on nous forge;
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.

Dans la scène finale, lorsqu'il déclare à Célimène qu'il veut bien « oublier [ses] forfaits » (vers 1757), c'est, lui dit-il (vers 1761-1764) :

Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
Au dessein que j'ai fait de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert, où j'ai fait vœu de vivre.
Vous soyez sans tarder, résolue à me suivre.

Rappelons enfin les derniers vers que prononce Alceste (vers 1803- 1806) :

Trahi de toutes parts, accablé d'injustices,
Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d'être homme d'honneur on ait la liberté.

[150] Voir acte I, scène 1, vers 105-106.

[151] Ibid., vers 8-11.

[152] Ibid., vers 98-100.

[153] Comme Molière et Chapelle, qu'on a cru reconnaitre en ces deux amis « sous mêmes soins nourris ». Ils s'étaient liés dès l'enfance au Collège de Clermont et auraient suivi ensemble l'enseignement de Gassendi, le précepteur de Chapelle, qui, au témoignage de Grimarest, aurait admis aussi à ses leçons Bernier et Molière.

[154] Voir acte II, scène 2, vers 528

[155] Voir ibid., vers 525

[156] Acte I, scène 2, vers 253-256.

[157].Acte V, scène finale, vers 1787. Une hypothèse semb!able à celle, quasi désespérée, que je faisais pour essayer de concilier le propos d'Oronte avec la thèse de M. Barbéris, serait tout à fait impossible ici. Outre qu'on voit bien mal comment la réputation de la cousine « pauvre » d'une « mal blanchie » parisienne aurait pu arriver jusque dans le « trou » d'Alceste. le vers qui précède immédiatement (« Et je n'ai vu qu'en vous de la sincerité ») prouve que c'est en la fréquentant qu'Alceste a conçu pour Eliante une grande estime.

[158] Je ferai encore remarquer que le « depuis longtemps » d'Alceste ne cadre pas très bien non plus avec l'affirmation selon laquelle Célimène est d'origine plébéienne. Elle n'a que vingt ans (voir acte III, scène 4, vers 984), et, si, comme le prétend M. Barbéris, elle « a été introduite dans la société aristocratique par son mariage », ce ne peut être depuis très longtemps. En réalité, si Alceste, comme les autres personnages sans doute, connaît Eliante et Célimène depuis longtemps, c'est parce qu'elles sont du même monde.

[159] Op. cit., p. 267.

[160] Ibid., p. 302.

[161] Voir acte I, scène 1, vers 1501.

[162] On se tient, cher Prince, on se tient. Il le faut bien quand on lit Votre Altesse. Mais pour La suivre vraiment dans ses démarches, il faudrait plutôt marcher sur la tête.

[163] Cher Prince, quel charabia !

[164] Op. cit., pp. 274-275

[165] Ibid., p. 267. En parlant de Célimène, je n'avais pas relevé cette perle. C'eût été dommage.

[166] Elles permettent surtout d'apprécier la finesse, l'esprit d'à-propos et le sens littéraire de notre prince. On en a déjà vu d'étonnants exemples avec l'allusion au personnage joué par Arletty dans Hôtel du Nord (notons que ce rapprochement n'aide guère à croire que Célimène est « très complexée vis-à-vis de ceux qui sont in») et avec l'allusion à Georges Pompidou et au S.A.C. à propos du dénouement de Tarfuffe. Par moments, on a l'impression que Molière nous est expliqué par Georges Marchais. On croit entendre sa voix, lorsque, déplorant que la critique traditionnelle ne veuille voir dans les deux marquis « que de commodes pantins » M. Barbéris écrit : « Mais voir en Acaste et en Clitandre jeunes loups ou muscadins, B.H.L. de B.H.V., petites frappes ou jeunes giscardiens change évidemment l'affaire » (op. cit., p. 269).

[167] Le titre complet est Le livre abominable de 1665 qui courait en manuscrit sous le nom de Molière.

[168] Op. cit., tome II, p. 1344, note 1 de la page 206.

[169] Op. cit., p. 276.

[170] Op. cit., p, 276. 167. Cela n'empêche pas M. Barbéris de déplorer parfois, à juste titre d'ailleurs, que les autres « délirent ». C'est ce qu'il fait, par exemple, à propos de Madame Bovary dans une longue note (ibid., pp. 412-413) qui commence ainsi : « On ne peut pas passer sous silence I'interprétation "délirante" proposée par Jacques Seebacher (voir Colloque de Cerisy, La production du sens chez Flaubert, 10/18, 1975). Le lundi 4 septembre, date de l'enlèvement raté d'Emma par Rodolphe, serait le lundi 4 septembre 1843, jour de la mort de Léopoldine Hugo à Villequier ». Et il écrit plus loin, vers le milieu de la note : « On a ici un bon exemple de ces lectures purement "fantasmatiques" qui, outre tout le plaisir qu'elles risquent de faire à quelque nouveau petit Pommier, si ce n'est au même, compromettent et ridiculisent les entreprises de décodage et de relecture ». Assurément M. Barbéris n'a pas tort de penser que le petit Pommier pourrait facilement utiliser la communication de M. Seebacher pour se livrer à ses effets de manche habituels. À en juger, d'ailleurs, par la discussion qui a suivi, I'exposé de M. Seebacher est loin d'avoir convaincu tout le monde (Mme Claudine Gothot-Mersch, notamment, a exprimé un grand scepticisme). À vrai dire, je pourrais trouver, dans ce volume, bien d'autres occasions de "ricaner" comme disent mes adversaires. Mais je me contenterai d'offrir au lecteur telle quelle (elle brille d'un tel éclat que je n'ai pas besoin de la mettre en valeur) cette perle que l'on doit à M. Marcel Seguier : « Mâtho : le nom n'est pas sans résonances. Ainsi se lit-il, associé à Spendius, SPerMATHOzoïde, à l'évidence hautement "surdéterminé" dans le texte » (p. 245). Cela dit, puisque M. Barbéris semble craindre que les élucubrations de M. Seebacher ou d'autres critiques ne soient de nature à jeter le discrédit sur les « relectures » même les plus sérieuses, et notamment les siennes, je tiens à le rassurer. Quand je le lis, je n'ai pas besoin de penser à M. Seebacher ni à personne d'autre : à mes yeux, M. Barbéris réussit parfaitement à se ridiculiser tout seul.

[171] Acte I, scène 2, vers 404.

[172] Vers 413.

[173] Il faudrait d'ailleurs être sûr que le roi Henri de la chanson est bien Henri IV. La chose est sans doute fort probable. Comme le note M. Ferdinand Gache dans son édition du Misanthrope (collection "La littérature française illustrée", Didier, p. 72, note 2), Henri IV est « le roi populaire auquel on ose parler, et le roi galant qui comprendrait ce refus ». Mais l'origine de cette chanson étant inconnue, on ne peut le dire avec certitude.

[174] Voir acte I, scène 1, vers 69-70 :

Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre.

[175] Acte I, scène 2, vers 378.

[176] Vers 385.

[177] Vers 387.

[178] Vers 388.

[179] Vers 376.

[180] Selon lui, Le Misanthrope est, en réalité, « un drame sombre ». Pour ne pas le voir, « il a fallu tout l'aveugIement, tout le refus du réel de notre critique universitaire » (op. cit., p. 280).

[181] C'est l'objection, parmi beaucoup d'autres, que j'ai déjà faite aux deux "décodages" érotiques que Mme Josette Rey-Debove et M. Jacques-Henri Perivier ont cru devoir donner du sonnet de Trissotin. (voir "Sur le sonnet d'un sot les sornettes des doctes", Assez décodé !, pp. 147 sq.).

[182] C'est une erreur de faire chanter Alceste, comme on le fait parfois. Outre qu'il annonce qu'il va « dire » une « vieille chanson » (vers 392), c'est le texte de la chanson qu'il veut faire admirer pour l'opposer au sonnet d'Oronte. En faisant chanter Alceste, on fausse tout, puisque le texte de la chanson tend alors à passer au second plan. Et, du même coup, le ridicule du personnage devient beaucoup moins perceptible, et il risque même de disparaitre tout à fait, pour peu que l'air choisi pour la chanson soit agréable et que I'acteur sache chanter.

[183] Dans le Misanthrope de Molière, le bis d'Alceste est évidemment comique, parce que le texte, qui se comprend aisément dès la première audition, n'est pas d'un interêt tel qu'on puisse éprouver l'impérieux besoin de le réentendre sans plus attendre. En revanche, dans le Misanthrope de M. Barbéris, pour avoir quelque chance de finir par être compris, Alceste devrait redire la chanson, non pas une fois, mais mille fois, mais cent mille fois, mais un million de fois, pour ne pas dire un nombre infini de fois.

[184] Voir vers 308.

[185] Voir vers 389.

[186] Voir vers 305-306

[187] Voir acte II, scène 1, vers 471.

[188] Nous l'avons appris dans la première scène (vers 241-242), Alceste est venu voir Célimène pour se plaindre, une fois de plus, de ne pas être aimé comme il le souhaiterait, et c'est effectivement ce qu'il fera au début de I'acte II.

[189] Op. cit., p. 386.

[190] Ibidem.

[191] Cité par M. Jean-Pierre Collinet, Lectures de Molière, pp. 144-145;.

[192] P. 128. Pour M. Alfred Simon, Alceste ne va d'ailleurs pas jusqu'à la critique directe, et encore moins jusqu'à la véritable opposition politique. Il écrit, en effet, à la page suivante : « Dans le théâtre de Molière, Le Misanthrope est à la fois un sommet et un cul-de-sac. De cette impuissance acceptée, de cette distorsion qui empêche Alceste de passer à I'opposition politique sous peine de trahir le théâtre, vient sa beauté très particulière. On peut rêver d'un Molière qui eût été le témoin accusateur et prophétique de son temps, qui eût coupé court à ces homélies faciles sur la rencontre d'un règne et d'un art. Ce Molière-là, on le voit se dessiner et se préciser à travers Tartuffe et Dom Juan. Mais dans Le Misanthrope il va plus loin. Il mandate Alceste et lui donne à divulguer son message indirect : Je ne dis pas cela, mais enfin, lui disais-je… Devant son temps, il use de la même supercherie qu'Alceste devant Oronte " (ibid., p. 129).

[193] Acte III, scène 5, vers 1084.

[194] Ibid., vers 1094-1098.

[195] Je citerai seulement trois fables très connues : "Les Animaux malades de la peste" (VII, I); "Le Lion, le Loup et le Renard" (VIII, 3); "Les Obsèques de la Lionne" (VIII, 14).

[196] Les Caractères, ch. 8, " De la Cour ». Le premier texte donne le ton de tout le chapitre : « Le reproche en un sens le plus honorable que l'on puisse faire à un homme, c'est de lui dire qu'il ne sait pas la cour : il n'y a sorte de vertus qu'on ne rassemble en lui par ce mot » (éd. Garapon, Classiques Garnier, p. 221).

[197] Je citerai seulement ces lignes du Sermon sur l'efficacité de la pénitence : « O Cour vraiment auguste et vraiment royale, que je puisse voir tomber par terre I'ambition qui t'emporte, les jalousies qui te partagent, les médisances qui te déchirent, les querelles qui t'ensanglantent, les délices qui te corrompent, l'impiété qui te déshonore ! » (éd. Lebarq, revue par Ch. Urbain et E Levesque, tome IV, p. 315). Voir, sur ce sujet, la thèse de M. Jacques Truchet : La Prédication de Bossuet. Étude des Thèmes, tome II, ch. 9, "La Haute Société" (p. 175 sq.) : J'en extrais ces lignes : « Parmi les tares de la Cour, il n'en est pas sur laquelle le Carême de Saint-Germain insiste plus que sur les perfidies des courtisans. Flatteries, calomnies - ces dernières d'autant plus graves qu'elles tendent souvent à ruiner un innocent dans l'esprit du souverain - amitiés lâches ou même hypocrites, tous ces thèmes sont largement développés » (p. 202).

[198] Voir acte I, scène 1, vers 118;

[199] Voir acte I, scène 1, vers 118. 196. À Philinte qui lui demande :

Vous voulez un grand mal à la nature humaine ?

Alceste répond :

Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine. (ibid., vers 113-114).

Si M. Alfred Simon avait raison, Alceste devrait répondre que son aversion ne va pas à « la nature humaine », mais aux « gens en place » et à « un certain régime ».

[200] Les Caractères, éd. cit., p. 275.

 

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