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Le théâtre expliqué par la mère Ubu.

Sur la quatrième de couverture de la dernière édition en trois volumes du livre de Mme Anne Ubersfeld Lire le théâtre [1], l'éditeur tient à nous avertir que nous avons entre les mains « la réédition d'une œuvre désormais classique ». Et c'est hélas ! en partie vrai. Certes ! le livre de Mme Ubersfeld est ignoré non seulement du grand public, qui, il est vrai, ignore volontiers les classiques, mais il l'est aussi du public lettré non universitaire, des honnêtes gens qui, sans être des spécialistes, aiment et connaissent la littérature. En revanche, dans le monde universitaire, Mme Ubersfeld est considérée par beaucoup comme une grande spécialiste des études théâtrales, et par quelques-uns, dont elle-même, comme la meilleure spécialiste dans ce domaine. Toutes les bibliographies que l'on trouve dans les innombrables livres destinés à guider les étudiants en lettres dans la préparation de leurs examens et de leurs concours, citent Lire le théâtre comme un ouvrage indispensable pour aborder l'étude de quelque œuvre dramatique que ce soit, et même comme l'ouvrage qu'il faut lire en priorité.

Et pourtant ce livre, aussi foncièrement inepte qu'il est parfaitement indigeste, ne saurait rien apprendre aux étudiants. On y chercherait en vain une remarque réellement éclairante, ne serait-ce que sur un point de détail, ou une analyse vraiment précise qui permette de mieux percevoir le travail d'un auteur et de mieux apprécier son art. On n'y trouve, outre un certain nombre d'erreurs littérales, que des interprétations arbitraires, voire absurdes, ainsi que des généralités parfaitement oiseuses, des enfilades des plus étonnantes lapalissades, le tout dans un style détestable, souvent peu correct, mais toujours d'une lourdeur épouvantable et affreusement jargonnant. L'incroyable sottise de cet ouvrage défie l'analyse. Il faudrait beaucoup de temps et un très gros livre pour essayer d'en faire le tour. Je me contenterai donc de donner ici quelques échantillons des erreurs, des élucubrations et des truismes de Mme Ubersfeld. Quant à son jargon, les citations que je serai amené à faire, permettront, je pense, de s'en faire une assez bonne idée.



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Certaines des erreurs littérales de Mme Ubersfeld peuvent paraître mineures. Elles ne laissent pourtant pas de surprendre, d'une part, parce qu'on ne les aurait guère attendues sous la plume d'un professeur d'université renommé et, d'autre part, parce qu'elles portent sur des œuvres très illustres. Phèdre est certainement la tragédie classique la plus célèbre et c'est sans doute, avec le Dom Juan de Molière, la pièce de théâtre la plus étudiée dans les lycées et dans les universités. S'il y a donc une pièce sur laquelle un professeur d'université, et qui plus est, spécialiste du théâtre, ne devrait pas commettre d'erreurs, c'est bien Phèdre. Mme Ubersfeld en commet pourtant deux et qui portent sur des passages particulièrement célèbres. « Toute la tragédie de Phèdre dit ces "bord", récurrents, bords de l'Attique : "Depuis que sur ces bords les Dieux ont envoyé La fille de Minos et de Pasiphaé" (I,1) - "sombres bords" du Styx (I, 3), "bords" de l'île où meurt Ariane (I, 3) », nous dit, en effet, Mme Ubersfeld [2]. Or les « bords », sur lesquels les dieux ont envoyé Phèdre, sont, bien sûr, ceux de Trézène, qui n'est pas en Attique, mais dans le Péloponnèse. Quant aux « sombres bords » qu'on ne voit point deux fois et que Thésée aurait franchis, c'est à la scène 5 de l'acte II que Phèdre les évoque et non pas à la scène 3 de l'acte I. Rappelons que c'est seulement à la scène suivante que Panope viendra annoncer à Phèdre que son époux est mort.

Dans Bérénice le rideau se lève le matin où Titus commence effectivement à régner, huit jours après la mort de Vespasien, à la fin d'un long deuil qui s'est achevé la nuit précédente par la cérémonie de l'apothéose de l'empereur défunt. Mais, pour Mme Ubersfeld, « Bérénice commence trois jours après la mort de Vespasien [3]». Certes ! là encore l'erreur peut paraître mineure. Elle n'en témoigne pas moins d'une bien médiocre connaissance de la pièce puisque cette durée de huit jours y est rappelée à cinq reprises [4].
La connaissance que Mme Ubersfeld a d'Andromaque semble, elle aussi, parfois approximative. En effet, commentant le dernier vers d'Hermione (« Va cours. Mais crains encor d'y trouver Hermione ») à la fin de la scène 5 de l'acte IV, elle écrit ceci : « Le jeu psychologique ne peut être réellement défini que par le comportement des acteurs; deux attitudes possibles : le dernier vers murmuré dans l'angoisse et un Pyrrhus se retirant d'un pas méditatif; le derniers vers hurlé, et Pyrrhus s'en va avec un geste d'indifférence ou de défi; deux attitudes définissant des contenus psychologiques différents [5]». Je passe sur le fait que Mme Ubersfeld se demande si le dernier vers d'Hermione doit être hurlé ou murmuré, si saugrenue que puisse être la seconde solution, car c'est un problème d'interprétation. Mais quand Mme Ubersfeld se demande de quelle façon Pyrrhus s'en va, il s'agit bien là d'une erreur littérale et qui plus est grossière. En effet, ce n'est pas Pyrrhus, mais Hermione qui s'en va. Pyrrhus, lui, reste avec Phœnix pour une scène très courte, dans laquelle, Phœnix l'ayant invité à prendre au sérieux les menaces d'Hermione, il lui demande de veiller sur Astyanax.

Mais la connaissance que Mme Ubersfeld a de Britannicus semble beaucoup plus approximative encore, si l'on en juge par la façon dont elle résume la grande scène entre Agrippine et Néron (acte IV, scène 2) : « Agrippine institue avec Néron un contrat de parole qui est une provocation à toutes conditions d'énonciation juridique et matérielle [6]. Elle ordonne alors que tout ce qu'elle pourrait et devrait faire, c'est supplier […] Néron cède; à cet instant il a définitivement abandonné le rôle dominant :

…………Hé bien donc ! prononcez. Que voulez-vous qu'on fasse ?

Et Agrippine, de fait, donne une impressionnante série d'ordres […]. Et Néron conclut, c'est son dernier mot :

…………Gardes qu'on obéisse aux ordres de ma mère.

La capitulation est complète et, ce rôle dominant abandonné, il ne peut le retrouver que par un coup de force matériel, un assassinat. Ce que lui démontre son conseiller Narcisse [7]». Ce résumé de la scène (Agrippine ordonne et Néron s'incline) est non seulement très sommaire, mais gravement erroné. Le grand discours dans lequel Agrippine rappelle d'abord tout ce qu'elle fait pour conduite Néron jusqu'à l'empire, et ensuite toutes les marques d'ingratitude qu'elle a reçues de lui, ce grand discours qu'elle a soigneusement préparé et sur lequel elle comptait tant pour reprendre l'autorité qu'elle a perdue, ce grand discours échoue totalement. Néron, nullement impressionné, lui répond qu'elle n'a, en fait, jamais travaillé que pour elle et s'est toujours employée à le maintenir sous sa tutelle. Agrippine a alors véritablement l'impression que le sol se dérobe sous elle et sa deuxième tirade reflète tout son désarroi et son désespoir. Ce spectacle, nouveau pour lui, semble désarmer Néron qui paraît sincère lorsqu'il demande alors à sa mère ce qu'elle veut qu'il fasse. Mais Agrippine va aussitôt s'employer à détruire elle-même l'avantage qu'elle vient d'obtenir, en s'empressant de formuler une longue série d'exigences qui constituerait pour Néron un véritable traité de capitulation. Il déclare pourtant les accepter, et notamment celle d'une réconciliation avec Britannicus, et ordonne à ses gardes de se mettre aux ordres de sa mère. Mais ce que Mme Ubersfeld appelle une « capitulation complète » n'est, bien sûr, qu'une comédie. En réalité, Néron est maintenant plus que jamais convaincu que sa mère ne changera jamais et plus que jamais décidé à s'affranchir définitivement de sa tutelle. Et c'est la mort de Britannicus qui scellera la fin du pouvoir d'Agrippine, comme Néron se fera une joie de l'apprendre à Burrhus au début de la scène suivante. Mais Burrhus va réussir là où Agrippine avait échoué et obtenir que Néron se réconcilie avec Britannicus. Le malheur, c'est que, Néron ayant feint de céder aux exigences d'Agrippine, tout le monde à commencer, bien sûr, par Agrippine croira que c'est elle qui a gagné. Néron est la victime de l'enchaînement des circonstances. En effet, alors que, pour la première fois de sa vie, il a osé défier Agrippine face à face et lui tenir tête, tout le monde sera persuadé qu'il lui a cédé de nouveau. Une telle idée ne peut que lui être insupportable. Et c'est, sans parler de la très grande habileté dont il fait preuve, ce qui va assurer le succès de Narcisse à la scène 4. Néron, certes ! est un criminel né, mais il est aussi un personnage tragique pris au piège que lui a tendu l'habileté du dramaturge. Mais il faut pour le comprendre, outre une attention suffisante aux texte, une intelligence des intentions de l'auteur dont Mme Ubersfled est manifestement dépourvue.

Si Mme Ubersfeld ne semble avoir q'une connaissance approximative des certaines des pièces les plus célèbres du théâtre français, il en est de même pour certaines des pièces les plus célèbres du théâtre étranger, si j'en juge par ce qu'elle dit du Jules César de Shakespeare qui commence, si on la croit, « le jour des Ides de mars, jour de l'assassinat de César ». Mme Ubersfeld a dû lire Jules César dans un exemplaire d'occasion, en si mauvais état que les deux premiers actes avaient disparu. L'acte I commence, en effet, le jour du triomphe de César que Shakespeare fait coïncider avec la fête des Lupercales, c'est-à-dire assez longtemps, quelques semaines, pour le moins [8], avant les ides de mars, et s'achève le soir précédant les Ides. L'acte II se déroule tout entier pendant la nuit qui suit. Pour voir arriver les Ides de mars, il faut donc attendre l'acte III qui s'ouvre sur cette phrase de César : « The ides of March are come ».

Si Mme Ubersfeld semble ignorer complètement les deux premiers actes de la pièce, il n'est pas sûr qu'elle connaisse du moins vraiment bien le reste de la pièce. En effet, à propos de la scène la plus célèbre, celle où Marc Antoine prononce l'éloge funèbre de César, Mme Ubersfeld dit que Brutus et Cassius « condamnés par le discours, s'enfuient à toutes jambes (preuve qu'ils ont entendu) [9]». Or Brutus et Cassius ne sont là ni l'un ni l'autre [10]. Ils ont décidé d'expliquer aux romains pourquoi ils avaient tué César, mais la foule étant trop nombreuse, Brutus a demandé aux assistants de se diviser en deux groupes, l'un qui restera avec lui, l'autre qui suivra Cassius pour l'entendre dans une autre rue. Cassius s'en va donc et Brutus s'adresse aux romains pour justifier leur acte. Arrive ensuite Marc-Antoine avec ceux qui portent le corps de César, mais Brutus ne reste qu'un court instant après l'arrivée de Marc Antoine. Les Romains veulent le ramener en triomphe chez lui, mais, et c'est, bien sûr, après celle d'avoir consenti à ce que Marc Antoine s'adressât aux Romains, une nouvelle erreur de sa part, il leur demande de le laisser partir seul et de rester pour écouter le discours de Marc-Antoine :

…………I do entreat you, not a man depart,
…………Save I alone, till Antony have spoke.

Il y aurait sans doute pas mal d'autres erreurs littérales à relever dans les trois volumes de Mme Ubersfeld, car elle évoque souvent des pièces modernes ou étrangères que je ne connais qu'assez mal ou que je ne connais pas du tout (mais, à la différence de Mme Ubertsfeld, je ne prétends aucunement être un spécialiste du théâtre). Quoi qu'il en soit, si étonnantes qu'elles puissent être parfois, on oublie vite les erreurs littérales de Mme Ubersfeld au profit de ses erreurs d'interprétation. Car, si Mme Ubersfeld ne connaît pas toujours suffisamment les textes, elle semble surtout ne jamais les comprendre.

Dans les trois volumes de Lire le théâtre, on trouve finalement assez peu d'analyses véritables et de remarques qui témoignent d'un effort pour essayer d'éclairer un peu mieux les œuvres. Mais celles que l'on trouve révèlent toutes une grande inintelligence des textes. Mme Ubersfled, nous l'avons vu, semble ne pas connaître très bien Bérénice. Cela ne l'empêche pourtant pas de vouloir lire entre les lignes et de prétendre à l'occasion découvrir des choses qui semblent avoir échappé jusqu'ici à l'attention des critiques. C'est le cas notamment du commentaire que lui inspire la dernière tirade de Bérénice à la fin du premier acte : « Dans le tableau grandiose que dessine Bérénice de l'avènement et du triomphe de Titus : "De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?", le je est absent, comme si quelque chose l'exilait du trône et de la gloire de l'empereur; cette nuit est splendide, mais ce n'est pas la sienne (Bérénice I, 5) [11]». Quand on lit ces lignes, on peut d'abord se demander, une nouvelle fois, si Mme Ubersfeld se souvient bien du texte. Elle semble croire, en effet, que la cérémonie à laquelle a assisté Bérénice la nuit précédente est celle « de l'avènement et du triomphe de Titus ». Or il s'agit de la cérémonie de l'apothéose de Vespasien, cérémonie qui marque la fin des huit jours du deuil officiel. Certes ! on peut dire que, si la cérémonie est officiellement celle de l'apothéose de Vespasien, elle est vécue par la plupart de ceux qui y assistent, et en tout premier lieu par Bérénice elle-même, comme celle de l'avènement de Titus, dans la mesure où leurs pensées vont beaucoup plus au nouvel empereur qu'à son père défunt. Toujours est-il qu'il ne s'agit pas de la cérémonie de l'avènement de Titus, encore moins de celle de son triomphe [12]. Celui-ci a été célébré lorsqu'il est rentré à Rome après la prise de Jérusalem, c'est-à-dire il y a cinq ans [13].

Mais laissons cette nouvelle erreur littérale de Mme Ubersfeld pour nous intéresser à l'interprétation qu'elle nous donne du récit de Bérénice. Car, non contente de mal connaître, le texte Mme Ubersfeld lui fait dire ce qu'il ne dit pas et même tout le contraire de ce qu'il dit. En effet, l'on se fie à ce qu'elle nous dit, le récit de Bérénice donne l'impression qu'elle s'est sentie exilée « du trône et de la gloire de l'empereur », pressentant ainsi le sort qui l'attendait. Mais il en va tout autrement, si, plutôt qu'à Mme Ubersfeld, on préfère se fier à ce que dit Bérénice elle-même. Tous les propos qu'elle tient à l'acte I la montrent persuadée d'être au début d' « une journée / Qui doit avec César unir [s]a destinée [14]», ainsi qu'elle le dit à Antiochus. Et c'est précisément dans le souvenir ébloui de la nuit précédente qu'elle puise cette conviction. Loin de lui donner d'éprouver le sentiment d'être exclue et de lui faire pressentir, ne serait-ce que très confusément, son futur renvoi, la cérémonie à laquelle elle a assisté a dissipé les incertitudes et les inquiétudes qu'avait fait naître en elle le comportement de Titus les jours précédents. C'est ce qu'elle dit à Antiochus. Elle lui avoue d'abord que :
…………Ce long deuil que Titus imposait à sa cour
…………Avait même en secret suspendu son amour,

et Antiochus lui demandant alors :
…………Il a repris pour vous sa tendresse première ?

elle lui répond :
…………Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,
…………Lorsque, pour seconder ses soins religieux,
…………Le sénat a placé son père entre les dieux.
…………De ce juste devoir sa piété contente
…………À fait place, Seigneur, au soin de son amante

À la scène suivante, comme Phénice exprime ses inquiétudes :
…………Titus n'a point encore expliqué sa pensée.
…………Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux;
…………La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous.
…………L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine;
…………Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.

Bérénice lui répond :
…………Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvais trembler.
…………Titus m'aime, il peut tout, il n'a plus qu'à parler :
…………Il verra le sénat m'apporter ses hommages
…………Et le peuple de fleurs couronner ses images.

Et pour expliquer pourquoi elle se sent maintenant si confiante, elle évoque de nouveau la cérémonie de la nuit précédente :
…………De cette nuit, Phénice as-tu vu la splendeur ?
…………Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?
…………Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
…………Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
…………Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
…………Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat.

Loin de se sentir exilée, exclue « de la gloire de l'empereur », Bérénice a eu, au contraire, le sentiment d'y être intimement associée, puisque cet empereur est aussi « [s]on amant ». Racine a souhaité qu'au début de la pièce Bérénice apparût totalement confiante, pleinement assurée qu'avant la fin de la journée tous ses vœux seraient comblés. Loin de nous montrer Bérénice pressentant dès le début de la pièce le sort qui l'attendait, Racine a cherché à retarder le plus possible le moment où elle en prend vraiment conscience. Pour ce faire, il s'est habilement servi d'Antiochus. C'est parce que celui-ci lui a avoué son amour au premier acte que Bérénice, à l'acte II, peut se rassurer en mettant les réticences de Titus qui n'a pas le courage de lui dire ce qu'il était venu lui dire, sur le compte de la jalousie [15]. À l'acte III, c'est parce que Titus demande à Antiochus de parler à sa place à Bérénice que celle-ci peut de nouveau chercher à se rassurer en se persuadant qu'Antiochus lui a menti, même si, cette fois-ci, elle a beaucoup plus de mal à se tromper elle-même [16].

Pour comprendre les choix qu'a faits ainsi Racine, point besoin d'être un spécialiste patenté des études théâtrales. S'il nous a montré au début de la pièce Bérénice persuadée que la journée qui commence sera celle de ses noces avec Titus, s'il a retardé le plus possible le moment où elle est enfin obligée de regarder la vérité en face, c'est pour accroître son désarroi et son désespoir et nous permettre de mieux les mesurer. C'est aussi, bien évidemment, parce qu'il a choisi d'écrire une tragédie dont l'action est particulièrement simple et qu'il lui fallait soigneusement ménager le « peu de matière » dont il disposait. Si, dès le début de la tragédie, Titus était venu annoncer sans ambages à Bérénice qu'il la renvoyait, il aurait eu ensuite bien du mal à remplir cinq actes. Mais l'auteur de Lire le théâtre est manifestement incapable de comprendre les intentions et les problèmes des dramaturges.

De même que Bérénice, Mme Ubersfeld, nous l'avons vu, semble ne pas connaître Phèdre aussi bien qu'elle le devrait. Et, de même que Bérénice, elle la comprend encore bien moins. Voici, par exemple, comment elle commente la réplique de Phèdre à Œnone « Tu le veux. Lève-toi » à la scène 3 de l'acte II [17] : « Notons que Racine n'écrit pas "relève-toi", ce qui impliquerait un simple changement de posture; il dit "Lève-toi", ce qui suppose que la posture nouvelle (debout) a une importance; on ne peut pas se contenter de gloser : tu n'as plus besoin de rester agenouillée, puisque je fais droit à ta supplique ("relève-toi"); il faut aller plus loin, et considérer que l'ordre suppose, s'il est accompli, un changement dans les conditions du discours, de l'échange dialogué; quelque chose que l'on pourrait gloser : "lève-toi pour que je puisse parler". Pourquoi ? le présupposé ici serait : "ce que j'ai à dire comporte l'écoute dans la position debout". Ce qui implique un autre présupposé culturel : qu'il y a un lien entre la posture debout et une certaine solennité sacrée. […] De là une extraordinaire conséquence, qui est un renversement radical de la situation réciproque des personnages : Phèdre donne à Œnone (comme à qui dépend d'elle) l'ordre de recevoir sa confession. Du même coup, elle l'institue, en confesseur, guide, directeur de conscience (sur-moi, si l'on veut); elle construit, ce faisant, des rapports nouveaux entre elle-même et sa nourrice; de servante, celle-ci se retrouve dans la position de maîtrise du juge et du guide; ce qui se matérialise dans la posture physique : debout, elle va dominer une Phèdre assise. Il se fait par ce seul acte de langage une transformation irréversible, source de la tragédie, Phèdre ayant transféré à Œnone le pouvoir de la diriger avec toutes les conséquences catastrophiques que l'on sait [18]»

Ce commentaire constitue un total contresens. Certes on peut accorder sans peine à Mme Ubersfeld (je reviendrait tout à l'heure sur ses lapalissades) que « l'énoncé "Lève-toi " présuppose que le destinataire n'est pas debout ». Mais elle prête à Phèdre des intentions qui ne sont aucunement les siennes, faute d'être capable de voir les véritables intentions de Phèdre que la scène tout entière rend pourtant évidentes et tout particulièrement les derniers vers que Mme Ubersfeld semble avoir complètement oubliés :

…………Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats,
…………Je t'ai tout avoué, je ne m'en repens pas,
…………Pourvu que de ma mort respectant les approches
…………Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches
…………Et que tes vains secours cessent de rappeler
…………Un reste de chaleur, tout prêt à s'exhaler [19].

Si Phèdre veut qu'Œnone se lève, ce n'est pas parce qu'elle pense que ce qu'elle a à dire « comporte l'écoute dans la position debout [20]», ce n'est pas du tout pour conférer à l'aveu qu'elle va faire « une certaine solennité sacrée ». C'est Œnone qui, en se jetant aux pieds de Phèdre pour prendre ses genoux entre ses bras, adoptant ainsi la posture traditionnelle du suppliant, a incontestablement voulu créer « une certaine solennité sacrée », et c'est précisément ce que Phèdre veut faire cesser. Pour parler comme Mme Ubersfeld, « le présupposé ici serait », non pas : « ce que j'ai à dire comporte l'écoute dans la position debout », mais bien plutôt : « arrête ton cinéma ».

Phèdre ne donne pas à Œnone « l'ordre d'écouter sa confession »: elle consent à parler pour qu'Œnone consente, elle, à ne plus l'importuner. Phèdre ne donne pas un ordre, elle cède de guerre lasse aux objurgations d'Œnone parce qu'elle ne peut pas supporter plus longtemps ses questions, ses conseils, ses plaintes et ses supplications. Phèdre, qui a décidé de se laisser mourir et qui a consenti à sortir de sa chambre, non pas parce qu'elle reprenait goût à la vie, comme l'avait cru Œnone [21], mais, au contraire, pour faire ses derniers adieux au soleil, ne demande plus qu'une chose : qu'on la laisse en paix. Tous les soins qu'on lui rend l'importunent, comme elle le dit au début de la scène :
Si Phèdre veut qu'Œnone se lève, ce n'est pas parce qu'elle pense que ce qu'elle a à dire « comporte l'écoute dans la position debout [22]», ce n'est pas du tout pour conférer à l'aveu qu'elle va faire « une certaine solennité sacrée ». C'est Œnone qui, en se jetant aux pieds de Phèdre pour prendre ses genoux entre ses bras, adoptant ainsi la posture traditionnelle du suppliant, a incontestablement voulu créer « une certaine solennité sacrée », et c'est précisément ce que Phèdre veut faire cesser. Pour parler comme Mme Ubersfeld, « le présupposé ici serait », non pas : « ce que j'ai à dire comporte l'écoute dans la position debout », mais bien plutôt : « arrête ton cinéma ».

…………Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
…………Quelle importune main en formant tous ces nœuds,
…………À pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux ?
…………Tout m'afflige et me nuit et conspire à me nuire [23].

Ce qu'elle veut, c'est qu'on cesse de s'occuper d'elle.

Bien loin de constituer Œnone en juge, la confession de Phèdre est, au contraire, destinée à lui faire comprendre qu'elle n'a pas à la juger. Dans la dernière tirade de la scène, si Phèdre souligne avec beaucoup de force à la fois l'horreur que lui inspire sa passion et la lutte aussi vaine qu'acharnée qu'elle a menée contre elle, c'est pour qu'Œnone s'abstienne de lui faire des « reproches » qui seraient à la fois inutiles, puisqu'elle est la première à se condamner, et « injustes », puisqu'elle a fait tout ce qui était en son pouvoir pour vaincre sa passion jusqu'à décider de se laisser mourir. Bien loin de conférer à Œnone le droit de la juger, Phèdre, à la fin de la scène, lui dénie expressément ce droit.

Pas plus qu'elle ne veut conférer à Œnone le droit de la juger, Phèdre ne veut lui conférer le pouvoir de la diriger. Elle veut, au contraire, qu'Œnone cesse de vouloir lui donner des conseils, qu'elle cesse d'essayer de la diriger. Pourquoi Phèdre irait-t-elle demander à Œnone de lui servir désormais de « guide » et de « directeur de conscience », puisqu'elle a non seulement décidé de se laisser mourir, mais déjà commencé à mettre cette décision en œuvre [24]? N'ayant plus qu'à attendre la mort, elle n'a désormais que faire des conseils de qui que ce soit, elle n'a jamais eu moins besoin de demander à qui que ce soit de prendre en mains sa conduite. Il faut être Mme Ubersfeld pour ne pas comprendre une chose aussi évidente.

Il y a bien dans la pièce un moment où Phèdre semble transférer à Œnone le pouvoir de la diriger, mais ce n'est pas à la scène 3 de l'acte I. C'est à la fin de la scène 3 de l'acte III, lorsqu'elle dit à Œnone :
Si Phèdre veut qu'Œnone se lève, ce n'est pas parce qu'elle pense que ce qu'elle a à dire « comporte l'écoute dans la position debout [25]», ce n'est pas du tout pour conférer à l'aveu qu'elle va faire « une certaine solennité sacrée ». C'est Œnone qui, en se jetant aux pieds de Phèdre pour prendre ses genoux entre ses bras, adoptant ainsi la posture traditionnelle du suppliant, a incontestablement voulu créer « une certaine solennité sacrée », et c'est précisément ce que Phèdre veut faire cesser. Pour parler comme Mme Ubersfeld, « le présupposé ici serait », non pas : « ce que j'ai à dire comporte l'écoute dans la position debout », mais bien plutôt : « arrête ton cinéma ».

…………Fais ce que tu voudras, je m'abandonne à toi.
…………Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi [26].

Mais, entre temps, il y a eu l'annonce de la mort de Thésée, l'aveu à Hippolyte et le retour de Thésée. Phèdre est complètement affolée par cette nouvelle. La mort elle-même n'est plus une solution. C'était pour elle, à l'acte I, le moyen de préserver sa réputation [27]. Depuis elle a déclaré sa passion à Hippolyte et elle est persuadée qu'il va parler. Aussi quand, pour sauver sa « gloire » et ne pas laisser à ses enfants un nom odieux, Œnone lui suggère d'accuser Hippolyte et se charge de le faire elle-même, Phèdre, aux abois, lui dit d'agir comme elle l'entend. Mais même alors il serait sans doute excessif de dire qu'elle confère à Œnone le droit de la diriger. En fait, elle consent seulement à la laisser accuser Hippolyte.

Quoi qu'il en soit, à l'acte I, rien n'est plus éloigné de l'esprit de Phèdre que de demander à Œnone de la juger et de la diriger. L'aveu de Phèdre à Œnone, sa confession ne sont même pas un véritable aveu et une véritable confession. On avoue, on se confesse pour rétablir la vérité et pour commencer à expier. C'est ce que fera Phèdre à la fin de la pièce. Ce n'est pas ce qu'elle fait avec Œnone. Phèdre n'avoue pas à Œnone pour rétablir la vérité : elle avoue à Œnone parce qu'elle sait qu'elle ne dira jamais rien à personne, et pour qu'elle consente à la laisser mourir en paix afin d'emporter son secret dans la tombe. Et c'est ce qu'Œnone se serait résignée à faire, si Panope n'était venue annoncer la mort de Thésée, ainsi qu'elle le dit elle-même à Phèdre :
Si Phèdre veut qu'Œnone se lève, ce n'est pas parce qu'elle pense que ce qu'elle a à dire « comporte l'écoute dans la position debout [28]», ce n'est pas du tout pour conférer à l'aveu qu'elle va faire « une certaine solennité sacrée ». C'est Œnone qui, en se jetant aux pieds de Phèdre pour prendre ses genoux entre ses bras, adoptant ainsi la posture traditionnelle du suppliant, a incontestablement voulu créer « une certaine solennité sacrée », et c'est précisément ce que Phèdre veut faire cesser. Pour parler comme Mme Ubersfeld, « le présupposé ici serait », non pas : « ce que j'ai à dire comporte l'écoute dans la position debout », mais bien plutôt : « arrête ton cinéma ».

…………Madame, je cessais de vous presser de vivre;
…………Déjà même au tombeau j'étais prête à vous suivre;
…………Pour vous en détourner je n'avais plus de voix [29].

On le voit, à la différence de Mme Ubersfeld, Œnone avait fort bien compris que Phèdre lui demandait, non pas de la juger et encore moins de la diriger, mais, au contraire, de cesser de lui dire quoi que ce soit et de vouloir faire quoi que ce soit pour elle. La « source de la tragédie », ce n'est pas le prétendu « pouvoir de la diriger » que Phèdre donnerait ici à Œnone, c'est la fausse nouvelle de la mort de Thésée.

Mais, si, comme bien d'autres exemples pourraient le montrer, Mme Ubersfeld semble ne pas comprendre grand chose à la tragédie, elle comprend peut-être encore bien moins la comédie, si l'on en juge par ces lignes étonnantes : « dans l'Amphitryon de Molière, acte I, scène 3, Jupiter, ayant sous l'apparence du mari possédé à loisir Alcmène dont il avait envie, tout au long d'un nuit infiniment longue, tient au matin à son amante Alcmène un ébouriffant discours : il lui réclame de se déclarer satisfaite de l'amant, non du mari; Alcmène refuse le distinguo; quant au spectateur, il saisit confusément que le dieu n'est pas satisfait (il y aurait de quoi, pourtant : rien ne lui a été refusé et son omniscience divine l'assure d'une postérité brillante en la personne d'Hercule). Insatisfaction étrange, trop explicable : qui a possédé Alcmène ? Pas Jupiter en tout cas; le dieu n'a rien eu; ce qui est en question, ce n'est pas l'inintéressant "individu" divin, c'est une certaine situation de maître et les retombées psychologiques qu'elle entraîne. Quand la favorite dit au Roi le oui le plus soumis et le plus enthousiaste, qui est aimé ? le Roi, l'homme, ou personne ? La tyrannie stérilise progressivement tout autour d'elle et, dépouillant maîtres et serviteurs de leur moi, elle dépouille aussi les relations interpersonnelles de toute existence. Telle est la vérité référentielle du discours de Jupiter : le roi, le maître se meut dans un monde qui a perdu toute réalité affective, il est réellement devenu un "dieu". Quant à un être, un moi, un psychisme du personnage de Jupiter, ce n'est pas même un fantôme, c'est moins qu'une bulle de savon, l'illusion toute pure. La psychologie au théâtre est toujours à chercher ailleurs que dans des causalités internes dont le personnage serait le lieu [30]».

La sottise de ce commentaire est incommensurable. Mme Ubersfeld commence par s'étonner de ce qu'elle appelle l' « ébouriffant discours » de Jupiter. Ce « discours » n'a pourtant rien d'étonnant : comme n'importe quel amant d'une femme mariée, Jupiter aurait voulu faire oublier le mari. Il n'y a pas réussi puisque Alcmène refuse obstinément le distinguo auquel il l'invite. Mme Ubersfeld explique l'échec de Jupiter par le fait qu'il est le Roi, sa « situation de maître » détruisant « les relations interpersonnelles »: le roi n'est jamais aimé pour lui-même; on l'aime, ou plutôt on feint de l'aimer seulement parce qu'il est le roi. Certes ! cela est sans doute vrai très souvent, même s'il peut néanmoins y avoir, et il y en a eu, des rois qui sont aimés pour eux-mêmes. Mais dans le cas présent, cette explication est parfaitement incongrue. Avant Mme Ubersfeld, personne sans doute, n'avait d'ailleurs jamais pensé à expliquer l'échec de Jupiter. Car, à la différence de Mme Ubersfeld, tout le monde, d'ordinaire comprend aisément que, pour faire oublier le mari, le meilleur moyen n'est certainement pas de prendre si bien son apparence qu'absolument rien ne peut permettre à sa femme de deviner qu'elle n'a pas couché avec lui. La raison, parfaitement évidente qui explique l'échec de Jupiter, rend l'explication de Mme Ubersfeld parfaitement absurde. Pour que la condition de Jupiter pût empêcher Alcmène de l'aimer pour lui-même, il faudrait d'abord qu'elle la connût. C'est d'ailleurs sur l'absolue conviction dans laquelle se trouve Alcmène d'avoir couché avec son mari que repose essentiellement le comique de la pièce. Mais pour le comprendre, il faudrait que Mme Ubersfeld eût le sens du comique. Mme Ubersfeld affirme que « la psychologie au théâtre est toujours à chercher ailleurs que dans des causalités internes dont le personnage serait le lieu ». Il serait trop long de discuter ici cette déclaration dont la prétention jargonnante n'a d'égale que la sottise, de même que je me garderai de m'interroger sur les causalités internes dont Mme Ubersfeld est le lieu, par peur de devoir être fort peu courtois.

Un dernier exemple achèvera de nous convaincre que Mme Ubersfeld fait dire aux textes non ce qu'ils disent, mais ce qu'elle a décidé de leur faire dire, quand bien même ils disent tout le contraire : « Un repérage des traits distinctifs fait de Philinte le jumeau structurel d'Alceste. Or il est le seul personnage dont le texte ne dise pas qu'il est amoureux de Célimène; si on comblait ainsi le trou textuel, en supposant des relations ambivalentes de rivalité cachée entre les amis, on éclairerait bien des bizarreries du texte, en particulier l'agressivité permanente du discours de Philinte envers Alceste, dès la première scène, toujours à propos de Célimène ou devant elle [31]». Mme de Ubersfeld part d'une constatation indiscutable : le texte ne dit pas que Philinte est amoureux de Célimène. Et elle s'en étonne : pourquoi le texte ne dit-il pas de Philinte ce qu'il dit de tous les autres ? Certes l'explication pourrait être tout simplement qu'à la différence de tous les autres, il n'est pas amoureux de Célimène. Et cette explication semble, à première vue, d'autant plus naturelle que le texte dit clairement qu'il est amoureux d'Eliante. Mais, pour Mme Ubersfeld, plus les choses paraissent simples, plus elles semblent évidentes, et plus son esprit est en alerte : non seulement le texte ne peut vraiment dire ce qu'il semble dire, mais il veut certainement dire tout le contraire.

Pour escamoter le sens apparent du texte et le remplacer par son contraire, Mme Uberfeld va faire appel à deux tours de passe-passe aussi commodes qu'efficaces. Le premier consiste à écarter une conclusion qui semble s'imposer en la mettant en italiques : Philinte, écrit-elle, « est le seul personnage dont le texte ne dise pas qu'il est amoureux de Célimène ». Mme Ubersfeld, qui aurait été bien en peine de trouver dans la bouche de Philinte lui-même ou d'un autre personnage de la pièce le moindre propos suggérant le contraire, reconnaît que le texte « ne dit pas » que Philinte est amoureux d'Eliante. Mais, en ayant recours à l'italique, elle laisse entendre que, s'il ne le dit pas, c'est seulement pour le lecteur borné, obnubilé par un sens littéral qui paralyse son jugement. Le lecteur perspicace, celui qui a appris dans Roland Barthes à lire le non-dit, comprendra, lui, que, si le texte ne le dit pas explicitement, c'est pour le suggérer d'autant plus fortement.

On voit tout de suite l'efficacité de cette méthode : il suffit d'écrire « le texte ne dit pas que… » pour lui faire dire tout ce que l'on veut. Mme Ubersfeld aurait donc pu se contenter d'avoir recours à l'italique mais, pour faire bonne mesure, elle a fait appel en même temps à la notion, à première vue bien étrange, mais si pratique, de « trou textuel ». Quand un texte ne dit pas ce qu'on voudrait qu'il dît, on déclare qu'il y a un « trou textuel » dans lequel on pourra fourrer tout ce que l'on voudra. Certes ! Mme Ubersfeld prétend avoir des arguments pour établir l'existence de ce « trou textuel »: si Philinte était amoureux de Célimène, cela expliquerait, nous dit-elle, « bien des bizarreries du texte », et notamment son agressivité envers Alceste. Mais Mme Ubersfeld se garde bien de nous dire quelles sont, en dehors de l'agressivité de Philinte, les nombreuses « bizarreries » du texte que l'on expliquerait ainsi. Quant à l'agressivité de Philinte, pour avoir besoin d'être expliquée, il faudrait d'abord qu'elle existât. Or avant Mme Ubersfeld personne ne semble l'avoir jamais décelée. Bien au contraire, ce qui frappe, « dès la première scène » et même dès les tout premiers vers, c'est d'abord la très grande agressivité d'Alceste envers Philinte, et ensuite la non moins grande patience avec laquelle Philinte réagit. Tout compte fait, Mme Ubersfeld serait peut-être plus convaincante, si elle prétendait expliquer l'extraordinaire patience dont Philinte fait preuve avec Alceste en nous disant qu'il est secrètement amoureux de lui. Cela expliquerait pourquoi il essaie de le détourner de Célimène. Cela n'expliquerait pas, il est vrai, pourquoi il essaie de le pousser dans les bras d'Eliante. Mais lui même se dit amoureux d'Eliante. Il serait donc bisexuel et n'espérant parvenir à ses fins ni avec Alceste qui n'est pas attiré par les hommes (du moins à première vue, car il pourrait bien y avoir là un autre « trou sexuel »), ni avec Eliante qui est attirée par Alceste (mais qui pourrait être également attirée par Célimène), il rêverait du moins de réunir les deux êtres qu'il aime. Mais c'est à elle-même plutôt qu'à Molière que je serais tenté d'appliquer les méthodes de Mme Ubersfeld. Nulle part dans les trois tomes de Lire le théâtre, elle ne dit qu'elle est folle. Mais comment ne pas avoir l'impression que nous sommes là devant un immense « trou textuel » ?

Je pourrais relever dans Lire le théâtre encore bien d'autre exemples d'interprétations erronées, voire délirantes (je les garde en réserve pour une éventuelle contre-attaque de Mme Ubersfeld elle-même ou de ses admirateurs), mais je voudrais maintenant m'attacher au trait sans doute le plus remarquable de son ouvrage. Le mépris des textes et le délire d'interprétation sont hélas ! depuis une cinquantaine d'années, des genres très répandus dans la critique universitaire et Mme Ubersfeld n'est ni la première ni la seule à les pratiquer assidûment. Mais il est un genre, en revanche, où elle est sans rival : la lapalissade. Car ce qu'il y a, en effet, de plus étonnant, chez Mme Ubersfeld, ce n'est pas ses ignorances, ses contresens ses extravagances, mais ses évidences. Ce qu'il y a de plus extraordinaire, ce n'est pas ses « trous textuels », mais ses truismes.

À côté de tant d'affirmations erronées ou absurdes, on trouve, en effet, dans Lire le théâtre, un grand nombre d'affirmations tout à fait incontestables. Mais beaucoup d'entre elles ont déjà été exprimées très souvent, et depuis très longtemps, pour ne pas dire depuis toujours. Certes ! il n'est pas toujours inutile et il est même souvent nécessaire, surtout lorsqu'on écrit un livre qui s'adresse en priorité à des étudiants, de redire des choses qui ont déjà mille fois été dites. Encore faut-il en être conscient et ne pas croire que l'on a fait des découvertes. Or Mme Ubersfeld se plaît à attribuer aux méthodes qu'elle pratique et notamment à l'analyse structurale quantité de prétendues « découvertes » qui ne font que reprendre des remarques déjà faites cent fois dans le passé par les auteurs, les théoriciens et les critiques. On en jugera par ce qu'elle dit sur les expositions : « S'il est une découverte de l'analyse structurale, c'est bien l'importance du début, de l'incipit, des premiers signes par rapport auxquels les autres s'organisent. Le début de tout texte théâtral fourmille en indices de temporalité (didascalies d'ouverture et début de dialogue) : l'exposition suppose l'ancrage dans la temporalité, si temporalité il y a : les didascalies sont là pour marquer ou non le temps, toujours relayées par le dialogue [32]». Ainsi, à en croire Mme Ubersfeld, une des découvertes les moins contestables de l'analyse structurale serait celle de l'importance des scènes d'exposition qui donnent aux spectateurs, entre autres informations essentielles, de nombreuses et précieuses indications de temps. Or, s'il est un point sur lequel tous ceux qui ont écrit sur le théâtre ont toujours été d'accord, c'est bien sur l'importance des scènes d'exposition. Et il n'a échappé à aucun d'entre qu'une des missions de l'exposition était, en effet, d'assurer « l'ancrage dans la temporalité », pour parler comme Mme Ubersfeld. Mais, à la différence de Mme Ubersfeld, ils ne pensaient aucunement avoir fait une « découverte » 

Férue d'analyse structurale, Mme Ubersfeld raffole tout particulièrement des schémas actantiels. Mais tous les faits, selon elle, inaperçus ou mal perçus jusque-là qu'elle prétend faire apparaître grâce à ces schémas magiques, relèvent de l'évidence. Mme Ubersfeld, qui ne cesse de nous présenter ses analyses comme étant fort complexes, bien qu'elle ne cesse d'enfoncer des portes ouvertes, écrit notamment ceci : « Le fonctionnement du couple adjuvant-opposant est loin d'être simple : comme celui de tous les actants, en particulier dans le texte dramatique, il est essentiellement mobile, l'adjuvant pouvant à certaines étapes du processus devenir soudain opposant, ou, par un éclatement de son fonctionnement, l'adjuvant peut en même temps être opposant; ainsi en est-il des conseillers de Néron dans Britannicus, tous deux adjuvants-oposants, selon une loi que nous tenterons d'élucider [33]». Mme Ubersfeld veut nous persuader que seule l'analyse actantielle peut nous permettre de bien comprendre « le fonctionnement du couple adjuvant-opposant », mais l'exemple sur lequel elle s'appuie, nous montre aussitôt après qu'une fois de plus, elle nous la fait à l'esbroufe. Il va de soi que lorsqu'un personnage change d'avis et décide soudain de ne plus faire ce qu'il voulait faire, voire de faire tout le contraire, celui qui s'opposait jusque-là à lui, va maintenant l'encourager tandis que celui qui l'approuvait, va maintenant s'opposer à lui. Nul besoin d'utiliser un jargon technique et de faire un schéma actantiel pour le comprendre. Globalement, dans Britannicus, Burrhus s'oppose à Néron tandis que Narcisse l'approuve et le flatte; mais quand Néron, sous l'influence de Burrhus, décide de renoncer à assassiner Britannicus et de se réconcilier avec lui, c'est Narcisse alors qui va s'opposer à Néron. Il n'y a nullement lieu de s'en étonner et il n'y a rien ici à « élucider » 


Non contente de dire très doctement des choses que tout le monde pourrait dire, Mme Ubersfeld va même jusqu'à dire des choses qui vont tellement de soi que jamais personne avant elle n'avait songé à les dire. Elle nous apprend ainsi qu'au théâtre les acteurs doivent impérativement dire le texte que l'auteur a écrit à leur intention : le personnage, nous explique-t-elle sur le ton sentencieux qui lui est habituel, « est le sujet d'un discours que l'on marque de son nom et que le comédien qui revêtira ce nom devra prononcer [34]». Et, craignant sans doute que l'on méconnaisse l'importance de cette remarque, elle nous redit un peu plus loin que le personnage « parle parce que l'auteur le fait parler, lui enjoint de parler, de dire tels mots [35]». On le voit, Anne Ubersfeld a manifestement peur de n'être pas vraiment comprise. Aussi croit-elle nécessaire de se montrer très explicite : quand elle dit que l'auteur « fait parler » le personnage, elle veut dire qu'il ne lui donne pas seulement l'autorisation ou la possibilité de parler, mais le lui « enjoint » expressément; et, qui plus est, il ne lui ordonne pas seulement de parler, mais décide entièrement de ce qu'il doit dire; loin de pouvoir dire tout ce qui lui passe par la tête, le personnage ne peut dire que « tels mots » que l'auteur a choisi de lui faire dire 

Et craignant encore, malgré ces explications redondantes, que certains lecteurs puissent avoir de la peine à la suivre, Mme Ubersfeld n'hésite pas à prendre des exemples, et elle le fait avec un sens pédagogique qu'on ne saurait trop admirer. La célèbre injonction d'Auguste à Cinna : « Prends un siège, Cinna » n'avait guère jusqu'ici sollicité la sagacité des commentateurs. Elle fournit à Mme Ubersfeld l'occasion d'illustrer les merveilleuses découvertes qu'elle a faites, et il lui faut une page entière [36] pour nous dévoiler à grand renfort de jargon toute la richesse de cet hémistiche. Elle nous explique que, lorsque Corneille fait dire à Auguste : « Prends un siège, Cinna », il veut que l'acteur qui joue Auguste dise effectivement : « Prends un siège, Cinna » (malheureusement Mme Ubersfeld oublie de préciser que Corneille ne veut en aucun cas que l'acteur qui joue Auguste parle à la cantonade ou s'adresse à personne d'autre qu'à l'acteur qui joue Cinna et, par conséquent, qu'il ne prononce ces mots qu'après s'être assuré que l'acteur qui joue Cinna était effectivement présent sur la scène et en mesure de l'entendre). Mme Ubersfeld nous explique aussi que, si Corneille fait dire à l'acteur qui joue Auguste : « Prends un siège, Cinna », c'est à l'intention du public qui doit pouvoir entendre les mots qu'il prononce et comprendre qu'Auguste dit à Cinna de prendre un siège. Mais ce n'est pas tout et Mme Ubersfeld nous explique encore que Corneille veut aussi, même s'il n'y a pas d'indication scénique qui le dise explicitement, que quelqu'un, le metteur en scène, le régisseur ou un accessoiriste, s'occupe de faire apporter sur la scène un siège pour que Cinna puisse s'asseoir. Une telle perspicacité laisse pantois; comme on se sent plus intelligent quand on a lu Mme Ubersfeld !

On reste également pantois devant le commentaire qu'inspire à Mme Ubersfeld le célèbre vers d'Arcas dans Iphigénie : « Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune ». Voici ce qu'elle écrit : « Cette phrase peut à la rigueur avoir une signification, elle n'a pas de sens; elle n'est à proprement parler ni vraie ni fausse, on n'en peut rien dire. Mais si nous ajoutons le présupposé nous sommes au théâtre, nous aurons : (sur scène) "tout dort, et l'armée, et les vents et Neptune". Phrase qui présente encore des difficultés et n'aura de valeur référentielle que si la mise en scène, construisant un référent mimétique, lui donne cette valeur [37]». Mme Ubersfeld est un grand auteur comique qui s'ignore. Il est incontestable que, si l'on disait à brûle-pourpoint à un interlocuteur qui ne connaîtrait pas Iphigénie : « Mais tout dort et l'armée et les vents et Neptune », il serait pour le moins déconcerté, à moins, bien sûr que ce ne soit au bord de la mer, par une nuit très calme et au milieu de soldats endormis. On peut aussi aisément concéder aussi à Mme Ubersfeld que, sous peine de désorienter le spectateur, le metteur en scène doit soigneusement s'abstenir de situer la scène en plein désert, d'installer une puissante soufflerie pour y déchaîner un vent de tempête et de nous montrer des soldats en train de se livrer à une bacchanale effrénée. Mais le moins que l'on puisse dire de ce genre de remarques, c'est qu'elles ne s'imposent pas, et qu'on ne saurait les faire qu'en guise de plaisanteries. Malheureusement Mme Ubersfeld, qui se regarde comme la grande papesse des études théâtrales, se prend trop au sérieux pour se livrer à des galéjades.

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Mme Ubersfeld prétend apprendre à ses lecteurs à « lire le théâtre ». Tout ce qu'elle leur apprend, c'est qu'elle-même ne sait pas plus lire qu'elle ne sait écrire. Mais ce qui est grave, ce n'est pas tellement que Mme Ubersfeld ait écrit ce livre. Ce qui est grave, ce qui est scandaleux, c'est que ce livre soit généralement considéré comme un guide indispensables des études théâtrales et que tant d'universitaires en conseillent la lecture aux étudiants. Certes ! beaucoup de ceux qui le font et sans doute même la plupart, ne l'ont jamais regardé de près, car comme il est naturel, il leur est tombé des mains la seule fois ou les quelques fois où ils l'ont ouvert. Ils l'avouent souvent en privé, mais ils se garderaient bien de l'écrire. Ne voulant pas être soupçonnés de ne l'avoir pas lu, ils se croient, au contraire, obligés de recommander un livre qui ne peut que gâter l'esprit et le style des étudiants ou à tout le moins leur faire perdre leur temps. Mais, s'ils avaient un peu plus de conscience professionnelle, ils devraient faire une fois l'effort, si pénible qu'il puise être, de le lire et ne s'en servir ensuite que pour montrer aux étudiants l'inutilité du jargon et des prétendus outils de la sémiotique. C'est de ce point de vue seulement que le livre de Mme Ubersfeld pourrait être considéré comme important


 

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NOTES :

[1] Belin, 1996. Première édition en un volume aux Editions sociales, 1977.

[2] Tome III, p. 115.

[3] Tome II, p. 165.

[4] Titus, après huit jours d'une retraite austère
Cesse enfin de pleurer Vespasien son père
(Arsace : I, 3, vers 56-57)

Mais par où commencer ? Vingt fois, depuis huit jours,
J'ai voulu devant elle en ouvrir le discours
(Titus : II, 2, Vers 473-474)

Ce cœur, après huit jours n'a-t-il rien à me dire ?
(Bérénice : II 4, vers 580)

Ma bouche et mes regards, muets depuis huit jours,
L'auront pu préparer à ce triste discours
(Titus : III, 1, vers 737-738,)

Depuis huit jours je règne; et jusques à ce jour,
Qu'ai-je fait pour l'honneur ? j'ai tout fait pour l'amour
(Titus, IV, 4, vers 1029-1030)

D'autres passages rappellent encore la longueur du deuil :

Ce long deuil que Titus imposait à la cour
Avait même en secret suspendu son amour.
(Bérénice : I, 43, vers 153-154)

Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire.
(Bérénice : II, 4, 603)

[5] Tome III, p. 112.

[6] Cette phrase constitue un bon échantillon de l'horrible charabia que l'on trouve souvent sous la plume de Mme Ubersfeld.

[7] Tome III, pp.98-99.

[8] Le télescopage opéré par Shakespeare entre le triomphe de César (octobre 45) et la fête des Lupercales (15 février 44) suggère une durée indéterminée, variant entre un et quelques mois.

[9] Tome III, p. 34.

[10] Il est possible que l'erreur de Mme Ubersfeld ait pour origine une représentation de la pièce dans laquelle le metteur en scène aurait pris la liberté de laisser Brutus et Cassius sur la scène pendant le discours de Marc-Antoine et de les faire s'enfuir à toutes jambes à la fin. Comme on le sait, les metteurs en scène modernes ne craignent pas de contredire les textes ce qui, comme on peut s'en douter, n'est pas pour gêner le moins du monde Mme Ubersfeld. Mais cela ne saurait excuser Mme Ubersfeld qui aurait dû, même si elle l'approuvait, se rendre compte que le metteur en scène n'avait pas respecté le texte.

[11] Tome III, p. 67.

[12] Roland Barthes semble, lui aussi, croire qu'il s'agit du triomphe de Titus (voir Sur Racine, p. ). Mais l'inattention au texte a toujours été un des principaux fondements de sa méthode.

[13] Selon la chronologie de Racine, car, dans la réalité, Jérusalem a été prise en 70 et Vespasien est mort en 79.

[14] Voir acte I, scène 4, vers 259-260.

[15] L'acte II s'achève sur ces vers de Bérénice :
Rassurons-nous, mon cœur, je puis encore lui plaire :
Je me comptais trop tôt au rang des malheureux;
Si Titus est jaloux, Titus est amoureux (scène 5, vers 664-666).

[16] Comme en témoigne ce qu'elle dit à Phénice à la fin de la scène 3 :
Ne m'abandonne pas dans l'état où je suis.
Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis (vers 917-918).

[17] Voir Phèdre, I, 3, vers 243-246 :
Madame, au nom des pleurs que pour vous j'ai versés,
Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
- Tu le veux. Lève-toi.
- Parlez. Je vous écoute.

[18] Tome III, pp. 95-96.

[19] Vers 311-316.

[20] On appréciera au passage l'extraordinaire gaucherie de cette formule. Ce n'est pourtant là qu'un échantillon entre mille du mauvais style de Mme Ubersfeld. Comment ne pas se dire que quelqu'un qui écrit aussi mal et ne s'en rend jamais compte était fait pour vendre des lessives plutôt que pour s'occuper de littérature ?

[21] Voir vers 162-166.

[22] Vers 158-161.

[23] Rappelons que Phèdre a cessé de se nourrir depuis trois jours, ainsi que nous l'apprend Œnone lorsqu'elle lui dit (I, 3, vers 193-194) :
[…] le jour a trois fois chassé la nuit obscure,
Depuis que votre corps languit sans nourriture.

[24] Vers 911_912.

[25] Voir I, 3, vers 309-310 :
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire.

[26] Acte I, scène 5, vers 337-339

[27] Tome I, p. 105.

[28] Tome I, pp. 108-109.

[29] Op. cit., p. 164.

[30] Sur l'exposition et les problèmes qu'elle pose au dramaturge, on trouvera un excellent exposé dans le livre de Jacques Schérer, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1962, pp. 51-61. J'ai traité moi-même cette question, ayant étudié, avec beaucoup plus d'attention que Mme Ubersfeld n'en a jamais portée à aucun texte, les premiers vers du Tartuffe (voir Études sur Le Tartuffe, SEDES, 1994, pp. 19-76), de Britannicus (voir Études sur Britannicus, SEDES, 1995, pp. 21-53) et de Phèdre (voir "L'aveu d'Hippolyte à Théramène : remarques sur l'exposition de Phèdre", dans Francographies : Actes du quatrième Colloque "Création et Réalité d'expression française", New York, 1999, tome I, pp. 29-45).

[31] Tome I, p. 53.

[32] Et, de fait, on chercherait en vain dans la suite de Lire le théâtre l'élucidation annoncée.

[33] Op. cit., tome I, p. 94.

[34] Ibid., p. 109.

[35] Comme Anne Ubersfeld qu'elle ne manque pas de citer dans sa bibliographie, Claire Stolz ne craint pas d'enfoncer les mêmes portes ouvertes. Pour nous montrer comment « la complexité énonciative du théâtre peut être représentée en termes de stylistique actantielle, l'énonciateur du texte étant l'instance responsable à la fois des paroles des personnages et des didascalies » (op. cit., p. 82), elle nous propose un schéma compliqué que je ne puis hélas ! reproduire. Que nous dit ce beau schéma ? Il nous dit que, si un personnage X dit telle chose à un personnage Y, c'est parce que l'acteur qui joue le personnage X dit cette chose à l'acteur qui joue le personnage Y, et s'il lui dit cette chose, c'est parce que l'auteur l'a voulu, et s'il l'a voulu, c'est parce qu'il voulait la faire entendre au public. Il nous dit aussi que, non content de décider de tout ce que doivent dire les acteurs, l'auteur donne aussi des instructions pour la mise en scène grâce aux didascalies. On voit que, comme Anne Ubersfeld, Claire Stolz nous mène de découverte en découverte.

[36] P. 192 : « La réplique "Prends un siège Cinna" a aussi pour caractéristique d'ordonner la présence d'un siège sur l'aire de jeu. En outre la même phrase, à l'intérieur du texte écrit par Corneille fait commandement au comédien de la dire. […] Ainsi le texte de théâtre est modalisé a) comme impératif à l'usage des praticiens de la scène : faites ou dites ceci ou cela; mettez une chaise, une table, un rideau, dites telle phrase; b) comme impératif à l'usage du public : voyez, entendez (et/ou imaginez) ce que j'ai ordonné aux praticiens de vous montrer (imposer, proposer). Le statut du texte théâtral est exactement celui d'une partition, d'un livret, d'une chorégraphie, conduisant à la construction d'un système de signes par l'intermédiaire de médiateurs : a) le comédien, créateur-distributeur de signes linguistiques, phoniques. b) le metteur en scène décorateur, scénographe, comédiens, etc.). Le discours tenu par le texte théâtral a donc un caractère particulier : il possède une force illocutionnaire ou illocutoire : il apparaît un acte de parole supposant et créant ses propres conditions d'énonciation, analogue sur ce point à un manuel d'infanterie ou à un missel. La parole théâtrale est classiquement développée comme suit : X (auteur) dit que Y (personnage); dit que (énoncé); une formulation bien plus juste serait : X (auteur) ordonne à Y (comédien) de dire que (énoncé), et X (auteur) ordonne à Z (metteur en scène) de faire que (énoncé didascalique) [ex. : qu'une chaise soit sur scène] ».

[37] Op. cit., p. 194.

 

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