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………La « scène du Pauvre», scène sacrilège ou scène édifiante ?



…… Dans un article intitulé 'De la « scène du Pauvre »: où il est montré que monseigneur Hardouin de Péréfixe et le sieur de Rochemont sont de bons critiques littéraires' [1], M. Paul Jadrin fait remarquer à très juste titre que cette scène sur laquelle on a tant écrit, « a été l'occasion d'une des plus belles inconséquences de la critique littéraire [2]». Comment ne pas lui donner mille fois raison, en effet, quand on constate que la plupart des éditeurs et des commentateurs modernes de la pièce, après avoir rappelé que cette scène était celle qui, au XVIIe siècle, avait le plus scandalisé les dévots, la présentent ensuite volontiers comme une scène quasi édifiante, qui, exaltant la figure du Pauvre et stigmatisant le comportement de Dom Juan, nous fait assister à la défaite du second dont l'acharnement sadique ne peut venir à bout de la grandeur d'âme et de la foi inébranlable du premier ?

…… Les contemporains de Molière n'ont assurément pas eu le sentiment que sa pièce était en rien édifiante et le Sieur de Rochemont a exprimé leur point de vue, dans ses Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre : « Cette pièce, écrit-il, a fait tant de bruit dans Paris, elle a causé un scandale si public, et tous les gens de bien en ont ressenti une si juste douleur, que c'est trahir visiblement la cause de Dieu de se taire dans une occasion où sa gloire est ouvertement attaquée, où la foi est exposée aux insultes d'un bouffon qui fait commerce de ses mystères et qui en prostitue la sainteté, où un athée, foudroyé en apparence, foudroie en effet et renverse tous les fondements de la religion [3]». Et, bien loin que la scène du Pauvre ait paru, si peu que ce fût, racheter l'impiété du reste de la pièce, c'est elle, au contraire, qui a éte jugée la plus scabreuse, la plus scandaleuse, la plus sacrilège, comme le prouve le fait qu'elle ait été tronquée dès la deuxième représentation [4] et censurée, lorsque Dom Juan a été publié pour la première fois dans l'édition de 1682 des Œuvres de M. de Molière. On ne connaît, en effet, le texte originel que par l'édition hollandaise de 1683. Dans l'édition de 1682 non cartonnée, la tentative de Dom Juan pour faire jurer le Pauvre a disparu. Quant à l'édition cartonnée, elle supprime quasiment toute la scène, puisqu'elle ne garde que ce qui sert à assurer la liaison entre la scène 1 et la scène 3, c'est-à-dire les trois premières répliques [5] et la fin de la dernière réplique de Dom Juan [6].

…… Cela étant, on ne peut que constater, avec M. Paul Jadrin, et, comme lui, s'en étonner, que la critique moderne semble comprendre cette scène tout autrement que les spectateurs et les lecteurs du XVIIe siècle. Si les commentateurs modernes considèrent généralement que le comportement de Dom Juan est parfaitement odieux, profondément révoltant, et, en ce faisant, réagissent comme les dévots du XVIIe siècle, à l'inverse de ceux-ci, ils pensent que ce comportement serait stigmatisé par Molière lui-même et offert à l'indignation d'un public invité à admirer, au contraire, la noblesse et l'héroïsme du Pauvre et à applaudir, à la fin de la scène, à la victoire de l'homme de Dieu. M. Jadrin donne un certain nombre de citations [7], et l'on pourrait en ajouter bien d'autres [8], mais c'est sans doute Jean Calvet qui est allé le plus loin dans cette voie. Si M Jadrin ne l'a pas cité, c'est donc certainement parce qu'il ne le connaissait pas; sinon il n'aurait pas manqué de faire un sort aux lignes suivantes : « Le personnage sympathique dans cette scène, c'est bien le Pauvre. […] On lui demande un mot, que le bon Sganarelle considère comme une peccadillle, mais en refusant ce mot, il défend l'honneur de sa foi comme don Juan devrait défendre celui de sa race; plutôt que de le prononcer il aime mieux 'mourir de faim'. Mot sublime qui écrase don Juan et établit le Pauvre dans son 'éminente dignité', et le transfigure au point qu'une grande image se profile derrière lui. Comment ne veut-on pas voir que c'est la pensée de Vincent de Paul et de Bossuet, la pensée traditionnelle du christianisme qui s'affirme et triomphe en plein théâtre. En s'inclinant et nous inclinant devant cette grandeur évangélique, Molière choisit sa place. Si on veut accorder que c'est là le sens de la scène du Pauvre, il faudra reconnaître que, depuis L'Ecole des Femmes et depuis le Tartuffe, Molière a réfléchi et a fait un pas décisif dans la voie qui l'éloigne des libertins, avec lesquels on prétendait le confondre [9]».

…… On le voit, pour Jean Calvet, non seulement la scène du Pauvre n'est pas la scène la plus sacrilège de la pièce la plus irréligieuse de Molière, mais c'est, au contraire, une scène hautement édifiante, une scène qui se situe dans la droite ligne de la pensée chrétienne, une scène qui marquerait donc le retour de Molière dans le giron de l'Eglise. Mais ce que l'on ne comprend guère alors, c'est qu'on ait mis si longtemps pour s'en apercevoir; ce que l'on ne comprend guère, c'est qu'il ait fallu attendre que la pensée chrétienne ait beaucoup perdu de sa vigueur et de son influence pour que certains s'avisent que la scène du Pauvre était pleinement conforme à la pensée chrétienne. Jean Calvet s'étonne qu'on ne reconnaisse pas la pensée de Vincent de Paul et de Bossuet dans la scène du Pauvre. Mais il devrait d'abord s'étonner que les contemporains de Vincent de Paul et de Bossuet, sans parler de Bossuet lui-même [10], ne l'aient pas reconnue. Il devrait s'étonner qu'au lieu de crier à l'impiété, au sacrilège, au blasphème, les dévots du XVIIe siècle n'aient pas chaleureusement félicité Molière, que les prédicateurs n'aient pas utilisé cette scène dans leurs sermons, que les apologistes ne s'en soient pas servis contre les libertins. Ce qu'on ne comprend pas non plus, si Jean Calvet a raison, c'est pourquoi Molière et ses amis n'ont pas invoqué cette scène pour répondre aux accusations des dévots. Ce que l'on ne comprend pas du tout, c'est que les auteurs de la Réponse aux Observations touchant le Festin de Pierre de M. de Molière, et de la Lettre sur les Observations d'une comédie du sieur Molière intitulée le Festin de Pierre, qui auraient dû faire un sort à la scène du Pauvre, ont préféré la passer complètement sous silence.

…… Au total, personne, parmi les contemporains de Molière, que ce soit parmi ses ennemis ou pami ses amis, ne semble avoir compris la scène du Pauvre comme Jean Calvet et beaucoup de commentateurs modernes la comprennent. Il n'y a du moins, à ma connaissance, aucun document qui prouve le contraire. Il faut donc en conclure ou bien que les contemporains de Molière ont fort mal compris ses intentions, ou bien que les commentateurs modernes ont prêté à Molière des intentions qui non seulement n'étaient aucunement les siennes, mais qui allaient directement à l'encontre de ses véritables intentions. À priori il semble plus logique de penser que les contemporains de Molière étaient mieux placés que les commentateurs modernes pour percevoir ses intentions, sans compter que, si personne ne les avait perçues, on ne s'expliquerait guère pourquoi alors il serait resté sans réagir, à moins d'imaginer que lui-même n'avait pas compris la véritable signification de la scène qu'il avait écrite, hypothèse, qui, il est vrai, ne serait pas pour gêner certains critiques actuels intimement persuadés que l'auteur ne comprend jamais le vrai sens de ses œuvres. Il y a donc tout lieu d'accueillir avec beaucoup de méfiance cette relecture bien-pensante de la scène du Pauvre que beaucoup nous proposent et que la plupart des ouvrages scolaires voudraient imposer aux lycéens et aux étudiants. Mais le meilleur moyen de savoir si la scène du Pauvre est une scène édifiante ou une scène sacrilège est, bien sûr, de revenir au texte. Il importera, en ce faisant, de ne pas perdre de vue que, si Molière avait vraiment voulu faire une scène édifiante, rien ne l'empêchait de le faire d'une manière tout à fait claire et explicite, alors qu'inversement il ne pouvait donner à cette scène un caractère trop ouvertement sacrilège et devait, au contraire, lui conserver une relative ambiguïté.

…… Cela dit, voyons si, quand on regarde le texte de près, ce que Jean Calvet, comme tous ceux qui partagent plus ou moins son point de vue, s'est bien gardé de faire, le Pauvre est bien cet authentique héros, ce véritable saint, ce « chrétien sublime » qu'ils veulent voir en lui; voyons si Dom Juan est bien, dans cette scène, ce grand seigneur plus méchant homme que jamais, plus odieux, plus sadique que jamais, puisque sa méchanceté s'exerce contre un homme simple et sans ressources, qu'ils entendent stigmatiser; voyons si cette scène consacre bien la victoire du premier sur le second, et traduit ainsi la volonté de Molière d'exalter le premier pour rabaisser le second, et par conséquent de conférer à la scène un caractère incontestablement édifiant.

…… Et tout d'abord que faut-il penser du Pauvre ? Ce Pauvre est, bien sûr, un croyant un chrétien, et, selon toute vraisemblance, un ermite, bien que Molière, par prudence sans doute, n'ait pas cru bon de lui donner ce nom, comme le suggère Georges Couton [11]. La liste des personnages lui donne le nom de Francisque et c'est aussi le nom qu'il portait à la scène 2 de l'acte III dans l'édition non cartonnée de 1682. On peut donc se demander, comme le fait M. H. Gaston Hall [12], si Molière n'avait pas voulu faire penser à un franciscain. Mais cet homme qui vit « retiré tout seul » dans un bois semble n'être rattaché à aucn ordre; c'est sans doute un marginal.

…… Quoi qu'il en soit, si le Pauvre est incontestablement, sinon un vrai religieux, du moins un croyant, les commentateurs qui veulent voir en lui une figure exemplaire, un « chrétien sublime », un véritable saint, n'y ont sans doute pas regardé d'assez près. C'est, semble-t-il, librement et de sa propre initiative qu'il s'est « retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans » et qu'il a choisi la prière plutôt que le travail. Or il se plaint amèrement de sa pauvreté. Mais cette pauvreté est le résultat logique et naturel du choix de vie qu'il a fait. Quand on choisit de vivre sans rien faire tout seul dans un bois, il ne faut pas ensuite s'étonner ni se plaindre d'être pauvre. Si le Pauvre était vraiment l'espèce de saint que la critique nous invite à voir en lui, il devrait non pas se plaindre, mais se réjouir, mais se féliciter de la vie qu'il mène. Il devrait se dire qu'il a choisi la meilleure part et plaindre ceux qui ont choisi les biens matériels et non les biens spirituels, la terre plutôt que Dieu.

…… On peut en second lieu s'étonner de ce qu'alors qu'il déclare « prier le Ciel tout le jour », Le Pauvre ne semble apparemment prier que « pour la prospérité des gens de bien qui [lui] donnent quelque chose ». Et l'on peut doublement s'en étonner. On peut d'abord s'étonner qu'il prie « pour la prospérité » de ceux qui lui font l'aumône. Un peu avant, il avait déjà dit à Dom Juan : « je ne manquerai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens ». Bien qu'il soit croyant et pieux, le Pauvre semble mal connaître la théologie de la pauvreté; quoi que puisse dire Jean Calvet, il semble mal connaître la pensée de Bossuet. Il sait que les riches doivent aider les pauvres et que les pauvres doivent en échange prier pour les riches, mais il ne sait pas que les pauvres doivent prier pour le salut des riches, et non pour leur prospérité, pour que Dieu leur accorde des bénédictions spirituelles et non « toute sorte de biens », comme le remarque Jacques Morel [13]. Mais on peut aussi s'étonner qu'il ne semble prier que pour « les gens de bien » qui lui font l'aumône, c'est-à-dire qu'il ne semble prier que pour ceux qui, en fait, en ont le moins besoin, tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. En effet, ceux qu'ils appellent « les gens de bien » ont toute chance d'être aussi des gens qui ont du bien. Plutôt donc que de prier pour que les riches deviennent encore un peu plus riches, ne vaudrait-il pas mieux prier d'abord pour que les pauvres le soient un peu moins ? Mais surtout « les gens de bien » qui lui font l'aumône des gens, ont toute chance d'être des personnes charitables et pieuses. Si le pauvre était vraiment un saint, il pourrait certes prier pour eux, en considérant que tout homme a toujours besoin que l'on prie pour lui, mais il devrait aussi, mais il devrait d'abord, mais il devrait surtout prier pour ceux qui en ont plus besoin qu'eux sur le plan spirituel, c'est-à-dire pour ceux qui ne lui font pas l'aumône, et plus généralement pour tous les pécheurs. Un homme véritablement religieux qui choisit de consacrer sa vie tout entière à la prière, ne prie pas seulement pour quelques hommes, pour quelques clients qui achètent ses prières en lui faisant l'aumône : il prie pour l'ensemble de l'humanité, il prie plus particulièrement pour l'humanité malheureuse, il prie surtout pour l'humanité pécheresse. Si donc Molière avait voulu faire de son Pauvre un véritable saint, il aurait dû nous le montrer à la fin de la scène se mettant à prier pour Dom Juan, et se mettant à prier pour lui, non pas parce qu'il lui avait donné un louis d'or, mais parce qu'il avait voulu l'amener à jurer.

…… Mais il aurait dû d'abord lui faire refuser le louis d'or que Dom Juan lui donne « pour l'amour de l'humanité ». Car il n'y a aucune raison de penser qu'il le refuse : s'il ne dit rien, c'est qu'il accepte de le prendre. Or ce louis d'or devrait lui brûler les doigts; il devrait repousser avec horreur l'argent du tentateur, l'argent de celui qui a essayé de le faire jurer, qui a essayé de lui faire renier sa foi. Si Molière n'a pas pensé à lui faire refuser l'argent de Dom Juan, c'est parce qu'il n'avait nullement l'intention d'en faire un saint ou un héros. Certes le Pauvre refuse de jurer et déclare qu'il « aime mieux mourir de faim ». Faut-il pour autant voir dans ce refus le geste héroïque et sublime qui suscite l'admiration et l'enthousiasme de beaucoup de commentateurs ? Mais ce qu'ils expliquent par un courage et une force d'âme exceptionnels peut tout aussi bien être expliqué par la crédulité et la peur. Si vraiment, et c'est certainement le cas, le Pauvre croit que jurer est un horrible péché, un péché mortel qui ne saurait mériter moins que la damnation éternelle, en choisissant de se laisser mourir de faim plutôt que de jurer, il choisit ce qui constitue pour lui, et de très loin, le moindre mal, pour ne pas dire que c'est une excellente affaire. Par ce refus, non seulement il évite les souffrances infinies et éternelles qui sont réservées aux damnés, mais il se donne les meilleures chances d'accéder aux joies non moins infinies et éternelles que goûtent les Elus. De son point de vue, le Pauvre ne fait que suivre son intérêt le plus évident.

…… De plus, son refus pourrait aussi s'expliquer par la crainte qu'on ne lui tende un piège. Le blasphème était puni de peines très sévères et les confrères du Très Saint Sacrement de l'Autel pourchassaient les blasphémateurs [14]. Le Pauvre pourrait penser que Dom Juan est un provocateur, qui essaie de le prendre en faute. Certes Sganarelle a dit que Dom Juan ne croyait « qu'en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit », mais cela pourrait être une ruse pour mieux le faire tomber dans le piège, et le comportement de Sganarelle, lorsqu'il l'encourage à jurer (« va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal ») serait bien de nature à confirmer le Pauvre dans ses soupçons, s'il en avait. Mais il est plus probable, il est vrai, que le refus du Pauvre s'explique simplement parce qu'il craint que le ciel ne lui tombe sur la tête, s'il jure, et qu'il a peur d'aller en enfer.

…… Car ce Pauvre n'est manifestement pas très subtil. Le moins que l'on puisse dire, c'est que son sens logique et son esprit critique sont bien peu développés. Il ne brille assurément pas par la liberté d'esprit. Il trouve tout normal de prier pour que les riches soient encore plus riches. Lorsque Dom Juan essaie de lui faire comprendre que toutes ses prières ne servent à rien, il ne voit pas du tout où celui-ci veut venir. Lorsque Dom Juan fait semblant de penser qu'il doit être bien à son aise, il proteste de son indigence. Il semble croire que Dom Juan en doute et que c'est pour cela qu'il ne lui fait pas l'aumône. Il ne se rend pas compte qu'en insistant sur son indigence, il va dans le sens de Dom Juan, et il aggrave singulièrement son cas, en employant, pour mieux convaincre Dom Juan de sa misère, une formule particulièrement malheureuse : « Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents ». En effet, puisque le Pauvre passe ses journées à prier, il doit nécessairement réciter chaque jour un assez grand nombre de fois le Notre Père et, par conséquent, dire à chaque fois à Dieu : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien ». Il ne pouvait donc mieux donner à Dom Juan des verges pour se faire fouetter, et l'on pourrait s'étonner que Dom Juan ne tire pas parti comme il aurait pu le faire, de la malencontreuse formule du Pauvre, si son silence sur ce point n'était très facile à expliquer : Molière n'a pas osé ou plutôt ne pouvait pas évoquer explicitement le Notre Père. Quoi qu'il en soit, le Pauvre ne se rend pas compte que, par les réponses qu'il fait à Dom Juan, il détruit lui-même l'argument qu'il avait utilisé pour lui demander l'aumône. Il lui avait dit qu'il prierait le Ciel qu'il lui « donne toute sorte de biens », mais, sans s'en rendre compte le moins du monde, il révèle à Dom Juan que ses prières sont incapables de lui apporter à lui le bien le plus élémentaire, un peu de pain à se mettre sous les dents [15]. Non seulement le Pauvre n'essaie à aucun moment de défendre la prière contre Dom Juan, mais il ne semble même pas comprendre que Dom Juan conteste son efficacité. Au total, si Rochemont et les dévots ont reproché à Molière d'avoir opposé à l'incrédule intelligent et brillant qu'est Dom Juan un croyant particulièrement borné en la personne de Sganarelle, ils auraient pu faire la même remarque à propos de la scène du Pauvre.

…… Si le Pauvre n'est donc certainement pas cet être exemplaire qu'il semble maintenant presque convenu de voir en lui et que Molière aurait proposé à notre admiration, Dom Juan n'est sans doute pas davantage dans cette scène l'être véritablement odieux que l'on veut si souvent voir en lui et que Molière aurait voulu livrer à notre indignation. Qu'en est-il vraiment du comportement de Dom Juan ? Se montre-t-il véritablement méchant et cruel, comme le prétendent tant de commentateurs ? Prend-il un plaisir sadique à se jouer du Pauvre et à essayer de le pervertir ? On peut, me semble-t-il, ne pas être de cet avis.

…… Je constate tout d'abord que Dom Juan remercie le Pauvre avec une grande courtoisie : « Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur ». Certes il ne peut pas ne pas savoir que, si le Pauvre ne lui a rien demandé, il s'attend à ce qu'il lui fasse l'aumône. Or il se contente de le remercier et il le fait d'une manière appuyée. Il paie le Pauvre en bonnes paroles alors que celui-ci attend de l'argent. Ce pourrait être un jeu cruel. Mais, si le Pauvre préférerait sans doute que Dom Juan lui fît l'aumône sans avoir à la lui demander, Dom Juan peut considérer, lui, que faire l'aumône à quelqu'un qui ne l'a pas explicitement demandée, c'est risquer de l'humilier. Il peut surtout très légitimement estimer que, si l'on a honte de demander l'aumône, alors il ne faut pas se faire mendiant, et tenir à ce que le Pauvre lui demande effectivement l'aumône avant de la lui faire. Il peut aussi avoir été un peu agacé par le ton un peu cérémonieux et obséquieux du Pauvre [16]. Et sa réponse (« Ah!, ah! ton avis est intéressé à ce que je vois »), lorsque le Pauvre lui demande l'aumône, peut être destinée à lui faire sentir qu'il a cru déceler dans ses propos une touche d'hypocrisie.

…… Mais, pour les commentateurs, c'est lorsque Dom Juan répond au Pauvre : « Eh! prie-le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres » qu'il devient vraiment cruel et agressif [17]. Or ces commentateurs oublient que Dom Juan peut se sentir lui-même agressé par les propos du Pauvre et en éprouver de l'humeur. Le Pauvre lui a dit qu'il ne manquerait pas de prier le Ciel pour lui. Il suppose donc que Dom Juan croit nécessairement au Ciel. C'est là une attitude qui est de nature à irriter Dom Juan, et légitimement. Il est toujours déplaisant de se voir rangé d'office dans telle ou telle catégorie d'individus, surtout lorsqu'il s'agit d'individus que l'on considère comme des imbéciles; il est toujours contrariant de se voir prêter d'office telle ou telle opinion, surtout lorsque, loin de la partager, on la trouve parfaitement absurde.

…… Mais, si Dom Juan est irrité, ce n'est sans doute pas seulement parce que le Pauvre le range sans la moindre hésitation parmi les croyants. Ce qui l'irrite plus encore, c'est le conformisme du Pauvre, son absence de sens critique et d'esprit logique. Si le Pauvre croit à l'efficacité de la prière, il devrait d'abord prier pour être un peu moins pauvre putôt que de prier pour que les riches soient encore plus riches. Mais il devrait aussi et surtout s'interroger sur l'efficacité de la prière. Car nul ne semble mieux placé que lui pour pour en douter; comme le suggère Dom Juan, il devrait lui suffire, pour ce faire, de jeter un coup d'œil sur son habit.

…… On pourrait s'attendre à ce que Dom Juan, après cette réplique mordante, chassât le Pauvre ou prît le parti de l'ignorer. Or il va, au contraire, relancer le dialogue en interrogeant le Pauvre : « Quelle est ton occupation parmi ces arbres ? » Est-ce, comme on le prétend généralement, parce qu'il prend un malin plaisir à jouer avec le Pauvre ? Mais pourquoi ne pas supposer qu'il s'intéresse un instant au sort du Pauvre ? Pourquoi ne pas supposer qu'il veut aider le Pauvre, non pas seulement, en lui donnant un secours occasionnel, mais en l'amenant à s'interroger sur le choix de vie qu'il a fait ? La question que lui pose Dom Juan est certes ironique. Le Pauvre n'étant apparemment ni un bûcheron ni un garde-forestier, on ne voit pas très bien quelle véritable « occupation » il pourrait avoir « parmi ces arbres ». Mais l'ironie de Dom Juan semble tout à fait justifiée : plutôt que de se plaindre de sa misère, le Pauvre ferait mieux de prendre une véritable occupation. Et c'est ce que Dom Juan veut essayer de lui faire comprendre.

…… Mais le Pauvre ne perçoit point l'ironie de la question : il est persuadé qu'il a bien une occupation et même une occupation à plein temps, une occupation qui le prend « tout le jour », celle « de prier ». Dom Juan pourrait tout de suite faire remarquer au Pauvre qu'apparemment l'occupation qu'il a choisie nourrit bien mal son homme. Mais il voudrait l'amener à en prendre conscience par lui-même et c'est pourquoi il a de nouveau recours à l'ironie : « Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ? » Certes une telle question adressée à un homme qui est visiblement dans la misère pourrait constituer une cruelle dérision, si Dom Juan ne voulait essayer de faire raisonner le Pauvre, en se servant d'un syllogisme dont le Pauvre a lui-même posé la majeure en disant qu'il priait le Ciel tout le jour. La question de Dom Juan est destinée à l'amener à poser maintenant la mineure ce que le Pauvre va effectivement faire en disant : « Hélas! monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde ». La réplique suivante de Dom Juan (« Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d'être bien dans ses affaires ») est destinée à la fois à consolider la mineure, en incitant le Pauvre à protester une nouvelle fois de son extrême misère, et, par un rappel de la majeure (« un homme qui prie le Ciel tout le jour »), à mettre le Pauvre sur la voie qui devrait l'amener à tirer aisément la conclusion du syllogisme. Dom Juan se montre donc ici, non pas méchant, non pas cruel, mais pédagogue. Il ne se moque pas de la misère du Pauvre : il se sert de cette misère pour essayer de lui faire comprendre que la prière ne sert à rien. Ses faux étonnements sont destinés à amener le Pauvre à s'étonner de ce dont il aurait dû s'étonner depuis bien longtemps déjà puisqu'il y a dix ans qu'il passe ses journées à prier. Son ironie, qui vise à faire que le Pauvre découvre par lui-même la vérité, n'est pas sadique, mais socratique [18].

…… Mais, en dépit des efforts de Dom Juan, le Pauvre ne semble aucunement comprendre ce qu'il veut lui faire comprendre. Dom Juan décide alors de changer de méthode : « Ah ! ah ! je m'en vais te donner un louis d'or tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer ». Et c'est alors aussi que les commentateurs bien-pensants redoublent d'indignation : inciter un croyant sincère, un esprit simple, un pauvre hère à jurer, en lui proposant ce qui représente pour lui une très grosse somme d'argent, quel chantage abominable ! Certes, le jeu de Dom Juan peut plus que jamais paraître cruel. Non content de proposer au Pauvre un louis d'or, il va le sortir de son gousset, le faire miroiter devant lui, le lui tendre, le mettre presque dans sa main : « en voici un que je te donne, si tu jures. Tiens : il faut jurer […] Prends, le voilà; prends; te dis-je; mais jure donc ». Faut-il, pour autant, accuser Dom Juan de torturer le Pauvre et d'en éprouver une jouissance sadique, comme le fait, avec beaucoup d'autres, M. Debailly [19] ?

…… Avant de s'indigner du comportement de Dom Juan, il faudrait d'abord essayer de le comprendre, et, pour ce faire, se mettre à la place de Dom Juan et resituer son offre dans le mouvement et la logique de la scène. Cette offre n'est, en effet, aucunement préméditée. Les exclamations (« Ah ! ah ! ») suggèrent nettement que Dom Juan vient d'en avoir soudainement l'idée. Ce sont les propos du Pauvre, ce sont les réponses du Pauvre à ses questions qui ont fait naître cette idée dans l'esprit de Dom Juan. Avant de juger scandaleux que Dom Juan propose au Pauvre de lui donner de l'argent pour qu'il jure, il faut se rappeler que le Pauvre a d'abord proposé à Dom Juan de prier pour lui contre de l'argent. Dom Juan, lui, ne l'a évidemment pas oublié. Il choisit donc de rester sur le même terrain que le Pauvre, celui de l'échange commercial. Puisque le Pauvre vend des prières, pourquoi ne vendrait-il pas des blasphèmes ? Ce serait une façon de diversifier ses activités et d'élargir sa clientèle. C'est celui qui paie, c'est le client qui choisit sa marchandise. Le Pauvre lui propose de lui vendre ses prières; Dom Juan lui répond qu'il préfère lui acheter des blasphèmes. Et il est d'autant plus fondé à refuser le produit que Pauvre lui propose et à en préférer un autre, que les réponses du Pauvre lui ont prouvé que son produit ne valait rien.

…… Mais, si Dom Juan affecte de se placer sur le même terrain que le Pauvre, ce n'est pas seulement par jeu. Il a essayé, en ayant recours à la maïeutique socratique, d'amener le Pauvre à prendre conscience, que la prière ne payait pas. Et il a échoué, le Pauvre ne semblant pas être sensible au raisonnement. Dom Juan va donc essayer une autre méthode, plus concrète; il va proposer au Pauvre une sorte d'expérimentation, de leçon de choses [20]. Le Pauvre qui reste persuadé, en dépit de sa misère, que Dieu finit par exaucer les prières, est certainement non moins persuadé qu'il punit sévèrement le blasphème. Dom Juan a essayé de lui faire prendre comprendre par le raisonnement que Dieu était sourd aux prières, il veut maintenant essayer de lui prouver concrètement que Dieu est indifférent au blasphème. De même que le Pauvre peut prier du matin au soir et du soir au matin, sans pour autant avoir un morceau de pain à se mettre sous la dent, de même il pourrait jurer du matin au soir et du soir au matin, sans que le ciel lui tombe sur la tête, sans qu'il ne lui arrive rien de mal. Et, bien sûr, il ne lui en arrivera aucun bien, non plus, sauf si quelqu'un lui propose de le payer pour qu'il jure, comme Dom Juan le fait présentement. En ce faisant Dom Juan veut faire comprendre au Pauvre que ce n'est pas Dieu qui donne ou qui ne donne pas, qui paie ou qui ne paie pas, mais seulement les hommes. La prière, ou à l'occasion le blasphème, ne peut payer que si l'on trouve des hommes pour l'acheter.

…… Il est donc absurde de prétendre que Dom Juan « cherche à avilir le pauvre [21]», à « pervertir une âme pure [22]» et y prend un cruel plaisir. Outre que, pour Dom Juan, jurer n'est évidemment ni une faute ni un péché, mais un acte parfaitement neutre, pleinement innocent et, en soi, aussi vain que celui de prier, s'il veut faire jurer le Pauvre, c'est pour l'amener à réagir, à secouer les préjugés qui l'asservissent [23]. Le Pauvre n'est pas pour lui une âme pure qu'il a envie de pervertir, c'est un pauvre bougre, victime de sa crédulité, qu'il essaie d'éclairer. Dans cette scène, ce personnage qu'on pourrait croire totalement égoïste, ne s'intéressant qu'à lui, semble bien s'intéresser un moment au Pauvre, et chercher à l'aider. C'est peut-être la seule scène de la pièce où il paraît faire preuve d'un certain altruisme.

…… Bien sûr, Dom Juan échoue. Il ne réussit pas davantage à faire jurer le Pauvre qu'à lui faire comprendre que la prière ne sert à rien. Est-ce à dire, pour autant, que Molière a voulu nous faire assister à la défaite du grand seigneur libertin, qui n'a pu ébranler la foi simple du Pauvre ? Est-ce à dire qu'il a voulu abaisser le premier devant le second ? Il est permis d'en douter. Dans le théâtre de Molière, comme aussi bien souvent dans la vie, le raisonnement se montre généralement incapable de convaincre de son erreur un personnage crédule, les personnages raisonnables se révèlent généralement impuissants à guérir de leur folie les personnages monomaniaques. Est-ce à dire, pour autant que Molière a voulu abaisser les premiers devant les seconds, Cléante devant Orgon, ou Béralde devant Argan ? Evidemment non. Si Dom Juan a subi un échec, il n'a aucun raison de le ressentir comme une défaite personnelle et une humiliation [24]. Pour lui, s'il y a quelqu'un qui a perdu, ce ne peut être que le Pauvre qui n'a pas su saisir l'occasion de remettre en question les croyances qui l'asservissent et d'échapper à son aliénation.

…… Avant de prétendre qu'en refusant de jurer, le Pauvre inflige une cuisante défaite à Dom Juan, il ne faut pas oublier, non plus, sans parler du fait qu'il accepte le louis d'or, qu'il donne aussi et surtout au libertin l'occasion de lancer ce qui constitue sans doute la formule la plus audacieuse de toute la scène : « je te le donne pour l'amour de l'humanité ». Car c'est bien Dom Juan qui a le dernier mot et ce dernier mot a une immense portée, comme l'a très bien dit John Cairncross : « On a vu dans ce passage un cuisant échec pour l'impie. C'est oublier que ses blasphèmes restent sans réponse - attitude incroyablement osée pour l'époque - et que Molière ne pouvait absolument pas aller plus loin et faire vaincre la résistance du Pauvre à Dom Juan. Ce n'en est pas moins l'incroyant qui a le dernier mot. Bien que le tentateur échoue, il s'arrange pour insinuer qu'il est préférable de faire l'aumône pour des raisons purement humanitaires que pour plaire à Dieu [25]». Certes, on peut trouver que Dom Juan, qui passe son temps à tromper les femmes en leur promettant le mariage, qui s'est montré odieux avec Elvire [26], qui a donné un soufflet à Pierrot pour le remercier de l'avoir sauvé de la noyade [27], est particulièrement mal placé pour tenir ce langage. Aussi John Cairncross a-t-il tout à fait raison d'ajouter que « c'est Molière, bien plus que son personnage, qui parle ici [28]».

…… Jean Calvet prétend que Molière, dans cette scène, se situe dans la droite ligne de la pensée de Bossuet, mais il se garde bien de citer cette formule. Certes, de nos jours, où l'Eglise parle si volontiers des droits de l'homme, elle n'est plus perçue comme ayant un caractère sacrilège. Mais il en était tout autrement au XVIIe siècle. Déclarer faire l'aumône « pour l'amour de l'humanité », c'était refuser de la faire « pour l'amour de Dieu », c'était rejeter la théologie de la pauvreté enseignée par l'Eglise. Molière, par la bouche de Dom Juan, prenait le contrepied de Bossuet qui déclarait dans le Sermon sur l'éminente dignité des pauvres dans l'Eglise : « Tel assiste le pauvre, qui n'est pas intelligent sur le pauvre. Celui qui leur distribue quelque aumône, ou contraint par leurs pressantes importunités, ou touché par quelque compassion naturelle, il est véritable qu'il n'est pas intelligent sur le pauvre. Celui-là entend véritablement le mystère de la charité, qui considère les pauvres comme les premiers enfants de l'Eglise; qui, honorant cette qualité, se croit obligé de les servir; qui n'espère de participer aux bénédictions de l'Evangile que par le moyen de la charité et de la communication fraternelle [29]». On le voit, Bossuet met sur le même plan celui qui fait la charité aux pauvres « contraint par leurs pressantes importunités » et celui qui la fait « touché par quelque compassion naturelle ». On peut penser pourtant que la seconde raison est bien meilleure que la première. Mais, pour Bossuet, elle ne vaut pas mieux parce qu'elles sont toutes les deux également sans valeur. Molière pense lui que la « compassion naturelle » est la première, la meilleure et même la seule bonne raison de faire la charité. Comme l'a bien vu Jacques Truchet [30], la formule qu'il met dans la bouche de Dom Juan est donc clairement en contradiction avec la pensée de Bossuet. Contrairement à ce que pense Jacques Morel [31], elle n'a pas seulement une portée sociale : elle est clairement anti-religieuse.

…… Non content de laisser le dernier mot au libertin, Molière a terminé la scène sur un trait qui est tout à l'honneur celui-ci : il se précipite pour porter secours à un homme attaqué par trois brigands [32]. Si confiant qu'il puisse être dans son habileté à manier l'épée, il n'en expose pas moins sa vie, car à deux contre trois la partie reste inégale. En ce faisant, Dom Juan se substitue une seconde fois à la Providence défaillante. Il vient de le faire en donnant un louis d'or au Pauvre; il le fait de nouveau en ne permettant pas qu'un homme seul soit attaqué par trois autres. Molière ne nous a pas dit, ce que faisait alors le Pauvre. On peut donc en conclure qu'il ne fait rien. De toute façon s'il avait fait quelque chose, il n'aurait rien pu faire d'autre que prier. Mais pour secourir un homme qui est attaqué par des brigands, une bonne épée, quand on sait s'en servir, vaut assurément beaucoup mieux que la prière. Si Molière ne l'a pas dit explicitement, il se pourrait bien qu'il ait voulu le suggérer. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas l'homme de Dieu, mais le libertin, qui se porte au secours de son prochain.

…… Je conclurai donc que l'on peut récuser sans hésiter les interprétations modernes et bien-pensantes qui veulent faire de cette scène une scène édifiante. Non Molière n'a pas voulu nous faire assister à la victoire du Pauvre sur Dom Juan; non il n'a pas voulu exalter l'homme de foi pour mieux rabaisser l'incroyant. Peut-on aller plus loin et dire, avec M. Jadrin, que Hardouin de Péréfixe, le sieur de Rochemont et plus généralement tous les dévots qui ont crié au sacrilège étaient bien fondés à le faire ? Je le pense aussi. Certes, de nos jours, beaucoup de lecteurs ou de spectateurs, même parmi ceux qui sont croyants, n'ont plus le sentiment que cette scène, non plus que le reste de la pièce, est anti-religieuse. C'est que les chrétiens d'aujourd'hui, à l'exception des intégristes, ne sont plus ce qu'ils étaient. Non seulement ils pensent que l'amour de l'humanité constitue la meilleure raison d'aider les autres, mais ils croiraient volontiers qu'il peut dispenser de l'amour de Dieu. Et l'on ne peut que s'en réjouir.


 

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NOTES :

[1] Mélanges Jean Peytard, 1995, tome I, pp. 75-84,

[2] Ibid., p. 75.

[3] Molière, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, édition de Georges Couton, Gallimard, 1971, tome II, pp. 1200-1201. Il faudrait citer tout le texte, mais l'auteur résume lui-même sa pensée lorsqu'il écrit que « rien n'a jamais paru de plus impie, même dans le paganisme » (p. 1204).

[4] C'est ce qui ressort des Observations du Sieur de Rochement. En effet, lorsqu'il évoque « un pauvre à qui l'on donne l'aumône à condition de renier Dieu » (p. 1204), les éditions précisent par une note marginale : « En la première représentation ». « La scène du pauvre avait donc paru si audacieuse que Molière l'avait tout de suite édulcorée », conclut, après beaucoup d'autres, Georges Couton (op. cit., pp.1540-1541)

[5] C'est-à-dire la demande de renseignements de Sganarelle, la réponse du Pauvre et les remerciements de Dom Juan.

[6] « Que vois-je là ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté ». Cette réplique est précédée par une réplique de Sgnarelle qui a été ajoutée pour assurer la transition : Sganarelle, regardant dans la forêt : « Ha, Monsieur, quel bruit, quel cliquetis ! »

[7] M. Jadrin cite Eugène Despois et Paul Mesnard : « Il est trop évident que Molière en mettant ici l'irréligion dans la bouche de Dom Juan ne la recommande point; car Dom Juan est évidemment odieux dans cette scène » (Molière, Œuvres complètes, 'Les Grands Écrivains de la France', Hachette, 1873-1900., tome V, p. 147); Jacques Arnavon : « L'occasion est parfaitement ménagée en vue de montrer la dureté de cœur de l'un et la force d'âme de l'autre. D'un côté, celui qui veut abaisser, avilir, salir, de l'autre le croyant qui refuse de succomber à la tentation de l'argent » (Le Dom Juan de Molière, Gyldenbal, Copenhague, 1947, p. 156); « Molière pare ici le pauvre d'une grande et pure beauté morale. En son œuvre, il marque souvent une prédilection pour les gens dits de peu et leur prête des sentiments élevés » (Ibidem, p. 308). M. Jadrin cite aussi des manuels scolaire, celui de F. Gendrot et F.-M Eustache : « A la vérité, la progression du caractère de Dom Juan jusqu'au châtiment final interdit de voir en lui le porte-parole de l'auteur; cette scène doit servir comme les autres à le rendre odieux; et le geste de la fin témoigne seulement de l'orgueil du libertin qui, n'ayant pu triompher de la foi du pauvre, veut lancer à Dieu un dernier défi » (Auteurs français. Dix-septième Siècle, Paris, Hachette, 1951, p. 202). Quant au Lagarde et Michard, si la phrase que cite M. Jadrin est asez neutre, il aurait pu citer un autre passage, beaucoup plus significatif : « Molière était-il secrètement libertin ? dans Dom Juan, a-t-on dit, la religion n'est défendue que par l'imbécile Sganarelle contre le libertinage d'un homme supérieurement intelligent. mais c'est oublier les leçons que donnent à Dom Juan son père Dom Louis, sa femme Dona Elvire et le pauvre, chrétien sublime qui 'aime mieux mourir de faim' que de blasphémer » (XVIIe Siècle. Les grands Auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1960, p. 206).

[8] C'est ainsi que M. Yvan Denys parle du « sadisme » de Dom Juan qui veut « avilir » le pauvre (Dom Juan de Molière, Repères Hachette, 1995, p. 32), que M. et Mme Anne-Marie et Henri Marel estiment eux aussi que « Le méchant cherche à avilir le pauvre, à lui faire du mal » (Classiques Bordas, 1963, p. 7). Quant à l'explication que M. Pascal Debailly propose de la scène, elle relève tout au long du même manichéisme simpliste (Molière, Dom Juan, 10 textes expliqués, Collection Profil littérature, Hatier, 1988). En revanche peu nombreux sont les critiques et les commentateurs qui expriment un point de vue différent, comme M. Roger Barny (Études textuelles 2, Annales Littéraires de l'Université de Besançon, 1992, pp.123-144), M. Gérard Conio (Etude de Dom Juan, Textes expliqués, Marabout, 1994) et surtout John Cairncross, (Molière, bourgeois et libertin, Nizet, 1963).

[9] Jean Calvet, Essai sur la séparation de la religion et de la vie, réédition Nizet, 1980, pp 112-113.

[10] Bossuet ne semble avoir jamais eu le sentiment que Molière avait rompu avec les libertins pour rentrer dans le sein de l'Eglise. Il n'aurait pas alors commenté sa fin, comme il l'a fait, en des termes odieux : « La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien, qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d'heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez» (Maximes et Réflexions sur la comédie, édition Urbain et Lévesque, dans L'Eglise et le théâtre, Bossuet, Grasset, 1930, p. 185) Il est certes peu probable que Bossuet ait eu connaissance de la scène du Pauvre, du moins dans le texte originel. Il n'a bien sûr pas assisté à la première représentation et, s'il a lu la pièce, c'est très vraisemblablement dans l'édition cartonnée de 1682 et non dans l'édition hollandaise. Il aurait assurément été très intéressant de voir comment il aurait jugé cette scène, mais il y a gros à parier qu'il n'aurait pas du tout réagi cmme Jean Clavet.

[11] « Un pauvre retiré depuis dix ans tout seul dans un bois «occupé à prier», voilà qui ressemble fort à un ermite. Molière a-t-il eu peur de lui donner son nom ? Plus audacieux, Dorimond et Villiers faisaient du pauvre un pélerin, donc, presque un homme d'Eglise » (Op. cit., p. 1311, note 1). Georges Couton a assurément raison, à ceci près qu'on ne comprend pas très bien pourquoi il juge que Dorimond et Villiers ont été plus audacieux que Molière. Il oublie, en effet, que, chez Dorimond et Villiers, la scène était très différente et ne courait pas, comme celle de Molière, le risque de paraître hautement sacrilège.

[12] M Hall, qui a commenté la scène du Pauvre dans The Art of Criticism, (éd. P. H. Nurse, Edinburgh, 1969, pp. 72-87, repris dans Comedy in context : Essays on Molière, Jackson, Univ. Press of Mississipi, 1984) écrit ceci : « in the first performances his costume may well have suggested the habit of the Franciscans, to whom the name seems to allude » (p. 77).

[13] « L'intercession du pauvre en faveur du riche doit être d'ordre spirituel. S'il prie pour son bienfaiteur, ce doit être en vue de son salut, et non pas de sa réussite matérielle. Or, de salut il n'est absolument pas question dans la scène » ('A propos de la « scène du pauvre »' (Revue d'Histoire littéraire de la France, 1972, p. 943). Rappelons ce que Bossuet dit, en s'adressant aux riches, dans le Sermon sur l'éminente dignité des pauvres dans l'Eglise : « Entrez en commerce avec les pauvres : donnez, et vous : donnez les biens temporels, et recueillez les bénédictions spirituelles; prenez part aux misères des affligés, et Dieu vous donnera part à leurs privilèges » (Œuvres oratoires, édition Lebarq, revue par Urbain et Lévesque, Desclée de Brouwer, 1927, tome III, p. 134)

[14] Comme le rappellent notamment Georges Couton (voir Op. cit., pp. 1311-1312) ou H. Gaston Hall (voir Op. cit., pp, 79-82).

[15] Certes, le Pauvre déclare ne prier que pour ceux qui lui font l'aumône; certes il ne dit pas qu'il prie pour lui et qu'il demande à Dieu de lui de lui donner du pain. Mais, outre qu'il le fait nécessairement en récitant le Notre-Père, il croit certainement que, si Dieu peut récompenser ceux qui lui donnent quelque chose, il peut l'aider lui aussi, même et peut-être surtout s'il ne le lui demande pas directement.

[16] C'est ce que pense M. Roger Barny : « Peut-être est-il déjà arrêté par quelque chose, un témoignage un peu trop affecté de 'bon esprit' ? » (Op. cit., p. 130).

[17] Comme on l'a remarqué depuis longtemps, Molière pourrait s'être souvenu d'un trait de Malherbe que rapporte Tallemant des Réaux : « Quand les pauvres lui disaient qu'ils prieraient Dieu pour lui, il leur répondait 'qu'il ne croyait pas qu'ils eussent grand crédit auprès de Dieu, vu le pitoyable état où il les laissait, et qu'il eût mieux aimé que M. de Luynes ou M. le Surintendant lui eût fait cette promesse' » (Historiettes, édit. de La Pléiade, Gallimard, 1960, tome I, p. 120). La réplique de Malherbe n'est pas seulement très spirituelle : elle témoigne d'une liberté d'esprit assez rare au XVIIe siècle dans un tel domaine.

[18] C'est ce qu'a bien vu M. Conio : « On pourrait qualifier de socratique ce dialogue par lequel Don Juan évite de dire lui-même ce qu'il pense pour le faire dire au Pauvre. Le spectateur déduira des propos de celui-ci une appréciation qui relève du simple bon sens : au lieu de passer son temps en prières inutiles et de demander l'aumône, le Pauvre ferait mieux de travailler pour manger à sa faim » (Op. cit., p. 109).

[19] « Il sort un louis d'or de sa bourse qu'il fait miroiter avec sadisme […] Don Juan sait qu'il torture mentalement le Pauvre. Il jouit de son désarroi » (Op. cit., p. 47).

[20] M. Barny semble l'avoir compris, bien que son commentaire reste peu explicite : « L'épreuve imposée au pauvre est la poursuite de l'examen entrepris par D.J. : bonne expérience scientifique, qui correspond aux données du problème » (Op. cit., p 139)

[21] A-M. et H. Marel, loc. cit.

[22] M. Debailly, Op. cit., p. 48.

[23] Comme le dit M. Conio, Dom Juan « s'est livré à un chantage, en quelque sorte, pédagogique. Il a mis le Pauvre à l'épreuve pour l'amener à échapper à l'esclavage de la religion, pour l'éclairer »(Op. cit., p. 114).

[24] Comme le dit encore M. Conio, « la réponse du Pauvre ne prouve pas qu'il ait raison, l'échec de Dom Juan que le libertin ait tort » (Op. cit., p. 114).

[25] Op. cit., p. 27.

[26] Voir acte I, scène 3.

[27] Voir acte II, scène 3.

[28] Ibidem. Il en sera de même à la scène 2 de l'acte V, lorsque Dom Juan fera l'éloge de l'hypocrisie. L'indignation que l'on sent vibrer derrière cet éloge apparent, la colère que l'on sent gronder, sont évidemment celles de Molière beaucoup plus que celles de son personnage, bien mal placé pour dénoncer le mensonge et le double jeu.

[29] Op. cit., tome III, p. 135.

[30] « 'Il ne suffit, pas Chrétiens, dit Bossuet dans ce sermon, d'ouvrir sur les pauvres les yeux de la chair; mais il faut les considérer par les yeux de l'intelligence : Beatus qui intelligit ! ' (Sermon sur l'éminente dignité des pauvres dans l'Eglise, III, pp. 134-135). Cette phrase est la clé du discours Le mot intelligence doit y être compris dans son sens augustinien; il désigne le pouvoir d'intellection d'une âme illuminée surnaturellement par la révélation, tandis que les 'yeux de la chair' correspondent à la manière de juger de la simple raison humaine. La pensée du prédicateur est donc des plus nettes : celui qui ne donne qu'en vertu d'une compassion naturelle peut bien apporter un soulagement matériel à la misère, il ne pratique pas la charité chrétienne; son acte n'a pas de valeur en vue du salut. Bossuet s'opose d'une manière décisive à ceux qui, comme le Don Juan de Molière, se targuent de donner 'pour l'amour de l'humanité'. Le Sermon sur l'éminente dignité des pauvres, d'un bout à l'autre est rédigé dans cet esprit. C'est un fait qu'il faut admettre. On doit ou admirer ce texte ou le rejeter en bloc; on ne peut en atténuer la signification. Essayer de le laïciser serait un contresens » (La Prédication de Bossuet, étude des thèmes, Editions du Cerf, 1960, tome I, p, 302).

[31] Jacques Morel pense que la 'scène du Pauvre' « n'est ni religieuse, ni anti-religieuse, mais sociale. Molière y dénonce le scandale de l'opposition entre l'extrême richesse et l'extrême pauvreté. Il y dénonce aussi l'imposture qui voile de raisons religieuses cette scandaleuse réalité, en faisant passer une relation aliénante, la sujétion du pauvre au riche, comme de l'inférieur au supérieur, pour cette 'communication fraternelle' réclamée par un Bossuet […] il ignore ou affecte d'ignorer les aspects positifs des œuvres de charité. mais sa dénonciation de la tranquille bonne conscience des riches rejoint celle des prédicateurs plus haut évoqués. S'il ne peut aller jusqu'à ce que Bossuet appelle 'l'intelligence du pauvre', il va du moins jusqu'à la 'compassion naturelle', et dénonce en son nom quelques-uns des abus les plus criants de la société de son époque » (Revue d'Histoire littéraire de la France, 1072, p. 944). Jacques Morel a assurément raison de penser que la scène du Pauvre, comme d'ailleurs l'ensemble de la pièce, a une portée sociale. Mais il a tort de ne pas vouloir admettre qu'elle a en même temps une portée religieuse, puisque, comme il le reconnaît lui-même, Molière ne dénonce pas seulement l'extrême inégalité des conditions sociales, mais la sacralisation de cette inégalité que Bossuet et l'Eglise en général présentent comme étant voulue et instituée par Dieu. Jacques Morel semble aussi considérer que, pour Bossuet, la 'compassion naturelle' est une étape qui peut conduire à 'l'intelligence du pauvre', alors qu'elles sont, à ses yeux, clairement antinomiques.

[32] Plus que tout autre sans doute, c'est ce trait qui a fait dire à Jules Lemaître : « Je ne sens point chez lui [Molière] un grand zèle à flétrir un méchant homme » (Impressions de Théâtre, Paris, Société française d'imprimerie et de librairie, 1888-1898, I, p. 59).

 

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