Assez décodé !
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…… Voici la belle méditation dont David s'entretenait sur le trône et au milieu de sa cour. Sire, elle est digne de votre audience. Ecce mensurabiles posuisti dies meos, et substantia mea tanquam nihilum ante te. O éternel roi des siècles! vous êtes toujours à vous-même, toujours en vous-même; votre être éternellement permanent ni ne s'écoule, ni ne se change, ni ne se mesure; et voici que vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n'est rien devant vous. Non, ma substance n'est rien devant vous, et tout l'être qui se mesure n'est rien, parce que ce qui se mesure a son terme, et lorsqu'on est venu à ce terme, un dernier point détruit tout, comme si jamais il n'avait été. Qu'est-ce que cent ans, qu'est-ce que mille ans, puisqu'un seul moment les efface ? Multipliez vos jours, comme les cerfs, que la Fable ou l'histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et qui donneront encore de l'ombre à notre postérité; entassez dans cet espace, qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs : que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu'un château de cartes, vain amusement des enfants ? Que vous servira d'avoir tant écrit dans ce livre, d'en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ? Encore une rature laisserait-elle quelques traces du moins d elle-même; au lieu que ce dernier moment, qui effacera d'un seul trait toute votre vie, s'ira perdre lui-même, avec tout le reste, dans ce grand gouffre du néant. Il n'y aura plus sur la terre aucuns vestiges de ce que nous sommes : la chair changera de nature; le corps prendra un autre nom; même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps; il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes : Post totum ignobilitatis elogium, caducae in originem terram, et cadaveris nomen; et de ipso quoque nomine periturae in nullum inde jam nomen, in omnis jam vocabuli mortem.
Bossuet, Sermon sur la mort (premier point) [1]. Pour être un évêque et un grand prédicateur, Bossuet n'était certes pas un saint. Il estimait manifestement qu'un homme comme lui, qui exhortait avec tant d'éloquence les autres à pratiquer les vertus chrétiennes, méritait bien d'être dispensé de le faire lui-même. Quoi qu'il en soit, la modestie n'était pas son fort. Il doit donc être trop content qu'on le cite et qu'on l'admire encore pour s'interroger sur les raisons de sa survie et pour se demander si, autant que la sienne, la gloire de Dieu y trouve bien son compte. Heureusement pour lui, sinon sa gloire risquerait de lui paraître bien amère ! Car, ignorant toutes les pages où il exposait les grandes « vérités chrétiennes » qu'il avait mission de rappeler, on ne cite jamais que celles où évoquant le sort commun de tous les hommes, il développait le plus commun de tous les lieux communs. Si on ne la cherchait que dans les textes vraiment célèbres, la pensée de Bossuet se réduirait à l'affirmation que l'homme est mortel. Ce n'est pas pour avoir prêché ce qu'il croyait être « la parole de Vie », que Bossuet est devenu immortel, mais pour avoir rappelé la toute-puissance de la mort. De l'œuvre du plus grand des prédicateurs chrétiens, d'un prédicateur, qui, en faisant appel, au demeurant, à toutes les ressources de l'art oratoire et en construisant des phrases admirablement cadencées, n'a cessé de répéter qu'il méprisait la rhétorique, que son rôle n'était pas de « flatter les oreilles par des cadences harmonieuses [2]», mais d'annoncer les « vérités » chrétiennes et d'être l'instrument de la Parole de Dieu, de cette œuvre, il ne reste, en effet, que des pages où il dit ce qu'aurait pu dire n'importe quel homme, de n'importe quel pays, à n'importe quelle époque, quelles que fussent ses idées et ses convictions, savant ou ignorant, croyant ou incroyant, mais ce que bien peu d'autres assurément auraient pu dire avec cette éloquence qui rend solennelle et comme insolite la banalité des banalités. Car, de toutes ses œuvres, on ne retient guère que les Œuvres oratoires. De toutes ses Œuvres oratoires, on ne retient guère que l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre et le Sermon sur la mort. De celle-là, on ne connaît que le premier récit de la mort de la princesse, celui où Bossuet en déplore si éloquemment la soudaineté et la brutalité, et l'on ignore le second où il célèbre sa piété et nous invite à l'imiter. Du Sermon sur la mort, on ne cite jamais que le premier point, purement négatif, et l'on omet toujours d'aller chercher dans le second, deux fois plus long, l'enseignement positif et proprement chrétien de ce sermon si célèbre. Rien d'étonnant à cela, car, dans ce second point, Bossuet est loin d'être aussi convaincant qu'il ne l'est dans le premier où il ne fait qu'enfoncer des portes ouvertes, et il est enfin et surtout, mais les deux sont sans doute liés, nettement moins inspiré. Mais il est vrai qu'il n'a sans doute jamais été plus inspiré que dans ce premier point du Sermon sur la mort dont notre passage constitue l'essentiel. ¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤ ¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤ L'objet du premier point du Sermon sur la mort est d'apprendre ou plutôt de rappeler à l'homme, qui n'a que trop tendance à l'oublier, comme Bossuet l'a déploré au début de l'Exorde, « qu'il est méprisable en tant qu'il passe », tandis que le second point lui rappellera qu'il est « infiniment estimable en tant qu'il aboutit à l'éternité [3]». Bossuet veut ici rappeler à l'homme qu'il n'est rien, il veut véritablement, si j'ose dire, mais lui-même ne craint pas à l'occasion d'avoir recours à des expressions familières et vigoureuses, lui mettre le nez dans son néant. La progression du texte est très nette. Dans le premier paragraphe, Bossuet s'appuie d'abord sur une citation des Psaumes pour proclamer le néant de l'homme et opposer son caractère éphémère à l'éternité de Dieu (jusqu'à « et ma substance n'est rien devant vous »). Il va ensuite établir un lien de causalité entre le néant de l'homme et son caractère éphémère, en montrant que celui-ci entraîne nécessairement celui-là (depuis « Non, ma substance n'est rien devant vous », jusqu'à « puisque enfin une seule rature doit tout effacer »). Mais ce qu'il dit d'abord d'une manière volontairement abstraite et sèche (jusqu'à « comme si jamais il n'avait été »), il le reprend ensuite et l'orchestre avec une rare éloquence, à grand renfort d'images et de phrases aux cadences savamment calculées, en nous invitant d'abord à nous représenter la vie humaine la plus longue et la plus comblée qu'on puisse concevoir, pour nous faire assister ensuite à son soudain anéantissement à l'heure de la mort (depuis « Qu'est-ce que cent ans… ? »). Il rappelle enfin que la mort n'est pas le dernier stade de l'anéantissement de l'homme et évoque la décomposition du cadavre, en s'appuyant sur une très médiocre citation de Tertullien dont il donne une admirable et célèbre paraphrase (depuis « Encore une rature laisserait-elle quelques traces du moins d'elle-même »). Dans les deux paragraphes suivants, Bossuet, qui nous a invités un instant à imaginer une vie très longue, nous rappelle maintenant qu'en réalité la vie est très brève et que nous n'y entrons que pour en sortir bientôt, comme nous le disent sans cesse, en nous, la voix de la nature que Bossuet personnifie et fait parler d'une manière particulièrement expressive, et, autour de nous, les enfants qui grandissent et le défilé incessant des générations. Pour achever de nous convaincre de notre néant, Bossuet nous invite alors à mesurer la place infime qu'occupe notre existence entre l'infinité du temps qui nous a précédé et celle du temps qui nous suivra, et à en conclure que l'homme n'est qu'un figurant, et, qui plus est, un figurant dont pourrait fort bien se passer. On pourrait croire que Bossuet a maintenant achevé sa démonstration. Il lui reste pourtant à nous asséner un denier coup en nous rappelant que notre vie n'est pas seulement brève, mais sans cesse menacée. Elle n'est ainsi qu'une perpétuelle survie, et Bossuet, en ayant une nouvelle fois recours à une image, image que les jeux de rythme et de sonorités rendent encore plus saisissante, nous dépeint à chaque instant luttant de toute notre énergie pour notre survie jusqu'à l'heure inéluctable de la défaite finale. La première phrase de notre passage introduit et présente la citation biblique à partir de laquelle Bossuet va construire son premier développement et qui résume, en quelque sorte, tout le premier point du sermon : « Voici la belle méditation dont David s'entretenait sur le trône et au milieu de sa cour. Sire, elle est digne de votre audience : Ecce mensurabiles posuisti dies meos, et substantia mea tanquam nihilum ante te [4]». Dans les lignes qui précèdent immédiatement, Bossuet, comme il l'avait déjà fait à la fin de l'Exorde, vient d'abord de demander à la mort de nous apprendre ce que nous sommes : « Pensons-y bien, Chrétiens : qu'est-ce que notre être ? Dites-le nous, ô Mort; car les hommes superbes ne m'en croiraient pas ». Il se reprend alors : « Mais, ô Mort, vous êtes muette, et vous ne parlez qu'aux yeux. Un grand roi va vous prêter sa voix, afin que vous vous fassiez entendre aux oreilles, et que vous portiez dans les cœurs des vérités plus articulées ». Mais, si Bossuet a choisi « un grand roi » pour « prêter sa voix » à la mort, c'est parce qu'un roi est mieux placé que quiconque à la fois pour mesurer le néant des grandeurs humaines et pour en convaincre les grands [5]. « C'est une entreprise hardie que d'aller dire aux hommes qu'ils sont peu de chose », a dit Bossuet au tout début du premier point, et il a ajouté : « surtout les grandes fortunes veulent être traitées délicatement [6]». De plus, Bossuet devait prononcer son sermon devant le roi, et il a donc jugé que, pour faire la leçon à un roi, nul ne convenait mieux qu'un autre roi. Et il ne manque pas de le lui faire remarquer : « Sire, elle est digne de votre audience [7]». On ne trouve pas encore, dans ces deux phrases qui ne font qu'introduire la citation sur laquelle Bossuet va construire le premier développement de son sermon, les savants effets de rythme et de sonorités qu'on trouvera plus loin. Mais, chez Bossuet, même les phrases de transition sont toujours bien rythmées. C'est le cas dans ces deux phrases auxquelles un rythme soigneusement équilibré donne un caractère d'assurance et de solennité tranquille. La première est, en effet, constituée de deux groupes de 10 syllabes, suivis d'un groupe de 8 syllabes, et la seconde nous offre de nouveau un groupe de 10 syllabes [8]. Bossuet ne traduit pas tout de suite le verset qu'il a cité. Il s'adresse d'abord à Dieu : « O éternel roi des siècles, vous êtes toujours à vous même, toujours en vous-même; votre être éternellement permanent ni ne s'écoule, ni ne se change, ni ne se mesure ». S'il le fait, c'est d'abord parce, David s'étant adressé à Dieu dans le verset qu'il vient de citer, Bossuet croit devoir s'arrêter un instant pour lui donner, si j'ose dire, le large coup de chapeau qui convient. C'est ensuite parce que, pour mieux faire ressortir le caractère éphémère de l'homme, il lui paraît utile de rappeler et de souligner l'éternité de Dieu. C'est donc cette éternité que Bossuet va célébrer dans ce court mouvement d'adoration. Il le fait d'une manière volontairement très redondante, tous les termes qu'il emploie évoquant la permanence et l'immutabilité divines d'une manière à la fois positive [9] et négative [10]. L'effet d'insistance ainsi obtenu est encore renforcé par le jeu des assonances et des allitérations [11]. Et le rythme contribue lui aussi à donner une impression de stabilité et de permanence Cela fait, Bossuet peut alors traduire le verset qu'il a cité : « Et voici que vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n'est rien devant vous». Il n'y a pas grand-chose à dire de cette traduction puisqu'elle est presque littérale. Il convient de noter pourtant que Bossuet s'est exprimé d'une manière plus vigoureuse, plus énergique que le psalmiste, en ne reprenant pas l'adverbe d'atténuation « tanquam». Il ne dit pas : « ma substance n est pour ainsi dire, n'est quasiment rien devant vous ». Il affirme brutalement : « Ma substance n'est rien devant vous ». Bossuet va ensuite reprendre et paraphraser le propos du psalmiste pour l'expliciter : « Non, ma substance n'est rien devant vous, et tout l'être qui se mesure n'est rien parce que ce qui se mesure a son terme, et lorsqu'on est venu à ce terme, un dernier point détruit tout, comme si jamais il n'avait été ». Mais il va inverser l'ordre des termes : il va reprendre d'abord la seconde partie de la citation (« ma substance n'est rien devant vous ») et ensuite la première (« Voici que vous avez fait mes jours mesurables »). Cela lui permet de remonter de l'effet à la cause : si l'homme n'est rien devant Dieu, c'est parce que, contrairement à ceux de Dieu, ses jours sont « mesurables ». Et c'est sur ce second point qu'il va insister. Il ne suffit pas de dire à l'homme qu'il n'est rien : il faut le lui prouver et Bossuet le fait en lui rappelant, à la suite du psalmiste, que ses jours sont « mesurables ». Mais il ne suffit pas, non plus, de lui rappeler que ses jours sont « mesurables ». Il faut bien lui expliquer, car il n'a que trop tendance à l'oublier, ce que cela signifie. Aussi, si Bossuet reprend sans la modifier (il se contente de l'introduire par un « non » énergique) la seconde partie de la citation, il développe ensuite la première avec une insistance et même une lourdeur tout à fait volontaires. Il va enfoncer le clou à grands coups de marteau, sans craindre d'enfoncer, en ce faisant, une enfilade de portes ouvertes : la vie de l'homme n'est rien parce qu'elle a une fin, et, quand on est arrivé à la fin, il n'y a plus rien, et, quand il n'y a plus rien, c'est comme s'il n'y avait jamais rien eu [12]. Reprenant volontairement les mêmes mots (« rien », « se mesure », « terme »), Bossuet martèle, il assène, avançant pas à pas avec une rigueur implacable, inexorable. Les membres de phrase, volontairement brefs, sont tous à peu près de la même longueur [13] et tous s'achèvent sur des finales énergiques, toutes monosyllabiques (« rien », « terme », « terme », « tout »), à l'exception de la dernière (« été »), que l'allitération en t (« terme… terme… tout…été ») rend encore plus brutales. Ce qui vient d'être dit d'une manière volontairement abstraite et sèche, va être repris ensuite d'une manière imagée et ample. Mais Bossuet ne se contente pas de répéter ce qu'il vient de dire. Certes il va redire qu'une vie n'est rien puisqu'elle a une fin, mais, pour mieux montrer que cette vérité ne souffre pas d'exception, il ne va plus parler de la vie humaine en général, de toutes les vies sans distinction, des plus brèves aux les plus longues, des plus obscures aux plus illustres, des plus misérables aux plus heureuses, mais prendre un cas limite, celui d'une vie exceptionnellement longue et exceptionnellement heureuse, beaucoup plus longue et beaucoup plus heureuse que ne l'a jamais été aucune vie humaine. Bossuet n'oublie pas qu'il parle devant la cour, c'est-à-dire devant des hommes qui, si la durée de leur vie n'est généralement pas plus longue que celle des autres hommes, à l'exception, bien sûr, de tous ceux que la faim et la misère font souvent mourir prématurément, ont du moins des conditions d'existence exceptionnellement favorables. Beaucoup d'entre eux pourraient donc être tentés de se consoler de devoir mourir en se disant que, du moins, leur vie aura été heureuse et bien remplie. C'est cette consolation que Bossuet va s'employer à détruire, en leur rappelant qu'une fois arrivés au terme de leur vie, ils en seront exactement au même point que tous ceux qui n'auront connu qu'une vie d'infortunes, au même point que tous ceux qui n'auront vécu que quelques instants, c'est-à -dire au même point que s'ils n'avaient point vécu. Si la phrase va maintenant s'élargir, c'est parce que Bossuet veut évoquer une vie qui durerait pendant des siècles et que le rythme même de la phrase doit suggérer cette longévité fabuleuse. Si Bossuet va maintenant faire appel à l'imagination, c'est qu'il va inviter son auditoire à rêver, il va l'inviter à faire le rêve des rêves, celui, à défaut de ne pas mourir, d'avoir du moins une vie si longue que le terme puisse en paraître presque infiniment éloigné et de l'employer tout entière à nager dans la joie, ce sport auquel tous les hommes, même les moins sportifs, ont toujours rêvé de s'adonner et de se consacrer totalement. Ce vaste mouvement rhétorique est lancé par deux interrogations oratoires : « Qu'est-ce que cent ans ? Qu'est-ce que mille ans, puisqu'un seul moment les efface ? ». Avec « cent ans », Bossuet commence par évoquer une durée de vie exceptionnellement longue, mais que l'homme, s'il a beaucoup de chance, peut néanmoins atteindre et même dépasser. Avec « mille ans », il évoque ensuite une durée de vie que l'homme n'a aucune chance de pouvoir atteindre, et il s'en faut de beaucoup [14]. Il veut ainsi ôter aux plus optimistes toutes les illusions qu'ils pourraient nourrir. Le manuscrit indique ici une nouvelle variante. Bossuet a hésité entre « emporte » et «efface ». S'il a finalement choisi la seconde solution, c'est certainement, bien que la nuance soit assez subtile, parce que « efface » suggère davantage l'anéantissement. Ce qui est « emporté » disparaît à nos yeux, mais est censé subsister quelque part ailleurs; ce qui est « effacé » disparaît totalement et ne laisse de trace nulle part. Nous retrouverons ce mot plus loin, lorsque Bossuet aura recours à l'image de la rature qui se trouve ainsi déjà préparée (« qui effacera d'un seul trait toute votre vie »). La reprise des mêmes mots (à l'exception de « cent » qui se change en « mille ») permet à Bossuet d'avoir deux mesures de même longueur : « Qu'est-ce que cent ans ? (5) Qu'est-ce que mille ans (5) », et, si le dernier membre de phrase est plus long (8), on y retrouve encore une mesure de cinq syllabes : « puisqu'un seul moment (5) les efface (3) ». Et cette isométrie est soulignée par une assonance (« ans, ans, moment ») [15]. Les quatre phrases qui suivent forment un tout dont l'unité est soulignée par la ponctuation [16] : « Multipliez vos jours, comme les cerfs que la Fable ou l'histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et qui donneront encore de l'ombre à notre postérité; entassez dans cet espace, qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs : que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu'un château de cartes, vain amusement des enfants ? » Ces quatre phrases ne constituent logiquement qu'une seule grande phrase, les trois premières correspondant à des propositions subordonnées et le début de la quatrième à la proposition principale. Les trois impératifs (« Multipliez…, durez…, entassez… ») n'ont évidemment pas une valeur d'ordre : ils correspondent à des propositions subordonnées conditionnelles (« Si vous multipliiez…, si vous duriez…, si vous entassiez… ») et ces propositions conditionnelles auraient, bien sûr, le sens d'un irréel (« Si vous pouviez multiplier…, si vous pouviez durer…, si vous pouviez entasser…»). Mais, si Bossuet n'avait fait qu'une seule grande phrase (« Si vous pouviez multiplier…, si vous pouviez durer…, si vous pouviez entasser…, que vous profiterait… ? »), elle eût été bien lourde. Le recours à des impératifs (« multipliez… durez… entassez… ») et au futur (« que vous profitera… »), plutôt qu'à une structure conditionnelle, donne évidemment beaucoup plus de vivacité au style, en même temps qu'il confère plus de réalité à ce rêve d'une vie extrêmement longue et heureuse que Bossuet ne nous invite à faire un moment que pour mieux en montrer aussitôt après toute la vanité. Bossuet a su néanmoins préserver l'unité du passage grâce au parallélisme et à l'inflexion ascendante qui unissent les trois premières phrases et les opposent à la quatrième qu'elles font attendre et dont l'inflexion est globalement descendante (le rythme est assez complexe, nous le verrons), comme la protase à l'apodose d'une seule et même longue phrase. Aussi faut-il absolument que l'orateur qui dit ce texte, parvienne à bien faire sentir cette unité, en ménageant soigneusement la progression de la longue montée qui, avec ses trois paliers, doit culminer au mot « plaisirs », tout en sachant alors créer un effet d'attente et faire entendre en quelque sorte les deux points. Pour nous inviter à imaginer une vie extrêmement longue, beaucoup plus longue que ne peut l'être une vie humaine, Bossuet va avoir recours à des comparaisons. La première est empruntée au monde animal : « Multipliez vos jours, comme les cerfs, que la Fable ou l'histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles », et l'on peut tout d'abord s'étonner que Bossuet fasse appel au cerf. Car, si l'on a cru longtemps à la longévité des cerfs, ce n'était qu'une légende et Bossuet le sait certainement, bien qu'il fasse semblant de ne pas se prononcer sur la question (« la fable ou l'histoire de la nature ») [17]. À défaut de vivre pendant des siècles et des siècles, d'autres animaux vivent nettement plus longtemps que le cerf, comme le crapaud, l'hippopotame, le rhinocéros, la tortue, le crocodile ou l'éléphant qui peuvent, pour les derniers, atteindre les deux cents ans. Mais ces animaux, par leur caractère exotique ou par leurs formes disgracieuses, étranges, voire franchement extravagantes, ou pour ces deux raisons à la fois, ne pouvaient convenir à Bossuet qui aurait sans doute jugé tout à fait incongru et contraire à la dignité de la chaire d'évoquer un crapaud, une tortue ou un rhinocéros. Par sa grâce et son élégance toutes classiques, le cerf, animal, au demeurant, familier à ses auditeurs, convenait assurément beaucoup mieux. De plus, le fait que la longévité du cerf ne relève que de la légende, permet à Bossuet d'évoquer une vie qui couvrirait un grand nombre de siècles (« durant tant de siècles »), alors que, s'il s'en était tenu à des exemples réels de longévité, il aurait dû se contenter de deux siècles. Mais toutes ces raisons n'auraient sans doute pas suffi à valoir au cerf le privilège d'être cité par Bossuet dans un sermon du carême du Louvre, si cet animal n'avait bénéficié aux yeux du prédicateur de la meilleure des recommandations possibles : on le rencontre dans la Bible [18]. Bossuet n'oublie jamais qu'il est un orateur sacré et il se méfie de tout ce qui pourrait conférer ou paraître conférer à sa parole un caractère profane. Mais la caution de la Bible suffit évidemment à lever tous ses scrupules. Ce qui est vrai pour le cerf, l'est aussi pour les autres animaux que l'on trouve dans les Œuvresoratoires de Bossuet. Sa faune, au demeurant réduite, est une faune biblique. Il importe peu qu'en réalité les cerfs ne vivent pas pendant des siècles, puisque Bossuet raisonne dans l'irréel et que l'hypothèse qu'il nous invite à faire n'est qu'une hypothèse d'école (il nous invite à imaginer une vie aussi longue que le serait celle des cerfs s'ils vivaient effectivement pendant des siècles). Bien au contraire, car en dehors du fait qu'il lui permet de nous inviter à imaginer une vie dont la durée dépasserait de beaucoup celle de la vie des animaux qui vivent le plus longtemps, le caractère légendaire de la longévité du cerf présente, pour Bossuet, un autre avantage, peut-être plus grand encore. Ne pouvant évidemment présenter la longévité des cerfs comme un fait réel, Bossuet doit faire comprendre à ses auditeurs qu'il n'ignore pas que ce qui a été enseigné longtemps par « l'histoire de la nature » ne relevait que de « la Fable », et cela lui fournit l'occasion d'augmenter notablement le volume de sa phrase qui, sans cela, aurait été deux fois moins longue, puisqu'il lui aurait suffi de dire alors : « Multipliez vos jours comme les cerfs qui vivent durant tant de siècles ». Or il fallait que cette phrase, comme la suivante, puisqu'elle nous invite à nous représenter une vie d'une longueur tout à fait extraordinaire, fût elle-même relativement longue. Le souci du rythme apparaît d'une manière particulièrement visible dans le fait que, lorsqu'il évoque les deux explications de la réputation de longévité faite aux cerfs, Bossuet donne d'abord la bonne et ensuite la fausse : c'est bien « la fable », et non « l'histoire de la nature » qui fait vivre les cerfs pendant des siècles. L'ordre inverse (« que l'histoire de la nature ou la fable…») aurait donc été plus logique : quand on propose deux explications d'un fait, dont on sait que l'une est fausse et l'autre vraie, on commence d'ordinaire par donner celle qui est fausse, et l'on garde la bonne pour la fin. Si Bossuet a fait le choix contraire, c'est parce que le second terme de l'alternative (« l'histoire de la nature ») était nettement plus long que le premier (« la fable »), et, comme il le fait presque toujours, il a mis l'élément le plus court avant l'élément le plus long. Et il a eu raison. Il suffit de se réciter la phrase en adoptant l'ordre inverse pour s'apercevoir que l'élément court (« la fable ») casse alors le rythme qui doit aller en s'élargissant [19]. Le souci du rythme l'a donc ici emporté sur celui du sens (mais Bossuet savait bien que son auditoire ne pouvait s'y tromper et n'ignorait pas plus que lui le caractère légendaire de la longévité des cerfs). Mais si Bossuet a le sens du rythme, il a aussi celui des sonorités qui contribuent, elles aussi à donner une impression d'ampleur et de puissance, grâce aux consonnes vibrantes et aux voyelles aigu‘s, claires ou éclatantes, particulièrement nombreuses et notamment aux syllabes accentuées (« Multipliez vos jours, comme les cerfs que la fable ou l'histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles »). La deuxième comparaison est empruntée au monde végétal : « durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et qui donneront encore de l'ombre à notre postérité ». À la différence de la première, cette comparaison n'a évidemment rien d'inattendu puisque le chêne est fréquemment utilisé pour évoquer la longévité. Néanmoins, si Bossuet utilise cette comparaison, ce n'est pas seulement parce qu'elle est tout à fait classique, c'est aussi parce que le chêne, de même que le cerf, est évoqué dans la Bible [20]. Comme sa faune, la flore de Bossuet, elle aussi assez réduite, est une flore biblique. Mais, à la différence de celle du cerf, la longévité du chêne n'est nullement légendaire et, parmi les auditeurs de Bossuet, beaucoup, sans doute, pouvaient penser à des arbres précis qui avaient déjà fait l'admiration de leurs ancêtres et qui allaient peut-être faire encore longtemps celle de leurs descendants. C'est bien pourquoi d'ailleurs Bossuet, soucieux de ménager une progression et d'essayer de faire paraître de plus en plus réel l'espèce de rêve auquel il invite un moment ses auditeurs, a d'abord évoqué le cerf et ensuite le chêne, alors que le fait que le cerf appartient au règne animal et le chêne au règne végétal, aurait pu l'inciter à adopter l'ordre inverse. Mais, et c'est aussi ce qui explique ce choix, l'exemple du chêne est pour Bossuet plus riche et plus instructif que celui du cerf : il lui permet, en effet, de donner à ses auditeurs une double leçon, puisqu'en même temps qu'il se sert du chêne pour les aider à mieux rêver à une vie qui s'étendrait sur de nombreux siècles, il se sert aussi de lui pour leur rappeler qu'il ne s'agit que d'un rêve et que la durée réelle de la vie des hommes est très inférieure à celle des chênes, puisque ceux-ci peuvent voir un grand nombre de générations s'arrêter sous leur ombre. Mais, si cette phrase nous invite encore mieux que la première à imaginer une vie très longue, c'est aussi grâce au rythme puisque Bossuet a su la rendre encore plus longue (38 syllabes contre 30). Le balancement qu'il avait créé dans la phrase précédente, en proposant deux explications différentes de la réputation de longévité des cerfs, « la fable ou l'histoire de la nature », ce balancement se retrouve ici, renforçant ainsi la symétrie des deux phrases, mais il est nettement plus large puisqu'il est obtenu grâce à deux propositions relatives : « sous lesquels nos ancêtres se sont reposés et qui donneront encore de l'ombre à notre postérité ». Et, de même que, dans la phrase précédente, Bossuet prenait soin de créer une cadence majeure en mettant l'élément le plus court (« la Fable ») avant le plus long (« l'histoire de la nature »), de même ici la seconde relative est plus longue (17 syllabes) que la première (12 syllabes), créant ainsi un effet d'élargissement. Quant aux sonorités, comme dans la phrase précédente, on trouve, particulièrement aux syllabes accentuées, de nombreuses vibrantes (surtout des r) et des voyelles claires ou aigu‘s (il y a notamment une nette assonance en é/è) : « durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et qui donneront encore de l'ombre à notre postérité». Si l'on pouvait douter que Bossuet ne fût très attentif aux effets produits par le rythme et les sonorités, cette phrase comporte une petite variante qui me paraît particulièrement propre à nous en convaincre. En effet, à la place de « notre postérité », Bossuet avait d'abord écrit « nos descendants ». Or il serait assez difficile d'expliquer cette correction en cherchant seulement du côté du sens. Certes, on pourrait faire valoir que le mot « postérité », étant un singulier, a de ce fait quelque chose d'un peu plus abstrait, de plus indéfini que « descendants » qui est un pluriel, et qu'ainsi il est susceptible de suggérer un futur peut-être un peu plus lointain. Mais c'est une nuance si faible qu'elle semble quasi imperceptible. En revanche, la supériorité du texte définitif du point de vue du rythme et des sonorités est tellement évidente qu'on ne saurait douter que ce ne soit la véritable explication de la correction. On gagne à la fois en volume (6 syllabes au lieu de 4) et, plus encore, en puissance et en éclat sonores, grâce à l'allitération des trois t et des deux r ( « notre postérité ») et à la stridence des trois voyelles aigu‘s i é é (« postérité») sur lesquelles s'achève la phrase, alors que, dans la première version, elle se terminait sur des sonorités beaucoup plus sourdes avec les deux nasales de « descendants ». Or il importait tout particulièrement d'avoir ici des sonorités aiguês et vibrantes, puisque nous sommes arrivés au point culminant du vaste crescendo sonore que Bossuet a voulu ménager dans ces trois phrases. Après nous avoir invités à nous représenter une vie qui durerait extrêmement longtemps, Bossuet va nous inviter maintenant à imaginer cette même vie aussi heureuse, aussi remplie de toutes sortes de plaisirs qu'on peut la rêver : « entassez dans cet espace, qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs ». On ne saurait souhaiter, en effet, avoir une vie très longue que si cette vie s'accompagne d'un minimum de satisfactions. À quoi servirait de vivre pendant des siècles, si c'était pour ne connaître que des migraines horribles, des coliques néphrétiques, des crises d'angoisse ou des dépressions nerveuses ? Bossuet nous invite donc à imaginer une vie extrêmement longue et dans laquelle, pourtant, il n'y aurait pas le moindre temps mort, où il n'y aurait pas un seul instant qui n'apportât pas son lot d'« honneurs », de « richesses » et de « plaisirs ». L'ordre de ces trois mots n'est, bien sûr, pas indifférent et la progression est très marquée : le mot « richesses » dit plus que le mot « honneurs », puisque beaucoup d'honneurs peuvent être achetés par les richesses qui permettent d'acheter aussi bien d'autres choses, et moins que le mot « plaisirs » qui, évoquant toutes les satisfactions que les hommes peuvent goûter, englobe évidemment celles que peuvent apporter les honneurs et les richesses. Les honneurs n'ont d'intérêt que si l'on y trouve du plaisir et à quoi peuvent servir les richesses sinon à se procurer des plaisirs ? Mais, si les honneurs et les richesses ne sont rien s'ils ne sont une source de plaisirs, il y a aussi d'autres sources de plaisir que les honneurs et les richesses. Et, de nouveau, le rythme a une valeur expressive. Si, pour mieux nous faire imaginer une vie très longue, les deux phrases précédentes s'allongeaient, la seconde plus encore que la première, la phrase maintenant est sensiblement plus courte (20 syllabes) et elle s'achève d'une façon un peu précipitée avec l'ellipse des articles définis devant les trois mots « honneurs, richesses, plaisirs ». Cette accélération du rythme est en accord avec le sens même de la phrase qui suggère une idée de hâte (« entassez »). En ce qui concerne les sonorités, on peut peut-être relever une allitération en s (« entassez dans cet espace qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs ») qui renforcerait discrètement le caractère quelque peu méprisant que confèrent à cette phrase les mots « entassez » et « paraît » ainsi que l'ellipse des articles [21]. Mais il convient surtout de noter les sonorités triomphales sur lesquelles s'achève la phrase, avec l'allitération en r (« honneurs, richesses, plaisirs ») et les voyelles claires et aigu‘s è i ("richesses, plaisirs"). Les sonorités stridentes et vibrantes du mot « plaisirs » sont ici particulièrement heureuses puisque ce mot se trouve à l'acmé de ce puissant crescendo que constituent les trois phrases que nous venons d'analyser. Si Bossuet, dans ces trois phrases, nous a invité à imaginer une vie beaucoup plus longue et beaucoup plus remplie qu'aucune vie humaine ne l'a jamais été, s'il a ainsi voulu nous faire rêver un moment, ce n'était que pour faire éclater aussitôt après la vanité de ce rêve : « que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu'un château de cartes, vain amusement des enfants ? » Redisons-le, dans ce vaste mouvement de quatre phrases qui n'en forment logiquement qu'une seule, après la protase que constituaient les trois phrases précédentes, nous avons maintenant l'apodose. Après le puissant crescendo, après la montée triomphale, c'est maintenant la chute soudaine, c'est l'écroulement brutal. Dans cette dernière phrase, Bossuet a de nouveau recours à une interrogation oratoire : « que vous profitera cet amas […] ? » Elle fait ainsi écho aux deux interrogations oratoires (« Qu'est-ce que cent ans, qu'est-ce que mille ans, puisqu'un seul moment les efface ? ») qui ont lancé ce mouvement. La réponse à cette question ne sera donc pas exprimée directement, mais elle ne fait évidemment aucun doute et, comme pour les deux précédentes, elle tient dans ce seul mot : rien. La simple logique fait que cette conclusion s'impose à tout homme et pas seulement au chrétien. Mais si Bossuet ici, comme dans tout le premier point du sermon, entend parler en homme plutôt qu'en théologien, on sent néanmoins percer l'homme d'Eglise, et le mépris pour les plaisirs terrestres que traduisait, en même temps qu'il exprimait l'idée de hâte, le verbe « entassez », dans la phrase précédente, est exprimé de nouveau et plus énergiquement encore par le mot « amas » et le démonstratif « cet ». De même qu'il avait fait appel à des images pour nous faire rêver un moment à une vie très longue, Bossuet va de nouveau faire appel à l'image pour évoquer son soudain anéantissement : « puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu'un château de cartes, vain amusement des enfants ». Si Bossuet a su créer une image particulièrement puissante et saisissante, c'est à partir d'images extrêmement banales. Rien de plus banal, en effet, pour évoquer la mort que de parler du « dernier souffle ». L'expression se rencontre dans toutes les langues. Il est certes un peu moins commun, pour suggérer l'extrême fragilité d'une santé ou d'une réussite, de les comparer à un château de cartes qu'un léger souffle suffit à renverser. Mais ce n'en est pas moins une image tout à fait courante. La trouvaille de Bossuet a consisté à rapprocher ces deux images banales : le souffle qui va renverser, comme un château de cartes, cette vie si longue et si comblée que Bossuet vient de nous inviter à imaginer un instant, c'est, nous dit-il, le dernier souffle du moribond lui-même. Ce dernier souffle, qui est pourtant, et Bossuet le rappelle avec insistance, « tout faible, tout languissant [22]» - car il est rare que l'on rende l'âme dans la puissante expiration d'un athlète qui cherche à se vider les poumons le plus possible afin de développer par là sa capacité respiratoire, il est rare que l'on rende l'âme en poussant un grand « ouf » - ce dernier souffle donc, si faible, si débile, si imperceptible qu'il puisse être, suffit à souffler d'un seul coup une existence tout entière, quelque longue, quelque remplie qu'elle ait pu être. En ayant recours à l'image du « château de cartes », Bossuet ne veut pas seulement évoquer la fragilité des activités et des plaisirs terrestres, mais aussi leur futilité et leur vanité. Cette futilité et cette vanité sont encore soulignées d'une manière très redondante par l'apposition dédaigneuse « vain amusement des enfants », grâce d'abord à l'adjectif « vain » qui, avec le mot « vanité », revient si souvent chez Bossuet pour qualifier les plaisirs, les actions et les préoccupations des hommes, grâce ensuite au mot « amusement » qui, au dix-septième siècle, outre l'idée de jeu, évoque souvent, conformément à l'étymologie, celle de perte de temps, grâce enfin au mot « enfants » qui suggère que toutes les activités humaines, du moins les activités profanes, ont un caractère foncièrement puéril. Et dans cette phrase aussi, et plus que jamais, le rythme et les sonorités sont en accord avec l'idée et la servent d'une manière particulièrement admirable. Après l'interrogation oratoire : « que vous profitera cet amas », la phrase, ralentie progressivement par les pauses (après « mort », après « faible », après « languissant ») s'immobilise presque sur ce dernier mot, pendant que la voix descend et semble vouloir s'éteindre, grâce à la répétition de la voyelle sourde ou (« tout faible, tout languissant ») et aux deux nasales de « languissant », pour redémarrer très brutalement et très puissamment, en une véritable rafale de mitrailleuse [23], dans le fracas des explosives (« abattra tout à coup ») et l'éclat des a (« abattra tout à coup »), et se précipiter jusqu'à « cartes », mot dont la sonorité éclatante permet à la voix de l'orateur de vibrer puissamment, avant de retomber pour prononcer avec une lassitude désabusée le dernier membre de phrase (« vain amusement des enfants ») qui, avec ses trois nasales (« amusement des enfants »), a des sonorités plus sourdes. Soucieux avant tout de se faire comprendre et de bien imprimer dans l'esprit de ses auditeurs les rudes vérités qu'il veut leur rappeler, Bossuet ne craint pas de se répéter et ce qu'il vient de dire en quatre phrases, il va le reprendre d'une manière beaucoup plus rapide et le résumer en une seule phrase : « Que vous servira d'avoir tant écrit dans ce livre, d'en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ? ». Comme la précédente, cette phrase est une interrogation oratoire, et elle est construite sur le même modèle (« que vous profitera… puisque… ? » devient « Que vous servira… puisque… ? »), mais elle reprend, en même temps, sous la forme de deux propositions infinitives (« d'avoir tant écrit dans ce livre, d'en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères »), qui constituent les sujets réels de « servira », les trois premières phrases du mouvement précédent, la première infinitive reprenant les deux phrases qui nous invitaient d'abord à imaginer une vie extrêmement longue, et la seconde reprenant la troisième phrase qui nous invitait ensuite à imaginer cette même vie sans cesse remplie de toutes sortes des satisfactions. Et, de nouveau, Bossuet a recours à l'image, et c'est, bien sûr, encore une image tout à fait classique, celle du « livre de la vie », mais maintenant la comparaison fait place à la métaphore, Bossuet ne disant pas que la vie est comme un livre, mais l'assimilant directement à un livre (« ce livre »). Ce n'est pas seulement un très gros livre (« d'avoir tant écrit »), mais un livre très riche, très dense et très beau : non seulement, il n'y a pas de page blanche, puisque l'on a écrit sur « toutes les pages », mais, sur aucune de ces pages, il n'y a de place perdue, puisque toutes sont « remplies » (on retrouve donc la même idée qui était exprimée tout à l'heure par le verbe « entassez ») et elles ne sont remplies que « de beaux caractères ». Cette image traditionnelle du livre de la vie, Bossuet va la rajeunir en filant la métaphore : après avoir assimilé la vie à un livre, il va faire de la mort une immense « rature » qui, instantanément, recouvrirait tous les caractères de ce grand livre de la première page à la dernière et le rendrait totalement illisible. Si les effets de rythme et de sonorités sont assurément moins remarquables que dans la phrase précédente, ils n'ont pourtant pas disparu pour autant. Le goût de Bossuet pour les cadences majeures se manifeste encore par le fait que la seconde infinitive est à peu près deux fois plus longue (15 syllabes) que la première (8 syllabes), le crescendo ainsi créé correspondant à la montée et à la progression du rêve, d'abord celui d'une vie longue, puis celui d'une vie comblée (encore une fois, vivre longtemps n'est un bien que si l'on a des satisfactions). De plus, on retrouve dans cette phrase, même s'il est moins accentué, le contraste entre une protase (« Que vous servira… caractères ») nettement plus longue (28 syllabes) que l'apodose (15 syllabes) que l'on trouvait dans le mouvement précédent où la protase était constituée de trois phrases et l'apodose d'une seule. Quant aux sonorités, le début de la phrase qui évoque une vie aussi comblée que longue, a un caractère claironnant avec une allitération en r (« Que vous servira d'avoir tant écrit dans ce livre, d'en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères »), notamment aux trois temps forts (« servira… livre… caractères »), et un jeu de voyelles éclatantes ou aiguês (« Que vous servira d'avoir tant écrit dans ce livre, d'en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères »). Mais cette image de la « rature » dont Bossuet s'est servi pour illustrer le rôle destructeur de la mort, il va la récuser lui-même aussitôt après : « Encore une rature laisserait-elle quelque trace du moins d'elle-même; au lieu que ce dernier moment, qui effacera d'un seul trait toute votre vie, s'ira perdre lui-même, avec tout le reste, dans le grand gouffre du néant ». Il feint de ne se rendre compte qu'après coup que cette image, pourtant si négative, qu'il vient d'utiliser, ne l'est pas encore assez; si triste, si sinistre qu'elle soit, elle farde encore la vérité. Une rature se voit; si elle cache le texte qu'elle recouvre, elle en rappelle pourtant l'existence Si dérisoire qu'il puisse être, une rature est encore un « monument ». Ainsi on ne pourrait dire que la mort est une « rature », qu'à la condition d'ajouter que c'est une rature qui en peu de temps s'efface elle-même complètement après avoir effacé toute une vie. Là encore, si les effets de rythme et de sonorités sont sans doute moins remarquables que tout à l'heure, ils restent pourtant soigneusement calculés. On retrouve de nouveau une protase et une apodose, mais, cette fois-ci, c'est l'apodose qui est nettement plus longue que la protase. La première partie de la phrase (« Encore une rature laisserait-elle quelque trace du moins d'elle-même ») a, en effet, une allure ascendante, un rythme rapide et comme hâché, avec des accents très marqués, grâce à un jeu d'allitérations en k, r, t, l, d et m (« Encore une rature laisserait-elle quelque trace du moins d'elle-même ») où l'on sent percer une sorte d'ironie âpre, de raillerie amère. La relative (« qui effacera d'un seul trait toute votre vie »), par la précipitation du rythme marqué par une bousculade de monosyllabes et de dissyllabes [24] (« d'un seul trait toute votre vie »), par la vigueur des allitérations en r et en t (« qui effacera d'un seul trait toute votre vie ») qui rappelle celle qu'on a rencontrée tout à l'heure (« abattra tout à coup »), donne une double impression de rapidité et de puissance, suggérant ainsi le caractère instantané et total de l'anéantissement La phrase se ralentit ensuite grâce notamment aux deux petites pauses qui ménagées, avant et après, par « avec tout le reste », la seconde, plus marquée que la première, constituant comme un bref moment d'arrêt au bord du « grand gouffre du néant ». L'expression est restée célèbre. Mais Bossuet ne l'a pas trouvée tout de suite. Il avait d'abord écrit « dans cet abîme du néant ». Il a remplacé « cet abîme » par « ce grand gouffre » et il a eu raison. Il a eu raison tout d'abord parce que le mot « gouffre » parle plus à l'imagination que le mot « abîme », dans la mesure où le second a un caractère plus abstrait (on se représente plus facilement un gouffre qu'un abîme) et s'emploie plus volontiers au figuré que le premier. Il a eu raison ensuite et surtout du point de vue des sonorités. Dans la première version, il n'y avait pas d'effet de sonorités; dans la seconde, l'adjonction de l'adjectif « grand » crée une assonance avec « néant », mais ce qu'il faut relever surtout, c'est, bien sûr, le jeu des consonnes qui, avec l'allitération des gutturales et les deux consonnes doubles gr et fr, renforcent l'effet d'effroi produit par l'expression « grand gouffre ». Cet arrêt si saisissant sur le mot "néant" est, lui aussi, le fruit d'une correction. Dans la première rédaction du sermon, la phrase s'enchaînait avec les suivantes : « et que, s'il ne demeure parmi les hommes quelque souvenir de votre nom, il n'y aura plus sur la terre aucun vestige de votre substance : Substantia mea tanquam nihilum ante te». C'est sans doute après avoir remplacé « dans cet abîme du néant » par « dans le grand gouffre du néant », que Bossuet, conscient de la force de suggestion de sa nouvelle formule et jugeant qu'elle méritait d'être mieux mise en valeur, a eu l'idée de couper la phrase après « néant ». Cela va lui permettre aussi de donner à la nouvelle phrase qui commence alors, un caractère lapidaire, qui s'accentuera encore avec deux les phrases suivantes. Pour ce faire, Bossuet va supprimer l'atténuation qu'apportait la proposition conditionnelle, « s'il ne demeure parmi les hommes quelque souvenir de votre nom », laquelle était, à vrai dire, assez incongrue puisque le fait de laisser un souvenir de son nom n'empêche nullement la « substance » d'un être de disparaître sans laisser de vestige. Certes, dans la mesure où, pour s'exprimer d'une manière plus simple et donc plus propre à toucher son auditoire [25], il a aussi remplacé « votre substance » par « ce que nous sommes », qui, étant beaucoup plus imprécis, peut évoquer des qualités et des talents qui ont produit des effets et des œuvres durables, Bossuet aurait pu, une fois cette correction faite, conserver l'atténuation. Mais, lorsqu'il dit « ce que nous sommes », il ne pense ici qu'à l'être corporel, comme le montre la suite du développement, qui évoque exclusivement l'anéantissement de la chair. L'atténuation n'avait donc pas de raison d'être. Tout en restant extrêmement discret, tout en évitant soigneusement, à la différence de beaucoup des prédicateurs qui l'ont précédé, de tomber dans le réalisme, Bossuet va réussir à évoquer d'une manière particulièrement saisissante la décomposition progressive du corps après la mort, et va utiliser, pour ce faire, une citation de Tertullien dont il se resservira dans l'Oraison funèbre du Père Bourgoing [26], dans le Sermon sur la Résurrection [27] et dans l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre [28]. Il va avoir recours à la litote et suggérer les choses sans les dire vraiment. Dire que « la chair changera de nature », c'est dire qu'elle va perdre sa vraie nature, c'est dire qu'elle va, en fait, se dénaturer, se corrompre, se décomposer. Et c'est pourquoi « le corps prendra un autre nom ». Si l'on éprouve le besoin d'employer « un autre nom », c'est parce qu'on a le sentiment que la chair morte n'est plus vraiment de la chair, qu'un corps mort n'est plus vraiment un corps. Bossuet, comme il l'a fait plus haut, pour l'image de la rature, va donner l'impression de se corriger lui-même. Il commence par dire que « le corps prendra un autre nom ». Cet « autre nom », c'est celui de « cadavre», mais Bossuet précise aussitôt qu'il « ne lui demeurera pas longtemps ». Il ne constitue, en effet, qu'une appellation provisoire qui ne correspond qu'à un état transitoire, qu'à une étape de l'anéantissement progressif du corps. Si un corps mort n'est plus vraiment un corps, il continue à ressembler à un corps, mais seulement pendant un certain temps, et c'est seulement pendant ce temps qu'il prend le nom de « cadavre ». Ce que Bossuet nous laisse ici deviner, il le dira d'ailleurs explicitement dans l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, en précisant que, si ce nom « ne lui demeurera pas longtemps », c'est « parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine ». Ainsi, comme le suggère Bossuet, avec une ironie discrète, mais réelle et amère, si ce nom « même » de « cadavre » devient vite impropre, c'est parce que ce nom si rebutant devient vite trop beau. Pour mieux apprécier l'ironie de Bossuet, il faut se rappeler que le mot « cadavre » est un mot réputé bas dans la langue classique et que Bossuet lui-même évite ordinairement d'employer [29]. Aussi ne le trouve-t-on, dans les Œuvresoratoires, que dans ce passage et, évidemment, dans les trois autres passages où il reprend celui-ci. S'il ose ici avoir recours à ce mot, c'est, bien sûr, parce le mot se trouve dans le texte même de Tertullien (cadaveris); c'est aussi parce que l'espèce de tabou qui pèse sur le mot « cadavre » traduit ce refus de regarder la mort en face que Bossuet a dénoncé dans son Exorde Le souci de la leçon à donner, de la vérité qu'il faut rappeler parce qu'on veut l'oublier, l'emporte ici sur celui de la bienséance mondaine. Si peu plaisante que soit la réalité que le mot « cadavre » évoque, elle va assez vite se dégrader pour devenir bien moins plaisante encore, à tel point qu'on n'osera même plus la désigner par un mot propre : « il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue ». On n'osait presque pas employer le mot « cadavre », on n'ose plus employer aucun mot du tout, et cela, car l'horreur qu'inspire la décomposition du corps est universelle, « dans aucune langue ». Mais ce fait ne s'explique pas seulement par la répulsion. Ce qui était d'abord un refus, se transforme ensuite en impossibilité : s'il n'y a plus de mot pour désigner ce que devient le cadavre, c'est parce qu'il n'y a plus rien que l'on puisse vraiment désigner, du moins par un mot propre : « tant il est vrai que tout meurt en lui jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes [30]». Faute donc de pouvoir employer un terme qui désignerait de manière spécifique ce que devient un corps lorsque le travail de destruction opéré par la mort est très avancé, on en est réduit à employer le mot « restes », c'est-à -dire un terme très général qui ne s'emploie pas seulement pour les hommes, mais pour les animaux, les végétaux, et pour d'innombrables choses, comme Bossuet le fait ici (« ses malheureux restes »). Mais l'habileté avec laquelle Bossuet utilise Tertullien, ne va pas sans une certaine mauvaise foi. Il est piquant de noter, en effet, que, dans cette citation, Tertullien ne s'exprime pas en son nom, mais reproduit, avant de leur répondre, les propos que tiennent les incrédules qui nient la résurrection de la chair. Or Bossuet se garde bien de le dire. Bien entendu, sur ce point précis, Tertullien aurait pu reprendre à son compte les propos qu'il prêtait aux incrédules, puisque la décomposition et l'anéantissement progressif du corps après la mort est un fait que personne, parmi les croyants pas plus que parmi les incroyants, ne saurait nier; il n'en reste pas moins que Bossuet paraphrase, avant de la citer, une phrase que Tertullien met dans la bouche des incrédules, comme si c'était un propos tenu par Tertullien pour rappeler aux hommes qu'ils ne sont rien. Dans son désir de bien convaincre l'homme de son néant, Bossuet est ainsi amené, sans s'en rendre compte, semble-t-il, à tenir les mêmes propos que les libertins. Cela sera encore le cas lorsque, dans le paragraphe suivant, il lui rappellera qu'après sa mort, la nature réutilisera la matière de son corps pour créer de nouvelles formes [31], sans se rendre compte que c'est l'argument même, et c'est un argument très fort, qu'utilisent les libertins contre la Résurrection. Bossuet reproche aux hommes de ne pas vouloir regarder la mort en face; il veut leur mettre le nez dans leur néant. Mais les incrédules pourraient lui retourner le compliment, et lui dire que c'est lui qui ne veut pas vraiment regarder la mort en face, que c'est lui qui ne veut pas vraiment regarder en face le néant de l'homme. Pour évoquer cette phase ultime de l'anéantissement du corps, Bossuet a renoncé aux grands effets oratoires. Mais, s'il met ainsi la sourdine, si ses phrases s'amenuisent, pour mieux suggérer le progressif et total effacement de ce qui avait été un homme, les cadences n'en restent pas moins très calculées. Les deux premières phrases, constituées de deux propositions indépendantes seulement, sont volontairement brèves et dépouillées : « la chair changera de nature; le corps prendra un autre nom ». Le parallélisme de la construction est renforcé par le fait qu'elles ont le même volume (8 syllabes) et qu'elles commencent toutes les deux par un sujet monosyllabique. Si la troisième phrase s'étoffe un peu, elle n'en demeure pas moins très simple, elle aussi constituée d'une simple proposition indépendante : « même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps ». La célébrité de la phrase suivante doit beaucoup au rythme très calculé : « il deviendra (4), dit Tertullien (4), un je ne sais quoi (5) qui n'a plus de nom (5) dans aucune langue (5) ». L'isométrie des deux premiers membres est discrètement appuyée par un petit jeu de sonorités qui se répondent (« il deviendra, dit Tertullien ») et celle des trois derniers par le fait qu'ils sont constitués presque exclusivement de mots monosyllabiques (à l'exception de « aucune ») [32]. La dernière phrase est assez ample, mais la voix de l'orateur ne s'enfle pas pour autant. La ligne mélodique légèrement ascendante dans la première partie de la phrase (« tant il est vrai que tout meurt en lui »), redescend ensuite avec une lenteur désabusée, la voix de l'orateur donnant l'impression de s'éteindre elle-même, en même temps qu'il achève d'évoquer le total anéantissement du corps sur un ton quasi monocorde que contribue à créer une forte assonance en è (« jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes »). Une fois de plus, l'harmonie de la phrase est aussi fondée sur des cadences calculées et régulières, parmi lesquelles on retrouve celles de la phrase précédente : « tant il est vrai (4) que tout meurt en lui (5) jusqu'à ces termes funèbres (7) par lesquels on exprimait (7) ses malheureux restes (5) ». Bossuet termine en citant le texte de Tertullien [33]: « Post totum ignobilitatis elogium, caducae in originem terram, et cadaveris nomen; et de isto quoque nomine periturae in nullum inde jam nomen, in omnis jam vocabuli mortem [34]». C'est un hommage qu'il veut ainsi lui rendre, mais c'est un hommage à double tranchant. Car la phrase de Tertullien est bien maladroite et bien laborieuse, et la simplicité, la maîtrise souveraine de la phrase de Bossuet la font paraître encore plus gauche et plus pénible. On a vraiment l'impression que Tertullien a tâtonné, qu'il a tourné, sans parvenir à la trouver, autour de la formule que Bossuet lui semble avoir trouvé sans effort : « un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue ». Et l'on pourrait être tenté de se demander si Bossuet, qui était certainement conscient de s'être montré très supérieur à son modèle, n'a pas aussi tenu à citer Tertullien pour que l'on pût bien se rendre compte que sa traduction était une véritable recréation et qu'on n'allât point attribuer à l'auteur latin, dont le rôle avait été seulement de donner la stimulation initiale, un mérite qui, pour l'essentiel, revenait au futur aigle de Meaux. Après l'exceptionnelle réussite du grand mouvement lancé par « Qu'est ce que cent ans, qu'est-ce que mille ans, puisqu'un seul moment les efface ? », Bossuet risquait de donner l'impression sinon d'un passage à vide, du moins d'une baisse de niveau assez sensible. Mais, sans se maintenir tout à fait à la même hauteur que dans la page précédente, il va pourtant réussir à éviter cet écueil en allant plus loin dans son analyse : il vient de montrer que même une vie très longue n'est rien du moment qu'elle finit; il va nous rappeler maintenant que la durée de notre vie est, en réalité, si brève qu'elle « n'est pas capable de [nous] distinguer du néant ». Pour relancer la machine oratoire et renouveler l'attention de l'auditoire qui risquerait de se relâcher un instant, Bossuet a de nouveau recours à une interrogation oratoire qui, résumant le mouvement précédent tout comme le suivant, lui fournit ainsi une transition aussi commode que naturelle : « Qu'est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? » Cette interrogation oratoire qui rappelle, bien sûr, celle que l'on trouve un peu avant notre extrait : « Maintenant qu'est-ce que notre être ? Pensons-y bien, Chrétiens : qu'est ce que notre être ? » et à laquelle une autre fera écho un peu plus loin : « O Dieu! encore une fois qu'est-ce que de nous ? », cette interrogation oratoire constitue en quelque sorte le leitmotiv principal de ce premier point du sermon. Mais après l'évocation si saisissante qui vient d'être faite de la décomposition du cadavre, l'interrogation oratoire prend ici un ton particulièrement dramatique et angoissé, que traduit l'apostrophe « O grand Dieu », et le mot « substance » se charge maintenant d'une ironie très amère, puisque la « substance » est censée constituer le support commun des qualités successives, l'élément permanent d'un sujet susceptible de changer. Après nous avoir fait rêver un instant à une vie très longue, Bossuet nous ramène maintenant à la dure réalité : « J'entre dans la vie pour sortir bientôt; je viens me montrer comme les autres; après, il faudra disparaître ». Pour nous inviter à imaginer une vie aussi longue que bien remplie, Bossuet avait recours à de longues phrases périodiques; pour nous rappeler maintenant que la vie humaine est, en fait, très brève, il utilise, au contraire, de très brèves propositions indépendantes. Il reprend d'ailleurs ici un passage de la Méditation sur la brièveté de la vie qu'il avait écrite en septembre 1648 à l'âge de vingt et un ans, en le modifiant légèrement. En 1648, il avait écrit : « J'entre dans la vie avec la loi d'en sortir, je viens faire mon personnage, je viens me montrer comme les autres; après, il faudra disparaître [35]». En 1662, il remplace « avec la loi d'en sortir » par « pour sortir bientôt » et il a bien raison. Car il peut ainsi en dire plus, grâce à « bientôt » qui ajoute une précision très importante, et en dire plus en moins de mots en remplaç ant la locution prépositive « avec la loi de » par la proposition simple « pour ». La nouvelle formulation n'a pas seulement le mérite d'être plus simple et, plus lapidaire; elle se teinte aussi d'une touche d'ironie amère : Est-ce bien la peine d'entrer dans la vie « pour sortir bientôt » ? Elle a de plus l'avantage d'assurer une parfaite isométrie entre les deux éléments de la proposition : « J'entre dans la vie [5] pour sortir bientôt [5] » [36] et ainsi de mieux suggérer la quasi concomitance des deux actions : l'homme ne fait guère qu'entrer et sortir. La seconde modification que Bossuet apporte au texte de 1648 consiste à supprimer « je viens faire mon personnage », alors qu'il garde « je viens me montrer comme les autres ». La seconde proposition était, en effet plus restrictive que la première et la corrigeait en quelque sorte (« je viens faire mon personnage, ou plutôt je viens me montrer comme les autres »). Bossuet a donc jugé finalement qu'il valait mieux ne garder que la seconde : la vie humaine est trop peu de chose pour qu'un homme puisse vraiment jouer un « personnage » ; chaque homme ne fait que de la figuration, chaque homme ne fait que « se montrer » un court instant ni plus ni moins que « les autres ». Quant à la dernière proposition « après, il faudra disparaître », Bossuet l'a conservée telle quelle. Rien d'étonnant à cela assurément. On ne voit pas, en effet, comment il aurait pu s'exprimer d'une manière plus lapidaire et renchérir sur la brutale familiarité de chacun des termes employés, de l'adverbe « après » comme des verbes « il faudra » et « disparaître » [37]. Bossuet va ensuite nous rappeler inexorablement pourquoi l'homme ne peut faire qu'une courte apparition ici-bas en ayant de nouveau recours à une formule lapidaire : « Tout nous appelle à la mort ». Et, de nouveau, encore, à la brutalité de l'expression s'ajoute une touche d'ironie amère : normalement c'est à exercer une activité, c'est à remplir une fonction, qu'on « appelle » quelqu'un, et non à la mort. Aussi peut-on penser que Bossuet a dûmarquer une légère pause après « appelle » pour mieux faire ressortir le caractère volontairement un peu incongru de la formule. Il va alors entreprendre de l'expliciter et nous dire comment et pourquoi nous devrions avoir sans cesse le sentiment que « tout nous appelle à la mort ». C'est d'abord la nature elle-même qui ne cesse de nous alerter : « La nature, presque envieuse du bien qu'elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu'elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu'elle nous prête, qui ne doit pas demeurer entre les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d'autres formes, elle la redemande pour d'autres ouvrages ». Bossuet ne croit pas devoir expliquer comment la nature s'y prend pour nous rappeler sans cesse qu'« il faudra disparaître », car cela n'était pas nécessaire : il pense, bien sûr, aux maladies, aux effets du vieillissement, à la diminution progressive des facultés, voire à la perte de certaines d'entre elles, phénomènes qui constituent autant d'avertissements, autant d'annonces d'une fin toujours plus proche. Bien d'autres l'ont dit avant lui, mais il a su le faire d'une manière très vivante et très efficace, en ne craignant de pas de personnifier la nature. Il le fera de nouveau quelques mois plus tard dans l'Oraison funèbre du père Bourgoing : « La nature, cruelle usurière, nous ôte tantôt un sens et tantôt un autre. Elle avait ôté l'ouïe au Père Bourgoing, et elle ne manque pas tous les jours de nous enlever quelque chose, comme pour l'intérêt de son prêt, sans se départir pour cela du droit, qu'elle se réserve, d'exiger en toute rigueur la somme totale à sa volonté [38]». Mais, si dans l'Oraison funèbre du père Bourgoing, la personnification de la nature, sous la forme d'une « usurière », sera explicite, ici elle est seulement suggérée. Bossuet, cette fois-ci, ne donne pas de nom au personnage qu'il décrit et cela lui permet de nous proposer une peinture plus riche et plus complexe. Ce personnage rappelle, bien sûr, l'« usurière » de l'Oraison funèbre du Père Bourgoing, les mots « signifier [39]», « prête », « commerce » suggérant sinon nécessairement une usurière, du moins une créancière. « Presque envieuse du bien qu'elle nous a fait », elle est, elle aussi, « cruelle » ou à tout le moins caractérielle, puisqu'elle semble ne jamais rien donner que pour pouvoir le reprendre. Mais à côté de cette image d'un personnage avare et toujours pressé de rentrer dans son bien, les mots « matière », « formes », « ouvrages » suggèrent aussi l'image d'un créateur perpétuellement insatisfait, d'un artiste toujours mécontent de ce qu'il vient de faire, d'un sculpteur qui, dès qu'il a achevé une œuvre, ne songe plus qu'à la fondre pour récupérer le métal et créer « d'autres formes ». Bossuet paraît hésiter entre ces deux images qui se complètent, mais c'est la seconde qui semble s'imposer à la fin : « elle en a besoin pour d'autres formes, elle la redemande pour d'autres ouvrages ». Si Bossuet, après avoir suggéré l'image d'une créancière toujours impatiente de recouvrer son bien, lui substitue finalement celle d'une artiste toujours insatisfaite qui passe son temps à réutiliser la même matière pour créer « d'autres ouvrages », c'est, bien sûr, parce que cette seconde image exprime encore mieux que la première la condition de l'homme dont le corps est destiné à « rentrer dans le jeu », comme dira Valéry. Malheureusement la justesse de cette image n'en fait que mieux apparaître la difficulté considérable, et même tout à fait insurmontable, que rencontrent tous ceux qui croient à la Résurrection des corps et donc, bien sûr, Bossuet lui-même qui ne manquera pas de conclure son sermon sur la promesse de « l'entière réparation de notre ancien édifice ». Il ne doute pas un seul instant que chaque homme retrouvera au jour de la Résurrection la même matière corporelle dont il avait disposé pendant sa vie. Et à ceux qui pourraient à juste titre s'inquiéter de savoir ce qu'elle deviendra en attendant la Résurrection, il expliquera dans l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre que Dieu « suit toutes les parcelles de notre corps, en quelque endroit écarté du monde que la corruption ou le hasard les jette [40]». Mais, puisque cette matière doit demeurer « éternellement dans le commerce » pour constituer sans cesse « d'autres formes », et parmi elles des formes humaines, toutes également destinées à ressusciter, que se passera-t-il, au jour de la Résurrection, quand un grand nombre d'hommes revendiqueront en même temps la même matière ? Aussi bien Bossuet reprend-il ici un thème cher à la philosophie matérialiste antique qui se plaît à opposer la forme éphémère à la matière éternelle et, semble-il se souvenir de Lucrèce, tout en se gardant bien de le citer [41]. Dans son désir de bien convaincre son auditoire que l'homme n'est rien, il risquerait de l'amener à s'interroger sur la validité des promesses chrétiennes, si cet auditoire n'avait été bien peu porté à mettre en doute les enseignements d'une religion qui le servait si bien, en prétendant que les grandeurs et les richesses étaient données par Dieu, et en sacralisant ainsi les inégalités sociales. Quoi qu'il en soit, la réussite est incontestable. Bossuet n'a pas osé avoir recours à la prosopopée en faisant parler la nature au style direct. Et il a eu raison, car le procédé aurait risqué de paraître trop rhétorique et un peu artificiel. Mais, s'il a utilisé le style indirect, il a néanmoins réussi à nous donner l'illusion du style direct. Bossuet a voulu résumer tout ce que dit la nature en une seule phrase, afin de donner l'impression d'un discours ininterrompu : la nature ne se tait jamais, elle ne nous laisse jamais un moment de répit, elle nous harcèle continuellement. S'il l'avait fait parler au style direct, il lui aurait sans doute prêté, non pas un petit discours, non pas des phrases complexes, mais une succession ininterrompue d'injonctions impatientes et d'annonces très sèches, qu'il est aisé de retrouver dans la longue phrase qui résume ses propos : « Je ne peux pas vous laisser longtemps […] Elle ne doit pas demeurer dans les mêmes mains. Elle doit être éternellement dans le commerce. J'en ai besoin pour d'autres formes. Je la redemande pour d'autres ouvrages ». Le style indirect a donc ici toute la vivacité du style direct. On croit entendre les criailleries sempiternelles d'une créancière acrimonieuse, les réclamations éternelles, les récriminations perpétuelles d'une propriétaire acariâtre, la voix hargneuse d'une harpie qui nous harponne et nous harcèle sans répit. La phrase est, en effet, très habilement construite. Le sujet, « la nature », lancé en tête de phrase, est bien mis en valeur, grâce à l'apposition « presque envieuse du bien qu'elle nous fait ». Cette apposition, qui personnifie la nature en lui prêtant un caractère jaloux et acariâtre, nous dit en même temps sur quel ton impatient et fort peu amène elle nous interpelle. Pour introduire les propos de la nature, Bossuet a ensuite recours à une redondance (« nous déclare souvent et nous fait signifier ») qui traduit l'insistance de la nature. Ses propos sont alors résumés d'abord par une proposition complétive (« qu'elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière »), suivie d'une première relative très brève (« qu'elle nous prête ») qui a une simple valeur d'adjectif et fait corps avec le complément. On a ensuite deux autres relatives en parallèle qui créent de nouveau une redondance à valeur d'insistance, et qui sont destinées à fournir une première explication : si la nature ne peut nous laisser longtemps la matière qu'elle nous prête, c'est parce qu'elle ne doit pas demeurer dans les mêmes mains et être éternellement dans le commerce. On a enfin deux propositions indépendantes en parallèle qui créent de nouveau une redondance à valeur d'insistance et qui sont destinées à compléter, à parachever l'explication donnée par les deux relatives précédentes : si la matière que la nature nous prête ne doit pas demeurer dans les mêmes mains et être éternellement dans le commerce, c'est parce que la nature en a besoin pour d'autres formes et la redemande pour d'autres ouvrages. En choisissant de nous faire entendre les admonitions incessantes de la nature en une seule phrase au style indirect, Bossuet prenait un risque. La difficulté était, en effet, d'éviter alors que cette phrase, nécessairement longue, ne fût aussi un peu lourde. C'est ce qui se serait produit, s'il avait multiplié les complétives [42] ou les relatives [43]. Mais il a su éviter toute lourdeur, en variant les propositions, et en terminant sur deux propositions indépendantes qui constituent une sorte de style indirect libre, donnant ainsi l'impression que la nature hausse encore un peu plus le ton, que sa voix se fait encore plus proche, encore plus pressante. Ces « autres formes », ces « autres ouvrages » que l'activité inlassable de la nature ne cesse de créer, amènent tout naturellement Bossuet à évoquer ensuite les enfants dont la naissance et la croissance ne cessent de nous rappeler qu'il va bientôt falloir laisser la place à d'autres : « Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu'ils croissent et qu'ils s'avancent, semblent nous pousser de l'épaule et nous dire : Retirez-vous c'est maintenant notre tour ». Il s'est peut-être souvenu ici d'une phrase de Montaigne dans l'essai « De l'affection des enfants au pères »: « Il nous fâche qu'ils [les enfants] nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir [44]». Mais il a su exprimer avec plus de force encore l'impression que les enfants ne cessent de nous pousser vers la sortie au fur et à mesure qu'ils grandissent. Habilement il a su d'abord piquer notre curiosité en utilisant une métaphore, dont il ne nous donne l'explication qu'après coup. Au lieu de dire : « Les enfants qui naissent, cette recrue continuelle du genre humain », il a avec raison choisi de dire : « Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent », nous déroutant ainsi un court instant et attirant par là notre attention sur une image particulièrement bienvenue, puisque le mot « recrue » désigne une nouvelle levée de soldats destinée à compléter une troupe et notamment à remplacer ceux qui ont été tués. Montaigne avait dit que les enfants « nous marchent sur les talons » ; Bossuet préfère dire qu'ils « semblent nous pousser de l'épaule » et l'image est encore plus expressive que celle de Montaigne. Elle suggère, en effet, à la fois une idée de dédain, le dédain tout naturel, tout spontané d'êtres pleins d'ardeur et de vitalité à l'égard de ceux, qui leur paraissent avoir fait leur temps, et de force irrésistible : on pousse avec l'épaule quand on veut pousser de tout le corps, de toutes ses forces, pour ouvrir une porte qui résiste ou déplacer un meuble très lourd. En outre, alors que Montaigne disait que les enfants semblent « nous solliciter de sortir », ceux qu'évoque Bossuet ne « sollicitent pas » ; ils ordonnent, ils exigent : « Retirez-vous », et l'asyndète traduit l'impatiente brutalité de l'explication : « c'est maintenant notre tour » [45]. L'évocation des enfants dont la croissance semble nous pousser vers la sortie, amène tout naturellement Bossuet à élargir sa vision pour nous inviter à considérer maintenant l'incessant renouvellement des générations : « Ainsi comme nous en voyons passer d'autres devant nous, d'autres nous verrons passer qui doivent à leurs successeurs le même spectacle ». Bossuet réussit, dans cette courte phrase, à faire défiler devant nos yeux quatre "générations" successives : celle qui nous précède, la nôtre, celle qui vient après nous ainsi que la suivante, qui, toutes sont destinées à « passer ». Certes Bossuet ne le dit explicitement que pour les trois premières, mais le mot « successeurs » suggère que ceux qui verront mourir ceux qui nous auront vu mourir, prendront à leur tour la place de leurs prédécesseurs et devront eux aussi « à leurs successeurs le même spectacle ». Cette phrase reprend de nouveau un passage de la Méditation sur la brièveté de la vie et, de nouveau, Bossuet en profite pour améliorer son texte. Il avait écrit en 1648 : « J'en vois passer devant moi, d'autres me verront passer; ceux-là mêmes donneront à leurs successeurs le même spectacle ». En 1662, outre qu'il remplace la première personne du singulier par la première personne du pluriel qu'il a employée dans les phrases précédentes, il remplace les trois propositions indépendantes par une seule phrase, composée d'une proposition circonstancielle, d'une principale et d'une relative, afin de mieux suggérer le caractère interrompu de la succession des générations. Avant de nous proposer la dernière étape de sa démonstration, Bossuet prend soin de nous y préparer en posant de nouveau l'angoissante question qui pourrait résumer tout le premier point : « O Dieu! encore une fois, qu'est-ce que de nous ? » Ayant ainsi réveillé notre attention, il va élargir encore son propos : après avoir évoqué les générations qui nous ont devancés et celles qui doivent nous succéder, il va nous inviter à envisager maintenant les deux infinités du temps qui nous a précédés et du temps qui nous suivra et achever ainsi de nous convaincre du caractère dérisoire de notre durée : « Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus, et que j'occupe peu de place dans cet abîme immense du temps! » Ce passage peut paraître ambigu à la première lecture et dérouter un court instant le lecteur moderne [46]. En lisant le début, il a, en effet, tout lieu de penser que Bossuet évoque d'abord le futur (« Si je jette la vue devant moi »), puis le passé (« si je la retourne en arrière »). Mais le mot « suite » d'abord, puis le mot « plus » montrent clairement que c'est l'inverse : Bossuet nous invite d'abord à regarder ce qui est « devant » nous, c'est-à -dire non pas « en avant de » nous, mais « avant » nous, c'est-à -dire vers le passé, et ensuite à « retourner la vue en arrière », c'est-à -dire à regarder dans la direction diamétralement opposée, vers le futur. C'est ce que confirme d'ailleurs le texte de la Méditation sur la brièveté de la vie, que Bossuet reprend de nouveau, et qui ne comportait aucune ambiguïté : « Qu'il y a du temps où je n'étais pas! Qu'il y en a où je ne serai point! et que j'occupe peu de place dans ce grand abîme de temps ». Mais la nouvelle version est assurément très supérieure à la première entachée par la platitude et la gaucherie de la tournure « qu'il y a du temps où… ». Non seulement Bossuet a maintenant recours à des expressions beaucoup plus fortes (« quel espace infini […] quelle suite effroyable »), mais il distingue avec raison l'éternité qui nous suivra de celle qui nous a précédés, en employant pour la seconde une épithète (« effroyable ») qui renchérit sur celle employée pour la première (« infini ») [47]. Certes, d'un point de vue purement logique et rationnel, nous devrions ne faire aucune différence entre l'éternité qui nous a précédés et celle qui nous suivra, car il revient au même de n'être pas encore ou de n'être plus. Mais, pour l'imagination, il en va autrement, et nous nous consolerions sans doute assez aisément de n'avoir pas été présents pendant tout le temps qui nous a précédés, si nous étions assurés qu'à l'avenir nous serons toujours là . Notons encore qu'il remplace l'adjectif « grand » (« ce grand abîme du temps ») par l'adjectif « immense », le premier adjectif étant devenu trop faible dans le nouveau contexte (« quel espace infini… »). La supériorité de la nouvelle version tient aussi au jeu des sonorités qui souligne notamment les parallélismes syntaxiques (« Quel espace où je ne suis pas/quelle suite où je ne suis plus»), comme le fait également la parfaite régularité du rythme (« Si je jette la vue devant moi (9), quel espace infini où je ne suis pas! (11=6+5) si je la retourne en arrière (9), quelle suite effroyable où je ne suis plus(11=6+5)! ») [48]. Mais, si la réussite est incontestable, il est permis de se dire que, pour mieux nous persuader de la durée dérisoire de notre existence, Bossuet n'hésite pas à tricher. Est-il, en effet, vraiment fondé à s'écrier avec angoisse : « Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas » ? Car, si nous savons, nous, que le monde existe au moins depuis une quinzaine de milliards d'années, il était, lui, persuadé qu'il avait été créé en 4004 avant Jésus-Christ. Ce qu'il appelle un « espace infini » se réduisait donc, en 1662 à cinq mille six cent soixante six ans. Cela fait vraiment peu pour un « espace infini », même si Bossuet utilise cet adjectif, non pas en lui donnant son sens littéral, mais comme un superlatif, le plus fort que l'on puisse trouver, de « long » [49]. Certes Dieu, lui, a toujours existé, et l'« espace infini » qu'évoque Bossuet pourrait être celui de l'éternité divine. Mais l'éternité n'est pas le temps : elle n'a ni avant ni après. Or l'homme ne connaît que le temps et ne peut se sentir vraiment concerné par ce qu'il ne peut pas vraiment concevoir : si certains hommes peuvent peut-être regretter de ne pas avoir été là depuis le commencement du monde, on n'imagine guère que quelqu'un puisse vraiment regretter de ne pas avoir été là avant la création du monde. Si l'on peut donc légitimement s'étonner, me semble-t-il, d'entendre Bossuet qualifier d'« infini » le temps qui nous a précédés, on peut aussi s'étonner, quoique dans une moindre mesure, de le voir qualifier d'« effroyable » le temps qui nous suivra. Certes l'épithète « effroyable » n'implique pas en elle-même de considération de durée. Toujours est-il que l'étroit parallélisme que Bossuet établit entre l'« espace infini » et la « suite effroyable » qui constituent tous deux l'« abîme immense du temps », nous invite irrésistiblement à imaginer une « suite », sinon véritablement « infinie », du moins si longue qu'elle semble indéfinie. Le moins que l'on puisse dire en tout cas, c'est que Bossuet ne suggère pas une durée très courte : cette suite où l'on ne sera plus pourrait-elle vraiment nous paraître « effroyable », si elle ne devait durer seulement que quelques dizaines d'années ou même quelques siècles ? Or, si l'hypothèse d'un « espace infini » qui nous suivra, n'est pas aussi explicitement contraire à ce que, selon Bossuet, la foi chrétienne nous oblige à croire, que ne l'est l'hypothèse d'un « espace infini » qui nous a précédés, elle n'en est pas moins passablement embarrassante. Certes Bossuet, qui croit si bien savoir à quelle date précise le monde a été créé, se garde bien de nous dire à quelle date au juste il prendra fin. Dans le Sermon sur le jugement dernier, il déclare prudemment que Dieu seul le sait [50]. Mais le même homme qui croit très fermement que le monde n'est vieux que de moins de six mille ans, le même homme qui croit très fermement qu'à la fin des temps tous les morts retrouveront en ressuscitant la matière même dont leur corps aura été constitué, matière, dont, depuis le jour de leur mort, Dieu n'aura à aucun instant perdu de vue la plus infime parcelle, cet homme peut difficilement envisager, semble-t-il, que le monde et l'homme puissent encore subsister pendant des dizaines de milliers, des centaines de milliers, voire des millions d'années. Tout compte fait, on s'attendrait plutôt à entendre de tels propos de la bouche d'un incrédule, et d'ailleurs Bossuet semble bien se souvenir ici des vers de Lucrèce qui suivent immédiatement ceux dont il s'était inspiré un petit peu plus haut [51]. Et l'on pourrait se demander s'il ne se trahit pas ici lui-même, en laissant affleurer une pensée qu'il réussit d'ordinaire à refouler, à savoir que le monde pourrait être beaucoup infiniment plus vieux que ne le dit La Bible et que le retour du Christ pourrait se faire attendre si longtemps qu'il aura fini par oublier le rendez-vous. Mais il est beaucoup plus probable qu'il s'est seulement laissé entraîné à la fois par les vers de Lucrèce qu'il a suivi un peu trop loin et par son ardent désir de bien convaincre l'homme de son néant, et peut-être aussi par la recherche de l'effet littéraire. Après avoir confronté la durée de notre vie à la double « infinité » du temps qui nous précédé et de celui qui nous suivra, Bossuet ne pouvait aller plus loin pour faire prendre conscience à son auditoire de l'extrême brièveté de la vie. Il n'a donc plus qu'à conclure sur ce point : « Je ne suis rien : un si petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du néant; on ne m'a envoyé que pour faire nombre; encore n'avait-on que faire de moi, et la pièce n'aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre ». Bossuet revient pour conclure ce paragraphe au style dépouillé qui en avait marqué le début, en utilisant principalement des propositions indépendantes. La première (« je ne suis rien »), en apportant une réponse aussi péremptoire que lapidaire aux interrogatons oratoires lancées plus haut, résume tout ce qui vient d'être dit depuis le début de notre extrait, et, d'une façon plus générale, tout le premier point du sermon. Bossuet termine en reprenant l'image de l'acteur, ou plutôt du simple figurant discrètement esquissée au début du paragraphe (« je viens me montrer comme les autres »). Et, une nouvelle fois, il progresse en corrigeant ce qu'il vient de dire, comme s'il s'apercevait après coup que la première formulation était inexacte parce que trop flatteuse encore. Il commence par dire que l'homme n'est qu'un figurant, mais, si modeste que soit le rôle du figurant, il n'en est pas moins réel : tout le monde compte lorsqu'il s'agit de « faire nombre ». Mais l'homme n'est pas même pas une simple utilité : c'est une utilité dont on peut parfaitement se passer. Et pour mieux nous faire sentir le néant de notre condition, Bossuet ne craint pas d'employer des expressions d'une familiarité brutale (« faire nombre » ; « encore n'avait-t-on que faire »). Il continue d'ailleurs à utiliser la Méditation sur la brièveté de la vie dans laquelle il disait : « Je ne suis rien; ce petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du néant où il faut que j'aille. je ne suis venu que pour faire nombre; encore n'avait-on que faire de moi, et la comédie ne se serait pas moins bien jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre ». Mais, cette fois-ci, on le voit, il ne apporte que de légères retouches. Il remplace « ce petit intervalle » par une formule plus insistante : « un si petit intervalle ». Il supprime « où il faut que j'aille » pour rendre la phrase plus lapidaire et faire mieux ressortir le mot « néant » qui fait écho à « rien ». Il corrige « je ne suis venu » en « on ne m'a envoyé » pour nous rappeler que l'homme n'est aucunement le maître de son destin. Quant à la dernière correction (« la pièce n'en aurait pas été moins jouée » devient « la comédie ne se serait pas moins bien jouée »), elle n'est guère significative. On pourrait croire que Bossuet a maintenant achevé sa démonstration de notre néant. Il va pourtant la pousser encore plus loin et nous enlever notre dernière illusion : « Encore, si nous voulons discuter les choses dans une considération plus subtile, ce n'est pas toute l'étendue de notre vie qui nous distingue du néant; et vous savez, Chrétiens, qu'il n'y a jamais qu'un moment qui nous en sépare ». Si l'homme sait bien qu'il va mourir, il pense toujours, sauf si des circonstancielles exceptionnelles le mettent en face d'une mort imminente, que la mort n'est pas pour tout de suite, mais pour un avenir qu'il se plaît à imaginer encore relativement lointain, même si cela devient de plus en plus difficile au fur et à mesure qu'il vieillit. Nous avons le sentiment d'avoir toujours devant nous encore une certaine « étendue » de vie, même si elle ne cesse de se réduire avec les années. Or, comme Bossuet nous le rappelle [52], la mort peut toujours frapper n'importe qui d'un moment à l'autre. Nous avons l'impression que la mort se trouve au bout du chemin et, quand on est jeune, on croit que le chemin est encore long, mais la mort est, en réalité, tout au long du chemin : nous ne cessons de la côtoyer, en même temps que nous ne cessons de marcher vers elle. « Il n'y a jamais qu'un moment qui nous en sépare », nous dit Bossuet et il veut dire par là qu'il n'y a jamais rien qui nous en sépare. Par « moment », il entend, en effet, moins une durée véritable, si brève fût-elle, que la négation de toute durée, comme la suite va nous le confirmer : « Maintenant nous en tenons un; maintenant il périt; et avec lui nous péririons tous, si promptement et sans perdre temps, nous n'en saisissions un autre semblable, jusqu'à ce qu'enfin il en viendra un auquel nous ne pourrons arriver, quelque effort que nous fassions pour nous y étendre; et alors nous tomberons tout à coup, manque de soutien ». Le temps n'offre aucune consistance et ne nous garantit aucune continuité. Les moments n'apparaissent que pour disparaître aussitôt [53], et nous risquons sans cesse d'être anéantis avec eux. Non seulement nous ne pouvons être assurés à aucun moment de voir le suivant, mais nous savons qu'il y aura inéluctablement un moment qui pour nous ne sera suivi d'aucun autre. Pour mieux en convaincre son auditoire, Bossuet a recours de nouveau à une image : les moments sont comparés à des espèce de perches qui défileraient au-dessus d'un abîme, comme celles d'une remontée mécanique, auxquelles nous devons nous accrocher pour ne pas tomber. Mais, dès qu'on en agrippe une, elle se dérobe, nous obligeant à agripper la suivante en toute hâte jusques au jour où , ne pouvant plus réagir assez vite et étendre la main assez loin, nous tomberons dans l'abîme. Une fois de plus l'efficacité de ce passage, en même temps qu'au caractère saisissant de l'image, tient aux effets de rythme et de sonorités. On a tout d'abord deux brèves propositions indépendantes dont le parallélisme, souligné par une anaphore (« Maintenant…; maintenant… »), traduit l'incessante succession des instants. La vigueur avec laquelle nous nous empoignons chaque instant qui passe est suggérée par les allitérations et les assonances qui scandent la première proposition : « maintenant nous en tenons un » [54]. Le rythme de la phrase s'accélère ensuite pour traduire la hâte avec laquelle nous nous emparons sans cesse de l'instant suivant [55], en même temps qu'elle s'allonge, qu'elle s'étire (« quelque effort que nous fassions pour nous y étendre ») pour suggérer le geste de la main qui se tend désespérément vers l'instant qu'elle ne peut atteindre. Enfin la chute est traduite par une clausule brève et brutale : « et alors nous tomberons tout à coup, manque de soutien [56]». Bossuet aurait pu prolonger la phrase précédente, en ayant recours à une proposition subordonnée (« de sorte que/si bien que nous tomberons… »). Il a préféré marquer une pause et avoir recours à une proposition indépendante, et il a eu raison : l'effet est saisissant. Le jeu des sonorités y contribue aussi avec les allitérations brutales en t et K (« nous tomberons tout à coup, manque de soutien ») et les assonances sourdes (« nous tomberons tout à coup, manque de soutien »). Dans ce passage Bossuet s'est de nouveau souvenu de sa Méditation sur la brièveté de la vie. Mais, cette-fois-ci, il n'a pas pu se contenter de simples retouches; il lui a fallu refondre complètement un texte, à la vérité, bien laborieux et peu clair : « Tout mon être tient à un moment; voilà ce qui me sépare du rien : celui-là s'écoule, j'en prends un autre; ils se passent les uns après les autres; les uns après les autres, je les joins, tâchant de m'assurer; et je ne m'aperçois pas qu'ils m'entraînent insensiblement avec eux, et que je manquerai au temps, non pas le temps à moi [57]». Mais c'est le propre d'un grand écrivain de savoir déceler, dans la médiocrité d'un premier jet, la promesse d'une réussite et de parvenir à la mener à bien. ¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤ ¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤ Ce passage est sans doute, avec le fameux récit de la mort d'Henriette d'Angleterre, le plus célèbre de Bossuet. Et il l'est très justement. Certes Bossuet ne nous y apprend rien. Il nous rappelle que toute vie a un terme, que ce terme s'appelle la mort et qu'une fois que nous y sommes arrivés, tout se passe comme si nous n'étions jamais sortis du néant, si longue et si remplie que notre vie ait pu être. Il nous rappelle que notre vie est brève et qu'elle peut de plus à chaque instant nous être ôtée. On s'en doutait et d'ailleurs bien d'autres auteurs l'avaient dit avant lui. Il n'a cité que des auteurs religieux, la Bible et un Père de l'Eglise, mais il aurait pu citer aussi bien des auteurs profanes qu'il connaissait certainement et auxquels il a sans doute pensé, comme Cicéron [58] ou Montaigne [59]. Il aurait même pu citer aussi des auteurs antireligieux et chers aux libertins comme Lucrèce. Ce que Bossuet nous rappelle ici pour nous montrer que l'homme n'est rien, on peut tout aussi bien le rappeler pour montrer que la mort n'est rien. Ce que Bossuet nous rappelle pour nous prouver qu'il faut sans cesse penser à la mort et passer toute sa vie à s'y préparer, on peut tout aussi bien le rappeler pour prouver que la mort n'est pas à craindre et qu'il vaut mieux penser à autre chose. Bien sûr, s'il semble ici parler comme les libertins qui ne croient pas en l'immortalité, Bossuet rectifiera le tir dans le second point, en exposant sa propre conception, c'est-à -dire la conception chrétienne de la mort. Le malheur, nous l'avons dit, c'est qu'il sera moins inspiré. Car, si Bossuet ne fait ici qu'enfoncer une enfilade de portes grandes ouvertes, il le fait avec une force et une autorité étonnantes; s'il ne fait qu'énoncer des lapalissades, il le fait avec un art admirable, et on a presque l'impression, pendant quelques instants, que c'est lui qui nous a appris que nous étions mortels. L'art de Bossuet se manifeste, d'abord, dans la clarté et la fermeté de la démarche, qui tiennent tant à la construction de la page dont le mouvement et la progression sont d'une remarquable netteté, qu'à l'exceptionnelle vigueur de l'expression : les vérités premières que Bossuet veut rappeler, il les martèle, il les assène à ses auditeurs avec une étonnante vigueur. Mais Bossuet ne s'adresse pas qu'à l'intelligence. Il sait aussi, pour mieux convaincre, parler à l'imagination et, pour ce faire, créer des images à la fois simples et fortes, parce qu'il a l'art de reprendre des images si banales qu'on les aurait crues complètement usées, et d'en tirer des effets saisissants en leur donnant de nouveaux prolongements ou en les rapprochant de façon inattendue. Comme un poète, il sait aussi jouer sur les sonorités, faire résonner les vibrantes, crépiter les dentales, claquer les explosives, utiliser à bon escient tantôt des voyelles aiguês ou éclatantes, tantôt des voyelles sombres ou sourdes. Quant au sens du rythme, si important pour un orateur, jamais aucun écrivain français ne l'a sans doute eu autant que lui. Il affirme que l'orateur chrétien ne doit pas à l'exemple de l'apôtre, chercher à « flatter les oreilles par des cadences harmonieuses [60]», mais il sait mieux que personne calculer ses cadences. Il sait mieux que personne tantôt nous séduire par l'eurythmie de phrases ou de membres de phrases parfaitement égaux, tantôt ménager de savantes et puissantes progressions, créer de saisissants effets de contraste en précipitant brusquement ou en retenant le mouvement de son discours. Nous l'avons dit en commençant, redisons-le en terminant : ce n'est pas à ce qu'il croyait être une « parole de Vie » que Bossuet doit sa survie, mais seulement à la parfaite maîtrise de son art. Bossuet se voulait avant tout prédicateur, il se voulait avant tout théologien, il voulait d'abord et surtout être un apôtre. Mais ce n'est pas le prédicateur que nous applaudissons, c'est l'orateur; ce n'est pas le théologien que nous admirons, c'est l'écrivain; ce n'est pas l'apôtre que nous aimons en lui, c'est le poète.
NOTES : [1] Œuvres oratoires, édit. Lebarq, revue par Urbain et Levesque, Desclée de Brouwer, Paris, 1930, tome IV, pp. 267-270. [2] Panégyrique de saint Paul, op. cit., tome II, p. 325. [3] Comme c'est l'usage, Bossuet a annoncé la division de son sermon à la fin de l'Exorde : « O mort, nous te rendons grâce des lumières que tu répands sur notre ignorance : toi seule nous convaincs de notre bassesse, toi seule nous fait connaître notre dignité : si l'homme s'estime trop, tu sais déprimer son orgueil; si l'homme se méprise trop, tu sais relever son courage; et, pour réduire toutes ses pensées à un juste tempérament, tu lui apprends ces deux vérités qui lui ouvrent les yeux pour se bien connaître : qu'il est méprisable en tant qu'il passe, et infiniment estimable en tant qu'il aboutit à l'éternité. et ces deux importantes considérations feront le sujet de ce discours » (Op. cit., pp. 265-266) [4] Cette citation est tirée du Psaume 38, Dixi : Custodiam vias meas ut non delinquam in lingua mea, verset 6 (dans les bibles modernes, ce psaume porte le numéro 39). Bossuet avait déjà utilisé ce texte dans l'Oraison funèbre d'Yolande de Monterby (II, 270) et dans le Sermon sur la pénitence (III, 610), et il le réutilisera encore, en n'en donnant que la traduction, dans l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre (V, 660). Bourdaloue a lui aussi utilisé ce verset dans son Sermon sur la pensée de la mort. Voir Chefs-d'œuvre oratoires de Bourdaloue, Garnier, s.d., pp. 431-432. [5] Dans l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, Bossuet reprendra la même citation, et il l'introduira de la façon suivante : « Ecoutez à ce propos le profond raisonnement, non d'un philosophe qui dispute dans une école, ou d'un religieux qui médite dans un cloître : je veux confondre le monde par ceux que le monde vénère le plus, par ceux qui le connaissent le mieux, et ne lui donner pour le convaincre que des docteurs assis sur le trône » (Op. cit., tome V, p. 660). On peut, bien sûr, sourire un peu de ce David qu'à l'image de Louis XIV, Bossuet se représente "sur le trône et au milieu de sa cour". [6] Op. cit., p.266. [7] Le roi n'ayant pas assisté au sermon, Bossuet n'a certainement pas prononcé cette phrase. [8] « Voici la belle méditation (10) dont David s'entretenait sur le trône (10) et au milieu de sa cour (8). Sire, elle est digne de votre audience (10) ». On peut noter aussi un petit jeu d'allitérations en s, t, r, n (« s'entretenait sur le trône »). [9] Avec les adjectifs « éternel » et « permanent », la périphrase « roi des siècles », les adverbes « toujours » (deux fois) et « éternellement », les locutions « à vous même » et « en vous-même ». [10] Avec « ni ne s'écoule, ni ne se change, ni ne se mesure ». [11] Ces assonance et ces allitérations tiennent d'abord à la reprise des mêmes mots : « éternel… éternellement »; « toujours à vous-même, toujours en vous-même » (le seul changement est celui de « à » en « en ») ; « ni ne s'…, ni ne se…, ni ne se… ». L'allitération dominante est celle des t et des r (« éternel roi… toujours… toujours…votre être éternellement permanent »). S'il y a une forte assonance en "ou" dans la phrase : « vous êtes toujours à vous-même, toujours en vous-même », l'assonance principale est celle des "é" et des "è" (« éternel… des siècles… êtes…vous-même…vous-même… être éternellement permanent »). [12] On peut penser ici à la façon dont, dans le sonnet « Je vous envoie un bouquet que ma main… », Ronsard explique à Marie ce que signifie l'expression banale « le temps s'en va ». Rappelons la fin du sonnet :
Marie est une paysanne et Ronsard se dit que « le temps s'en va » est une formule un peu abstraite qui risque de ne pas lui dire grand-chose. Il va donc lui expliquer ce qu'elle signifie concrètement pour nous : « le temps s'en va », cela veut dire, en fait, que c'est « nous » qui « nous en allons ». Il se dit ensuite « nous nous en allons » est peut-être encore un peu trop abstrait pour elle et qu'il convient de lui dire clairement où nous allons : « sous la lame ». Mais la mort, c'est quelque chose de bien lointain pour une jeune fille et Ronsard croit bon de lui de lui expliquer, que, quand on est mort, c'est en fini et bien fini de l'amour. Mais le ton de Ronsard, teinté d'humour et d'ironie tendre, est, bien sûr, assez différent de celui de Bossuet. Car, s'il rappelle à Marie qu'elle est mortelle, ce n'est aucunement pour l'exhorter à se préparer à la mort, mais, au contraire, pour l'inviter à se hâter de profiter de la vie, et d'abord avec lui. [13] « Non, ma substance n'est rien devant vous (10), et tout l'être qui se mesure n'est rien (11) parce que ce qui se mesure a son terme (11), et lorsqu'on est venu à ce terme (9), un dernier point détruit tout (8), comme si jamais il n'avait été (10) ». [14] Ces « mille ans » sont peut-être un souvenir du Psaume 89 (90 dans les Bibles modernes), Domine, refugium factus es nobis a generatione et generationem, verset 4 : Quoniam mille anni ante oculos tuos tanquam dies hesterna quae praeteriit, et custodia in nocte . [15] Le rythme et les sonorités, comme aussi et d'abord le sens, invitent donc à souligner le mot « moment » en marquant après lui une pause à peu près égale à celle que l'on doit marquer après « cent ans » et après « mille ans ». [16] Cette ponctuation n'est malheureusement pas toujours respectée, notamment dans les extraits scolaires. C'est le cas, par exemple, du XVIIe Siècle de la collection Lagarde et Michard, où l'on trouve un point à la place des deux points. [17] Bossuet sait fort bien que c'est seulement « la fable » et non « l'histoire de la nature » qui fait vivre les cerfs « durant tant de siècles ». Mais il ne peut évidemment pas dire : « Multipliez vos jours comme les cerfs que la Fable fait vivre durant tant de siècles », car cela reviendrait à dire : « Vivez aussi longtemps que les cerfs dont la longévité est purement légendaire », ce qui serait pour le moins incongru. [18] Rappelons seulement le Psaume 41 (42 dans les Bibles modernes) : Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te, Deus. Parmi les animaux que Bossuet aurait pu citer à cause de leur longévité, il en est un, au moins, car peut-être y en a t-il d'autres, que l'on rencontre lui aussi dans la Bible, le crocodile (notamment dans le Livre d'Ezéchiel au chapitre XXXII). Mais le cerf convenait bien mieux pour les raisons que j'ai dites. [19] La phrase se termine sur deux octosyllabes : « que la fable (3) ou l'histoire de la nature (8) fait vivre durant tant de siècles (8) ». [20] Certes, les chênes dont parle la Bible sont des chênes verts et n'ont donc pas la majesté de ces « grands chênes » des forêts françaises vers lesquels Bossuet entraîne un instant l'imagination de ses auditeurs. Mais peu lui importe. Il lui suffit, pour que ses scrupules soient apaisés, de savoir que, dans la Vulgate, on trouve le mot quercus. Bossuet fera appel plus longuement à l'image du chêne dans le Sermon sur l'endurcissement : « Pour faire mourir un arbre, il n'est pas toujours nécessaire qu'on le déracine. Voyez ce grand chêne desséché, qui ne pousse plus, qui ne fleurit plus, qui n'a plus de glands ni de feuilles; il a la mort dans le sein et dans la racine; il n'en est pas moins ferme sur son tronc; il n'en étend pas moins ses vastes rameaux. Chrétien, dont le cœur est endurci, voilà ton image » (Op. cit., tome V, pp. 568-569). [21] Mais, bien entendu, n'allons pas croire que Bossuet a volontairement cherché ici un effet de sonorités. [22] L'adjectif « tout » a bien sûr une valeur concessive : « tout faible, tout languissant qu'il soit ». C'est emploi tout à fait habituel au XVIIe siècle. Citons seulement ces vers célèbres d'Alceste dans Le Misanthrope (Acte I, scène, 2 vers 389-390) : Le méchant goût du siècle, en cela, me fait peur. Nos pères, tous grossiers, l'avaient beaucoup meilleur dans lesquels « tous grossiers » signifie évidemment : « tous grossiers qu'ils étaient ». [23] On retrouve, et peut-être plus fortement encore, cette impression dans la célèbre phrase de l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre : « O nuit désastreuse ! ônuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! » (Op. cit., tome V, p. 662) avec la très forte allitération des explosives t et c, et le grondement des r (« où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle »). On notera aussi la parfaite régularité du rythme, puisque ce membre de phrases est formé de trois éléments de 7 syllabes, chacun d'eux étant accentué de la même façon : «où retentit (4) tout à coup (3), comme un éclat (4) de tonnerr'(3), cette étonnan (4) -te nouvelle » (3). [24] Les deux dissylabes (« toute » et « votre »), se terminant par une syllabe muette, sont d'ailleurs bien des quasi monosyllabes. [25] Il veut aussi se rapprocher de lui et s'associer à lui, et c'est pourquoi, au lieu de « votre substance », il dit « ce que nous sommes ». [26] Op. cit., tome IV, pp. 419-420. [27] Ibid., tome V, pp; 476-477. [28] Ibid., tome V, p. 665. [29] Lorsque Bossuet évoque la résurrection de Lazare au début de l'Exorde, il dit « corps mort » et non pas « cadavre »: « Jésus ne refuse pas de voir ce corps mort comme un objet de pitié et un sujet de miracle » (p. 263). [30] Dans toutes les éditions, et j'ai respecté cet usage, cette phrase est en caractères romains, alors que les deux précédentes sont en italiques, comme il convient puisqu'elles sont présentées comme une traduction du texte de Tertullien qui va être cité ensuite. Il devrait en être de même, me semble-t-il, de cette phrase puisqu'elle aussi fait partie de cette traduction. [31] « Tout nous appelle à la mort : la nature, presque envieuse du bien qu'elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu'elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu'elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce; elle en a besoin pour d'autres formes, elle la redemande pour d'autres ouvrages » (p. 269). Il est piquant de noter que, tout en se gardant bien de le citer, Bossuet se souvient ici de Lucrèce (cf. De rerum natura, III, 963-969). [32] On peut hésiter sur la meilleure façon de dire cette phrase. S'il est évidemment indispensable de bien faire sentir la régularité des cadences, on peut se demander s'il faut lui donner une inflexion ascendante (la phrase constituerait alors une protase dont la phrase suivante serait la longue apodose) ou descendante. Les deux solutions peuvent se défendre, me semble-t-il. [33] Il le citera aussi dans l'Oraison funèbre du Père Bourgoing et dans le Sermon sur la Résurrection. En revanche, il ne le citera pas dans l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre. Cette différence s'explique aisément. Le sermon a un caractère plus didactique, plus théologique que l'oraison funèbre, qui a un caractère plus profane. Rien d'étonnant pourtant, si Bossuet cite le texte dans l'Oraison funèbre du Père Bourgoing, puisque le défunt était un homme d'Eglise et un prédicateur. [34] De resurrectione carnis, n. 4. Notons que, telle que Bossuet l'a coupée, la phrase de Tertullien n'est guère compréhensible. On ne sait trop, en effet, à quel mot rattacher caducae, si ce n'est à ignobilitatis, mais cela ne donne pas un sens très clair. Tout s'explique, si l'on se reporte au texte et que l'on remonte un peu plus haut : on s'aperçoit alors que caducae se rattache au mot carnis. [35] Bossuet, Œuvres, bibliothèque de la Pléiade, p. 1035. [36] L'abbé Debarq a proposé de rajouter un « en »: « pour [en] sortir bientôt ». Il a sans doute pensé que Bossuet l'avait omis par négligence ou par distraction. Mais l'omission est très certainement volontaire, Bossuet ne reculant jamais devant des tournures un peu familières lorsqu'elles lui paraissent plus expressives. Le souci d'assurer la parfaite régularité du rythme justifie de plus cette omission. [37] La brutalité de la formule est, de plus, soulignée par les allitérations en p, r, d et t (après, il faudra disparaître) et les assonances en a et è (après il faudra disparaître) [38] Tome IV, p. 419. [39] Dans la langue du droit, le verbe « signifier » a ici le sens de «faire savoir légalement ». On dit notamment qu'un huissier signifie un exploit. Voir Le Tartuffe, acte V, scène 4, vers 1746. [40] Voir tome V, p. 665. [41] Voir De rerum natura, III, 693 sq. [42] Il aurait pu écrire : « la nature […] nous fait signifier qu'elle ne peut pas […], que cette matière doit demeurer dans les mêmes mains et être éternellement dans le commerce, qu'elle en a besoin pour d'autres formes, qu'elles la redemande pour d'autres ouvrages ». [43] Il aurait pu écrire : « qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains et qui être éternellement dans le commerce, dont elle a besoin pour d'autres formes et qu'elle redemande pour d'autres ouvrages ». [44] Essais, II, 8, p. 367. [45] La brutalité du propos est encore soulignée par un petit jeu d'allitérations, principalement en r et t (« Retirez-vous, c'est maintenant notre tour ») [46] Et, de fait, j'ai, à ma grande surprise il est vrai, entendu un jour un éminent spécialiste de la littérature française du XVIIe siècle et particulièrement de Bossuet, me confier qu'il ne savait pas comment il fallait comprendre ce passage. Je me suis permis alors de le lui expliquer, mais sans le convaincre, car il était professeur et je n'étais qu'assistant. [47] Si l'épithète « effroyable » est plus forte que l'épithète « infini », c'est, bien sûr, seulement sur le plan affectif : l'homme est plus aisément angoissé quand il pense au temps où il ne sera plus que quand il pense au temps où il n'était pas encore. [48] Notons aussi, dans la fin de la phrase, les allitérations en p et k (« et que j'occupe peu de place »), en m (« abîme immense »), les assonances en i et en en (« dans cet abîme immense du temps ») et l'équilibre du rythme (« et que j'occupe peu de place (8) dans cet abîme immense du temps (9) »). [49] On peut faire la même remarque à propos de Pascal qui croit fermement, lui aussi, que le monde a été créé 4000 ans avant Jésus Christ et qui pourtant, dans les Pensées, peint l'homme perdu dans le temps comme il l'est dans l'espace, incapable de se situer entre l'éternité qui l'a précédé et celle qui le suivra comme il est incapable de se situer entre l'infiniment petit et l'infiniment grand (voir le fragment 102 dans l'édition de Philippe Sellier : « Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbée dans l'éternité précédant et suivant, le petit espace que je remplis et même que je vois, abîmé dans l'infinie immensité des espaces que j'ignore et qui m'ignorent, je m'effraie et je m'étonne de me voir ici plutôt que là , car il n'y a point de raison pourquoi ici plutôt que là , pourquoi à présent plutôt que lors ». Voir aussi le fragment 681, p.477). [50] « Le temps est court, dit l'Apôtre, et l'heure n'est pas éloignée. Je ne dis pas celle du grand jugement, car le Père s'est réservé ce secret; mais je dis l'heure de la mort, en laquelle sera fixé notre état » (IV, 650). Il est plaisant de constater que, tout en prétendant s'appuyer sur saint Paul, Bossuet se permet en fait de le corriger Car lorsque saint Paul dit que « l'heure n'est pas éloignée » (I Cor., VII, 29), il pense incontestablement au jugement dernier. [51] Voir De rerum natura, III, 972-976. La perspective de Lucrèce est, bien sûr, très différente de celle de Bossuet. Il invite son lecteur à mettre en parallèle l'éternité qui l'a précédé et celle qui le suivra pour l'inviter à en conclure que la seconde sera tout aussi inoffensive que l'a été la première. [52] On ne comprend pas très bien pourquoi Bossuet emploie ici le mot « Chrétiens », puisqu'il n'est nullement nécessaire d'être chrétien pour savoir que la mort peut frapper n'importe qui n'importe quand, comme beaucoup d'auteurs, qui n'étaient pas tous chrétiens, n'ont cessé de le rappeler à toutes les époques. [53] On pense ici au vers célèbre de Boileau : « Le moment où je parle est déjà loin de moi » (Epîtres, III, vers 48). [54] L'effet le plus sensible est l'allitération en t et en n (« Maintenant nous en tenons un »). Notons aussi les assonances de nasales (« Maintenant nous en tenons un »). [55] Cette hâte est aussi suggérée par les vigoureuses allitérations en p, r et t (« promptement et sans perdre temps ») et les assonances de nasales (« promptement et sans perdre temps ») [56] Nous dirions aujourd'hui « par manque de soutien » ou mieux « faute de soutien ». Au XVIIe siècle, on emploie « manque de » comme locution prépositive (Voir Dictionnaire de l'Académie, 1694 : « Il n'a pu faire cela manque d'argent »). [57] Op. cit., p. 1037. [58] Il aurait pu citer notamment ce passage bien connu du De Senectute (XIX, 69) : Quamquam, o di boni ! quid est in hominis natura diu ? Da enim supremum tempus, exspectemus Tartessiorum regis aetatem - fuit enim, ut scriptum uideo, Arganthonius quidam Gadsibus, qui octoginta regnauerit annos, centum uiginti uixerit -; sed mihi ne diuturnum quicquam uidetur in quo est aliquid extremum. [59] Il aurait pu citer, par exemple, cette formule de l'Essai « Que philosopher c'est apprendre à mourir » : « Le long temps vivre et le peu de temps vivre est rendu tout un par la mort » (Essais, I, 20, éd. Villey-Saulnier, P.U.F., Paris, 1965, p.92) [60] Loc. cit.
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