Assez décodé !
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………Mais qui a peur de M. Barbéris ?



…… Il y aurait encore bien d'autres âneries à relever dans l'interprétation que M. Barbéris nous donne du Misanthrope, mais je pense en avoir maintenant examiné les principales, la plus notable étant certainement l'affirmation selon laquelle Célimène serait d'origine plébéienne, et la plus inénarrable, le « décryptage » de la chanson du roi Henri [201]. Certains lecteurs trouveront peut-être que j'ai été, à mon habitude, beaucoup trop véhément. Mais je me sens particulièrement à l'aise pour juger l'interprétation de M. Barbéris avec toute la sévérité qu'elle mérite. En effet, non content d'ignorer continuellement tout ce qui dans le texte contredit ses propos, non content de débiter les absurdités les plus ridicules, M. Barbéris prétend bien être le premier à avoir vraiment compris Le Misanthrope. L'ineptie de son interprétation n'a d'égal que le dédain que lui inspirent toutes les interprétations qui ont précédé la sienne. Selon lui, Le Misanthrope est « l'une des pièces les plus massacrées par la tradition [202]». Tout le monde s'y est employé, les professeurs des « lycées de papa [203]», « notre critique universitaire [204]», les éditeurs de la pièce dans leurs notices et leurs commentaires tel « l'invraisemblable Robert Jouanny, annotant les Classiques Garnier de papa [205]». Bref, depuis plus de trois siècles, jamais personne, avant M. Barbéris, n'avait su vraiment voir le contenu réel, essentiellement politique, de la pièce.

…… Mais cette cécité générale de la critique pose évidemment un problème tout à fait redoutable. Comment expliquer que, pendant si longtemps, personne n'ait su lire ce qui, finalement, selon M, Barbéris, « n'est pas tellement difficile à lire » ? Certes M. Barbéris croit avoir trouvé l'explication : c'est que « simplement on n'a pas voulu [le] lire. Ça aurait été de trop de conséquence [206]». On s'est bouché les yeux, parce qu'on avait peur. On s'est enfermé « dans une pure fonctionnalité dramatique » ou dans « la caractérologie abstraite », afin que les personnages se « déshistorisent » et ainsi « rassurent [207]». On a « occulté » tout ce qui « dérangeait », c'est-à-dire « L'HISTOIRE », les « données socio-politiques ». On a préféré, parce que cela « arrangeait », ne voir dans les personnages que des caractères individuels dont les ridicules « ne compromettent qu'eux-mêmes [208]». Ainsi d'Acaste et de Clitandre, dans lesquels on n'a voulu voir que des « dindons ». En réalité, « ces dindons sont des monstres, mais cela arrangeait bien notre tradition molièresque scolaire de ne pas le dire. Les nécessités d'oblitérer toute lutte des classes bénéficient aux anciens adversaires de la bourgeoisie [209]». Ainsi d'Alceste, dans lequel on n'a voulu voir qu'un cas psychologique : « Alceste n'est-il que cet impatient, cet homme à foucades et paradoxes de la scène première ? Là encore, il y a trop de gens que cela arrangerait [210]».

…… Tout compte fait, l'explication que nous donne M. Barbéris de ce qu'il croit être l'aveuglement de la critique à l'égard du Misanthrope, me paraît presque plus ridicule encore que son interprétation de la pièce. Ainsi, pendant plus de trois siècles, personne n'aurait vraiment osé regarder en face Le Misanthrope, pendant plus de trois siècles, on se serait ingénié à jeter un voile sur la véritable signification de la pièce, parce qu'elle faisait peur, jusqu'à ce que paraisse enfin notre intrépide prince qui, d'un geste hardi, a arraché le voile. Ah certes ! il faudrait un Bossuet pour célébrer dignement l'audace dont le noble prince croit avoir fait preuve ! Mais le petit Pommier, parce qu'il manque sans doute du sens de la grandeur, serait plutôt porté à se tenir les côtes. Car enfin, quand bien même Le Misanthrope dirait effectivement tout ce que M. Barbéris lui fait dire, on se demande en quoi cela pourrait vraiment effrayer qui que ce soit et quelle « conséquence » cette révélation pourrait bien avoir.

…… On se demande d'abord pourquoi les hommes du XVIIe siècle auraient refusé de voir dans Le Misanthrope ce que M. Barbéris prétend y voir. Si Célimène avait été, en effet, d'origine plébéienne, cela n'aurait sans doute ni effrayé ni seulement choqué beaucoup de gens, puisque les personnages de « mal blanchis » ne manquent pas dans la littérature du temps, notamment dans les Satires de Boileau ou dans les Caractères de La Bruyère. En revanche, si Alceste avait vraiment été un opposant « très hostile au nouveau cours politique des choses », si la chanson du roi Henri avait vraiment été une « chanson de résistance » cryptoprotestante, cela aurait pu assurément, sinon effrayer, du moins heurter bien des contemporains de Molière. Mais alors, bien loin de fermer les yeux, ils les auraient écarquillés; au lieu de faire semblant de ne pas voir les éléments subversifs qu'il y avait dans la pièce, ils auraient prétendu en découvrir beaucoup d'autres qui n'y étaient pas; au lieu de garder un silence prudent, ils n'auraient pas manqué de crier leur indignation, de dénoncer violemment l'auteur et d'appeler sur lui les foudres du pouvoir, comme les dévots l'ont fait pour Le Tartuffe. Ceux-ci, d'ailleurs, n'auraient certainement pas laissé échapper une pareille occasion de mener contre Molière une nouvelle offensive qui aurait pu être beaucoup plus dangereuse encore.

…… Inversement, si Le Misanthrope avait été effectivement une œuvre de contestation politique et sociale, on n'aurait pas manqué, plus tard, de le relever aussi, non plus pour s'en indigner, mais pour s'en féliciter. Si M. Barbéris avait raison, Le Misanthrope aurait dû jouer, dans les années qui ont précédé la Révolution, le rôle qu'ont joué Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro. Cela ne s'est pas produit. Quant aux Révolutionnaires, ils ne semblent pas, dans l'ensemble, avoir vraiment eu le sentiment que l'auteur du Misanthrope leur avait préparé la voie. Assurément, dans la chaleur de l'action révolutionnaire (on n'avait guère le temps d'étudier attentivement les textes et les circonstances, assurément, ne favorisaient guère les lectures objectives et rigoureuses), quelques esprits ont pu se laisser aller à "décoder" et un Camille Desmoulins a cru pouvoir faire d'Alceste un « républicain » et même un « jacobin [211]». Mais l'idée n'a pas été retenue. Certes, comme le remarque M. Michel Delon, « Il semble [que Molière] soit rangé durant les premières années de la Révolution parmi les grands écrivains défenseurs de la liberté et de l'égalité [212]» . Mais cela n'a pas duré : « Le 24 avril 1794, nous apprend M. Jean-Pierre Collinet, le Comité de Salut public épure le répertoire et il en élimine presque tout Molière [213]».

…… S'il est un écrivain qui aurait dû être sensible, s'il avait pu la percevoir, à la contestation politique et sociale contenue dans Le Misanthrope, c'est bien Stendhal. Il est donc particulièrement intéressant de rappeler (M. Barbéris s'est bien gardé de le faire) ce qu'il écrit dans son Journal, le 28 aout 1804, après avoir assisté à une représentation du Misanthrope : « Il y a dans Alceste l'imperfection capitale que la tête n'est pas assez bonne. Il devrait voir que tous ces maux qu'il ne peut endurer viennent du gouvernement monarchique, et tourner contre le tyran la haine que lui donnent les vices de ses contemporains. Ne prenant pas ce parti, n'en ayant pas la force, il devrait se faire une idée nette de la vertu, et pour faire encore quelques biens partiels (ne s'attaquant pas à la racine du mal), rester dans le monde pour s'y liguer avec le peu d'honnêtes gens qui y sont et y faire le plus de bien possible. Que si Molière a voulu rendre son Alceste ridicule pour n'avoir pas pris ce parti, il devrait nous le montrer, et le lui faire dire au moins par Philinte [214]». À l'évidence, Stendhal ne voit pas du tout Le Misanthrope comme M. Barbéris, puisqu'il regrette amèrement de ne pas y voir ce que celui-ci y voit. Il aurait bien voulu, lui, qu'Alceste eût des « un-Louisquatorzian activities ». Il aurait bien voulu, du moins, qu'à défaut de s'attaquer directement au pouvoir monarchique, il se servît de sa position et de sa fortune pour essayer, avec l'aide de quelques amis de réparer un peu les maux causés par ce pouvoir. Il aurait bien voulu, en tout cas, qu'à défaut de prêter à son personnage le comportement qu'il aurait souhaité lui voir, Molière eût pris la peine de dénoncer, par la bouche de Philinte, un égoïsme et une indifférence aux injustices sociales qui ne s'accordent guère avec ses grandes proclamations vertueuses. Ainsi donc, si Stendhal n'a pas su voir dans Le Misanthrope ce qu'a vu M. Barbéris, celui-ci ne saurait expliquer son « aveuglement » par la volonté de ne pas voir ce qui lui faisait peur. Comment dire, en effet, que Stendhal n'a pas voulu voir ce qu'au contraire il aurait bien voulu voir ? Comment dire qu'il a eu peur de ce dont il déplore l'absence ?

…… D'autres, après Stendhal, ont jugé sévèrement la société monarchique française du XVIIesiècle et ont éprouvé peu de sympathie pour Sa Majeste Très Chrétienne le roi Louis XIV. Pourtant, à l'exception de Michelet, aucun d'eux ne semble avoir jamais découvert la portée politique du Misanthrope, pas même Octave Mirbeau qui est peut-être l'auteur des pages les plus violentes qu'on ait écrites sur la Cour de Louis XIV et sur son règne. Assurément l'auteur de La 628-E-8 n'aurait éprouvé aucun effroi, mais au contraire beaucoup de joie, s'il avait pu trouver dans Le Misanthrope un avant-goût, fût-il très faible, de cette véritable haine qu'il ressent pour ce « règne monstrueux et fétide, dont l'odeur de latrines, de bordel, vous prend à la gorge, et vous fait tourner, soulever le cœur, jusqu'au vomissement [215]». Cependant il n'a trouvé ce qu'il aurait aimé trouver ni chez Molière, ni chez aucun autre des grands écrivains du siècle, à l'exception, dans une certaine mesure, de Saint-Simon, qu'il met pour cela au-dessus de tous les autres. Il ajoute, en effet, aussitôt après les lignes que j'ai citées : « Ni la beauté des palais, ni la grâce des jardins et des parcs, ni la gloire de La Rochefoucauld, de Pascal, de La Bruyère, de Corneille, de Racine, de Molière, ni le puissant génie constructeur de Colbert, ni - ce qui est plus beau et plus grand que tout cela - la force accusatrice des aveux, des portraits de l'immortel Saint-Simon, ne sauraient en effacer les hontes et les crimes [216]». S'il y avait eu, dans Le Misanthrope, ne serait-ce qu'un peu de cette « force accusatrice » qu'il découvre dans Saint-Simon, mieux que personne Octave Mirbeau aurait dû la sentir.

…… Mais s'il est déjà très surprenant que les hommes les plus hostiles à la monarchie louis-quatorzienne n'aient pas su voir dans Le Misanthrope ce que M. Barbéris y a vu, il est encore plus surprenant, et plus gênant pour sa thèse, que les critiques marxistes eux-mêmes n'aient pas été plus perspicaces. Il y a eu des critiques marxistes avant M. Barbéris. Aucun d'eux, pourtant, n'a compris la pièce comme il l'a comprise. Les uns, comme Lucien Goldmann, n'ont pas parlé du Misanthrope ou n'en ont parlé que d'une manière très occasionnelle et allusive [217] : assurément, ils n'auraient pas manqué de s'y arrêter assez longuement, s'ils y avaient découvert ce que M. Barbéris a cru y découvrir. Les autres, comme MM. Lop et Sauvage, ou, dans leur sillage, M. Georges Dupeyron [218] et M. Richard Monod [219], ont insisté sur les « données socio-politiques » de la pièce, mais, somme toute, leur "lecture" est encore bien rétrograde, leur Misanthrope restant beaucoup plus proche de celui de Molière que de celui de M. Barbéris. La principale "découverte" de M. Barbéris, celle sur laquelle il insiste le plus longuement, c'est-à-dire l'origine plébéienne de Célimène, ils ne l'ont, bien sûr, aucunement pressentie. Ils n'ont, par conséquent, rien compris à la scène des portraits, n'ayant pas pu deviner que Clitandre et Acaste ne cessaient de tendre des pièges à Célimène et que les noms qu'ils lui lançaient, étaient ceux de personnages « mal blanchis ». Est-il besoin de le dire ? Ils n'ont pas soupçonné une seconde que la chanson du roi Henri était « un texte cryptographique » et ils auraient évidemment été sidérés de l'apprendre. En revanche, ils ont évoqué l'hypothèse d'un Alceste qui aurait été un opposant politique. C'est que, sur ce point, nous l'avons vu, la thèse de M. Barbéris n'est pas tout a fait nouvelle, si ces deux arguments majeurs sont, eux, tout à fait inédits. Mais finalement ils n'ont pas cru que l'hypothèse pouvait vraiment être retenue [220].

…… M. Barbéris nous a dit que la véritable signification du Misanthrope n'était pas « tellement difficile à lire ». Or ce qui n'est pas tellement difficile à lire pour un critique ordinaire dans Le Misanthrope, devrait être très facile à lire pour un critique marxiste, puisqu'il sait d'avance, sinon tout ce qu'il doit trouver, du moins de quel côté il doit chercher. Comment expliquer, par conséquent, qu'aucun critique marxiste, avant M. Barbéris, n'ait su le lire. Ce ne peut être assurément parce qu'ils n'ont pas voulu le lire. S'agissant de critiques marxistes, M. Barbéris ne saurait invoquer la peur de comprendre. Il faudrait qu'il nous trouvât, pour eux, une autre explication. Et, je le crains, elle ne pourrait être que peu flatteuse : si les critiques non marxistes ne veulent pas comprendre ce qui n'est pas tellement difficile à comprendre, apparemment les critiques marxistes, eux, ne le peuvent même pas, à l'exception, bien sûr, de M. Barbéris.

…… En réalité, si la peur de comprendre n'explique pas tout, c'est parce qu'elle n'explique rien et, si elle n'explique rien, c'est parce qu'il n'y a rien à expliquer, si ce n'est l'incroyable stupidité de l'interprétation de M. Barbéris et de sa ridicule prétention à nous effrayer avec ses foutaises. Qui, de nos jours, son interprétation du Misanthrope pourrait-elle effrayer, sinon peut-être quelques-uns, parmi les plus rétrogrades, des derniers monarchistes ? Mais on les compterait probablement sur les doigts d'une main et d'ailleurs ils seraient sans doute simplement choqués par les propos de M. Barbéris plutôt que véritablement effrayés. Aussi bien M. Barbéris serait-il vraisemblablement disposé à l'admettre. Mais, selon lui, si ce n'est plus directement, du moins le plus souvent, la véritable signification du Misanthrope n'en continue pas moins à effrayer à cause des conséquences que sa révélation pourrait avoir. Selon lui, ce qui fait peur, dans la lecture du Misanthrope, c'est beaucoup moins le contenu même de cette lecture que le fâcheux exemple que constitue la pratique d'une telle lecture. Si on veut fermer les yeux sur les conflits socio-politiques qui forment la toile de fond du Misanthrope, ce n'est pas qu'on veuille vraiment les nier : on croit seulement qu'il est dangereux de les révéler. On craint qu'en acceptant d'ouvrir les yeux sur les réalités sociales du passé, on ne puisse plus refuser de les ouvrir sur celles du présent. Ce qui fait peur, selon M. Barbéris, c'est la contagion, c'est l'engrenage. Quand on commence à regarder les choses en face, il devient difficile de s'arrêter. Si l'on ne veut pas regarder en face la société de son temps, mieux vaut donc éviter aussi de regarder en face celle des siècles passés. M. Barbéris en est convaincu, ou du moins il affecte de l'être : c'est un réflexe conservateur qui explique l'aveuglement de la critique à l'égard du Misanthrope.

…… Mais, sans revenir sur le cas des critiques marxistes pour qui cette explication ne peut évidemment jouer, il faudrait, pour que l'on puisse y croire, que tous ceux qui ne voient pas, dans Le Misanthrope, les tensions socio-politiques que M. Barbéris croit y avoir trouvées, soient aussi des gens qui ne voient jamais nulle part les réalités de cet ordre. Il faudrait que, non contents de ne pas les voir là où raisonnablement on peut penser qu'elles sont absentes, ils ne les voient pas non plus là où pourtant ils devraient les voir. Il faudrait qu'ils ne les voient pas chez les auteurs mêmes où elles se voient le mieux : si un fervent lecteur de Zola (il n'en manque pas) ne voit pas dans Le Misanthrope ce que lui y voit (le contraire serait surprenant), M. Barbéris ira-t-il prétendre que les réalités sociales et politiques lui font peur ? Il faudrait enfin qu'ils refusent de les voir aussi, non seulement dans lesœuvres d'imagination, mais encore et d'abord dans les faits. Car enfin pourquoi refuserait-on de voir reflétées dans les livres de fiction des réalités historiques que l'on accepte de regarder en face ? Comment donc tous ceux, et il y en a beaucoup, je pense, qui sont parfaitement conscients de la monstrueuse injustice de la société française du XVIIe siècle, qui ne peuvent songer sans horreur à toutes les violences et à tous les crimes légaux commis sous le règne de Louis XIV, pourraient-ils être effrayés, ou simplement choqués, de voir évoquées dans une pièce de théâtre certaines (mais non les plus criantes) des inégalités sociales qui existaient alors, et d'y entendre s'exprimer, en des termes d'ailleurs singulierement voilés, un opposant politique.

…… M. Barbéris semble considérer ce qu'il a cru découvrir dans Le Misanthrope, comme de la dynamite. Mais ce n'est même pas un petit pétard, comme il y en a dans les papillotes, à côté de ce qu'on trouve dans les livres d'histoire sur le règne de Louis XIV, y compris dans les manuels scolaires en usage dans « les lycées de papa ». Il suffit d'ouvrir le Malet et Isaac de la classe de Seconde et de feuilleter le chapitre consacré à "La France sous Louis XIV" pour s'apercevoir que les auteurs n'ont pas cherché à « occulter » les aspects les plus noirs de la société louis-quatorzienne et qu'ils n'ont pas craint d'évoquer les crimes les plus horribles commis au nom du roi [221]. Ainsi donc, dans ces « lycées de papa » où l'on ne craignait pas de révéler aux élèves qu'une bonne partie des sujets de Sa Majesté Très Chrétienne vivaient comme des bêtes et parfois mouraient de faim, et qu'ils étaient pendus lorsqu'ils osaient se révolter, on aurait eu peur de leur apprendre que, sous le règne du même monarque, un personnage de comédie pouvait être, à cause de son origine plébéienne, l'objet d'allusions qui n'auraient pas manqué d'être blessantes, si elles avaient été compréhensibles, et que le héros de la pièce aurait pu avoir des ennuis très sérieux, s'il n'avait su exprimer son opposition « au nouveau cours politique des choses » d'une manière si déguisée que l'ami qui le connaît le mieux, bien loin d'être effrayé, éclate de rire lorsqu'il récite, avec une détermination farouche, sa « chanson de résistance » devant un grand seigneur fort bien en Cour. À qui M. Barbéris fera-t-il avaler cela ? C'est trop gros, grand Prince, c'est vraiment trop gros

…… « Allons plus loin », Monseigneur ! Non seulement vous n'avez aucunement lieu d'accuser la critique scolaire et universitaire, sous prétexte qu'elle n'a pas compris Le Misanthrope comme vous croyez le comprendre, de manifester ainsi son « refus du réel », mais c'est plutôt à Votre Altesse elle-même, toute marxiste qu'elle soit, qu'on pourrait faire ce reproche. Quand on fait du Misanthrope une "lecture" essentiellement psychologique, non seulement on ne refuse pas « le réel », mais on refuse de s'en écarter. Car « le réel », pour un critique, c'est d'abord le texte qu'il étudie. Ce n'est pas la critique « traditionnelle » qui s'est enfermée dans la psychologie, c'est Molière lui-même. C'est lui qui a intitulé sa comédie Le Misanthrope. C'est lui qui a expliqué le comportement de Célimène par son « humeur coquette » et son « esprit médisant », et celui d' Alceste par son « humeur noire [222]». Certes, il y a bien, dans Le Misanthrope, l'évocation d'un milieu social précis, mais c'est un milieu très homogène [223]. On ne saurait donc rien y trouver qui ressemble à un commencement de lutte des classes. Les différences entre les personnages, leurs divergences, leurs conflits s'expliquent par la diversité des caractères, non par celle des origines sociales, et pas davantage par celle des opinions politiques. Bien loin de songer à contester l'ordre établi, aucun des personnages de la pièce, pas même Alceste, ne semble seulement soupçonner qu'il pourrait donner matière à s'interroger. On peut peut-être regretter, sinon que Le Misanthrope ne soit pas une œuvre de contestation sociale et politique (ce ne serait plus la même œuvre), du moins que Molière, à défaut de pouvoir écrire une telle œuvre, n'ait sans doute même pas eu envie de le faire (il avait, il est vrai, assez de soucis et d'ennemis pour n'être pas tenté de s'en donner d'autres). On peut en tout cas déplorer qu'il ait fallu attendre la fin du siècle et La Bruyère, sinon pour trouver une véritable contestation politique, du moins pour voir évoquer et dénoncer les injustices sociales les plus criantes. Mais, comme le dit Bossuet, cher Prince, lequel, il est vrai, n'a cessé de s'adonner lui-même au vice qu'il dénonçait si bien, « le plus grand dérèglement de l'esprit, c'est de croire les choses parce qu'on veut qu'elles soient, et non parce qu'on a vu qu'elles sont en effet [224]».

…… Il est assurément très banal de dire, après Lanson et beaucoup d'autres, que la littérature du XVIIesiècle est « essentiellement psychologique [225]». Mais c'est aussi un fait incontestable. C'est à la littérature du XVIle siècle que M. Barbéris aurait dû reprocher ce « refus du réel » qu'il reproche aux dix-septiémistes, et, finalement, c'est lui qui mérite ce reproche. Ce qu'il reproche aux critiques de ne pas vouloir voir dans lesœuvres classiques, il ne veut pas voir que les auteurs classiques n'ont pas voulu le voir. Et ce qu'il refuse ainsi de regarder en face, ce n'est pas seulement les textes littéraires, c'est aussi la réalité historique. M. Barbéris nous bassine sans cesse avec le mot HISTOIRE, dont il se gargarise à longueur de pages, mais on peut se demander si le sens de l'histoire ne lui fait pas autant défaut que le sens littéraire. La littérature du XVIIe siècle ne se serait pas à ce point désintéressée des réalités sociales, si le public cultivé s'y était un peu intéressé. L'indifférence des écrivains reflète évidemment celles des couches sociales auxquelles ils appartiennent, eux et tous leurs lecteurs. Vouloir découvrir dans lesœuvres classiques une contestation sociale et politique qui ne s'est manifestée que plus tard, ce n'est pas seulement fausser les textes, c'est aussi déformer l'histoire, en anticipant une évolution des esprits et des idées qui ne s'est pas encore produite, et qui n'aurait pas manqué d'avoir des effets plus tôt, si elle s'était produite plus tôt. Si M. Barbéris avait raison, ce n'est pas seulement l'histoire littéraire, c'est l'histoire tout court qu'il faudrait changer. Il faudrait non seulement réécrire Le Misanthrope et une bonne partie de la littérature classique, mais aussi accélerer le cours de l'histoire, avancer la date de la Révolution française, et, au besoin, faire mourir sur la guillotine, non plus Louis XVI, mais Louis XIV, qui, sans doute, l'aurait davantage mérité. Comme beaucoup d'autres, M. Barbéris croit prouver qu'il est un homme de progrès, en donnant des interprétations arbitrairement progressistes des textes du passé. Une telle démarche est particulièrement absurde : outre qu'elle conduit à faire dire aux textes ce qu'ils ne disent pas, voire le contraire de ce qu'ils disent, elle revient finalement à estomper en même temps les changements qui se sont produits dans les mœurs et dans les mentalités, et à minimiser les transformations de la société. On en arrive ainsi à gommer ce dont on prétend se réclamer : l'histoire et le progrès.

………Vous avez dit « obscurantisme », cher Prince ?

…… Bien entendu, si le grand Barbéris se prend pour un homme de progrès, il croit, ou il affecte de croire, que le petit Pommier est profondément conservateur, pour ne pas dire réactionnaire. Je suis, écrit-il, « l'un des porte-parole de l'obscurantisme pseudo-rationaliste universitaire [226]». Avec Raymond Picard, je fais partie des « tenants du sens en béton, du sens établi par les textes et par le passé (qui, n'est-ce pas, avait si bien compris Shakespeare et Baudelaire ?), du sens déposé dans les textes et dans le consensus et les protocoles de lecture établis [227]». En effet, chez moi, « comme chez Picard », la même « illusion » subsiste : « il existe pour tout texte un sens manifeste, manifesté en tout cas depuis longtemps par les lectures raisonnables; et ce sens est là; il suffit d'en convenir, et tous les efforts de relecture ne sont que troubles entreprises de mauvaise foi pour ne pas voir l'évidence [228]». Je ne voudrais pas être trop long ni reprendre des propos que j'ai déjà tenus ailleurs [229]. Mais, puisque M. Barbéris a prétendu exposer mon point de vue, il me paraît nécessaire de corriger et de compléter ce qu'il a

…… On sent tout d'abord que M. Barbéris, comme d'autres d'ailleurs [230], aurait de beaucoup préféré que l'auteur d'Assez décodé ! ne fût pas un rationaliste déclaré. Il se serait senti plus à l'aise pour dénoncer mon « obscurantisme ». Mais, m'ayant lu, il ne lui était guère possible de prétendre, comme l'a fait M. Marc Soriano [231], que j'étais un « intégriste ». Il a cru trouver la solution en disant que mon « obscurantisme » était « pseudo-rationaliste ». Faute d'être un bien-pensant sur le plan philosophique, je le serais dans le domaine de la critique. À en croire M. Barbéris, je serais le porte-parole de la vieille Université, le défenseur de la tradition et de l'orthodoxie critique. Il va même jusqu'à suggérer que je suis une espèce de Louis Veuillot, exaltant « le bon sens qui parle bon français ». Après avoir cité un de mes propos [232], M. Barbéris le commente ainsi : « Puisque ces gens parlent si facilement de calembredaines, en voici une de taille, et qui nous renvoie à l'immortelle "vérité" de Louis Veuillot : "Le vrai, c'est le bon sens qui parle bon français", avec toutes les connotations voulues, en ce qui concerne, du côté des procureurs et terroristes médiocrates du Comité consultatif des Universités [233]». Cet amalgame est évidemment destiné à insinuer que, si je ne partage pas les croyances religieuses d'un Louis Veuillot, j'appartiens, malgré tout, à la même famille d'esprits. Mes tendances fonciêrement intégristes, empêchées, par un incompréhensible accident, d'emprunter la grande voie qui est habituellement la leur, auraient été détournées sur une voie secondaire : au lieu de s'épanouir dans le conservatisme religieux et la défense de la tradition catholique, elles se seraient donné libre cours dans le conservatisme critique et la défense de la tradition universitaire.

…… Eh bien ! non, grand Prince, non. Le petit Pommier n'est pas du tout ce que Votre Altesse voudrait qu'il fut, un « pseudo-rationaliste [234]», un libre penseur d'occasion, un mécreant par accident. Que j'écrive sur la religion [235], ou que j'écrive sur la critique, ma démarche est toujours la même : je ne défends que la rigueur intellectuelle, que les règles de la logique, que les droits de la raison. Je n'ai point d'autre « orthodoxie ». Nouvelle critique ou vieille théologie, mon adversaire est toujours l'absurdité, il est toujours l'obscurantisme. Tout semble se passer comme si la quantité de sornettes dont se nourrit l'espèce humaine et qui est hélas ! considérable, devait toujours rester à peu près constante. Si la religion, qui avait été, pendant tant de siècles, la principale fabrique de fariboles, a beaucoup ralenti sa production, tout le marché ainsi libéré semble avoir été occupé par les foutaises des sciences humaines et principalement de la psychanalyse dont les âneries foisonnantes tiennent maintenant plus de place sur les rayons des librairies que les livres religieux et dont les constructions dogmatiques rappellent si souvent celles de la théologie chrétienne. Et, pour ne parler que de la critique littéraire, si le "décodage" est un mot récent, la pratique, elle, en est fort ancienne: les principes et les méthodes de "lecture" des "nouveaux critiques" font sans cesse penser à ceux de l'éxégèse biblique dont, d'ailleurs, ils se plaisent souvent à reprendre la terminologie [236].

…… Quoi que dise M. Barbéris, je ne suis le « porte-parole » de personne. Je n'entends exprimer que mon propre point de vue, et non celui de ce que M. Barbéris appelle « la critique de type universitaire ». En pourfendant la nouvelle critique, j'entends défendre les textes et les auteurs qu'elle prétend éclairer et qu'elle trahit sans cesse; je n'entends point exalter la critique universitaire traditionnelle dont je suis très loin d'admirer sans distinction tous les travaux. D'ailleurs, dans Assez décodé !, je n'avais pas pris pour cibles que les seuls adeptes de la nouvelle critique. Ainsi, à propos du monostique d'Apollinaire, "Chantre", j'avais étrillé M. Georges Zayed, dont le "décodage" ne faisait point appel à la nouvelle critique, mais à une technique traditionnelle, la recherche de l'allusion biographique, et j'avais même décoché quelques flèches à une des grandes figures de la vieille Sorbonne, particulièrement redoutée et donc habituée à être, au contraire, copieusement encensée, Marie-Jeanne Durry. Dans ma thèse de doctorat d'Etat elle-même, je n'ai pas craint de dire que, si une certaine platitude me semblait inhérente au genre même de la critique scolaire et universitaire, sa tâche étant d'expliquer lesœuvres, c'est-à-dire, au sens étymologique, de les "déplier", il me semblait pourtant que certains universitaires pratiquaient souvent la platitude « avec une application trop soutenue et une conscience trop scrupuleuse ».

…… Les reproches que je fais à certains travaux de la critique universitaire traditionnelle rejoignent d'ailleurs, mais sur un point seulement et encore partiellement, ceux que lui fait M. Barbéris. Selon lui, « la critique de type universitaire, érudite » est « imbattable sur les entours du texte, sur ses états successifs, sur ses "sources" […] mais absolument aveugle et sourde au texte lui-même en tant que scandale et réalité, toujours discoureuse et circumnavigante comme au temps de Péguy, prétendant à une sorte d'objectivité au-dessus des querelles, des méthodes et des idéologies, sereine mais fade, sérieuse et précise mais sans grandes conséquences autres que d'information […] incapable de problématiser ses analyses et propositions, elle accumule des matériaux d'une grande richesse dont elle ne fait rien et dont elle ne sait rien faire. Elle accumule les identifications qui ne changent rien à notre lecture du texte. Elle est le type même de la critique a-critique [237]». II est vrai que la critique universitaire traditionnelle accumule souvent des matériaux (notamment des renseignements biographiques, non seulement sur les auteurs qu'elle étudie, non seulement sur leurs parents et amis, mais sur les parents et amis de leurs parents et amis) dont elle ne fait rien. Mais, si elle n'en fait rien, ce n'est pas, du moins le plus souvent, parce qu' « elle ne sait rien [en] faire », comme le prétend M. Barbéris, mais tout simplement parce qu'il n'y a rien à en faire. L'érudition de la critique universitaire est hélas ! souvent aussi gratuite qu'elle est grande : elle est ainsi tout à fait stérile [238]. Il est vrai que la critique traditionnelle passe souvent beaucoup plus de temps à parler des « entours du texte » que du texte lui-même. La raison principale en est sans doute que l'érudition autour du texte ne demande guère que du travail et de la patience, alors que l'étude véritablement littéraire des textes demande en outre de l'intelligence et un certain talent. Fort heureusement, le plus souvent, cette érudition abusive ne represente que du temps perdu et du papier gâché. Il peut arriver pourtant qu'elle ait parfois des conséquences plus facheuses. À force de chercher autour du texte, les érudits ne se contentent pas toujours d'oublier le texte : ils croient parfois avoir trouvé une clé nouvelle, et, voulant à toute force s'en servir, ils faussent si bien la serrure qu'ils ne peuvent plus ouvrir et qu'ils ne sont plus capables de voir ce qui normalement devrait leur sauter aux yeux. Prétendre ainsi, comme le fait après d'autres M. Jasinski, que l'Amphitryon de Molière « est une pièce d'actualité, suscitée par les amours du roi et de Mme de Montespan [239]» revient à méconnaître la singularité d'une situation fertile en quiproquos sur lesquels repose, pour l'essentiel, le comique de la pièce. Car enfin, lorsque Mme de Montespan couchait avec Louis XIV, elle ne croyait jamais coucher avec son mari et elle n'allait évidemment pas dire ensuite à celui-ci qu'ils avaient passé tous les deux une nuit merveilleuse. Et que dire de l'interprétation de M. Jacques Truchet qui pense, lui, qu'Alcmène est Mademoiselle de La Vallière [240] ? Cette fois, non seulement il n'y a plus de double, mais il n'y a plus de mari, alors que la pièce est d'abord l'histoire d'un mari trompé par son double. Aussi bien les arguments auxquels M. Truchet fait appel pour essayer de prouver le bien-fondé de son hypothèse, sont-ils affligeants.

…… Bien loin donc d'être l'homme lige de la « vieille Université » et de la critique traditionnelle, je juge leurs travaux avec la même liberté d'esprit et de langage que ceux de la nouvelle critique. Je sais fort bien qu'à côté d'ouvrages excellents, on y trouve aussi beaucoup de travaux médiocres, qui distillent lentement l'ennui d'une érudition inutile ou d'une paraphrase insipide. Je sais aussi que les Professeurs d'Université qui ont écrit les thèses les plus indigestes, admettent généralement assez mal qu'on puisse seulement essayer d'être un peu moins assommant qu'eux. C'est d'ailleurs ce que j'ai clairement laissé entendre devant ceux-là mêmes que M. Barbéris appelle « les procureurs et terroristes médiocrates du comité consultatif des Universités [241]». Aussi mes propos avaient-ils déplu, non seulement aux partisans de la nouvelle critique, mais encore à pas mal d'autres qui m'avaient trouvé vraiment « trop négateur ».

…… Mais, si regrettables que puissent être parfois les défauts de la critique traditionnelle, ceux de la nouvelle critique me paraissent, le plus souvent, beaucoup plus graves encore. S'il est relativement rare que la critique traditionnelle soit véritablement destructrice et qu'elle propose des hypothèses qui vont directement à l'encontre de l'intelligence des textes qu'elles prétendent éclairer, la nouvelle critique, elle, le fait continuellement. Certes, la nouvelle critique peut sembler souvent moins insipide que la critique traditionnelle, mais c'est parce qu'elle a remplacé l'insignifiance par le contresens, la banalité par l'absurdité et les fadaises par des foutaises. M. Barbéris reproche à la critique « de type universitaire » de ne rien faire des matériaux qu'elle accumule. Mais il vaut encore mieux qu'elle n'en fasse rien plutôt que d'en faire ce qu'il voudrait qu'elle en fît et qu'il fait lui-même avec son interprétation du Misanthrope. Il est certes fâcheux qu'un livre de critique n'apporte aucune sorte de lumière sur une œuvre dont il est censé faciliter l'intelligence, mais il est encore beaucoup plus fâcheux qu'il projette sur elle la lumière noire d'une interprétation arbitraire, qui est presque toujours aussi une interprétation absurde. Car il est très difficile, voire quasi impossible, de faire dire à un texte autre chose que ce qu'il dit, sans l'empêcher plus ou moins, quand ce n'est pas totalement, de dire ce qu'il dit vraiment. Toutes ces "lectures" qui prétendent ajouter « du sens » aux textes, ont toujours pour premier résultat d'affaiblir ou d'effacer celui que l'auteur y a mis. C'est d'ailleurs, nous l'avons vu, ce qui arrive continuellement à M. Barbéris lorsqu'il décrypte Le Misanthrope : il ne parvient à voir dans Le Misanthrope ce qu'il veut a tout prix y voir qu'en renonçant à voir ce qui s'y trouve effectivement [242].

…… M. Barbéris reproche à la critique traditionnelle d'être « le type même de la critique a-critique ». En fait, c'est bien plutôt la nouvelle critique qui me paraît mériter ce reproche. Sans doute ai-je assez souvent le sentiment que la critique traditionnelle reste, en effet, trop « a-critique ». Mais ce n'est guère pour les mêmes raisons que M. Barbéris. S'il juge que la critique traditionnelle est a-critique, ce n'est pas seulement parce qu'elle a tendance a oublier le texte au profit des « entours du texte », c'est surtout, c'est essentiellement parce qu'elle n'essaie pas de faire dire aux textes ce qu'ils ne disent pas et que lui voudrait qu'ils disent. Pour moi, la critique est a-critique lorsqu'elle ne remplit pas sa tâche fondamentale qui est de faire ressortir l'intérêt d'une œuvre, d'en montrer les réussites, mais aussi, à l'occasion, d'en déceler les faiblesses et d'en marquer les défauts. Si la critique traditionnelle l'oublie trop facilement, en s'enlisant dans une érudition stérile ou en se contentant d'une paraphrase si molle, si plate, qu'on se demande continuellement si le critique approuve ou n'approuve pas l'auteur dont il parle, s'il admire ou n'admire pas son talent ou son art, s'il aime ou n'aime pas son œuvre, la nouvelle critique, elle, n'est pas a-critique seulement par omission. Son inintelligence des textes n'est pas seulement passive : elle est hélas ! active. Elle ne se contente pas de ne pas aider le lecteur à comprendre lesœuvres : elle s'emploie à l'en empêcher. Elle ne se contente pas de ne pas expliquer ce qui fait l'intérêt ou la beauté d'un texte, de ne pas, quand il le faut, en signaler les défauts : le plus souvent, ses exégèses aussi absurdes qu'arbitraires aboutissent à tout brouiller. Quand la nouvelle critique est passée par là, il n'y a plus, dans une œuvre, ni qualités ni défauts, ni réussites ni ratés. On ne reconnaît plus rien : la comédie ne fait plus rire, la tragédie ne nous touche plus, le poème le plus émouvant, le plus humain, est devenu un horrible rébus qui ne peut plus intéresser que les cuistres. La nouvelle critique détruit le travail de l'écrivain. Au lieu d'expliquer ce qu'il a fait, elle le défait. Elle nous parle sans cesse de « structure », mais, au lieu d'étudier la structure desœuvres, elle s'empresse généralement de la casser et se sert des morceaux, qu'elle tord dans tous les sens, pour échafauder les fariboles dont raffolent les snobinards. Elle nous parle sans cesse du « fonctionnement » des textes, mais elle fait penser à un professeur de mécanique qui, pour expliquer à ses élèves, le fonctionnement d'un moteur automobile, le mettrait en pièces devant eux, en tapant dessus à grands coups de masse, et souderait ensuite les morceaux ainsi obtenus, comme bon lui chanterait, pour en faire une sculpture abstraite.

…… Je ne puis ici multiplier les exemples susceptibles de montrer que la nouvelle critique qui, non contente de ne pas expliquer lesœuvres, s'ingénie à les rendre incompréhensibles, est encore bien plus a-critique que ne l'est, selon M. Barbéris, la critique traditionnelle. Mais, puisque M. Barbéris se réclame de Lucien Goldmann, je dirai seulement que l'auteur du Dieu caché nous donne de la tragédie racinienne une interprétation d'une telle absurdité que celui-là même qui n'aurait jamais lu Racine, pourrait deviner, en lisant Goldmann, que la tragédie racinienne ne peut être ce qu'il prétend qu'elle est. Car, si Racine s'était servi pour composer ses tragédies des schémas dont Goldmann se sert pour les expliquer, bien loin de devenir des chefs-d'œuvre de la littérature universelle, elles n'auraient sans doute jamais eu le moindre succès, en admettant même qu'il ait pu parvenir à les faire jouer. Sans entrer dans le détail des analyses de Goldmann, on voit déjà bien mal comment, s'il avait raison, la tragédie racinienne pourrait arriver souvent à nous émouvoir, ou seulement à nous intéresser, puisque, dans les pièces qu'il consent à considérer comme des tragédies [243], à l'exception de Dieu, qui est le personnage essentiel de chaque tragédie, mais qui est toujours absent, à l'exception des personnages vraiment « tragiques », mais que l'on peut compter sur les doigts d'une seule main [244], tous les autres personnages appartiennent au « monde », et sont soit des « fauves » soit des « pantins », qui sont tous également, parce que totalement, « dépourvus de valeur et de réalité [245]». Si cela était, la tragédie racinienne risquerait fort, non seulement de ne plus nous toucher, mais de nous paraître bien déconcertante. Ainsi, si le Britannicus de Racine nous racontait, comme celui de Goldmann, la mort d'un « pantin », non seulement la journée tragique cesserait d'être tragique, mais une des données essentielles de la pièce, l'amour de Junie et de Britannicus, deviendrait tout à fait incompréhensible. Goldmann nous dit que le personnage « tragique » se définit par son absolue lucidité, qu'il a le privilège de savoir toujours regarder en face les choses et les êtres. Comment donc Junie, qui, en tant que personnage « tragique », sait mieux que personne que Britannicus n'est qu'un pantin, peut-elle s'intéresser à lui, s'inquiéter pour lui, pleurer sa mort ? Et comment Britannicus peut-il aimer Junie, puisqu'il ne peut ni la connaître ni la comprendre, sa qualité de « pantin » le rendant totalement insensible à tout ce qui fait la grandeur du personnage « tragique ». Goldmann affirme qu' « un fossé infranchissable sépare dans la tragédie » les personnages du « monde » et les personnages « tragiques ». Comment expliquer alors l'amour réciproque de Junie et de Britannicus, d'un personnage « tragique » et d'un « pantin »[246] ?

…… À vrai dire, si Racine avait voulu exprimer dans ses tragédies l'inepte « vision tragique » qui, selon Goldmann, en serait la clé, il n'aurait même pas réussi à les écrire. Goldmann nous montre lui-même dans quelle impasse le dramaturge se serait ainsi engagé, lorsque, à propos de la tragédie « sans péripétie ni reconnaissance [247]», qui est censée être la forme la plus pure de la tragédie, il écrit : « Le premier problème esthétique devient alors de savoir comment écrire cinq actes pour exprimer les relations entre un dieu qui ne parle jamais, un personnage tragique qui, le plus souvent ne lui parle pas non plus, et un monde avec lequel ce personnage tragique a pour toujours rompu [248]». Goldmann prétend que « pour créer un univers cohérent d'êtres et de choses, l'écrivain n'a pas besoin ni de le penser conceptuellement ni surtout de l'admettre [249]». J'en doute fort. En revanche, le propos de Goldmann sur la difficulté de la tragédie « sans péripétie ni reconnaissance » me paraît prouver clairement que, pour souligner avec force la sottise de sa pensée, pour en résumer de façon saisissante toute l'absurdité, un critique peut fort bien se passer de les soupçonner.

………Sens en béton ou sens en eau de boudin ?

…… Il est temps, pour finir, d'en venir au grief principal que me fait M. Barbéris, celui d'être un des « tenants du sens en béton » et de condamner « tous les efforts de relecture ». C'est vrai, grand Prince, c'est vrai, le petit Pommier n'est pas un tenant des « lectures plurielles ». On connaît la célèbre déclaration de Valéry à propos de Charmes : « Mes vers ont le sens qu'on leur prête. Celui que je leur donne ne s'ajuste qu'à moi, et n'est opposable à personne. C'est une erreur contraire à la nature de la poésie, et qui lui serait même mortelle, que de prétendre qu'à tout poème correspond un sens véritable, unique et conforme ou identique à quelque pensée de l'auteur [250]». Ces propos m'ont toujours paru d'une ineptie infinie. Mais, avant Roland Barthes, Valéry avait sans doute compris que, pour ébahir les jobards, il n'y avait rien de tel que de jeter dédaigneusement par-dessus bord le sens commun et l'évidence. Et, avant Roland Barthes encore (mais celui-ci, il est vrai, ira infiniment plus loin que lui dans cette voie ), il ne se souciait pas beaucoup de la cohérence de ce qu'il disait. Car sa déclaration aurait tout de même été moins surprenante s'il avait prôné l'écriture automatique, au lieu d'attribuer, comme il le fait, beaucoup plus d'importance au travail qu'à l'inspiration et d'exalter sans cesse le rôle de la volonté lucide et consciente [251]. Si, comme il le dit, « les poèmes dont la perfection complexe et l'heureux développement imposeraient le plus fortement à leurs lecteurs l'idée de miracle, de coup de fortune, d'accomplissement surhumain, […] sont aussi des chefs-d'œuvre de labeur, sont, d'autre part, des monuments d'intelligence et de travail soutenu, des produits de la volonté et de l'analyse [252]», on voit très mal comment ils pourraient se prêter aux interprétations les plus diverses. S'ils sont « des chefs-d'œuvre de labeur », ils ne peuvent être en même temps de vagues ébauches que chaque lecteur pourrait achever et transformer à sa guise. S'ils sont « des monuments d'intelligence et de travail soutenu », ils ne sont pas de simples matériaux que chacun peut disposer comme il le veut. S'ils sont « des produits de la volonté et de l'analyse », ils ont un sens véritable et conforme à la pensée de l'auteur. Comment ce qui est le résultat de tant de choix et de tant de calculs, comment ce qui a été tellement pesé, tellement pensé, tellement prémédité, pourrait-il, en fin de compte, ne pas avoir de sens vraiment defini, vraiment déterminé, et laisser le lecteur libre de choisir le sens qui lui plaît ? Comment, après avoir tant peiné, tant fait d'efforts, pour essayer de dire ce qu'il voulait dire de la manière la plus juste, la plus frappante, la plus efficace possible, le poète pourrait-il se désintéresser de la façon dont le lecteur comprendra ses vers et admettre qu'il leur prête le sens qu'il voudra ?

…… D'ailleurs, en dépit de cette trop fameuse déclaration, on peut douter que Valéry lui-même ait été vraiment disposé à l'admettre. Il y a, en tout cas, une singulière contradiction entre cette déclaration et la façon dont il défend et justifie son attachement aux règles de la prosodie traditionnelle. « Notre époque, constate-t-il, a vu naître presque autant de prosodies qu'elle a compté de poètes ». Et il s'en étonne : « Mais dans le même temps, les sciences, comme l'industrie, poursuivant une politique tout opposée, se créaient des mesures uniforme ; elles se donnaient des unités, elles les réalisaient en étalons dont elles imposaient l'usage par des lois et par des traités; cependant que chaque poète, prenant son être même pour collection de modules, instituait son propre corps, la période personnelle de son souffle, comme types absolus. Chacun faisait de son oreille et de son cœur un diapason et une horloge universels.

…… ">« N'était-ce pas risquer d'être mal entendus, mal lus, mal declamés, ou de l'être, du moins, d'une sorte tout imprévue ? Ce risque est toujours très grand. Je ne dis pas qu'une erreur d'interprétation nous nuise toujours, et qu'un miroir d'étrange courbure quelquefois ne nous embellisse. Mais les personnes qui redoutent l'incertitude des échanges entre l'auteur et le lecteur trouvent assurément dans la fixité du nombre de syllabes, et dans les symétries plus ou moins factices du vers ancien, l'avantage de limiter ce risque d'une manière très simple, - disons, si l'on veut, grossière [253]». Celui qui écrivait ces lignes n'avait manifestement pas compris qu'un poème n'avait pas de « sens véritable » et que seuls des béotiens stupides pouvaient songer à y chercher « quelque pensée de l'auteur ». Certes, tout le monde peut changer d'avis. Mais quand un écrivain tient des propos qui contredisent ceux qu'il tenait jusque-là, il est souhaitable qu'il s'en explique, sinon on peut le soupçonner de ne pas s'être aperçu qu'il avait changé d'avis et en conclure qu'il est peut-être superflu d'accorder à sa pensée une attention que lui-même ne semble pas lui accorder. Il y aurait hélas ! d'autres calembredaines à relever chez Valéry, mais la formule : « Mes vers ont le sens qu'on leur prête » en est probablement la plus notable. Rien d'étonnant, par conséquent, si les jobards aiment tant à la brandir et à invoquer l'autorité de Valéry pour justifier les « lectures plurielles », appliquant à tous les textes littéraires ce qu'il n'a dit que de la poésie.

…… Un texte littéraire n'est pas une auberge espagnole où l'on ne trouve que la nourriture qu'on apporte. Bien entendu, puisqu'il faut enfoncer des portes ouvertes, la perfection n'est pas de ce monde, et le lecteur idéal n'existe pas, si l'on entend par la un lecteur parfaitement objectif. Toute lecture individuelle, même si c'est souvent dans une proportion négligeable [254], est nécessairement partielle et partiale : si attentive qu'elle puisse être, il est pratiquement impossible, surtout s'il s'agit d'une œuvre riche et complexe, qu'elle soit exhaustive et que la personnalité du lecteur ne l'amène pas à souligner ou à estomper, si peu que ce soit, certaines des intentions de l'auteur. Mais, si toute lecture a nécessairement quelque chose de subjectif, si donc l'on peut dire, à la limite, qu'il y a autant de "lectures" d'une œuvre qu'il y a de lecteurs, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas une objectivité du texte et qu'il peut avoir autant de sens qu'il a de lecteurs. Si l'on tient à parler dans l'absolu, on peut dire à la fois qu'aucun lecteur ne comprend jamais une œuvre exactement de la façon dont un autre la comprend et qu'il n'y a pourtant qu'une seule façon de la comprendre. Ce qui change, ce n'est pas le sens du texte, mais la façon dont il est reçu par chaque lecteur; ce n'est pas ce que l'auteur a dit, mais la manière dont chaque lecteur réagit à ce qu'il a dit. Bien sûr, il n'est pas facile de toujours bien distinguer ces deux plans et de toujours bien discerner dans sa propre lecture des textes ce qu'il y a d'objectif et ce qu'il y a de subjectif. Mais, plus que tout autre, le critique doit s'y efforcer. Or, les nouveaux critiques qui aiment tant à se gausser des « lectures naïves » de la critique traditionnelle, pratiquent eux-mêmes, sans s'en rendre compte, la forme de "lecture" la plus naïve qui soit : au lieu d'essayer de lutter contre la tendance naturelle qui porte inconsciemment le lecteur à tirer les textes à soi, ils s'y sont, au contraire, abandonnés aveuglément et en ont fait, sans se l'avouer, la règIe d'or de leur méthode. Ce sont leurs marottes personnelles qu'ils veulent à tout prix retrouver dans tous les textes qu'ils prétendent éclairer, que ces marottes soient freudiennes, comme celles de Charles Mauron, qu'elles soient marxistes, comme celles de Lucien Goldmann ou du Prince Barbéris, ou qu'elles soient diverses et versatiles, comme celle de Roland Barthes. Jamais la critique n'a été aussi peu objective que depuis qu'elle ne cesse de se proclamer scientifique.

…… Certes, si un critique a pour premier devoir de se livrer à une étude aussi objective que possible de l'œuvre littéraire, s'il doit d'abord nous expliquer ce que l'auteur a dit et essayer de refaire devant nous son travail pour nous faire mieux comprendre sa réussite, il peut très bien se permettre ensuite des remarques plus subjectives et nous livrer alors les commentaires plus personnels que lui inspirent son goût, ses idées, sa sensibilité, qui peuvent être parfois très différents de ceux de l'auteur. Et il est même souhaitable qu'il le fasse. Car, si on aime assurément à trouver un homme derrière un auteur, on n'est pas mécontent, à l'occasion, de le trouver aussi derrière un critique. Celui-ci a évidemment le droit d'être en désaccord parfois avec l'auteur qu'il étudie et de le dire. Mais il n'a pas le droit de mettre de force l'auteur d'accord avec lui, en déformant ses écrits. Un critique est libre de dire qu'un auteur a eu tort de dire telle chose et qu'il aurait mieux fait d'en dire une autre; il ne l'est pas de dire qu'il n'a pas dit ce qu'il a dit, ou qu'il a dit ce qu'il n'a pas dit. C'est pourtant à ce stupide exercice que la nouvelle critique se livre continuellement et l'interprétation que M. Barbéris nous donne de Misanthrope en est un exemple de plus.

…… Pour ma part, quand j'explique une page de Bossuet, de Pascal, de Claudel, ou de tout autre écrivain dont je ne partage guère les opinions ou les croyances, après avoir analysé le texte et étudié l'art de l'auteur de la manière la plus objective et la plus exhaustive que je puis, je ne me prive jamais de marquer mon désaccord, et de faire s'il ya lieu, les commentaires les plus caustiques et les remarques les plus sarcastiques [255]. Et je ne vois, bien sûr, aucun inconvénient à ce que d'autres, sur le même texte, réagissent d'une manière très différente, à condition d'avoir commencé, eux aussi, par en faire une analyse objective [256]. C'est comme cela qu'un critique doit manifester sa liberté d'esprit et non en décidant à sa convenance du sens des textes. C'est, d'ailleurs, comme cela seulement qu'il peut le faire. Si l'on commence par annexer un auteur, si l'on en arrive à lui faire dire, non plus ce qu'il a dit, mais ce qu'on aurait voulu qu'il dise, on n'a évidemment plus lieu ensuite d'exprimer son désaccord. Pour pouvoir prendre ses distances par rapport à un auteur, il faut d'abord éviter de le tirer à soi. On ne peut se montrer critique que si l'on est d'abord objectif. Il faut commencer par respecter ce que l'auteur a dit pour pouvoir ensuite être irrévérencieux. Aussi bien la nouvelle critique n'est-elle pas seulement a-critique en ce qu'elle est incapable de décrire correctement lesœuvres dont elle parle, mais parce que bien souvent aussi elle s'abstient de porter sur elles le moindre jugement critique [257].

…… Pour continuer à vivre au cours des siècles, les grandes œuvres du passé n'ont pas besoin que leur sens évolue. Il leur suffit de trouver, à chaque génération, de nouveaux lecteurs qui les redécouvrent. Bien sûr, ces nouveaux lecteurs abordent cesœuvres, non seulement avec la personnalité qui est propre à chacun d'eux, mais aussi avec un goût, des idées, une mentalité inévitablement marqués par leur époque. Les tenants de la nouvelle critique se gaussent volontiers de ceux qui parlent de « l'homme éternel ». Je ne suis pas sûr du tout que leur ironie soit bien justifiée. J'aurais même plutôt tendance à croire que les absurdités débitées par les nouveaux critiques pourraient fournir d'excellents arguments à ceux dont ils se moquent : quand on voit toutes les balivernes qui se vendent aujourd'hui avec le label des « sciences humaines», on est un peu moins étonné du nombre et de l'énormité des âneries auxquelles nos ancêtres ont cru bon de croire [258]. Mais, si l'homme sans doute ne change guère, la société évolue. Il y a tout lieu de penser que les enfants qui naissent aujourd'hui, ressemblent fort a ceux qui naissaient au XVIIe siècle. En revanche, quand ils arrivent à l'âge adulte, ils ont eu des conditions de vie, ils ont reçu un enseignement et une éducation, ils ont découvert une société assurément bien différents. Ah ! certes, la société française a bien changé depuis Pascal et Bossuet. Et je le regrette moins que personne. Nul doute que, pour M. Barbéris, je ne fasse partie de ceux « qui sont nés vieux », dont il parle au début de son livre [259]. Je ne sais si je suis né vieux ou jeune, mais je sais bien que je n'ai jamais regretté de n'être pas né plus tôt. Et, s'il y a une époque à laquelle je n'aurais surtout pas voulu vivre, du moins en France, bien que je sois dix-septièmiste, c'est au Grand Siècle. Il m'arrive souvent, quand je regarde à la télévision certains films publicitaires, les émissions de Stéphane Collaro ou « Merci Bernard ! », de penser à la tête que Bossuet aurait faite devant de tels spectacles, et le plaisir qu'ils me procurent, en est ainsi redoublé. Ah ! certes, il est fâcheux qu'il ne puisse les voir. Il connaîtrait ainsi, et ce ne serait que justice, quel sort la postérité a réservé à ses sornettes sonores. Et peut-être finirait-il par comprendre enfin la stupidité et le ridicule de ses grandes déclamations, dont il était si content, contre « les folIes délices du siècle [260]» et le « hennissement des cœurs lascifs [261]».

…… Assurément un homme du XXe siècle, à moins peut-être d'être un intégriste, et parmi les plus rétrogrades, ne lit plus Bossuet, quand il le lit encore, comme le lisaient les hommes du XVIIe siècle. S'il admire toujours la maîtrise du style, quantité de pages lui paraissent tout à fait caduques et n'ont plus pour lui qu'un intérêt documentaire. Bossuet ne nous concerne plus, ne nous touche plus que dans les pages, mais ce sont aussi les plus belles, où il se contente de parler en homme pour déplorer le néant de l'homme. Quand il prétend être l'instrument de la parole de Dieu, il nous ennuie ou il nous fait rire. Cela ne veut pas dire pourtant qu'on ne le comprend plus ou qu'on le comprend autrement qu'on ne le comprenait au XVIIesiecle. Ce qui a changé, ce n'est pas la "lecture" de Bossuet, mais seulement l'effet que cette lecture produit sur la majorité des lecteurs. Le sens des textes de Bossuet est évidemment resté le même [262]. Il n'a pas changé en même temps que les idées et les mentalités changeaient. Il n'a pas évolué en même temps qu'évoluait la société. Et c'est précisément pour cela qu'une grande partie de son œuvre ne parle plus aux hommes d'aujourd'hui. C'est parce que le sens des textes ne change pas, n'évolue pas, tandis que la société change et que les esprits évoluent, que certainesœuvres finissent par paraître plus ou moins périmées. Mais, par pitié, qu'on ne croie pas que je pense avoir fait là une découverte !

…… Si certainesœuvres ont vu avec le temps leur audience s'affaiblir et parfois presque s'éteindre, d'autres, en revanche ont vu la leur s'accroitre et parfois même n'ont atteint à la célébrité que longtemps après la mort de leur auteur. L'exemple le plus remarquable en est sans doute Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné. Contrairement à ce que suggère M. Barbéris en disant ironiquement que le passé « n'est-ce pas ? avait si bien compris Shakespeare et Baudelaire [263]», je n'ai jamais prétendu que toutes les grandesœuvres avaient toujours rencontré tout de suite le succès qu'elles méritaient. Je sais fort bien que certainesœuvres, qui relèvent d'une esthétique qui ne correspond pas au goût dominant de l'époque, soit, le plus souvent, parce qu'elle en devance l'évolution, soit, au contraire, parce qu'elle est provisoirement (mais cela peut durer très longtemps) passée de mode (c'est le cas des Tragiques), peuvent rester méconnues pendant un temps plus ou moins long. Bien entendu, ce phénomène se produit encore beaucoup plus facilement, s'il s'agit comme Shakespeare, d'un auteur étranger. Aux désaccords qui peuvent toujours exister entre un auteur et ses contemporains, s'ajoutent alors toutes les différences de mentalités, de goûts et de traditions littéraires, qui tiennent au fait que chaque nation a son tempérament et son histoire, sans parler de l'obstacle de la langue, toujours considérable quand il s'agit d'un écrivain dont la langue est aussi riche et difficile que celle de Shakespeare. Mais, somme toute, il est assez rare que les grandesœuvres, du moins dans leur pays, ne soient pas assez rapidement reconnues.

…… Combien de grands écrivains, au contraire, ont connu une gloire très rapide et parfois même instantanée ! Si M. Barbéris avait pu citer beaucoup de grands écrivains francais qui se sont vraiment heurtés à l'incompréhension de leurs contemporains, on peut penser qu'il n'aurait pas manqué de le faire. Il n'a cité que Baudelaire. De plus, s'il est vrai que Baudelaire n'a pas connu de son vivant (mais il est mort dix ans seulement après la première édition des Fleurs du mal) la gloire qu'il aurait dû avoir, s'il est vrai qu'il a suscité souvent le dédain et l'hostilité, il n'en a pas moins eu des admirateurs fervents qui ont tout de suite salué son génie [264]. Inversement, si, après sa mort, il n'a pas tardé à connaître une gloire qui était enfin à la mesure de son génie, il n'en a pas moins continué et il continue encore à rencontrer une certaine incompréhension. De nos jours, cette incompréhension qui, sous le Second Empire était surtout le fait de bourgeois bien-pensants [265], pourrait bien être plutôt le fait, même s'ils n'osent pas trop l'avouer, de ceux qui se situent dans la même « mouvance » que M. Barbéris [266]. Quoi qu'il en soit, et le Baudelaire de Sartre en est un éclatant témoignage, elle existe encore, même si elle est beaucoup moins fréquente et si elle prend des formes moins agressives. Et, selon toute vraisemblance, elle existera toujours plus ou moins, car, outre qu'il y aura toujours des esprits peu sensibles à la poésie, il y a indéniablement, dans la personnalité de Baudelaire, des aspects agaçants qui peuvent rebuter certains et les empêcher parfois de rendre justice à son génie.

…… Mais laissons le cas de Baudelaire sur lequel assurément on pourrait dire encore bien des choses. M. Barbéris me considère comme un des « tenants du sens en béton, du sens établi par les textes et par le passé ». Certes, je veux bien être considéré comme un tenant du sens établi par les textes. Je me demande même comment on peut ne pas l'être. Je veux bien aussi être considéré comme un tenant du « sens en béton », si l'on entend par là que le sens d'un texte ne saurait changer. Mais je ne prétends pas que ce sens a nécessairement toujours été bien saisi dans le passé. J'admets, même si je pense que c'est relativement rare, que le passé ait pu mal comprendre certains auteurs. En tant que tel, le passé n'est aucunement à mes yeux une autorité ou une garantie. Le fait qu'un texte ait été compris d'une certaine façon dans le passé, le fait même qu'il ait toujours été compris de cette façon depuis des siècles, n'est pas, en soi, une raison suffisante pour que je me croie obligé de le comprendre de la même façon. Il me faut encore rappeler à M. Barbéris que je suis un mécréant et que, par conséquent, je sais mieux que personne combien le passé a pu transmettre, de génération en génération, pendant des siècles et des siècles et parfois des millénaires, de superstitions ridicules, de croyances absurdes et de préjugés stupides. Comment pourrais-je être un tenant du sens établi par le passé ? Est-ce que je ne sais pas bien de quelle façon la tradition chrétienne a lu la Bible ? Est-ce que je ne sais pas sur quelle quantite incroyable de contresens et d'interprétations arbitraires les dogmes chrétiens ont été établis [267] ? Croyez-moi, cher Prince, ou ne me croyez pas, je me défie fort, quand il le faut, des opinions et des jugements du passé.

…… Mais, c'est vrai, la façon dont je comprends les grands textes littéraires correspond le plus souvent, du moins pour l'essentiel, à la façon dont avant moi les lecteurs et les critiques les ont généralement compris. Que puis-je y faire ? Vais-je devoir me défier de mes propres "lectures" sous prétexte qu'elles rejoignent celles du passé ? Vais-je devoir à tout prix en trouver d'autres ? Faudra-t-il aussi que j'innove dans toutes les autres activités de l'esprit et dans celles du corps ? Faudra-t-il que je cesse de manger, de boire et de dormir pour prouver mon non-conformisme ? Je ne pense pas pourtant que le conformisme de mes "lectures" doive beaucoup m'inquiéter. Elles ne sont sans doute conformistes que parce qu'elles sont conformes au sens des textes. Si, lorsqu'il s'agit de la Bible ou, en général, des textes dits "sacrés", les "lectures" traditionnelles sont si souvent bien peu conformes au sens littéral, c'est parce que cesœuvres sont considérées comme ayant été inspirées par la divinité et parce qu'on veut à tout prix y retrouver des dogmes qui n'ont été inventés que plus tard. Tous les croyants qui depuis des siècles ont adhéré à ces dogmes, ont adopté en même temps ces "lectures" [268], en se gardant bien de s'interroger sur celles-ci pour ne pas avoir à s'interroger sur ceux-là. Mais, quand il s'agit d'œuvres profanes, on ne voit guère pour quelles raisons et comment de semblables traditions de "lecture" auraient bien pu s'établir. Pour quelles raisons et comment un accord général et durable aurait-il pu se faire sur un contresens, ou seulement sur une interprétation arbitraire, voire sur une simple « occultation » d'un aspect important d'une œuvre ? Aussi bien, dans le passé, outre qu'elles ont été bien rares, les "lectures décodantes" n'ont semblé convaincre que leurs propres auteurs. Et aujourd'hui même où elles ont proliféré, parce que la critique littéraire, à l'instar de la critique biblique, a voulu à tout prix découvrir dans les textes certaines "vérités révélées", comme le complexe d'Œdipe ou la lutte des classes, il s'en faut bien pourtant, quelque succès qu'elles aient obtenu, qu'aucune d'entre elles ait jamais remporté un assentiment comparable à celui remporté par les "lectures" traditionnelles.

…… M. Barbéris admet lui-même qu'on a « pas mal… décodé sur la pluralité du sens », mais il ajoute aussitôt : « en pouvait-il être autrement pour desserrer le carcan ? Par-delà les outrances, qui ne reconnaît aujourd'hui au moins l'évolutivité du texte et du sens ? [269]» Pour lui, « les lectures plurielles et ludiques » sont justifiées quand elles ne font que « signifier le refus du sens autoritaire et policier des textes [270]». Tenant du sens en béton, je suis donc aussi à ses yeux un défenseur du sens autoritaire et policier des textes. De là à prétendre que je suis aussi partisan d'un régime politique autoritaire et policier, il n'y a qu'un pas que M. Barbéris évite de franchir, mais dont il espère sans doute que beaucoup de ses lecteurs le franchiront. C'est là un procédé classique. Malheureusement les mots souffrent tout. La formule de M. Barbéris fait songer à celle de Roland Barthes qui disait dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, que la langue était « fasciste [271]». Mais l'on pourrait aussi bien dire que la logique est dictatoriale et le principe de non-contradiction, tyrannique. L'idée de sens impliquant celle de « direction »[272], refuser le « sens autoritaire et policier », n'est-ce pas refuser l'idée même de sens et revendiquer, pour le critique, une totale liberté d'interprétation ? Mais M. Barbéris n'a garde d'aller jusque-là. Il est pour les « lectures plurielles », mais à la condition qu'elles aillent dans une direction bien déterminée. Il est contre le « sens autoritaire et policier des textes », parce qu'il entend se réserver le droit de leur faire dire ce qu'il veut leur faire dire, mais il ne reconnaît ce droit aux autres critiques qu'à la condition de l'exercer dans le même sens que lui [273].

…… Dans la quatrième de couverture, il emploie une formule qui me paraît très significative, lorsqu'il affirme que « le travail sur les textes est aujourd'hui l'un des aspects majeurs de la pratique politique ». Comme Roland Barthes et tant d'autres aliborons, M. Barbéris se figure que ses fariboles vont ébranler l'ordre social et faire avancer l'humanité. Pour ma part, je doute fort de la vertu subversive des stupidités que M. Barbéris a écrites sur Le Misanthrope, si ce n'est qu'en les lisant et en apprenant qu'elles émanent d'un Professeur d'Université, beaucoup de ceux qui n'ont pas eu les moyens de faire des études, pourraient en éprouver une légitime irritation et en conclure que la société est parfois bien mal faite. Mais, si les âneries de M. Barbéris n'ont aucune chance de faire progresser la société, il est vrai qu'elles ne risquent pas non plus de la faire aller plus mal. Cette forme d'action politique a, en effet, le grand mérite d'être bien inoffensive et il est permis de regretter que beaucoup d'hommes politiques n'aient pas jugé bon de se tourner vers cet « aspect majeur de la pratique politique » et de s'y consacrer entièrement [274]. En revanche, cette formule me paraît définir une pratique de la critique littéraire tout à fait néfaste. La tâche du critique n'est pas de « travailler sur les textes »[275] : elle est d'expliquer le travail de l'écrivain et de l'apprécier.

…… Comme Roland Barthes, et, d'une manière générale, tous les tenants de la nouvelle critique, M. Barbéris a une conception des rapports entre la littérature et la critique qui prétend non seulement donner à la seconde autant d'importance qu'à la première [276], mais qui tend secrètement à faire de la seconde la raison d'être de la première. Le texte littéraire n'est plus le sujet de l'œuvre critique : il n'en est que le support; il n'en est plus la fin, mais le moyen. Il ne s'agit plus, pour le critique, de servir lesœuvres, mais de s'en servir. Son rôle n'est plus de les mettre en valeur : ce sont elles qui sont faites pour lui permettre de se mettre en valeur, de déployer tous ses talents, d'exercer sa pénétration et de révéler les inépuisables ressources de sa subtilité. Et il croira le faire d'autant mieux que la distance sera plus grande entre le point de départ de son travail et son aboutissement, entre l'œuvre et le commentaire. On n'étudie plus les textes : on les tire à soi, on les tord, on les torture pour les forcer à dire ce qu'on voudrait qu'ils disent et qui doit être, pour que l'opération ait son plein intérêt, aussi éloigné que possible de ce qu'ils disent. Puisque M. Barbéris m'accuse d'être un tenant du sens autoritaire et policier des textes, je dirai qu'il est, lui, un tenant du sens extorqué par la violence. Ses méthodes pour « faire parler » les textes font penser aux procès staliniens où l'on dictait aux accusés les aveux qu'ils devaient faire. Et, pour continuer à lui renvoyer ses compliments, libre à M. Barbéris de me considérer comme un tenant du sens en béton, mais il me permettra de penser que le roi du béton, c'est le butor obtus et buté qui s'obstine à faire de Célimène une « petite dame un peu pot-au-feu ». Ah ! certes, quels grands coups de barre à mine ne faudrait-il pas donner pour essayer de briser ce bloc de béton qui obstrue l'esprit de M. Barbéris ! Puisse le présent livre avoir ce salutaire effet et le petit Pommier goûter l'immense joie de permettre au grand Barbéris de retrouver un usage décent de ses facultes intellectuelles ! Car, hélas ! le temps presse. À en juger par son interprétation du Misanthrope, l'obtusion cérébrale dont le pauvre prince est atteint depuis longtemps déjà, semble être parvenue à sa phase critique, Ce qui le menace maintenant, si le mal s'aggrave encore, c'est carrément l'occlusion intellectuelle.

…… Si M. Barbéris a une conception fort dirigiste de « la pluralité du sens », pour ma part, on l'aura compris, j'en récuse totalement l'idée. Il ne saurait y avoir de « lectures plurielles », si l'on entend par là la possibilité de donner à un même texte des significations différentes, voire absolument divergentes, et non pas simplement le fait que la personnalité de chaque lecteur influe nécessairement, même si c'est très faiblement, sur la façon dont il reçoit un texte. Disons-le, une œuvre littéraire n'a généralement qu'un seul sens, celui que l'auteur y a mis. Certes, il arrive, devant certains textes, ou bien qu'on soit incapable de leur trouver un sens défini, ou bien qu'on hésite entre des sens différents et parfois opposés, sans pouvoir décider lequel est le bon. Mais toutes les fois que cela m'est arrivé, je suis parvenu à la conclusion ou bien que l'auteur (qu'il s'appelle Rimbaud, Mauarmé, Apollinaire ou Eluard) s'était contenté d'aligner quelques mots sonores, sans prendre la peine de donner à leur assemblage un sens precis, ou bien qu'il s'était exprimé d'une manière particulièrement maladroite [277]. Pour qu'un critique puisse expliquer le travail d'un écrivain, encore faut-il que ce travail ait été fait. Ce n'est évidemment pas le cas, lorsque l'écrivain a omis de donner un sens à ses propos. Ce ne l'est guère, non plus, lorsqu'il a si mal dit ce qu'il voulait dire, qu'on peut légitimement se demander s'il n'a pas dit tout autre chose ou même s'il n'a pas dit le contraire. Le dirai-je ? Pourquoi non ? Quand au bout d'un siècle, tous les critiques en sont encore à s'interroger sur le sens véritable d'un texte et à proposer des solutions diverses et même contradictoires, sans qu'aucune paraisse s'imposer, on ferait beaucoup mieux d'abandonner les recherches.

…… Mais je n'oublie pas que M. Barbéris n'a de sympathie pour les « lectures plurielles » que lorsqu'il pense aux tenants du sens autoritaire et policier des textes. Car il enrage lorsqu'il se rappelle que ces « lectures » s'égarent le plus souvent dans tous les sens, au lieu de s'orienter, comme elles le devraient dans la seule direction qui lui paraît féconde et légitime [278] : « à partir du moment où elles réintroduisent simplement la poussière des sens au lieu de rendre possibles de nouvelles synthèses, [les lectures plurielles] ne sont que jeux pervers et irresponsables. Ce sont les nouvelles lectures libérales [279]». Aussi bien, nous l'avons vu, à l'idée de « pluralité du sens » semble-t-il vouloir substituer celle de son « évolutivité ». À l'en croire, la « relecture », telle qu'il la préconise et qu'il la pratique, ne change le sens des textes que dans la mesure où elle l'enrichit. Ainsi on ne pourrait sans doute pas véritablement transformer le sens des textes, mais on pourrait indéfiniment l'étendre et l'élargir. On ne pourrait sans doute pas oublier ni contredire le sens littéral, mais on pourrait indéfiniment le compléter : « Parmi les lectures possibles, écrit M. Barbéris, il y en a toujours une plus large, plus intégratrice d'éléments multiples que les autres [280]». Il y aurait beaucoup à dire sur cette formule qui, à première vue, paraît seulement relever de la lapalissade, mais qui, en réalité, refIète aussi la confusion qui règne dans l'esprit de M. Barbéris. Il est assurément souhaitable qu'un critique intègre, dans sa "lecture", le plus d'éléments possible du texte qu'il entend expliquer. Il est même souhaitable qu'il les intègre tous, s'il veut que sa lecture en soit vraiment une. Une lecture seulement partielle n'est pas une lecture : elle n'en est qu'une ébauche. Comme l'indique l'étymologie, "comprendre" un texte, c'est le saisir dans sa totalité, c'est l'appréhender tout entier. Ce n'est pas seulement en voir un ou plusieurs aspects : c'est les voir tous. Car c'est, en principe, ce que la plupart des écrivains attendent de leurs lecteurs. Et, si les grands écrivains s'adressent d'ordinaire à des lecteurs qu'ils supposent suffisamment intelligents et cultivés, beaucoup d'autres, qui veulent atteindre un très vaste public et qui ne se soucient guère de passer à la postérité, s'abstiennent de mettre dans leurs textes (et cela leur demande généralement bien peu d'efforts) plus de sens que leur clientèle n'en peut saisir. Ces derniers, bien sûr, n'ont que faire des critiques. Mais les autres aussi peuvent normalement s'en passer. Un écrivain digne de ce nom n'écrit pas en espérant seulement que, peu a peu, au fil des siècles, grâce à la perspicacité d'un grand nombre de critiques particulièrement subtils, il parviendra un jour, sinon à être totalement compris, du moins à l'être d'une manière à peu près satisfaisante. Il écrit pour être compris, non pas un petit peu, non pas à moitié, mais aussi complètement que possible, et il souhaite d'ordinaire que ce soit le plus tôt possible.

…… Est-ce donc une chose si extraordinaire que de comprendre vraiment un texte ? À en croire M. Barbéris, dont l'opinion sur ce point reflète, hélas ! celle d'une grande partie de la critique universitaire actuelle, ce serait quasi impossible. L'intelligence pleine et entière des textes serait renvoyée à la fin des temps et l'on ne pourrait que s'en approcher très lentement au cours des siècles grâce aux efforts incessants et aux découvertes successives d'innombrables critiques. Ainsi les premiers lecteurs d'une œuvre seraient nécessairement condamnés à ne pas pouvoir y comprendre grand-chose, et, pendant des siècles, l'intelligence des textes les plus célèbres risquerait fort de rester très lacunaire. Et, de fait, si l'interprétation que M. Barbéris nous donne du Misanthrope était fondée, il faudrait en conclure que beaucoup d'éléments tout à fait essentiels à la compréhension de la pièce avaient, jusqu'en 1981, échappé à tous les critiques, ainsi sans doute qu'à tous les lecteurs, et que des scènes entières, comme la fameuse scène des portraits, étaient restées profondément incomprises, malgré tous les commentaires qu'elles avaient suscités. Bien sûr, on devrait alors se demander si d'autres découvertes aussi importantes que celles de M. Barbéris, et peut-être plus importantes encore, ne risquent pas, dans les siècles à venir, de montrer que sa "lecture" restait très insuffisante, sans pour autant pouvoir elles-mêmes apporter l'assurance qu'on serait enfin arrivé à une explication vraiment complète et satisfaisante. Qui donc, dans de telles conditions, pourrait encore s'intéresser véritablement à la littérature ? Pour ma part, si je pensais, en lisant une œuvre que j'aime, que je ne puis saisir qu'une partie, peut-être bien faible, de sa richesse et que les générations futures ne manqueront pas d'y découvrir progressivement quantité de choses que je ne soupçonne même pas, mon plaisir en serait certainement gâché et je me sentirais aussi déprimé qu'un homme préhistorique qui aurait su qu'il était préhistorique.

…… Mais, si par malheur, j'avais pu être porté à cultiver une pensée aussi démoralisante, le livre de M. Barbéris m'aurait sans doute beaucoup aidé à la chasser. Car, en prétendant intégrer à sa "lecture" du Misanthrope des éléments très importants que personne depuis plus de trois siècles n'avait encore jamais aperçus, M. Barbéris n'a réussi qu'à faire lui-même ce qu'il reproche à ceux, comme M. lacques Seebacher, dont les « lectures purement "fantasmatiques", […] outre tout le plaisir qu'elles risquent de faire à quelque nouveau petit Pommier, si ce n'est au même, compromettent et ridiculisent les entreprises de décodage et de relecture [281]». Je ne sais si M. Barbéris a voulu suggérer « à quelque nouveau petit Pommier, si ce n'est au même », de se payer la tête de M. Seebacher. Mais, outre que le petit Pommier est assez grand pour choisir tout seul ceux dont il veut se payer la tête, celle du grand Barbéris lui-même fait encore mieux son affaire. Non seulement M. Barbéris m'offre des âneries qui, notamment avec le décryptage de la chanson du roi Henri, sont bien dignes, par leur insanité, de rivaliser avec celles de M. Seebacher (pourquoi donc irais-je chercher ailleurs ce que j'ai sous les yeux ?), mais encore, dans la mesure où ces âneries viennent d'un homme qui dit condamner les excès du décodage, elles sont particulièrement précieuses pour qui entend oser mettre en cause l'idée même de « décodage » et de « relecture ».

…… On connaît la fameuse déclaration sur laquelle s'ouvrent les Caractères de La Bruyère : « Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent ». 0 certes, on peut en faire des gorges chaudes et dire que le livre ne pouvait pas commencer plus mal. Comme M. Barbéris, le pauvre La Bruyère tend lui-même un gourdin à qui voudrait l'assommer. Car, s'il y a une chose que prouve la première phrase des Caractères, c'est assurément qu'en 1688 tout n'avait pas encore été dit sur les origines de l'homme. Je n'ignore pas que le « Tout est dit » ne doit sans doute pas être pris à la lettre et que la phrase suivante [282] semble en restreindre aussitôt la portée. Toujours est-il que La Bruyère pensait bien que, grâce à la Bible, tout avait été dit sur l'origine de l'homme. Il était donc singulièrement mal placé pour expliquer l'incroyance des « esprits forts » par leur « ignorance [283]». Certes aujourd'hui encore il y a bien des domaines où tout n'a pas été dit, et où, sans doute, tout ne sera jamais dit. Mais, s'il en est un auquel la formule de La Bruyère me paraît pouvoir s'appliquer assez souvent, c'est justement la critique littéraire. Non seulement il n'y a rien de déraisonnable à penser que, sur tous les textes dont la critique scolaire et universitaire s'occupe, le moment finit toujours par venir où l'on peut dire que « tout est dit », mais il y a effectivement quantité d'œuvres très classiques et très commentées à propos desqueIIes on peut le dire depuis longtemps déjà. On ne voit guère queIIes découvertes on pourrait faire sur "Mignonne, aIIons voir si la rose", sur "Heureux qui, comme Ulysse"» ou sur "Le ciel est par-dessus le toit" ? Comment peut-on penser que, sur ces textes, tout n'a pas été dit ? Sur les grandes comédies de Molière, sur les tragédies de Racine, sur les Pensées de Pascal, sur Candide ou Madame Bovary [284], si tout sans doute n'a pas été dit, comment peut-on penser que l'essentiel n'a pas été dit ? Il faut se rendre à l'évidence, sur ces grandesœuvres, on ne peut plus que « glaner ». Il est absurde d'espérer encore faire des découvertes qui pourraient en renouveler vraiment l'interprétation.

…… À vrai dire, je crois bien qu'on ne l'a jamais pu. Ce que disent les grandesœuvres, elles le disent, et c'est ce qui en fait de grandesœuvres, d'une manière tellement forte et tellement efficace qu'elles imposent d'elles-mêmes leur interprétation à qui sait et qui veut bien les lire. Personne n'a jamais renouvelé et ne renouvellera jamais l'interprétation de Phèdre ou du Misanthrope. Ceux-là même qui ont écrit sur Phèdre les meilleures pages, Jean Pommier [285] ou M. Paul Benichou [286], ne nous ont pas proposé pour autant une « relecture » de l'œuvre. Ils n'ont aucunement prétendu lui avoir trouvé un sens insoupçonné. J'ai dit tout le bien que je pensais de l'étude que M. Guicharnaud nous a donnée du Misanthrope. Mais il n'a pas voulu "décoder" le texte : il s'est contenté de le comprendre. Il n'a pas voulu le « relire » et y voir à tout prix des choses que personne n'avait vues avant lui : il s'est contenté de le lire aussi soigneusement, aussi complètement que possible. Aussi n'a-t-il rien vu dans Le Misanthrope qu'un contemporain de Molière ne pouvait y voir; il n'a rien dit qu'on n'aurait pu dire, en des termes parfois différents bien sûr, dès 1665.

…… M. Barbéris, il est vrai, m'oppose un exemple de « relecture » du Misanthrope que, selon lui, je n'oserais probablement pas récuser : « Qui affirmerait que Le Misanthrope avait été correctement lu une fois pour toutes se verrait obligé de considérer comme néant la relecture de Rousseau, de ne pas la faire intervenir. M. Pommier prendrait-il ce risque ? Sans doute pas. Alors ? [287]». Alors, il se trouve, cher grand Prince, que je songe depuis longtemps, mais je n'en ai pas eu le loisir encore, à écrire un article sur la "lecture" que, dans la Lettre à d'Alembert, Rousseau a faite du théâtre de Molière en général et du Misanthrope en particulier parce qu'elle me paraît être, en ce qui concerne la littérature française, le premier exemple de "lecture décodante". J'aimerais notamment souligner la curieuse analogie qu'il y a entre les caractères généraux que Rousseau croit découvrir dans la comédie molièresque et le « mythe » que Charles Mauron croit pouvoir dégager de la « superposition desœuvres de Molière » dans Des Métaphores obsédantes au mythe personnel [288]. N'en doutez donc point, cher Prince, je récuse totalement la « relecture » de Rousseau : il n'y a aucunement lieu de la faire intervenir pour éclairer le sens du Misanthrope. Elle n'a d'intérêt que par rapport à Rousseau lui-même. Il a, d'ailleurs, en partie reconnu, dans Les Confessions [289], le caractère très subjectif et partial, pour ne pas dire paranoïaque, de sa "lecture". Je crois donc ne prendre aucun risque en la considérant, avec sans doute d'innombrables lecteurs, « comme néant ».

…… C'est plutôt M. Barbéris qui me paraît prendre un grand risque en invoquant Rousseau. Car enfin il n'est pas nécessaire d'être marxiste pour être frappé par le caractère étrangement réactionnaire de la Lettre à d'Alembert. Fénelon, dans la Lettre à l'Académie, avait reproché à Molière d'avoir « donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu [290]». Rousseau fait la même chose en prétendant que « son plus grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt ». Mais il va encore beaucoup plus loin que Fénelon : « Qui peut disconvenir, ose-t-il écrire, que le théâtre de Molière ne soit une école de vices et mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l'on fait profession de les enseigner ? [291]». Même un Bossuet, pourtant si sévère à l'égard de Molière dont il a évoqué la mort en des termes odieux dans ses Maximes et réflexions sur la comédie [292], aurait sans doute trouvé ce jugement excessif. Qui pourrait donc disconvenir que Rousseau ne délire lorsqu'il parle de Molière dans la Lettre à d'Alembert ? Oseriez-vous prendre ce risque, cher Prince, quand l'auteur du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes semble n'être plus lui-même ? Laissez-moi seulement vous rappeler ces lignes ahurissantes : « Voyez comment, pour multiplier ces plaisanteries, cet homme [Molière] trouble tout l'ordre de la société; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée, comment il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs ! [293]». Ne croirait-on pas entendre, jusque dans le rythme même de la phrase, l'auteur non pas du Contrat social, mais de La Politique tirée de l'Ecriture Sainte lancer l'anathème, du haut de la chaire, contre le saltimbanque insensé qui ose ébranler par ses plaisanteries sacrilèges les bases mêmes de l'ordre social que la sagesse de la divine Providence a établi pour toujours ? Alors, grand Prince, alors ? Ne vaut-il pas mieux éviter de prendre vraiment au sérieux la « relecture » que Rousseau nous donne de Molière dans la Lettre à d'Alembert ? Molière n'aurait rien à y gagner et Rousseau aurait beaucoup à y perdre.

…… Ah ! certes, si j'étais l'esprit profondement traditionaliste, rétrograde et obscurantiste que M. Barbéris croit voir en moi, je serais moins consterné par la « relecture » que Rousseau fait de Molière et peut-être plus disposé à en tenir compte. Je serais moins désolé quand Rousseau déraisonne, et cela, hélas ! lui arrive assez souvent, si je ne l'admirais autant quand il raisonne avec une clarté et une rigueur merveilleuses, comme dans ces pages de la "Profession de foi du vicaire savoyard" où, avec un logique implacable, une ironie âpre et puissante, il balaie l'idée de Révélation aussi irrésistiblement qu'un ouragan emporte un fétu de paille [294]. Et, si ma colère est grande lorsque je lis Roland Barthes, le prince Barbéris, et tant d'autres faribolologiens, c'est parce que j'ai le sentiment de voir refleurir, sous une forme nouvelle, les vieilles balivernes que j'avais déjà bien du mal à avaler, des cours d'instruction religieuse de mon enfance. Quand M. Barbéris considère comme des « textes-miracles » ceux que les lecteurs pourraient comprendre directement et sans efforts, quand il dit que les grandes œuvres littéraires ne peuvent être comprises que progresivement, mais sans doute jamais complètement, grâce aux « relectures » successives qui en sont faites au cours des siècles, je crois entendre ce qu'on me disait sur le caractère insondable du mystère chrétien qui « n'est pas un mur contre lequel on se heurte, mais un océan dans lequel on se plonge ».

…… Voir dans l'œuvre littéraire une espèce de puits sans fond dont, jusqu'à la fin des temps, on pourra toujours espérer tirer des choses nouvelles, prétendre que l'on peut et que l'on doit indéfiniment la réinterpréter, cela revient à considérer le texte littéraire comme un texte sacré dont le sens est inépuisable, cela revient à faire de la parole de l'écrivain, comme l'est celle de Dieu pour le croyant, une parole infinie. Que l'on parle de la « pluralité du sens » ou seulement de son « évolutivité », l'idée que lesœuvres peuvent être sans cesse « relues », est sans doute l'idée fondamentale de toute la nouvelle critique et elle est fondamentalement absurde et obscurantiste. Si géniale, si grande, si riche, si complexe que puisse être une œuvre littéraire, elle n'est jamais cette somme idéale, ce texte qui dirait tout, ce « Livre » dont rêvait Mauarmé, rêve d'absolu qui m'a toujours paru d'une absolue stupidité. Si la parole de Dieu, étant censée être celle d'un être dont l'intelligence dépasse infiniment la nôtre, ne peut jamais être vraiment comprise, c'est-à-dire, au sens étymologique du mot, saisie dans son ensemble, dans sa totalité, si on ne peut jamais en avoir qu'une appréhension partielle et confuse, si on peut considérer, par conséquent, qu'elle est susceptible d'être indéfiniment approfondie, il n'en est pas de même de l'œuvre littéraire. Celle-ci est faite, normalement, pour être comprise, aussi pleinement que possible, de chacun des lecteurs auxquels elle s'adresse. Un écrivain n'est pas un être infini qui s'adresse aux êtres finis qu'il a créés. C'est un homme qui s'adresse à d'autres hommes. S'il a un peu plus d'intelligence, d'imagination, de sensibilité ou de dons d'expression que n'en ont généralement les autres hommes, bien loin d'avoir reçu des lumières spéciales, il est dans la même nuit qu'eux. Car nous sommes dans la nuit, grand Prince. Si irritant que cela puisse être, nous ne pouvons rien y faire. Mais on peut toujours éviter de ridiculiser notre pauvre espèce en se raccrochant, comme les croyants, à des fables rocambolesques ou en débitant, comme Votre Altesse, de grotesques foutaises.


 

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NOTES :

[201] Les pages qui précèdent étaient déjà écrites quand j'ai découvert que M. Barbéris n'avait pas craint de reprendre ses élucubrations sur Le Misanthrope dans une collection scolaire destinée, en principe, à "guider" les élèves dans leur lecture (Voir Le Misanthrope de Molière par Pierre Barbéris, collection "Lectoguide 2", Editions Pédagogie Moderne, diffusion Bordas, 1983).

[202] Op. cit., p. 248.

[203] P. 251.

[204] P. 280.

[205] P. 292.

[206] P. 253.

[207] Ibidem.

[208] P. 269.

[209] P. 271.

[210] Ibidem.

[211] Il écrit dans le Vieux Cordelier : « Molière dans Le Misanthrope  a peint en traits sublimes le caractère du républicain et du royaliste; Alceste est un jacobin, Philinte un feuillant achevé » (cité par MM. Lop et Sauvage, op. cit., p. 104, note 2). Quant à Fabre d'Eglantine, bien que sa vision du Misanthrope, inspirée par celle de Rousseau (sur laquelle je reviendrai tout à l'heure), fût déjà très déformée, il a compris cependant que le seul moyen pour que les personnages fussent enfin tels qu'il les souhaitait, était de refaire lui-même la pièce.

[212] "Lectures de Molière au 18° siécle", in Gloire de Molière, Revue Europe, novembre-décembre 1972, p. l00.

[213] Op. cit., p. 112. M. Collinet cite (d'après le livre de M. Martin Carlson, Le Théâtre de la Révolution française, Gallimard, p. 106) cette proposition faite durant la Terreur par un observateur de police : « Brûlons, s'il le faut, les chefs-d'œuvre des Molière, des Regnard, les arts y perdront quelque chose, mais à coup sûr les mœurs y gagneront ; cette disette, d'ailleurs, ne saurait être longue, le génie de la Liberté inspirera les Muses françaises, et les poètes républicains nous feront bientôt oublier les poètes courtisans » (ibidem).

[214] Journal, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Del Litto, p. 120

[215] La 628-E-8, éd. 10/18, p. 79.

[216] Ibidem.

[217] Voir notamment Lucien Goldmann : Marxisme et sciences humaines, "Collection idées", Gallimard,1970, pp. 50, 81, 93.

[218] Voir "Du nouveau sur Le Misanthrope ", in Molière combattant, revue Europe, janvier-février 1966, p. 111 sq.

[219] Voir "Un Misanthrope sans autocensure et sans héros", in Gloire de Molière, revue Europe, novembre-décembre 1972, pp. 128 sq.

[220] M. Richard Monod, notamment, pose clairement la question : « Alceste est-il […] un opposant politique, porte-parole de Molière ? ». Il évoque alors le Molière par lui-même de M. Alfred Simon qui, dit-il, « décrit des cercles autour de cette idée » et il cite les lignes de la page 129 que j'ai déjà citées plus haut. Il les commente ainsi : « C'est bien souligner la portée politique d'une pièce où Alceste (on ne le souligne jamais) est deux fois recherché par la police. Mais je doute des vertus dramatiques d'un héros politique tacite; je ne sais si Molière d'une part et Alceste de l'autre étaient lucides à ce point, et courageux… à couvert » (op. cit., pp. 131-132). Le scepticisme de M. Monod me parait fort justifié, mais alors on ne comprend pas très bien pourquoi il lui semble important de « souligner la portée politique d'une pièce » qui, croit-il finalement, en a bien peu.

[221] Toute la seconde partie du chapitre, intitulée "Etat matériel du royaume déficit et la misère", ne fait que développer la dernière phrase du premier paragraphe : « Rarement les impôts accablèrent plus les contribuables, rarement la France connut plus de misère que pendant le règne de Louis XIV, surtout dans la dernière période, de 1688 à 1715 » (p. 282). Citons seulement la conclusion de la page consacrée à la "misère des paysans" : « Comme il arrive toujours, la misère engendra la révolte. Le règne de Louis XIV fut marqué par de nombreuses Jacqueries, soulèvements de misérables enragés de misère, exaspérés contre les agents du fisc. L'une des plus violentes éclata en Bretagne en 1675. Près de 25.000 paysans s'étaient insurgés. La répression fut sauvage. On lâcha 10.000 soldats sur la province. "Les arbres commencent à pencher sur les grands chemins du poids qu'on leur donne", écrivait le gouverneur de Bretagne, faisant allusion aux pendaisons en masse. Mme de Sévigné, alors dans le pays, disait des soldats : "lIs ne font que tuer et voler… Ils mirent l'autre jour un petit enfant à la broche" » (p. 289).

[222] On peut bien sûr trouver, à partir du texte, d'autres et peut-être de meilleures explications du comportement d'Alceste, mais elles relèvent toujours de la psychologie individuelle, Comme le dit bien M. Jasinski, dans Le Misanthrope, « les personnages principaux sont approfondis pour eux-mêmes, beaucoup plus qu'envisagés sous leur aspect social. Alceste ne représente ni une classe ni une profession. La coquetterie de Célimène déborde les affectations mondaines, et nous avons vu que la sagesse de Philinte passe de loin la civilité des "honnêtes gens ". Ce sont les personnages secondaires qui, faute d'individualité bien marquée, subissent davantage l'influence de leur milieu » (Molière et "Le Misanthrope" , p, 203).

[223] Citons encore M. Jasinski : « L'action se joue dans un cercle aristocratique fort étroit. Molière se prive ici des effets plaisants de la variété. Il ne fait intervenir ni bourgeois, ni médecins, ni gens de loi. Les valets eux-mêmes s'effacent » (ibidem).

[224] De la connaissance de Dieu et de soi-même, I, XVI.

[225] Lanson, Histoire de la littérature française, Hachette, p. 623.

[226] Op. cit.,, p. 209.

[227] Ibid., p. 24, note.

[228] Ibid., p. 211.

[229] Dans la préface d'Assez décodé ! et, beaucoup plus longuement dans l'avant-propos et dans la conclusion de ma thèse.

[230] Les premiers chapitres d'Assez décodé ! reprenaient des articles qui avaient été publiés dans Raison Présente, revue rationaliste et nettement orientée à gauche. Ceux que j'avais pris pour cibles, auraient certainement préféré que l'attaque vînt d'un autre bord. D'ailleurs l'un d'entre eux, M. Michel Picard, a tenu à répondre en précisant qu'il ne l'aurait pas fait, si l'article qui le visait, avait été publié dans une revue de droite (Voir "A propos de Phallus farfelus", Raison Présente, n° 34, pp. 97-98).

[231] Dans la préface (p. 15) qu'il a écrite pour le livre de M. J.-Francis Reille : Proust : le temps du désir. Il est plus que probable que M. Soriano n'avait même pas ouvert Assez décodé !. C'était certes son droit, mais on ne parle pas d'un livre que l'on n'a pas ouvert.

[232] J'avais écrit que la pratique du "décodage" paraissait « particulièrement difficile lorsqu'il s'agit d'un texte absolument transparent, qui n'a jamais posé Ià qui que ce soit le plus petit problème d'interprétation, que, depuis des générations ou même des siècles, tous les lecteurs sans exception ont compris immédiatement sans avoir Ià faire le plus petit effort » (Assez décodé ! , p. 72). M. Barbéris dit en note qu'il « laisse au lecteur à découvrir quels sont ces textes miracles ». Mais il s'est bien gardé de lui révéler que j'avais écrit ces lignes à propos du poème des Contemplations "Aux Feuillantines" dont Mme Ubersfeld a donné une interprétation ubuesque. Certes tous les textes ne sont pas toujours aussi limpides et aussi simples que ce poème. Mais, s'il fallait citer toutes lesœuvres de la littérature française qu'un lecteur suffisamment intelligent et cultivé peut, pour l'essentiel, comprendre à la première lecture, sans être obligé de se prendre la tête entre les mains, il y en aurait tellement qu'on aurait beaucoup plus vite fait de citer les autres. M. Barbéris considère mon propos comme une « calembredaine de taille ». Libre à vous, grand Prince ! à condition que vous permettiez au petit Pommier de ne pas partager ce point de vue et de considérer à son tour comme une « calembredaine de taille » le fait de regarder comme des « textes miracles » tous les textes qu'on peut directement comprendre en les lisant.

[233] Op. cit., p. 211.

[234] Je crois pouvoir dire que l'opinion de M. Barbéris n'est partagée ni à l'Union rationaliste ni à la Libre Pensée.

[235] Avant Assez décodé ! , j'avais publié un livre intitulé Une Croix sur le Christ qui était particulièrement propre à heurter la majorité des représentants de l'Université traditionnelle. Jean Pommier, qui l'avait préfacé, m'avait averti, tout en souhaitant vivement que je le publie, que je risquais fort de compromettre gravement ma carrière.

[236] J'ai consacré un petit article à la façon dont Thérèse d'Avila commente le premier verset du Cantique des cantiques ( "Thérèse d' Avila et la lecture décodante", Lettres du Monde, n° 2, novembre 1978). Comme les nouveaux critiques, elle veut à tout prix que le texte dise tout autre chose que ce qu'il dit évidemment.

[237] Op cit., p. 14

[238] C'était d'ailleurs l'opinion de Raymond Picard, que ses ennemis, faute de l'avoir lu avec assez d'attention, ont souvent fait passer pour un champion de la critique biographique dont il était, en réalité, l'adversaire. Ayant dû, bien malgré lui, sacrifier à l'usage de la thèse biographique, il a voulu faire un travail qui, ne laissant « apercevoir aucune relation entre l'homme dont on retracait la carrière et les tragédies […] pouvait au contraire constituer une excellente machine de guerre contre la critique biographique » (Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 82, note 1). Aussi est-il plaisant de voir M. Jean-Jacques Brochier, chez qui l'ignorance, l'incompétence, l'inconsistance de la pensée, n'ont d'égales que son snobisme et sa suffisance, constater, en croyant avoir fait là une découverte terriblement gênante pour Raymond Picard, que « rien dans cette thèse ne rend compte des tragédies telles que nous les lisons » ("La Vieille Critique est mal partie", Les Temps modernes, décembre 1965, p. 1143).

[239] Molière, collection "Connaissance des lettres", Hatier, 1969, p. 177. M. Jasinski est d'ailleurs, de tous les critiques, celui qui a sans doute le plus cherché à expliquer lesœuvres à partir d'allusions à l'actualité. Il l'a fait surtout dans ses deux gros ouvrages : Vers le vrai Racine et La Fontaine et le premier recueil des « Fables ». Le premier a fait l'objet d'une étude très attentive et très critique de Jean Pommier qui a montré de façon décisive le caractère tout à fait arbitraire de ses hypothèses ( "Un nouveau Racine", Revue d'Histoire littéraire de la France, octobre-décembre 1960, pp. 500 sq.). Une étude semblable du second conduirait aux mêmes conclusions.

[240] "A propos de l'Amphitryon de Molière : Alcmène et La Vallière". Mélanges d'histoire littéraire offerts à Raymond Lebègue. pp. 241 sq.

[241] C'était en février 1981. Il s'agissait donc du même comité consultatif que celui qu'évoque M. Barbéris.

[242] C'est ce qui arrive aussi, je l'ai dit dans Assez décodé ! (pp. 143-144), lorsqu'on prétend expliquer la fascination que Tartuffe exerce sur Orgon, par une attirance physique. Ce qu'on accorde ainsi à la prétendue homosexualité d'Orgon, on l'enlève nécessairement à sa sottise et a sa crédulité, et l'on restreint du même coup le rôle de l'hypocrisie de Tartuffe. On affaiblit ainsi la portée satirique de la pièce, en même temps que son comique.

[243] Il y en a trois et demie : Britannicus, Bérénice, Phèdre et Andromaque (qui ne serait vraiment une tragédie que dans les trois premiers actes). Les autres pièces ne seraient que des « drames ».

[244] Il y en a quatre et demi : Junie, Bérénice, Titus, Phèdre et (mais à moitié seulement) Andromaque.

[245] Racine, L'Arche, 1970, p. 17

[246] Si la difficulté est redoublée dans Britannicus du fait que l'amour de Junie et de Britannicus est réciproque, elle existe aussi dans les autres "tragédies" (comment un « fauve » comme Pyrrhus ou un « pantin » comme Antiochus peuvent-ils aimer des personnages « tragiques » comme Andromaque et Bérénice ? Comment un personnage « tragique » comme Phèdre peut-elle aimer un « pantin » comme Hippolyte ?

[247] Rappelons que Goldman la définit comme « celle dans laquelle le héros sait clairement, dès le début, qu'aucune conciliation n'est possible avec un monde dépourvu de conscience auquel il oppose, sans la moindre défaillance ou illusion, la grandeur de son refus » (Le Dieu caché, p. 352). C'est le cas de Britannicus, de Bérénice, et, partiellement d'Andromaque. L'autre type de tragédie, representé par Phèdre, « est ce!ui où i! y a péripétie parce que le personnage tragique croit encore pouvoir vivre sans compromis en imposant au monde ses exigences, et reconnaissance parce qu'il finit par prendre conscience de l'illusion à laquelle il s'était laissé aller » (ibidem). Ai-je besoin de le préciser ? Cette distinction me paraît tout à fait arbitraire.

[248] Situation de la critique racinienne, L'Arche, 1971, p. 60

[249] Le Dieu caché, p. 363. C'est Goldman qui souligne. Il est arrivé à la fin de son étude d'Andromaque et il s'interroge : « Racine a-t-il été conscient de cette analyse ? L'aurait-il acceptée ? » (p. 362). Est-il besoin de le dire ? De telles questions ne se posent même pas, tant la réponse négative s'impose immédiatement. Et, d'ailleurs, Goldman semble prêt à l'admettre. Mais il ne s'en inquiète aucunement : l'auteur n'est pas obligé de savoir ce qu'il fait; les critiques le sauront pour lui.

[250] "Commentaires de Charmes", in Variété, (Œuvres, tome I, Bibl. de la Pléiade, p. 1059). Et Valéry ajoute : « Une conséquence de cette erreur est l'invention de l'exercice scolaire absurde qui consiste à faire mettre des vers en prose ». Comme le feront si souvent les nouveaux critiques, Valéry se plaît à afficher un parfait mépris pour les exercices scolaires. Ce mépris me paraît, ici comme ailleurs, aussi stupide qu'injuste et déplaisant. En effet, non seulement le professeur qui se livre à l'exercice que dénonce Valéry, sait généralement fort bien tout ce que des vers peuvent perdre à être mis en prose, mais il le fait précisément pour essayer de faire sentir à ses élèves ce qui distingue la poésie de la prose. C'est, de plus, le seul moyen qu'il a de s'assurer que ses élèves ont bien compris le sens littéral du poème, ce qui n'est certes pas suffisant pour en goûter la poésie, mais est néanmoins tout à fait nécessaire.

[251] Rappelons seulement quelques lignes souvent citées : « On ne fait pas de la politique avec un bon cœur; mais davantage, ce n'est pas avec des absences et des rêves que l'on impose à la parole de si précieux et de si rares ajustements. La véritable condition d'un véritable poète est ce qu'il y a de plus distinct de l'état de rêve. Je n'y vois que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l'âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice » ("Au sujet d'Adonis ", in Variété, éd. cit., p. 476).

[252] "Propos sur la poésie", ibid., p. 1376.

[253] "Au sujet d'Adonis", p. 478.

[254] Ce devrait être particulièrement vrai, lorsqu'il s'agit de critiques. C'est hélas ! tout le contraire. Mais ce paradoxe s'explique aisément : à la différence des lecteurs ordinaires, les critiques se croient trop souvent obligés de comprendre les textes d'une manière toute nouvelle.

[255] Le lecteur trouvera un exemple de la manière très sarcastique dont je me plais. quand ils s'y prêtent, à commenter !es textes, dans un article que j'ai consacré à la célèbre évocation de la Résurrection dans Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné ("Une journée tuante : la Résurrection", Raison présente, n° 35, juillet 1975, pp. 97 sq.). La forme et le ton très libres de cette explication de texte ne sont, à mon avis, guère propres à me faire passer pour le défenseur des « protocoles de lecture établis », comme M. Barbéris voudrait le faire croire.

[256] Un croyant et un incroyant non seulement peuvent, mais doivent, à mon sens, comprendre Pascal de la même façon. Mais il est normal que d'accord sur le sens du texte, ils ne le soient plus sur la manière de l'apprécier. Lorsque M. Jean Mesnard analyse les Pensées, je me sens en général aussi d'accord avec lui qui est croyant que je suis peu d'accord avec Lucien Goldmann qui est incroyant comme moi. Mais les objections que je ne manque jamais de faire à Pascal lorsque je l'explique, ne seraient sans doute guère du goût de M. Mesnard.

[257] C'est le cas notamment du grand best-seller de la nouvelle critique, le Sur Racine de Roland Barthes. On y chercherait en vain la plus petite trace d'esprit critique. Roland Barthes parle d'Esther avec le même sérieux imperturbable qu'il parle de Phèdre.

[258] Et réciproquement. Quand je dis à mes étudiants que tel livre de critique, comme Le Dieu caché de Goldmann ou le Sur Racine de Roland Barthes, n'est qu'un tissu de stupidités, certains m'objectent parfois que l'audience qu'il a obtenue s'expliquerait alors assez mal. Mais le mécréant que je suis n'est guère embarrassé pour leur répondre. Je me contente d'évoquer l'audience qu'ont obtenue et qu'obtiennent encore les religions.

[259] Son livre, dit-il « déplaira du côté du "bon sens", où on le jugera trop compliqué, jargonnant, trop "actuel", et destiné à vieillir (et eux, alors, qui sont nés vieux !) » (p. 19). Pour ma part, je ne trouve le livre de M. Barbéris ni vieux ni jeune : il est, l'une nourrissant l'autre et réciproquement, d'une sottise et d'une prétention qui sont hélas ! de tous les temps et de tous les âges.

[260] Sermon pour le Samedi saint, éd. cit., tome I, p. 117.

[261] Sermon sur la Résurrection, tome V, p. 475. Cette extraordinaire expression m'a toujours paru d'un comique aussi irrésistible qu'il est involontaire.

[262] La nouvelle critique n'a d'ailleurs pas essayé, du moins à ma connaissance, de "relire" Bossuet. Mais cela viendra peut-être.

[263] Loc. cit.

[264] Citons seulement quelques lignes de Jean Pommier : « Si injuste que la société du Second Empire ait été envers Baudelaire, ni la haine, ni l'hypocrisie, ni la sottise n'ont étouffé entièrement la vérité. […] Et comme si sa mort avait tout à fait libéré les intelligences à son endroit, plus d'un jugement du lendemain anticipe les arrêts de la postérité » (Dans les chemins de Baudelaire, José Corti, 1945, p. 364). Voir, sur cette question, les textes recueillis et publiés par W. T. Bandy et Claude Pichois dans leur Baudelaire devant ses contemporains, Editions du Rocher, 1957.

[265] Mais pas seulement, comme le prouve, parmi d'autres témoignages, l'article que Jules Vallès a écrit à la mort de Baudelaire et que MM. Bandy et Pichois citent dans leur livre (pp. 314 sq.).

[266] En U.R.S.S. Baudelaire est présenté comme un « décadent perverti » ou, au mieux, comme « le miroir du déclin de la culture bourgeoise » (Voir l'article d'Efim Etkind : "Baudelaire en langue russe", revue Europe, avril-mai 1967, pp. 252 sq.). Je ne pense pas qu'en France, aucun critique oserait encore dire de telles choses. Mais je ne suis pas sûr qu'au fond d'eux-mêmes certains critiques marxistes ne continuent pas à les penser. C'était en tout cas le sentiment que j'avais eu en suivant, à la rue d'Ulm, le cours d'Agrégation de l'un d'entre eux, un de ceux précisément dont M. Barbéris dit qu'ils ont font partie de « la critique qui pense », M. Roger Fayolle. Son cours était fort savant et fort bien fait, mais on sentait bien que Les Fleurs du Mal ne le touchaient guère. Et d'ailleurs il ne s'en cachait pas. Le dirai-je enfin ? À lire M. Barbéris, j'ai beaucoup de mal à imaginer qu'il puisse vraiment aimer Baudelaire. Mais je ne veux pas lui faire un procès d'intention. Une chose me paraît sûre, en revanche : Baudelaire aurait eu horreur de la prose de notre prince.

[267] Voir notamment sur ce sujet le livre de Louis Rougier, La Genèse des dogmes chrétiens, Albin Michel, 1972.

[268] Les catholiques l'ont fait d'autant plus facilement que l'on déconseillait aux fidèles de se reporter eux-mêmes aux textes.

[269] Op. cit., p. 211.

[270] Ibid., p. 24, note.

[271] Leçon, éd. du Seuil,1978, p. 24

[272] La non-directivité étant fort à la mode, je m'étonne que personne n'ait songé à prôner « le sens non-directif ». Mais, s'il n'a pas employé cette expression, Roland Barthes n'a pas craint de prôner une espèce de sens insaisissable « qui ne se laisse pas "prendre" ; [qui] reste fluide, frémissant d'une légère ébullition » (voir "Le frisson du sens", Roland Barthes par Roland Barthes, éd. du Seuil, 1974, p. 101).

[273] Voir la note des pages 23-24. En voici le début : « J'éprouve le besoin de préciser le sens, ici, de lecture : non pas pluralisme, éclectisme, à la limite n'importe quoi, pourvu que ce ne soit pas du monobloc, du dogmatique, de l'à-apprendre. C'est le sens lamentable du mot depuis que quelques zozos ont entrepris, parfois sous le couvert de la Révolution mondiale évidemment, de réhabiliter et réintroniser l'impressionisme et le "goût", la gustation ».

[274] M. Barbéris se disant marxiste, on peut se demander si sa phrase ne traduit pas le désenchantement, qui n'ose pas s'avouer vraiment, d'un homme déçu (on le serait à moins) par les résultats bien piètres, et si souvent sinistres, des régimes marxistes. Beaucoup de dirigeants marxistes qui ont prétendu libérer les hommes, auraient bien mieux fait de se contenter d'essayer de libérer, à la façon de M. Barbéris, les textes littéraires.

[275] Bien sûr, il est tout à fait légitime de « travailler sur les textes », si l'on entend seulement par là qu'il faut en faire une étude aussi attentive et aussi exhaustive que possible. Mais l'expression suggère aussi qu'il faut les adapter, les arranger, voire les transformer, et c'est bien ce que fait M. Barbéris.

[276] Roland Barthes, on le sait, a souvent réclamé pour le critique un statut d'écrivain à part entière (Voir notamment Critique et vérité, pp. 46-47). De même M. Barbéris confère au critique (mais, bien sûr, seulement s'il appartient à « la critique qui pense »), comme à l'écrivain, le titre de Prince.

[277] Je ne citerai, aujourd'hui, qu'un seul exemple, celui des trois vers (8-10) qui sont entre tirets dans le poème de Mallarmé "Las de l'amer repos… " :

…… Que dire à cette Aurore, Ô Rêves, visité
…… Par les roses, quand, peur de ses roses livides,
…… Le vaste cimetière unira les trous vides ?



Un des premiers lecteurs de Mallarmé, son ami Emmanuel des Essarts, lui écrivait, le 27 mai 1866 « Je ne comprends pas les trois vers sur l'aurore : je les trouve durs, embarrassés et mal venus » (cité par H. Mondor et G. Jean-Aubry, œuvres complètes de Mallarmé, bibl. de la Pléiade, p. 1428). On le voit, Emmanuel des Essarts a l'esprit encore bien étroit : il n'aime pas ce qu'il ne comprend pas. Quel philistin ! Mme Emilie Noulet ne comprend pas mieux que lui, mais cela ne l'empêche pas d'être sous le charme. Voici comment elle commente les vers 8 et 9 : « Beaux exemples de poésie pure, si l'on veut admettre cette expression; car il est bien évident que le sens non seulement n'a aucune importance, mais encore s'évade des mots, le vers n'étant assis que sur la délicate orchestration de ses voyelles, de ses modulations et de ses allitérations » (L'Œuvre poétique de Mauarmé, p. 363). De tels propos, on s'en doute, sont à mes yeux d'une consternante stupidité : il me semble qu'en dehors des malades mentaux, seuls de très jeunes enfants peuvent goûter les charmes de la glossolalie, fût-elle rythmée et euphonique. D'ailleurs, dans le cas présent, il ne doit pas s'agir de « poésie pure ». Il est, certes, fort difficile de donner une traduction précise de ces trois vers, mais on en devine pourtant confusément le sens général : comme il le fait souvent, et non sans raison, Mallarmé s'interroge probablement sur l'œuvre qu'il laissera derrière lui. Si sans doute il savait donc, du moins en gros, ce qu'il voulait dire, il a, me semble-t-il, bien mal su le dire. Et, malheureusement. il y a quantité de logogriphes de ce genre dans l'œuvre, pourtant bien réduite, de Mallarmé.

[278] En réalité, M. Barbéris est beaucoup moins « pluraliste » que ceux-là même qu'il regarde comme des défenseurs du « sens autoritaire et policier des textes ». Ceux-ci pensent que chaque texte n'a qu'un sens. À la limite, pour M. Barbéris, tous les textes n'auraient qu'un seul et même sens, puisque tous ils parleraient de la lutte des classes. Et l'on pourrait dire la même chose de la plupart des "nouveaux critiques". Au nom de la « pluralité du sens », chacun d'eux prétend bien retrouver dans tous les textes le sens qui correspond à son idée fixe. On prétend vouloir « desserrer le carcan » et « libérer le sens » des textes, alors qu'on rêve d'enfermer toute la littérature universelle dans son petit cachot ou plutôt dans son cabanon personnel. Il y a là un abus de vocabulaire qui fait penser à celui, vraiment monstrueux, qu'a fait naître la querelle de l'enseignement dit "libre", ou l'on voit les tenants de l'école confessionnelle, c'est-à-dire d'une école qui refuse le pluralisme et la liberté des opinions, oser se poser en champions du pluralisme et de la liberté.

[279] Op. cit., p. 24

[280] Ibid., p. 23, note 1. Bien entendu, parmi ces « éléments multiples », ce sont essentiellement, pour ne pas dire exclusivement les « données socio-politiques » qui intéressent M. Barbéris. Ce sont elles que le critique doit à tout prix intégrer dans sa "lecture". Le « sens évolutif » ne saurait évoluer que dans une seule direction.

[281] Loc. cit.

[282] Rappelons-la : « Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes ».

[283] « Je ne sais si ceux qui osent nier Dieu méritent qu'on s'efforce de le leur prouver, et qu'on les traite plus sérieusement que l'on n'a fait dans ce chapitre : l'ignorance, qui est leur caractère, les rend incapables des principes les plus clairs et des raisonnements les plus suivis » (Les Caractères, "Des Esprits forts", 36, éd. cit., pp. 470-471). Certes La Bruyère ne pouvait connaître les découvertes de la paléontologie moderne qui font remonter l'origine de l'homme à plusieurs millions d'années. Mais avec les seules données historiques dont on disposait à son époque, on pouvait fort bien s'apercevoir, et nombre de bons esprits n'ont pas manqué de le faire, que les chronologies établies à partir de la Bible, étaient beaucoup trop courtes.

[284] Je pourrais, bien sûr, multiplier les exemples.

[285] Voir Aspects de Racine, Nizet, 1954.

[286] Voir "Hippolyte requis d'amour et calomnié", L'Ecrivain et ses travaux, Corti,1967, pp. 237-323.

[287] Op. cit., p. 210.

[288] Voir p. 271. Mais Mauron ne se refère jamais à Rousseau ni dans Des Métaphores obsédantes au mythe personnel ni dans Psychocritique du genre comique. Il serait intéressant de voir comment des raisons très différentes ont pu amener Rousseau et Mauron à déformer Molière de façon assez semblable.

[289] « Plein de tout ce qui venait de m'arriver, encore ému de tant de violents mouvements, [mon cœur] mêlait le sentiment de ses peines aux idées que la méditation de mon sujet m'avait fait naître; mon travail se sentit de ce mélange. Sans m'en apercevoir j'y décrivis ma situation actuelle; j'y peignis Grimm, madame d'Epinay, madame d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-même. En l'écrivant que je versai de délicieuses larmes ! Helas ! on n'y sent que trop que l'amour, cet amour fatal dont je m'efforçais de guérir n'était pas encore sorti de mon cœur. À tout cela se mêlait un certain attendrissement sur moi-même, qui me sentais mourant, et qui croyais faire au public mes derniers adieux » (Les Confessions, livre X, bibl. de la Pléiade, p. 495-496). Ajoutons que, dans les lignes qui précèdent (p. 495), il dit avoir écrit la Lettre à d'Alembert en trois semaines, en allant « passer deux heures le matin, et autant l'après-dîner dans un donjon tout ouvert [qu'il avait] au bout du jardin où était [son] habitation ». Il est donc très probable qu'il n'avait pas lesœuvres de Molière sous la main, et, les aurait-il eues, dans l'état d'esprit où il se trouvait, il n'aurait même pas pris la peine de relire Le Misanthrope avant d'en proposer une « relecture ».

[290] Ed. Maxime Roux, Classiques Larousse, p. 58.

[291] Lettre à d'Alembert, œuvres choisies de Rousseau, éd. Garnier, p. 148.

[292] « La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien, qui en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d'heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le demier soupir, au tribunal de celui qui a dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ».

[293] Op. cit., p. 149.

[294] Aussi les manuels scolaires préfèrent-ils les oublier ou, s'ils en donnent un passage, ils le choisissent relativement anodin, comme MM. Lagarde et Michard, qui le reconnaissent d'ailleurs, en écrivant dans le petit chapeau qui précède leur extrait : « Rousseau apôtre de la religion naturelle dresse contre les religions révélées un réquisitoire admiré de Voltaire, qui le fit relier à part : on en trouvera ici l'écho, sous une forme modérée » (XVIIe siècle, p. 309). Nul « écho », en revanche, même « sous une forme modérée », dans les manuels modernistes, dus à MM. Biet, Brighelli et Rispail, que les éditions Magnard ont publiés dans l'intention de détrôner les Lagarde et Michard. Mais je doute fort qu'ils y parviennent, tant ils sont conçus en dépit du bon sens, et je m'en réjouis, car il reflètent hélas ! très largement la jobardise et le snobisme ambiants.

 

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