Assez décodé !
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…………………………Introduction



Pendant bien longtemps, je n'ai eu qu'une connaissance très incomplète de l'œuvre de Freud, mais le peu que j'avais lu de lui et ce que je savais de ses théories avaient suffi à me convaincre que la psychanalyse ne méritait sans doute pas plus de crédit que la théologie ou l'astrologie et je m'étais promis de me mettre enfin, lorsque, étant à la retraite, j'aurais plus de loisirs, à lire Freud avec attention, et, comme mes amis m'incitaient à le faire [1], à entreprendre de le réfuter. Après avoir passé une bonne partie de sa vie à renverser les étals des marchands de salades, le vieux pourfendeur de fariboles que je suis, n'aurait pas manqué d'éprouver au moment de mourir un grand regret [2], s'il n'avait au moins une fois essayé de rompre des lances avec celui qui aura été sans doute le plus grand imposteur du vingtième siècle, Sigmund Freud. Je n'entends pas pour autant passer au crible l'ensemble de ses écrits et de ses théories : il ne me resterait de tout façon pas assez d'années à vivre pour mener à bien une telle entreprise. J'ai donc choisi de me restreindre et de n'examiner qu'une seule des théories du fondateur de la psychanalyse, mais une théorie suffisamment importante pour qu'en la ruinant, on puisse, sinon ruiner, du moins ébranler jusque dans ses fondements tout le système freudien.

Ayant toujours eu un faible pour les bébés et les tout petits, ce qui m'avait d'abord le plus frappé dans les thèses de Freud, c'est le caractère complètement irréaliste de la vision qu'il a de la petite enfance. Il n'hésite pas en effet à prêter aux plus jeunes enfants une vie psychologique déjà complexe, alors qu'il suffit, me semble-t-il, de les observer un instant pour se rendre compte que l'âge des problèmes psychologiques n'est pas encore venu pour eux, non plus que celui des interrogations métaphysiques. Et c'est précisément pourquoi il est si rafraîchissant et si rassérénant de les regarder. Nul n'est moins complexé qu'un petit enfant. Seul, me semble-t-il, un esprit tordu peut penser le contraire. J'ai donc d'abord pensé à réfuter les thèses extravagantes de Freud relatives à la sexualité infantile, mais d'autres plus qualifiés que moi l'ont déjà fait, notamment Pierre Debray-Ritzen [3], qui m'honorait de son amitié. Aussi me suis-je contenté d'écrire un petit article encore inédit sur « Freud et l'amnésie infantile ».

Mais ce qui a le plus contribué à me convaincre définitivement que, loin d'être le rationaliste et le positiviste que beaucoup veulent voir en lui, Freud était, au contraire, suivant la formule de Th. Alajouanine, « le plus grand créateur de mythes de notre temps [4]», ce fut, comme pour Aldous Huxley [5], la lecture de L'Interprétation des rêves [6] et c'est donc à la théorie freudienne du rêve que j'ai choisi finalement de m'attaquer. Certes je suis bien conscient de n'avoir aucune compétence particulière pour aborder un tel sujet et d'autres que moi, je le sais, à commencer par les psychologues, les psychiatres et surtout sans doute les neurobiologistes [7], sont assurément beaucoup mieux qualifiés pour le faire. Mais tout le tout le monde rêve toutes les nuits, et chacun de nous peut donc disposer d'un grand nombre d'observations qui semblent continuellement contredire les thèses de Freud. Il n'est donc pas nécessaire d'être un spécialiste pour contester sa théorie, à défaut de pouvoir en proposer une autre. Car je ne songe, bien sûr, aucunement à faire le tour de la question du rêve ni à opposer à la théorie de Freud ma propre théorie : je n'en ai pas et me sens parfaitement incapable d'apporter une quelconque lumière sur un sujet aussi difficile [8]. Je ne prétends même pas me livrer à une examen exhaustif des thèses de Freud, car, outre qu'il a beaucoup écrit sur le sujet, je sais par expérience [9] que, s'il est très vite fait de dire n'importe quoi, il faut, au contraire, souvent beaucoup de temps et beaucoup de patience pour arriver à prouver formellement que quelqu'un dit n'importe quoi. Je me contenterai de soulever un certain nombre d'objections dictées seulement par le bon sens et l'esprit logique, et inspirées, à l'occasion par mon expérience personnelle.

Si la théorie freudienne du rêve est particulièrement propre, me semble-t-il, à établir l'inanité de la psychanalyse, c'est d'abord parce qu'elle occupe dans l'œuvre de son fondateur une place considérable. L'Interprétation des rêves que Freud publie en 1900 est un gros livre de plus de cinq cents pages, son plus gros livre avec les Cinq Psychanalyses. L'année suivante, il publie de nouveau un livre beaucoup plus court sur le rêve, Le Rêve et son interprétation [10]. En 1909, il publie les Cinq Leçons sur la psychanalyse [11] dont la troisième traite aussi du rêve. On trouve également une vingtaine de pages sur le rêve dans Métapsychologie [12]. En 1917, il publie son Introduction à la psychanalyse [13] qui est particulièrement propre à montrer l'importance de l'étude du rêve dans la théorie freudienne puisque, dans ce livre destiné à présenter l'ensemble de ses thèses à un public qui ne les connaît pas encore, les pages consacrées au rêve occupent plus du tiers de l'ouvrage. En 1925, dans le troisième volume des Gesammelte Schriften, il publie « Quelques suppléments à l'ensemble de L'Interprétation du rêve [14]» Les deux premières des Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse [15], publiées en 1933, sont, elles aussi, consacrées au rêve. Enfin l'Abrégé de psychanalyse [16], resté inachevé, renferme bien sûr un petit chapitre sur le rêve. D'autres textes publiés dans des revues ou restés inédits traitent aussi du rêve, comme « Rêves dans le folklore [17]», comme « Rêve et télépathie [18]» ou « Remarques sur la théorie et la pratique de l'interprétation du rêve [19]». De plus, il convient d'ajouter à ces textes généraux certaines analyses de rêves particuliers que l'on trouve dans d'autres œuvres, notamment l'analyse des deux rêves de Dora et celle célèbre et si délirante du rêve de « l'homme aux loups » dans les Cinq Psychanalyses [20].

Mais l'importance de l'étude du rêve dans la théorie psychanalytique ne tient pas seulement au nombre de pages que Freud lui a consacrées. Il considère, en effet, qu'elle constitue le point de départ obligé pour aborder l'étude des maladies psychiques. Pour lui, « le rêve est un produit pathologique, le premier maillon de la chaîne qui comprend le symptôme hystérique, l'obsession, l'idée délirante [21]». Il s'ensuit donc qu' « une condition indispensable pour comprendre les processus psychiques dans l'hystérie et dans les autres psychonévroses est d'approfondir le problème du rêve [22]». Et Freud va jusqu'à dire, et cette déclaration est souvent citée, que « l'interprétation des rêves, est, en réalité, la voie royale de la connaissance de l'inconscient, la base la plus sûre de nos recherches, et c'est l'étude des rêves, plus qu'aucune autre, qui vous convaincra de la valeur de la psychanalyse [23]».

Et, de fait, l'étude des rêves a joué un rôle tout à fait primordial dans la constitution et le développement du système freudien. C'est elle, en effet, qui a donné à Freud une entière confiance dans la valeur de ses intuitions ; c'est elle qui l'a définitivement persuadé qu'il était sur la bonne voie ; c'est grâce à elle qu'il a cru trouver enfin la confirmation indiscutable de la validité de ses hypothèses, comme il le souligne lui-même dans la Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique  : « J'ai trouvé dans l'interprétation des rêves une source de consolation et de réconfort pendant les premières années de mon travail analytique, années les plus dures et les plus pénibles, car j'avais à mener de front la clinique, la technique et la thérapeutique des névroses et, dans l'isolement où je me trouvais, en présence des innombrables problèmes qui se pressaient devant moi et ayant à faire face à des difficultés souvent inextricables, je craignais de me trouver désorienté et de perdre toute assurance […] La vérification de mon postulat, d'après lequel une névrose doit être rendue intelligible grâce à l'analyse, se laissait souvent attendre chez le malade pendant un temps désespérément long ; mais les rêves, qui peuvent être considérés comme les analogues des symptômes, fournissaient à peu près toujours et dans tous les cas une confirmation de ce postulat.  »

« C'est seulement dans les succès que m'a procurés l'interprétation des rêves que j'ai puisé la force d'attendre et le courage de persévérer [24]. » On le voit, Freud nous avoue qu'il était parfois tenté de perdre confiance en lui-même, ce qui pour un homme aussi porté à croire qu'il était destiné à révolutionner la connaissance de l'être humain, devait être particulièrement pénible, ses malades ayant généralement du mal, malgré ses sollicitations et ses suggestions, à se décider à se comporter comme ils auraient dû le faire et à dire les choses qu'ils auraient dû dire pour lui permettre de vérifier ses théories. Et ils se montraient encore moins disposés à guérir afin de démontrer l'efficacité thérapeutique du traitement psychanalytique. Il faut dire, à leur décharge, qu'ils ne pouvaient pas savoir que le médecin qui les soignait allait devenir un des hommes les plus célèbres de son siècle. L'impatience que Freud, pressé qu'il était de voir ses théories confirmées par les faits, manifeste à ses débuts devant le peu de résultats qu'il obtenait, est a posteriori assez plaisante. En effet, maintenant que les psychanalystes ont pignon sur rue et qu'ils peuvent se permettre de demander des honoraires très élevés, ils s'accommodent fort bien de n'obtenir aucun résultat, ils ne s'inquiètent aucunement, ils ne se sentent pas le moins du monde gênés, lorsque, après des années de traitement, aucune amélioration ne s'est encore jamais produite dans l'état de leurs patients.

L'étude du rêve a donc été pour Freud une véritable aubaine. Ce fut pour lui une divine surprise de découvrir qu'en travaillant sur les rêves, il obtenait en quelques heures seulement les résultats qu'en plusieurs années, il n'arrivait pas à obtenir en travaillant sur les névroses. « Il n'est pas d'autre question, écrit-il dans L'Introduction à la psychanalyse, dont l'étude puisse fournir aussi rapidement la conviction de l'exactitude des propositions de la psychanalyse. Il faut plusieurs mois, voire plusieurs années de travail assidu pour montrer que les symptômes d'un cas de maladie névrotique possèdent un sens, servent à une intention et s'expliquent par l'histoire de la personne souffrante. Au contraire, il faut seulement un effort de plusieurs heures pour obtenir le même résultat en présence d'un rêve qui se présente tout d'abord comme confus et incompréhensible et pour obtenir ainsi une confirmation de toutes les présuppositions de la psychanalyse, concernant l'inconscient des processus psychiques, les mécanismes auxquels ils obéissent et les tendances qui se manifestent à travers ces processus [25]. » Avec le rêve, il avait enfin trouvé l'objet d'étude qu'il lui fallait. Certes il aurait pu se demander si la facilité avec laquelle il trouvait pour les rêves des explications qui lui paraissaient confirmer ses hypothèses, ne tenait pas seulement au fait que la confusion du rêve le rendait particulièrement propre à susciter les interprétations les plus diverses et les plus fantaisistes, et que c'était précisément la raison pour laquelle, à l'instar des entrailles de poulets, du vol des oiseaux, du marc de café ou de la boule de cristal, il avait toujours constitué un des supports favoris des devins et des voyants.

Mais, bien loin de s'inquiéter de prendre ainsi le relais des pratiques anciennes les plus obscurantistes, Freud ne craint pas de les réhabiliter. Il se félicite ainsi de voir perdurer l'état d'esprit préscientifique qui les inspirait : « Il serait d'ailleurs faux, écrit-il, de croire que, de nos jours, la doctrine de l'origine surnaturelle des rêves manque de partisans. En dehors même des écrivains religieux et mystiques Ð qui ont grandement raison de garder, aussi longtemps que les explications des sciences naturelles ne les en chassent pas, les restes du domaine, jadis si étendu, du surnaturel -, on rencontre des hommes sages et hostiles à toute pensée aventureuse qui s'efforcent d'étayer leur foi en l'existence et en l'action de forces surhumaines précisément sur le caractère inexplicable des visions des rêves [26]». Comment ne pas être très surpris de voir le futur auteur de L'Avenir d'une illusion encourager les « écrivains religieux et mystiques » à continuer à croire au surnaturel le plus longtemps possible ? Comment ne pas être abasourdi de l'entendre proclamer « sages et hostiles à toute pensée aventureuse »des hommes « qui s'efforcent d'étayer leur foi en l'existence et en l'action de forces surhumaines »? Pour un peu, Freud se ferait le défenseur de ce qu'on appelle aujourd'hui la parapsychologie.

En tout cas, il veut voir dans la croyance en l'importance du rêve l'expression d'une sagesse ancestrale et populaire, capable d'apercevoir des « vérités » que les spécialistes, les hommes de sciences, les médecins et notamment les psychiatres ont tendance à rejeter avec dédain : « Ce sont précisément, remarque-t-il, les auteurs médicaux qui sont le plus tentés de déprécier l'activité psychologique du rêve, tandis que les philosophes et les observateurs non professionnels, les psychologues amateurs - dont en ce domaine il ne convient pas de négliger les contributions - maintiennent la valeur psychique du rêve ; ils sont en cela plus proches du sentiment populaire [27]  ». Comment ne pas penser, en lisant ces lignes, à ce que, chez Molière, Sganarelle dit à dom juan « Personne ne saurait se vanter de m'avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens et mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres [28]» ?

Mais Freud ne pense pas seulement que les hommes les moins capables de comprendre la vraie nature du rêve, sont les scientifiques et, en particulier, les médecins. Il estime plus généralement que la médecine est sans doute la discipline la plus éloignée de la démarche psychanalytique. En 1926, dans La question de l'analyse profane, non content de prendre résolument position contre les psychanalyses, notamment américains, qui pensent que pour pratiquer l'analyse, il faut d'abord avoir fait ses études de médecine, le fondateur de la psychanalyse, qui nous avoue au passage qu'il n'a jamais eu de véritable vocation médicale [29], ne craint pas d'affirmer que, loin de préparer à la pratique de la psychanalyse, la formation médicale oriente les étudiants dans une direction diamétralement opposée : « Le médecin a acquis à l'Ecole de médecine une formation qui est à peu près le contraire de ce dont il aurait besoin pour se préparer à la psychanalyse. Son attention a été dirigée sur des réalités anatomiques, physiques, chimiques, objectivement déterminables, qui, comprises exactement et influencées de façon appropriée, conditionnent le succès du traitement médical. Le problème de la vie ne rentre dans son champ de vision que dans la mesure où jusqu'ici il s'est expliqué à nous par le jeu des forces qui sont également décelables dans la nature inorganique. Son intérêt pour les aspects psychiques des phénomènes de la vie n'est pas éveillé, l'étude des opérations supérieures de l'esprit ne concerne en rien la médecine, elle est du domaine d'une autre Faculté. Seule la psychiatrie devrait s'occuper des troubles des fonctions psychiques, mais on sait de quelle manière et dans quels desseins elle le fait. Elle recherche les conditions physiques des troubles psychiques et les traite comme d'autres facteurs étiologiques de la maladie [30]». Ces propos sont évidemment assez surprenants et ils ne laissent pas, d'ailleurs, d'embarrasser les freudiens. Ainsi, dans la préface qu'il a écrite pour l'édition folio de La question de l'analyse profane, J.-B. Pontalis estime que, dans son souci d' « établir l'autonomie, l'irréductible nouveauté de la psychanalyse […] Freud en vient à forcer un peu la note : il préfère marquer sa dette envers la mythologie ou le savoir populaire plutôt que de reconnaître une filiation quelconque entre la médecine et la psychanalyse [31]».

< p>Mais la déclaration le plus étonnante se trouve sans doute dans la Préface à la troisième édition des Trois essais sur la théorie sexuelle où l'on peut lire ceci : « En plus de la dépendance générale de mon travail à l'égard de la recherche psychanalytique, il me faut souligner parmi ses caractéristiques son indépendance délibérée vis-à-vis de la recherche biologique. J'ai soigneusement évité d'introduire, dans cette étude de la fonction sexuelle de l'homme que la technique de la psychanalyse nous permet d'entreprendre, des présomptions scientifiques provenant de la biologie sexuelle générale ou relative à des espèces particulières. En fait, mon but était de m'informer de ce qu'on pouvait découvrir sur la vie sexuelle humaine avec les moyens de l'exploration psychologique ; j'étais en droit d'indiquer des connexions ou des concordances qui s'étaient révélées au cours de cette investigation, mais je n'avais aucune raison de me laisser déconcerter lorsque sur certains points importants la méthode psychanalytique conduisait à des perspectives et à des résultats qui s'écartaient considérablement de ceux qui se fondaient simplement sur la biologie [32]». Voilà, on l'avouera, une déclaration tout à fait ahurissante. L'attitude de Freud ressemble fort à celle de tous les croyants fondamentalistes qui refusent de prendre en considération les découvertes scientifiques qui ne s'accordent pas avec leurs convictions.

Pour achever de se convaincre du caractère parfois tout à fait obscurantiste de l'attitude de Freud, il n'est que de lire la troisième partie, « La signification occulte du rêve », des « Quelques suppléments à l'ensemble de l'interprétation du rêve ». On y découvre qu'il se montre tout disposé à croire en la réalité de la télépathie et il ne craint pas de supposer qu'elle puisse intervenir dans les rêves : « S'il y a des messages télépathiques, on ne peut écarter la possibilité qu'ils atteignent aussi le dormeur et qu'ils soient saisis par lui dans le rêve […] on ne peut davantage écarter le fait que des messages télépathiques qui ont été reçus durant le jour n'arrivent à élaboration que dans le rêve de la nuit suivante. Il n'y aurait pas même à objecter à ce que le matériel transmis par télépathie soit, dans le rêve modifié et reconfiguré comme un autre ». On le voit, Freud ne craint pas d'affirmer qu'il est possible d'utiliser pour construire un rêve des messages télépathiques reçus pendant la journée et il va même jusqu'à supposer que le cerveau endormi et en train de rêver puisse recevoir des messages télépathiques. Dans ce texte, il se déclare, en revanche, très sceptique à l'égard des rêves prémonitoires. Pourtant il semble parfois tenté de leur faire crédit, à en juger par la façon dont il commente une prédiction faite à Alexandre et rapportée par Plutarque : « Alors que le roi assiégeait la ville de Tyr, qui se défendait avec acharnement (322 av. J.-C.), il vit en rêve un satyre dansant. Le devin Aristandre, qui suivait l'armée, interpréta ce rêve en décomposant le mot 'satyros' en 'sa Tyros' (Tyr est à toi) ; il crut ainsi promettre au roi la prise de la ville. À la suite de cette interprétation, Alexandre se décida à continuer le siège et finit par conquérir Tyr. L'interprétation, qui paraît assez artificieuse, était incontestablement exacte [34]». On ne peut assurément que donner raison à Freud lorsqu'il juge l'interprétation du devin « assez artificieuse »: c'est le moins qu'on puisse dire, encore qu'elle ne le soit pas plus que beaucoup de ses interprétations à lui. Mais on est d'autant plus abasourdi de voir qu'il n'en estime pas moins qu'elle « était incontestablement exacte ». On peut hésiter, il est vrai, sur le sens exact à donner à cette affirmation : Freud a-t-il seulement voulu dire que le devin ne s'était pas trompé en pensant que le rêve d'Alexandre traduisait son désir de prendre Tyr, ou veut-il dire qu'il avait eu raison de prétendre que ce rêve était prémonitoire et annonçait effectivement la prise de la ville ? Dans le premier cas, l'affirmation de Freud serait déjà imprudente, mais, dans le second, elle serait tout à fait consternante. Je me sens incapable de trancher vraiment entre ceux deux solutions, mais je pencherais plutôt en faveur de la seconde. Car le fait de dire que l'interprétation « était incontestablement exacte », bien qu'elle parût « assez artificieuse », semble suggérer que les faits ont donné raison au devin. Or les faits ne sauraient jamais donner raison aux devins. En effet, quand l'événement prédit par un devin se produit effectivement, cela ne veut aucunement dire que le devin avait effectivement « vu » à l'avance cet événement. Si les événements que prédisent les devins se réalisent assez souvent, c'est simplement parce qu'ils prennent généralement grand soin de ne prévoir que des événements effectivement prévisibles, que des événement qui ont toutes les chances de se produire. Et, s'ils se trompent parfois très lourdement, c'est parce qu'en ne prédisant jamais que des événements hautement prévisibles, ils finiraient pas par donner à penser qu'ils sont comme tout le monde et qu'ils ne « voient » rien du tout. Ils sont donc obligés de temps à autre de prendre des risques et d'annoncer des événements très aléatoires, voire tout à fait improbables. Mais les devins qui prédisaient la victoire à Alexandre ne prenaient, eux, que peu de risques.

Admettons pourtant que Freud n'ait pas voulu dire que le devin avait effectivement lu l'avenir dans le rêve d'Alexandre. Admettons qu'il ait seulement voulu dire qu'il avait correctement déchiffré ce rêve en y voyant l'expression du désir de s'emparer de Tyr. Loin d'être « incontestable », l'affirmation de Freud n'en serait pas moins tout à fait hasardeuse. Car s'il est incontestable qu'Alexandre a pris Tyr, il n'y a aucune raison de penser que son rêve avait un quelconque rapport avec le siège de Tyr. Freud félicite le devin pour la pertinence de son interprétation, mais il est probable que le devin n'a, à proprement parler, aucunement cherché à « interpréter » le rêve d'Alexandre : il ne s'est pas demandé quel sens avait ce rêve ni même s'il en avait un. Alexandre lui avait demandé de lui dire s'il allait ou non s'emparer de Tyr, en souhaitant, bien sûr, et le devin ne pouvait pas l'ignorer, que la réponse fût positive. Il n'avait donc aucune raison de s'interroger sur la signification du rêve d'Alexandre, puisque, avant même de le connaître, il savait déjà quel sens il allait devoir lui donner. Son seul problème était donc d'arriver à faire dire au rêve ce que, à première vue, il ne disait aucunement. En l'occurrence sa tâche a été facilité par le fait que le nom de la ville (Tyros), nom qu'il lui fallait autant que possible retrouver dans le rêve, est court. Le problème aurait été nettement plus difficile s'il s'était agi d'une ville au nom plus compliqué, comme Ecbatane, Trapézonte, ou Pasargades. Somme toute, Freud a raison, et plus encore qu'il ne le pense, de féliciter ce devin. Car celui-ci a fait ce que lui-même ne cesse de faire avec tous ses patients. Comme le devin, il sait en gros d'avance, quand il les fait parler, et notamment quand il les fait raconter leurs rêves, ce que leurs propos devront révéler  : un problème sexuel ou lié à la sexualité. La difficulté est donc pour lui, comme pour le devin, d'arriver à trouver un lien si fragile, si saugrenu, si rocambolesque qu'il puisse paraître à première vue, entre les propos de ses patients et la réalité cachée qu'ils sont censés traduire. La différence entre Freud et le devin, c'est que le premier croit à la réalité de ce lien, tandis que le second, plus lucide, sait sans doute fort bien qu'il est parfaitement artificiel. Quant à la méthode qu'ils utilisent l'un et l'autre, elle est, en gros la même, et consiste essentiellement à jouer sur les mots. Mais celle que Freud a mise au point est particulièrement élaborée et lui permet de donner à n'importe quel rêve n'importe quelle signification. Elle consiste, d'une part, à éliminer, dans le récit initial du patient, non seulement tout ce qui pourrait contredire l'interprétation à laquelle il souhaite arriver, mais aussi tout ce dont il ne peut pas se servir pour essayer de la justifier, et, d'autre part, à introduire petit à petit les éléments à partir desquels il échafaudera son explication. À la fin de l'opération, il ne reste souvent presque rien et parfois rien du tout du récit initial. Le seul examen de la méthode utilisée par Freud pour l'interprétation des rêves suffirait, croyons-nous, à ruiner par avance tous les résultats auxquels il prétend parvenir. C'est ce que nous allons essayer de montrer tout d'abord.


 

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NOTES :

[1] Et parfois aussi mes adversaires. Dans Assez décodé ! j'avais tourné en dérision certaines interprétations, d'nspiration psychanalytique, particulièrement loufoques de grands textes littéraires. Ainsi, dans l'article intitulé « Les bêtes noires de M. Pommier » qu'il avait consacré à mon livre dans Le Journal de Genève, M. Jean-Charles Gateau m'it lancé deux défis : « On attend le match Pommier-Barthes ou Pommier-Freud ». J'ai relevé le premier, avec mon Roland Barthes, ras le bol et ma thèse, Le « Sur Racine » de Roland Barthes ; il me restait à relever le second.

[2] Je ne prétends pas pour autant que je mourrai sans éprouver de regrets. Mais je n'aurai du moins pas celui-ci.

[3] Voir La Scolastique freudienne (Fayard, 1972), La Psychanalyse, cette imposture (Albin Michel, 1991) et, plus particulièrement, Petite Histoire naturelle de la sexualité infantile expurgée des jobardises, (éditions Pierre-Marcel Favre, Lausanne, 1982). J'ajouterai que, sur ce sujet, j'aurais tendance à me sentir encore plus éloigné des thèses de Freud que ne l'était Pierre Debray-Ritzen.

[4] Cité par Pierre Debray-Ritzen, La Scolastique Freudienne, p. 138.

[5] « Ma profonde incrédulité à l'égard de la psychanalyse prit naissance il y a maintenant plusieurs années à la lecture de la théorie Freudienne de l'interprétation des rêves » (« Une supercherie pour notre siècle« , article paru dans la revue The Forum, 1925, pp. 313-320, traduit par Agnès Bonhomme, dans LeLivre noir de la psychanalyse, Editions des Arênes, 2005, p. 407).

[6] P.U.F., 1967. Je ne suis pas d'accord sur ce point avec ce qu'écrit Pierre Debray-Ritzen dans La Scolastique Freudienne : « Le sujet des rêves, qui est sans doute un sujet plus fascinant que sérieux, est sans doute un des domaines freudiens qui résistent le moins mal à la critique » (p. 91). Mais il pourrait avoir changé d'avis par la suite, car, dans La Psychanalyse cette imposture (Albin Michel, 1991), alors qu'il reprend assez souvent, et parfois littéralement, les propos qu'il avait tenus dans La Scolastique Freudienne, il ne reprend pas celui-ci, même sous une forme un peu différente.

[7] Comme l'américain Allan Hobson (Le Cerveau rêvant, Gallimard, 1992) et le français Michel Jouvet (Le Sommeil et le rêve, Odile Jacob, 1992). Notons que l'un et l'autre rejettent résolument le modèle freudien.

[8] Ceux-là mieux qui seraient le mieux placés pour répondre à toutes les questions que pose le rêve sont conscients d'être encore bien loin de pouvoir le faire, si j'en juge par ce que dit Michel Jouvet dans la conclusion de son livre : « Il nous faut donc bien avouer notre ignorance considérable lorsque nous étudions le sommeil et le rêve. Même si intuitivement nous devinons que l'un des rôles du sommeil est d'économiser l'énergie cérébrale, nous savons aussi qu'il prépare les conditions suffisantes à l'apparition du rêve. Mais pourquoi l'évolution nous a-t-elle construit un cerveau qui périodiquement, au cours du sommeil est soumis à une machinerie qui délivre des images fantasques, paralyse notre tonus musculaire, supprime la plupart des régulations homéostatiques et déclenche une érection ? Nous connaissons beaucoup du comment sans que cela nous autorise à connaître le pourquoi puisque nous sommes incapables de déceler des modifications évidentes au niveau du comportement, du cerveau ou de l'organisme lorsque nous supprimons durablement le sommeil paradoxal ou le rêve chez l'animal et l'homme » (op. cit., p. 212).

[9] J'ai dû souvent, dans ma thèse, Le « Sur Racine »de Roland Barthes, écrire une bonne vingtaine de pages pour démontrer l'absurdité d'une affirmation qui tenait en deux lignes.

[10] Collection « Idées, », Gallimard, 1925.

[11] Petite bibliothèque Payot, 2001, suivi de Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique.

[12] Folio Essais, Gallimard, 1968.

[13] Petite bibliothèque Payot, 2001.

[14] Œuvres complètes, tome XVII, P.U.F., 1992, pp. 173-188.

[15] Folio Essais, Gallimard 1984. La première de ces deux conférences, intitulée « Révision de la théorie du rêve », est de loin la plus importante puisque Freud y apporte quelques correctifs à ses thèses. On en trouvera une intéressante discussion dans le livre d'Adolf Grünbaum, La psychanalyse à l'épreuve, pp. 128-134.

[16] P.U.F. 1949.

[17] Résultats, idées, problèmes, tome I, P.U.F., 1984, pp. 145-168.

[18] Résultats, idées, problèmes, tome II, P.U.F., 1985, pp. 25-48.

[19] Ibid., pp. 79-91.

[20] Voir P.U.F., Bibliothèque de psychanalyse, 1954, pp. 46 sq. et 342 sq.

[21] Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, p. 25

[22] Cinq psychanalyses, p. 45. Dans les Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Freud dit de même : « Vous savez, Mesdames et Messieurs, que c'est l'étude du rêve qui nous a, la première, aidé à comprendre les névroses »(p. 41).

[23] Cinq Leçons sur la psychanalyse, p. 45. Citons aussi cette déclaration qui va dans le même sens : « L'étude du rêve peut être tenue pour la voie la plus sûre dans l'exploration des processus psychiques des profondeurs » (« Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 56).

[24] Op. cit., pp.104-105.

[25] Op. cit., p. 287.

[26] L'Interprétation des rêves, p. 14.

[27] Ibid., pp. 63-64. Citons encore ce qu'il écrit dans Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen : « La science et la majorité des personnes cultivées sourient quand on leur demande d'interpréter un rêve ; seul le peuple attaché à la superstition, qui perpétue sous ce rapport les convictions de l'Antiquité, ne veut pas renoncer à la possibilité d'interpréter les rêves et l'auteur de L'Interprétation du rêve a osé prendre parti pour les Anciens et la superstition, à l'encontre de l'opposition de la science rigoureuse » (Connaissance de l'inconscient, Gallimard, 1986, pp. 139-140).

[28] Molière, Dom Juan, acte III scène 1.

[29] « Après quarante et un ans d'activité médicale, la connaissance que j'ai de moi-même me dit qu'au fond je n'ai jamais été un véritable médecin. Je suis devenu médecin par suite d'une déviation forcée de mon dessein originel, et le triomphe de ma vie consiste à avoir retrouvé, après un long détour, la direction initiale. De mes premières années je n'ai pas connaissance du moindre besoin d'aider des hommes qui souffrent, ma disposition sadique n'était pas très grande, aussi parmi ses rejetons celui-là n'eut pas besoin de se développer. Je n'ai jamais non plus joué au 'docteur', ma curiosité infantile suivant apparemment d'autres voies. Dans mes années de jeunesse, le besoin de comprendre un peu les énigmes de ce monde et peut-être même de contribuer un peu à leur solution l'emporta. L'inscription à la Faculté de médecine sembla la meilleur voie pour y parvenir ; mais j'essayai alors - sans succès - de la zoologie et de la chimie, jusqu'à ce que sous l'influence de von Brücke, la plus grande autorité qui ait jamais exercé une action sur moi, je m'en tienne à la physiologie, qui à cette époque se limitait, à vrai dire par trop, à l'histologie. J'avais alors passé tous mes examens de médecine sans m'intéresser à rien de médical, quand le vénéré professeur me mit en garde » (Folio essais, Gallimard, 1985, pp. 145-146).

[30] Ibid., p. 107.

[31] Ibid., p. 13.

[32] Folio essais, Gallimard, 1987, pp. 29-30.

[33] Op. cit., p. 188.

[34] Introduction à la psychanalyse, p. 283

 

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