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………Dom Juan est-il un personnage moliéresque ?



…… S'il était possible de donner une interprétation véritablement cohérente de Dom Juan, on peut penser que ce serait fait depuis longtemps. Certes il est très légitime et même hautement louable de commencer par supposer qu'une œuvre littéraire a une véritable unité, même si elle n'apparaît pas immédiatement, surtout quand il s'agit d'un chef-d'œuvre tel que Dom Juan. Mais, quand, depuis trois siècles, malgré une littérature critique surabondante, personne n'a jamais pu proposer une explication susceptible de conférer à une œuvre une unité claire et indiscutable, il est permis d'en conclure que la chose est impossible et qu'il vaut mieux renoncer à chercher ce qui n'est pas. En ce qui concerne Dom Juan, en tout cas, loin de me faire changer d'avis, les derniers exégètes qui ont prétendu lever toutes les ambiguïtés de la pièce et résoudre toutes les contradictions qu'on y trouve, n'ont fait qu'achever de me convaincre de la vanité de telles entreprises. Je n'ai ainsi été nullement convaincu par le livre de Patrick Dandrey, "Dom Juan" ou la critique de la raison comique [1] dans lequel il prétend « dégager la cohérence de la comédie à partir de ses disparités mêmes de forme et de sens [2]». Mais il serait très long de reprendre et de discuter tous ses arguments et toutes ses analyses. Je préfère donc examiner aujourd'hui une autre tentative, celle de Georges Forestier dans son article « Langage dramatique et langage symbolique dans le Dom Juan de Molière [3]». Outre qu'il s'agit d'une étude beaucoup plus brève, et que l'on peut donc plus aisément passer au crible, elle se distingue par l'extrême assurance, pour ne pas dire l'extrême arrogance de son auteur, parfaitement convaincu d'avoir, après trois siècles d'interprétations divergentes, dissipé toutes les incertitudes, répondu à toutes les interrogations et nous avoir enfin donné la solution que l'on désespérait de pouvoir trouver un jour et qui doit maintenant s'imposer à tous. Cette solution était pourtant bien simple. À en croire Georges Forestier, tout devient clair, tout devient lumineux, si l'on veut bien voir ce qui aurait dû sauter aux yeux de tout le monde, à savoir que Dom Juan est tout bonnement « un personnage de comédie, c'est-à-dire un personnage moliéresque [4]» que Georges Forestier n'hésite pas à ranger dans la catégories des « petits marquis » [5].
…… Voulant prouver que Dom Juan est une œuvre pleinement cohérente, Georges Forestier entend d'abord récuser la « tradition » qui veut que la pièce ait été écrite très rapidement, voire à la hâte, Molière ayant besoin de toute urgence d'une nouvelle comédie pour remplacer Le Tartuffe dont la représentation avait été interdite. Pour ce faire, il s'appuie sur le "Devis des ouvrages de peinture" passé par la troupe de Molière le 3 décembre 1664 pour la représentation de Dom Juan, devis découvert et publié par M. Jurgens et E. Maxfield-Miller [6]. Grâce à ce devis, écrit-il, « on sait qu'au 3 décembre 1664, deux mois et demi avant la première de la pièce, Molière était tellement avancé dans l'écriture de sa comédie qu'il pouvait déjà passer commande des nombreux décors nécessaires à sa représentation. On est loin du Dom Juan écrit et monté en quelques semaines au début de 1665 que nous présente la tradition [7]». Mais cet argument, que Georges Forestier considère comme tout à fait décisif, est pour le moins déconcertant. Car enfin le meilleur moyen de prouver qu'une pièce n'a pas été écrite aussi rapidement qu'on ne le pensait n'est certainement de prouver qu'elle a été terminée plus tôt qu'on ne le pensait. Certes la découverte de ce devis incite à penser que, si Molière l'avait souhaité, il aurait pu consacrer plus de temps à la rédaction de sa pièce. Mais le fait qu'il ne l'ait pas fait ne prouverait pas pour autant qu'il pensait avoir écrit une œuvre parfaitement cohérente. Je crois, au contraire, que Molière était parfaitement conscient des ambiguïtés et de contradictions de sa comédie et que c'est pour cette raison, sans doute, que par la suite il ne s'est pas battu pour la faire représenter, comme il l'a fait pour Le Tartuffe et a renoncé à la faire imprimer. Mais il était conscient en même temps que cette "imperfection" n'était pas imputable à une rédaction trop hâtive, mais à la nature même du sujet que, pressé par les circonstances, et semble-t-il, sur la suggestion de ses comédiens [8], il avait choisi de reprendre.
…… Pour essayer de nous convaincre que Dom Juan est bien un personnage moliéresque, voire un petit marquis, Georges Forestier invoque d'abord ce qu'il appelle, pour sacrifier au jargon à la mode [9], son « immobilité actantielle [10]». Selon lui, « le dramaturge a tout fait pour que nous retirions l'impression nette que son héros n'agit pas [11]». Le seul véritable projet de Dom Juan, celui de l'enlèvement de la jeune fiancée, échoue, comme on l'apprend au début du de l'acte II, à cause du coup de vent qui a renversé la barque des ravisseurs. Par la suite « le hasard des apparitions, l'errance, la fuite et le défilé des poursuivants vont l'empêcher non seulement de mettre à exécution son beau programme initial, mais d'exprimer l'idée d'un autre projet [12]». Mais c'est à l'acte V que ce que Georges Forestier appelle « l'activisme de surface de Dom Juan » serait le plus flagrant. Et il croit avoir fait à ce sujet une découverte tout à fait capitale à savoir que « le Dom Juan de Molière est […] la seule version du mythe dans laquelle le héros ne vas pas au-devant de la statue ». Malheureusement « ce fait fondamental a été constamment occulté parce qu'on lit la pièce à la lumière des autres Dom Juan». Mais les grandes découvertes sont rarement le fait d'un seul homme et Georges Forestier reconnaît avoir été mis sur la voie par un article de Christian Delmas consacré au devis du 3 décembre 1664, article (« Sur un décor de Dom Juan (III, sc. 5) », Cahiers de littérature du XVIIe Siècle, n° 5, 1983, pp. 45-73) dans lequel il « a, le premier, osé affirmer à la lecture de ce marché que l'opinion selon laquelle la Ve acte se déroule dans une campagne proche de la ville n'est pas soutenable ». Pourtant « Ch. Delmas n'a pas été jusqu'au bout de sa découverte, comme si la tradition avait été finalement la plus forte ». Il pense, en effet, que « Don Juan se dirige vers "la porte de la ville" figurée sur la perspective pour, à travers les faubourgs indiqués par les "deux petits châssis" supplémentaires, gagner le mausolée où l'attend la statue ». Georges Forestier fait observer que « rien n'indique dans le texte qu'il se dirige vers le mausolée [13]» et en conclut que, bien loin que Dom Juan aille au devant de la Statue, « C'est la Statue qui vient au devant de lui [14]». Dom Juan apparaît, par conséquent, jusqu'à la fin comme « un personnage sans prise sur l'action une fois que son projet initial a échoué [15]». Georges Forestier en conclut qu'il y a un « contraste entre la structure de surface et la structure profonde de l'action D'un côté, un personnage constamment présent en scène, qui paraît se déplacer sans cesse et qui monopolise presque la parole. De l'autre un actant qui loin d'occuper la position du sujet de l'action constitue au contraire l'objet des actions de tous les autres actants (dont les fonctions, de ce point de vue, sont interchangeables) [16]».
…… Que penser de cette argumentation ? On pourrait d'abord faire observer que même si, en effet, Dom Juan agit peu au cours de la pièce, cela lui arrive pourtant et avec succès. C'est le cas lorsqu'il réussit à éconduire Monsieur Dimanche sans lui laisser l'occasion de réclamer son dû, faisant avec beaucoup de brio exactement ce qu'il s'était flatté de faire devant Sganarelle et La Violette : « C'est une fort mauvaise politique que de se faire celer aux créanciers. Il est bon de les payer de quelque chose, et j'ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double [17]». C'est aussi et surtout le cas lorsqu'il intervient pour mettre en fuite les trois voleurs qui attaquaient Dom Carlos. Georges Forestier est bien obligé de le reconnaître, mais il cherche à minimiser la portée de son action : « n'allons pas croire que Don Juan agit sous prétexte qu'en courant au secours de Don Carlos il "se présente", comme le dit Sganarelle, "à un péril qui ne le cherche pas" : il y a loin de cette réaction de caste à une véritable décision de héros de théâtre [18]» et pour prouver qu'il s'agit bien d'une pure réaction de caste, il cite ce que Dom Juan dit à Dom Carlos : « je n'ai rien fait que vous n'eussiez fait en ma place. Notre propre honneur est intéressé dans de pareilles aventures », mais sans citer la fin de la phrase : « et l'action de ces coquins était si lâche que c'eût été y prendre part que de ne pas s'y opposer ». Il ne cite pas, non plus, ce que dit Dom Juan à la fin de la scène 2 : « Mais que vois-je là. Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté ». Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'argument de Georges Forestier semble passablement jésuitique. Selon lui, Dom Juan n'agit pas : il réagit; il ne prend pas une décision : il obéit à une sorte de réflexe conditionné. C'est plus fort que lui : quand il voit un homme attaqué par deux ou plusieurs agresseurs, il ne réfléchit pas : il vole à son secours. On ne voit pas très bien ce que Dom Juan aurait dû faire pour que Georges Forestier consentît à le créditer d'une « véritable décision de héros de théâtre ». Sans doute aurait-il fallu qu'il ne se décidât qu'après avoir mûri pesé le pour et le contre. Mais, dans une telle situation, même les héros de Corneille, bien que grand amateurs de monologues délibératifs, auraient agi comme lui.
…… Certes ! Dom Juan est intervenu d'abord parce qu'il pensait que son honneur était en jeu, mais la fin de sa phrase que ne cite pas Georges Forestier, semble bien indiquer qu'il s'agit aussi pour lui d'un impératif moral qui s'impose à tous et pas seulement aux gens de sa « caste ». Toujours est-il que le souci de préserver son honneur est un mobile qui peut paraître impur, voire condamnable, aux yeux des dévots notamment. Mais, outre que si c'était une raison suffisante pour en conclure que Dom Juan ne prend pas « une véritable décision de héros de théâtre », alors il faudrait dire la même chose de Rodrigue quand il défie le Comte. Si se porter au secours d'un homme attaqué par trois bandits est une « réaction de caste », que dire alors du fait de provoquer un homme en duel à cause d'un soufflet ? Quoi qu'il en soit, il est assez plaisant de constater, et nous aurons bientôt l'occasion de le voir d'une manière encore beaucoup plus évidente, que, dans son désir de disqualifier le plus possible tous les actes de Dom Juan, Georges Forestier ne craint pas de chausser les lunettes d'un dévot du grand siècle.
…… On ne peut donc pas dire que, dans le cours de la pièce, Dom Juan n'agit jamais et ne remporte aucun succès. Cela dit, il est vrai que son projet d'enlever la jeune fiancée tombe à l'eau en même temps que lui; il est vrai que ses tentatives de séduction des paysannes tournent court; il est vrai qu'il subit plus qu'il n'agit; il est vrai qu'il apparaît comme un être poursuivi, voire traqué. Mais contrairement à ce que voudrait nous faire croire Georges Forestier, personne n'avait jamais prétendu le contraire. Il est vrai, en revanche, que les commentateurs semblent avoir presque tous cru qu'au cinquième acte Dom Juan avait l'intention de se rendre à l'invitation de la Statue. Et il est vrai aussi que Georges Forestier semble avoir été le premier à dire le contraire. Mais il n'a certainement pas été pas été le premier à le penser. Pour ma part, en effet, je n'avais jamais cru, même avant la découverte du devis du 3 décembre 1664, que Dom Juan songeait à aller retrouver la Statue et je ne pensais pas être le seul de cet avis Et cela tout simplement, et sur ce point Georges Forestier a raison, parce que « rien n'indique dans le texte qu'il se dirige vers le mausolée ». Il m'avait toujours semblé que, si Molière avait voulu nous convaincre que Dom Juan avait cette intention, il aurait pris la peine de l'indiquer clairement. J'irai même plus loin que Georges Forestier : non seulement le texte ne dit jamais que Dom Juan se dirige vers le mausolée ou qu'il songe à le faire, mais un passage suggère même le contraire. En effet, lorsque à la scène de 2, Sganarelle demande à Dom Juan : « Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de cette statue mouvante et parlante ? » son maître lui répond : « Il y a bien quelque chose là-dedans que je ne comprends pas; mais quoi que ce puisse être, cela n'est pas capable ni de convaincre mon esprit, ni d'ébranler mon âme ». Dom Juan réaffirme qu'il se refuse à admettre, en dépit des apparences, qu'une statue puisse se mouvoir et parler. Or se rendre à l'invitation de la Statue serait admettre ce qu'il dit refuser d'admettre. Jusqu'à la fin Dom Juan, continue à faire comme si rien ne s'était passé.
…… Pour Georges Forestier, cela prouve que, jusqu'à la fin, Dom Juan reste un personnage passif. J'aurai l'occasion de revenir tout à l'heure sur l'attitude de Dom Juan en face du surnaturel, que je n'interprète pas du tout comme Georges Forestier. Pour l'instant je me contenterai de dire que, pas plus dans cet épisode que dans tout le reste de la pièce, je n'ai le sentiment que Molière a voulu nous convaincre que la passivité et les échecs de Dom Juan dans le cours de la pièce étaient des traits constitutifs de son personnage, et qu'il n'était, somme toute, qu' un pseudo « conquérant », qu'un pseudo Don Juan.
…… Georges Forestier oublie tout simplement que Dom Juan est en train de vivre ses dernières heures. L'homme le plus comblé par le sort, le plus heureux dans toutes ses entreprises peut connaître une ou plusieurs journées noires, et c'est bien souvent le cas de ses derniers jours. Si Molière avait voulu nous convaincre que Dom Juan était un être passif et voué à l'échec, qui subissait les événements sans jamais agir vraiment, il n'aurait pas rappelé avec tant d'insistance et dès la première scène de la pièce ses innombrables conquêtes. Georges Forestier ne peut, bien sûr l'oublier, mais, chose à peine croyable, il prétend que Molière a pris soin de nous avertir qu'il ne fallait pas les prendre au sérieux. Voici, en effet, ce qu'il ose écrire : « Si, à la lumière de notre démonstration, on fait retour sur la fameuse tirade de conquérant du premier acte, on constate qu'au moment même où il paraît donner de son héros l'image la plus flatteuse et la plus "active', Molière laisse planer le doute sur ses possibilités d'action. "vertu de ma vie", s'écrie Sganarelle, "comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre" (I, 2). C'est une très claire indication que ce beau discours n'est en réalité "que de la littérature" [19]».
…… Les bras nous en tombent. Tout d'abord si l'indication était aussi claire que Georges Forestier le prétend, il faudrait qu'il nous explique pourquoi elle est restée inaperçue pendant plus de trois siècles. Mais si personne avant lui, à l'exception d'Odette de Mourgues dont le propos est d'ailleurs plus nuancé [20], n'a pensé à interpréter comme il le fait la réplique de Sganarelle, c'est parce que tout le monde se souvenait de ce qu'il confiait à Gusman à la première scène au sujet des conquêtes de Dom Juan : « si je te disais le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir ». À part Dom Juan lui-même, nul n'est mieux placé que Sganarelle pour savoir que les conquêtes de Don Juan ne sont pas que de la littérature. À ceux qui pourraient en douter, il suffirait de rappeler ce qu'Elvire dit à Dom Juan à la scène 6 de l'acte VI : « Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m'a été si cher que vous; j'ai oublié mon devoir pour vous, j'ai fait toutes choses pour vous » (IV, scène 6). Mais Georges Forestier s'est bien gardé de citer ce passage.
…… En prêtant à Sganarelle le propos dont Georges Forestier fait une utilisation si abusive, l'intention de Molière n'était aucunement de discréditer le discours de Dom Juan, mais de s'amuser à faire un clin d'œil au spectateur puisqu'en effet l'acteur qui joue Dom Juan a appris son texte par cœur et parle comme un livre, et surtout de nous faire rire de la naïveté de Sganarelle. Quelqu'un qui s'exprime avec beaucoup d'aisance, qui sait défendre une thèse avec brio, fût elle très discutable, lui donne l'impression de tricher. C'est que lui-même, bien qu'il se flatte de voir « avec [s]on petit sens et [s]on petit jugement […] les choses mieux que tous les livres », voudrait bien s'exprimer comme un livre. Malheureusement, quand il veut essayer de raisonner avec Dom Juan, il s'empêtre dans ses arguments, en est réduit à demander à son maître de l'interrompre [21] et ou tombe dans la fatrasie [22].
…… Mais, selon Georges Forestier « l'immobilité actantielle » de Dom Juan ne se traduit pas seulement par une inaction qui interdit de voir en lui un héros, mais aussi par un « aveuglement » qui en fait un personnage véritablement moliéresque : « On a déjà montré que Molière avait parfaitement illustré dans Dom Juan le lieu commun théologique de l'"endurcissement du pécheur" à travers la relation qu'entretient Don Juan avec les avertissements et les manifestations du Ciel [23]. Mais cette illustration tire toute sa force de ce que Don Juan refuse d'entendre ces avertissements et se révèle incapable de déchiffrer les signes que lui adresse le Ciel […] Ce refus de voir, cette incapacité à déchiffrer sont donc un autre aspect de l'"immobilité" de Don Juan. Aussi pouvons-nous affirmer que ce personnage, dans les paroles duquel des générations d'exégètes se sont ingéniées à rechercher un discours organisé de libertin en révolte contre Dieu, est avant tout un personnage typiquement moliéresque par son aveuglement [24]».
…… Georges Forestier a bien senti que cette thèse aurait du mal à passer. Aussi a-t-il cru devoir la nuancer en ajoutant : « Assurément il ne saurait être question de mettre sur le même plan un Orgon, un Jourdain, un Argan et un Don Juan. Rien n'est plus éloigné de la figure de dupe que ce "héros de la maîtrise des signes", qui, loin d'être la victime des fictions déployées par les autres, ne cesse de jouer pour tromper les autres [25]». « Assurément », mais il faudrait savoir : ou bien Dom Juan « est avant tout un personnage typiquement moliéresque par son aveuglement», et alors comment ne pas le rapprocher d'un Orgon, d'un Argan et d'un Jourdain ? ou bien, loin de faire partie des dupes, il « ne cesse de jouer pour tromper les autres » et alors comment peut-on voir en lui « un personnage typiquement moliéresque » ?
…… Cela dit, Georges Forestier a, bien sûr, tout à fait raison de penser que l'aveuglement est un trait fondamental du personnage moliéresque. Mais, si l'aveuglement d'Orgon, d'Argan et de M. Jourdain est évident, celui dont ferait preuve Dom Juan l'est beaucoup moins, et c'est bien peu dire. Bien loin que Dom Juan puisse nous faire penser à d'Orgon, à Argan et de M. Jourdain, il nous fait, à l'occasion, irrésistiblement penser à Cléante et à Béralde qui essaient d'arracher Orgon et Argan à leur aveuglement ainsi qu'à Dorante qui exploite celui de M. Jourdain [26]. Selon Georges Forestier, la preuve éclatante de l'aveuglement de Dom Juan réside essentiellement, pour ne pas dire uniquement, dans le fait qu'il ne tient pas compte des signes que le Ciel lui envoie. Mais cet argument est pour le moins à double tranchant, pour ne pas dire que c'est un argument boomerang : loin de prouver l'aveuglement de Dom Juan, il révèle un singulier manque de jugement chez celui qui l'utilise.
…… Avant Georges Forestier, Odette de Mourgues avait songé à utiliser cet argument : « C'est une situation comique de voir un homme face à face avec ce qui lui oppose un démenti flagrant : telle est la position de Dom Juan lorsque la Statue fait un signe de tête. nous trouvons encore plus comique qu'un homme continue à persévérer dans l'inepte logique de son illusion alors qu'elle se trouve de plus en plus contredite par la réalité, et, là encore, l'attitude de Dom Juan se conforme au schéma du comique : la Statue du Commandeur s'assoit à sa table les spectres apparaissent. Dom Juan continue à nier l'évidence [27]». Pourtant, à la différence de Georges Forestier, Odette de Mourgues avait, à la réflexion, renoncé à utiliser cet argument et elle a eu mille fois raison. Elle n'a manqué de voir ce qui aurait dû sauter aux yeux de Georges Forestier, à savoir le caractère parfaitement irréel, aux yeux de tout esprit rationnel, de la situation dans laquelle se trouve Dom Juan ; « La réalité ici, est d'une espèce particulière : elle n'est pas un fait d'expérience appartenant au monde de la nature et de la raison. Il faudrait donc admettre, semble-t-il, pour apprécier l'absurdité de Dom Juan, que la croyance au surnaturel constitue la norme et que cette norme doit être acceptée par le spectateur [28]».
…… Georges Forestier raisonne comme un tambour, lorsqu'il prétend que Dom Juan est un personnage moliéresque qui refuse de s'incliner devant les faits, sous prétexte qu'il ne veut pas admettre le miracle. Il oublie qu'aucun incrédule ne se trouve jamais, ne s'est jamais trouvé, et, ne se trouvera jamais comme Dom Juan devant un miracle authentique. En refusant d'admettre le miracle, Dom Juan ne refuse pas de s'incliner devant les faits : il refuse d'admettre qu'il puisse y avoir des faits surnaturels. Aucun esprit rationnel ou seulement sensé ne peut croire qu'une statue bouge la tête qu'elle parle et qu'elle se déplace, et Molière partage certainement ce point de vue. Faudrait-il que Dom Juan devienne un autre Sganarelle qui croit au loup garou et au moine bourru, pour que Georges Forestier ne le considère pas comme un personnage moliéresque ?
…… Quant au fait que Dom Juan ne songe vraisemblablement pas à aller au rendez-vous de la statue, il appelle les mêmes remarques. Georges Forestier en tire la conclusion que Dom Juan ne fait pas face, et n'ose pas affronter la réalité. Et certes ! il a donné sa parole à la Statue. Mais il n'y pense plus, il ne veut plus y penser. Car il n'a pas le sentiment d'avoir donné sa parole à un homme, à un être réel, mais à un fantôme à la réalité duquel il se refuse de croire. Jusqu'à la fin, il veut se persuader qu'il est la victime d'hallucinations passagères. Se rendre à l'invitation de la Statue,ce serait reconnaître le surnaturel, ce serait, sinon se convertir, du moins faire un pas vers la conversion. Georges Forestier ne veut pas voir que Molière a mis son personnage dans une situation telle qu'il ne peut y avoir pour lui de comportement satisfaisant. Il ne pourrait échapper à l'aveuglement qu'il lui reproche qu'en tombant dans la crédulité la plus imbécile.
…… En prétendant que Dom Juan fait preuve d'aveuglement en refusant de croire au surnaturel, Georges Forestier ne craint pas d'adopter le point de vue de Sganarelle. Mais il adopte en même temps celui de tous les esprits religieux et s'expose ainsi à une grave objection. Car, s'il avait raison, si Molière avait voulu nous faire rire d'un Dom Juan qui s'obstine jusqu'à la fin à ne pas tenir compte des signes de plus en plus évidents que le Ciel lui envoie, les dévots auraient dû applaudir à tout rompre et porter la pièce aux nues. Comment expliquer qu'ils aient, au contraire, crié au blasphème et que certains soient allés jusqu'à réclamer le bûcher pour l'auteur ?
…… Mais Georges Forestier semble oublier, tout au long de son article, la redoutable menace que représentait pour Molière le parti dévot. C'est bien dommage, car cela lui aurait évité également de s'étonner bien mal à propos de ne pas trouver chez Dom Juan « un discours organisé de libertin en révolte contre Dieu » et d'en tirer argument contre lui. On peut le regretter, mais il est évident que Molière ne pouvait en aucun cas se permettre de faire tenir un tel discours à son personnage. Bien qu'il ne l'ait pas fait, il a dû renoncer à faire jouer sa pièce; s'il l'avait fait, il aurait sans doute dû renoncer à en faire jouer aucune autre. Tout le monde l'avait compris, et l'on et l'on aurait aimé que Georges Forestier nous cite le nom de quelques-uns au moins de tous ces exégètes qui, pendant des générations, se seraient ingéniés à rechercher dans les propos de Dom Juan « un discours organisé de libertin en révolte contre Dieu ». Mais il aurait été bien en peine de le faire. Car personne, du moins à ma connaissance, n'a jamais prétendu trouver chez un Dom Juan un « discours organisé » contre Dieu. On a souvent fait remarquer, au contraire, à la suite de l'auteur de la Lettre sur les observations [29], qu'on n'en trouve aucun. Les « discours organisés » sur Dieu, Molière les a mis dans la bouche de Sganarelle laissés à Sganarelle à ceci près qu'ils sont fort mal organisés. Georges Forestier a recours ici à un procédé hélas! assez courant, mais peu honnête, pour ne pas dire peu honorable, qui consiste à prêter aux commentateurs antérieurs des propos qu'ils n'ont jamais tenus. Cela permet de passer, aux yeux du moins des lecteurs peu informés, pour un exégète exceptionnellement perspicace, et de se poser en « dépoussiéreur » des grands textes.
…… Non content d'invoquer le prétendu aveuglement de Dom Juan pour en faire un personnage moliéresque, Georges Forestier ne craint pas de voir en lui un petit marquis. C'est pour nous le suggérer dès le début que, selon lui, Molière a choisi de situer l'action du premier acte dans une sorte de palais public : « En optant pour un lieu où un noble doit se présenter dans ses atours de courtisan (comme l'indique le haut-le-corps de Dom Juan à la vue d'Elvire qui se présente dans le même lieu en "équipage de campagne"), il s'éloignait du héros de tragi-comédie de ses prédécesseurs, que le public découvrait dissimulé par un manteau ou par la nuit. Le héros de Molière nous apparaît en pleine lumière avec "une perruque blonde et bien frisée, des plumes à [son] chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu", rubans dont la description faite par Pierrot à l'acte suivant nous révèlera la profusion. Ainsi ce "grand seigneur méchant homme" nous est d'emblée présenté comme un petit marquis. Dom Juan est un héros de tragi-comédie dégradé en petit marquis de comédie [30]».
…… Georges Forestier prétend tout d'abord que Dom Juan a un « haut-le-corps » en voyant arriver Elvire en habit de voyage au premier acte alors que le lieu demanderait une tenue de cour. Il veut suggérer ainsi que Dom Juan est un personnage profondément futile, prompt à s'offusquer du plus léger manquement aux usages mondains. Mais pour pourvoir interpréter le propos de Dom Juan comme le fait Georges Forestier, il faudrait avoir déjà admis ce que cette interprétation est censée contribuer à établir, à savoir que Dom Juan est effectivement un petit marquis. Or le portrait que Sganarelle a fait de son maître à la scène précédente ne nous a y pas du tout préparés, bien au contraire. Car on ne s'attend guère à ce que « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé un Diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en vrai pourceau d'Epicure, en vrai Sardanapale », soit facilement porté à avoir des haut-le-corps. Odette de Mourgues a, elle aussi, commenté le propos de Dom Juan. Mais elle s'est montée, là encore, plus clairvoyante que Georges Forestier. Pour elle, le propos de Dom Juan relève du « comique de la remarque tangentielle, comique qui n'est d'ailleurs pas toujours drôle et peut même paraître d'un goût douteux, telle la seule réaction de Dom Juan après la longue et noble tirade de dom Louis qui lui reproche sa conduite : "Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler" (IV, 4) [31]». Il s'agit, en effet, d'une remarque cynique qui traduit la volonté de Dom Juan d'ignorer les plaintes et les reproches qu'Elvire est venue lui faire.
…… Quant à la façon dont Dom Juan est habillé, elle ne le distingue en rien des autres grands seigneurs de son temps. On peut, bien sûr, ne pas apprécier le costume de cour du grand siècle et juger qu'il cumulait tous les inconvénients, étant à la fois coûteux, incommode, peu hygiénique et ridicule. Mais ce n'était apparemment pas l'opinion des contemporains de Molière, ni sans doute de Molière lui-même. Certes la description qu'en fait Pierrot pourrait nous inciter à penser que les habits de Dom Juan renchérissent sur la magnificence extravagante de l'habituel costume de cour et comportent notamment une véritable « profusion » de rubans. Mais ce serait oublier que Dom Juan est décrit par un jeune paysan qui n'a encore jamais vu de grand seigneur. L'intention de Molière n'était certainement pas de nous éclairer sur la personnalité de Dom Juan, mais seulement de nous faire rire de la naïveté de Pierrot. Prétendre que Molière, par la bouche de Pierrot, a voulu nous donner une image négative de Dom Juan, voire le ridiculiser, reviendrait à prétendre que, dans L'Avare, il a voulu aussi critiquer, voire ridiculiser Cléante par la bouche d'Harpagon lorsque celui-ci dit à son fils : « je voudrais bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu'à la tête, et si une demi-douzaine d'aiguillettes ne suffit pas pour attacher un haut-de-chausses ? Il est bien nécessaire d'employer de l'argent à des perruques, lorsqu'on l'on peut porter des cheveux de son cru qui ne coûtent rien [32]». Georges Forestier n'a pas tort raison de penser que « la vision romantique du monde » est étrangère à Molière. Mais, s'il est sans doute incongru de vouloir faire de Dom Juan une sorte de surhomme, il l'est encore davantage de vouloir en faire un petit marquis : c'est remplacer une opinion passablement ridicule par une autre parfaitement ridicule.
…… L'article de Georges Forestier soulèverait encore bien d'autres objections. Je n'en ferai pourtant plus qu'une, mais qui, à elle seule, suffirait à ruiner la thèse qu'il défend. Il est manifestement très fier d'avoir compris ce que personne n'avait compris avant lui et que tout le monde pourtant aurait dû comprendre puisque, selon lui, Molière a tout fait pour cela. Mais cela implique que, depuis plus de trois siècles, tous les commentateurs, tous les spectateurs tous les lecteurs, à l'exception du seul Georges Forestier, ont fait preuve d'une étonnante inintelligence. Or, si Georges Forestier semble être tout disposé à admettre cette hypothèse, il risque, à nouveau, de se retrouver tout seul. Odette de Mourgues s'est encore une fois montrée plus lucide que lui, en même temps que plus modeste. Elle a, en effet, compris ce qu'à l'exception de Georges Forestier, tout le monde d'ordinaire comprend aisément, à savoir qu'une œuvre ou un personnage vraiment comiques sont tout de suite reconnus comme tels. « Le comique, écrit-elle fort justement, - y compris le plus fin et le plus subtil - doit produire sur le spectateur un effet immédiat, même si certaines de ses implications n'apparaissent qu'à la réflexion [33]».


 

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NOTES :

[1] Honoré Champion, Paris, 1993.

[2] Quatrième de couverture.

[3] Voir Dramaturgie, langages dramatiques. Mélanges Jacques Schérer, Nizet, 1986, pp. 293-305; texte repris dans Molière/Dom Juan, choix d'articles recueillis par Pierre Ronzeaud, collection "Parcours critique", Klincksieck, 1993, pp. 161-174.

[4] Op. cit., p. 298.

[5] Si Georges Forestier est le premier à faire de Dom Juan un personnage véritablement moliéresque, voire un petit marquis, d'autres commentateurs, avant lui, se sont interrogés, avec Odette de Mourgues, sur « la valeur comique du personnage de Dom Juan » (« Dom Juan est-il comique ? », in La Cohérence intérieure, Études sur la littérature française du XVIIIe siècle, en hommage à Judd D. Hubert, Jean-Michel Place, Paris, 1977, pp. 33-45). Mais Georges Forestier. qui ne cite pas cette étude, ne l'a certainement pas lue. S'il l'avait fait, il lui devrait beaucoup, et n'aurait donc pas manqué de signaler sa dette. En effet, la plupart des arguments qu'il utilise se trouvent déjà chez Odette de Mourgues. Mais, à la différence de Georges Forestier, elle se garde bien de conclure que Dom Juan est vraiment un personnage comique, et a fortiori un personnage moliéresque et un petit marquis.

[6] Cent ans de recherche sur Molière, Imprimerie nationale, Paris, 1963.

[7] Op. cit., p. 303, note 2.

[8] Sur ce point, Georges Forestier admet que la « tradition » a peut-être raison : « il [Molière]peut bien, comme le veut la tradition, avoir cédé aux instances de ses camarades soucieux, après l'interdiction du Tartuffe, d'offrir au public une pièce à succès » (p. 301).

[9] Reconnaissons-le, Georges Forestier n'use du jargon qu'avec modération. Certes il lui arrive de tomber dans le charabia, comme en témoigne la phrase suivante : « le personnage d'Alceste est le lieu d'un jeu de disqualification réciproque de soi et du monde à travers la dialectique aveugle-clairvoyant » (p. 300). Mais c'est assez rare. Malheureusement il ne suffit pas d'éviter le jargon pour bien écrire et le style de Georges Forestier, dans cet article comme dans tous ses travaux, est, le plus souvent, laborieux et pesant. C'est hélas ! aujourd'hui le style de la plupart des universitaires qui auraient peur de ne pas être pris au sérieux et considérés comme de véritables spécialistes, s'ils s'exprimaient avec élégance.

[10] Op. cit., p. 298.

[11] Ibid., p. 293.

[12] Ibid., p. 294.

[13] Ibid., p. 295.

[14] Ibid., p. 296.

[15] Ibidem.

[16] Ibidem.

[17] Acte IV, scène 2.

[18] Op. cit., p. 295.

[19] Ibid., p. 297.

[20] Voici ce qu'elle écrit : « Le commentaire de Sganarelle est curieusement perspicace[…] En effet, la tirade de Dom Juan a toute la beauté et l'irréalité de la fiction et certaines possibilités comiques vont naître du contraste entre la magnifique ambition de cet Alexandre (pour ne pas dire de ce Matamore) des conquêtes amoureuses et les piètres résultats de ses tentatives » (Op. cit., p. 35). On le voit, Odette de Mourgues ne va pas jusqu'à dire explicitement que Molière, par la bouche de Sganarelle, a voulu clairement nous avertir du caractère irréel des conquêtes amoureuses de Dom Juan. Elle ne semble pourtant pas loin de le penser. Mais tout indique qu'à la différence de ceux de Matamore, les succès passés de Dom Juan sont bien réels.

[21] Voir acte III, scène 1 : « Ah ! dame, interrompez-moi donc si vous voulez : je ne saurai disputer si l'on ne m'interrompt; vous vous taisez exprès et me laissez parler par belle malice »

[22] Voir acte V, scène 2.

[23] On appréciera ce bel exemple de galimatias : dire que quelqu'un entretient une relation avec des avertissements est pour le moins incongru.

[24] Op. cit., pp. 298-299.

[25] Ibid., p. 298.

[26] La grande tirade de Dom Juan sur l'hypocrisie rappelle ce que Cléante dit à 0rgon lorsqu'il l'invite à ne pas confondre la fausse dévotion avec la vraie (voir Le Tartuffe, acte I, scène 5); les propos de Dom Juan sur la médecine à la scène 1 de l'acte III annoncent, et parfois même littéralement, ceux de Béralde (voir Le Malade imaginaire, acte III, scène 3) et le comportement de Dom Juan avec Monsieur Dimanche annonce celui de Dorante avec M. Jourdain.

[27] Op. cit., p. 41.

[28] Ibidem.

[29] « Pour ce qui regarde l'athéisme, je ne crois pas que son raisonnement puisse faire impression sur les esprits, puisqu'il n'en fait aucun. Il n'en dit pas deux mots de suite […] l'auteur du Festin de Pierre, par un trait de prudence admirable, a trouvé le moyen de le faire connaître pour ce qu'il est, sans le faire raisonner » (« Lettre sur les observations d'une comédie du sieur Molière intitulée Le Festin de Pierre », in Molière, Œuvres complètes, édition Couton, bibliothèque de la Pléiade, tome II, p. 1222).

[30] Op. cit., p. 297.

[31] Op. cit., p. 38.

[32] Acte I, scène 4.

[33] Op. cit., p.44.

 

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