Assez décodé !
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…………………………Les thèses de Freud.



Il est temps d'examiner maintenant les prétendues découvertes de Freud relatives au rêve. À la base de sa théorie, il y a l'affirmation que le rêve a toujours un sens, même lorsqu'il paraît complètement extravagant et parfaitement absurde : loin d'être le produit d'un esprit à la dérive, incapable de diriger ses pensées, il serait, selon Freud, le résultat très élaboré d'un travail intellectuel complexe : « Le rêve, écrit-il, n'est pas un chaos de sons discordants issus d'un instrument frappé au hasard, il n'est pas dépourvu de sens, il n'est pas absurde […] C'est un phénomène psychique dans toute l'acception du terme […] Il doit être intercalé dans la suite des actes mentaux intelligibles de la veille : l'activité intellectuelle qui le construit est une activité élevée et compliquée [1]. »

Comment ne pas se dire qu'on croit rêver, quand on lit des affirmations qui bafouent à ce point l'évidence et le sens commun ? N'est-il pas clair, en effet, que, pour se livrer à une activité intellectuelle élevée et compliquée, il ne faut surtout pas être endormi, de même que, pour s'endormir, il ne faut surtout pas être en train de se livrer à une activité intellectuelle élevée et compliquée. Le sommeil, la simple somnolence sont radicalement incompatibles avec une activité intellectuelle élevée et compliquée. La première chose que celle-ci exige, c'est d'être pleinement éveillé. Vouloir, comme Freud, « intercaler » le rêve « dans la suite des actes mentaux intelligibles de la veille », c'est oublier que le sommeil se caractérise essentiellement par la suspension des activités de la veille, physiques ou intellectuelles. C'est oublier que, dans le rêve, on ne dirige pas un esprit, qui, au contraire, est à la dérive, parce que le cerveau est en veilleuse.

Certes on peut rêver qu'on exerce une activité intellectuelle élevée et compliquée : on peut rêver qu'on écrit un poème ou qu'on compose de la musique. Et on a alors tout à fait l'impression qu'il aurait suffi de pouvoir noter ce que l'on rêvait pour que le poème ou le morceau de musique fût effectivement écrit. Mais ce n'est qu'une impression, aussi illusoire que l'impression de voler. Quand on essaie de reconstituer au réveil ce qu'on croit avoir créé en rêve, on s'aperçoit rapidement que l'on n'arrive à rien. Il m'arrive quelquefois de rêver que je compose sans le moindre effort une très belle musique de violon, mais, si je veux essayer de la reconstituer au réveil, je ne réussis à imaginer rien d'autre que ce que je peux imaginer à tout moment de la journée, c'est-à-dire des phrases musicales conventionnelles et dénuées d'intérêt [2]. On m'objectera, bien sûr, le cas de Tartini et de sa fameuse Sonate du diable [3]. Mais Tartini était, lui, un compositeur : il a donc pu à son réveil, à partir sans doute de quelques notes qui flottaient dans son esprit, créer la sonate qu'il croyait reconstituer. « Dans le rêve, dit fort bien Roger Caillois, quoi qu'on en dise, jusqu'à l'imagination se tait. Elle n'a pas de part au spectacle qui lui est présenté [4]». La même raison qui fait que le rêve est incapable de créer quoi que ce soit, fait aussi qu'il est, en revanche, fort capable de nous donner l'illusion de créer. Dans le rêve, l'esprit lâche les rênes : on est totalement passif, on assiste à un défilé d'images qu'on ne peut pas plus modifier qu'on ne peut modifier celles qui passent devant nous sur un écran de cinéma ou de télévision. On ne critique rien, on ne contrôle rien, on ne construit rien : on subit. Et c'est justement cette passivité de l'esprit, cette démission du sens critique qui nous permet de croire que nous pouvons faire des choses que nous sommes parfaitement incapables de faire quand nous sommes éveillés non seulement sur le plan physique, mais aussi sur le plan intellectuel. « Le rêve, dit encore Roger Caillois, est susceptible de donner l'illusion de toutes les opérations de l'esprit, y compris des plus organisées, des plus rigoureuses, des plus complexes. Je dis l'illusion, car rien en l'homme n'est capable, quand sa conscience est assoupie de conduire réellement ces opérations. Mais justement le fait que ses facultés critiques sont momentanément abolies, le prive de toute défense possible : il est aussitôt destiné à devenir la victime des leurres les plus grossiers [5]. »

Mais, s'il est a priori pour le moins paradoxal d'affirmer que le rêve est une véritable activité de l'esprit, celle-ci semblant incompatible avec le sommeil, il faut reconnaître qu'il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de prouver d'emblée qu'il n'en est rien. Si invraisemblable que soit son postulat de base, il est donc nécessaire d'examiner plus avant la théorie Freudienne et de s'interroger sur la reconstruction que Freud entend nous donner de cette prétendue activité. Si le rêve est bien une véritable activité, celle-ci doit avoir un but, répondre à une finalité. Freud n'a aucun doute à ce sujet ; pour lui la finalité du rêve est claire et indiscutable ; pour lui, et c'est le titre du troisième chapitre de L'Interprétation des rêves, « le rêve est un accomplissement de désir [6]. »

Certes, il arrive que le rêve corresponde à la réalisation d'un désir, et l'on n'avait pas attendu Freud pour le remarquer. Mais il a été le premier à affirmer que tous les rêves sans exception étaient la réalisation d'un désir [7] et que c'était là qu'il fallait chercher la clé de l'énigme, et il en est très fier : « Il eût été sans doute incompréhensible que les auteurs qui se sont préoccupés du rêve ne se fussent pas aperçus que sa principale fonction consiste dans la réalisation de désirs. Ils ont au contraire souvent noté ce caractère, mais personne n'a jamais eu l'idée de lui reconnaître une portée générale et d'en faire le point de départ de l'explication du rêve [8]. ». C'est l'analyse de son fameux rêve de « l'injection faite à Irma », rapportée dans le deuxième chapitre de L'Interprétation des rêves [9], qui l'a pour la première fois mis sur la voie de ce qu'il considère manifestement comme une découverte capitale ainsi qu'en témoigne ce passage d'une lettre adressée à Fliess le 12 juin 1900 : « Crois-tu vraiment qu'il y aura un jour sur la maison une plaque de marbre sur laquelle on pourra lire : 'C'est dans cette maison que le 24 juillet 1895 le mystère du rêve fut révélé au Dr. Sigmund Freud' [10]»?

Irma était une jeune hystérique de ses amies que Freud soignait. Mais elle n'avait pas accepté la solution qu'il lui proposait et le traitement avait été interrompu à cause des vacances d'été. La veille du rêve, son collègue et ami Otto avait appris à Freud qu'Irma allait mieux mais pas tout à fait bien. Et Freud avait cru percevoir dans le ton d'Otto le reproche d'avoir trop promis à la malade. Le soir même, Freud avait rédigé l'historique de la maladie d'Irma pour le communiquer à leur ami commun le docteur M. Dans son rêve, Freud donne une réception chez lui et Irma est parmi les invités. Il lui reproche de ne pas avoir suivi son conseil et lui dit que, si elle a encore des douleurs c'est de sa faute. Irma se plaint d'avoir très mal à la gorge, à l'estomac et au ventre. Freud a peur de ne pas avoir décelé une affection organique. Il examine donc sa gorge et aperçoit notamment une grande tache blanche. Il demande alors à trois collègues amis qui sont là, le docteur M., Otto et Léopold, d'examiner eux aussi Irma. Le docteur M. diagnostique une infection, dont la cause est une injection délicate que lui a faite récemment Otto en utilisant sans doute une seringue qui n'était pas propre.

L'analyse que Freud donne du rêve occupe une dizaine de pages et elle a donné lieu à une littérature très abondante [11]. La conclusion en est essentiellement qu'il a voulu se disculper de toute responsabilité dans la persistance de la maladie de sa patiente : « Le rêve accomplit quelques désirs qu'on éveillé en moi les événements de la soirée (les nouvelles apportées par Otto, la rédaction de l'histoire de la maladie). La conclusion du rêve est que je ne suis pas responsable de la persistance de l'affection d'Irma et que c'est Otto qui est coupable. Otto m'avait agacé par ses remarques au sujet de la guérison incomplète d'Irma ; le rêve me venge ; il lui renvoie le reproche. Il m'enlève la responsabilité de la maladie d'Irma, qu'il rapporte à d'autres causes (énoncées très en détail). Le rêve expose les faits tels que j'aurais souhaité qu'ils se fussent passés ; son contenu est l'accomplissement d'un désir, son motif un désir [12]». L'analyse fait aussi intervenir beaucoup d'autres personnages, des patients des collègues et de proches de Freud, et évoque divers épisodes de sa carrière [13]. Mais, selon Freud, toutes les idées latentes du rêve vont dans le même sens et montrent, au-delà du cas particulier d'Irma, son désir de se rassurer sur sa conscience et sa compétence médicales : « si j'embrasse tout cela d'un seul coup d'œil, je peux le réunir en un seul groupe de pensées que j'étiquetterais : inquiétudes au sujet de la santé (la mienne ou celle des autres, scrupules de conscience médicale). Je me rappelle l'obscure impression pénible que j'ai ressentie lorsque Otto m'a apporté des nouvelles d'Irma. Je voudrais retrouver après coup dans ce groupe de pensées la marque de cette impression fugitive. Otto m'avait dit en somme : Tu ne prends pas au sérieux tes devoirs médicaux, tu n'es pas consciencieux, tu ne tiens pas ce que tu promets. Le groupe des pensées du rêve est alors venu à mon aide et m'a permis de démontrer combien je suis consciencieux et combien la santé des miens, de mes amis et de mes malades me tient à cœur [14]».

Cette première analyse de rêve est loin d'être aussi arbitraire et extravagante que la plupart de celles que l'on trouve plus loin dans L'Interprétation des rêves et il se pourrait ce rêve traduisît effectivement de la part de Freud une inquiétude quant à la façon dont il exerce sa profession et un désir de se rassurer. Il me paraît en tout cas difficile de prouver qu'il n'en est rien. Mais, quand bien même ce rêve correspondrait effectivement à la réalisation d'un désir, pourquoi en tirer la conclusion que tous les rêves sont des réalisations de désirs ? Comment, en effet, ne pas se demander comme on l'a souvent déjà fait [15], pourquoi Freud privilégie à ce point le désir ? Pourquoi vouloir qu'il soit le seul moteur du rêve ? Pourquoi la crainte, par exemple, ne pourrait-elle pas jouer le même rôle [16] ? Certes le rêve reflète assez souvent nos désirs, mais il reflète aussi l'ensemble de notre vie psychique. On y retrouve, comme chacun peut le constater tous les jours ou plutôt toutes les nuits, non seulement nos désirs, nos attirances, nos goûts, mais toutes nos préoccupations, nos appréhensions, nos obsessions, nos phobies, nos antipathies, ainsi que nos façons de penser, nos idées, nos habitudes et même nos petites manies. Bien sûr, Freud n'entend pas le nier, mais il prétend qu'au-delà de tous les éléments divers de notre vie psychique que l'on retrouve dans le rêve, on y découvre toujours, si on l'analyse, la réalisation d'un désir, lequel fournit au rêve l'énergie, la force psychique sans laquelle il ne pourrait se réaliser. Mais, outre que ses interprétations sont généralement non seulement peu convaincantes, mais tout à fait extravagantes, on constate que, loin de toujours faire apparaître le désir que l'on attendait, elles aboutissent parfois non à la mise en œuvre d'un désir mais à celle d'une crainte. C'est le cas, par exemple, pour le rêve du jeune homme qui trouve terrible d'avoir à remettre son pardessus d'hiver et que Freud explique par la crainte que ses préservatifs ne se déchirent. C'est le cas de même pour le rêve du jeune homme dont le père a été exhumé et dont Freud pense qu'il fait resurgir une crainte ancienne, à savoir que son père ne s'aperçoive de ses pratiques onanistes et ne le châtie. Mais nous en retrouverons d'autres exemples plus loin.

Affirmer que « la signification de chaque rêve est un accomplissement de désir et qu'il n'est pas d'autres rêves que des rêves de désir [17]» soulève, bien sûr, et Freud en est conscient, beaucoup d'autres objections qui semblent à première vue insurmontables. Tour d'abord, si effectivement le rêve correspondait toujours à la réalisation d'un désir, elle devrait concerner en priorité nos désirs les plus forts et les plus constants. Or, si j'en juge par mon expérience personnelle, cela ne semble être que très rarement le cas. Quand je passe en revue les principaux désirs que j'ai eux dans mon existence, je constate qu'aucun d'entre eux n'a jamais reçu en rêve le moindre commencement de réalisation. Ainsi, pendant mes années de khâgne, j'ai désiré ardemment entrer à l'E.N.S. or je n'ai jamais, pendant ces années, rêvé une seule fois que je réussissais le concours. Quand j'ai fait mon service militaire, je n'ai cessé pendant vingt-huit mois d'aspirer à « la quille ». Or je n'ai jamais rêvé une seule fois que j'étais enfin rendu à la vie civile. Après avoir enseigné une dizaine d'années au lycée, j'ai vivement souhaité entrer dans l'enseignement supérieur, mais les postes étaient à cette époque particulièrement rares et mon hostilité très grande et déclarée au structuralisme alors triomphant était un obstacle qui paraissait presque insurmontable. J'ai donc dû attendre trois ans pendant lesquels je n'ai jamais rêvé une seule fois que j'avais enfin obtenu un poste à l'Université. Depuis plus de quarante ans que j'écris des livres, j'ai toujours souhaité trouver un bon éditeur, capable d'assurer à mes livres une distribution satisfaisante. Or durant toutes ces années, je n'ai jamais rêvé une seule fois, que ce souhait était enfin exaucé. Depuis bien des années déjà, je voudrais avoir des petits enfants et j'ai envie de prendre dans mes bras tous les bébés que je vois. Or jamais il ne m'arrive de rêver que ce désir lancinant est enfin réalisé.

Parmi les désirs les plus importants que j'ai eus et dont je viens d'évoquer quelques-uns, il n'y a en qu'un qui se soit jamais réalisé en rêve. Pendant plusieurs années en effet, j'ai rêvé très régulièrement qu'un grave problème familial qui nous causait, à ma femme et à moi, un profond chagrin et une constante inquiétude, était enfin terminé, et je me mettais à chaque fois à verser en abondance des larmes de joie, les seules que j'ai jamais versées. Malheureusement c'est alors que je me réveillais, et, le retour à la réalité me faisait payer cher le court moment de bonheur que j'avais connu en rêve. Mais, encore une fois, c'est le seul cas d'un désir vraiment grand que le rêve m'ait jamais permis de réaliser, et c'était un désir, si je puis dire, purement « négatif », puisque ce que j'appelais de mes vœux, ce n'était pas une bonne fortune, un succès, une aubaine, mais seulement la fin d'un cauchemar. De plus et surtout c'est un rêve qu'au total j'aurais préféré ne pas faire, tant le réveil était amer. Si donc je ne sais pas à quoi sert le rêve, ni même s'il sert à quelque chose, j'aurais la plus grande peine à admettre qu'il puisse avoir pour fonction de nous consoler de nos échecs, de nos chagrins ou de nos frustrations.

Si je me fie toujours à mon expérience personnelle, non seulement il est rare que nos désir les plus forts se réalisent en rêve, mais, lorsque la vie nous a permis de réaliser effectivement certains d'entre eux, il arrive assez souvent que cette réalisation soit remise en cause dans nos rêves. Ainsi deux des désirs que j'ai évoqués tout à l'heure se sont réalisés : je suis entré à l'E.N.S. et j'ai été nommé à la Sorbonne. Or, dès que j'ai été rue d'Ulm, je me suis mis à rêver régulièrement que je devais repasser le concours et que je me faisais coller ; de la même façon, dès que j'ai été à la Sorbonne, je me suis mis à rêver régulièrement qu'on me renvoyait enseigner au lycée. Ces rêves ont maintenant cessé, mais ils ont été remplacés par un autre rêve du même genre : alors que j'ai toujours, sauf pendant mes deux premières années d'enseignement, fait cours sans apporter aucun livre ni la moindre note, ayant, pour ce faire, appris par cœur non seulement tous les textes que je commentais, mais aussi tout ceux souvent fort nombreux et parfois longs qui j'étais amené à citer, je rêve régulièrement que je dois faire cours dans l'heure qui suit et que je ne sais pas le premier mot du texte que je vais étudier. J'essaie en hâte de l'apprendre, mais je suis absolument incapable d'arriver à mémoriser quoi que ce soit.

D'une manière plus générale, et ce semble être le cas de la plupart des gens, je me trouve souvent, lorsque je rêve, dans une situation d'échec, d'impuissance, de paralysie ou d'inhibition : je veux courir et je reste cloué sur place, j'appuie désespérément sur les freins de ma voiture et ils ne répondent pas. Et Freud est lui aussi coutumier de ce genre de rêves comme en le montre, entre autres témoignages ce passage d'une lettre à Martha du 13 janvier 1886 : « La nuit dernière, j'ai rêvé que je me battais avec quelqu'un à cause de toi et j'ai eu la désagréable impression de me sentir paralysé, juste à l'instant où j'allais lui asséner un coup. C'est un rêve que je fais souvent et qui a remplacé celui où j'allais passer mon examen de doctorat, perspective qui m'a tourmenté des années durant [18]. » Il sait donc fort bien ce qu'on ne manquera pas de lui objecter, à savoir que « trop de rêves enferment un contenu pénible, sans trace de réalisation d'un désir [19]. » Qu'à cela ne tienne ! Freud prétend que les rêves d'échec et d'inhibition ne sont pas du tout ce qu'ils semblent être.

Mais il faudrait se demander d'abord si la fréquence de ces rêves ne s'explique pas d'une manière toute simple et toute naturelle par le fait que celui qui dort n'est guère en situation de réaliser quelque tâche que ce soit. Quoi d'étonnant de rêver qu'on voudrait courir et qu'on est reste cloué sur place, puisque l'usage est de s'abstenir de se déplacer quand on dort (seuls les somnambules ne respectent pas cet usage, mais ils s'abstiennent néanmoins de courir) ? Quoi d'étonnant de rêver que l'on est incapable de mémoriser les premiers mot d'un texte, puisque, pour pouvoir le faire, il faudrait d'abord se réveiller ? Freud, il est vrai, a envisagé cette explication, mais seulement pour la rejeter aussitôt : « Que signifie la sensation que l'on ne peut bouger, si fréquente dans le rêve et si proche de l'angoisse ? On veut marcher et on ne peut pas quitter sa place, on veut faire quelque chose et on se heurte sans cesse à des obstacles. Le train va se mettre en mouvement et on ne peut pas l'atteindre ; on veut lever la main pour venger une injure et elle refuse tout office. […] Il est aisé , mais peu concluant, de dire que nous éprouvons pendant le sommeil une paralysie motrice qui se trahit par cette sensation. On pourrait demander, en effet, pourquoi on ne rêve pas toujours de mouvement inhibés. Il est certain que cette sensation, qui peut toujours apparaître pendant le sommeil, sert à faciliter une certaine figuration et n'est évoquée que lorsque le matériel des pensées du rêve a besoin d'une telle figuration [20]. » On le voit, Freud reconnaît (« il est aisé ») que cette explication vient tout naturellement à l'esprit, mais cela ne l'empêche de l'écarter sans hésitation sous le seul prétexte que l'on devrait alors pouvoir y recourir pour tous les rêves. Une fois de plus, Freud cède à l'esprit de système. Car pourquoi vouloir qu'une explication ait toujours une valeur absolue, pourquoi ne pas admettre qu'elle puisse être valable dans certains cas et non d'autres ? Freud ne nie pas d'ailleurs qu'elle puisse parfois intervenir, mais, selon lui, ce ne peut être que d'une manière accessoire, et seulement parce qu'elle est compatible avec les « pensées du rêve ». Mais, comme à son habitude, il affirme (« il est certain ») ce qu'il ne peut pas prouver.

Quoi qu'il en soit, il est persuadé que l'on peut, grâce à l'analyse, montrer qu'en dépit des apparences, tous les rêves qui semblent contredire sa théorie, constituent eux aussi la réalisation d'un désir, mais que celle-ci est déguisée parce qu'il s'agit d'un désir inavouable et par conséquent refoulé : « Les rêves à contenu pénible se résolvent en rêves d'accomplissement de désir […] le sentiment pénible que ces rêves éveillent est sûrement identique à la répugnance qui nous empêche - efficacement d'ordinaire - d'aborder ou d'évoquer ces sortes de sujets, répugnance que chacun de nous doit surmonter quand il est obligé de s'y arrêter. Mais ce sentiment de déplaisir qui réapparaît dans le rêve n'exclut pas l'existence d'un désir ; il y a chez tout homme des désirs qu'il ne voudrait pas communiquer aux autres et des désirs qu'il ne voudrait même pas s'avouer à lui-même. Nous pouvons établir une relation entre le caractère désagréable de tous ces rêves et le fait de la déformation du rêve, et conclure que le rêve est déformé de cette façon et que l'accomplissement du désir y est travesti d'une manière tellement méconnaissable à cause d'une répugnance, d'une intention de refoulement contre le sujet du rêve ou contre le désir qu'il traduit. Ainsi la déformation du rêve nous apparaît nettement comme le fait de la censure. » Freud propose donc de modifier, ou plutôt de préciser, la définition qu'il avait proposée à la fin du deuxième chapitre de L'Interprétation des rêves, qui devient alors : « Le rêve est l'accomplissement (déguisé) d'un désir (réprimé, refoulé) [21]. »

Cette nouvelle formulation ne doit pas nous induire en erreur. Freud ne veut pas dire que le rêve est toujours l'accomplissement « déguisé » d'un désir « refoulé », et c'est pourquoi il met ces mots entre parenthèses. Le rêve peut fort bien être l'accomplissement clair d'un désir conscient et avoué, mais, quand il ne l'est pas, alors il est toujours, selon lui, l'accomplissement déguisé d'un désir refoulé. Pour autant il est assez rare que le rêve soit clairement l'accomplissement d'un désir, sauf chez les enfants : « Tous les rêves ne sont pas étrangers au rêveur, incompréhensibles et confus pour lui. Si vous vous donnez la peine d'examiner ceux des petits enfants, à partir d'un an et demi, vous les trouvez très simples et facilement explicables. Le petit enfant rêve toujours de la réalisation de désirs que le jour précédent a fait naître en lui, sans les satisfaire. Aucun art divinatoire n'est nécessaire pour trouver cette simple solution ; il suffit seulement de savoir ce que l'enfant a vécu le jour précédent. Nous aurions une solution satisfaisante de l'énigme, si l'on démontrait que les rêves des adultes ne sont, comme ceux des enfants, que l'accomplissement des désirs de la veille. Or c'est bien là ce qui se passe [22]. »Ce sont d'ailleurs grâce aux rêves des enfants que l'hypothèse, à laquelle l'avait conduite l'analyse du rêve de l'injection faite à Irma, à savoir que le rêve était toujours la réalisation d'un désir, s'est, dans l'esprit de Freud, transformée en certitude. Comme il nous l'explique dans le troisième chapitre de L'Interprétation des rêves : « Les rêves des jeunes enfants sont souvent des réalisations naïves. De ce point de vue, ils sont moins intéressants que les rêves d'adultes. On n'y trouve point d'énigmes, mais ils sont un argument inappréciable pour prouver que l'essence du rêve est l'accomplissement d'un désir [23]. »

Avant d'aller plus loin, je voudrais faire remarquer que la position de Freud, en ce qui concerne les rêves des enfants, n'est pas aussi claire que ces textes pourraient nous le faire croire. « Le petit enfant, dit Freud, rêve toujours de la réalisation de désirs que le jour précédent a fait naître en lui, sans les satisfaire. Aucun art divinatoire n'est nécessaire pour trouver cette simple solution ». Cela ne l'empêche pourtant pas de faire appel à l'interprétation symbolique pour décrypter des rêves d'enfant et prétendre y découvrir la réalisation voilée d'un désir caché. En voici deux exemples. Le premier est, seloin Freud, un rêve de castration : « Un petit garçon de 3 ans et 5 mois, que le retour de son père contrarie visiblement, s'éveille un jour tourmenté et excité et demande à plusieurs reprises : pourquoi papa a-t-il porté sa tête sur une assiette ? Cette nuit papa a porté sa tête sur une assiette [24]. » Ce rêve est assurément insolite et s'explique peut-être par le fait que cet enfant avait vu une gravure représentant Salomé contemplant la tête de Jean-Baptiste. Mais Freud préfère croire qu'en vertu du complexe d'Œdipe, il souhaitait inconsciemment la castration de son père. Que dire sinon que, pour imaginer qu'un enfant d'un peu plus de trois ans puisse rêver de castration et avoir recours, pour ce faire, au symbolisme de la décapitation, il faut avoir soi-même perdu la tête ? Le second exemple nous retiendra un peu plus longtemps, car les propos de Freud contredisent totalement ce qu'il dit d'ordinaire sur les rêves des enfants. Le voici : « Un homme actuellement âgé de 35 ans raconte un rêve qu'il se rappelle bien et qu'il dit avoir eu quand il avait quatre ans : le notaire chez qui était déposé le testament de son père (il avait perdu son père à trois ans) apportait deux grosses poires blanches (Kaiserbine) ; on en donnait une à l'enfant. L'autre était sur l'appui de la fenêtre du salon. Il se réveilla persuadé de la réalité de ce qu'il avait rêvé et demanda obstinément à sa mère la seconde poire ; il affirmait qu'elle était sur l'appui de la fenêtre. Sa mère en rit ;
« analyse. - le notaire était un vieux monsieur jovial qui, à ce qu'il croit se rappeler, avait bien une fois apporté des poires […] Le rêveur ne pouvant nous donner d'autres souvenirs, nous avons le droit de chercher une interprétation symbolique. Les deux poires (pommes ou poires) sont les seins de la mère qui l'a nourri. L'appui de la fenêtre serait le relief de la poitrine, analogue au balcon dans les rêves de maison (cf. p. 306). Son sentiment de réalité, après le réveil est fondé, car sa mère l'a vraiment nourri et même bien plus longtemps qu'il n'est d'usage, et la poitrine de sa mère est toujours là. Le rêve doit être traduit ainsi : mère, donne (montre) moi de nouveau le sein qui m'a nourri autrefois. L' 'autrefois' est représenté par le fait qu'une des poires a été mangée, le 'de nouveau' par le désir de l'autre. La répétition d'une action est représentée très habituellement dans le rêve par la multiplication d'un objet, qui apparaît autant de fois. Il est évidemment très saisissant de voir la symbolique jouer un rôle dans le rêve d'un enfant de quatre ans, mais ce n'est pas une exception, c'est la règle. On peut dire que le rêveur dispose des symboles dès le début de sa vie [25]. »

Je ne commenterai que très rapidement cette interprétation, car ce sont essentiellement les dernières lignes qui m'intéressent ici. Je m'étonnerai pourtant de l'affirmation suivante : « le rêveur ne pouvant nous donner d'autres souvenirs, nous avons le droit de chercher une interprétation symbolique ». Car l'information donnée par le rêveur, à savoir que le notaire avait effectivement apporté une fois des poires, explique tout naturellement l'origine de celles-ci et rend l'interprétation symbolique tout à fait inutile. Je m'étonnerai aussi de voir Freud supposer que l'appui de la fenêtre représente le relief de la poitrine de la mère. Car, puisque la poire posée sur l'appui de la fenêtre représente un des seins de la mère, celle-ci en aurait donc quatre, à savoir les deux seins représentés par l'appui de la fenêtre, celui représentée par la poire qui a été mangée, et celui représentée par la poire posée sur l'appui de la fenêtre, lequel sein serait donc posé sur les deux premiers. Tout cela est, une fois de plus, bien étrange.

Mais ce qui m'étonne le plus, et c'est pour cela que j'ai évoqué cet exemple, c'est que Freud ait recours à l'interprétation symbolique pour expliquer « le rêve d'un enfant de quatre ans », alors qu'il affirme, par ailleurs, que les rêves des enfants sont toujours très simples et très clairs, qu' « on n'y trouve point d'énigme », qu'ils sont « la réalisation directe, non voilée » d'un désir insatisfait et qu'il n'est donc besoin de faire appel à « aucun art divinatoire » pour les décrypter. On ne devrait donc jamais y trouver d'objets symboliques. Rien d'étonnant, par conséquent, que Freud juge « très saisissant de voir la symbolique jouer un rôle dans le rêve d'un enfant de quatre ans ». Mais on s'attendrait à ce qu'il ajoute que c'est là un cas tout à fait exceptionnel et sans doute unique. Or il déclare au contraire : « mais ce n'est pas une exception, c'est la règle ». Comprenne qui pourra !

Quoi qu'il en soit, Freud semble considérer malgré tout qu'il n'y a que deux catégories de rêves, les rêves intelligibles et les rêves incompréhensibles, les premiers correspondant à la réalisation d'un désir avoué et les seconds à celle d'un désir refoulé : « Nous savons que les rêves intelligents et raisonnables sont la réalisation non déguisée d'un désir : en d'autres termes, que le désir dont ils nous montrent la réalisation concrète est un désir reconnu par la conscience, insatisfait dans la vie quotidienne, mais parfaitement digne d'intérêt. L'analyse des rêves confus et inintelligibles nous enseigne quelque chose d'analogue : le fondement des ces rêves est aussi un désir réalisé, désir que les idées latentes nous révèlent d'autre part ; seulement la représentation en est obscure ; pour l'éclaircir il faut avoir recours à l'analyse et celle-ci nous montrera tantôt un désir refoulé et inconscient, tantôt un désir intimement uni à des pensées refoulées et pour ainsi dire porté par celles-ci. Nous pouvons caractériser ces rêves en disant qu'ils sont les réalisations voilées de désirs refoulés [27]. » Malheureusement, et j'en ai déjà cité plusieurs, il y a beaucoup de « rêves intelligents et raisonnables » qui sont des rêves d'échec ou d'inhibition, qui non seulement ne semblent correspondre à la réalisation d'aucun désir, mais, qui bien au contraire, apparaissent très clairement comme l'histoire d'un désir contrarié. Et Freud est souvent obligé de le reconnaître. C'est le cas notamment pour le rêve dit « rêve de la bouchère » sur l'analyse duquel je reviendrai tout à l'heure, et dont voici le début : « Vous dîtes toujours, déclare une spirituelle malade, que le rêve est un désir réalisé. Je vais vous raconter un rêve qui est tout le contraire d'un désir réalisé. Comment accorderez-vous cela avec votre théorie. Voici le rêve : 'Je veux donner un dîner, mais je n'ai pour toutes provisions qu'un peu de saumon fumé. Je voudrais aller faire des achats, mais, je me rappelle que c'est dimanche après-midi et que toutes les boutiques sont fermées. Je veux téléphoner à quelques fournisseurs, mais le téléphone est détraqué. Je dois renoncer au désir de donner un dîner'. Je réponds naturellement que seule l'analyse peut décoder du sens de ce rêve ; j'accorde toutefois qu'il semble à première vue raisonnable et cohérent et paraît tout le contraire de l'accomplissement d'un désir [28]. » Ce rêve est, en effet, un rêve aussi clair que banal, qui doit être assez fréquent chez les maîtresses de maison. On trouve d'ailleurs, dans l'interprétation des rêves, un autre rêve du même genre, dit « rêve du marché ». C'est celui d'une ménagère qui arrive au marché trop tard et ne trouve plus rien chez le boucher ni chez la marchande de légumes.

Freud pense que les rêves intelligibles, quand ils ne correspondent pas clairement à l'accomplissement d'un désir et même quand ils semblent en être tout le contraire, doivent tous être considérés comme l'accomplissement d'un désir déguisé qu'il appartient à l'analyse de retrouver. Si peu évidente que soit cette hypothèse, elle ne saurait, bien sûr, être rejetée a priori. On peut pourtant d'emblée faire remarquer qu'il est plus facile d'admettre qu'un rêve puisse être l'accomplissement d'un désir déguisé, quand il semble inintelligible, que quand il est tout à fait explicite et, à plus fort raison, quand il évoque clairement l'impossibilité de réaliser un désir. Pour qu'on puisse alors se laisser convaincre que ce rêve est bien, en dépit des apparences, la réalisation d'un désir caché, il faudrait donc que l'argumentation de Freud fût particulièrement serrée et rigoureuse. Or le moins que l'on puisse dire c'est que l'on est toujours fort loin du compte. Les prétendus arguments de Freud sont presque toujours saugrenus, pour ne pas dire qu'on les prendrait souvent pour des galéjades de collégiens ou des plaisanteries de carabins.

Je vais donc examiner quelques-unes des analyses de rêves qui apparaissent clairement comme des rêves d'échecs, mais dans lesquels Freud prétend néanmoins découvrir l'accomplissement d'un désir caché. Je commencerai par le « rêve de la bouchère ». Les premiers renseignements que Freud tire de sa patiente, à savoir qu'elle aime beaucoup le caviar, mais se refuse cette dépense, et que son mari ne voulait plus accepter d'invitations à dîners pour éviter de grossir, ne lui paraissent pas significatifs. Mais, bien sûr, il ne se décourage pas, sachant que « ces sortes de renseignement insuffisants cachent pour l'ordinaire des motifs que l'on n'exprime pas ». Il poursuit donc son interrogatoire : « Au bout d'un moment, comme il convient lorsqu'on doit surmonter une résistance, elle me dit qu'elle a rendu visite hier à une de ses amies ; elle en est fort jalouse parce que son mari en dit toujours beaucoup de bien. Fort heureusement, l'amie est mince et maigre, et son mari aime les formes pleines. De quoi parlait donc cette personne maigre ? Naturellement de son désir d'engraisser. Elle lui a aussi demandé : 'Quand nous inviterez-vous à nouveau ? On mange toujours si bien chez vous.'
« Le sens du rêve est clair maintenant. Je peux dire à ma malade : 'C'est exactement comme si vous lui aviez répondu mentalement : Oui da ! Je vais t'inviter pour que tu manges bien, que tu engraisses et que tu plaises plus encore à mon mari ! J'aimerais mieux ne plus donner de dîner de ma vie ! Le rêve vous dit que vous ne pourrez pas donner de dîner, il accomplit ainsi votre vœu de ne point contribuer à rendre plus belle votre amie. La résolution, prise par votre mari, de ne plus accepter d'invitation à dîner, pour ne pas engraisser, vous avait, en effet, indiqué que les dîners dans le monde engraissent. Il ne manque plus qu'une concordance qui confirmerait la solution. On ne sait encore à quoi le saumon fumé répond dans le rêve. 'D'où vient que vous évoquez dans le rêve le saumon fumé ? - c'est répond-elle, le plat de prédilection de mon amie.' Par hasard, je connais aussi cette dame et je sais qu'elle a vis-à-vis du saumon fumé la même conduite que ma malade à l'égard du caviar [30]. »

Cette analyse montre bien à quel point le « rêve latent » que les interprétations de Freud sont censées reconstituer, peut s'éloigner du « rêve manifeste ». Sa patiente a rêvé qu'elle voulait donner un dîner, mais qu'elle devait y renoncer. Freud prétend qu'elle a réalisé en rêve le désir non avoué de ne pas inviter son amie à dîner. La signification du « rêve latent » est donc diamétralement opposée à celle du « rêve manifeste »: l'échec du désir de donner un dîner devient l'accomplissement du désir de ne pas le donner. De plus, les personnages de l'amie et du mari, qui sont essentiels dans le « rêve latent », puisque finalement le véritable désir de la rêveuse est que son amie ne devienne pas plus attirante encore aux yeux de son mari, ces personnages sont absents du « rêve manifeste ». Les contenus du « rêve manifeste » et du « rêve latent » semblent donc, du moins pour tous ceux qui ne sont pas disposés à admettre que donner un dîner et ne pas en donner revient au même, totalement différents à l'exception d'un seul détail, celui du « saumon fumé ». Ce détail fournit à Freud la preuve ultime et définitive qu'il attendait. Il s'était déjà convaincu que son interprétation était la bonne, avant de trouver un lien entre le saumon fumé et l'amie de la rêveur. Il ne lui manquait plus, nous dit-il qu'une concordance. Il est difficile le de ne pas trouver ce « ne… que » bien comique.

D'ailleurs ce détail, loin d'être la preuve décisive que Freud croit avoir trouvée, est lui-même fort sujet à caution. Tout d'abord Freud n'a apparemment pas songé pas à demander à sa patiente, si effectivement elle n'avait plus que du saumon fumé dans ses provisions, à moins qu'il n'y ait pensé, mais qu'il ait préféré s'abstenir de le faire. On a souvent l'impression, en effet, que, dès qu'il a trouvé un élément dont il peut faire quelque chose, il arrête l'interrogatoire sur ce point, dans la crainte que le patient n'ajoute quelque chose qui pourrait contredire l'interprétation qu'il a en vue. En tout cas, si la réponse avait été positive, il lui aurait été beaucoup plus difficile de prétendre que la présence du saumon fumé dans son rêve suffisait à prouver que la patiente avait effectivement pensé à son amie. De plus cette unique concordance entre le « rêve manifeste » et le « rêve latent », loin de corroborer l'interprétation de Freud, semble, au contraire, la contredire. En effet, si le rêve de la patiente traduit vraiment le désir de ne pas avoir à nourrir son amie, pourquoi donc rêve-t-elle qu'il ne lui reste que du saumon fumé qui est justement le mets préféré de celle-ci ? Logiquement elle devrait rêver qu'il ne lui reste plus que quelque chose que son amie ne mange jamais. Bien sûr, Freud ne manquerait pas de répondre qu'il est vain d'invoquer la logique quand il s'agit du rêve. Il ne peut pourtant passer son temps à récuser la logique, alors qu'en même temps il est bien obligé de faire souvent appel à elle dans son argumentation, même si c'est d'une manière fort peu convaincante.

Mais la dernière objection que je ferai à son interprétation du rêve de la bouchère, est peut-être la plus gênante pour Freud. Plaçons-nous, en effet, de son point de vue et admettons un instant que ce rêve constitue bien la réalisation déguisée d'un désir refoulé. La nature de ce désir me semble rendre l'hypothèse du refoulement assez incongrue. Pourquoi donc, en effet, la bouchère serait-elle obligée de se cacher à elle-même qu'elle désire que son amie ne grossisse pas et ne devienne pas ainsi plus attirante pour son mari ? C'est une pensée peut-être un peu ridicule et, pour cette raison, elle pourrait hésiter à l'avouer même à ses amies. Ce n'est en tout cas aucunement une pensée inavouable qu'elle ne saurait pourvoir regarder en face. D'ailleurs ce désir, outre qu'il est bien innocent, ne me paraît guère mériter d'être considéré comme un véritable désir. C'est un désir ' négatif »: on ne dit guère qu'on désire ne pas inviter quelqu'un ; on dit qu'on ne désire pas l'inviter. C'est, en outre, un désir très facile à réaliser, puisqu'il suffit de ne rien faire. Certes, selon Freud, le vrai désir de la bouchère est que son amie ne grossisse pas. Mais, là encore, il s'agit d'un souhait plutôt que d'un désir. Un vrai désir est une « pulsion », et c'est pourquoi il faut parfois le « refouler ». Dans le cas de la bouchère, même si l'analyse de Freud pouvait être retenue, on ne saurait parler de « pulsion », et il en est ainsi de bien d'autres rêves analysés par Freud.

Examinons maintenant un autre rêve que j'ai évoqué tout à l'heure, le « rêve du marché » que voici : « Une jeune femme intelligente et fine, réservée, du type de l' 'eau qui dort', raconte : J'ai rêvé que j'arrivais trop tard au marché et que je ne trouvais plus rien chez le boucher et chez la marchande de légumes. Voilà assurément un rêve innocent ; mais un rêve ne se présente pas de cette manière ; je demande un récit détaillé. Le voici : Elle allait au marché avec sa cuisinière qui portait le panier. Le boucher lui a dit, après qu'elle lui eût demandé quelque chose : 'on ne peut plus en avoir', et il a voulu lui donner autre chose en disant : 'c'est bon aussi.' Elle a refusé et est allée chez la marchande de légumes. Celle-ci a voulu lui vendre des légumes d'une espèce singulière, attachés en petits paquets, mais de couleur noire. Elle a dit : 'Je ne sais pas ce que c'est, je ne prends pas ça'.»

Et voici le point de départ de l'analyse de Freud : « Il est aisé de rattacher ce rêve aux événements de la journée. Elle était réellement allée au marché trop tard et n'avait plus rien trouvé. On est tenté de dire : la boucherie était déjà fermée. Mais n'y a-t-il pas là - ou plutôt dans l'expression inverse - une manière très vulgaire d'indiquer une négligence dans l'habillement d'un homme. La rêveuse n'a d'ailleurs pas employé ces mots, elle les a peut-être évités [31].  »

Comme pour le rêve de la bouchère, on peut tout d'abord s'étonner que Freud tienne à tout prix à décrypter un rêve aussi simple et aussi clair. Et on peut d'autant plus s'en étonner que ce rêve paraît s'expliquer tout naturellement par le fait que la rêveuse « était réellement allée au marché trop tard et n'avait plus rien trouvé ». Ce rêve semble donc n'être que le simple souvenir nullement déformé d'un petit déboire de la vie quotidienne. Mais Freud ne saurait admettre qu'un rêve ne soit pas l'accomplissement d'un désir et encore moins qu'il corresponde à un échec, fût-il anodin. Il lui faut donc à tout prix arriver à démontrer que ce rêve, qui semble si innocent, ne l'est aucunement et qu'il constitue bien la réalisation déguisée d'un désir inavoué.

Le point de départ et le pivot de toute son interprétation est l'expression la boucherie était déjà fermée. Comme l'indique en note le traducteur, cette expression, à la condition, bien sûr, de la considérer, ainsi que le fait Freud, comme l'équivalent de « l'expression inverse », « appartient à l'argot viennois : Du hast deine Fleischbank offen qui signifie littéralement 'la devanture de ta boucherie est ouverte', c'est-à-dire : 'ta braguette n'est pas boutonnée' ». Mais, outre que tout le monde n'est pas forcément disposé à admettre aisément que « la boucherie était fermée » doit nécessairement se traduire par « la boucherie était ouverte », la rêveuse n'a pas dit que la boucherie était fermée. Elle a seulement dit, tout d'abord, qu'il n'y avait plus rien chez le boucher, ce qu'elle a corrigé ensuite en disant qu'il n'y avait plus ce qu'elle cherchait. Freud le reconnaît : « La rêveuse, dit-il, n'a d'ailleurs pas employé ces mots » et on appréciera l'humour involontaire de ce « d'ailleurs ». Il est tout de même bien étrange de considérer qu'il est somme toute assez indifférent que les patients disent ou ne disent pas telle ou telle chose, quand on prétend, comme Freud, faire reposer toute sa méthode sur les libres associations des patients à qui l'on demande de dire le plus spontanément possible tout ce qui leur passe par la tête. Non content d'estimer qu'il n'est pas gênant que sa patiente n'ait pas employé ces mots, Freud, en disant « elle les a peut-être évités », suggère que son silence est sans doute encore plus révélateur. Mais, outre qu'on peut juger que cet argument, dont il use si souvent, est décidément trop commode, pour pouvoir éviter ces mots, il aurait d'abord fallu que sa patiente les eût connus. Freud raisonne comme si sa patiente connaissait nécessairement l'expression Du hast deine Fleischbank offen. Rien pourtant n'est moins sûr, rien n'est même plus improbable. Outre qu'en général les femmes connaissent beaucoup moins l'argot que les hommes (ce sont le plus souvent eux qui l'ont inventé), la patiente était, a-t-il précisé, une jeune femme « réservée, du type de l' 'eau qui dort' » devant laquelle personne n'aurait sans doute osé employé cette expression que Freud nous dit, mais on l'aurait deviné, être « très vulgaire ». Certes, si, comme lui, elle avait fait des études de médecine, elle aurait pu l'entendre et beaucoup d'autres de ce genre en salle de garde. Mais ce n'est pas le cas. On peut donc s'étonner que Freud n'ait pas pensé à lui demander si elle connaissait cette expression. Ou peut-être l'a-t-il fait et, la réponse ayant été négative, s'est-t-il bien gardé de nous le dire. On peut être sûr, en tout cas, que, s'il lui avait posé la question et qu'elle lui eût répondu affirmativement, il n'aurait alors pas manqué de nous le dire.

On le voit, l'interprétation du rêve du marché est tout entière construite à partir d'une association d'idées qui est venue à l'esprit du seul Freud. Non seulement elle n'est pas venue à l'esprit de sa patiente, mais, selon toute vraisemblance, elle ne pouvait pas lui venir à l'esprit. Pour qu'on pût, par conséquent, ne pas la rejeter d'emblée comme entièrement gratuite, il aurait fallu d'abord que la patiente eût effectivement dit que la boucherie était fermée, ce qu'elle n'a pas fait ; il aurait fallu ensuite admettre qu'elle voulait dire par là que la boucherie était ouverte, ce qui, quoi que puisse dire Freud, ne va pas de soi ; il aurait fallu enfin qu'elle connût l'expression Du hast deine Fleischbank offen, ce qui est fort invraisemblable. Dans ces conditions, il peut paraître tout à fait inutile d'examiner la suite de l'interprétation de Freud. Nous allons quand même le faire rapidement.

« Quand, poursuit donc Freud, dans un rêve, quelque chose a le caractère d'un discours, est dit ou entendu au lieu d'être pensé - on le distingue ordinairement sans peine -, cela provient de discours de la vie éveillée. » Cela peut arriver en effet, et l'on peut même admettre sans difficultés que cela doit arriver assez souvent. Mais pourquoi supposer que cela arrive toujours ? Freud lui n'en doute pas : « d'où viennent alors les paroles du boucher : 'on ne peut plus en avoir' ? Je les ai prononcées moi-même, en lui expliquant, quelques jours avant, que nous ne pouvions plus avoir (évoquer) les événements de notre première enfance comme tels, mais qu'ils nous étaient rendus par des 'transferts' et des rêves lors de l'analyse. C'est donc moi qui suis le boucher, et elle repousse ce 'transfert' d'anciennes manières de penser et de sentir. - d'où viennent les paroles qu'elle prononce dans le rêve : 'je ne sais pas ce que c'est, je ne prends pas ça' ? L'analyse doit diviser la phrase. Elle-même, la veille, au cours d'une discussion, a dit à sa cuisinière : 'je ne sais pas ce que c'est', mais elle a ajouté 'soyez correcte, je vous prie.' Nous saisissons ici le déplacement : des deux phrases employées contre sa cuisinière, elle n'a gardé dans le rêve que celle qui était dépourvue de sens ; mais celle qu'elle a refoulée correspondait seule au sens du rêve. On dira : 'soyez correct, je vous prie' à quelqu'un qui a osé faire des suggestions inconvenantes, et a oublié de 'fermer sa devanture'. [32]»

On le voit, s'étant convaincu que, puisque « la boucherie est fermée » ne pouvait vouloir dire que « ta braguette est ouverte », ce rêve apparemment si innocent ne l'était aucunement, Freud a cru pouvoir confirmer et préciser son intuition grâce à deux phrases aussi simples que banales que tout le monde a de nombreuses occasions de prononcer et qui, à première vue, n'avaient nul besoin d'être décryptées : « on ne peut plus en avoir » et « je ne sais pas ce que c'est ». La première phrase a pourtant permis à Freud de jeter, c'est du moins ce qu'il croit, une lumière nouvelle et décisive sur le rêve en lui permettant de comprendre qu'il y jouait lui-même un rôle essentiel, celui du boucher. Et cela parce qu'il a eu l'occasion, les jours précédents, d'employer la même phrase avec sa patiente. Il ne suffit pourtant pas que, dans un rêve, une personne vous dise : « il fait beau aujourd'hui » ou « comment allez-vous, ce matin ? », pour que vous puissiez en conclure que cette personne en représente une autre qui vous a dit la même chose le jour précédent, même si par ailleurs elle semble n'avoir rien de commun avec elle. Certes, il en irait autrement, s'il s'agissait d'une phrase un peu longue, un peu complexe, contenant un ou quelques mots rares, et l'on pourrait peut-être alors envisager une telle hypothèse. De plus, il est très vraisemblable que c'est Freud qui s'est rappelé avoir employé cette expression avec sa patiente que celle-ci peut fort bien avoir complètement oubliée. En tout cas, si c'était elle qui l'avait rappelée, soyons sûr que Freud l'aurait indiqué, et même souligné. Il est donc bien difficile de ne pas juger la conclusion que Freud tire de cette phrase, pour le moins aventureuse. Celle qu'il tire de la seconde phrase l'est pourtant encore beaucoup plus.

Freud commence, en effet, par transformer complètement la phrase, « je ne sais pas ce que c'est » devenant « soyez correcte, je vous prie ». Il prétend que la patiente, qui a prononcé ces deux phrases à la suite à l'adresse de sa cuisinière, « n'a gardé dans le rêve que celle qui était dépourvue de sens ; mais celle qu'elle a refoulée correspondait seule au sens du rêve ». Il décrète que la seule phrase importante, la seule phrase vraiment significative est précisément celle qui ne figure pas dans le rêve. La première, dit-il, est « dépourvue de sens ». Voilà une affirmation assez étrange puisque cette phrase a bien un sens et qu'il est de plus parfaitement clair : il est assez banal de dire « je ne prends pas cela » à une commerçante. Mais, pour Freud, ce « sens » n'en est pas un, puisqu'il ne correspond pas au véritable « sens du rêve », c'est-à-dire au sens qu'il a décidé de lui donner. La seconde phase qui, si elle avait effectivement fait partie du rêve, aurait pourtant été, elle, assez incongrue et aurait appelé une explication (ce n'est pas tous les jours que l'on dit : « soyez correcte, je vous prie »à une marchande de légumes) lui paraît, au contraire, correspondre parfaitement au « sens du rêve » et il nous explique pourquoi : « on dira : 'soyez correct, je vous prie' à quelqu'un qui a osé faire des suggestions inconvenantes, et a oublié de 'fermer sa devanture'. »Notons tout d'abord que Freud ne nous dit pas pour quelle raison la patiente avait dit à sa cuisinière : 'soyez correcte, je vous prie ». Il aurait pourtant été important de le savoir puisqu'il a décidé que cette phrase, bien qu'elle ne figurât aucunement dans le rêve manifeste, faisait partie des « pensées du rêve « et était même particulièrement révélatrice. Peut-être n'a-t-il pas pris la peine de le lui demander, à moins, plus vraisemblablement, qu'elle ne lui ait fait une réponse dont il n'a pas souhaité nous faire part, parce qu'elle n'allait aucunement dans le sens qu'il aurait souhaité. En tout cas, il est fort peu probable que la cuisinière ait fait des avances à la jeune femme, et encore moins qu'elle ait porté un pantalon d'homme dont la braguette était ouverte. Notons encore que la patiente, qui s'adressait à une femme, (c'est d'ailleurs aussi à une femme, la marchande de légumes, qu'elle s'adresse dans le rêve) a dit : « soyez correcte » et non : « soyez correct ». Ainsi, non content de remplacer la première phrase par la seconde, Freud corrige encore celle-ci en remplaçant le féminin par le masculin, puisque le « sens du rêve » implique qu'elle soit adressée à un homme, en l'occurrence Freud lui-même qui, outre le rôle du boucher, s'attribue aussi celui de la marchande de légumes. Il est donc persuadé d'avoir trouvé une preuve de plus à l'appui de son interprétation. Et il va encore nous en proposer une autre.

« L'exactitude de notre interprétation est prouvée, continue-t-il, par son accord avec les allusions qui sont au fond de l'incident de la marchande de légumes. Un légume allongé que l'on vend en bottes (elle a ajouté ensuite qu'il était allongé) un légume noir, cela peut-il être autre chose que la confusion, produite par le rêve, de l'asperge et du radis noir, je n'ai besoin d'interpréter l'asperge pour personne, mais l'autre légume me paraît aussi une allusion à ce même thème sexuel que nous avons deviné dès le début, quand nous voulions symboliser tout le récit par la phrase : la boucherie est fermée. Nous n'avons pas besoin de découvrir ici tout le sens de ce rêve ; il suffit d'avoir démontré qu'il est plein de signification et n'est nullement innocent [33].  » On le voit, Freud est maintenant tout à fait sûr d'avoir « démontré » que ce rêve n'était rien moins qu'innocent. Mais il n'a rien « démontré » du tout : il n'a fait, depuis le début de son analyse, que décréter. Et c'est ce qu'il fait encore à propos des légumes que la marchande a voulu vendre à la patiente : aucun doute n'est possible, il ne peut s'agir (« cela peut-il être autre chose que ») que d'asperges et de radis noir, qui symbolisent l'un et l'autre - mais Freud semble admettre que, si c'est tout à fait évident pour l'asperge (« je n'ai besoin d'interpréter l'asperge pour personne »), pour le radis noir, ce n'est que très probable - un sexe masculin. Mais avant de décider que ces légumes constituent des symboles phalliques, il aurait fallu pouvoir être sûr qu'il s'agissait bien d'asperges et de radis. Or rien n'est moins évident. Pour décréter qu'il s'agit d'asperges, Freud commence par déformer légèrement les propos de la patiente en parlant de légumes « que l'on vend en bottes », alors qu'elle n'a pas parlé de « bottes », mais de « petits paquets ». Mais son principal argument réside, bien sûr, dans le fait qu'il s'agit d'un « légume allongé ». On notera cependant, outre qu'il ne suffit pas, pour qui n'est pas freudien, qu'un légume soit allongé pour qu'il faille lui attribuer une signification phallique, que la patiente ne semble pas avoir dit spontanément que c'était un légume allongé : elle l'a « ajouté », nous dit Freud, ce qui semble indiquer que c'est lui qui le lui a suggéré et qu'elle a acquiescé. Mais peu importe que le légume ait été ou non allongé, de toute façon en disant qu'il était « d'une espèce singulière », la patiente avait indiqué qu'il ne pouvait s'agir ni d'asperges ni de radis noirs, ni d'aucun autre légume connu. Elle avait de plus dit : « je ne sais pas ce que c'est ». Et, si Freud a préféré oublier cette phrase, ce n'est peut-être pas seulement parce qu'il ne savait pas qu'en faire, mais aussi parce qu'elle pouvait le gêner. Quoiqu'il en soit, il croit avoir apporté une preuve supplémentaire de la validité de son interprétation, mais il n'a fait que nous donner un exemple de plus du singulier manque de rigueur de sa démarche.

Peut-être s'est-il d'ailleurs rendu compte que sa démonstration pouvait paraître peu convaincante, puisqu'il semble avoir hésité pour savoir s'il devait aller ou non jusqu'au bout de son analyse en explicitant clairement la conclusion à laquelle il était arrivé. Il avait apparemment opté d'abord pour la seconde solution puisqu'il met un terme à son analyse en disant : « Nous n'avons pas besoin de découvrir ici tout le sens de ce rêve ; il suffit d'avoir démontré qu'il est plein de signification et n'est nullement innocent. »Mais sans doute a-t-il eu peur d'avoir l'air de se dérober, puisque finalement il a fait en note ce qu'il avait dit ne pas avoir besoin de faire. Voici cette note : « A ceux qui voudraient l'approfondir, je ferai remarquer que ce rêve recouvre un fantasme : conduite provocante de ma part, défense de la sienne. On sait combien les médecins ont à subir d'accusations de cette sorte de la part de femmes hystériques, chez qui ces fantasmes ne sont point déformés et présentés comme rêves, mais apparaissent sans dissimulation et sous formes de constructions morbides. Ce rêve a correspondu au début du traitement psychanalytique de la malade. Je compris plus tard qu'il reproduisait le trauma initial d'où provenait sa névrose. D'autres personnes qui avaient subi dans leur enfance des attentats à la pudeur et en souhaitaient le retour dans leurs rêves, m'ont souvent donné l'occasion d'observer les mêmes phénomènes [34]. »Ainsi, selon Freud, la patiente, qui avait fait l'objet d'un attentat à la pudeur dans son enfance, souhaitait revivre cette expérience et comptait sur Freud pour lui permettre de réaliser son souhait. « Ce rêve recouvre un fantasme », nous dit Freud : pour le « recouvrir », il le recouvre. Car le moins que l'on puisse dire, c'est que le rêve latent n'a plus aucun rapport avec le rêve manifeste. Quand une femme vous dit qu'elle est arrivée trop tard au marché et qu'elle n'a plus rien trouvé, vous n'être guère préparé à comprendre qu'en réalité elle vous demande de la violer.

Récapitulons tous les tours de passe-passe auxquels se livre Freud au cours de cette analyse : il fait tout d'abord comme si la patiente avait dit que la boucherie était fermée ; il fait ensuite comme si, en disant que la boucherie était fermée, elle avait dit qu'elle était ouverte ; il fait comme si, en disant que la boucherie était ouverte, la patiente, qui pourtant ignorait sans doute l'expression argotique qui constitue le pivot de son interprétation, avait dit en réalité que la braguette du boucher était déboutonnée ; il s'introduit alors dans le rêve en prenant la place du boucher sous prétexte qu'il a employé, dans un contexte totalement différent, la même expression très banale que lui avec sa patiente ; après avoir pris la place du boucher, il prend aussi celle de la marchande de légumes ; pour ce faire, il commence par écarter la phrase effectivement adressée par la patiente à la marchande de légumes, sous prétexte que cette phrase, tout à fait claire et tout à fait naturelle dans le contexte du rêve, n'a selon lui pas de sens ; il fait ensuite comme si la patiente avait dit à la marchande de légumes ce qu'elle a dit à sa cuisinière, à ceci près qu'ayant décidé que la marchande était en réalité un homme, en l'occurrence lui-même, il remplace le féminin par le masculin ; il prête de plus à cette phrase une signification qu'elle ne saurait avoir eue dans la bouche de la patiente s'adressant à sa cuisinière ; enfin alors que la patiente a déclaré que les légumes de la marchande était « d'une espèce singulière » et qu'elle ne savait pas ce que c'était, il affirme qu'il ne peut que s'agir que d'asperges et de radis noirs, lesquels ne peuvent être interprétés que comme des symboles sexuels. Comment ne pas se dire, quand Freud nous propose de semblables fariboles qu'il est lui un marchand de salades ?

Mais il a parfois recours à d'autres explications pour prouver que, dans le rêve, le non-accomplissement d'un désir constitue, en réalité, l'accomplissement d'un autre désir. Deux d'entre elles sont particulièrement simples et commodes. Il utilise la première lorsqu'il a affaire à des rêveurs qui, d'une part, connaissent sa théorie, comme la plupart de ses patients et de tous ceux qui lui racontent leurs rêves, et qui, d'autre part, sont peu disposés à l'accepter. Il lui suffit alors de prétendre que, s'ils ont rêvé qu'ils ne parvenaient pas à réaliser tel ou tel désir, c'était pour pouvoir ainsi en réaliser un autre, le seul qui leur importait vraiment : celui de prendre sa théorie en défaut. Voici deux exemples où il a recours à cette solution si commode : le premier concerne le rêve d'une des ses malades : « Je lui avais expliqué un jour que le rêve était l'accomplissement d'un désir ; le lendemain elle rêvait qu'elle partait à la campagne avec sa belle-mère. Je savais combien elle s'était débattue pour ne point passer l'été auprès de sa belle-mère, je savais aussi que peu de jours avant elle s'était délivrée de cette terreur en louant une maison de campagne très éloignée du lieu où sa belle-mère résidait. Le rêve annulait la solution tant désirée, n'était-ce pas là précisément le contraire de ma théorie ? Assurément, on pouvait, pour comprendre ce rêve, s'en tenir à sa conclusion : d'après ce rêve, j'avais tort ; elle désirait que j'aie tort, ce rêve lui montrait donc son désir comme accompli [35]». Le second exemple concerne le rêve d'un de ses anciens condisciples : « Je me suis permis d'interpréter sans analyse et par une simple supposition le menu fait suivant, arrivé à un ami qui avait été mon camarade de classe pendant nos huit années de lycée. Un jour, dans un petit cercle, il m'avait entendu exposer cette opinion nouvelle : tous les rêves sont des réalisation de désirs; il rentra chez lui et rêva qu'il avait perdu tous ses procès - il était avocat - et il s'en plaignit à moi. Je me tirai de là en disant : on ne peut pas gagner tous les procès, mais je pensai en moi-même : j'ai été pendant huit ans le premier de la classe, tandis qu'il avait une place quelconque dans la moyenne; il serait bien étonnant qu'à cette époque-là il n'eût jamais souhaité que je dise une fois une bonne ânerie [36]».

Adolf Grünbaum discute longuement l'interprétation que Freud donne du premier rêve [37]. Il observe qu'on peut la réduire à trois assertions : Freud affirme que le rêve manifeste contredit sa théorie qui fait de tout rêve l'accomplissement d'un désir ; il en déduit que la rêveuse désire prendre en défaut sa théorie ; il en conclut enfin que le rêve représente l'accomplissement de ce désir. Adolf Grünbaum commence par contester la prémisse, en affirmant que le rêve manifeste ne « semble aucunement contredire la théorie freudienne de la satisfaction du désir ». On peut être d'abord surpris par cette déclaration, mais il la justifie de la façon suivante : « On remarquera que, le contenu manifeste donné est logiquement compatible avec l'état de choses suivant : malgré son aversion consciente pour la compagnie de sa belle-mère, la rêveuse a aussi le désir ambivalent inconscient d'être malgré tout avec elle. Il est courant en théorie psychanalytique de rencontrer des désirs conscients et inconscients qui ont des objectifs opposés [38]». Bien entendu, Adolf Grünbaum se garde bien d'affirmer que c'est là la véritable explication du rêve : « En affirmant cette pure compatibilité logique du contenu manifeste, je ne veux pas dire qu'il y a des preuves empiriques de l'existence de ce désir inconscient putatif, encore moins du fait qu'il ait été le motif véritable de la formation du rêve [39]. » Il se contente de faire remarquer « qu'il n'y a rien dans le contenu manifeste proprement dit du rêve qui exclue de manière déductive la satisfaction du désir inconscient putatif de la compagnie de la belle-mère, à la fois sur le plan de la motivation et sur celui de la représentation, comme l'exige la théorie Freudienne [40]. » Ce qu'il veut simplement souligner, et il a en effet tout à fait raison, c'est qu'avant de s'arrêter à une explication dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne va pas de soi, il faut avoir examiné et écarté toutes les autres explications possibles, surtout lorsque certaines, et on peut estimer que c'est le cas ici, paraissent plus vraisemblables ou seulement moins invraisemblables.

En ce qui concerne la seconde assertion de Freud, Adolf Grünbaum fait ensuite remarquer que « même s'il était prouvé que le contenu manifeste du rêve était incompatible avec sa théorie du rêve, et qu'ainsi il eût effectivement tort, comment ce fait putatif pourrait-il impliquer que la patiente ait en en fait eu le désir qu'il eût tort ? Du point de vue déductif, l'imputation de cette motivation est un non sequitur patent [41]. » Comment ne pas lui donner raison ? Enfin, s'agissant de la troisième assertion, Adolf Grünbaum observe que « contrairement à ce que dit Freud, le contenu manifeste ne représente pas de manière imagée pour la patiente la satisfaction réelle du désir présumé qu'il eût tort ». Il nous invite donc à « imaginer une scène du contenu manifeste qui pourrait être dite représenter de manière imagée la satisfaction du désir que Freud ait tort, par exemple, un débat public sur les mérites de la conception Freudienne de la psychanalyse durant lequel il est battu à plate couture par les arguments d'un chercheur suisse obscur qui déguise à peine Carl Gustav [42]. » Certes, il serait alors plus aisé d'admettre que le rêve représente bien l'accomplissement du désir de donner tort à Freud, mais celui-ci n'aurait pas manqué de répondre que cet accomplissement doit demeurer voilé. Il est vrai qu'on pourrait alors lui demander pourquoi il devrait nécessairement en être ainsi, vu que le désir de prendre sa théorie en défaut peut difficilement être considéré comme un désir inavouable. Mais je vais revenir très bientôt sur cette objection que l'on peut lui faire à propos de beaucoup d'autres de ses interprétations.

Pour ma part, mais je me garderais bien néanmoins de prétendre que c'est la solution, je pense qu'il faut s'en tenir au rêve manifeste et admettre que, loin de représenter la réalisation d'un désir inconscient de la patiente, celui de passer l'été avec sa belle-mère et encore moins celui de prendre la théorie de Freud en défaut, le rêve de cette patiente exprime au contraire la crainte tout à fait consciente d'avoir, malgré tous ses efforts pour l'éviter, à supporter sa belle-mère pendant tout l'été. Quant au rêve de l'avocat, il relève sans doute de la même explication toute simple : il ne fait vraisemblablement que concrétiser une crainte bien naturelle pour un avocat, celle de perdre ses procès. La conclusion de Freud apparaît, en tout cas, pour le moins hâtive. Il reconnaît, en effet, qu'il ne s'est livré à aucune analyse. Il n'a pas songé à demander à l'avocat si, au réveil, il s'était bien souvenu des propos qu'il avait tenus la veille devant lui. Il n'a pas songé à lui demander s'il les approuvait ou non. Il nous a seulement dit, en effet, que l'avocat l'avait « entendu exposer » sa théorie. Si l'avocat avait alors manifesté son désaccord ou son scepticisme, soyons sûr que Freud n'aurait pas manqué alors de nous l'indiquer. J'ajouterai enfin que rien ne prouve que l'avocat ait effectivement éprouvé à son égard le sentiment d'envie que Freud lui attribue. Quand on connaît son orgueil, il est, en effet, permis de se demander s'il n'a pas prêté à son ancien condisciple le complexe d'infériorité qu'il aurait sans doute eu lui-même, si celui-ci, et non lui, avait été le premier de la classe.

Mais, au-delà des cas particuliers, l'explication que Freud prétend donner de certains rêves par le désir de prendre sa théorie en défaut soulève des objections plus générales. Car c'est là, on l'avouera, une solution bien commode. Nul besoin de se creuser la tête, de soumettre le rêveur à un long interrogatoire, de faire appel à des interprétations symboliques tirées par les cheveux ; la réponse, toujours la même, est toute trouvée. Aussi peut-on s'étonner que Freud ne s'en serve pas toutes les fois où il le pourrait. Pour ne prendre qu'un exemple, si l'on se souvient du rêve de la bouchère, celle-ci commence par déclarer à Freud : « Vous dîtes toujours […] que le rêve est un désir réalisé. Je vais vous raconter un rêve qui est tout le contraire d'un désir réalisé. Comment accorderez-vous cela avec votre théorie ? » Pourquoi donc ne l'a-t-il pas interrompue aussitôt pour lui dire qu'il n'avait pas besoin de connaître son rêve pour savoir qu'il répondait bien à un désir, celui de prendre sa théorie en défaut ? Mais, s'il n'a pas systématiquement recours à cette solution, c'est peut-être parce qu'il a bien senti qu'il ne devait pas l'utiliser trop souvent, sous peine d'être suspecté d'avoir inventé là un moyen trop commode de faire taire les contradicteurs. Quoi qu'il en soit, cela pose un problème. On a, en effet, l'impression qu'il n'y a aucune raison véritable qui lui fait choisir de recourir ou de ne pas recourir à cette explication. On a l'impression que cela dépend de l'humeur du moment : s'il est pressé et n'a pas envie de se fatiguer les méninges, alors il n'hésite pas à s'en servir ; si, au contraire, il a tout son temps et se sent disposé à se lancer, en interrogeant longuement le patient, dans une longue quête des pensées du rêve, alors il écarte d'emblée l'hypothèse qu'il ait eu le désir de prendre sa théorie en défaut. Mais cela est bien gênant. Pour ma part, je suis persuadé, même si je suis, bien sûr, incapable de le prouver, que jamais personne n'a fait un rêve d'échec pour apporter un démenti à la thèse de Freud. Mais lui, qui est, au contraire, convaincu que cela peut se produire et se produit effectivement, comment donc, quand il ne retient pas cette explication pour en chercher une autre, comment donc peut-il être sûr qu'il n'a pas abandonné la proie pour l'ombre ? Comment peut-il ainsi être sûr que la bouchère n'avait pas rêvé qu'elle devait renoncer à son dîner afin de prendre sa théorie en défaut, et que, par conséquent, l'explication qu'il lui avait fournie était totalement arbitraire ? Inversement, quand il explique d'emblée un rêve d'échec par le désir de contredire sa théorie, comment peut-il être sûr que, s'il avait pris le temps de demander au rêveur de se prêter à l'habituelle recherche d'associations d'idées, il n'aurait pas découvert alors des éléments qui l'auraient amené à adopter sans la moindre hésitation une tout autre explication ?

J'ajouterai que, si l'explication des rêves d'échec par le désir de prendre Freud en défaut, ces rêves devraient être beaucoup plus nombreux chez ceux qui connaissent sa théorie et qui refusent de l'admettre que chez ceux qui ne la connaissent pas ou qui ne songent pas à la contester. De même, à partir du moment où l'on prend connaissance de cette théorie, on devrait, si elle nous paraît très contestable, avoir beaucoup plus souvent des rêves d'échec que lorsqu'on l'ignorait. Bien sûr, personne n'a jamais fait d'enquête pour essayer de vérifier ces hypothèses, mais il y a gros à parier que les résultats auraient été négatifs. En ce qui me concerne, en tout cas, la découverte de la théorie freudienne n'a eu aucune incidence sur la fréquence de ce type de rêves, bien que j'aie été tout de suite enclin à la mettre en doute [43]. On peut s'étonner à ce sujet que Freud n'ait apparemment jamais songé à interroger ses patients pour savoir si leurs rêves d'échecs n'étaient pas devenus subitement plus nombreux, à partir du jour où il leur avait exposé sa théorie. C'est ce que fait Adolf Grünbaum à propos du rêve de la patiente qui n'a pas envie de passer l'été avec sa belle mère : « Il ne me semble pas qu'il lui soit venu à l'esprit de se demander combien de fois sa patiente la plus intelligente avait fait des rêves contraires au désir avant d'avoir entendu parler de sa théorie de la satisfactions du désir [44]. »

La seconde explication est encore plus commode puisque contrairement à la première qui ne peut intervenir que lorsque le rêveur connaît la théorie de Freud et la conteste, elle peut s'appliquer dans tous les cas. Elle consiste à prétendre qu'un rêve pénible et notamment un rêve qui représente l'échec d'un désir, correspond, en réalité, à la réalisation d'un désir masochiste : « Le second motif des rêves contraires au désir est si près de nous que nous risquons fort de ne pas le voir, ainsi que je l'ai fait pendant longtemps. Il y a, dans la constitution sexuelle d'un grand nombre d'hommes, des composantes masochistes, nées de la transformation de tendances agressives et sadiques en leur contraire. On nomme ces sortes d'homme masochistes 'idéaux', lorsqu'ils ne cherchent point leur plaisir dans la douleur corporelle, mais dans l'humiliation et dans les chagrins. On voit clairement que ces sortes de personnes peuvent avoir des rêves contraires au désir, des rêves de souffrance, qui ne sont cependant pour elles que des accomplissements de désirs, l'apaisement de tendances masochistes.

« Voici un rêve de cette sorte : un jeune homme, qui, il y a quelques années, a beaucoup tourmenté son frère aîné pour lequel il éprouvait une inclination homosexuelle - et qui maintenant a complètement changé de caractère - , a un rêve qui se compose de trois parties : I. Comment son frère aîné le taquine. II. Comment deux adultes en relations homosexuelles se font des grâces. III. Son frère a vendu l'entreprise qu'il se promettait de diriger plus tard. Il se réveille de ce dernier rêve avec des sentiments très pénibles, et c'est cependant un rêve de désir masochiste, qui pourrait être traduit de la manière suivante : c'est bien fait pour moi, si mon frère a fait cette vente pour me punir de toutes les peines que je lui ai causées [45]».

Je remarquerai tout d'abord qu'à ma connaissance, Freud ne citera, ni dans L'Interprétation des rêves, ni dans L'Introduction à la psychanalyse, ni nulle part ailleurs, aucun autre exemple de rêve de désir masochiste. On peut s'en étonner. Pourquoi, en effet, les rêves qu'il explique par le désir de prendre sa théorie en défaut ou d'autres rêves, comme celui de la bouchère ou celui du marché, ne s'expliqueraient-ils pas de cette façon ? Avant de choisir une autre solution, Freud aurait dû, semble-t-il, se poser au moins la question. Une nouvelle fois, on a le sentiment que le choix qu'il fait pour un rêve donné entre tel ou tel type d'explication n'est dicté que par l'humeur du moment.

Par rapport à l'explication par le désir de prendre en défaut la théorie freudienne, explication qui ne peut valoir que pour les rêveurs qui connaissent et contestent cette théorie, l'explication des rêves pénibles par le masochisme a l'avantage de pouvoir s'appliquer à tous les cas sans exception. Mais, si tout le monde fait des rêves pénibles, il semble, en revanche, que les hommes qui trouvent leur plaisir « dans l'humiliation et dans les chagrins »ne soient pas très nombreux. Je n'ai nullement, pour ma part, le sentiment d'en faire partie. Et je le regrette profondément : l'existence m'ayant, au total, apporté, plus de déceptions, de soucis et de chagrins que de plaisirs, j'y aurais, en effet, largement gagné. Mais bien d'autres que moi, y auraient gagné aussi et beaucoup plus encore. Il y a même hélas ! tout lieu de penser qu'un très grand nombre d'hommes auraient connu le paradis sur terre, s'ils avaient eu la bonne fortune d'être masochistes. Quant aux fins d'existence, si souvent lamentables, elles deviendraient des moments bénis des dieux. Au lieu d'être un naufrage, comme le disait de Gaulle, la vieillesse serait une apothéose.

Quoi qu'il en soit, Freud semble bien avoir eu conscience du caractère exceptionnel du désir masochiste puisqu'il n'a eu recours qu'une seule fois à cette explication. Et il s'en faut bien d'ailleurs que cet exemple unique soit vraiment convaincant. On peut tout d'abord se demander si la traduction de Freud (« C'est bien fait pour moi, si mon frère a fait cette vente pour me punir de toutes les peines que je lui ai causées ») est bien valide. Il aurait été, en tout cas, intéressant de savoir si le jeune homme l'avait ou non approuvée, et, une fois de plus on ne peut s'empêcher de se dire que, si tel avait été le cas, Freud se serait empressé de nous le faire savoir. Mais, quand bien même sa traduction serait exacte, on ne pourrait pourtant en conclure aussitôt ce rêve est la réalisation d'un désir masochiste. Quand on a mal agi envers quelqu'un et qu'il vous rend la monnaie de votre pièce, il n'est pas nécessaire d'être masochiste pour se dire : « C'est bien fait pour moi ; je l'ai mérité »; il suffit d'être conscient de ses torts. Selon toute vraisemblance, le rêve du jeune homme, plutôt qu'un hypothétique désir masochiste, traduit une crainte très réelle. Mais Freud, qui se garde bien de poser des questions quand il sent que les réponses pourraient sinon le détourner de la conclusion à laquelle il souhaite arriver, du moins rendre sa démarche plus compliquée, ne semble pas avoir demandé au rêveur s'il redoutait effectivement que son frère ne vendît l'entreprise qu'il souhaitait diriger.

L'explication d'un rêve pénible par la réalisation d'un désir masochiste soulève de plus des problèmes apparemment insolubles. En effet, dans le cas d'un désir non masochiste, si le rêve est pénible c'est, selon Freud, parce qu'il ne réalise ce désir que d'une manière indirecte et déguisée. Mais le cas du désir masochiste est bien différent. En effet le désir masochiste étant un désir de souffrance, le caractère pénible du rêve loin d'être paradoxal, comme c'est le cas lorsqu'il s'agit d'un désir non masochiste, semble être, au contraire, le résultat normal et logique de la réalisation du désir. Cela étant, Freud devrait ranger ce type de rêves dans la même catégorie que les rêves dans lesquels, comme ceux des enfants, la réalisation du désir est parfaitement claire et nullement déguisée. Mais, et l'on ne saurait s'en étonner, ces rêves, loin d'être pénibles, procurent toujours une sensation de plaisir, comme Freud ne manque pas de le noter : « Quand j'ai mangé le soir des sardines, des olives ou quelque autre hors-d'œuvre salé, j'ai soif la nuit et je me réveille. Mais j'ai d'abord un rêve, toujours le même : je bois. J'aspire l'eau à grands traits, elle a un goût exquis, je la savoure comme un homme épuisé [46]». Pourtant ce ne semble pas être le cas lorsqu'il s'agit du désir masochiste. En tout cas, le jeune homme dont nous parle Freud n'éprouve apparemment rien d'autre que « des sentiments très pénibles ».

Parmi les rêves très répandus qui, loin de correspondre à la réalisation d'un désir, semblent en être tout le contraire, il y a les rêves d'examens ou de concours que l'on doit repasser et auxquels on échoue. Freud peut d'autant moins les ignorer qu'il en a eus lui-même, comme nous l'avons vu. Il a donc essayé de démontrer que, loin de contredire ses thèses, ces rêves eux-mêmes ne pouvaient que les confirmer : « Tous ceux qui ont passé leur baccalauréat ont été poursuivis par ce même cauchemar : ils allaient échouer, devoir redoubler la classe, etc. Pour ceux qui ont passé des examens supérieurs, ce rêve typique est remplacé par un autre : ils doivent présenter à nouveau un concours difficile et objectent vainement dans leur sommeil qu'ils sont déjà depuis des années médecins, professeurs ou fonctionnaires […] Une remarque d'un collègue avisé, qui, au cours d'un entretien, fit ressortir qu'à sa connaissance le rêve du baccalauréat n'était fait que par des personnes qui avaient réussi à cet examen et non par celles qui y avaient échoué, me fut un trait de lumière. Il semble que ce rêve angoissé survienne quand on doit accomplir le lendemain une tâche difficile et qu'on craint d'y échouer; on paraît donc chercher dans son passé un exemple d'angoisse injustifiée et contredite par les événements. Ce serait là un exemple très frappant de méprise sur le contenu du rêve par l'instance de la veille. Les paroles par lesquelles nous protestons contre le contenu du rêve : 'mais je suis déjà docteur', etc., seraient en réalité une consolation que le rêve nous donnerait, quelque chose comme : "Ne t'inquiète donc pas pour demain, pense à l'angoisse que te causait ton baccalauréat, tu y as tout de même réussi. Maintenant tu es docteur; etc." L'angoisse que nous attribuons au rêve provient des restes diurnes [47]. »

Comment ne pas remarquer tout d'abord que Freud adopte ici une position de repli ? Il a affirmé de la manière la plus catégorique que tous les rêves correspondaient toujours à l'accomplissement d'un désir, qu'il soit avoué ou caché. Or un rêve de consolation peut difficilement être assimilé à un rêve d'accomplissement de désir, à moins de jouer sur les mots et de dire qu'il représente l'accomplissement du désir d'être consolé. De plus, si Freud avait raison, on ne devrait faire ce genre de rêves que lorsqu'on a effectivement besoin d'être rassuré. Il prétend qu'on les fait lorsque l'on doit accomplir, le lendemain ou dans un avenir proche, une tâche difficile dont on n'est pas sûr de pouvoir venir à bout du moins de façon satisfaisante. Mais il se contente de l'affirmer sans jamais nous proposer un exemple précis qui pourrait justifier son analyse. En ce qui me concerne, car, comme je l'ai dit, je fais moi-même très souvent ce genre de rêves, je n'ai jamais remarqué qu'ils ne se produisaient que lorsque j'avais une tâche difficile en perspective. Ils se produisaient, en effet, aussi bien quand j'étais en vacances au bord de la mer que pendant l'année universitaire. Et ils continuent à se produire très régulièrement et même plus que jamais, maintenant qu'étant à la retraite depuis déjà huit ans, je n'ai plus aucune obligation, aucune autre tâche à accomplir que celles que je me donne librement, pour lesquelles je n'ai aucun délai, que je peux interrompre ou reporter à chaque instant, si cela me chante. Freud prétend que ces rêves nous permettent de nous dire : « Ne t'inquiète donc pas pour demain, pense à l'angoisse que te causait ton baccalauréat, tu y as tout de même réussi ». Mais je ne me suis jamais rien dit de semblable, je ne me suis jamais senti rassuré par de tels rêves ; je me suis seulement dit au réveil : heureusement ce n'était qu'un rêve ! Faut-il penser qu'on fait des rêves pénibles pour avoir la satisfaction bien éphémère de se dire au réveil : « ce n'était qu'un rêve »? Si c'est ce que Freud a voulu dire, il aurait dû le dire clairement. Mais il n'aurait sans doute convaincu personne.

Aux rêves d'examen Freud associe les rêves de train manqué dont il fait aussi des rêves de consolation, mais il leur attribue une signification beaucoup plus précise, puisqu'il affirme qu'ils ont pour fonction de nous rassurer contre la crainte de la mort : « Les rêves de train manqué doivent être joints aux rêves d'examen, parce qu'ils donnent la même impression affective. Leur explication justifie d'ailleurs ce rapprochement. Ce sont des rêves de consolation, ils nous rassurent contre une autre angoisse éprouvée dans le rêve : l'angoisse de la mort. Partir en voyage est une des expressions symboliques les mieux fondées et les plus souvent employées pour mourir. Le rêve nous console en disant : sois tranquille, tu ne mourras pas (tu ne partiras pas), comme le rêve d'examen nous apaise : n'aie pas peur, il ne t'arrivera rien cette fois encore. La difficulté qu'il y a à comprendre ces deux sortes de rêves vient de ce que l'impression d'angoisse est précisément liée à l'expression de la consolation [48] . »

Le problème est, en effet, que ces « rêves de consolation »ne sont non seulement nullement ressentis comme tels, mais engendrent une impression d'angoisse. Freud reconnaît que c'est difficile à comprendre. Mais c'est bien peu dire. Une consolation qui cause de l'angoisse est le contraire d'une consolation. Freud pense, bien sûr, que l'on est consciemment angoissé et inconsciemment consolé. Mais mieux vaudrait que ce fût l'inverse. À quoi sert d'être consolé, si l'on ne s'en rend pas compte ? En revanche, qu'importe que l'on soit angoissé, si l'on n'en est aucunement conscient ? Mais je reviendrai plus loin sur cette objection.

Une autre position de repli consiste à prétendre que tel rêve qui, à première vue, ne correspond à aucun accomplissement de désir, en réalise quand même un : celui de continuer à dormir. C'est de cette façon que Freud explique un de ses propres rêves : « Je m'éveillai un jour au cours de l'été, au Tyrol, sachant que j'avais rêvé : 'le pape est mort'. Je ne pouvais interpréter ce rêve court et nullement visuel. Je me rappelais seulement avoir lu, peu de temps avant, dans les journaux, que sa sainteté avait été légèrement indisposée. Mais au cours de l'après-midi, ma femme me demanda : 'As-tu entendu, ce matin, ces terribles sonneries de cloches ?' Je ne savais pas que je les avais entendues, mais je compris alors mon rêve : ayant besoin de dormir, j'avais réagi au bruit par lequel cette pieuse population voulait m'éveiller. Je m'en vengeai en pensant que le pape était mort et continuai à dormir sans m'intéresser davantage à la sonnerie [49]. » Certes, pour une fois, l'interprétation de Freud n'est pas totalement saugrenue. S'il s'était contenté de supposer que c'était le son de cloches qui l'avait amené à se dire en rêve que le pape, dont il avait lu dans les journaux qu'il avait été indisposé, était mort, la supposition serait assez vraisemblable, sans qu'on puisse affirmer avec certitude que la sonnerie des cloches était bien à l'origine du rêve. Mais pourquoi en conclure que c'est pour continuer à dormir qu'il se dit que le pape est mort ? Plus vraisemblablement, s'il se dit cela, ce n'est pas pour continuer à dormir, mais parce qu'il continue à dormir : si les cloches avaient sonné plus fort, ou si son besoin de sommeil avait été moins fort, il se serait réveillé. Mais, là encore, je reviendrai plus loin sur cette objection. Quant à l'idée qu'il veuille ainsi se venger de ce qu'on aurait essayé de le réveiller, c'est une hypothèse parfaitement farfelue.

Freud ne réserve, d'ailleurs, pas cette explication aux seuls rêves qui ne reflètent apparemment aucun désir. Il y fait aussi appel pour expliquer des rêves qui apparaissent clairement comme des réalisations de désirs. Et il prend de nouveau comme exemples ses propres rêves : « Quand j'ai mangé le soir des sardines, des olives ou quelque autre hors-d'œuvre salé, j'ai soif la nuit et je me réveille. Mais j'ai d'abord un rêve, toujours le même : je bois. J'aspire l'eau à grands traits, elle a un goût exquis, je la savoure comme un homme épuisé, je me réveille et dois réellement boire. La raison de ce rêve si simple est la soif que je sens bien au réveil.
« La sensation fait naître le désir de boire et le rêve montre ce désir réalisé. Il remplit un rôle que je puis expliquer de la manière suivante. J'ai un profond sommeil et il est rare que je sois réveillé par un besoin. Si je réussis à apaiser ma soif en rêvant que je bois, je n'ai plus à me réveiller pour boire réellement. C'est donc un rêve de commodité. Comme souvent dans la vie le rêve remplace l'action [50]. » On le voit, Freud envisage ici deux cas différents : dans les deux cas, il a soif et il rêve qu'il boit, mais dans le premier cas il se réveille ensuite pour aller boire tandis que dans le second il continue à dormir. Dans les deux cas le rêve représente la réalisation du désir de boire. Mais dans le second cas un autre désir intervient : celui de continuer à dormir et c'est finalement pour réaliser celui-ci que le rêve réalise celui-là. Le désir de boire constitue une menace pour le sommeil qu'il risque d'interrompre et le rêve neutralise cette menace en le représentant comme réalisé.

Mais, comme tous les constructeurs de systèmes, dès que Freud formule une hypothèse, il est non seulement porté à l'adopter sans plus tarder comme si sa validité était parfaitement établie, mais aussi à lui prêter une portée universelle. Aussi, dès qu'il s'est dit que le rêve pouvait parfois avoir pour fonction de préserver le sommeil, il s'est persuadé non seulement que c'était effectivement le cas, mais aussi que ça l'était toujours. Pour lui cette explication ne vaut pas seulement lorsqu'il s'agit de neutraliser des sensations externes, comme le son des cloches, ou des sensations internes, comme la soif, qui risquent de provoquer le réveil : elle peut aussi « s'appliquer aux facteurs psychiques qui nous éveillent »et donc à tous les désirs. Ainsi il apparaît finalement que, pour Freud, « en un sens tous les rêves sont des rêves de commodité, faits pour nous permettre de continuer à dormir. Le rêve est le gardien du sommeil et non son perturbateur [52].  »Ce qui semblait être d'abord une position de repli constitue donc en réalité l'explication ultime de tous les rêves.

Finalement si, pour Freud, le rêve représente toujours l'accomplissement d'un désir, ce n'est pas seulement parce que le désir constitue une force psychique, ce n'est pas seulement parce qu'il est dans sa nature de vouloir se réaliser et que, lorsqu'il ne peut le faire dans la réalité, il le fait de façon imaginaire grâce au rêve, c'est aussi en fin de compte parce qu'il risque sans cesse de perturber le sommeil, à moins que sa réalisation par le rêve ne le neutralise et ne permette ainsi au dormeur d'accomplir son ultime désir, celui de continuer à dormir. Mais, si l'en est ainsi, il faut donc admettre que toutes les analyses de rêves proposées par Freud doivent être complétées dans cette perspective. Ainsi, quand la bouchère rêve qu'elle voudrait donner un dîner, mais doit y renoncer, ce n'est pas seulement pour réaliser le désir de ne pas contribuer à rendre son amie plus replète et donc plus attrayante aux yeux de son mari, c'est aussi et en fin de compte parce que ce désir risquerait de la réveiller, alors qu'elle désire continuer à dormir. Mais comment ne pas avoir quelque mal à imaginer que le désir de ne pas inviter son amie à dîner, désir très facile à réaliser (il lui suffit de ne rien faire) puisse menacer son sommeil et l'obliger à le réaliser en rêve pour pouvoir continuer à dormir ?

Toujours est-il que Freud croit ainsi couronner sa théorie du rêve et la renforcer encore, puisqu'il y aurait toujours dans le rêve non pas une mais deux réalisations de désirs, celle d'un premier désir qui varie suivant les rêves, et celle d'un autre désir qui, lui, est toujours le même, celui de continuer à dormir. Mais il fait naître en même temps de nouvelles difficultés. Si le rêve a pour fonction ultime de nous permettre de continuer à dormir, comment se fait-il que les cauchemars provoquent généralement un réveil brutal ? Au problème posé par tous les rêves pénibles, qui est celui de savoir comment la réalisation d'un désir, qui devrait logiquement être une source de plaisir, suscite, au contraire, un sentiment de malaise et parfois d'angoisse, s'ajoute donc, dans le cas des cauchemars, celui de savoir comment des rêves qui ont pour fonction de préserver le sommeil, ont pour principal effet de nous réveiller en sursaut. Freud est, bien sûr, obligé de reconnaître ces deux problèmes et d'essayer de les résoudre. Ses deux réponses sont liées.

Freud l'admet donc sans peine : « Si le rêve est une réalisation de désirs, il ne devrait pas y avoir dans le rêve de sensations pénibles : là-dessus les critiques profanes semblent avoir raison [53]». Mais la contradiction n'est, selon lui, qu'apparente : « Qu'un phénomène psychique qui provoque l'angoisse puisse être cependant l'accomplissement d'un désir, cela non plus n'est pas une contradiction. Le désir appartient à un système celui de l'inconscient ; le système du préconscient l'a rejeté et réprimé [54]. » Et il ajoute en note : « Une autre complication beaucoup plus importante et profonde, dont le profane ne tient pas compte, est la suivante. L'accomplissement d'un désir devrait certainement être une cause de plaisir. Mais pour qui ? Pour celui, naturellement, qui a ce désir. Or nous savons que le rêveur entretient avec ses désirs des relations tout à fait particulières. Il les repousse, les censure, bref n'en veut rien savoir. Leur réalisation ne peut donc lui procurer de plaisir : bien au contraire. Et l'expérience montre, que ce contraire, qui reste encore à expliquer, se manifeste sous la forme de l'angoisse. Dans son attitude à l'égard des désirs de ses rêves, le rêveur apparaît ainsi comme composé de deux personnes réunies cependant par une intime communauté [55]. » Freud pense avoir ainsi levé la contradiction puisque « la réalisation du désir de l'un peut être une source de désagréments pour l'autre, lorsqu'il n'y pas d'entente entre les deux [56]. » La même raison qui explique pourquoi, dans ces rêves, la réalisation du désir est toujours déguisée, explique donc, pour Freud, le sentiment de malaise, voire d'angoisse, qu'ils font naître : ces rêves portent sur « des sujets dont on ne parle pas volontiers ou auxquels on ne pense pas volontiers [57]. »

Quant au cauchemar, il n'est qu'un cas particulier de « rêve à contenu pénible ». Mais alors que, dans le rêve simplement pénible, la réalisation du désir refoulé reste voilée et n'engendre donc pas de véritable angoisse, dans le cauchemar, ou bien le désir arrive à franchir la barrière de la censure et apparaît alors clairement, ou bien il est seulement en passe de le faire et reste donc plus ou moins déguisé. Mais dans les deux cas il provoque un sentiment de panique qui a généralement pour effet de réveiller le rêveur : « Le cauchemar est souvent une réalisation non voilée d'un désir, mais d'un désir qui, loin d'être le bienvenu, est un désir refoulé, repoussé. L'angoisse, qui accompagne cette réalisation prend la place de la censure […] L'angoisse est une indication que le désir repoussé s'est montré plus fort que la censure, qu'il s'est réalisé ou était en train de se réaliser malgré la censure.
« Ce qui est vrai des cauchemars non déformés doit l'être généralement de ceux qui ont subi une déformation partielle, ainsi que des autres rêves désagréables dont les sensation pénibles se rapprochent probablement plus ou moins de l'angoisse. Le cauchemar est généralement suivi du réveil ; notre sommeil se trouve le plus souvent interrompu avant que le désir réprimé du rêve ait atteint à l'encontre de la censure, sa complète réalisation. Dans ce cas, le rêve a manqué à sa fonction, sans que sa nature s'en trouve modifiée. Nous avons comparé le rêve au veilleur de nuit, à celui qui est chargé de protéger notre sommeil contre les causes de trouble. Il arrive au veilleur de réveiller le dormeur lorsqu'il se sent trop faible pour écarter tout seul le trouble ou le danger [58]. »

Freud croit ainsi répondre à toutes les objections, mais, pour ce faire, il est obligé de compléter sans cesse sa théorie qui devient ainsi de plus en plus complexe et de moins en moins crédible. Pour expliquer que la réalisation du désir puisse engendrer un sentiment non de plaisir mais, au contraire, de malaise, voire d'angoisse, il nous dit que le rêveur est « composé de deux personnes réunies cependant par une intime communauté ». Mais, comme pour celles de la Trinité, il n'est pas très facile de comprendre les rapports qu'entretiennent ces personnes à la fois distinctes et unies, ces personnes qui sont deux tout en ne faisant qu'une. Entre les trois personnes de la Trinité, il semble y avoir, du moins, une parfaite communauté de vues et d'intérêts : elles se réjouissent et s'affligent des mêmes choses. Entre les deux personnes que Freud distingue chez le rêveur, il y a, au contraire, une constante et complète divergence : tout ce qui tend à satisfaire le moi inconscient tend à inquiéter le moi préconscient ; plus le rêve contente le premier, plus le second est mal à l'aise.

Mais, comme je l'ai fait remarquer à propos des prétendus « rêves de consolation », à quoi sert que notre inconscient soit aux anges, si nous n'éprouvons que malaise ou angoisse ? Pour ma part, et je crois que beaucoup de gens sont comme moi, je me soucie fort peu des impressions et des sentiments que peut éprouver mon inconscient. Peu me chaut qu'il enrage ou qu'il nage dans la joie ! Ses états d'âme me laissent totalement indifférent ; je me moque éperdument de ses humeurs. Si je me sens bien, si je suis heureux, peu m'importe que mon inconscient ne soit pas dans son assiette, peu m'importe qu'il soit malheureux. Inversement, quand je ne suis pas heureux, quand je me sens déprimé, l'idée que, dans le même temps, mon inconscient puisse nager dans la joie, ne saurait m'apporter la moindre consolation. plutôt que de faire des rêves pénibles, qui réaliseraient mes désirs inconscients, je préférerais de beaucoup ne faire jamais que des rêves très agréables, même si mon inconscient devait ne jamais voir ses désirs recevoir le moindre commencement de réalisation.

En cherchant à compléter et à préciser sa théorie du rêve pour répondre aux objections qu'elle soulevait, Freud a été amené à la rendre de plus en plus paradoxale. À tous ceux qui, comme la bouchère, lui faisaient remarquer que, bien loin de pouvoir réaliser leurs désirs, ils rencontraient, au contraire, dans leurs rêves toutes sortes d'obstacles qui les empêchaient de le faire, Freud répond d'abord que l'échec du désir manifeste recouvre, en réalité, la réalisation déguisée d'un désir latent. Mais il lui faut ensuite expliquer pourquoi la réalisation d'un désir, qui devrait logiquement engendrer un sentiment de plaisir, provoque, au contraire, une impression de malaise ou d'angoisse. Et Freud ne craint pas de prétendre, pour ce faire, que les rêves pénibles ne le sont pas seulement bien qu'ils réalisent un désir latent : ils le sont parce qu'ils le réalisent.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que la théorie de Freud est bien compliquée. Il nous dit d'abord que la censure refoule au fond de l'inconscient les désirs inavouables ou peu avouables. Il nous dit ensuite que l'affaiblissement de la censure pendant le sommeil permet à ces désirs de se réaliser en rêve. Mais il ajoute que la censure, si affaiblie qu'elle puisse être dans le sommeil, n'est pour autant jamais abolie et qu'en conséquence elle oblige le rêve à ne réaliser les désirs refoulés que d'une manière déguisée. Il nous explique enfin que, s'il y a tant de rêves pénibles, c'est parce que la censure ne parvient à masquer totalement la réalisation du désir. La peur que celui-ci inspire, alors même qu'il reste profondément voilé, entraîne un sentiment de malaise qui peut aller jusqu'à l'angoisse, lorsque la réalisation du désir est sur le point de devenir consciente, et provoquer alors le réveil du dormeur. En résumé, Freud affirme tout à la fois la force de la censure d'où le refoulement de certains désirs, son affaiblissement pendant le sommeil d'où la réalisation de ces désir par le rêve, sa vigilance persistante d'où le déguisement de cette réalisation, l'insuffisance de cette vigilance d'où un sentiment d'inquiétude, et parfois son échec d'où un sentiment d'angoisse et un brusque réveil.

Si l'on comprend bien, tous les rêves pénibles seraient donc des rêves dans lesquels la réalisation du désir refoulé n'aurait pas été suffisamment déguisée pour que le préconscient ne pût l'entrapercevoir, ne fût-ce que très confusément. Pourtant, dans les analyses de Freud, le rêve manifeste est généralement si éloigné du rêve latent qu'il semble pratiquement impossible, du moins pour tout autre que Freud, de découvrir le second derrière le premier. L'extraordinaire habileté avec laquelle le rêve arrive à déguiser la réalisation d'un désir refoulé n'aurait donc d'égal que l'extraordinaire flair du préconscient qui parviendrait néanmoins à le subodorer obscurément.

Pour reprendre le rêve de la bouchère, s'il fait partie des rêves « à contenu pénible », ce n'est pas, comme pourrait le penser un esprit naïf, parce que la bouchère doit renoncer à son dîner. Car, selon Freud, derrière l'échec du désir manifeste de donner un dîner se cache la réalisation du désir latent de ne pas contribuer à faire grossir son amie. On croit donc comprendre que le déplaisir conscient que l'échec du désir manifeste donne à la bouchère a pour fonction de dissimuler le plaisir inconscient que lui procure provoque la réalisation du désir latent, et l'on peut déjà avoir quelque peine a accepter cette explication. Mais, en dernière analyse, le sentiment de malaise ressenti par la bouchère ne s'expliquerait pas plus par la nécessité de masquer du mieux possible la réalisation du désir latent que par l'échec du désir manifeste : elle s'expliquerait, au contraire, par le fait que le rêve manifeste n'arriverait pas à masquer le rêve latent d'une manière assez parfaite pour que le préconscient ne pût en aucune façon l'entrevoir, ne fût-ce que de la manière la plus confuse et la plus fugitive. On notera que Freud ne va pas jusque-là lorsqu'il analyse le rêve. Comme le font généralement les inventeurs de systèmes, il se garde de tirer lui-même toutes les conséquences de ses théories, car, inconsciemment sans doute, il se rend compte qu'il n'y a pas intérêt.

Assurément, il faut beaucoup de bonne volonté pour suivre les méandres de la pensée de Freud et les choses se compliquent encore si l'on n'oublie pas, qu'au delà de tous les désirs spécifiques que réaliseraient les rêves, ils auraient tous en même temps pour ultime fonction de réaliser le même désir, celui de continuer à dormir. On croit comprendre tout d'abord que le désir refoulé tend naturellement à se réaliser dans le rêve en profitant de l'affaiblissement de la censure, de la même façon qu'un ressort bandé tend naturellement à se détendre et le fait dès que la force qui le comprimait se relâche. Or on apprend ensuite que cette réalisation a pour but de préserver le sommeil en permettant à la tension psychique que représente le désir refoulé de se relâcher. On aimerait donc savoir un peu mieux comment Freud concilie ces deux explications, et notamment si la seconde remplace la première ou si, comme il est probable, elle la complète seulement. Mais on apprend aussi que, bien qu'elle soit destinée à préserver le sommeil, la réalisation du désir refoulé, peut aussi le perturber et même l'interrompre pour peu qu'elle menace de franchir le seuil de la conscience. Tout cela est un peu trop compliqué pour être convaincant.

Quoi qu'il en soit, la théorie selon laquelle le rêve serait finalement le gardien du sommeil, et aurait pour fonction ultime de réaliser le désir de continuer à dormir soulève une autre difficulté, que j'ai déjà soulevée incidemment lorsque j'ai commenté le rêve des cloches annonçant la mort du pape, et que Freud semble avoir complètement ignorée, à savoir que le sommeil répond, semble-t-il, à un besoin plutôt qu'à un désir. Si la plupart des gens vont se coucher tous les soirs, c'est parce qu'ils ont sommeil et non parce qu'ils désirent dormir : bien souvent, ils désireraient, au contraire, se coucher plus tard pour pouvoir continuer à lire ou à regarder la télévision. On peut tomber de sommeil alors même que l'on souhaiterait, au contraire, rester parfaitement éveillé pour pouvoir terminer une tâche urgente et importante. Certes, mais c'est beaucoup moins fréquent, il peut arriver aussi que l'on désire dormir alors que l'on n'a pas sommeil. C'est généralement le cas lorsque l'on souffre physiquement ou moralement. De plus, ce que l'on désire alors, ce n'est pas le sommeil en lui-même, mais la cessation momentanée qu'il apporte à la souffrance. Et l'on préférerait de beaucoup que celle-ci fût définitive afin de ne plus avoir à attendre que le sommeil vienne pour échapper à la souffrance. En faisant intervenir le désir de continuer à dormir dans sa théorie du rêve, Freud, comme il le fait si souvent, commet l'erreur de chercher une explication psychologique à un phénomène physiologique.

Mais ou pourrait soulever d'autres difficultés encore. Car, même si l'on admettait que l'on pût éprouver en dormant le désir de continuer à le faire, la réalisation de ce désir ne serait évidemment pas de la même nature que celle des autres désirs que Freud prétend retrouver au terme de ses analyses. Ceux-ci ne sont l'objet que d'une réalisation purement imaginaire, tandis que la réalisation du désir de continuer à dormir est, elle, tout à fait effective. De plus, Freud prétend que la réalisation par le rêve d'un désir latent a pour fonction d'éviter que ce désir ne perturbe le sommeil et ne risque de l'interrompre. Faut-il donc comprendre que la réalisation du désir de continuer à dormir est destinée à empêcher celui-ci de troubler le sommeil, voire de provoquer le réveil ? Freud ne nous l'a pas dit, mais je ne serais pas étonné que, dans ses rêves, il se soit souvent vu en train d'essayer sans succès de démêler des sacs de nœuds.

Les difficultés que soulève la théorie Freudienne du rêve sont si nombreuses qu'il est bien difficile de toutes les relever et de les examiner à fond. Je me contenterai donc de faire encore un petit nombre d'objections. J'évoquerai tout d'abord deux thèses qui comportent assurément une part de vérité, mais auxquelles Freud prétend tout à fait abusivement conférer une portée absolument universelle. La première correspond à une observation que tout un chacun a pu faire, à savoir qu'on retrouve souvent dans nos rêves la trace des impressions et des événements de la journée précédente. Si Freud s'était contenté de cette simple constatation, on ne pourrait, bien sûr, que lui donner raison. Mais, cédant comme à son habitude à l'esprit de système, il veut à tout prix qu'il en soit ainsi de tous les rêves sans exception : « Si, écrit-il, recherchant l'origine des éléments du rêve, j'examine ce que me fournit ma propre expérience, j'affirmerai d'abord que tout rêve est lié aux événements du jour qui vient de s'écouler. Rêves personnels, rêves étrangers, tous confirment cette expérience. Sachant cela, je peux commencer l'interprétation de tout rêve en m'informant des événements du jour qui a amené le rêve [59]. » Et un peu plus loin : « Je pense donc que chacun de nos rêves est provoqué par un événement après lequel nous 'n'avons pas encore dormi une nuit' [60]. » Et encore un peu plus loin : « Les pensées de nos rêves sont dominées par notre préoccupation de la vie éveillée, et nous ne prenons la peine de rêver qu'à ce qui a absorbé notre pensée pendant le jour [61]  ».On le voit Freud souligne avec insistance (« tout rêve… tous… tout rêve… chacun de nos rêves ») le caractère universel de sa proposition. Certes il ne prétend aucunement que les rêves ne sont nourris que par les souvenirs du jour précédent. Bien au contraire, comme nous allons le voir avec la seconde thèse, il affirme en même temps que, lorsque l'on conduit une analyse de rêve jusqu'à son terme, on finit toujours par trouver un souvenir d'enfance. Mais, selon lui, les autres souvenirs ne peuvent apparaître dans le rêve que s'ils sont susceptibles d'être raccrochés à ceux du jour précédent : « le rêve peut prendre son matériel dans n'importe quelle époque de notre vie, pourvu qu'une chaîne d'idées les relie aux événements du jour (aux impressions 'récentes') [62].  »

Il est certain que les événements de la journée écoulée, les rencontres que l'on a faites, les propos que l'on a échangés, les impressions de lecture et, de nos jours, les émission de télévision que l'on a regardées le soir avant de se coucher, jouent souvent un rôle plus ou moins grand dans nos rêves. Mais pourquoi vouloir à tout prix que l'on puisse les retrouver dans tous les rêves ? En ce qui me concerne, si je puis effectivement relier assez souvent mes rêves aux incidents de la journée, il arrive encore beaucoup plus souvent que je ne trouve absolument rien qui me permette de le faire. Et, sans parler des vieillards qui oublient le passé immédiat au profit des souvenirs d'enfance, notamment ceux qui sont atteints de la maladie d'Alzheimer, et dans les rêves desquels les impressions récentes doivent surtout briller par leur absence, je ne suis certainement pas le seul à être dans ce cas. Mais le plus gênant pour la thèse de Freud, c'est qu'on peut lui opposer des exemples empruntés à ses propres interprétations. Certes, même si c'est parfois de façon très peu convaincante comme pour le rêve du marché, il parvient le plus souvent à retrouver dans les événements ou les propos de la veille établir faire des rapprochements mais, et il se garde bien alors de le faire remarquer, il arrive aussi que ses analyses ne s'appuient sur aucune impression récente. C'est le cas, parmi les rêves que nous avons évoqués, de celui du père exhumé, de celui du père qui se fâche contre son fils parce qu'il rentre trop tard, ou de celui du jeune homme qui rencontre sa sœur accompagnée de deux amies. Et si l'on passait en revue tous les rêves que Freud évoque dans L'Interprétation des rêves et dans L'Introduction à la psychanalyse, on en trouverait pas mal d'autres.

La seconde thèse de Freud dont on peut contester également qu'elle vaille nécessairement pour tous les rêves, consiste, comme je viens de le rappeler, à soutenir que l'analyse des rêves permet toujours de découvrir en fin de compte un ou plusieurs souvenirs remontant à l'enfance. Dans L'Interprétation des rêves, Freud ne prétend pas encore que c'est toujours le cas, mais il est clair qu'il incline très fortement à le penser, si l'on en juge par ces lignes : « Fréquemment le rêve paraît avoir plusieurs significations. Non seulement il accomplit plusieurs désirs ; mais, en un sens, l'accomplissement d'un désir peut en cacher d'autres, jusqu'à ce que, de proche en proche, on tombe sur un désir de la première enfance. Ici encore, on peut se demander si, au lieu de 'fréquemment', il ne faudrait pas dire 'toujours' [63]». Une quinzaine d'années plus tard dans L'Introduction à la psychanalyse, il franchit le pas et affirme que « tous les rêves sont des rêves infantiles, travaillant avec des matériaux infantiles, des tendances et des mécanismes infantiles [64]». Cette thèse appelle les même remarques que la première. Certes il est incontestable que nos rêves nous ramènent parfois à nos années d'enfance. Mais si cela arrive à tout le monde, cela n'arrive pas tout le temps. Et il est fort probable que cela dépend beaucoup des individus. En ce qui me concerne, mes rêves, décidément peu soucieux de conforter les théories freudiennes, ne font intervenir des souvenirs d'enfance que d'une manière exceptionnelle. Bien sûr, Freud n'aurait pas manquer de m'accuser de ne pas savoir ou de ne pas vouloir les découvrir. Malheureusement pour lui, ses propres analyses de rêves se révèlent souvent incapables d'y retrouver le moindre souvenir d'enfance. Pour ne parler que des rêves que j'ai évoqués, on n'en trouve ni dans le rêve de la bouchère, ni dans celui du lustre, ni dans celui du pardessus d'hiver, ni dans celui des exercices de piano, ni dans les rêves d'examen ou les rêves censés préserver le sommeil, etc. On n'en trouve pas enfin, et c'est particulièrement gênant, dans l'analyse du fameux rêve de l'injection faite à Irma, qui nous est pourtant présentée comme le prototype et le modèle de toutes les analyses de rêve. Aussi bien cette absence n'a-t-elle pas manqué d'embarrasser les freudiens et l'un d'entre eux, Erik Erikson [65], a prétendu compléter l'analyse de Freud, en essayant d'utiliser un souvenir d'enfance qu'il évoque [66] à propos d'un autre rêve et sans faire la moindre allusion à l'injection faite à Irma. Comme on peut s'en douter, l'analyse d'Erik Erikson n'est aucunement convaincante [67]. Au total, comme le remarque Adolf Grünbaum, « ni l'analyse du rêve d'Irma dans lequel il [Freud] voyait un 'spécimen de rêve', ni le reste de ses analyses de rêves dans son magnum opus de 1900 ne peuvent étayer son attribution de la formation du rêve à des désirs infantiles refoulés [68]».

J'en viens maintenant, pour finir, à des objections plus générales, pour ne pas dire fondamentales, puisqu'elles mettent en cause, au-delà de celle du rêve, la théorie du refoulement qui, de l'avis même de Freud, constitue « le pilier »de tout « l'édifice de la psychanalyse [69]». Freud soutient que les désirs que le rêve réalise de façon déguisée sont des désirs qui ont été refoulés dans l'inconscient, des désirs non seulement que l'on n'oserait pas avouer aux autres, mais que l'on n'oserait pas s'avouer à soi-même. Mais, comment se fait-il alors que certaines personnes, affirment réaliser en rêve toutes sortes de désirs parfaitement inavouables ? Ce n'est malheureusement pas mon cas, mais cela arrive, semble-t-il, à d'autres et par exemple à Roger Caillois qui l'avoue bien volontiers : « Dois-je supposer que je bénéficie d'une conscience anormalement hardie ? Elle ne se refuse pas grand-chose ; mes rêves non plus, à l'occasion. Je cessai bientôt de les estimer symboliques, quand je constatai qu'ils me représentaient sans voile ni détour ce que les symboles, de l'avis des exégètes, servaient à cacher. Je m'y voyais sans la moindre angoisse commettre les diverses infamies qu'ils ont cataloguées et plus précisément celles qu'en moi quelque sévère instance aurait dû, selon eux, prendre le plus de soin de déguiser. Ces horreurs destinées, paraît-il, à demeurer dans les ténèbres de l'inconscient, ne restaient pas dans le mien et je ne m'en souciais pas autrement [70]. » Il faudrait donc que Freud nous expliquât pourquoi le rêve ne saurait réaliser que d'une manière déguisée les désirs inavouables que ses analyses prétendent retrouver, alors qu'il en réalise de façon très claire d'autres qui sont tout aussi inavouables.

Il s'en faut bien d'ailleurs que les désirs refoulés dont Freud prétend trouver la réalisation déguisée dans les rêves qu'il analyse, soient tous vraiment inavouables. Assez souvent, en effet, ce sont des désirs assez anodins. C'est ce que j'ai déjà fait remarquer en passant, à propos du rêve de la bouchère. Car, si l'on pourrait comprendre qu'elle n'ait pas envie de dire à tout le monde qu'elle ne souhaite pas contribuer à faire grossir son amie de peur qu'elle ne plaise encore plus à son mari, aveu qui pourrait assurément faire sourire, on a, en revanche, bien du mal à croire qu'elle ne puisse pas se l'avouer à elle-même ; on a bien du mal à croire qu'elle soit obligée de refouler dans le fond de son inconscient son désir de ne pas inviter son amie à dîner; on a bien du mal à croire que ce désir refoulé l'empêcherait de dormir, s'il ne se réalisait de façon déguisée en rêve ; on a bien du mal à croire que cette réalisation, si elle devenait un peu plus claire, risquerait de tellement l'effrayer qu'elle serait obligée de se réveiller brusquement pour échapper à l'angoisse. J'ai fait aussi la même remarque à propos de la patiente qui rêve qu'elle part avec sa belle-mère, mais on pourrait dire la même chose pour tous les rêves que Freud prétend expliquer par le désir de prendre sa théorie en défaut. Car, quand on pense qu'une théorie est fausse, on a naturellement envie de trouver des arguments qui permettent de le démontrer et on n'a aucune raison de ne pas se l'avouer.

Ce qui est vrai pour les désirs l'est aussi pour les craintes. Freud prétend que le jeune homme qui trouve « terrible »d'avoir à remettre son pardessus d'hiver, redoute en réalité que ses préservatifs ne se déchirent. Mais pourquoi diantre ! n'oserait-il pas s'avouer qu'il n'aimerait pas du tout que cela lui arrivât ? Pourquoi cette crainte devrait-elle se déguiser ? Elle est parfaitement logique et naturelle. Quand on utilise des préservatifs, c'est évidemment parce qu'on n'a aucune envie que sa partenaire tombe enceinte, ce qui risquerait d'arriver si le préservatif se déchirait. La même remarque vaudrait également pour d'autres interprétations qui, elles, ne mettent en œuvre ni désir ni crainte. Ainsi Freud prétend que si un de ses malades rêve que son professeur de piano lui reproche de négliger ses exercices, c'est parce qu'il lui a conseillé un recours modéré à l'onanisme. Mais pourquoi, si le malade s'est bien souvenu de ce conseil dans son sommeil, aurait-il éprouvé le besoin de le déguiser ainsi ? Pourquoi voudrait-il se cacher à lui-même qu'il pense au conseil que Freud lui a donné ?

Si l'on n'a aucune raison de se cacher à soi-même des désirs parfaitement naturels ou passablement anodins, en revanche, ceux que l'on aurait de bonnes raisons de ne pas s'avouer, soit parce qu'ils sont effectivement difficiles à avouer, soit parce qu'ils sont de toute façon irréalisables, ceux-là sont sans doute, contrairement à ce que prétend Freud, ceux que l'on peut le moins éviter de s'avouer. Ainsi, me semble-t-il, ou bien un désir n'est nullement inavouable et on n'a pas lieu de ne pas se l'avouer ; ou bien il est plus ou moins inavouable, et il est bien difficile de ne pas se l'avouer.

Mais, avant d'aller plus loin, je veux d'abord bien préciser que je n'entends nullement prétendre que nous sommes toujours parfaitement transparents à nous-mêmes et donc qu'il n'existe pas de processus psychiques inconscients. S'il n'est sans doute pas celui que Freud prétend avoir découvert et qu'il a inventé, il y a un inconscient et son existence a été reconnue depuis si longtemps qu'on ne saurait en attribuer la découverte à personne [71]. Comme le dit Jacques van Rillaer, « l'idée même d'une science psychologique présuppose des aspects du comportement qui échappent à l'attention spontanée. Si chaque individu comprenait parfaitement toutes ses conduites, il n'y aurait nulle place pour la recherche psychologique [72]». Il n'est que trop évident que nous nous abusons souvent nous-mêmes et il n'est pas nécessaire d'avoir lu La Rochefoucauld ou Nietzsche pour s'en convaincre. Nous pratiquons souvent, sans nous en rendre compte, ce que les casuistes du XVIIe siècle invitaient ceux dont ils étaient les guides spirituels à pratiquer délibérément : la direction d'intention qui consiste à se voiler les yeux sur les mobiles véritables mais peu avouables qui nous poussent à commettre telle ou telle action, pour se persuader que nous sommes guidés par d'autres mobiles, passablement ou totalement fictifs, mais beaucoup plus honorables. Ainsi, bien qu'il ait souvent beaucoup de mal à en convaincre les autres, un ambitieux se persuade-t-il aisément qu'il recherche le pouvoir non pour lui-même, non pour les avantages matériels et les satisfactions d'amour-propre qu'il procure si généreusement, mais parce qu'il brûle de se dévouer corps et âme au bien public. Dans le même ordre d'idées, mais à un moindre niveau, j'ai entendu quelqu'un qui venait de recevoir la légion d'honneur déclarer qu'il l'avait acceptée dans l'espoir de pouvoir éviter plus facilement d'avoir des contraventions pour stationnement non-autorisé. Je pourrais citer un certain nombre d'autres cas que j'ai pu observer, et quelques-uns assez extraordinaires, mais les intéressés pourraient se reconnaître.

Pourtant, s'il est incontestable que nous nous trompons souvent nous-mêmes et notamment que nous avons tendance à prêter parfois à nos actions des mobiles plus ou moins fictifs et à donner à nos désirs des couleurs avantageuses, il ne s'ensuit pas pour autant que nous puissions vraiment les occulter. Nous pouvons les habiller, mais non vraiment les oublier ; nous pouvons les farder, mais non vraiment les refouler. Et, c'est justement parce que nous ne pouvons vraiment ni les oublier ni les refouler que nous en sommes réduits à essayer tant bien que mal à les farder. Quoi que puissent dire Freud et les freudiens, quand on désire vraiment, on le sait fort bien. L'idée qu'un désir, qu'une pulsion, qu'une passion puissent rester inconscients est une absurdité.

Certes quand on est jeune et que l'on tombe amoureux pour la première fois, il peut arriver que l'on ne s'en rende pas compte tout de suite et que les autres le comprennent avant nous. Pour prendre un exemple littéraire, lorsque Mme de Clèves rencontre pour la première fois M. de Nemours à un bal de la cour, elle est tout de suite amoureuse de lui. Mais elle n'est d'abord aucunement consciente d'un sentiment que Mme de chartres va, elle, deviner immédiatement. En effet, en rentrant du bal, au lieu d'aller directement se coucher, Mme de Clèves éprouve le besoin, assez étrange mais par là très révélateur, de passer d'abord dans la chambre de sa mère pour lui raconter ce qui s'est passé au bal, mais elle lui parle surtout de M. de Nemours avec une chaleur qui éveille aussitôt les soupçons de mme de chartres. Celle-ci, qui n'a pas lu Freud dont on lui a parlé comme d'un auteur sulfureux, se garde bien d'éclairer sa fille sur ses sentiments. Mais Mme de Lafayette qui, elle non plus, n'a pas lu Freud, sait bien qu'un grand amour ne saurait rester très longtemps inconscient. Aussi va-t-elle nous montrer ensuite comment son héroïne prend progressivement conscience de sa passion. M. de Nemours est, lui aussi tombé amoureux de Mme de Clèves dès qu'il l'a vue, mais, ayant déjà été très souvent amoureux, il en est, bien sûr, tout de suite conscient.

Et c'est ce qui se passe dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas et sans doute même davantage. Celui ou celle qui tombe amoureux ou qui seulement est attiré par un autre être, le sait presque toujours aussitôt. La logique et le bon sens nous le disent et l'expérience commune et quotidienne le confirment, nous ne pouvons méconnaître nos désirs, nos pulsions ou nos passions que d'une manière exceptionnelle et toujours très momentanée. Il n'y a pas plus de vrais désirs qui restent ignorés, de vraies pulsions qui restent secrètes ou de vraies passions qui restent méconnues qu'il n'y a de douleurs ou de plaisirs inconscients. Loin qu'on puisse le refouler dans l'inconscient, le vrai désir est lancinant : il hante, il obsède, il obnubile. Et c'est particulièrement vrai des désirs que, selon Freud on refoule le plus, les désirs sexuels, y compris ceux, qu'ils soient adultères, homosexuels, pédophiles ou incestueux, sur lesquels la censure devrait s'exercer le plus. De toute évidence, les homosexuels sont aussi conscients d'être attirés par les personnes du même sexe que les hétérosexuels le sont d'être attirés par l'autre sexe.

L'on peut d'ailleurs regretter que les choses ne se passent pas du tout comme Freud prétend qu'elles se passent. Si les hommes pouvaient effectivement refouler dans le fin fond de leur inconscient tous les désirs qui leur posent des problèmes parce qu'ils sont peu avouables ou irréalisables, ils se sentiraient sans doute beaucoup mieux. Et, au lieu de chercher alors, comme Freud veut à tout prix le faire, à ramener à la lumière les désirs refoulés, il faudrait soigneusement éviter tout ce qui pourrait provoquer une prise de conscience. C'est ce que fait Mme de Chartes en se gardant bien de dire à sa fille qu'elle la croit amoureuse de M. de Nemours, de peur qu'elle-même ne le découvre alors.

Ce qui est vrai de tous les désirs gênants ou inassouvis l'est aussi de tous les souvenirs pénibles et de toutes les expériences traumatisantes. Ce que l'on souhaiterait le plus pouvoir oublier est généralement ce dont on se souvient le mieux. C'est du moins ce que j'éprouve. Alors, en effet, que je me souviens en général fort mal des événements de mon existence, j'ai fidèlement gardé en mémoire tous les moments les plus pénibles que j'ai vécus et je puis à chaque instant en retrouver un souvenir aussi vif que précis. Mais il n'y a assurément rien d'étonnant à ne pas pouvoir oublier les événements qui nous ont le plus éprouvés et à être poursuivi par le souvenir des traumatismes que l'on a subis. « Loin d'être facilement refoulés et oubliés, remarque Jacques van Rillaer, ces souvenirs sont généralement envahissants ou obsédants. Ils engendrent d'importantes souffrances pendant de longue périodes [73]». Et il souligne combien ce fait est en contradiction avec les thèses de Freud qui voudraient que l'on soit d'autant plus porté à oublier les événements qu'ils ont été plus pénibles : « Avons-nous vraiment tendance à oublier les événements qui nous sont désagréables plus que ceux qui suscitent du plaisir ? Si oui, ce processus joue-t-il pour tous nos souvenirs ? Selon la psychanalyse, il s'agit d'une tendance générale. La théorie freudienne se fonde précisément sur deux lois qui s'y rapportent : (a) les expériences pénibles, en particulier les expériences sexuelles de l'enfance sont refoulées et oubliées ; (b) elles demeurent actives dans l'inconscient et sont la cause des troubles observables du comportement. Cette conception de Freud est en contradiction avec le principe darwinien de l'évolution des espèces. Selon ce principe, les animaux et les êtres humains disposent d'un mécanisme grâce auquel ils gardent en mémoire les situations très pénibles, car ces souvenirs permettent de se préparer à mieux réagir si des situations de ce type réapparaissent. Refouler et oublier systématiquement les expériences traumatisantes les rendrait dangereusement vulnérables [74]».

Freud, lui-même a été obligé d'admettre qu'un grand nombre de personnes qui avaient subi de graves traumatismes, et notamment les anciens soldats de la guerre de 14, n'arrivaient pas à les oublier et souffraient notamment de cauchemars dans lesquels ils revivaient les événements dramatiques qu'ils avaient connus : « A la suite de graves commotions psychiques, de catastrophes de chemin de fer et d'autres accidents mettant la vie en danger, on voit survenir un état qui a été décrit depuis longtemps et a gardé le nom de 'névrose traumatique'. La guerre effroyable qui vient de se terminer a provoqué un grand nombre d'affections de ce type […] Or la vie onirique des névroses traumatiques se caractérise en ceci qu'elle ramène sans cesse le malade à la situation de son accident, situation dont il se réveille avec un nouvel effroi […] Admettre comme allant de soi que le rêve les replace pendant la nuit dans la situation pathogène, c'est méconnaître la nature du rêve. Il serait plus conforme à celle-ci que le rêve présente au malade des images du temps où il était bien portant ou des images de la guérison qu'il espère. Si nous ne voulons pas que les rêves de la névrose d'accident vienne bouleverser notre thèse de la tendance du rêve à accomplir le désir, il nous reste peut-être la ressource de dire que dans cette affection la fonction du rêve, comme bien d'autres choses, est ébranlée et détournée de ses fins, à moins d'invoquer les énigmatiques tendances masochistes du moi [75]». Pour ne pas s'avouer totalement incapable d'apporter une explication, Freud évoque l'hypothèse de tendances masochistes, mais il n'ose pas la retenir et on le comprend : prétendre que tous les soldats revenus traumatisés de la grande guerre étaient des masochistes aurait paru non seulement ridicule, mais profondément choquant.

Dans sa 'révision de la théorie du rêve' en 1933, Freud revient de nouveau sur ce problème et ne voit toujours pas comment il pourrait le résoudre : « Contre la théorie qui fait du rêve l'accomplissement d'un désir, seules deux difficultés sérieuses se sont élevées, dont la discussion mène très loin, et n'a pas encore trouvé une réponse pleinement satisfaisante. La première provient du fait que des gens qui ont subi un choc, un grave traumatisme psychique - comme cela a été le si souvent le cas pendant la guerre et il s'en trouve aussi à l'origine d'une hystérie traumatique- sont régulièrement ramenés par le rêve dans la situation traumatique. D'après nos hypothèses sur la fonction du rêve, cela ne devrait pas être le cas. Quelle motion de désir pourrait être satisfaite par ce retour à cet événement extrêmement pénible ? Il est difficile de le deviner [76]». Une fois de plus, les théories de Freud l'amènent à s'étonner d'un fait dont jamais personne avant lui ne s'était étonné. Bien sûr, il aurait pu se dire que, lorsqu'une hypothèse fait apparaître un problème qui, sans elle, ne se serait jamais posé, il convenait peut-être de se demander si cette hypothèse était bien fondée. Mais Freud n'était pas homme à faire marche arrière [77]. Il s'est toujours comporté comme les philosophes, qui, à l'instar de Pangloss [78], jugent volontiers qu'il est contraire à leur dignité de reconnaître qu'il se sont trompés. Un scientifique digne de ce nom n'hésite jamais, au contraire, à s'incliner devant les faits et à remettre en question ses hypothèses quand il les contredisent [79].

La seconde des deux seules « difficultés sérieuses »que Freud croit devoir relever concerne les impressions plus ou moins traumatisantes que laisserait la vie sexuelle infantile : « Le second fait, nous le rencontrons presque quotidiennement dans le travail analytique ; il ne représente pas, d'ailleurs, une objection aussi importante que le premier. Vous savez qu'une des tâches de la psychanalyse est de soulever le voile d'amnésie qui enveloppe les années de l'enfance et d'amener au souvenir conscient les manifestations de la vie sexuelle infantile qu'elles contiennent. Or ces premières expériences sexuelles de l'enfant sont liées à des impressions douloureuses d'angoisse, d'interdiction, de déception et de punition, on comprend qu'elles aient été refoulées, mais alors on ne comprend pas qu'elles trouvent un si large accès à la vie du rêve, qu'elles fournissent le modèle de tant de fantasmes de rêve, que les rêves soient remplis de reproduction de ces scènes infantiles et d'allusions à elles. Leur caractère de déplaisir et la tendance à accomplir les désirs propres au travail du rêve semblent mal s'accorder [80]». Ainsi Freud déclare comprendre pourquoi ces impressions ont été refoulées, mais ne pas comprendre pourquoi elles réapparaissent si souvent dans les rêves. Mais ces deux phénomènes, celui qu'il croit comprendre comme celui qu'il a du mal à comprendre, ne se produisent sans doute ni l'un ni l'autre. Car ou bien ces impressions n'ont laissé aucun souvenir, ou bien elles n'ont pu être refoulées et sont restées, au contraire, toujours vivaces. Tout d'abord, en ce qui concerne les tout petits, disons les enfants de moins de quatre ans, de telles expériences qui d'ailleurs ne sauraient être que rares, ne leur laisseraient de toute façon aucun souvenir même inconscient. Quand bien même, comme le prétend Freud mais c'est fort improbable, l'homme aux loups aurait effectivement vu, quand il avait un an et demi, ses parents se livrer à un coïtus a tergo trois fois répété, outre qu'il n'aurait rien compris à la scène [81], il n'en aurait gardé aucun souvenir susceptible de resurgir dans son rêve survenu quand il avait quatre ans. À un an et demi, un enfant est encore parfaitement incapable de se souvenir de quelque événement que ce soit. Mais Freud ne veut pas démordre de son absurde théorie de l' « amnésie infantile », selon laquelle, si nous n'avons pas de souvenirs de nos toutes premières années, c'est parce que nous les avons refoulés, alors que cette prétendue amnésie s'explique par une immaturité neuronale qui fait que les tout petits, s'ils sont capables d'une certaine forme de « mémoire implicite [82]»qui leur permet de faire un grand nombre d'apprentissages, notamment de la marche et de la parole, ne sont pourtant pas encore capables dé mémoriser les événements : « Le bon fonctionnement de la mémoire 'événementielle', ou 'épisodique', nous dit Jacques van Rillaer, suppose une maturation neuronale, notamment de l'hippocampe, qui n'est pas réalisée avant deux ou trois ans [83]».

Il en va bien sûr différemment en ce qui concerne des enfants plus âgés, mais même alors il s'en faut bien que les choses se passent comme Freud le dit. Tout d'abord, il semble que les impressions et les expériences sexuelles plus ou moins traumatisantes ne soient pas nécessairement ressenties comme telles par les enfants, comme le remarque notamment Jacques van Rillaer : « Spanos, qui a fait une revue de la littérature spécialisée, conclut que certains abus subis durant l'enfance s'oublient pour les mêmes raisons que d'autres événement courants : ils n'ont pas été vécus comme vraiment importants. Contrairement à une idée largement répandue, les recherches rigoureuses montrent que les abus sexuels ne provoquent pas toujours chez tous les enfants, de graves dommages [84]». Mais surtout, et c'est encore beaucoup plus gênant pour les thèses de Freud quand une expérience est effectivement traumatisante, alors, loin d'être refoulée, elle ne peut être oubliée : « Les enquêtes méthodiques et soigneuses sur les enfants victimes d'inceste et autres abus sexuels, remarque encore Jacques van Rillaer, vont toutes dans le même sens : les souvenirs de ces événements ne sont nullement refoulés et oubliés, du moins si les enfants ont plus de trois ans et si les expériences ont été réellement traumatisantes [85]». Freud passe beaucoup de temps à essayer de retrouver de prétendues expériences sexuelles traumatisantes qui seraient enfouies au fond de l'inconscient de ses patients, mais c'est lui qui invente toutes celles qu'il prétend faire ressurgir. Celles qui ont vraiment eu lieu, n'ont pas besoin qu'on aille les débusquer au fond de l'inconscient, où elles seraient tapies : elles n'ont jamais été oubliées.

Mais, au delà de celles qui ont été plus ou moins traumatisantes, ce sont toutes les premières impressions sexuelles qui laissent des souvenirs parfaitement conscients. Tout le monde se souvient généralement fort bien de ses premiers émois, de ses premières excitations, de ses premières expériences sexuels. Loin d'aller, comme le prétend Freud, se cacher précipitamment dans les profondes ténèbres de l'inconscient pour attendre parfois pendant de très longues années le moment propice d'en sortir nuitamment et, pendant que nous dormons, s'introduire subrepticement dans nos rêves sous des déguisements divers et le plus souvent rocambolesques, nos premiers souvenirs sexuels restent au contraire particulièrement vivaces.

Freud prétend que nous refoulons d'autant plus nos désirs qu'ils sont plus forts, ce qui lui permet, lorsqu'il a décidé de prêter à ses patients tel ou tel désir caché, de se montrer d'autant plus affirmatif que ceux-ci sont moins disposés à l'admettre Et, comme les plus forts de tous les désirs sont d'ordinaire les désirs érotiques, il en conclut que sont eux que nous refoulons le plus et que l'on retrouve donc principalement, pour ne pas dire quasi exclusivement, lorsqu'on analyse nos rêves : « Si l'on admet les exigences de la censure comme cause principale de la déformation du rêve, on ne verra rien d'étonnant au fait que presque tous les rêves des adultes se ramènent à l'analyse à des désirs érotiques [86]». Le bon sens me paraît suggérer, au contraire, que les désirs les plus forts, et en tout premier lieu les désirs érotiques, sont ceux que nous pouvons le moins refouler.

Selon Freud, c'est parce que nous refoulons nos désirs, qu'ils cherchent à se réaliser de façon imaginaire dans le rêve. Il me semble là encore que c'est tout le contraire : si nous pouvions refouler nos désirs, nous n'aurions pas besoin de les réaliser en rêve. Car il est bien vrai que nous faisons souvent appel au rêve pour réaliser nos désirs. Mais contrairement à ce que prétend Freud, nous n'attendons pas que notre inconscient le fasse pour nous pendant que nous dormons. Si tous les jeunes qui veulent être footballeurs rêvent la nuit qu'ils sont applaudis par des stades en délire, si tous ceux et toutes celles qui veulent faire carrière dans la chanson rêvent la nuit qu'ils font un triomphe à l'Olympia, si beaucoup de jeunes filles rêvent la nuit qu'elles rencontrent le prince charmant, ce n'est pas pendant qu'ils dorment : c'est avant de s'endormir ou bien lorsqu'ils se réveillent au milieu de la nuit. Tous les ambitieux, tous ceux qui veulent devenir riches ou célèbres, ou généralement les deux à la fois, tous ceux qui aspirent à gravir les marches du pouvoir et à s'élever le plus haut possible, anticipent continuellement la réalisation de leurs ambitions et se voient déjà en imagination parvenus au faîte des honneurs et de la gloire. Mais, pour ce faire, loin d'attendre d'être endormis, ils s'y mettent généralement dès le réveil. Comme chacun le sait désormais, c'est principalement le matin en se rasant que l'on rêve d'être président de la république. Ce qui est vrai pour les désirs parfaitement légitimes, l'est aussi pour ceux qui le sont moins, et notamment pour ceux que selon Freud on devrait le plus refouler, c'est-à-dire les désirs sexuels plus ou moins inavouables, qu'ils soient adultères, incestueux, homosexuels ou pédophiles. Un homme qui a envie de coucher avec la femme de son meilleur ami pourra rêver la nuit qu'il la tient dans ses bras, mais neuf fois sur dix, et sans doute même bien davantage, ce ne sera pas en dormant.

Cela n'a rien d'étonnant. Si l'on veut réaliser en imagination des désirs irréalisables ou réaliser tout de suite des désirs que l'on ne peut espérer réaliser que dans un avenir aussi incertain que lointain, il faut pouvoir diriger à son gré son imagination et, pour ce faire, il vaut beaucoup mieux être éveillé qu'endormi. Si l'on attend, au contraire, que notre inconscient le fasse pour nous pendant que nous dormons, ou bien il mangera la consigne ou bien il s'acquittera si mal de sa tâche que nous n'en saurons rien et qu'au lieu d'en retirer un quelconque plaisir, nous n'éprouverons qu'un sentiment de malaise ou d'angoisse. Certes la réalisation purement imaginaire d'un désir ne saurait apporter le même plaisir qu'une réalisation effective, mais, même si elle peut paraître légère, voire assez dérisoire, la satisfaction que l'on en retire n'en est pas moins réelle. Et c'est pourquoi, comme le dit le fabuliste,

…………Chacun songe en veillant ; il n'est rien de plus doux [87].

Pour conclure ces remarques très rapides et très incomplètes sur les thèses de Freud relatives au rêve, je dirai donc qu'il n'y a rien à en retenir. Freud est persuadé que le rêve est un produit très élaboré, le fruit d'un savant travail, le résultat d'une construction intellectuelle extrêmement complexe, l'œuvre d'un créateur qui sait parfaitement ce qu'il veut faire et qui fait preuve, pour y parvenir, d'une inventivité et d'une ingéniosité sans limites. Rien n'est plus faux. L'inconscient freudien ressemble à son père : il se croit très malin, mais c'est un bon à rien. Il est aussi incapable de réaliser nos désirs que Freud et ses disciples de guérir leurs patients. C'est un pur escroc, c'est un parfait jean-foutre ; mais il a une très bonne excuse, celle que Stendhal reconnaît à Dieu : il n'existe pas.


 

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NOTES :

[1] L'Interprétation des rêves, p. 113.

[2] Roger Caillois fait la même constatation dans son livre, L'Incertitude qui vient des rêves (Gallimard, collection « idées », 1956). Voici, en effet, ce qu'il dit à propos de rêves dans lesquels il résolvait des intrigues policières difficiles : « Il paraissait y avoir là une telle prodigalité de rigueur intellectuelle gratuite, qu'il m'était impossible de n'en être pas frappé. C'est tout juste si je ne me crus pas capable de composer moi-même des romans policiers, en couchant simplement par écrit ce que mes rêves me donnaient tout achevé. Aux premiers essais, il me fallut déchanter : mes argumentations les plus raffinées s'évanouissaient à mesure que j'essayais de les saisir, leur cohérence prestigieuse se diluait à l'examen. Où je croyais avoir articulé une démonstration décisive, je ne trouvais plus que bribes mal jointes. Tout le travail était à faire, non point qu'il n'y eût pas d'idées utilisables dans les énigmes où mes rêves m'avaient fait me débattre avec une si grande apparence de succès, mais il eût fallu les élaborer, composer un mystère méticuleux et en ménager la révélation soudaine avec un art consommé. En outre, je n'avais pas de mal, la plupart du temps, à y reconnaître des projets que j'avais esquissés par jeu à l'état de veille, de sorte que je ne faisais que retrouver, plus ou moins rehaussée de l'éclat étincelant et menteur de quelque mirage, la matière de mes propres préoccupations » (pp. 74-75).

[3] Curieusement Freud ne tire pas argument de cette sonate pour prouver que le rêve peut bien accomplir une activité intellectuelle compliquée. Il ne l'évoque qu'incidemment dans les dernières pages de L'Interprétation des rêves à propos du « déguisement dû au rêve, qui est le résultat du travail du rêve et la marque de l'assistance de forces obscures venues du fond de l'âme (cf. le diable dans le rêve de la sonate de Tartini) »(p. 520).

[4] Op. cit., p. 87.

[5] Ibid., pp. 125-126.

[6] P. 113.

[7] Le deuxième chapitre de L'Interprétation des rêves s'achève sur cette phrase dont l'importance est soulignée par les italiques : « Après complète interprétation, tout rêve se révèle comme l'accomplissement d'un désir » (p. 112).

[8] Introduction à la psychanalyse, p. 152.

[9] PP. 98-112.

[10] La Naissance de la psychanalyse, P.U.F., 1956 p. 286.

[11] Les amateurs d'élucubrations pourront lire les pages complètement délirantes que lui a consacrées Didier Anzieu (op. cit., pp. 39-68).

[12] L'Interprétation des rêves, p. 110.

[13] On apprend au passage (p. 104) que Freud, en lui prescrivant d'une manière continue un certain médicament, avait provoqué chez une de ses patientes une grave intoxication dont elle était morte Et l'on se réjouit qu'il ait finalement privilégié les traitements purement psychiques, car, s'ils ne guérissaient pas les malades, du moins ils ne les tuaient pas.

[14] Ibid., pp. 111-112.

[15] Citons, par exemple, Adolf Grünbaum : « Freud aurait dû reconnaître que des craintes pouvaient être le motif de certains rêves, au même titre que les désirs pour d'autres. Il apparaît ainsi avoir privilégié dès le début sans aucune raison les motifs de désir » (La psychanalyse à l'épreuve, p. 106) ou Jacques van Rillaer : « Le matériel onirique offre un échantillon de nos préoccupations : de nos désirs, certes, mais également de nos peurs, de nos angoisses, de nos hostilités »(Psychologie de la vie quotidienne, p. 239).

[16] Freud se pose lui-même ces questions : « Mais d'où vient que notre pensée, qui crée pendant le jour des actes psychiques si divers : jugements, raisonnements, réfutations, attentes, projets, etc., soit forcée pendant la nuit de s'en tenir uniquement à la production de désirs. N'y a-il pas plutôt beaucoup de rêves qui peuvent montrer un acte psychique d'une autre sorte, par exemple une crainte, transformé en rêve ? »(L'Interprétation des rêves, p. 468). Et il croit, bien sûr, pouvoir apporter une réponse.

[17] Ibid ., p. 123.

[18] Ernest Jones, La vie et l'œuvre de Freud, tome I, P.U.F., 1958, pp. 386-387.

[19] L'Interprétation des rêves, p. 123.

[20] Ibid., p. 289.

[21] Ibid., p. 145.

[22] Cinq Leçons sur la psychanalyse, p. 47.

[23] L'Interprétation des rêves, p. 117.

[24] Ibid., p. 314.

[25] Ibid., pp. 319-320.

[26] Introduction à la psychanalyse, p. 148.

[27] Le rêve et son interprétation, pp. 91-92.

[28] Introduction à la psychanalyse, pp. 133-134.

[29] Voir pp. 164-166 et 358.

[30] Ibid., pp. 134-135.

[31] Ibid., pp. 164-165.

[32] Ibid., p. 165.

[33] Ibid., pp.165-166.

[34] Ibid., p. 166, note 2.

[35] L'Interprétation des rêves, pp. 137-138.

[36] Ibid., p. 138.

[37] La psychanalyse à l'épreuve, pp. 109-120.

[38] Ibid., p. 112.

[39] Ibid., pp. 112-113.

[40] Ibid., p. 113.

[41] Ibid., p. 114.

[42] Ibid., pp. 115-116.

[43] Adolf Grünbaum fait la même constatation : « J'ai fait de très nombreux rêves de ce genre avant d'avoir entendu parler de Freud ou d'avoir adopté à son égard une attitude critique » (ibid., p. 117)

[44] Ibid., p. 116.

[45] L'Interprétation des rêves, p. 144-145.

[46] Ibid., p. 114.

[47] Ibid., pp. 238-239.

[48] Ibid., p. 331.

[49] Ibid., p. 204.

[50] Ibid., p. 114.

[51] Ibid., p. 205.

[52] Ibidem.

[53] Introduction à la psychanalyse, p. 257.

[54] L'Interprétation des rêves, p. 493.

[55] Ibidem, note 1. Ce passage est repris, non plus en note mais dans le corps du texte, dans les Cinq Leçons sur la psychanalyse, pp. 258-259.

[56] Cinq Leçons sur la psychanalyse, p. 259.

[57] L'Interprétation des rêves, p. 145.

[58] Introduction à la psychanalyse, p. 260.

[59] L'Interprétation des rêves, p. 149.

[60] Ibid. p. 152.

[61] Ibid., p. 157.

[62] Ibid., p. 152.

[63] Ibid., p. 193.

[64] P. 256.

[65] « The Dream Specimen of Psychoanalysis  », Journal of the American Psychoanalytic Association, 2, 1954, pp. 5-56.

[66] Voir L'Interprétation des rêves, p. 191.

[67] Elle est discutée par Adolf Grünbaum dans Les fondements de la psychanalyse, pp. 334-340. On trouve notamment dans le chapitre 5, « Les désirs infantiles refoulés comme instigateurs de tous les rêves », un remarquable examen critique de la thèse de Freud.

[68] La psychanalyse à l'épreuve, p. 106.

[69] « La théorie du refoulement est le pilier sur lequel repose l'édifice de la psychanalyse »(Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, p. 97)

[70] Op. cit., p. 18.

[71] Sur ce sujet, voir notamment Jacques van Rillaer, Psychologie de la vie quotidienne, pp. 149 sq.

[72] Les Illusions de la psychanalyse, pp. 270-271.

[73] Psychologie de la vie quotidienne, pp. 194-195.

[74] Ibid., p. 193.

[75] « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, pp. 55-57.

[76] Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, p. 42.

[77] Il n'a fait marche arrière qu'une seule fois lorsqu'il a abandonné la théorie de la séduction mais c'était tout au début, avant d'écrire L'Interprétation des rêves qui lui a donné une confiance inébranlable en lui-même.

[78] À la question de Candide : « Quand vous avez été pendu, disséqué, roué de coups, et que vous avez ramé aux galères, avez-vous toujours pensé que tout allait le mieux du monde ? », Pangloss répond : « Je suis toujours de mon premier sentiment […], car enfin je suis philosophe : il ne me convient pas de me dédire » (Voltaire, Candide, chapitre 28).

[79] Gérard Zwang oppose très justement l'attitude de Freud à celle d'un Pasteur : 3 Ses thuriféraires ont parfois comparé Freud à Pasteur. Aucune comparaison ne peut être plus incongrue […] La force de Pasteur fut d'avoir mis le génie de son intelligence au service d'une humilité expérimentale qui fit toujours défaut à Freud. Lorsqu'une objection sensée paraissait le mettre dans l'embarras, il retournait sur le terrain, au lieu de prononcer l'exclusion de l'impertinent, au lieu d'user de l'argument d'autorité, au lieu de nier l'évidence en attendant des temps meilleurs » (La Statue de Freud, Robert Laffont, 1985, p. 887)

[80] Ibid., pp. 42-42.

[81] Freud admet qu'il n'a pu d'abord comprendre ce qu'il voyait, mais il prétend qu'il en a gardé un souvenir précis qui lui a permis de le comprendre enfin deux ans et demi plus tard : « Il le comprit à l'époque de son rêve, à 4 ans, non à l'époque où il l'observa. À 1 an 1/2 il recueillit les impressions dont la compréhension différée lui fut rendue possible à l'époque du rêve de par son développement, son excitation et son investigation sexuelles »(Cinq psychanalyses, p. 350, note 3).

[82] Expression de P. Graf et D. L Schacter, (« Implicit and explicit memory for new associations in normal and amnesic subjects », Journal of Experimental psychology : Learning, Memory and Cognition, 1985, 11, PP. 501-518) citée par Jacques van Rillaer, Psychologie de la vie quotidienne, p. 192.

[83] Ibidem.

[84] Ibid., pp. 196-197.

[85] Ibid., p. 197.

[86] Le Rêve et son interprétation, p. 109.

[87] La Fontaine, « La Laitière et le pot au lait », Fables, VII, 10, vers 34. Rappelons que « songe » a ici le sens de « rêve ». « Songer » vient du latin somniare, dérivé de somnus (sommeil) qui signifie « rêver (en dormant) ». « Chacun songe en veillant » est donc une sorte d'oxymoron .

 

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