Assez décodé !
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…………………………Conclusion Freud a raison. Si l'on veut se faire assez rapidement une opinion sur la psychanalyse, c'est par la théorie du rêve qu'il convient de l'aborder. Mais, au lieu, comme il le pense, de nous convaincre de sa valeur, elle ne peut que nous persuader de son ineptie. Car, sur le rêve, Freud a tout faux. Je ne veux pas dire par là que tout ce qu'il dit sur le sujet est toujours faux, et que le rêve n'est jamais ce qu'il prétend qu'il est. Il est vrai notamment que le rêve se nourrit souvent des impressions de la veille ; il est vrai que l'on retrouve assez souvent dans le rêve des souvenirs remontant à l'enfance ; il est vrai que le rêve correspond parfois à la réalisation d'un désir. Ce sont là des constatations que tout le monde a toujours faites. et il n'est pas besoin d'être freudien pour les faire. Ce qui est propre à Freud, c'est de leur attribuer une portée universelle et de prétendre que le rêve se nourrit toujours des impressions de la veille, qu'en même temps il fait toujours appel à des souvenirs d'enfance et qu'il se sert toujours de ceux-ci comme de celles-là pour réaliser un désir. Si Freud a tout faux, c'est donc d'abord parce qu'il veut ériger des règles universelles à partir de constatations qui ne le sont pas. Mais il ne s'en tient pas là et il ne pouvait pas s'en tenir là. Quand on prétend, en effet, ériger des observations particulières en lois universelles, on se heurte bien vite à des difficultés nombreuses et considérables. Car il faut alors essayer d'expliquer pourquoi ces lois censées être universelles souffrent, au moins en apparence, autant d'exceptions, pourquoi tant d'observations semblent clairement les démentir. Pour ce faire, on est obligé de définir de nouvelles lois prétendument universelles, elles aussi, mais encore beaucoup plus incertaines que les premières, puisque, au lieu de ne paraître se vérifier que dans certains cas seulement, elles semblent souvent ne se vérifier dans aucun. Qu'à cela ne tienne ! Elles seront, de ce fait, encore plus propres que les premières à impressionner les jobards. Loin d'être originale, la démarche de Freud est tout à fait banale. Elle est celle de tous les fondateurs de systèmes et consiste en une perpétuelle fuite en avant qui les fait aller toujours plus loin sur le chemin sans fin de l'arbitraire et de l'absurde. Voulant à tout prix établir une hypothèse imprudente, ils sont bien vite amenés à formuler d'autres hypothèses de plus en plus imprudentes, pour devenir bientôt franchement extravagantes et en fin de compte totalement délirantes. L'élaboration de la théorie freudienne du rêve illustre parfaitement ce processus. À la suite du rêve de l'injection faite à Irma, Freud a cru faire une découverte révolutionnaire de nature à lui permettre de résoudre définitivement le problème du fonctionnement et de la fonction du rêve, à savoir qu'il représente toujours la réalisation d'un désir. Cette hypothèse, en soi, n'était pas absurde. Le rêve aurait sans doute pu avoir une fonction de compensation et de consolation, il aurait pu à nous aider à supporter nos déboires et nos frustrations et, grâce à lui, nous aurions eu des nuits plus belles que nos jours. Mais, dès que l'on commence à se demander si les faits semblent bien confirmer cette hypothèse, on est aussitôt obligé de conclure qu'il n'en est rien. Loin d'être la règle, les rêves qui correspondent à la réalisation d'un désir, sont, au contraire, l'exception. Bien plus nombreux sont ceux dans lesquels nous sommes dans l'incapacité de faire ce que nous voudrions faire, et, au total, la plupart des rêves nous placent dans une situation pénible ou à tout le moins inconfortable. Pour essayer de lever cette objection si forte qu'elle semble tout à fait rédhibitoire, Freud va être amené à proposer toute une série d'autres hypothèses, aussitôt transformées en thèses, encore beaucoup plus aventureuses que la première, mais qui, de ce fait, auront pour lui le grand avantage qu'il sera beaucoup plus difficile d'en contester la validité. Il commence par affirmer que, si le rêve semble si peu souvent correspondre à la réalisation d'un désir, c'est parce que cette réalisation est, dans la plupart des cas, déguisée et reste donc inconsciente. Mais il lui faut alors expliquer pourquoi le rêve ne réalise le plus souvent nos désirs que de façon déguisée. Freud répond en prétendant qu'il s'agit de désirs cachés, de désirs que l'on n'ose pas s'avouer à soi-même et que l'on a refoulés tout au fond de notre inconscient. Il lui faut alors expliquer pourquoi le rêve fait resurgir ces désirs refoulés et les réactive. Freud répond en disant que la censure morale qui, quand nous sommes éveillés, nous oblige à refouler ces désirs, devient moins vigilante pendant le sommeil. Il lui faut alors expliquer pourquoi les désirs, qui profitent de l'affaiblissement de la censure pour se manifester de façon déguisée, ne poussent pas plus loin leur avantage en se montrant sans voile. Freud répond en disant que, pendant le sommeil, la censure est seulement affaiblie, et non abolie. La réalisation déguisée du désir est donc un compromis entre deux forces, celle du désir qui tend à se réaliser le plus complètement possible, et donc clairement, et celle de la censure qui le contraint à se contenter d'une réalisation déguisée. Mais ces explications, de plus en plus embrouillées, sont de moins en moins convaincantes. Et l'on ne comprend toujours pas pourquoi, au lieu de nous procurer du plaisir, le rêve produit le plus souvent une impression pénible, voire un sentiment d'angoisse. On pourrait certes ! comprendre que la réalisation d'un désir ne puisse apporter, quand elle est déguisée, une satisfaction aussi grande que si elle était claire, mais on ne comprend guère qu'elle n'en apporte aucune et l'on comprend encore bien moins qu'elle procure, au contraire, des impressions généralement désagréables. Pour essayer de répondre à cette objection, Freud fait de nouveau appel à la censure. Si un désir a été refoulé, c'est parce qu'il faisait peur. Il est donc normal, pense-t-il, que sa réalisation, même soigneusement déguisée, puisse engendrer un sentiment de malaise susceptible de se transformer en angoisse, si le voile qui le cache tend à se déchirer, et finalement réveiller brusquement le dormeur avant qu'il n'apparaisse clairement à la conscience. On a donc cru comprendre tout d'abord que la réalisation du désir ne procurait aucun plaisir au rêveur parce qu'elle restait soigneusement déguisée, et l'on apprend ensuite qu'elle doit absolument rester cachée sous peine d'engendrer un sentiment d'anxiété qui risquerait de provoquer le réveil. Pour compliquer encore un peu plus les choses, Freud, n'arrivant pas à déterminer quel désir certains rêves étaient censés réaliser, a cru bon, pour se tirer d'embarras, de décréter que ce désir n'était autre que celui de continuer à dormir. Et, comme à son habitude, il a aussitôt conféré un caractère universel à cette nouvelle explication et prétendu que tous les rêves avaient pour fonction de préserver le sommeil. Au de-là donc des désirs divers que l'analyse des rêves permettrait de découvrir, il y aurait donc dans tous les cas un autre désir toujours le même, celui de continuer à dormir. Et l'on croit comprendre alors que la réalisation de ces désirs divers n'est pas alors la véritable fin du prétendu travail du rêve, mais seulement le moyen d'y parvenir, c'est- dire de réaliser le désir de continuer à dormir. C'est parce que nos désirs risquent de perturber notre sommeil que le rêve doit en quelque sorte les neutraliser en leur assurant une réalisation imaginaire. Mais il faut en même temps, quand il s'agit de désirs refoulés, ce qui est, selon Freud, le cas le plus fréquent, que cette réalisation reste voilée sous peine de produire l'effet contraire et de provoquer le réveil. Au total, plus on avance dans la découverte de la théorie freudienne du rêve et plus on éprouve l'impression d'être effectivement dans le monde du rêve, un monde toujours instable, incohérent et insaisissable. Pourtant, plus encore que le caractère souvent très arbitraire, voire absurde de ses thèses, ce qui est le plus propre à nous convaincre que Freud a tout faux sur le sujet, ce sont les analyses de rêves qu'il nous propose pour les illustrer et établir leur validité. Car, faisant continuellement appel à des associations saugrenues et à des symboles rocambolesques, elles atteignent sans cesse à un degré de gratuité et d'extravagance tout à fait extraordinaires. Freud se comporte comme un magicien qui, grâce à divers artifices divers et à tout un attirail d'objets truqués, transforme n'importe quoi en n'importe quoi. Et il a beau avoir mis au point toute une série de tours de passe-passe qui lui permettent de donner à tous les rêves le sens qu'il veut à tout prix leur donner, il n'arrive pour ainsi dire jamais à nous proposer des interprétations qui illustrent l'ensemble de ses thèses. Il leur manque, en effet, toujours quelque chose : tantôt on y cherche en vain un souvenir d'enfance, tantôt on n'y retrouve aucune réminiscence des événements de la veille ou des jours précédents, tantôt on n'arrive pas à voir pour quelle raison le désir que Feud a cru y déceler aurait été refoulé comme il le prétend, tantôt enfin on n'y découvre nulle trace de la réalisation d'un quelconque désir, exception faite, bien sûr, de l'hypothétique désir de continuer à dormir. Au total, Freud ne nous raconte guère sur le sujet du rêve que des histoires à dormir debout et l'on se demande sans cesse si Sigmund se fout du monde ou s'il marche sur la tête. Il est difficile de trancher mais, tout compte fait, je choisirai plutôt la seconde hypothèse : si Freud a tout faux, c'est parce que Sigmund est fou. Je ne veux pas dire par là que Freud est un malade mental. Sa « folie » n'est pas une véritable folie : son origine n'est aucunement organique, mais purement psychologique. Freud et ses disciples prétendent que tous les troubles mentaux ont des causes psychologiques, alors même que, comme l'autisme, ils sont uniquement dus à un dérèglement cérébral d'origine génétique ou à une dégénérescence neuronale qui peut être provoquée par une maladie, comme la syphilis. Freud a passé sa vie à essayer de guérir les autres par une méthode purement psychologique pour des troubles psychiques qui, lorsqu'ils n'existaient pas seulement dans son imagination, comme dans le cas du petit Hans, avaient sans doute une origine physiologique, et il n'a pas su déceler le seul cas de « folie »purement psychologique qu'il ait peut-être effectivement rencontré, celui, du moins, qu'il n'aurait pas dû ne pas détecter, puisqu'il était mieux placé que personne pour le faire, et qu'il avait eu toute la vie pour l'observer, puisque le patient en question s'appelait Sigmund Freud. À propos du fameux épisode de Turin qui a vu Nietzsche se jeter en pleurant au cou d'un cheval que son maître frappait et qui fut la première manifestation de sa folie, Roland Barthes a dit qu'il était devenu fou « pour cause de pitié ». C'était là un propos typiquement barthésien, c'est-à-dire parfaitement stupide, puisque la folie de Nietzsche était une véritable folie, d'origine purement organique, causée par la syphilis, comme celle de Maupassant, de Schumann, d'Hugo Wolf et de beaucoup d'autres. Cela dit, il ne me semble pas impossible que l'on puisse devenir « fou », au sens large du terme, « pour cause de pitié », mais ce doit être rare et je n'en connais pas d'exemple. En revanche il me paraît tout à fait évident qu'on peut le devenir pour cause d'orgueil et c'est sans doute le type de « folie »d'origine psychologique le plus répandu. La forme la plus poussée en est sans doute celle que l'on rencontre chez certains esprits profondément religieux. Ce qui m'a toujours frappé, en effet, chez les mystiques chrétiens que je connais le mieux, c'est un orgueil incommensurable qui semble être, sinon le seul, du moins le principal moteur de leur « folie ». Thérèse d'Avila passe son temps à affirmer qu'elle se regarde comme la plus misérable de toutes les créatures. Mais cette protestation d'extrême humilité serait plus convaincante, si elle ne passait son temps à dire également que l'humilité est la plus grande de toutes les vertus et que l'on est d'autant plus proche de la perfection qu'on se regarde comme plus misérable. Peut-on imaginer un orgueil plus grand que celui qui lui fait croire que le fils unique de Dieu la choisit pour épouse et, après ne lui avoir adressé assez longtemps, sans doute par timidité, que de rares et très brèves paroles, se met peu à peu à lui parler bien plus souvent et beaucoup plus longuement qu'il ne l'a jamais fait avec personne d'autre, que Dieu le Père lui témoigne beaucoup de bienveillance, sans parler, bien sûr, de la Vierge Marie, que les saints et la foule des anges ne cessent de lui faire fête, que le Saint Esprit lui-même, sans se départir de sa réserve habituelle, ne peut s'empêcher de lui témoigner discrètement son estime ? L'orgueil de Madame Guyon n'est sans doute pas aussi grand que celui de Thérèse d'Avila. Elle n'en est pas moins convaincue que Dieu pense à elle du matin au soir et du soir au matin et intervient continuellement dans son existence. Si, lorsqu'elle se lève, elle ouvre ses volets sans se pincer les doigts, elle se croit obligée d'en remercier Dieu qui a veillé sur elle ; si, au contraire, quelques instants plus tard, elle trébuche sur le seuil en sortant de sa maison, elle se persuade aussitôt que Dieu l'a voulu pour lui rappeler, avant qu'elle n'aille vaquer à ses occupations, que tous les hommes sont pécheurs et exposés à tomber. Thérèse de Lisieux elle-même, que l'on présente volontiers comme l'incarnation de la modestie, nous dit que son rêve n'est rien moins que d'être « tout » [1]. Au cœur de la « folie » de beaucoup de grands mystiques, il y a le désir d'être le centre du monde. À défaut de rêver d'être « tout », Freud a rêvé d'être un des plus grands hommes de toute l'histoire humaine. Et il est persuadé d'y avoir pleinement réussi. Il est persuadé d'avoir été « vraiment un grand homme [2]», le plus grand homme de son siècle et un des trois hommes avec Copernic et Darwin qui ont le plus contribué par leurs découvertes révolutionnaires à bouleverser l'image que l'homme se faisait de lui-même et porté à son orgueil les coups les plus rudes [3]. Si la lecture des œuvres du fondateur de la psychanalyse ne peut nous apprendre rien de nouveau sur la psychologie de l'homme en général, elle nous renseigne fort bien sur celle de leur auteur, qui était habité par un immense orgueil et un désir lancinant d'être reconnu pour ce qu'il croyait être, un génie exceptionnel. Dans son interprétation du rêve de l'injection faite à Irma, Freud conclut lui-même qu'il traduit le désir que l'on reconnaisse ses qualités professionnelles et le sérieux dont il fait toujours preuve dans l'exercice de ses fonction. Mais beaucoup de ses rêves semblent avoir relevé de la même interprétation, comme le montre ce fragment de l'analyse du rêve dit « du comte de Thun »: « Je me rappelle ensuite un petit fait domestique qui s'est passé quand j'avais sept ou huit ans. Un soir avant de me coucher, j'eus l'inconvenance de satisfaire un besoin dans la chambre à coucher de mes parents et en leur présence. Mon père me réprimanda et dit notamment : 'On ne fera rien de ce garçon.' Cela dut m'humilier terriblement, car mes rêves contiennent de nombreuses allusions à cette scène ; elles sont régulièrement accompagnées d'une énumération de mes travaux et de mes succès, comme si je voulais dire : 'Tu vois bien que je suis tout de même devenu quelqu'un.' [4]». L'orgueil de Freud, le sentiment de son importance et l'impatience de la voir reconnue se traduisent notamment par une extrême susceptibilité à l'égard des critiques. Il a manifestement été très affecté par les résistances, les ricanements ou seulement l'indifférence qui ont accueilli ses premiers travaux et il évoque avec une visible amertume et un évident ressentiment l'attitude de ses confrères : « On négligeait, dans la presse spécialisée, de rendre compte de mes travaux et, lorsqu'on le faisait, c'était pour les expédier avec un air de supériorité, railleuse et dédaigneuse. À l'occasion, un de mes confrères, spécialiste comme moi des maladies nerveuses, daignait me consacrer dans une de ses publications une remarque brève et qui était loin d'être flatteuse, en disant de mes théories qu'elles étaient biscornues, extrémistes, tout à fait bizarres [5]». Le très profond ressentiment qu'il a gardé de ces critiques apparaît tout particulièrement dans ce passage de son « Autoprésentation [6]»: « L'accueil ne fut nulle part empreint de sympathie ou d'attente bienveillante. Après avoir fait connaissance le plus brièvement qui soit avec la psychanalyse, la science allemande fut unanime dans son rejet. Même aujourd'hui, je ne peux naturellement pas savoir quel sera en tout état de cause le jugement définitif de la postérité sur la valeur de la psychanalyse pour la psychiatrie, la psychologie et les sciences de l'esprit en général. Mais j'estime que si la phase que nous avons vécue trouve un jour son historiographe, celui-ci devra bien admettre que le comportement de ses représentants d'alors n'était pas à la gloire de la science allemande […] à cette dose d'orgueil et de dédain sans scrupule de la logique, à la grossièreté et à la vulgarité des attaques, il n'y a aucune excuse. On peut me remontrer qu'il est puéril de donner encore libre cours, quinze ans après, à une telle susceptibilité ; je ne le ferais d'ailleurs pas si je n'avais encore à ajouter quelque chose d'autre. Des années plus tard lorsque, pendant la guerre mondiale, un chœur d'ennemis éleva contre la nation allemande le reproche de barbarie, dans lequel se rejoint tout ce qui a été mentionné, ce fut quand même une profonde douleur qu'on ne puisse le contredire en partant de sa propre expérience [7]». Mais, au lieu de se poser des questions sur la validité de ses hypothèses et d'envisager de les remettre en cause, il s'est bien vite convaincu, au contraire, que ces réactions étaient la meilleure preuve de la nouveauté et de l'importance des ses découvertes : « J'ai fini par comprendre que je faisais partie désormais de ceux qui, selon l'expression de Hebbel, 'troublaient le sommeil du monde' et que je n'avais pas à compter sur l'objectivité et la tolérance. Mais comme ma conviction de la justesse générale de mes observations et de mes conclusions ne faisait que s'affermir et que j'avais en même temps qu'une grande confiance dans mes propres jugements, un courage moral suffisant, l'issue de la situation dans laquelle je me trouvais, n'était pas douteuse. Je me décidai à croire que j'avais eu le bonheur de découvrir des rapports particulièrement significatifs, et j'étais prêt à subir le sort que cette découverte devait me valoir momentanément [8]». On le voit, loin de l'inquiéter, les critiques qu'ont suscitées ses premiers travaux, n'ont fait que le confirmer dans le sentiment de la justesse et de l'importance de ses vues. Et corrélativement son mépris pour ses contemporains s'en est, bien sûr, trouvé accru. « Je n'étonnerai sans doute personne, nous confie-t-il, en disant que, pendant les années où j'étais le seul représentant de la psychanalyse, l'attitude de mes contemporains n'était pas faite pour m'inspirer un respect particulier pour les jugements du monde, ni pour diminuer mon intransigeance intellectuelle [9]». Non content d'expliquer les résistances qu'il rencontrait par la paresse et la médiocrité intellectuelles de ses contemporains que la nouveauté et la hardiesse de ses thèses effrayaient, Freud a cru pouvoir invoquer une raison tirée directement de la théorie psychanalytique elle-même : « Généralement un novateur méconnu se donne beaucoup de mal pour rechercher les raisons de l'indifférence ou de l'hostilité de ses contemporains à son égard, indifférence et hostilité dans lesquelles il voit un véritable défi à ses convictions dont la certitude lui paraît absolue. C'est là un travail qui me fut épargné, car je n'eus pas de peine à trouver une explication purement psychanalytique à l'attitude négative de mes contemporains à l'égard de mes théories. S'il est exact, me suis-je dit, que les faits refoulés dont j'ai découvert l'existence ne peuvent parvenir à la conscience du malade, parce que les résistances affectives s'y opposent, il doit être non moins exact que des résistances analogues se manifestent également chez l'homme sain, toutes les fois où on veut le mettre en présence de faits que, pour une raison ou une autre, il a cru devoir refouler de sa conscience [10]. L'attitude de Freud n'a rien que des très banal. Quelqu'un à qui l'on reproche seulement de dire des sottises a toujours beaucoup de peine à croire qu'on ne lui reproche que cela. Il se persuade aisément que ce reproche en cache d'autres. Il se convainc bien vite que les arguments purement rationnels que l'on invoque contre ses thèses, dissimulent des motivations d'ordre affectif et passionnel. Il se figure qu'on le critique non pas parce que ses thèses heurtent notre entendement qui les juge absurdes ou à tout le moins totalement arbitraires, mais parce qu'elle nous inquiètent et nous effraient en nous faisant entrevoir des vérités que nous n'osons pas regarder en face. Et Freud n'échappe pas à la règle. Dans un article publié en 1925 dans La Revue juive), sur « Les résistances contre la psychanalyse », il se demande, en évoquant les attaques dont ses théories ont fait l'objet, « comment on a pu en venir à ces éruptions d'indignations, de raillerie et de sarcasme et à passer outre dans la polémique à tous les préceptes de la logique et du bon goût [11]». Et, pour lui, la réponse ne fait pas de doute : « Une telle réaction permet de deviner que des résistances autres que purement intellectuelles se sont mobilisées, que de fortes puissances affectives ont été réveillées, et il est vrai qu'on trouve dans le contenu de la doctrine psychanalytique suffisamment d'éléments auxquels on est en droit d'attribuer un tel effet sur les passions des hommes et pas seulement sur celles des savants [12]». Il n'est nul besoin de faire appel à la psychologie des profondeurs pour expliquer cette réaction. Quoi d'étonnant qu'un auteur blessé dans son amour propre préfère croire qu'il dérange plutôt que d'admettre qu'il déraille. C'est son immense orgueil, c'est son ambition dévorante qui ont égaré Freud et n'ont cessé de fausser son jugement. Il reconnaît volontiers le caractère à première vue arbitraire et même absurde de la plupart des thèses de la psychanalyse, et il admet qu'il explique en partie la résistance qu'elle suscite. Mais il ne voit pas qu'il explique en même temps, non seulement son succès auprès des jobards, et l'extraordinaire audience qu'elle a rencontrée, mais aussi et d'abord sa naissance et la démarche même de son inventeur. Pour celui, en effet, à qui la recherche de la vérité importe moins que celle de la célébrité et qui vient d'imaginer une hypothèse à première vue tout à fait farfelue qui va à l'encontre des idées reçues et heurte violemment le sens commun, il y a quelque chose de grisant à se dire qu'elle pourrait peut-être finalement se révéler vraie et constituer ainsi une découverte extraordinaire. Il a donc aussitôt envie de le croire et se met bien vite à se demander comment il pourrait essayer de le prouver. Pour ce faire, il ne va pas tarder à forger d'autres hypothèses, elles aussi bien peu crédibles et qu'il lui faudra étayer par d'autres encore qui ne le seront pas davantage. Il va ainsi élever peu à peu tout un échafaudage de plus en plus complexe de fariboles extravagantes, et il aura de moins en moins envie de remettre en question quoi que ce soit de peur de faire écrouler tout l'ensemble. Il sera en même temps de plus en plus porté à se dire que, même si, comme tous les hommes, il peut occasionnellement se tromper, il ne saurait l'avoir fait à une pareille échelle. Freud croit faire partie, avec Copernic et Darwin, des trois hommes qui ont le plus contribué à rabaisser l'orgueil humain. C'est là, bien sûr, la marque de sa mégalomanie, mais il n'en est pas moins vrai que son œuvre est effectivement de nature à donner une bien piètre idée de notre espèce. Il s'en faut bien pourtant que ce soit pour les mêmes raisons que les découvertes de Copernic et de Galilée. Si ceux-ci ont rabaissé notre orgueil, ils nous ont fait faire en même temps deux pas de géant dans l'ordre de la connaissance. Si Freud a, lui aussi, contribué à rabaisser notre orgueil, c'est d'une manière beaucoup moins glorieuse et beaucoup plus banale, en racontant des âneries inénarrables qui ont hélas ! rencontré une immense audience. Beaucoup d'autres l'ont fait avant lui, et notamment les religieux de tout poil; d'autres l'ont fait depuis, et notamment, à un niveau bien plus modeste, le grotesque Roland Barthes ; beaucoup d'autres hélas ! le feront encore.
NOTES : [1] « Oui, j'ai trouvé ma place dans l'Eglise et cette place, ô mon Dieu, c'est vous qui me l'avez donnée… dans le Cœur de l'Eglise, ma Mère, je serai l'Amour… ainsi je serai tout… ainsi mon rêve sera réalisé »(Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, Manuscrits autobiographiques, Office central de Lisieux, 1957, p. 226) [2] Comme en témoigne notamment ce propos cité par Jeanne-Françoise Bayen : 'A René Laforgue qui lui parlait avec enthousiasme de L'Avenir d'une illusion Freud, âgé, amer, déclara en effet : 'Freud est mort et croyez-moi, c'était vraiment un grand homme […] Je regrette que vous n'ayez pu le connaître mieux et plus longuement […] L'Avenir d'une illusion est mon plus mauvais livre : ce n'est pas le livre de Freud. C'est le livre d'un vieil homme' » (Freud, postface de Quentin Ritzen, collection « Classiques du XXèmesiècle ; », Editions universitaires, 1964, p. 93). Malheureusement, comme elle le fait tout au long du livre, madame Bayen ne nous donne pas de référence. J'ai d'abord pensé qu'elle avait puisé ce renseignement dans La vie et l'œuvre de Sigmund Freud d'Ernest Jones, mais, vérification faite, ce n'est pas le cas. [3] Voir Introduction à la pyschanalyse, pp. 343-344 : « Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au système de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours à la suite des travaux de Ch. Darwin,, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience dans la vie psychique ». [4] L'Interprétation des rêves, p. 191. C'est ce souvenir d'enfance dont Erik Erikson a prétendu retrouver la trace dans le rêve de l'injection faite à Irma. [5] Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, p. 108. [6] C'est un texte écrit en août-septembre 1924 et publié en février 1925 dans le quatrième volume du livre du docteur L.R. Grote, La médecine du présent en autoprésentations, dans lequel étaient rassemblées un certain nombre d' « autoprésentations » qu'il avait demandées à diverses personnalités du monde médical (Freud, Œuvres complètes, tome XVII, P.U.F., pp. 51-122. [7] Ibid., pp. 95-96. [8] Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, pp. 106-107. [9] Ibid. p. 110. [10] Ibid., pp. 109-110. [11] Œuvres complètes, tome XVII, p. 130. [12] Il est assez plaisant de voir que Freud reproche à ses adversaires de manquer à la fois à la logique et au bon goût, alors que lui-même, dans ses analyses, passe son temps à défier la logique et qu'il fait continuellement intervenir des symboles sexuels que des esprits délicats pourraient parfois juger d'un goût un peu douteux. [13] Œuvres complètes, tome XVII, p. 130. Citons encore cette déclaration quelques pages plus loin : « Les fortes résistances contre la psychanalyse n'étaient donc pas de nature intellectuelle, mais étaient issues de sources affectives. C'était là l'explication de leur caractère passionnel, comme de leur médiocrité logique » (p. 134).
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