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………Un piètre séducteur, Pierrot
…… Le fameux récit de Pierrot qui raconte comment il a tiré de l'eau Dom Juan et Sganarelle, est d'un comique irrésistible. Il l'est, bien sûr, parce que Pierrot s'y montre un fort mauvais narrateur. Ce n'est pas le lieu de faire ici l'explication détaillée du passage qui seule pourrait faire ressortir toute la maladresse de Pierrot conteur. Disons simplement que Pierrot qui dit à Charlotte : « je m'en vas te conter tout fin drait comme cela est venu », va faire exactement le contraire de ce qu'il a annoncé. Il a annoncé un récit rapide et sans détours. Or il va le consacrer presque tout entier aux préliminaires du sauvetage proprement dit, en s'attardant longuement sur des circonstances inutiles, en donnant des détails oiseux, en accumulant les pléonasmes et les répétitions, et, quand enfin il en arrivera à ce qui aurait dû en être la partie essentielle, le sauvetage lui-même, son récit va s'emballer brusquement et il va résumer en quelques mots très vagues (« je nous sommes boutez dans une barque, et pis j'avons tant fait cahin, caha, que je les avons tirez de gliau ») ce qu'il aurait dû raconter de la façon la plus précise et la plus vivante possible. C'est d'autant plus fâcheux qu'il avait éveillé notre curiosité, en nous apprenant que les deux hommes n'avaient échappé à la noyade que d'extrême justesse (« Parquienne, il ne s'en est pas fallu l'époisseur d'une éplinque, qu'ils ne se sayant nayez tous deux »), et que le peu qu'il nous en dit, suggère pourtant que l'opération a été longue (« tant ») et difficile (« cahin caha »). On ne saurait donc mieux faire que de lui appliquer ce que, dans Les Plaideurs, Dandin dit de L'Intimé à la fin de sa plaidoierie :
…… Mais ce qui rend ce récit encore plus comique, c'est que Pierrot s'adresse à Charlotte, la jeune paysanne à qui il est fiancé. Or, si Pierrot est très amoureux, il en va tout autrement de Charlotte. C'est une orpheline qui a été recueillie par une tante [2]. Si elle accepte d'épouser Pierrot, c'est très certainement parce qu'elle est pauvre et qu'elle ne peut pas se permettre de le refuser, mais elle ne ressent rien pour lui qui ressemble à de l'amour. Et Pierrot s'en plaint, et s'en plaint tous les jours comme on l'apprendra un peu plus loin [3]. Il lui reprochera alors de ne pas s'intéresser du tout à lui et de ne lui dire jamais mot [4]. Mais, aujourd'hui Pierrot est le héros du village, celui dont tout le monde parle. Et, pour une fois, Charlotte s'intéresse à lui. Pour une fois, pour la première fois peut-être, elle semble fière d'être sa fiancée. Pour une fois, elle lui parle spontanément et non pas seulement pour répondre à ses plaintes et à ses reproches, et elle lui parle pour lui dire quelque chose qui ressemble à un compliment comme le montre la réplique sur laquelle s'ouvre la scène : « Nostre-dinse, Piarrot, tu t'es trouvé là bien à point ». Et non seulement elle lui parle, mais elle l'invite même à parler, à lui faire le récit de ses exploits : « C'est donc le coup de vent da matin qui les avait ranvarsés dans la mar ». …… Pierrot a donc une occasion tout à fait exceptionnelle, de se mettre en valeur aux yeux de celle qu'il aime, une occasion comme il n'en retrouvera sans doute jamais de pareille, et il semble s'en rendre compte. Le début de sa tirade (« Aga guien je m'en vas te conter… ») suggère, en effet, que Pierrot qui n'a certainement pas l'habitude de faire de grands discours, va se mettre en frais pour faire plaisir à Charlotte et satisfaire sa curiosité. On le sent sûr de lui, sûr de l'effet que son récit ne va pas manquer de produire sur Charlotte. Or cet effet ne sera pas du tout celui qu'il escomptait : il va s'y prendre si mal que, bien loin de se grandir dans l'esprit de Charlotte et de faire des progrès dans son cœur, il ne va réussir qu'à la convaincre encore un peu plus qu'il n'est vraiment pas fait pour elle et qu'elle mériterait beaucoup mieux. À l'insigne maladresse du narrateur va donc s'ajouter la maladresse de l'amoureux qui n'est pas moins grande. …… Pierrot veut se mettre en valeur, il veut briller devant Charlotte. Pour ce faire, il a deux atouts, son action elle-même, le sauvetage difficile et peut-être risqué de deux hommes, et le fait que l'un de ces deux hommes est un grand seigneur. Sauver un grand seigneur, quel titre de gloire, quand on est un simple paysan ! On pourrait donc s'attendre non seulement à ce que Pierrot rapelle un fait si flatteur pour lui, mais même à ce que tout son récit soit centré là-dessus. Pierrot aurait pu évoquer longuement le grand seigneur se débattant désespérément dans l'eau, suffoquant, perdant connaissance, et, une fois recueilli dans la barque après bien des efforts, revenant péniblement à lui, crachant l'eau qui était entrée dans ses poumons et, dès qu'il avait retrouvé un peu de souffle, le consacrant à remercier, d'une voix faible, mais profondément émue, celui qui l'avait tiré de l'eau et sans lequel il ne serait plus. Certes il n'est pas sûr du tout que Dom Juan ait seulement pris la peine de remercier celui qui l'avait sauvé (il doit considérer que c'est lui qui a fait beaucoup d'honneur à Pierrot en lui permettant de le tirer de l'eau), ou, s'il l'a fait, ce fut sans doute très brièvement et sans vraie chaleur. Mais, pour se mettre en valeur aux yeux de Charlotte, Pierrot aurait pu broder un peu et faire dire à Dom Juan ce qu'il aurait pu, ce qu'il aurait dû dire. Or, non content d'escamoter presque entièrement l'opération de sauvetage, Pierrot ne songe même pas à rappeler que l'un des deux hommes qu'il a sauvés était un grand seigneur. Le laconisme de Pierrot dont fait preuve Pierrot en ce qui concerne le sauvetage lui-même ne serait pas si comique, s'il était d'un naturel taciturne et s'il avait l'habitude de n'employer que le moins de mots possible; sa discrétion ne prêterait pas à rire, si c'était vraiment de la discrétion, s'il était gêné d'avoir à raconter un fait qui est tout à son honneur. Mais ce n'est aucunement le goût de la concision, ce n'est aucunement la modestie qui expliquent la discrétion de Pierrot. S'il semble devenir discret et modeste, c'est seulement lorsqu'il en arrive au récit du sauvetage lui-même. Tout ce qu'il a dit jusque-là, en effet, nous l'a amplement prouvé : bien loin d'être d'un naturel taciturne et laconique, Pierrot est bavard et prolixe; bien loin d'être discret et modeste, il s'écoute volontiers parler et il aime se mettre en avant. N'ayant pas lu Pascal, il est à cent lieues de soupçonner que « le moi est haïssable ». On le voit dès le début de son récit : « car comme dit l'autre je les ay le premier avisez, avisez le premier je les ay », où la vanité de Pierrot s'exprime avec une naïveté véritablement infantile : on pourrait se croire dans une cour d'école primaire. Et la suite ne fait que renforcer cette impression. Si Pierrot dit « moy et le gros Lucas », et non « le gros Lucas, et moy », ce n'est pas seulement parce qu'il n'a pas lu de manuel de civilité et qu'on ne lui a pas appris qu'il ne fallait jamais se citer avant les autres, c'est parce qu'il est intimement persuadé non seulement de sa supériorité sur le gros Lucas, mais de son importance en général. Pierrot ne se croit pas seulement plus malin que le gros Lucas, ce qui est probablement vrai, il se croit aussi plus malin que beaucoup d'autres (« Je sçavois bian ce que je faisois pourtant, queuque niais ») et il n'hésite pas à vanter lui-même, à claironner ses qualités : « car je ses hazardeux moy, et je vas à la débandade ». La dernière phrase de son récit (« Vla justement, Charlotte, comme tout ça s'est fait ») achève de montrer que Pierrot est très content de lui : il est non seulement très fier de ce qu'il a fait, mais très satisfait aussi de la façon dont il l'a raconté, persuadé d'avoir trouvé les mots qu'il fallait et donné à Charlotte une très haute idée de ses mérites. …… L'incroyable précipitation avec laquelle Pierrot expédie le récit du sauvetage proprement dit produit ainsi un effet de surprise d'autant plus grand, et d'autant plus comique, que sa prolixité et sa hâblerie nous avait fait attendre tout le contraire. On se disait que ce récit allait être interminable et prendre des allures véritablement épiques, que Pierrot n'allait nous épargner aucun détail, et qu'au besoin il n'hésiterait pas à en rajouter et à inventer pour mieux se mettre en valeur. Mais, si, au moment même où il pouvait enfin se permettre de prendre son temps et de faire une narration précise et circonstanciée, si, au moment même où il se devait de le faire, Pierrot précipite soudainement le rythme de son récit, c'est sans doute, comme le suggère le début de la phrase (« Enfin, pour le faire court »), parce qu'il a le sentiment qu'il a déjà été bien long, alors qu'il avait annoncé un récit bref, c'est peut-être aussi parce que, tout bavard qu'il soit, il n'a guère l'habitude de faire de longs discours suivis, mais c'est surtout, c'est essentiellement parce que, pour lui, ce qu'il lui reste à dire est beaucoup moins important, beaucoup moins intéressant que ce qu'il a déjà dit et qu'il ne veut pas ennuyer Charlotte avec des détails qui lui paraissent sans intérêt et superflus. …… Car, si Pierrot est d'un naturel faraud, s'il est volontiers vantard, volontiers hâbleur, il ne met pas sa fierté là où normalement on la mettrait et il la met là où normalement on ne la mettrait pas. Alors qu'il ne semble aucunement fier de ce dont pourtant il aurait pu très légitimement être fier, avoir sauvé deux hommes, il se montre au contraire très fier de ce dont il n'a pas tellement lieu d'être fier. Il est fier d'abord d'avoir eu de meilleurs yeux que le gros Lucas; il est fier enfin et surtout d'avoir eu de la présence d'esprit et d'avoir su profiter de la situation pour soutirer dix sols au gros Lucas. Certes l'attitude de Pierrot peut se comprendre. Après tout le seul bénéfice tangible que lui a rapporté son aventure, ce sont les dix sols qu'il a gagnés au gros Lucas. La supériorité passagère que le hasard lui a donnée sur un grand seigneur ne l'intéresse pas vraiment; son sentiment de supériorité, il s'exerçe par rapport à son compagnon de tous les jours, le gros Lucas. Dom Juan, le grand seigneur, il ne le reverra plus, tandis que le gros Lucas, il va le revoir tous les jours, et on peut être sûr que pendant longtemps il va lui rappeler le pari qu'il a gagné. On peut être sûr que pendant longtemps il va lui dire tous les jours : « Hé Lucas, t'as bian cru que j'avois la barlue, mais morquenne t'avois les zieux pleins de tarre et ça t'a fait pardre ». Pour Pierrot, Dom Juan est un personnage quasi irréel : le monde réel, c'est celui du gros Lucas, c'est celui de son village et des paysans qui l'habitent. Mais, si Pierrot ne semble ainsi éprouver à l'égard du monde de la noblesse et de la cour aucun sentiment d'envie, aucune fascination, il en va tout autrement de Charlotte qui rêve de sortir de sa condition et de devenir une « Madame [5]», et Dom Juan ne manquera pas de jouer là-dessus pour la séduire [6]. Malheureusement Pierrot est trop profondément, trop foncièrement paysan pour comprendre qu'on puisse rêver d'une autre vie. C'est sa propre fierté que Pierrot contente, que Pierrot flatte dans son récit. L'image qu'il y donne de lui-même lui paraît on ne peut plus flatteuse et il ne se rend pas compte qu'elle n'est guère de nature à satisfaire Charlotte qui, elle, aurait voulu voir apparaître un autre Pierrot. Or c'est le Pierrot de tous les jours qu'elle retrouve dans son récit, celui qu'elle ne connaît que trop. Tout ce qu'il lui dit ne peut que lui rappeler ce qu'il devrait s'efforcer de lui faire parfois oublier, à savoir qu'il n'est et qu'il ne sera toujours qu'un paysan. …… Pour se mettre en valeur aux yeux de Charlotte, Pierrot avait un faire-valoir tout à fait inespéré, un grand seigneur. Au lieu de s'en servir, Pierrot utilise comme faire-valoir, le gros Lucas. Les deux protagonistes de son récit ne seront pas Pierrot et le grand seigneur, mais Pierrot et le gros Lucas. Charlotte ne va pas entendre l'histoire de Pierrot qui a sauvé de la noyade un grand seigneur, mais l'histoire de Pierrot qui a gagné un pari de dix sols contre le gros Lucas. Le gros Lucas [7] qui a sans doute l'âge de Pierrot est encore mentalement un enfant et sans doute le sera-t-il toujours. Un de ses plus grands plaisirs dans la vie, peut-être même son plus grand plaisir, c'est de jouer à se jeter des mottes de terre à la tête avec ceux qui veulent bien jouer avec lui. Certes c'est un jeu assez innocent, mais, même s'il pourrait être encore plus bête (Lucas pourrait préférer le fumier aux mottes de terre), il dénote assurément un esprit peu évolué. C'est pour le moins un jeu de rustre. La suite du récit ne fera d'ailleurs que confirmer le fait que Lucas, s'il n'est pas véritablement arriéré (il semble savoir compter) n'en est pas moins passablement demeuré. S'il va aussitôt contredire Pierrot, lorsque celui-ci lui dira qu'il croit avoir vu deux hommes dans la mer, c'est, semble-t-il, par pur esprit de contradiction Il n'a sans doute même pas pris la peine de regarder dans la direction que lui indiquait Pierrot (cela l'aurait distrait un instant de son jeu et aurait pu le déconcentrer). Après le plaisir de jeter des mottes de terre à la tête des autres, le plus grand plaisir du gros Lucas doit être celui de les contredire. Si son intelligence est peu développée et ne se développera sans doute jamais davantage, il en est de même de son sens moral, si l'on en juge par le caprice infantile qu'il va faire si mal à propos lorsque Pierrot l'invitera à aller au secours des deux hommes : « Non, ce ma til dit, ils m'ont fait pardre ». …… Le gros Lucas est manifestement le compagnon préféré, le meilleur copain de Pierrot. Si celui-ci se plaît tant avec lui, c'est sans doute parce que, sans être aussi infantile, il se sent proche de lui et partage en gros ses goûts (il ne consentirait pas à participer au jeu favori du gros Lucas, si ce jeu lui déplaisait vraiment), mais c'est aussi peut-être parce qu'avec le gros Lucas, il peut satisfaire aisément son besoin de se sentir supérieur. Avec lui, en effet, il doit toujours gagner à tous les jeux, à tous les paris (le pari qu'il vient de gagner contre lui n'est certainement pas le premier); avec lui, il est sûr d'être toujours le premier. Mais on peut penser que Charlotte n'apprécie guère le fait que son fiancé ait pour meilleur ami le gros Lucas, et qu'elle a déjà reproché plus d'une fois à Pierrot de prendre part à ses jeux stupides. Aussi, s'il pouvait difficilement ne pas mentionner dans son récit le gros Lucas puisqu'il a participé au sauvetage avec lui, aurait-il beaucoup mieux fait d'éviter de parler du jeu auquel le gros Lucas et lui étaient en train de se livrer La sottise de Pierrrot est d'autant plus grande qu'il semble être vaguement conscient que Charlotte n'apprécie guère le comportement du gros Lucas. Le « comme tu sais bian » suggère, en effet, que le goût du gros Lucas est bien connu de Charlotte et sans doute de tout le village, et que Charlotte, et sans doute tout le village, en ont depuis longtemps conclu que la cervelle du gros Lucas ne devait pas être en proportion avec le reste de son individu. Pierrot semble se rendre compte après coup qu'il a gaffé et essayer de se rattraper en suggérant qu'à la différence du gros Lucas, lui n'est pas vraiment un mordu de cet exercice qu'il ne pratique qu'occasionnellement : « et moy par fouas je batifole itou ». Mais le mal est fait et Charlotte doit penser une fois de plus avec irritation que, quand elle sera mariée avec Pierrot, elle aura sans cesse à subir le gros Lucas qui viendra tous les jours crotter son carrelage avec ses gros sabots pleins de terre. …… Pierrot aurait sans doute mieux fait aussi de ne pas parler du pari. Rien ne saurait mieux montrer, en effet, qu'il n'a vraiment pas l'âme d'un héros. Après Charlotte, c'est l'argent que Pierrot semble le plus aimer. Lui qui ne donnera aucun détail sur l'opération de sauvetage, il éprouve le besoin de préciser que les dix sols qu'il met en jeu sont constitués de « quatre pieces tapées, et cinq sols en doubles ». La partie la plus importante de son récit, l'élément véritablement dramatique, ce n'est pas le sauvetage, c'est le pari. Pierrot a le sentiment que l'aventure aurait pu mal se terminer, non pas parce que les deux hommes ont bien failli se noyer, mais parce qu'il a bien failli ne pas gagner ses dix sols. Il nous avait prévenu auparavant que les deux hommes n'avaient échappé que d'extrême justesse à la noyade, mais, au lieu d'exploiter ce fait pour soutenir l'intérêt et rendre son récit plus dramatique, il préfère indiquer qu'il a bien failli ne pas pouvoir conclure son pari avec Lucas et empocher ses dix sols, parce que, si la discussion avait duré un tout petit peu plus longtemps, s'il avait été moins à prompt à mettre ses dix sols en jeu, Lucas aurait enfin vu qu'il avait tort et n'aurait alors plus voulu conclure un pari qu'il aurait été sûr de perdre : « Enfin donc, je n'avons pas pas putost eu gagé que javon veu les deux hommes tout à plain qui nous faisiant signe de les aller quérir ». Ainsi le moment le plus intense de cette aventure n'a pas été pour Pierrot celui où il a enfin réussi à mettre les deux hommes dans sa barque, mais celui où il a mis dans sa poche l'argent du pari. C'est pourquoi il n'est aucunement gêné d'avouer qu'il a ramassé l'argent avant de songer à aller au secours des deux hommes; il en est tout fier, au contraire : « Et moy de tirer auparavant les enjeux ». Il croit sans doute que Charlotte sera contente de voir que son futur mari connaît la valeur de l'argent. Mais il aurait mieux fait de moins lui laisser voir à quel point il était peu romanesque et peu chevaleresque. …… Bien sûr Pierrot a sauvé deux hommes, Mais, comme il nous l'apprend lui-même, cela a été de justesse. Pierrot et Lucas ont bien failli arriver trop tard. Or, s'ils ont failli arriver trop tard, ce n'est pas seulement la faute de Lucas, mais bien aussi celle de Pierrot qui a proposé un pari à Lucas, qui a ensuite pris le temps de ramasser les enjeux ce qui n'a pas dû être très rapide, puisque une partie de la somme mise en jeu par Pierrot (et c'était sans doute aussi le cas de l'argent mis en jeu par Lucas) était en petite monnaie [8]. Au lieu de proposer un pari à Lucas, Pierrot aurait assurément mieux fait de lui proposer tout de suite d'aller voir si les hommes qu'il avait aperçus n'avaient pas besoin de secours. Il aurait mieux fait aussi, pour décider Lucas à aller au secours des deux hommes, de lui rendre l'argent qu'il lui avait gagné, ce qui aurait été plus rapide que de lui faire un sermon [9]. Et il ferait sans doute beaucoup mieux maintenant de passer complètement sous silence l'épisode du pari qui n'est pas vraiment à son honneur. Mais, de toute évidence, Pierrot n'en est aucunement conscient. Bien au contraire, c'est de cet épisode assez peu glorieux qu'il est surtout fier. On peut d'ailleurs penser que ce n'est pas la première fois qu'il profite de la lenteur d'esprit et de l'entêtement du gros Lucas pour lui soutirer quelques sous. …… Pierrot avait une occasion inespérée de donner à Charlotte une autre image de lui-même, de lui apparaître sous un autre jour, de se montrer, pour une fois, sinon romanesque du moins un peu moins rustre. Or, il ne saurait mieux lui montrer qu'il est et qu'il sera toujours le même. Car, il serait difficile, à moins d'être le gros Lucas lui-même, de se montrer plus foncièrement rustre et moins romanesque que Pierrot ne l'est ici. Mais Pierrot est trop content de ce qu'il est pour essayer de se montrer autre qu'il n'est. Dans son récit, la maladresse du narrateur et la maladresse de l'amoureux, loin d'être accidentelles, et c'est ce qui les rend si profondément comiques, sont le reflet, l'expression d'un caractère et d'une nature. Malheureusement pour lui ce caractère et cette nature ne sont guère faits pour séduire une jeune paysanne, assez romanesque, très consciente de ses charmes, et qui rêve de sortir de son milieu et de quitter la campagne. Or Pierrot vient de lui montrer, mieux qu'il ne l'avait encore jamais fait sans doute, qu'il est et qu'il sera toujours un cul-terreux indécrottable, au propre comme au figuré, pour qui tout l'univers se réduit et se réduira toujours à son petit coin de cambrousse. …… Rien d'étonnant, par conséquent, si le récit de Pierrot ne produit pas sur Charlotte l'effet qu'il en escomptait. Si, au début de la scène, Charlotte paraissait, pour une fois, s'intéresser un peu à Pierrot, cet intérêt est complètement retombé à la fin de son récit, comme le montre la question qu'elle lui pose alors et qui lui brûlait les lèvres : « Ne m'as-tu pas dit, Piarrot, qu'il y en a un qu'est bien pû mieux fait que les autres ». Tout au début de la scène, elle disait à Pierrot : « Nostre-dinse, Piarrot, tu t'es trouvé-là bien à point ». Or maintenant, lorsque Pierrot qui semble comprendre confusément qu'il n'a pas su se mettre en valeur, et qu'au lieu de se vanter d'avoir soutiré dix sols au gros Lucas, il aurait beaucoup mieux fait de se vanter d'avoir sauvé un grand seigneur, lui dit : « tout gros Monsieur qu'il est, il serait par ma fique nayé si je n'aviomme été là », elle lui répond ironiquement : « Ardez un peu ». Il vient enfin de lui dire ce qu'elle s'était attendue à l'entendre dire, ce qu'elle l'avait en quelque sorte invité à lui dire. Mais c'est trop tard. L'image que son récit lui a donné de lui correspond si peu à celle qu'elle aurait voulu voir apparaître, celle d'une sorte de héros, d'un personnage de roman d'aventures, qu'elle en arrive presque à se demander s'il a bien fait ce qu'il a fait. Pour un peu Pierrot qui s'est si peu vanté du sauvetage de Dom Juan, se verrait maintenant traité de vantard par Charlotte. Pour un peu elle suggérerait qu'il n'a au fond rien fait, et qu'il profite des circonstances pour essayer de se faire passer pour ce qu'il n'est pas. …… Pierrot, assurément, aurait beaucoup à apprendre de Dom Juan, car il est un fort piètre séducteur. Mais, s'il est un « anti-Dom Juan », pour reprendre l'expression de M. Jacques Guicharnaud [10], ce n'est pas seulement parce qu'il n'a pas son plus grand talent, c'est aussi parce qu'il n'a pas son plus grand défaut. S'il sait si peu « séduire », c'est aussi au sens ancien du mot : à la différence de de Dom Juan, il ne sait pas tromper et l'on ne peut s'empêcher d'éprouver de la sympathie pour quelqu'un qui essaie si peu de se faire passer pour ce qu'il n'est pas, même si c'est surtout par vanité et par sottise.
NOTES : [1] Acte III, scène 3, vers 764-765. [2] À la scène 2, lorsque Dom Juan lui demandera si elle veut bien l'épouser, elle lui répondra : « Oui, pourvu que ma tante le veuille », et, à la fin de la scène 3, Pierrot dira : « Jarni, je vas dire à sa tante tout ce ménage-ci ». Si Charlotte avait encore son père ou sa mère, c'est à eux que Dom Juan devrait demander sa main et c'est à eux que Pierrot irait se plaindre. [3] Lorsque Pierrot lui reprochera de ne pas l'aimer, elle lui répondra : « Mon quieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la mesme chose » et Pierrot répliquera : « ïe te dis toujou la mesme chose, parce que c'est toujou la mesme chose, et si ce n'était pas toujou la mesme chose, je ne te dirais pas toujou la mesme chose ». [4] « Mais toy, tu ne me dis jamais mot, t'es toujou là comme eune vraye souche de bois, et je passerais vingt fois devant toy que tu ne te grouillerais pas pour me bailler le moindre coup, ou me dire la moindre chose. » [5] A la scène 3, elle dira à Pierrot, après lui avoir annoncé que Dom Juan veut l'épouser : « Si tu m'aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne Madame ? […] Va va, Piarrot, ne te mets point en peine : si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous ». [6] Lorsque Charlotte apprendra à Dom Juan, à la scène 2, qu'elle doit bien tôt se marier avec Pierrot, il lui dira : « Quoi ? une personne comme vous serait la femme d'un simple paysan ! Non, non : c'est profaner tant de beautés, et vous n'êtes pas née pour demeurer dans un village. Vous méritez sans doute une meilleure fortune, et le Ciel, qui le connaît bien, m'a conduit tout exprès pour empêcher ce mariage, et rendre justice à vos charmes ; car enfin, belle Charlotte, je vous aime de tout mon cœur, et il ne tiendra qu'à vous que je vous arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans l'état où vous méritez d'être ». [7] Le texte ne permet pas de l'affirmer mais on peut se demander si le gros Luas n'est pas le frère de « la grosse Thomasse » que Pierrot va donner tout à l'heure en exemple à Charlotte pour lui montrer « comme l'en fait quand l'en aime comme il faut »: « Regarde la grosse Thomasse comme elle est assotée du jeune Robain, alle est toujou autour de ly à l'agacer, et ne le laisse jamais en repos. Toujou al ly fait queuque niche, ou ly baille queuque taloche en passant, et l'autre jour qu'il était assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous ly, et le fit choir tout de son long par tarre ». En effet, « la grosse Thomasse » ne rappelle pas « le gros Lucas » seulement par sa masse : elle le rappelle aussi par son comportement. [8] On ne sait pas de quelles pièces étaient constitués les six sols de Lucas, mais Pierrot lui a aligné « quatre pièces tapées, et cinq sols en doubles ». Les quatre pièces tapées sont des sous parisis, marqués (tapés) d'une fleur de lys, qui valent chacun 1,25 sol tournois Quatre pièces tapées représentent donc cinq sols. Pierrot a donné l'autre moitié de l'enjeu en doubles le double valant le sixième du sol, il en faut trente pour faire cinq sols. Pierrot a donc aligné 34 pièces. Si Lucas en a aligné autant, il lui a fallu ramasser 68 pièces. [9] On aurait aimé entendre le 'sermon' que Pierrot a fait au gros Lucas Mais il est probable que Pierrot, qui connaît bien le gros Lucas, n'a pas dû perdre de temps à lui faire vraiment la morale. Il a dû surtout le menacer de raconter à tous les gens du village qu'il avait refusé d'aller au secours des deux hommes. [10] Molière, une aventure théâtrale, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1963, p. 229.
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