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…………………………Le « Sur Racine » de Roland Barthes

…………………………SECONDE PARTIE : LA RELATION FONDAMENTALE

…………………………CHAPITRE II : LE PÈRE ET LE FILS



Après avoir lu les deux chapitres consécutifs sur « La relation fondamentale » et sur les « Techniques d'agression », on croit savoir enfin comment Roland Barthes voit « l'homme racinien ». Celui-ci serait avant tout un « violent » c'est-à-dire, au sens de Roland Barthes, quelqu'un qui veut « contraindre » autrui, qui prend plaisir à le forcer à faire ce qu'il ne veut pas, en un mot, un « sadique ». Mais Roland Barthes n'est pas homme à garder longtemps le même point de vue. Aussi, dans les deux chapitres qui suivent et qui sont intitulés respectivement « On » et « La division », la perspective se modifie-t-elle profondément, si profondément même qu'elle semble s'inverser. On découvre, en effet, que l'homme racinien, présenté dans les pages précédentes comme essentiellement agressif et menaçant, est lui-même un être menacé et victime d'une permanente « agression diffuse » [1]. Car Roland Barthes nous apprend, dans le chapitre « On », que « le héros racinien est seul dans un monde hostile » [2], que ce monde « observe le héros et menace sans cesse de le censurer, en sorte que ce héros vit dans la panique du qu'en dira-t-on, Presque tous y succombent : Titus, Agamemnon, Néron; seul Pyrrhus, le plus émancipé des héros raciniens, y résiste » [3], Cette « panique » n'a, d'ailleurs, aucun fondement objectif : « Les Grecs, les Romains, les janissaires, les ancêtres, Rome, l'état, le peuple, la postérité, ces collectivités n'ont aucune réalité politique » [4]. À la différence de ce qui se passe chez Corneille (et Roland Barthes reprend sur ce point le parallèle traditionnel), le monde n'a, chez Racine, aucune réalité concrète : « il est un fantasme moral dont la peur n'exclut même pas qu'on l'utilise (ainsi Titus fait renvoyer Bérénice), et c'est d'ailleurs cette duplicité qui constitue l'essentiel de la mauvaise foi racinienne. En somme, le monde, pour le héros racinien, c'est une opinion publique, à la fois terreur et alibi » [5].

Sans vouloir soumettre à un examen rigoureux les formules que nous venons de citer, ce qui supposerait qu'on passe en revue, une fois de plus, tous les personnages de Racine, puisque ces formules nous sont présentées comme ayant une portée tout à fait générale, on fera seulement quelques rapides remarques, Peut-on vraiment définir l'homme racinien comme un être qui « vit dans la panique du qu'en dira-t-on », panique qui, n'étant pas fondée sur une raison objective, devrait donc être considérée comme un trait de caractère ? Roland Barthes n'invoque que trois exemples, ceux de Titus, d'Agamemnon et de Néron. C'est assurément bien peu, mais il nous y a habitués. De plus, les deux premiers de ces exemples ne sont guère convaincants. Rien n'indique, en effet, qu'il soit dans la nature de Titus de vivre « dans la panique du qu'en dira-t-on ». Certes, il se préoccupe beaucoup de l'opinion de Rome. Mais ce qui serait surprenant, c'est qu'il ne s'en inquiétât pas. La situation dans laquelle il se trouve, et dans laquelle le dramaturge l'a mis, l'y oblige évidemment. Car, n'ayant jamais lu Roland Barthes, il ne peut pas savoir que « Rome, l'état, le peuple […] n'ont aucune réalité politique ». Quant à Agamemnon, il a sans doute la faiblesse de trop aimer la gloire, et Ulysse a pu faire appel à sa vanité pour le décider à faire venir Iphigénie en Aulide, comme lui-même le confesse à Arcas :

Il me représenta l'honneur et la patrie,
Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis,
Et l'empire d'Asie à la Grèce promis :
De quel front, immolant tout l'état à ma fille,
Roi sans gloire, j'irais vieillir dans ma famille.
Moi-même, je l'avoue avec quelque pudeur,
Charmé de mon pouvoir et plein de ma grandeur,
Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce
Chatouillaient de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse [6].

Il nous paraît tout de même assez inexact de dire qu'Agamemnon « vit dans la panique du qu'en dira-t-on ». Il y a bien chez lui une certaine peur du qu'en dira-t-on, et ces vers le montrent; mais ils montrent aussi qu'il y a surtout une grande ambition. Si Agamemnon est tenté de sacrifier sa fille, c'est à son ambition beaucoup plus qu'à la peur du qu'en dira-t-on. En revanche, la formule de Roland Barthes paraît beaucoup plus justifiée dans le cas de Néron. Il est à peine besoin de souligner, en effet, l'influence déterminante qu'exercent sur lui le souci et la crainte de l'opinion. Il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler qu'au moment crucial, à l'acte IV, c'est à ce ressort que font appel successivement, mais de façons bien différentes, et Burrhus et Narcisse pour faire revenir Néron sur la décision qu'il vient de prendre, celle de faire mourir Britannicus, d'abord, celle de se réconcilier avec lui, ensuite : Burrhus flatte chez Néron l'amour des applaudissements et lui inspire la crainte de passer pour un tyran [7]; Narcisse lui fait prendre conscience que, s'il se réconcilie avec Britannicus, Rome tout entière croira, avec Agrippine, que l'empereur a capitulé devant sa mère [8]. Malheureusement, une fois de plus, Roland Barthes se sert abusivement de Néron pour définir l'homme racinien en général. Une fois de plus, il ne voit pas que, loin de pouvoir être considéré comme le modèle de « l'homme racinien », Néron est, au contraire, à bien des égards, un être à part dans la galerie des personnages de Racine. Chez lui, l'amour-propre est la « passion » dominante, et l'amour, en comparaison, ne compte guère. On voit qu'il lui en coûte bien peu de renoncer à Junie pour se réconcilier avec Britannicus, quand il croit, momentanément convaincu par Burrhus, que cette réconciliation est nécessaire pour conserver sa réputation d'empereur vertueux. Mais, d'ordinaire, les personnages de Racine sont plus portés à sacrifier leur amour-propre à leur amour que leur amour à leur amour-propre. Si grand que soit leur orgueil, si ombrageux que soit leur amour-propre (car les tragédies se jouent rarement entre des personnages modestes et effacés), ils n'ent sont pas moins enclins à oublier, quand ils aiment, le souci du qu'en dira-t-on. Heureusement pour lui, et surtout heureusement pour nous, Racine avait compris ce que Roland Barthes a été incapable de comprendre, à savoir qu'un personnage qui sacrifie son amour-propre à son amour a de grandes chances d'être beaucoup plus émouvant que celui qui fait le contraire. Aussi, à l'exemple unique de Néron, pourrait-on en opposer beaucoup d'autres. Nous n'en évoquerons que quelques-uns. Citons d'abord Oreste, qui dit à Hermione : Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures, Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures; Je le sais, j'en rougis [9]. II faut citer, bien sûr, Hermione aussi lorsque, passant brusquement du « vous » au « tu », et renonçant à l'ironie, elle se dépouille de son amour-propre devant Pyrrhus pour clamer son amour, dans les vers célèbres que nous avons déjà rappelés au chapitre précédent [10]: Je ne t'ai point aimé, cruel ? Qu'ai-je donc fait ? J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes; Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces; J'y suis encor, malgré tes infidélités, Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés [11]. Citons encore, une nouvelle fois, Roxane disant à Bajazet, après lui avoir avoué qu'elle ne saurait vivre sans lui : Je te donne, cruel, des armes contre moi Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse : Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse, J'affectais à tes yeux une fausse fierté : De toi dépend ma joie et ma félicité [12]. Citons enfin Phèdre disant à Œnone, après lui avoir demandé d'aller trouver Hippolyte pour lui proposer le trône d'Athènes : Presse, pleure, gémis; peins Iui Phèdre mourante; Ne rougis point de prendre une voix suppliante. Je t'avouerai de tout [13]. On le voit, la peur du qu'en dira-t-on ne semble pas être, malheureusement pour eux, le principal tourment des héros raciniens. Mais Roland Barthes prétend aussi, nous l'avons vu, que le héros racinien « utilise » la peur que le monde lui inspire et qu'ainsi l'opinion publique est pour lui « à la fois terreur et alibi ». C'est là une de ces affirmations paradoxales que le critique affectionne et qui, de fait, ont beaucoup contribué à le faire passer pour un esprit très pénétrant et très subtil. Malheureusement, derrière les paradoxes de Roland Barthes, on ne découvre d'ordinaire qu'une contradiction ou une absurdité. Et c'est évidemment le cas ici. Pour affirmer que le héros racinien « utilise » la peur que le monde lui inspire, Roland Barthes n'invoque, en effet, que l'exemple du seul Titus : « ainsi fait Titus pour renvoyer Bérénice ». Or, s'il pense que Titus se sert de l'opinion publique comme d'un « alibi », c'est parce qu'il croit qu'en réalité il n'aime pas Bérénice. Mais alors comment peut-il encore affirmer que Titus a peur de l'opinion publique, puisqu'elle ne lui demande, puisqu'elle n'attend de lui, que ce qu'il veut, que ce qu'il souhaite secrètement ? II faut choisir : si l'opinion publique est pour lui « alibi », c'est qu'elle n'est plus « terreur », ou, si elle reste « terreur », elle ne saurait être « alibi ». Ainsi Roland Barthes ne se contente pas du procédé très commode, et devenu hélas ! tout à fait classique, qui consiste à dire du nouveau sur un texte en lui faisant dire le contraire de ce qu'il dit. II a mis au point, en outre, un procédé un peu plus complexe, mais qui reste néanmoins très facile à utiliser, et qui permet de fabriquer des affirmations doublement paradoxales et donc particulièrement propres à éberluer tous les jobarthiens : il suffit de retrouver le texte, après l'avoir récusé, tout en continuant à le récuser. Ce n'était pas assez de faire comme si le texte disait le contraire de ce qu'il dit : il restait encore à faire comme si le texte disait tout à la fois et ce qu'il dit et le contraire de ce qu'il dit. Mais nous ne nous attarderons pas davantage sur le chapitre « On », relativement secondaire, et nous passerons assez vite aussi sur le chapitre suivant, « La division », qui apparaît lui aussi comme un chapitre de transition [14]. Roland Barthes nous y apprend d'abord que « le héros tragique est divisé » [15]. On l'admettra assez volontiers, mais ce n'est assurément pas une découverte. On se doutait un peu aussi que cette « division » était « la marque et le privilège » des héros tragiques, les « confidents et familiers » ne la connaissant pas [16]. Roland Barthes nous précise ensuite, en ayant recours à des formules d'une cuistrerie peu éclairante (« la division est une forme pure : c'est la fonction duelle qui compte, non ses termes. […] son problème [à l'homme racinien] est au niveau de la structure, non de la personne »), qu'il ne faut surtout pas voir, dans cette division de l'homme racinien, la lutte du bien et du mal : « l'homme racinien ne se débat pas entre le bien et le mal : il se débat, c'est tout » [17]. Sans entrer dans une discussion qui serait nécessairement très longue, nous ferons simplement remarquer que Roland Barthes, comme à son habitude, semble surtout se soucier d'impressionner le lecteur par le caractère abrupt de sa formule (« c'est tout »). Bien sûr, il serait ridicule de définir le héros racinien comme quelqu'un qui se débat entre le bien et le mal. Même Néron, bien que la pièce nous le montre au moment précis où il bascule dans le crime, ne saurait être défini ainsi. Car, comme le dit Raymond Picard, Néron « s'abandonne à une spontanéité qui est plutôt en deçà qu'au-delà du bien et du mal » [18]. Peut-on affirmer pour autant qu'il n'y a, dans l'âme de Néron, aucune espèce de lutte entre le bien et le mal ? Ce serait sans doute aller trop loin. Si noir que soit Néron, il n'est pas encore totalement fermé à tout sentiment d'humanité. Ainsi, à la scène 2 de l'acte IV, s'il dit à Agrippine : Hé bien donc! prononcez. Que voulez-vous qu'on fasse [19] ? c'est, semble-t-il, parce qu'il a été un peu touché, un peu ému, par le désarroi, sans doute sincère, manifesté par Agrippine dans la tirade précédente. De même, dans la scène suivante avec Burrhus, c'est tout de même bien un peu entre le bien et le mal que se débat Néron, même si, dans son âme, l'amour du bien tend à prendre une forme très dégradée et à ne plus guère se distinguer de l'amour des compliments. À plus forte raison, lorsqu'il s'agit de personnages chez qui la conscience morale n'est pas, comme chez Néron, profondément atrophiée, serait-il tout à fait erroné d'affirmer qu'il n'y a en eux aucun débat entre le bien et le mal. À qui dirait : « Phèdre ne se débat pas entre le bien et le mal; elle se débat, c'est tout », il serait facile de répondre que, lorsque Phèdre se débat contre Œnone qui veut lui arracher un secret qu'elle voudrait garder, elle a bien le sentiment de se débattre entre le bien, qui serait de se taire, et le mal, qui serait de parler, puisqu'elle dit à Œnone : Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m accable, Je n'en mourrai pas moins, j'en mourrai plus coupable [20]. Elle se débat encore bien davantage entre le bien et le mal à la scène 3 de l'Acte III, lorsque Œnone lui suggère d'accuser Hippolyte et lui arrache d'abord ce cri : Moi, que j'ose opprimer et noircir l'innocence [21] ? Il en est de même, à l'acte IV, lorsqu'elle va trouver Thésée pour lui demander d'épargner la vie d'Hippolyte. Certes, l'amour a sans doute une part dans sa démarche à côté du remords. Certes, il n'est pas certain qu'elle soit vraiment venue, ainsi que l'affirme Racine dans la Préface, « dans le dessein de justifier l'innocence et de déclarer la vérité » [22]. Comme l'a fait remarquer Jean Pommier, le lecteur doit « en croire, non Racine, mais sa Phèdre » [23], qui dit à la scène suivante : Je volais tout entière au secours de son fils; Et m'arrachant des bras d'Œnone épouvantée, Je cédais au remords dont j'étais tourmentée. Qui sait même où m'allait porter ce repentir ? Peut-être à m'accuser j'aurais pu consentir; Peut-être, si la voix ne m'eût été coupée, L'affreuse vérité me serait échappée [24}. « Peut-être » dit Phèdre, qui est loin d'être aussi affirmative que Racine. II n'est donc pas sûr du tout que le remords l'aurait poussée à tout dire. II est sûr, en revanche, qu'elle est travaillée par le remords. Mais c'est certainement à la scène suivante, la scène 6 de l'acte IV, que Phèdre se débat le plus violemment entre le bien et le mal, la jalousie la poussant d'abord à envisager d'intervenir auprès de Thésée pour « perdre Aricie » [25] et l'horreur même de ce projet réveillant ensuite brusquement ses remords, qui, atteignant leur paroxysme, l'amènent à se condamner elle-même sans appel et à chasser l'agent du mal, Œnone. L'exemple de Phèdre, même évoqué sommairement comme ici, suffirait donc à le prouver : on ne peut affirmer, comme le fait Roland Barthes, que « l'homme racinien ne se débat pas entre le bien et le mal ». Et il serait facile de montrer que bien d'autres personnages de Racine n'ignorent pas le débat moral, même s'il est, chez eux, beaucoup moins violent que chez Phèdre. Mais nous n'insisterons pas davantage sur ce point. Car l'homme racinien se débat d'abord et surtout, non pas parce qu'il est déchiré entre le bien et le mal, mais parce qu'il est pris au piège que lui a tendu le dramaturge, mais, tout simplement, parce qu'il se trouve dans une situation tragique. Pour reprendre l'exemple de Phèdre, le débat entre le bien et le mal dans l'âme de l'héroïne, si violent qu'il puisse être parfois, n'est pas ce qui fait naître la tragédie. Car ce conflit moral, qui a commencé bien avant que ne commence la tragédie, au moment même ou Phèdre a rencontre Hippolyte, aurait pu s'achever sans que la tragédie éclate, si Phèdre n'avait été amenée à Trézène par Thésée, ou si elle s'était laissée mourir sans parler, comme elle y était résolue au début de la pièce. Bien plus, c'est en estompant, provisoirement, le conflit moral que Racine met en marche la machine infernale. Si Phèdre s'est tue, jusqu'au jour où commence la tragédie, c'est que la violence de son amour était égalée par la violence de l'horreur qu'il lui inspirait. Pour que Phèdre rompe le silence et que la tragédie commence, il suffit de détruire cet équilibre, et, pour cela, d'atténuer légèrement, chez Phèdre, la violence du sentiment de culpabilité, grâce à la longue absence de Thésée, laissant penser qu'il est mort. De plus, si Phèdre se laisse aller à avouer son amour à Œnone, bien qu'elle considère cet aveu comme une faute, c'est qu'elle a tout lieu de croire qu'il n'aura aucune conséquence : elle est décidée à se laisser mourir et elle sait qu'Œnone gardera farouchement son secret. Et, s'il en ira tout autrement, c'est par l'intervention du dramaturge qui, aussitôt l'aveu accompli, fait annoncer la fausse nouvelle de la mort de Thésée. Inversement, quand le débat moral, dans l'âme de Phèdre, revient au premier plan [26}, c'est que, pour elle, la tragédie s'achève : on ne la reverra sur la scène que pour tout avouer et pour mourir. II est donc vrai que le débat moral, s'il n'est pas absent, et il s'en faut, de la tragédie racinienne, comme le prétend Roland Barthes, n'est pourtant pas, pour le héros racinien, le débat essentiel lequel naît de la situation même dans laquelle l'a placé le dramaturge. Malheureusement Roland Barthes néglige celui-ci tout autant que le débat moral. Si, pour lui, l'homme racinien ne se débat pas entre le bien et le mal, il ne se débat pas non plus parce que le dramaturge l'a placé dans une situation telle qu'il ne puisse que se débattre, comme un animal pris au piège. La « division » de l'homme racinien n'est pas, pour Roland Barthes, le résultat naturel et logique de la situation dans laquelle ii se trouve : elle se situe, bien qu'elle ne soit pas d'ordre moral, à l'intérieur même du moi. Le critique nous dit, en effet, que « sous sa forme la plus explicite, la scission saisit d'abord le je qui se sent perpétuellement lutter avec lui-même » [27], et, évoquant les Principes de psychanalyse de Nunberg, il croit bon de nous rappeler que « la scission est le premier caractère d'un état névrosé », que « le moi de chaque névrosé est scindé » [28]. Ainsi, « la division est l'état normal du héros racinien » [29]; elle ne s'explique donc pas par les circonstances et la situation dans laquelle il se trouve. II porte en lui-même la cause du mal dont il souffre, et, s'il est malheureux, c'est d'abord parce qu'il est malade. Mais de quel mal, de quelle « névrose », est donc atteint le héros racinien ? La fin du chapitre « La division » ne nous apporte pas vraiment la réponse; elle la prépare seulement en des termes assez obscurs : « Comme on le verra à l'instant, la division, quelle qu'en soit la souffrance, permet au héros de résoudre tant bien que mal son problème essentiel, la fidélité : divis, l'être racinien est en quelque sorte déporté loin de son passé personnel vers un passé extérieur qu'il n'a pas fait. Son mal, c'est d'être infidèle à lui-même et trop fidèle à l'autre. On pourrait dire qu'il fixe sur lui-même la scission qu'il n'a pas le courage d'imposer à son partenaire : soudée à son bourreau, la victime se détache en partie d'elle-même. C'est pourquoi la division lui permet aussi de vivre : elle est le prix payé pour se maintenir : le schisme est ici l'expression ambigu‘ du mal et du remède » [30]. De ces formules passablement énigmatiques retenons que la « division » n'est pas le véritable mal dont souffre le héros racinien : elle en est, en fait, à la fois le symptôme et le remède qui, sans le guérir vraiment, le rend supportable. Le véritable mal du héros racinien serait donc de ne pas pouvoir se détacher de « l'autre » et ainsi devenir vraiment lui-même; tout au plus, grâce à la « division », peut-il parvenir à une sorte de compromis. Reste à savoir quel est cet « autre » mystérieux, ce « partenaire », ce « bourreau » auquel il est soudé et dont il ne peut se détacher en partie qu'en se déchirant lui-même. Mais le début du chapitre suivant, intitule « Le père », va nous l'apprendre : « Qui est cet autre dont le héros ne peut se séparer ? D'abord - c'est-à-dire de la façon la plus explicite - c'est le père » [31]. En fait, cette apparition du « père » n'est pas vraiment une surprise pour le lecteur du Sur Racine. En effet, pour l'essentiel, Roland Barthes ne fait que reprendre, dans le chapitre « Le père », une théorie qu'il avait déjà présentée, et qu'il semblait avoir ensuite oubliée, dans le troisième chapitre intitulé « La horde ». II commençait par rappeler une hypothèse, pour le moins aventureuse, formulée par Darwin, reprise par Atkinson et sur laquelle Freud a cru pouvoir s'appuyer notamment dans Totem et tabou [32] et dans Moïse et le monothéisme [33]. Selon ces auteurs, « aux temps les plus reculés de notre histoire, les hommes vivaient en hordes sauvages; chaque horde était asservie au mâle le plus vigoureux, qui possédait indistinctement femmes, enfants et biens. Les fils étaient dépossédés de tout, la force du père les empêchait d'obtenir les femmes, sœurs ou mères, qu'ils convoitaient. Si par malheur ils provoquaient la jalousie du père, ils étaient impitoyablement tués, châtrés ou chassés. Aussi, disent ces auteurs, les fils finirent-ils par s'associer pour tuer le père et prendre sa place. Le père tué, la discorde éclata entre les fils; ils se disputèrent âprement son héritage, et ce n'est qu'après un longtemps de luttes fratricides qu'ils en vinrent à fonder entre eux une alliance raisonnable : chacun renonçait à convoiter la mère ou les sœurs : le tabou de l'inceste était institué » [34]. Cette hypothèse, Roland Barthes semble admettre lui-même, et pour une fois nous serons tout à fait de son avis, qu'elle n'est probablement pas fondée. Mais, à défaut de raconter l'histoire des premières sociétés humaines, ce scénario lui paraît décrire d'une manière très exacte, et là nous ne partageons plus du tout son avis, les personnages et les actions de la tragédie racinienne. « Cette histoire, écrit-il, même si elle n'est qu'un roman, c'est tout le théâtre de Racine. Que l'on fasse des onze tragédies une tragédie essentielle; que l'on dispose dans une sorte de constellation exemplaire cette tribu d'une cinquantaine de personnages tragiques qui habite la tragédie racinienne, et l'on y retrouvera les figures et les actions de la horde primitive : le père, propriétaire inconditionnel de la vie des fils (Amurat, Mithridate, Agamemnon, Thésée, Mardochée, Joad, Agrippine même) ; les femmes, à la fois mères, sœurs et amantes, toujours convoitées, rarement obtenues (Andromaque, Junie, Atalide, Monime); les frères, toujours ennemis parce qu'ils se disputent l'héritage d'un père qui n'est pas tout à fait mort et revient les punir (Etéocle et Polynice, Néron et Britannicus, Pharnace et Xipharès) ; le fils enfin, déchiré jusqu'à la mort entre la terreur du père et la nécessité de le détruire (Pyrrhus, Néron, Titus, Pharnace, Athalie). L'inceste, la rivalité des frères, le meurtre du père, la subversion des fils, voilà les actions fondamentales du théâtre racinien » [35]. Comme à son habitude, Roland Barthes se montre tout à fait catégorique : l'histoire de la « horde primitive, et elle seule, peut rendre vraiment compte de la tragédie racinienne. II ne craint pas, en effet, d'affirmer, quelques lignes plus loin, que « le théâtre racinien ne trouve sa cohérence qu'au niveau de cette fable ancienne » [36]. Même si Roland Barthes n'avait pas évoqué, dans son Avant-propos, Charles Mauron et son « excellente psychanalyse de Racine » [37], on n'aurait pas de peine à deviner ici qu'il s'en est inspire. Comme Mauron, il « superpose » les diverses tragédies de Racine pour constituer « une tragédie essentielle ». Comme lui, il répartit l'ensemble des personnages en un petit nombre de « figures » élémentaires. Comme chez lui, cette répartition s'opère d'une manière souvent très arbitraire et il n'hésite pas, lui non plus, à fabriquer artificiellement les « figures » dont il a besoin. Cela dit, si la méthode rappelle celle de l'inventeur de la « psychocritique », dans le détail, les analyses de Roland Barthes n'en aboutissent pas moins à des résultats le plus souvent bien différents de ceux auxquels était arrivé Mauron. Raymond Picard s'en est étonné à juste titre : « l'interprétation du rôle du père dans les tragédies de Racine s'écarte étrangement de celle de M. Mauron, dont le critique loue cependant "l'excellente psychanalyse de Racine" (p. 9) et auquel, il le dit à deux reprises, il doit beaucoup (ibid. et p. 84) » [38]. En bonne logique, en effet, on ne peut, sans se condamner soi-même, juger « excellent » un travail dont les conclusions sont très éloignées de celles auxquelles on est soi-même parvenu. Toujours est-il que, pour Mauron [39], comme d'ailleurs pour le lecteur « naïf », le père n'apparaît dans la tragédie racinienne qu'avec Mithridate : « dans les quatre grandes pièces qui précédent Mithridate, -Andromaque, Britannicus, Bérénice, Bajazet - il n'existe pas d'image paternelle; le père est mort ou absent » [40]. Pour Roland Barthes, au contraire, « il n'y a pas de tragédies où il ne soit réellement ou virtuellement présent » [41]. Et, pour une fois (on lui saura gré de cet effort), il va passer en revue toutes les tragédies de Racine et énumérer pour nous tous « les pères du théâtre racinien ». Les voici : « La Thébaïde : Îdipe (le Sang) - Alexandre : Alexandre (Père-dieu) - Andromaque : Les Grecs, la loi (Hermione, Ménélas). - Britannicus : Agrippine - Bérénice : Rome (Vespasien). - Bajazet: Amurat, frère aîné (délégué à Roxane). Ð Mithridate : Mithridate. - Iphigénie : Les Grecs, les dieux (Agamemnon). - Phèdre : Thésée. - Esther : Mardochée - Athalie : Joad (Dieu) » [42]. Certains de ces pères, pour ne pas dire la plupart, ne laissent pas de surprendre. Mais c'est que Roland Barthes donne au mot « père » un sens extrêmement large. En effet, « ce n'est pas forcément ni le sang ni le sexe qui le constitue, ni même le pouvoir; son être, c'est son antériorité : ce qui vient après lui est issu de lui, engagé inéluctablement dans une problématique de la fidélité. Le Père, c'est le passé » [43]. Le mal dont souffre le héros racinien, mal qui restait assez mystérieux dans le chapitre « La division », s'éclaire maintenant, du moins provisoirement. II a un nom : le Père. « Le héros, écrit Roland Barthes quelques pages plus loin, éprouve à l'égard du Père l'horreur même d'un engluement : il est retenu dans sa propre antériorité comme dans une masse possessive qui l'étouffe » [44]. Néanmoins, si le fils apparaît toujours « déchiré jusqu'à la mort entre la terreur du père et la nécessité de le détruire » [45], son attitude à l'égard du père est bien différente suivant les cas. Si le fils n'arrive jamais à rompre effectivement avec le père et à triompher de « la force inépuisable du Passé » [46], il peut néanmoins arriver à rompre moralement, c'est-à-dire accéder au moins à la volonté de rompre. Aussi, dans le chapitre intitulé « Le "dogmatisme" du héros racinien », Roland Barthes va-t-il établir un classement des héros raciniens, classement dont il définit le principe ainsi : « c'est […] essentiellement à sa force de rupture que l'on mesure le héros racinien » [47]. II va donc distinguer trois catégories de fils raciniens. La première est constituée par les « figures le plus régressives ». Ce sont « celles qui restent soudées au Père, enveloppées dans sa substance (Hermione, Xipharès, Iphigénie, Esther, Joad) : le Passé est un droit qu'elle représente [48] avec superbe, c'est-à-dire avec agressivité, même si cette agressivité est policée (chez Xipharès et Iphigénie) » [49]. Dans cette première catégorie, le fils reste tellement soumis au père qu'il parle en son nom. D'ailleurs Roland Barthes mêle ici des personnages qu'il semble ne considérer que comme des « figures » de fils (Xipharès, Iphigénie, Esther) et des personnages qu'il considère en même temps comme des « figures » de pères, puisqu'il les a cités dans sa liste de tous « les pères du théâtre racinien » (Hermione, Joad) et l'on peut, bien sûr, s'en étonner. « D'autres figures, poursuit Roland Barthes, tout en restant inconditionnellement soumises au père, vivent cette fidélité comme un ordre funèbre et la subissent dans une plainte détournée (Andromaque, Oreste, Antigone, Junie, Antiochus, Monime) » [50]. Voilà donc une deuxième catégorie de héros raciniens, constituée de personnages pour qui la soumission au Père, sans être vraiment remise en cause, est néanmoins ressentie comme une aliénation. « D'autres enfin - et ce sont les vrais héros raciniens - accèdent pleinement au problème de l'infidélité (Hémon, Taxile, Néron, Titus, Pharnace, Achille, Phèdre, Athalie, et, de tous le plus émancipé, Pyrrhus) : ils savent qu'ils veulent rompre mais n'en trouvent pas le moyen; ils savent qu'ils ne peuvent passer de l'enfance à la maturité sans un nouvel accouchement, qui est en général le crime, parricide, matricide ou déicide ; ils sont définis par le refus d'hériter; c'est pourquoi l'on pourrait transposer à leur sujet un mot de Husserl et les appeler des héros dogmatiques; dans le vocabulaire racinien, ce sont les impatients. Leur effort de dégagement est combattu par la force inépuisable du Passé; cette force est une véritable Erinnye, qui vient arrêter la fondation d'une nouvelle Loi, où tout serait possible » [51]. Cette troisième catégorie, que Pyrrhus représente le mieux selon Roland Barthes, rassemble donc les héros qui réussissent à s'émanciper, dans la mesure où ils comprennent qu'il leur faut rompre avec le passé et prendre en mains leur propre destinée. Sans doute ne le peuvent-ils pas finalement, parce qu'ils sont des personnages de tragédies et que l'auteur les a condamnés à échouer, mais l'important est qu'il le veuillent. Telles sont don« en gros, les affirmations de Roland Barthes sur les relations du père et du fils dans la tragédie racinienne. Avant de les examiner dans leur ensemble et de les confronter aux textes, nous voudrions faire une remarque à propos de cette hiérarchie des héros raciniens à laquelle le critique aboutit finalement. Elle nous paraît, en effet, contredire dans une large mesure tous ses propos antérieurs sur la « division » du héros racinien et sur son mal profond, la « fidélité ». Ce mal, Roland Barthes le résume, au début du chapitre « Le "dogmatisme du héros racinien », en une formule que nous avons citée : « Le héros éprouve à l'égard du père l'horreur même d'un engluement » [52]. Cette affirmation a, semble-t-il, une portée tout à fait générale : elle est censée s'appliquer à tous les héros raciniens sans exception. Or, le classement que Roland Barthes établit quelques lignes plus loin, aboutit, en bonne logique, à prouver le contraire. À cette « horreur de l'engluement » nous paraissent devoir échapper, en effet, les héros de deux des trois catégories que distingue le critique, ceux de la première et ceux de la troisième, ceux-Ià y échappant par le bas, et ceux-ci, par le haut. Pour « les figures les plus régressives », qui sont « soudées au Père, enveloppées dans sa substance », « l'engluement » est si total qu'il ne saurait être ressenti comme tel et encore moins comme une « horreur ». Pour celles, au contraire, qui sont le plus émancipées, il ne saurait y avoir, non plus, d' « horreur de l'engluement », parce que, à l'inverse, il n'y a plus d' « engluement » [53]. Ainsi, ni Pyrrhus, ni Hermione, si Roland Barthes avait raison de les opposer l'un à l'autre comme la figure la plus émancipée et la figure la plus régressive, ne sauraient éprouver « à l'égard du père l'horreur même d'un engluement ». Et d'ailleurs, bien que Roland Barthes ait tout à fait tort de les opposer comme il le fait, ils ne l'éprouvent ni l'un ni l'autre. C'est que, sans parler des contradictions internes qu'on peut y déceler, la théorie du critique est totalement arbitraire. Non, on ne saurait définir la tragédie racinienne comme la tragédie du père et du Fils. Non, on ne saurait, comme le fait l'auteur du Sur Racine, résumer « l'alternative catastrophique du théâtre racinien » en ces termes : « ou le fils tue le père, ou le père détruit le fils » [54]. Tout d'abord, si le conflit du père et du fils était vraiment le conflit fondamental de la tragédie racinienne, il est probable que les pères et les fils y seraient nettement plus nombreux qu'ils ne le sont, et Roland Barthes n'aurait pas été obligé de considérer comme des « figures » de pères ou de fils tant de personnages que le texte ne nous donne pas pour tels. Car des pères authentiquement « raciniens », c'est-à-dire des pères que Racine lui-même, et non Roland Barthes, nous présente comme tels, il y en a seulement cinq : Créon, Agamemnon, Mithridate, Thésée et Joad. II y a donc plus de tragédies (six) où il n'y a pas de père, que de tragédies où il y en a (cinq). De plus,si Agamemnon est bien père, il l'est d'une fille, Iphigénie, et non d'un fils. II n'y a donc que quatre tragédies où l'on trouve à la fois le personnage du père et celui du fils : La Thébaïde avec Créon et Hémon; Mithridate avec Mithridate, d'une part, Xipharès et Pharnace, de l'autre Phèdre avec Thésée et Hippolyte; enfin Athalie avec Joad et Zacharie. Mais, dans cette dernière tragédie, s'il y a bien un père et un fils, il n'y a pas entre eux l'ombre d'un conflit. D'ailleurs, Zacharie est un personnage évidemment secondaire, qui ne participe pas directement à l'action : son rôle est essentiellement d'informer les spectateurs [55]. II ne reste ainsi que trois tragédies où il y a effectivement un conflit entre le père et le fils : La Thébaïde, Mithridate et Phèdre. Mais, si, dans La Thébaïde, il y a bien un conflit entre le père et le fils, Créon et Hémon, non seulement ce conflit n'est pas le conflit principal de la pièce, celui-ci étant évidemment le conflit d'Etéocle et de Polynice, mais il ne semble pas avoir vraiment intéressé Racine. Tout d'abord, si ce conflit l'avait intéressé, il n'aurait pas assurément pas manqué de nous montrer le père et le fils en face l'un de l'autre, alors que nous ne les voyons jamais ensemble. Quant aux propos qu'il leur a prêtés à l'un et à l'autre, ils ne sauraient suffire à nous convaincre que La Thébaïde raconte bien « la lutte inexpiable du père et du fils » [56] que racontent, selon Roland Barthes, toutes les tragédies de Racine. Sans doute Créon dit-il à Antigone, en parlant d'Hémon :… je souhaiterais, dans ma juste colère, Que chacun le haït comme la hait son père [57]. Sans doute dit-il à Attale, après la mort d'Hémon : En me privant d'un fils, le ciel m'ôte un rival [58]. Mais il dit aussi au même Attale, après la mort de Ménécée : Mais il me reste un fils; et je sens que je l'aime, Tout rebelle qu'il est, et tout mon rival même. Sans le perdre, je veux perdre mes ennemis : II m'en coûterait trop s'il m'en coûtait deux fils [59]. D'ailleurs, si les analyses de Roland Barthes étaient fondées, c'est surtout les propos d'Hémon qui devraient refléter le conflit du père et du fils. Or, on ne trouve, dans toute la pièce, que deux vers où il évoque ce conflit. Rappelant à Antigone que c'est sur son ordre qu'il est parti rejoindre Polynice, il dit, en effet : Je quittais mon pays, j'abandonnai mon père; Sur moi par ce départ j'attirai son courroux [60]. On le voit, il semble croire que son père n'est en colère contre lui que parce qu'il a pris le parti de Polynice. II semble ignorer complètement que son père est son rival. Rien n'indique, en tout cas, qu'il le sache. On a donc tout lieu de penser qu'Antigone, par délicatesse, s'est soigneusement abstenue de l'en informer. Mais comment ne pas se dire que, si Racine avait voulu peindre « la lutte inexpiable du père et du fils », si vraiment la fable de la « horde » primitive constituait la trame profonde de son théâtre, il aurait fait en sorte que le fils sût que son père était son rival ? Concluons donc que le couple de Créon et d'Hémon ne peut guère illustrer les propos du critique. Et, d'ailleurs, lorsque Roland Barthes établit, pièce par pièce, la liste de tous Ies pères raciniens, ce n'est pas Créon qu'il cite, pour La Thébaïde, mais « Îdipe (le Sang) » [61]. Ainsi il ne reste finalement que deux tragédies où il y a effectivement un père et un fils, où il y a effectivement un conflit entre le père et le fils et où ce conflit a effectivement une grande importance dans l'économie de la pièce : Mithridate et Phèdre. C'est bien peu. De plus, il s'en faut que ces deux pièces elles-mêmes justifient vraiment les affirmations de Roland Barthes. Et d'abord, en ce qui concerne Phèdre, quelle que soit l'importance du drame qui se joue entre Thésée et Hippolyte, il ne saurait résumer la pièce : si l'on y trouve bien une tragédie du père et du fils, Phèdre n'est certes pas la tragédie du père et du fils. De plus, il semble assez difficile de retrouver dans l'attitude d'Hippolyte à l'égard de Thésée celle que Roland Barthes prête au fils à l'égard du père : rien ne paraît indiquer, notamment, qu'Hippolyte éprouve à l'égard de Thésée « l'horreur même d'un engluement ». D'ailleurs Roland Barthes a sans doute été embarrassé par le cas d'Hippolyte, puisqu'on ne le trouve dans aucune des trois catégories de fils qu'il a distinguées. Dans Mithridate, en revanche, le conflit du père et des fils, même s'il n'est pas toute la pièce, en est assurément le centre. Mais l'analyse de Roland Barthes, si elle peut paraître moins arbitraire que pour d'autres pièces, ne laisse pourtant pas d'être discutable. II voit essentiellement, dans l'opposition de Xipharès et de Pharnace, une différence d'attitudes à l'égard du père : Xipharès ferait partie, comme Hermione, des « figures » de fils « les plus régressives », tandis que Pharnace, comme Pyrrhus, représenterait une figure de fils libéré et émancipé. C'est oublier que leur choix est aussi un choix politique : Xipharès ne se prononce pas seulement pour Mithridate, il se prononce aussi contre les Romains; Pharnace ne se prononce pas seulement contre Mithridate, il se prononce aussi pour les Romains. Bien sûr, on pourrait prétendre que le premier choix a déterminé le second, que Xipharès est contre les Romains parce qu'il est pour Mithridate, tandis que Pharnace serait pour les Romains parce qu'il est contre Mithridate. Encore faudrait-il que le texte lui-même nous suggérât cette interprétation, ou, à tout le moins qu'il la permît. Mais ce n'est pas du tout le cas, du moins pour Xipharès [62]. Sans doute vénère-t-il Mithridate parce qu'il est son père, mais il le vénère aussi et surtout parce qu'il est, ainsi qu'il le dit à Arbate au début de la pièce : ce roi, qui seul a, durant quarante ans, Lassé tout ce que Rome eut de chefs importants, Et qui dans l'Orient balançant la fortune, Vengeait de tous le rois la querelle commune [63]. C'est donc tout à fait abusivement que Roland Barthes ne veut voir dans la « fidélité » de Xipharès envers Mithridate qu'une « fixation » au « Père », qu'une attitude « archaïque » et « régressive ». II va même jusqu'à y voir une forme de masochisme, puisqu'il ne craint pas d'affirmer que Xipharès « aime en son Père un juge » [64]. Mais la façon dont il justifie cette affirmation prouve seulement, une fois de plus, qu'il ne se sent aucunement gêné pour faire dire au texte ce qu'il ne dit point du tout. II n'a pas peur, en effet, de nous renvoyer en note 65, non pas à un propos de Xipharès, mais à un vers de Mithridate : Mais vous avez pour juge un père qui vous aime [66]. Qui plus est, Mithridate ne s'adresse pas ici au seul Xipharès, mais à ses deux fils à la fois, à Pharnace comme à Xipharès. On a beau être bien habitué à la façon dont Roland Barthes utilise les textes, il est difficile de ne pas être surpris, à chaque fois, devant tant de malhonnêteté ou de légèreté. Allons plus loin, même si l'on acceptait de prendre le mot « père » dans un sens aussi large que le prend Roland Barthes, même si l'on admettait que « le père, c'est le Passé », on n'aurait toujours pas le droit, croyons-nous, d'expliquer les choix politiques opposés de Xipharès et de Pharnace par la fidélité au père, d'un côté, et l'infidélité au père, de l'autre. Pour Roland Barthes, « Xipharès est l'homme du Passé » [67], et Pharnace serait donc l'homme de l'avenir. Mais c'est lui qui le dit, ce n'est pas le texte. Rien n'indique que les choix politiques de Xipharès et de Pharnace soient dictés par une attitude « passéiste » du premier et l'esprit d'ouverture du second. plutôt que de dire que l'un regarde vers le passé et l'autre vers l'avenir, il serait beaucoup plus juste de dire qu'ils ne voient pas du tout l'avenir de la même façon. Pharnace fait confiance aux Romains. II croit qu'on peut s'allier et s'entendre avec eux. Xipharès est persuadé du contraire. Et le texte nous indique clairement que c'est Xipharès qui voit juste. II suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler ce que Mithridate dit en mourant : tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse. Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice [68]. Ce serait, bien sûr, une grossière erreur de ne voir dans ces vers que l'illusion ou le souhait pieux d'un mourant. Pour qui connaît un peu la tragédie classique, les dernières paroles de Mithridate ont évidemment la même valeur et la même fonction à la fin de la pièce que les dernières paroles d'Athalie [69], que les prédictions qu'Agrippine fait à Néron après la mort de Britannicus [70], ou que, chez Corneille, la prophétie de Livie à la fin de Cinna [71]. II s'agit pour le dramaturge quand le dénouement ne répond pas à toutes les questions que peut se poser le spectateur et ne règle pas définitivement le sort de tous les personnages, d'ouvrir la pièce sur l'avenir et d'annoncer au spectateur ce qui attend encore tel ou tel personnage. II n'est, d'ailleurs que de se reporter à la Préface de Mithridate pour achever de se persuader que Racine a bien voulu, par la bouche de Mithridate mourant, nous apprendre le sort que l'avenir réservait à Pharnace [72]. Au total, l'interprétation de Roland Barthes tend à nous donner des deux personnages de Xipharès et de Pharnace une vision qui n'est assurément pas celle que le texte nous donne. En faisant de Xipharès un personnage complexé, rétrograde, prisonnier de son éducation, et de Pharnace un personnage, au contraire, ouvert et bien dans sa peau [73], Roland Barthes tend évidemment à rendre le second beaucoup plus sympathique que le premier. Or il suffit d'avoir lu une seule fois la pièce pour être convaincu que Racine a tout fait pour que nous soyons persuadés du contraire. II serait trop long de citer tous les passages de la pièce qui le prouvent. Notons seulement que les autres personnages de la pièce préfèrent tous, et de beaucoup apparemment, Xipharès à Pharnace. C'est, bien sûr, le cas de Monime, qui, non seulement aime Xipharès, mais éprouve de plus pour son frère une antipathie singulièrement violente, si l'on en juge par ce qu'elle dit à Xipharès, lorsqu'elle vient lui demander de la délivrer des poursuites de Pharnace : Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née? Au joug d'un autre hymen sans amour destinée, À peine je suis libre et goûte quelque paix, Qu'il faut que je me livre à tout ce que je hais [74]. C'est aussi le cas de Mithridate qui dit à Arbate : À travers ma colère Je veux bien distinguer Xipharès de son frère. Je sais que de tout temps à mes ordres soumis, II hait autant que moi nos communs ennemis; Et j'ai vu sa valeur, à me plaire attachée, Justifier pour lui ma tendresse cachée [75]. C'est enfin le cas d'Arbate, qui, invité par Xipharès à choisir entre Pharnace et lui, lui répond aussitôt : Mon choix est déjà fait, je ferai mon devoir. Avec le même zèle, avec la même audace Que je servais le père et gardais cette place Et contre votre frère, et même contre vous, Après la mort du Roi, je vous sers contre tous [76]. Et Racine a manifestement pensé que tous les spectateurs feraient le même choix. Et, s'il leur à fait savoir, par la bouche de Mithridate, la fin qui attendait Pharnace, ce n'est pas seulement pour satisfaire leur curiosité, mais aussi pour qu'ils s'en aillent plus satisfaits, en étant assurés que Pharnace serait un jour puni. Certes Roland Barthes renouvelle l'interprétation de la pièce. Peu s'en faut, en effet, qu'il ne fasse du traître Pharnace un être franc et droit, et du loyal Xipharès un hypocrite et un fourbe ! N'écrit-il pas que Pharnace « est le seul héros racinien, après Pyrrhus, qui puisse affirmer sa liberté sans lui donner une couleur, c'est-à-dire l'alibi d'un langage, contrairement à Xipharès dont la parole inonde et recouvre » [77] ? Ajoutons enfin, pour en finir avec Mithridate, que les personnages de Xipharès et de Pharnace sont tous les deux propres à faire ressortir la contradiction que nous avons signalée tout à l'heure dans la thèse de Roland Barthes. Même si le critique expliquait et appréciait d'une manière exacte la « fidélité » de Xipharès et « l'infidélité » de Pharnace, il n'en resterait pas moins vrai qu'ils échappent l'un et l'autre à cette « horreur même de l'engluement » que le héros racinien est censé éprouver toujours « à l'égard du père ». Quand bien même Pharnace aurait éprouvé autrefois quelque chose de ce sentiment - mais rien, dans le texte, ne l'indique -, il l'a maintenant surmonté, puisque Roland Barthes nous dit lui-même que « sa sécession loin du père est accomplie » et qu' « il en use avec aisance » [78]. Qui alors nous expliquera jamais comment une telle déclaration peut se concilier avec l'affirmation que, chez Racine, le fils est « déchiré jusqu'à la mort entre la terreur du père et la nécessité de le détruire », affirmation à l'appui de laquelle Roland Barthes invoquait, entre autres exemples, celui de Pharnace [79] ? L'homme racinien de Roland Barthes aurait-il l'étrange privilège de pouvoir être « déchiré avec aisance », et ce « jusqu'à la mort » ? Quant à Xipharès, si, chez lui, « la divinisation du Père entraîne évidemment une sujétion absolue à la Loi » [80], on ne voit pas comment il pourrait ressentir « l'horreur » d'un « engluement » trop profond pour qu'il puisse, si peu que ce soit, en être conscient. Tel n'est pas, bien sûr, le cas du Xipharès de Racine : chez lui, il n'y a pas d' « horreur de l'engluement », parce qu'il n'y a pas d' « engluement ». Concluons donc que les exemples, bien peu nombreux, de relations entre pères et fils que nous offre la tragédie racinienne, ne sauraient justifier, fût-ce très partiellement, les propos de Roland Barthes. Aussi bien a-t-il été obligé, nous l'avons vu, de fabriquer la plupart de ses « figures » de père et de fils. Ce sont elles qu'il nous faut examiner maintenant. Constatons tout d'abord que certaines de ces figures de pères ou de fils sont si peu convaincantes que leur créateur lui-même ne parvient pas à les considérer vraiment comme tels. Ainsi, quand on se reporte à la liste des « pères raciniens » que nous avons citée, on apprend que, dans Alexandre, le père n'est autre qu'Alexandre lui-même, et on découvre un peu plus loin, dans le chapitre « Le "dogmatisme" du héros racinien », que Taxile fait partie des figures de fils qui « accèdent pleinement au problème de l'infidélité ». Mais, comme l'a fait remarquer Raymond Picard, « le critique prend si peu au sérieux ses propres hypothèses qu'il semble avoir oublié sa théorie du père dans l'étude qu'il consacre à la tragédie d'Alexandre (pp. 73 à 78) : il n'y est question ni du Père, ni d'un fils - qui apparemment aurait été difficile à trouver [81] - et le fils n'y tue pas plus le père que le Père n'y tue le fils » [82]. Certes Roland Barthes aurait été dans le plus grand embarras du monde, s'il s'était cru obligé de se souvenir, en étudiant la tragédie, qu'il avait fait d'Alexandre une figure de père. II aurait fallu alors lui trouver, parmi les autres personnages de la pièce, sinon des, du moins un fils. Mais comment les autres personnages pourraient-ils regarder comme un père quelqu'un qui n'est pas plus âgé qu'eux, qui peut-être l'est moins, et dont la jeunesse semble être, au contraire, la première chose qui les frappe, lorsqu'ils le voient ? Taxile ne semble pas avoir eu l'impression de se trouver ni devant son père, ni devant un père, si l'on en juge par ce qu'il dit à Cléophile de son entrevue avec Alexandre : Oui, ma sœur, j'ai vu votre Alexandre. D'abord ce jeune éclat qu'on remarque en ses traits M'a semblé démentir le nombre de ses faits. Mon cœur, plein de ce nom, n'osait, je le confesse, Accorder tant de gloire avec tant de jeunesse [83]. Ajoutons que, pour Taxile, Alexandre peut d'autant moins représenter le père qu'il est, en fait, sur le point d'être son beau-frère. Mais surtout, puisque le père, s'il faut en croire Roland Barthes, c'est le passé, la patrie, la Iégalité, l'ordre ancien, comment le grec Alexandre pourrait-il être tout cela pour ces rois et cette reine de Indes que sont Porus, Taxile et Axiane ? Comment pourrait-il être pour eux le passé, alors qu'il ne l'ont encore jamais vu, lorsque la pièce commence? Comment pourrait-il être la patrie, alors qu'il est un étranger et un envahisseur ? Comment pourrait-il être la légalité, alors qu'il vient apparemment l'abolir ? Comment pourrait-il être l'ordre ancien, alors qu'il vient apparemment le renverser pour établir le sien ? D'ailleurs Roland Barthes lui-même, qui ne confère le statut de fils qu'au seul personnage de Taxile, le range parmi les fils de la troisième catégorie, celle des fils qui « veulent rompre » avec le père. Alexandre ne saurait donc être le père de Taxile, puisqu'il est, au contraire, celui à cause de qui Taxile veut rompre avec le père. On le voit, si Roland Barthes ne nous a pas dit de quel fils Alexandre était le père, c'est que, sans parler, bien sûr, du texte de Racine, la façon dont il a défini lui-même les prétendus rapport du père et du fils chez Racine, ne iui permettait pas de donner un fils à Alexandre. Mais, dans ces conditions, on se demande bien pourquoi il a néanmoins tenu à présenter Alexandre comme une figure de père. Le seul exemple d'Alexandre suffirait donc à ruiner l'affirmation de Roland Barthes selon laquelle, chez Racine, « il n'y a pas de tragédie où le père ne soit réellement ou virtuellement présent ». Non seulement il y a beaucoup de tragédies où le père n'est pas « réellement » présent, mais il y en a au moins une déjà où il n'est même pas « virtuellement » présent. Sans doute, parmi les autres figures de pères que nous propose Roland Barthes, y en a-t-il qui sont moins totalement inacceptables que ne l'est Alexandre. Encore faudrait-il que ces « pères raciniens » aient aussi des « fils raciniens », , c'est-à-dire des fils qui nourrissent bien à l'égard du père les sentiments que le critique leur prête. Or, certains des « pères raciniens » qui pourraient sembler les plus acceptables, ou plutôt les moins inacceptables, n'ont malheureusement pas les fils qu'ils devraient avoir. Ainsi, pour Bajazet, Roland Barthes nous propose, comme figure de père, Amurat. Or, si l'on veut bien accepter sa définition très élargie du père racinien, on peut, en effet, considérer Amurat comme un père. Outre qu'il représente, par rapport à Bajazet, le pouvoir, il est aussi « le Passé », puisqu'il est son frère aîné, et bien sûr, « le Sang », qui, selon Roland Barthes, est, chez Racine, « un substitut étendu du père » [84]. Malheureusement Bajazet lui-même semble ignorer totalement qu'Amurat est pour lui une figure de père. Si le fils est, en effet, celui qui est « déchiré jusqu'à la mort entre la terreur du père et la nécessité de le détruire », les sentiments que Bajazet nourrit à l'égard d'Amurat, ne semblent point du tout être ceux d'un fils. Certes il est tout à fait convaincu de la nécessité de détruire Amurat. Comment ne le serait-il pas? II sait que, trois mois plus tôt, Amurat a envoyé à Roxane l'ordre de le faire mourir, et, depuis longtemps déjà, il n'attendait rien d'autre de son frère. Parlant de la mort, il dit à Acomat : Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée [85]. Mais on chercherait vainement dans les propos de Bajazet la moindre trace d'un quelconque sentiment fraternel ou seulement familial à l'égard d'Amurat, fût-ce dans la haine. Et peut-on même parler de haine ? Non seulement Bajazet ne paraît guère avoir le sentiment qu'Amurat est du même « sang » que lui, mais il semble même qu'il n'y ait rien d'affectif dans leurs relations. Tout indique, au contraire, que Bajazet voit les choses d'une manière purement objective : Amurat est pour lui un tyran qu'il lui faut tuer pour ne pas être tué par lui. Rien n'indique que « la nécessité de le détruire » lui pose le moindre problème qu'il soit moral ou psychologique. On ne saurait donc dire que Bajazet apparaisse le moins du monde « déchiré » par rapport à Amurat. Si Bajazet est effectivement « déchiré » - et il ne serait pas un personnage tragique, s'il ne l'était pas -, ce n'est pas à l'égard d'Amurat. S'il n'aimait pas Atalide, il ne serait pas déchiré, et pourtant sa situation par rapport à Amurat serait toujours la même. D'ailleurs Roland Barthes lui-même ne semble guère avoir trouve en Bajazet une figure de fils susceptible de le satisfaire. En tout cas, il ne l'a pas cité comme exemple de fils dans le chapitre « La horde », pas plus qu'il ne l'a rangé dans une des trois catégories de fils que nous propose le chapitre sur « Le "dogmatisme" du héros racinien ». De plus, comme pour Alexandre, lorsque Roland Barthes analyse Bajazet dans la seconde partie de « L'Homme racinien » [86], il semble avoir complètement oublié sa théorie du père. S'il avait été fidèle à sa théorie, il aurait du nous montrer, en effet, que Bajazet était essentiellement la tragédie du père et du fils, d'Amurat et de Bajazet. Or il n'a même pas commencé à essayer de le faire. Dans son Avant-propos, nous l'avons vu, Roland Barthes nous dit que la première partie de « L'Homme racinien » est « d'ordre systématique (elle analyse des figures et des fonctions), et que l'autre est d'ordre syntagmatique (elle reprend en extension les éléments systématiques au niveau de chaque œuvre) » [87]. Or on constate assez souvent qu'en réalité la seconde partie ne « reprend » pas les théories que la première partie nous avait pourtant présentées comme des clés tout à fait indispensables à l'intelligence de la tragédie racinienne. C'est que, dans cette seconde partie où Roland Barthes étudie chaque tragédie une à une, il est bien obligé d'accorder au texte un peu plus d'attention que dans la première partie où il survole continuellement l'ensemble des tragédies de Racine. Et, s'il est une chose dont les théories du critique ne sauraient s'accommoder, même à très petite dose, c'est bien de l'attention aux textes. II lui est beaucoup plus facile d'échafauder une théorie générale sur les rapports du père et du fils, en jonglant avec l'ensemble des tragédies et en sautant sans cesse d'une tragédie à une autre, que d'appliquer ensuite cette théorie d'une manière précise à une tragédie particulière. Dans le premier cas, en effet, il peut évoquer séparément les figures de pères et de fils, ce qui lui permet de masquer des lacunes et des contradictions qui ne manqueraient pas de sauter aux yeux, s'il évoquait toujours, comme il serait pourtant logique de le faire, les pères en relations avec leurs fils et les fils en relations avec leurs pères. Nous l'avons déjà vu utiliser ce procédé pour nous présenter sa théorie de la « double équation »: au lieu de citer conjointement des exemples de relations de force et de relations d'amour, il prenait bien soin de les dissocier. De même ici, au lieu d'établir, comme il aurait dû le faire, s'il avait voulu que son travail fût un peu sérieux, une liste unique et exhaustive des couples de pères et de fils du théâtre racinien, il a préféré nous donner des listes séparées de pères et de fils. Cela lui permet, comme c'est le cas pour Alexandre, de pouvoir citer un père, sans être obligé de préciser, ce qui aurait peut-être étonné même les jobarthiens, que ce père n'était le père de personne et surtout pas le père du seul personnage de fils qu'il avait trouvé dans la pièce. Cela lui permet, comme c'est le cas pour Bajazet, de citer le père, tout en laissant soigneusement le fils dans l'ombre, parce que ce fils ignore trop visiblement qu'il est le fils de son père et n'a pas du tout pour celui-ci les sentiments qu'il devrait avoir. En revanche, lorsque Roland Barthes consacre une étude particulière à l'analyse d'une seule tragédie, il lui faut bien, s'il veut appliquer sa théorie, parler du père et de son ou de ses fils, du fils ou des fils et de son ou de leur père. II se voit donc contraint d'essayer de prendre vraiment au sérieux ses propres propos. Dans le cas d'Alexandre et de Bajazet, il a préféré - et on le comprend sans peine - les oublier complètement. Mais, si, dans des pièces comme Alexandre ou Bajazet, les figures de pères et de fils découvertes par Roland Barthes sont si peu convaincantes qu'il a dû lui-même les laisser de côté, lorsqu'il a étudié ces deux pièces, il en est d'autres, il est vrai, pour lesquelles sa théorie peut sembler, au départ, beaucoup moins arbitraire. II est indéniable, en effet, que, dans certaines tragédies, le passé a une importance primordiale, qu'il pèse de tout son poids sur les personnages et que c'est en lui, d'abord, qu'il faut chercher l'origine et l'explication du conflit tragique. Par conséquent, si l'on accepte de dire avec Roland Barthes que « Le Père, c'est le passé », on peut dire aussi que, dans ces tragédies, le « Père » a effectivement un rôle capital. C'est le cas, tout particulièrement, d'Andromaque, de Britannicus et de Bérénice. Nous allons donc étudier ces trois pièces à la lumière, si l'on peut dire, de la théorie du « Père », en commençant par la dernière, qui nous occupera le moins longtemps, pour finir par la première, qui nous retiendra le plus longuement. Le rôle du passé, dans Bérénice, est assurément considérable. Car ce qui crée la tragédie, ce qui fait naître la situation tragique, c'est évidemment le passé de Rome, c'est cette haine congénitale que les Romains ont pour les rois depuis la chute des Tarquins. Aussi ce passé et cette haine sont-ils rappelés avec une particulière insistance tout au long de la pièce. Paulin les rappelle longuement à Titus, lorsque celui-ci lui demande de lui faire connaître le sentiment des Romains sur son éventuel mariage : D'ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois, Rome à ce nom, si noble et si saint autrefois, Attacha pour jamais une haine puissante [88]. Titus se les rappelle a lui-même, lorsqu'il est tenté, par moments, de nourrir l'illusion que Rome pourrait peut-être finir par accepter Bérénice : Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux ! Quel air respires-tu ? n'es-tu pas dans ces lieux Où la haine des rois, avec le lait sucée, Par crainte ou par amour ne peut être effacée ? Rome jugea la reine en condamnant ses rois. N'as-tu pas en naissant entendu cette voix [89] ? Phénice le rappelle à Bérénice : L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine; Rome hait tous les rois et Bérénice est reine [90]. Antiochus le lui rappelle aussi, lorsqu'il lui fait part de la décision de Titus : Une reine est suspecte à l'empire romain [9]. Cette haine des rois, nous l'avons vu, explique d'ailleurs aussi la longue patience d'Antiochus et donc sa présence dans la pièce, puisque, comme il le dit lui-même à Bérénice, la même chose qui, chez elle, entretenait la crainte, entretenait, chez lui, l'espoir : Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs : Rome, Vespasien traversaient vos soupirs [92]. N'insistons pas davantage. II est vrai, il est évident que, si Titus est un personnage tragique, s'il est déchiré, c'est à cause de Rome et de tout ce passé. Mais, précisément, c'est tellement évident que le lecteur de Racine n'avait aucunement besoin d'avoir recours au Sur Racine pour s'en rendre compte. Sans doute, appliquée à Bérénice, la théorie barthésienne du père paraît-elle beaucoup moins extravagante que lorsqu'on essaie de l'appliquer à Alexandre. Cela ne suffit pas à la rendre éclairante. On ne voit guère, en effet, quel est l'intérêt d'appeler le passé « le père », puisque Roland Barthes ne fait pas, et n'entend pas faire - il l'a dit, nous l'avons vu, dans son Avant-propos - une étude psychanalytique de Racine. II n'est pas sûr, d'autre part, que sa description des rapports du fils et du père puisse s'appliquer d'une manière vraiment convaincante aux rapports de Titus et du passé. Peut-on vraiment dire, en effet, que Titus éprouve à l'égard de Vespasien, de Rome et de son passé, « l'horreur même d'un engluement » ? Ce terme d' « engluement » nous semble surtout propre à séduire les jobards pour qui tout ce qui évoque la « psychologie des profondeurs », est automatiquement profond. Certes, Titus est le prisonnier et la victime du passé. Mais n'en est-il que la victime et le prisonnier, et l'est-il seulement du passé ? Car ce passé qui hante Titus, ce n'est pas seulement la haine des rois, c'est aussi toute une tradition de dévouement à la patrie, de sacrifice de l'individu et de la vie privée à l'état et à l'intérêt public comme il le rappelle à Bérénice : Déjà plus d'une fois Rome a de mes pareils exercé la constance. Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance, Vous les verriez toujours à ses ordres soumis. L'un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis Chercher avec la mort la peine toute prête; D'un fils victorieux l'autre proscrit la tête; L'autre, avec des yeux secs et presque indifférents, Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants. Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire Ont parmi les Romains remporté la victoire [93]. Or cette tradition, à la différence de la haine ancestrale des Romains pour les rois, haine qui lui paraît irraisonnée, il est clair que Titus la reprend pleinement à son compte. II ne s'agit donc pas seulement pour lui d'une tradition, mais d'un impératif moral qui s'imposerait à lui, même s'il n'était pas appuyé par une longue tradition. Car finalement, ce qui empêche Titus d'épouser Bérénice, c'est moins le respect du passé et de la tradition que la crainte d'hypothéquer et de compromettre irrémédiablement l'avenir, soit que les Romains se révoltent contre ce mariage, soit qu'ils le laissent faire. II serait, en effet, condamné ou à devenir un tyran, ou à voir son autorité très affaiblie, comme il l'explique à Bérénice : S'ils parlent, si les cris succèdent au murmure, Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ? S'ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois, À quoi m'exposez-vous ? Par quelle complaisance Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ? Que n'oseront-ils point alors me demander ? Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder [94] ? Sans doute Titus pourrait-il abdiquer pour épouser Bérénice et partir avec elle. Mais sa « gloire » le lui interdit encore plus que de régner en l'épousant : Ma gloire inexorable à toute heure me suit; Sans cesse elle présente à mon âme étonnée L'empire incompatible avec votre hyménée, Me dit qu'après l'éclat et les pas que j'ai faits, Je dois vous épouser encor moins que jamais. Oui, Madame; et je dois moins encore vous dire Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'empire, De vous suivre et d'aller trop content de mes fers, Soupirer avec vous au bout de l'univers [95]. Mais, si nous ne croyons guère que la théorie du père chère à Roland Barthes puisse nous apporter quelque clarté nouvelle sur Bérénice, en revanche, la façon dont le critique lui-même applique sa théorie à la pièce, illustre admirablement la complète incohérence de sa pensée et de ses propos. D'ailleurs, nous en avons déjà eu un aperçu tout à l'heure lorsque Roland Barthes prétendait que, pour Titus, l'opinion publique était « à la fois terreur et alibi ». Mais l'incohérence des affirmations de Roland Barthes à propos de Bérénice est si constante, si totale, si extraordinaire, qu'il vaut la peine d'essayer d'en faire le tour. Au chapitre « Le père », le critique affirme donc en vertu de la définition qu'il vient d'en donner (« le Père, c'est le passé »), que, dans Bérénice, le père, c'est « Rome (Vespasien) » [96]. Et, au paragraphe suivant, voulant illustrer l'affirmation suivant laquelle « dans Racine, les infanticides sont aussi nombreux que les parricides » [97], il cite, en note, parmi d'autres exemples d'infanticides : « Vespasien (Rome) frustrant Titus » [98]. Plus loin, au début du chapitre sur « Le "dogmatisme" du héros racinien », évoquant « cette alliance terrible » qu'est « la fidélité » au Père, il écrit : « la fidélité racinienne est funèbre, malheureuse. C'est ce qu'éprouve Titus, par exemple : son père vivant, il était libre, son père mort, le voilà enchaîné » [99]. Rappelons aussi que, dans le chapitre « La horde », où apparaissait pour la première fois la théorie du Père, Roland Barthes citait Titus comme exemple de fils racinien « déchiré jusqu'à la mort entre la terreur du père et la nécessité de le détruire » [100]. Toutes ces affirmations nous présentent Titus comme la victime de sa fidélité au Père. Mais comment les concilier avec la grande découverte que Roland Barthes a faite en lisant Bérénice, à savoir que « Titus n'est lié à Bérénice que par l'habitude » [101], que « Bérénice n'est donc pas une tragédie du sacrifice, mais l'histoire d'une répudiation que Titus n'ose pas assumer », mais « la distance mince et pourtant laborieusement parcourue, qui sépare une intention de son alibi » [102] ? Comment Vespasien et Rome peuvent-ils frustrer Titus, en l'empêchant d'épouser Bérénice, puisqu'il n'a aucune envie de le faire ? Comment peut-il être « déchiré jusqu'à la mort », puisqu'il est seulement « déchiré [et le mot apparaît tout à fait impropre], non entre un devoir et un amour, mais entre un projet et un acte » [103], et que son problème est simplement de trouver un « alibi », lequel est d'ailleurs tout trouvé ? Cette contradiction, on ne s'en étonnera pas, n'avait pas échappé à Raymond Picard. évoquant le refus du critique de croire à l'amour de Titus, il écrivait : « Le lecteur sérieux aura de la peine à croire que, dans le même ouvrage, cinquante pages plus haut, Roland Barthes se réclame implicitement d'une interprétation entièrement différente. Ici (p. 97) Vespasien et Rome constituent pour Titus un alibi commode qui autorise son infidélité et lui permet de se délivrer élégamment d'une maîtresse encombrante. Mais à la page 49, où il s'agit de démontrer que le Père tue le fils, Bérénice devient un cas d'infanticide, "Vespasien (Rome) frustrant Titus" Or si Titus n'aime pas Bérénice, de quoi est-il frustré ? » [104]. Assurément, et, en réalité, la contradiction est encore beaucoup plus étonnante que ne le dit Raymond Picard [105], car elle ne se trouve pas seulement entre la page 49 et la page 97 : elle est, en fait, un peu partout où Roland Barthes parle de Bérénice. Pour formuler deux affirmations contradictoires, il n'a, en effet, pas besoin qu'elles soient distantes de cinquante pages. Une seule page lui suffit souvent, et parfois même, une seule phrase. Dans le cas qui nous occupe, la contradiction n'est pas seulement entre la première et la seconde partie de « L'Homme racinien », entre la thèse de la « terreur » du Père, formulée dans celle-là et celle du faux amour, développée dans celle-ci. En fait, les deux thèses contradictoires se trouvent déjà ensemble dans la première partie, et parfois même, étroitement mêlées. À la page 21, dans le chapitre « La horde », lorsque Roland Barthes cite Titus comme exemple de « fils déchiré jusqu'à la mort entre la terreur du père et la nécessité de le détruire », on en déduit logiquement qu'il prend très au sérieux l'amour de Titus pour Bérénice. Mais au début du chapitre « Les deux éros », c'est-à-dire à la page suivante (p. 22), Roland Barthes ne semble déjà plus y croire, puisque, citant des exemples d'« éros-événement », il évoque « celui qui attache […] Bérénice à Titus », mais non celui qui attache Titus à Bérénice. Cette impression se trouve confirmée au chapitre suivant, « Le trouble », lorsque Roland Barthes nous dit que « pour pouvoir rompre avec Bérénice, Titus se fait aphasique, c'est-à-dire que d'un même mouvement, il se dérobe et s'excuse : le je vous aime trop et le je ne vous aime pas assez trouvent ici, économiquement, un signe commun » (p. 27). Dans le chapitre suivant, « La "scène" érotique », il n'est toujours question que de l'amour de Bérénice pour Titus, et point du tout de celui de Titus pour Bérénice (pp. 28-31 ). Aussi apprend-on sans surprise, dans le chapitre « La relation fondamentale », quelques pages plus loin (p. 35), qu' « il n'est pas sûr que Titus aime Bérénice ». C'est d'ailleurs tellement peu sûr que c'est tout à fait faux, puisque Roland Barthes écrit quelques lignes plus loin: « Titus a tout pouvoir sur Bérénice (mais ne l'aime pas) ». On aimerait, à ce sujet, qu'un admirateur de Roland Barthes nous expliquât un jour pourquoi il est hésitant à la ligne 7 (« il n'est pas sûr que Titus aime Bérénice ») et catégorique à la ligne 17 (« Titus […] ne l'aime pas »). Plus loin, dans le chapitre « On » (pp. 44-45), Roland Barthes, nous l'avons vu, prétend à la fois que Titus a peur du « monde » et qu'il « l'utilise […] pour renvoyer Bérénice », ce qui revient à prendre au sérieux l'amour de Titus pour Bérénice et, en même temps, à le nier. Plus loin enfin (pp. 48-49), les affirmations que l'on trouve dans le chapitre « Le Père », et que nous avons citées, impliquent que l'amour de Titus n'est plus contesté par le critique. II en est de même, lorsque, au début du chapitre « Le "dogmatisme" du héros racinien » (p. 56), Roland Barthes évoque Titus « enchaîné » par sa fidélité à la mémoire de son père. Avant d'aller plus loin, il convient de faire un premier et rapide bilan. Roland Barthes semble tout d'abord, dans le chapitre « La horde », croire à l'amour de Titus. Puis, dans les pages suivantes où il traite de « l'éros racinien» et de « la relation fondamentale », il n'y croit plus. Plus loin, dans le chapitre « On », il y croit et n'y croit pas tout à la fois. Enfin, dans les pages où il expose sa théorie du Père, même s'il ne nous le dit pas, on peut, logiquement, penser qu'il y croit. Le moins que l'on puisse dire déjà, c'est que ces volte-face ont de quoi déconcerter même le lecteur le plus bienveillant. En voyant Roland Barthes tantôt prendre au sérieux l'amour de Titus pour Bérénice, tantôt ne pas le prendre au sérieux, tantôt le prendre au sérieux tout en ne le prenant pas au sérieux, il est assurément très difficile de prendre soi-même au sérieux les propos du critique. Mais nous n'avons encore donné qu'une première idée de l'incohérence de sa pensée. Elle est telle, en effet, qu'on ne saurait bien la sonder qu'en procédant par étapes. Car il n'y a pas seulement une évidente contradiction entre les textes où Roland Barthes, dans la première comme dans la seconde partie de « L'Homme racinien », conteste la réalité de l'amour de Titus, et ceux où il développe sa théorie du père, qui, implique, elle, cette réalité. II y a aussi une contradiction à l'intérieur même de ceux-ci. La contradiction n'est pas seulement entre la thèse du faux amour et la théorie du père; elle est aussi dans la théorie du Père elle-même, dans la façon dont Roland Barthes l'applique à Bérénice. Reprenons, en effet, l'affirmation qu'on trouve au début du chapitre sur « Le "dogmatisme" du héros racinien »: « La fidélité racinienne est funèbre, malheureuse. C'est ce qu'éprouve Titus par exemple : son père vivant, il était libre, son père mort, le voilà enchaîné » [106]. On s'attendrait donc, lorsque Roland Barthes, quelques lignes plus loin, établit son classement des héros raciniens, à ce qu'il rangeât Titus dans la deuxième catégorie des figures de fils, celles qui « tout en restant inconditionnellement soumises au Père,vivent cette fidélité comme un ordre funèbre » [107]. Or Roland Barthes range dans cette catégorie : « Andromaque, Oreste, Antigone, Junie, Antiochus, Monime » [108]. On trouve donc Antiochus là où l'on attendait Titus. Quant à Titus, on le trouve là où on ne l'attendait pas : dans la troisième catégorie de fils, parmi ceux qui « accèdent pleinement au problème de l'infidélité (Hémon, Taxile, Néron, Titus, Pharnace, Achille, Phèdre, Athalie et, de tous le plus émancipé, Pyrrhus) » [109]. Comment ne pas être tout à fait déconcerté en apprenant que ce même Titus qui, quelques lignes plus haut, nous était donné comme l'exemple même de « la fidélité racinienne […] funèbre, malheureuse », soudain accède « pleinement au problème de l'infidélité », en découvrant que ce fils « enchaîné » est maintenant un fils « émancipé » ? Et comment ne pas être infiniment surpris d'apprendre qu'Antiochus est, lui aussi, une figure de fils, qu'il est même, en face du fils émancipé qu'est finalement Titus, un fils qui reste inconditionnellement soumis au père, et qu'il représente ainsi la fidélité au père, tandis que Titus représente, au contraire, l'infidélité ? Si Antiochus est un fils, on voudrait savoir de qui il est le fils ? De son père, au sens propre du mot, ii n'est nulle part question dans Bérénice. Et, si le père, c'est le passé, le sang, la patrie, comment Antiochus peut-il bien représenter la fidélité au père, fût-elle douloureuse? Son passé, sa patrie, ses proches, Antiochus paraît les avoir complètement oubliés. Cela fait cinq ans qu'il vit hors de son pays et loin des siens, mais cela lui pose apparemment si peu de problèmes qu'il ne semble même pas y penser. Son confident, Arsace, paraît s'en soucier plus que lui, lorsqu'il lui dit : Quoi ! depuis si longtemps la reine Bérénice Vous arrache, Seigneur, du sein de vos états [110]. Lorsqu'il évoque le passé, Antiochus ne remonte jamais au-delà de sa rencontre avec Bérénice. II semble ne se souvenir que de ces cinq années qu'il vient de vivre, cinq années entièrement remplies par la pensée de Bérénice. Ces cinq années, il n'y pense aucunement comme à des années d'exil, mais seulement comme à « cinq ans d'amour et d'espoir superflus » [111] : cinq ans de silence forcé (« Je me suis tu cinq ans », dit-il à deux reprises [112] et d'amour rentré. Pour Antiochus, son histoire semble se réduire à l'histoire de ses cinq dernières années, c'est-à-dire à l'histoire, toujours actuelle, de sa passion pour Bérénice. À vrai dire, pour déroutante qu'elle soit, cette opposition que Roland Barthes établit entre Antiochus, le fils fidèle, et Titus, le fils infidèle, n'est pas tout à fait une surprise pour le lecteur attentif du Sur Racine. Elle reprend, en effet, des propos antérieurs que, pour la clarté de l'exposé, nous avons différé de citer. Car l'incohérence de la pensée de Roland Barthes se traduit par un désordre qui, s'ajoutant au jargon, contribue finalement à la masquer. Si la plupart de ses lecteurs ne s'aperçoivent pas de l'incohérence de ses propos, c'est qu'il est si pénible d'essayer de voir quelle est la suite de ses idées, qu'ils préfèrent y renoncer. II est donc souvent nécessaire d'introduire, dans les propos de Roland Barthes, un ordre qu'il n'y a pas mis et qu'il n'avait pas intérêt à y mettre. Ainsi, lorsque nous avons rappelé que, dans le chapitre « La horde », Roland Barthes citait Titus comme exemple de fils " « déchiré jusqu'à la mort », c'est volontairement que nous avons alors omis d'indiquer que cela ne l'empêchait aucunement d'écrire, quelques lignes plus loin, à la même page, que « Pyrrhus représente un fils plus affranchi que Néron, Pharnace que Xipharès, Titus qu'Antiochus » [113]. À ce stade du Sur Racine, en effet, le lecteur qui ne connaît pas encore la suite, est absolument incapable de comprendre pour quelle raison Titus est un fils plus affranchi qu'Antiochus. C'est un étrange procédé, assurément, que de proposer au lecteur une affirmation à laquelle celui-ci ne pourra donner un sens que lorsqu'il sera beaucoup plus avancé dans sa lecture. On le voit donc bien, Roland Barthes écrit pour des lecteurs qui, non seulement ne doivent jamais se demander si ce qu'il dit est fondé ou non, mis qui ne doivent même jamais chercher à savoir ce qu'il veut dire. Ils lisent du Roland Barthes, et cela doit leur suffire. L'explication de ces affirmations [114], on ne la trouve, en fait, que dans la seconde partie de « L'Homme racinien ». Certes, on s'en est un peu approché, lorsque, dans le dernier paragraphe du chapitre « La relation fondamentale », Roland Barthes à évoque « l'ingratitude » qui serait, chez Racine, « la forme obligée de la liberté », et lorsqu'il a cité les exemples de Néron, Titus, Bajazet » qui « se doivent à Agrippine, Bérénice, Roxane » [115]. Mais on ne la découvre tout à fait que lorsqu'on arrive au chapitre consacré à Bérénice. Roland Barthes, en effet, y reprend et y développe assez longuement (eu égard à ses habitudes) son opposition entre « la fidélité » d'Antiochus et « l'infidélité » de Titus : « Titus et Antiochus ne se divisent donc que comme la double postulation d'un même organisme, régi par une habile division des tâches : à Titus l'infidélité, à Antiochus la fidélité. Et naturellement, une fois de plus, c'est la fidélité qui est discréditée : Antiochus est un double faible, humilié, vaincu, il souffre expressément d'une perte d'identité : tel est le prix de la fidélité. Cette fidélité, pour ainsi dire caricaturale, est pourtant nécessaire à Titus : elle est en somme le mal dont il vit, et c'est ce qui explique qu'il entretienne avec elle une familiarite troublante : non seulement Titus associe étroitement Antiochus à son dilemme, lui donnant sans cesse à voir son amour pour Bérénice : il faut que le rival soit témoin, moins peut-être par sadisme que par exigence d'unité; mais encore il ne cesse de se déléguer à Antiochus, d'en faire son porte-parole […] Bien entendu, c'est chaque fois que Titus est infidèle, qu'il a besoin de se déléguer au fidèle Antiochus; on dirait qu'Antiochus est là pour fixer l'infidélité de Titus, l'exorciser. Titus se débarrasse en lui d'une fidélité qui l'étouffe; par Antiochus, il espère éluder son conflit essentiel, accomplir l'impossible : être à la fois fidèle et infidèle sans la faute. Antiochus est sa bonne conscience - c'est-à-dire sa mauvaise foi » [116]. Ces lignes sont véritablement ahurissantes, et c'est pourquoi nous avons cru nécessaire de citer l'essentiel de ce passage. Sans vouloir entrer dans une discussion très serrée qui nous éloignerait de notre propos, la théorie du père, il est impossible de ne pas faire quelques remarques. La première, qui vient, normalement, à l'esprit de quiconque a lu Bérénice, ne fût-ce qu'une fois, a déjà été formulée par Raymond Picard, à savoir que « Titus ignore l'amour d'Antiochus pour Bérénice; il ne l'apprend qu'à la dernière scène de la pièce » [117]. Comment donc Titus peut-il vouloir que « le rival soit témoin », puisqu'il ne sait pas qu'Antiochus est son rival ? Comment peut-il se servir de « la fidélité » d'Antiochus, puisqu'il ignore cette fidélité ? Certes on pourrait s'étonner un peu que Titus n'ait jamais soupçonné les sentiments d'Antiochus. On pourrait d'ailleurs s'étonner encore davantage de la surprise de Bérénice (« Ah que me dites-vous ? [118]), lorsque Antiochus lui révèle qu'il n'a jamais cessé de l'aimer. Bérénice est, en effet, encore mieux placée que Titus pour deviner les sentiments qu'Antiochus nourrit pour elle et, à la différence de Titus, elle ne les à pas toujours ignorés : elle les a oubliés, ce qui est nettement plus surprenant. II y a, bien sûr, une explication à l'ignorance de Titus et à l'oubli de Bérénice, et elle est évidemment la même pour tous les deux : l'égoïsme de l'amour les rend profondément indifférents aux sentiments des autres et même de leurs amis. L'exemple sans doute le plus remarquable en est la cruauté inconsciente de Bérénice qui, évoquant leurs entretiens passés et croyant mettre un peu de baume sur sa blessure, dit à Antiochus : Cent fois je me suis fait une douceur extrême D'entretenir Titus dans un autre lui-même [119]. Antiochus, d'ailleurs ne s'y trompe pas, et il lui répond avec amertume : Et c'est ce que je fuis. J'évite, mais trop tard, Ces cruels entretiens où je n'ai point de part. Je fuis Titus. Je fuis ce nom qui m 'inquiète, Ce nom qu'à tous moments votre bouche répète. Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux distraits Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais [120]. Mais, quand bien même on trouverait que cette explication n'est pas totalement satisfaisante - et nous l'admettons volontiers -, ce ne serait aucunement une raison pour mettre en doute l'ignorance de Titus, non plus que l'oubli de Bérénice. Un critique a assurément le droit - et il ne serait pas un critique digne de ce nom, s'il ne l'exerçait pas - de n'être pas toujours vraiment satisfait de ce que dit un auteur. Mais il n'a pas le droit, sous prétexte qu'il n'en est pas satisfait, de prétendre que l'auteur ne le dit pas, et encore moins de prétendre qu'il dit le contraire. Les « nouveaux critiques » font, eux, exactement l'inverse de ce qu'il faudrait faire. D'une part, ils sacralisent le texte, quel qu'il soit : ils n'émettent jamais de réserve, n'élèvent jamais d'objection; ces étranges critiques semblent s'interdire absolument de critiquer. D'autre part, ils n'hésitent jamais à prendre le contre-pied du texte, et, pour ce faire, à prétendre que l'auteur ne savait pas lui-même ce qu'il disait vraiment, et qu'eux le savent mieux que lui. Ainsi, s'il faut les en croire, l'auteur ne sait pas ce qu'il dit, mais il a toujours raison de le dire; l'auteur ne sait pas ce qu'il dit, mais on ne saurait mieux le dire. Quoi que dise Roland Barthes, l'ignorance de Titus, même si elle nous étonne un peu (mais, pour notre part, elle nous gêne beaucoup moins que la « haine physique » d'Etéocle et de Polynice qui, au contraire, séduit le critique), fait partie des données de la pièce. Bien loin que Titus, comme le prétend Roland Barthes, utilise l'amour d'Antiochus, amour qu'il ignore, c'est évidemment Racine qui utilise l'ignorance de Titus. Certes, Titus se sert de son rival comme porte-parole; mais l'intérêt dramatique - et, comme à son habitude, Roland Barthes le méconnaît complètement - vient précisément de ce qu'il se sert de son rival sans savoir qu'il est son rival. C'est le public qui le sait, et, bien sûr, Antiochus. Non seulement Racine obtient ainsi un effet aussi certain qu'il est classique (il faut être Roland Barthes pour ne pas le sentir !), mais cela lui permet aussi de relancer l'action, ce qui n'est pas un mince avantage quand on a choisi, comme il l'a fait avec Bérénice, un sujet « extrêmement simple » [121]. Bérénice va croire, en effet, ou du moins elle va s'efforcer de croire [122], qu'Antiochus lui a menti : Vous le souhaitez trop pour me persuader. Non, je ne vous crois point [123]. Mais, précisément, si Titus avait su qu'Antiochus était son rival, il aurait pu prévoir facilement ce qui allait se passer, il se serait bien douté que Bérénice se défierait d'Antiochus et qu'elle voudrait absolument l'entendre s'expliquer lui-même. II aurait donc su qu'il était inutile de prendre son rival pour porte-parole. Mais laissons-là les autres objections que l'on pourrait faire à Roland Barthes à propos de ce passage (il faudrait citer une bonne partie de la pièce), et restons-en au propos qui nous occupe : la théorie du père. Ce que l'on découvre, en effet, en lisant ces lignes, (on ne pouvait jusque-Ià que l'entrevoir, en passant, et à la condition de faire très attention), c'est que, lorsque Roland Barthes oppose « l'infidélité » de Titus à « la fidélité » d'Antiochus, le père n'est plus Rome ou Vespasien, mais Bérénice. Cette découverte est pour le moins déconcertante. Voilà, assurément, deux figures de pères que tout doit opposer. Roland Barthes va pourtant essayer de nous convaincre qu'il n'en est rien. Malgré les apparences, Bérénice est aussi, selon lui, une figure du passé dont Titus doit se libérer, qu'il doit tuer, comme il a tué Vespasien : « Car il n'est pas vrai que Titus ait à choisir entre Rome et Bérénice. Le dilemme porte sur deux moments plutôt que sur deux objets : d'une part, un passé, qui est celui de l'enfance prolongée, où la double sujétion au père et à la maîtresse-Mère est vécue comme une sécurité (Bérénice n'a-t-elle pas sauvé Titus de la débauche ? n'est-elle pas tout pour lui ?) ; d'autre part, et dès la mort du père, peut-être tué par le fils, un avenir responsable, où les deux figures du Passé, le père et la Femme (d'autant plus menaçante que l'amant-enfant est son obligé), sont détruites d'un même mouvement. Car c'est exactement le même meurtre qui emporte Vespasien et Bérénice. Vespasien mort, Bérénice est condamnée. La tragédie est très exactement l'intervalle qui sépare les deux meurtres » [124]. Là encore, il y aurait beaucoup à dire sur ces propos dont la gratuité et l'extravagance atteignent au grotesque, et notamment sur le « meurtre » de Vespasien et de Bérénice. Nous noterons simplement qu'en ce qui concerne le « meurtre » de Vespasien, l'accusation ne repose que sur un vers de Titus, que Roland Barthes cite en note [125] : J'ai même souhaité la place de mon père [126]. Et, bien entendu, il se garde bien de citer aussi les vers qui suivent immédiatement Moi, Paulin, qui cent fois, si le sort moins sévère Eût voulu de sa vie étendre les liens, Aurais donné mes jours pour prolonger les siens [127]. II se garde bien aussi de rappeler le mobile du « meurtre »: Tout cela (qu'un amant sait mal ce qu'il désire !) Dans l'espoir d'élever Bérénice à l'empire, De reconnaître un jour son amour et sa foi, Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi [128]. C'est que ce mobile, Roland Barthes ne saurait l'admettre, puisqu'il ne croit pas que Titus aime réellement Bérénice. Le « meurtre » de Vespasien serait donc un crime gratuit. Mais, pour nous en tenir à l'affirmation qui importe le plus à notre propos, les arguments que Roland Barthes invoque pour nous convaincre de considérer Bérénice comme une seconde figure du passé, sont tout à fait incapables de le faire. II est vrai que la tâche est singulièrement difficile. Certes, il y a cinq ans déjà que Titus connaît Bérénice, mais il y a plus de cinq siècles que les Romains ont chassé les Tarquins et qu'ils haïssent les rois. Roland Barthes en est réduit à invoquer comme argument le fait que Bérénice a « sauvé Titus de la débauche ». Certes le fait est vrai et Titus le rappelle à Paulin : Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron, S'égarait, cher Paulin, par l'exemple abusée, Et suivait du plaisir la pente trop aisée. Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur Pour plaire à ce qu'il aime et gagner son vainqueur ? [129] Ces vers, auxquels Roland Barthes fait allusion, il ne les a pourtant pas cités. On croit comprendre pourquoi. Outre qu'on pourrait les invoquer pour présenter Bérénice, non pas comme une figure du passé, mais comme celle qui, au contraire, a aidé Titus à rompre avec le passé, ils ne s'accordent guère avec la thèse de Roland Barthes qui pense que Titus n'aime pas Bérénice. On ne voit pas pourquoi, en effet, Titus aurait changé de conduite et renoncé à la débauche pour plaire à Bérénice, s'il ne l'avait pas aimée. Dira-t-on que Titus a pu, au début, être amoureux de Bérénice et cesser de l'aimer ensuite ? Sans doute. Mais Roland Barthes ne le dit nulle part. II est vrai qu'il lui aurait été bien difficile de trouver dans le texte un quelconque témoignage d'un tel changement. Et, d'ailleurs, il semble bien penser que Titus n'a jamais aimé Bérénice, puisque, lorsque, dans « Les deux éros » ou dans « La "scène" érotique », il étudie la naissance de l'amour, il invoque volontiers l'exemple de Bérénice, mais jamais celui de Titus. L'autre argument de Roland Barthes (Bérénice « n'est-elle pas tout pour lui ? ») ne nous convainc pas davantage. Outre qu'il est bien peu sérieux (si Bérénice est tout pour Titus, elle est aussi le passé, en vertu sans doute du fameux principe : « tout est dans tout et réciproquement »), plus nettement encore que le précédent, il est en contradiction avec le refus du critique de prendre au sérieux l'amour de Titus. Si, en effet, Bérénice est tout pour Titus, c'est évidemment parce qu'il l'aime. Mais comment Roland Barthes pourrait-il nous convaincre que Bérénice est, pour Titus, une figure du passé, alors que toute la pièce nous dit le contraire ? En renvoyant Bérénice, Titus a si peu le sentiment de se débarrasser d'une figure du passé qu'il pense, au contraire, n'avoir plus d'avenir, ainsi qu'il le dit à Antiochus : Portant jusqu'au tombeau le nom de son amant, Mon règne ne sera qu'un long bannissement, Si le ciel, non content de me l'avoir ravie, Veut encor m'affliger par une longue vie [130]. Le drame de Titus, c'est qu'il est obligé de choisir entre ses deux avenirs, celui de l'empereur et celui de l'amoureux, celui de l'homme public et celui de l'homme privé. À cause du passé, à cause de la haine séculaire des Romains pour les rois, il est obligé de sacrifier le second au premier. Concluons donc sans hésiter que Bérénice ne saurait être une figure du passé et qu'en conséquence Roland Barthes ne saurait en faire une seconde figure de père, à côté de Vespasien et de Rome. Si le Père, c'est Vespasien et Rome, si le Père, c'est le passé, la patrie, le sang, la légalité, Bérénice, qui a toujours eu contre elle Rome et Vespasien [131], Bérénice qui est une étrangère, une inconnue, une reine que les lois et les traditions rejettent, qui est si peu le passé qu'elle en est tout l'opposé, Bérénice ne saurait donc sans absurdité, être considérée comme une figure de Père. Si on veut à tout prix la définir par rapport au père, elle ne peut en être que le contraire. II y a ainsi dans la façon dont Roland Barthes utilise sa théorie du Père pour l'étude de Bérénice, une incohérence tout à fait ahurissante. Certes, on comprend maintenant pour quelle raison Roland Barthes, dans la même page [132], présentait Titus à la fois comme un fils « enchaîné » et comme un fils « émancipé ». Dans le premier cas, le Père s'appelait Vespasien, tandis que dans le second, il s'appelait Bérénice. Mais Roland Barthes, qui ne se soucie aucunement d'être compris et qui n'a d'ailleurs aucun intérêt à l'être, n'indiquait nullement ce changement de Père (il n'était alors question que de Vespasien). Mais en expliquant cette contradiction, nous ne l'avons pas supprimée. Nous sommes seulement remonté jusqu'à son origine : l'utilisation de deux figures de pères, en réalité, incompatibles. Au total, on décèle constamment, dans les propos de Roland Barthes sur Bérénice, deux grandes contradictions. La première tient au fait que tantôt il nie l'amour de Titus pour Bérénice, et tantôt, sans admettre explicitement la réalité de cet amour (la contradiction aurait été trop visible), il tient des propos qui supposent cette réalité. La seconde tient au fait qu'il fait appel à deux figures de pères diamétralement opposées. La combinaison de ces deux grandes contradictions aboutit à un enchevêtrement presque inextricable d'affirmations inconciliables. Une fois de plus, on s'aperçoit que Roland Barthes ne se soucie pas plus d'être d'accord avec lui-même que d'être d'accord avec le texte. II ne pense qu'à l'effet immédiat qu'il doit produire sur un lecteur que, ne l'étant pas lui-même, il ne peut supposer capable de se souvenir et de s'interroger et, qui de fait, semble l'être rarement, à en juger par le succès du Sur Racine. Ainsi, lorsqu'il écrit à propos de Titus : « son père vivant, il était libre, son père mort, le voilà enchaîné », il cherche évidemment à impressionner son lecteur par l'aspect paradoxal de la formule. Mais, s'il réussit sans doute à impressionner beaucoup de lecteurs du Sur Racine, il ne saurait impressionner le lecteur de Racine. Celui-ci se souvient, en effet, d'avoir lu la même chose dite par Titus. Car Roland Barthes ne fait ici que résumer ce que Titus dit à Paulin à la scène 2 de l'acte II : J'aimais, je soupirais dans une paix profonde : Un autre était chargé de l'empire du monde. Maître de mon destin, libre de mes soupirs, Je ne rendais qu'à moi compte de mes désirs. Mais à peine le ciel eut rappelé mon père, Dès que ma triste main eut fermé sa paupière, De mon aimable erreur je fus désabusé : Je sentis le fardeau qui m'était imposé; Je connus que bientôt, loin d'être à ce que j'aime, II fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même; Et que le choix des dieux, contraire à mes amours, Livrait à l'univers le reste de mes jours [135]. Mais, pour une fois que ce que disait Roland Barthes était en accord avec le texte, il est intéressant de noter qu'il n'a pas cru bon de le citer, alors qu'il cite si souvent, pour justifier ses propos, des vers qui ne les justifient aucunement. On voit aisément pourquoi. D'une part, il peut ainsi faire croire à beaucoup de ses lecteurs qu'il est le premier à avoir relevé l'aspect paradoxal de la situation de Titus, alors que le premier à l'avoir fait est Titus lui-même, c'est-à-dire Racine. D'autre part et surtout, si Roland Barthes avait cité ces vers de Titus, le lecteur aurait pu remarquer qu'il n'était en accord avec le texte que parce qu'il était en contradiction avec lui-même. Titus ne peut être « enchaîné » par la mort de son père que dans la mesure où il aime vraiment Bérénice. Mais à peine Roland Barthes a-t-il dit que Titus était « enchaîné » par la mort de son père, qu'il l'a oublié. II l'a déjà oublié, quelques lignes plus loin, lorsqu'il présente Titus comme un fils « émancipé ». S'il ne l'avait pas oublié, ii aurait peut-être pris la peine d'indiquer au lecteur, pour qu'il puisse s'y reconnaître, que le fils « émancipé » n'était pas le fils du même père que le fils « enchaîné ». Rien d'étonnant donc qu'il l'ait aussi oublié dans le chapitre consacré à Bérénice. Après avoir dit, nous l'avons vu, que « c'est le même meurtre qui emporte Vespasien et Bérénice », il ajoute en effet ceci : « Or - et c'est ici l'astuce profonde de Titus - le premier meurtre servira d'alibi au second : c'est au nom du père, de Rome, bref d'une légalité mythique, que Titus va condamner Bérénice; c'est en feignant d'être requis par une fidélité générale au Passé que Titus va justifier son infidélité à Bérénice » [134]. On ne comprenait déjà pas comment Titus, s'il n'aimait pas Bérénice, pouvait être « enchaîné » par la mort de son père, on le comprend encore moins maintenant. Cette mort le délivre, en effet, non seulement de Vespasien, mais aussi de Bérénice; elle le libère des « deux figures du Passé » qui sont « détruites d'un même mouvement » [135]. Faudrait-il donc renverser la formule de la page 56 et dire que « son père vivant, Titus était enchaîné, son père mort, le voilà libre » ? Mais, outre que ce serait prendre le contre-pied de ce que dit vraiment Titus, il y aurait encore une contradiction entre ce que dit Roland Barthes à la page 56 et ce qu'il dit à la page 97. Si Titus « feint » seulement « d'être requis par une fidélité générale au Passé », s'il invoque, pour renvoyer Bérénice, « une légalité » qu'il sait « mythique », c'est que depuis longtemps déjà il est un fils « émancipé » et on se demande comment Roland Barthes a bien pu voir en lui un héros « déchiré » par « la terreur du père » [136]. Faut-il comprendre qu'en définitive, selon Roland Barthes, il n'y a jamais eu, pour Titus, qu'une seule figure du passé, qu'une seule figure de père : Bérénice, et qu'ainsi la mort de Vespasien ne le libère pas de Vespasien dont il n'a jamais eu à se libérer, mais seulement de Bérénice, en lui fournissant « l'alibi » dont il a besoin ? Si tel avait été l'aboutissement de sa réflexion sur Bérénice, Roland Barthes aurait dû le dire clairement et corriger tout ce qu'il avait écrit avant et qui n'allait pas dans ce sens. Mais nous ne croyons pas qu'il ait jamais éprouvé le besoin d'arriver à une position cohérente. II resterait, d'ailleurs, que toute sa théorie de « l'alibi » se heurte à une objection aussi simple qu'elle est décisive. Pour Roland Barthes, nous le savons, « Bérénice n'est […] pas une tragédie du sacrifice, mais l'histoire d'une répudiation que Titus n'ose pas assumer […] Tel est ce rien célèbre : la distance mince et pourtant laborieusement parcourue, qui sépare une intention de son alibi » [137]. Mais, si cela était, si vraiment le seul problème de Titus avait été de trouver un « alibi » pour se débarrasser de Bérénice, pourquoi aurait-il attendu pendant cinq ans, pourquoi, surtout, aurait-il attendu que Vespasien fût mort ? Car enfin Vespasien vivant était pour lui un bien meilleur alibi que Vespasien mort. Et d'ailleurs, ce que Bérénice reproche le plus à Titus, et avec raison, c'est précisément d'avoir attendu que Vespasien fût mort pour la renvoyer :

Tout l'empire a vingt fois conspiré contre nous.
Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ?
Mille raisons alors consolaient ma misère :
Je pouvais de ma mort accuser votre père,
Le peuple, le sénat, tout l'empire romain,
Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main.
Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,
M'avait à mon malheur dès longtemps préparée.
Je n'aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j'espère un bonheur immortel,
Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire,
Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,
Lorsque tout l'univers fléchit à vos genoux,
Enfin quand je n'ai plus à redouter que vous [138].

À L'évidence, si Titus avait vraiment eu envie de se débarrasser de Bérénice, la mort de Vespasien, loin de constituer pour lui un alibi, lui aurait, au contraire, enlevé son meilleur alibi.

Mais ce n'est pas tout, car, quand il s'agit de faire des contresens, Roland Barthes, d'ordinaire, ne fait pas les choses à moitié. En réalité, bien loin que Vespasien mort soit pour Titus l'alibi qui lui permet de renvoyer enfin Bérénice, c'est Vespasien vivant qui, pendant cinq ans, lui a servi d'alibi pour ne pas la renvoyer. Et c'est précisément ce qu'en d'autres termes (bien sûr, ii ne parle pas d '« alibi »}, il répond aux reproches de Bérénice :

Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire.
Mon cœur se gardait bien d'aller dans l'avenir
Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
Je voulais qu'à mes yeux rien ne fût invincible,
Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible.
Que sais-je ? J'espérais de mourir à vos yeux,
Avant que d'en venir à ces cruels adieux [139].

C'était aussi le sens de ces vers que, sans le dire, et en se contredisant lui-même, Roland Barthes avait paraphrasés :

Un autre était chargé de l'empire du monde.
Maître de mon destin, libre de mes soupirs,
Je ne rendais qu'à moi compte de mes désirs [140].

Ce qui est, en effet, le plus difficile pour Titus, ce n'est pas d'expliquer pourquoi il renvoie Bérénice, mais d'expliquer pourquoi il ne l'a pas fait plus tôt. Car, au fond de lui-même, il a toujours su qu'il lui faudrait un jour renvoyer Bérénice, mais, tant que Vespasien était vivant, il pouvait éviter d'y penser, affecter de croire qu'il n'était encore qu'un homme privé et ainsi différer une décision que, Vespasien mort, il ne peut plus différer. Le voilà l'alibi, la voilà, si l'on pouvait employer ce mot, « l'astuce profonde » de Titus. Mais que prouvent-ils, sinon ce que Roland Barthes veut à tout prix nier : la profondeur de son amour ?

Faute de nous convaincre que Titus est un fils « déchiré jusqu'à la mort entre la terreur du père et la nécessité de le détruire », les propos de Roland Barthes sur Bérénice nous ont amplement convaincu qu'il pouvait lui-même se contredire de la façon la plus complète et la plus constante sans en être cependant le moins du monde « déchiré ». Selon toute vraisemblance, il ne s'en aperçoit même pas.

Avec Bérénice, Britannicus est sans doute la tragédie de Racine où le poids du passé se fait le plus sentir. C'est, en tout cas, celle où il est évoqué le plus longuement. Puisque, pour Roland Barthes, « le Père, c'est le passé », on s'attendrait donc à ce qu'il fît très largement appel à Britannicus pour illustrer sa théorie du père. Or, finalement il ne l'utilise pas autant qu'on l'aurait pensé. II se pourrait bien pourtant qu'une fois de plus, ses élucubrations lui aient été inspirées d'abord et surtout par Britannicus.

La liste des « pères du théâtre racinien » nous apprend que, dans Britannicus, le père, c'est Agrippine [141]. On ne saurait s'en étonner, Roland Barthes nous ayant prévenu que « ce n'est pas forcément […] le sexe qui le constitue » [142]. Le fils, c'est d'abord Néron, bien sûr, et Roland Barthes le range dans la troisième catégorie, celle des fils qui « accèdent pleinement au problème de l'infidélité » [143]. En revanche, on est assez surpris d'apprendre que Junie est aussi une figure de fils, que le critique range dans la deuxième catégorie, celle des figures qui « tout en restant inconditionnellement soumises au père, vivent cette fidélité comme un ordre funèbre et la subissent dans une plainte détournée (Andromaque, Oreste, Antigone, Junie, Antiochus, Monime) » [144]. Le cas de Junie rappelle évidemment celui d'Antiochus dans Bérénice, et, si on le compare à ceux d'Andromaque et d'Oreste, on comprend aisément de quelle manière simple et commode Roland Barthes fabrique les fils, et, du même coup, les pères raciniens. Les relations du fils et du père raciniens s'exprimant essentiellement, selon le critique, en termes de « fidélité » ou d' « infidélité », toutes les relations de fidélité ou d'infidélité deviennent, à ses yeux, des relations de fils à père. Sous prétexte que le fils est fidèle ou infidèle, tout personnage fidèle ou infidèle est pour lui un fils. Ce raisonnement est assurément étrange : sous prétexte que les oranges sont rondes, faudrait-il donc baptiser « orange » tout ce qui est rond ? Si l'on pouvait prendre au sérieux un pareil procédé, il serait sans doute fort efficace. L'amour jouant, quoi que dise Roland Barthes, un rôle primordial dans la tragédie racinienne, beaucoup de personnages de Racine peuvent être définis comme fidèles ou infidèles et constituent, de ce fait, autant de fils potentiels. On pourrait même en ajouter quelques autres à tous ceux que Roland Barthes nous a proposés. Car pourquoi, par exemple, si le « fidèle » Antiochus est pour cette seule raison une figure de fils, la non moins « fidèle » Bérénice n'en serait-elle pas un elle aussi ?

Mais revenons à Junie. À vrai dire, Roland Barthes lui-même ne semble guère avoir pris au sérieux le statut de fils qu'il lui a conféré en la rangeant dans la deuxième catégorie de fils raciniens. Il n'en est question nulle part ailleurs, ni dans la première partie de « L'Homme racinien », ni dans le chapitre qu'il consacre à Britannicus dans la seconde partie. On ne voit guère, en effet, comment le cas de Junie pourrait bien servir à illustrer les propos du critique. La fidélité de Junie à Britannicus ne ressemble en rien à « cette alliance terrible » [145], qu'est, selon Roland Barthes, la fidélité racinienne. Rien n'indique que cette fidélité lui pèse si peu que ce soit et encore moins qu'elle éprouve à l'égard de Britannicus « l'horreur même d'un engluement », ni qu'elle se sente prisonnière d' « une masse possessive qui l'étouffe » [146]. En rangeant Junie parmi les figures de fils qui « vivent [leur] fidélité comme un ordre funèbre et la subissent dans une plainte détournée », Roland Barthes a apparemment oublié qu'il a vu dans l'amour de Junie et de Britannicus un exemple de la « réussite » de cet éros sororal qui « ne reçoit de contrariété que de l'extérieur de lui-même » [147]. Si Junie est certes « déchirée », si elle se plaint tout au long de la journée tragique, ce n'est point du tout parce qu'elle « subit » sa fidélité, parce qu'elle la « vit […] comme un ordre funèbre », mais, au contraire, parce que Néron l'empêche de la vivre, d'abord en l'enlevant à Britannicus et enfin en le lui enlevant pour toujours.

Si l'on est très surpris de voir Junie considérée comme une figure de fils, on ne l'est pas moins de constater qu'à aucun moment, en revanche, Britannicus ne nous est présenté comme tel. Cela serait pourtant tout à fait logique, puisqu'il nous est présenté continuellement comme étant le « frère » et même le « double » de Néron. Ainsi, lorsque, dans le chapitre « La horde », Roland Barthes évoque, parmi les principaux personnages raciniens, « les frères, toujours ennemis parce qu'ils se disputent l'héritage d'un père qui n'est pas tout à fait mort et revient les punir », il cite « Néron et Britannicus » à côté d' « Etéocle et Polynice » et de « Pharnace et Xipharès » [148]. Il les cite de nouveau, dans le chapitre « La division », pour montrer que « le théâtre racinien est plein de doubles » [149]. Mais c'est surtout dans le chapitre consacré à Britannicus que Roland Barthes a insisté sur l'étroite parenté qu'il y a, selon lui, entre Néron et Britannicus : « Entre eux, la symétrie est parfaite : une épreuve de force les lie au même père, au même trône, à la même femme; ils sont frères, ce qui veut dire, selon la nature racinienne, ennemis et englués l'un à l'autre; un rapport magique (et, selon l'Histoire, érotique) les unit » [150].

Profitons de l'occasion pour remarquer que Roland Barthes fabrique des « frères raciniens » avec presque autant de désinvolture qu'il fabrique des pères et des fils. En affirmant que Néron et Britannicus « sont frères », Roland Barthes joue sur les mots. Lui qui se plait à écrire le mot « sang » avec une majuscule, semble oublier que Néron et Britannicus ne sont devenus « frères » que le jour où Claude a adopté Néron, qu'ils n'ont, en réalité, ni le même père ni la même mère, que, même après le mariage de Claude et d'Agrippine, s'ils ont habité le même palais, ils n'ont pourtant pas été élevés ensemble, puisque la politique d'Agrippine fut d'isoler le plus possible Britannicus et d'essayer de le discréditer dans l'opinion, en faisant en sorte qu'il ne fût entouré que de gens corrompus, tandis qu'elle veillait à donner à Néron des gouverneurs au-dessus de tout soupçon, ainsi qu'elle-même le rappelle à celui-ci :

Je fis plus : je choisis moi-même dans ma suite
Ceux à qui je voulais qu'on livrât sa conduite;
J'eus soin de vous nommer; par un contraire choix,
Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix [151].

Sans doute le mot « frère » est-il employé assez souvent dans la pièce. Encore faut-il voir par qui et comment. Quand on examine les emplois du mot « frère » dans Britannicus, on constate tout d'abord qu'on ne le trouve jamais au pluriel [152], Ce qui prouve que jamais personne dans la pièce ne pense à réunir Néron et Britannicus sous le nom de « frères », C'est probablement que, n'ayant pas lu Roland Barthes, les personnages de la pièce ignorent qu'ils sont « englués l'un à l'autre ». On notera, d'ailleurs, que, dans Mithridate, non plus, le mot « frère » n'est jamais employé au pluriel, C'est que Xipharès et Pharnace, qui sont pourtant des demi-frères, puisqu'ils ont le même père, s'ils n'ont pas la même mère, ne nourrissent guère l'un pour l'autre des sentiments de frères, fût-ce de « frères ennemis ». Eux non plus ne sont assurément pas « englués l'un à l'autre ». En revanche, dans La Thébaïde, qui, elle, est bien la tragédie des « frères ennemis », comme l'annonce le sous-titre, le mot est employé au pluriel dès le sous-titre et l'est ensuite onze fois dans le cours de la pièce [153]. C'est qu'Etéocle et Polynice sont effectivement « englués l'un à l'autre » et qu'il y a bien entre eux un « rapport magique ». Mais ce « rapport magique » que Roland Barthes admire tant, nous avons dit qu'il constituait sans doute la principale faiblesse de la pièce et Racine lui-même semble en avoir été conscient, puisque l'on ne retrouvera plus, dans ses autres tragédies, cette haine, sinon « corporelle », du moins inexplicable, que l'on trouvait dans la première. Toute la théorie barthésienne des « frères ennemis » raciniens ne repose donc que sur un seul exemple. Une fois de plus, c'est une exception qui a servi à constituer la règle, et, qui plus est, une exception qui n'est probablement restée une exception que parce que l'auteur avait compris, lui qu'elle était une erreur.

Mais, pour en revenir à Néron et à Britannicus, non seulement le mot « frère », comme dans Mithridate, est toujours employé au singulier, mais encore, à la différence de Mithridate, il est toujours employé à sens unique : on constate, en effet, qu'il sert toujours à désigner Britannicus et jamais Néron [154]. Ceux qui l'emploient (Agrippine, Burrhus et Junie), le font, soit pour stigmatiser la conduite de Néron à l'égard de Britannicus, soit pour essayer de l'infléchir. Ainsi fait Agrippine, lorsqu'elle dit à Néron, dans son grand réquisitoire de l'acte VI :

Je vois Pallas banni, votre frère arrêté [155].

Ainsi le fait-elle encore après la mort de Britannicus :

Ta main a commencé par le sang de ton frère [156].

Ainsi fait Burrhus, lorsqu'il supplie Néron d'épargner Britannicus et de se réconcilier avec lui :

Appelez votre frère, oubliez dans ses bras [157].

Ainsi fait Junie, lorsque Néron ordonne, devant elle, d'arrêter Britannicus :

……………Que faites-vous ?
C'est votre frère. Hélas ! c'est un amant jaloux ! [158]

Mais, quand elle est seule avec Britannicus, Junie se garde bien de dire « votre frère » pour lui parler de Néron. Bien loin de considérer Néron et Britannicus comme « englués l'un à l'autre », elle les considère, au contraire, comme totalement étrangers l'un à l'autre et vivant dans deux mondes entièrement différents. Lorsque Britannicus, persuadé que Néron veut slncèrement se réconcilier avec lui, dit à Junie, pour la rassurer :

Je crois qu'à mon exemple, impuissant à trahir,
II hait à cœur ouvert ou cesse de haïr [159],

eIle lui répond, avec raison :

Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre;
Sur des pas différents vous marchez l'un et l'autre [160].

Quant à Narcisse, il ne parle, bien sûr, jamais à Néron de Britannicus comme de son « frère ». Il sait trop bien que, pour Néron, Britannicus n'est le frère que d'Octavie :

Faites périr le frère, abandonnez la sœur […]
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés [161].

Voyons maintenant comment les deux « frères » parlent l'un de l'autre. Néron, il est vrai, emploie à l'occasion l'expression « mon frère » pour parler de Britannicus et, d'ailleurs, Roland Barthes a rappelé [162], à l'appui de ses propos, qu'à la scène 1 de l'acte II, Néron disait « Britannicus mon frère ». Pourtant cela ne prouve aucunement que Néron considère Britannicus comme son frère. Car, s'il est un personnage de Racine qui ne pense pas toujours ce qu'il dit, c'est assurément Néron. De plus, dans cette scène qui est celle où il apparaît pour la première fois dans la pièce, le ton de Néron, nous l'avons dit, est évidemment très théâtral. Néron joue ici la comédie; il joue le rôle d'un empereur sage et bon qui ne se résigne qu'à contre-cœur à prendre une mesure devenue hélas ! inévitable : l'exil de Pallas. Pour la justifier, il accuse Pallas de semer la discorde dans sa famille :

Pallas de ses conseils empoisonne ma mère;
Il séduit chaque jour Britannicus mon frère [163].

Un professeur de Iycée qui explique ce passage, ne manque pas de souligner à propos de cette expression, l'hypocrisie de Néron. Il ne manque pas de faire remarquer qu'à la scène suivante, Néron, qui est maintenant seul avec son âme damnée, Narcisse, ne croit plus du tout nécessaire d'appeler Britannicus son « frère ». Il emploiera de nouveau ce mot à la fin de la grande scène avec Agrippine :

Allez donc et portez cette joie à mon frère [164}.

Mais, nous l'avons dit et nous n'avons certes pas cru avoir fait là une découverte, toute la tirade sue l'hypocrisie. Aussi n'est-on guère surpris, lorsque, au début de la scène suivante, Néron confie à Burrhus :

J'embrasse mon rival mais c'est pour l'étouffer [165].

À la différence de Néron, Britannicus ignore tout de l'hypocrisie. Aussi ne l'entend-on jamais employer le mot « frère » pour parler de Néron. Ce mot lui écorcherait la bouche. Car, pour lui, Néron est un usurpateur et un intrus qul ne fait pas partie de la famille des Claudes. Et il sait bien le lui rappeler, à l'occasion, en l'appelant du nom de son véritable père : Domitius. Ainsi, lorsque les deux hommes s'affrontent à la scène 8 de l'acte III, Britannicus, évoquant les lieux où ils se trouvent (le palais impérial) réplique à Néron :

Ils ne nous ont pas vus l'un et l'autre élever,
Moi, pour vous obéir, et vous pour me braver,
Et ne s'attendaient pas, lorsqu'ils nous virent naître,
Qu'un jour Domitius me dût parler en maître [166].

Contrairement à ce qu'affirme Roland Barthes, il n'y a donc aucun « rapport magique » entre Néron et Britannicus. Et c'est d'une manière totalement, gratuite, parfaitement arbitraire, que le critique soutient ensuite que « Néron fascine Britannicus, comme Agrippine fascine Néron » [167]. Pour le prouver, il se contente, en effet, de citer en note [168] un vers de Britannicus disant à Narcisse, en parlant de Néron :

Il prévoit mes desseins, il entend mes discours [169].

Raymond Picard n'a pas manqué de s'étonner de cet étrange argument : « Le critique oublie de signaler que Britannicus s'adresse alors à Narcisse et se plaint (à juste titre!) d'être environné d'espions de Néron : "On me vend tous les jours"; il ajoute même ces mots : "Comme toi, dans mon cœur, il sait ce qui se passe", et le spectateur est sensible à l'ironie tragique de ce comme toi. Bien qu'il ignore la duplicité de Narcisse, Britannicus n'est aucunement fasciné par l'omniscience de Néron qu'il attribue avec raison aux agents perfides de celui-ci » [170]. Ajoutons que, si Britannicus avait espionné Néron, au lieu d'être espionné par lui, la conclusion de Roland Barthes aurait été beaucoup moins surprenante. Car, en bonne logique, quand un individu À espionne un individu B, quand il se fait informer de tous ses faits et gestes et se fait rapporter tous ses propos, on soupçonnera plutôt À d'être fasciné par B que B d'être fasciné par A. De plus, le parallèle que Roland Barthes établit entre Néron fasciné par Agrippine et Britannicus fasciné par Néron, augmente encore notre perplexité. Que Néron soit fasciné par Agrippine, on ne peut le nier : lui-même l'avoue à Narcisse et nous y reviendrons tout à l'heure. Mais, s'il fallait admettre que Britannicus est aussi fasciné par Néron, il faudrait bien constater alors que le même phénomène produit chez l'un et chez l'autre des effets très différents. Il faudrait expliquer pourquoi, tandis que Néron connaît Agrippine mieux que personne, personne ne connaît Néron aussi mal que Britannicus, puisqu'il va jusqu'à dire de lui, nous l'avons vu tout à l'heure :

Je crois qu'à mon exemple, impuissant à trahir,
Il hait à cœur ouvert ou cesse de haïr.

Pourtant le plus étonnant encore, le plus consternant, c'est qu'après avoir écrit que « Néron fascine Britannicus », Roland Barthes puisse écrire, quatre lignes plus loin seulement : « Néron a tout et pourtant il n'est pas; Britannicus n'a rien et pourtant il est : l'être se refuse à l'un tandis qu'il comble l'autre » [171]. Cette remarque, bien qu'elle soit formulée d'une manière prétentieuse et passablement ridicule (« l'être se refuse à l'un tandis qu'il comble l'autre ») correspond sans doute à une vérité. L'amour de Junie réussit, en effet, à faire oublier à Britannicus que Néron l'a dépossédé. Narcisse, d'ailleurs, ne manque pas de le faire remarquer à Néron pour irriter sa jalousie :

Je l'ai vu quelquefois s'arracher de ces lieux,
Le cœur plein d'un courroux qu'il cachait à vos yeux,
D'une cour qui le fuit pleurant l'ingratitude,
Las de votre grandeur et de sa servitude,
Entre l'impatience et la crainte flottant :
Il allait voir Junie et revenait content [172].

Grâce à Junie, Britannicus prend sa revanche sur Néron et il y a bien ainsi une sorte de renversement de situation entre Britannicus et Néron. Mais la logique se venge toujours, et, quand on a commencé par énoncer des contrevérités, on ne peut se permettre de faire une remarque qui n'est pas fausse, sans s'exposer à se contredire. C'est ce que fait Roland Barthes. En insistant sur ce renversement de situation, et, en l'exprimant, pour impressionner davantage le lecteur, sous la forme la plus paradoxale possible (« Néron a tout et pourtant il n'est pas; Britannicus n'a rien et pourtant il est »), Roland Barthes rend totalement incompréhensible ce qu'il a affirmé, d'une manière tout aussi catégorique, quatre lignes plus haut. Car, pour notre part, nous désespérons d'arriver à comprendre comment celui qui « n'est pas » peut fasciner celui qui « est », comment celui que « l'être comble » peut bien se laisser fasciner par celui à qui « l'être se refuse ». Serait-ce parce qu'il « a tout » que Néron fascine Britannicus ? Mais alors ce n'est pas Néron, c'est l'Empereur, c'est le pouvoir qui le fascinent. Mais alors Britannicus n'est pas sincère, lorsqu'il dit à Junie :

Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux,
Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux,
Depuis qu'à mon amour cessant d'être contraire,
Il semble me céder la gloire de vous plaire,
Mon cœur, je l'avouerai, lui pardonne en secret,
Et lui laisse le reste avec moins de regret [173].

Mais alors, surtout, la distinction que fait Roland Barthes en « être » et « avoir » perdrait toute espèce de sens : comment Britannicus pourrait-il être celui qui « est », bien qu'il n'ait rien, s'il était fasciné par celui qui « a tout », mais qui « n'est pas » ?

Ajoutons qu'en présentant Néron et Britannicus comme des « frères […] ennemis et englués l'un à l'autre », Roland Barthes contredit, de la manière la plus précise et la plus littérale, ce qu'il a écrit au début de son étude de La Thébaïde. Il y rangeait, en effet, la haine de Néron et de Britannicus dans la catégorie des haines « hétérogènes » qu'il opposait aux haines « familiales » dont Etéocle et Polynice lui fournissaient le meilleur exemple : « Il y a bien des haines dans le théâtre de Racine. Axiane hait Taxile, Hermione Andromaque, Néron Britannicus, Roxane Atalide, Eriphile Iphigénie, Aman Mardochée, Joad Mathan. Ce sont là des haines franches, pourrait-on dire. Il y a aussi des haines ambigu‘s, familiales ou amoureuses, celles qui opposent des êtres naturellement très proches : Agrippine et Néron, Xipharès et Pharnace, ; Roxane et Bajazet, Hermione et Pyrrhus, Athalie et Joas. Dans La Thébaïde la haine est de cette sorte-là. C'est une haine homogène, elle oppose le frère au frère, le même au même » [174]. Manifestement Roland Barthes a totalement oublié à la page 93, ce qu'il avait écrit à la page 69. Il est vrai qu'à la page 69 déjà, il avait complètement oublié qu'à la page 21 il avait cité Néron et Britannicus, à côté d'Etéocle et de Polynice, comme exemples de « frères toujours ennemis ».

Faute donc d'avoir fait de Britannicus, comme de Néron, son « frère », un personnage de fils, Roland Barthes, d'une manière tout à fait arbitraire, lui a prêté à l'égard de Néron des sentiments qui ressemblent fort à ceux qu'il prête au fils à l'égard de son père. Il a d'ailleurs comparé lui-même la fascination que Néron exercerait sur Britannicus à celle qu'Agrippine exerce sur Néron. Or, si Junie n'est évidemment pas un fils racinien, si Néron et Britannicus ne sont pas les frères raciniens que Roland Barthes voit en eux, on doit reconnaître, en revanche, que les rapports d'Agrippine et de Néron ressemblent assez à ceux que Roland Barthes prête au père et au fils raciniens.

Si le père, c'est le passé, le sang, l'autorité, si c'est, pour le fils, « une masse possessive qui l'étouffe » [175], Agrippine est effectivement tout cela pour Néron. Il lui doit tout, et le jour et l'empire. Elle le lui rappelle très longuement à la scène 2 de l'acte IV, et il est bien évident que ce rappel n'est pas le premier, même s'il est peut-être le plus long et le plus précis de tous ceux que Néron a déjà dû subir. Qu'Agrippine soit une mère «possessive », qu'elle ait rêvé et qu'elle rêve encore de maintenir Néron sous sa tutelle et de continuer à gouverner sous son nom, tout son rôle le prouve, et la première scène de la pièce peut suffire à nous en convaincre. Elle dit, en effet, à Albine, avec un mélange de cynisme et d'ingénuité :

Ai-je mis dans sa main le timon de l'état
Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ?
Ah ! que de la patrie, il soit, s'il veut, le père;
Mais qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mère [176].

Et elle achève de nous livrer son personnage, lorsque, un peu plus loin dans la même scène, elle évoque, avec une immense nostalgie, l'époque où Néron, au tout début de son règne, laissait à sa mère la réalité du pouvoir :

Non, non, le temps n'est plus que Néron, jeune encore,
Me renvoyait les vœux d'une cour qui l'adore,
Lorsqu'il se reposait sur moi de tout l'état,
Que mon ordre au palais assemblait le sénat,
Et que, derrière un voile, invisible et présente,
J'étais de ce grand corps l'âme toute-puissante [177].

À la scène suivante, Burrhus, en répondant aux reproches que lui a faits Agrippine, essaie de lui faire comprendre l'absurdité de son attitude. Il essaie, mais sans aucun succès, de lui faire admettre que Néron doit s'émanciper et exercer réellement le pouvoir qu'elle lui a conquis :

Vous m'avez de César confié la jeunesse,
Je l'avoue, et je dois m'en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir ?
D'en faire un empereur qui ne sût qu'obéir ?
Non. Ce n'est plus à vous qu'il faut que j'en réponde.
Ce n'est plus votre fils, c'est le maître du monde […]
L'Empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l'empire et grossir votre cour.
Mais le doit-il, Madame ? et sa reconnaissance
Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance [178] ?

Si donc Agrippine correspond assez bien au père racinien, tel que le décrit Roland Barthes, on peut trouver de même que Néron correspond assez bien à l'image qu'il nous donne du fils racinien. Ainsi ce terme d' « engluement », que Roland Barthes affectionne et que nous aimons moins, peut servir à définir ce que Néron éprouve à l'égard d'Agrippine. Il est vrai qu'« Agrippine fascine Néron », qu'elle lui fait peur, qu'elle le paralyse. Lui-même l'avoue à Narcisse, lorsque celui-ci le presse de divorcer pour épouser Junie :

Et ne connais-tu pas l'implacable Agrippine?
Mon amour inquiet déjà se l'imagine
Qui m'amène Octavie, et, d'un œil enflammé,
Atteste les saints droits d'un nœud qu'elle a formé;
Et, portant à mon cœur des atteintes plus rudes,
Me fait un long récit de mes ingratitudes.
De quel front soutenir ce fâcheux entretien [179] ?

Mais c'est surtout la tirade suivante de Néron qui pourrait nous autoriser à dire, si nous voulions parler comme Roland Barthes, qu'il éprouve, à l'égard d'Agrippine, « l'horreur même d'un engluement »:

éloigné de ses yeux, j'ordonne, je menace,
J'écoute vos conseils, j'ose les approuver,
Je m'excite contre elle, et tâche à la braver.
Mais (je t'expose ici mon âme toute nue),
sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n'ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j'ai lu si longtemps mon devoir,
Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d'elle,
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien,
Mon Génie étonné tremble devant le sien;
Et c'est pour m'affranchir de cette dépendance
Que je la fuis partout, que même je l'offense,
Et que de temps en temps j'irrite ses ennuis
Afin qu'elle m'évite autant que je la fuis [180].

Ainsi, à la condition d'accepter de voir en Agrippine une figure de père, on pourrait, à la rigueur, admettre qu'avec Néron, enfin, on a bien un fils racinien, tel que le définit Roland Barthes « déchiré […] entre la terreur du père et la nécessité de le détruire ». En tout cas, il est clair que Roland Barthes s'est essentiellement inspiré du couple formé par Agrippine et Néron pour définir les relations du père et du Fils raciniens. Ce père, qui « frustre », qui « possède », qui « retient », qui « étouffe », qui « englue » et qui « agrippe », il doit évidemment beaucoup à Agrippine [181]. Ce Fils qui éprouve, à l'égard du père, « un sentiment panique d'attachement et de terreur », pour qui « l'ingratitude est la forme obligée de la liberté », il doit beaucoup à Néron. Cette « lutte inexpiable du père et du fils », elle doit beaucoup à la lutte inexpiable d'Agrippine et de Néron.

Est-ce à dire, pour autant, que la théorie de Roland Barthes, inspirée par le conflit d'Agrippine et de Néron, en rende compte exactement ? Nous ne le pensons pas. En se servant, en effet, d'Agrippine et de Néron pour définir res rapports du père et du fils dans le théâtre de Racine, Roland Barthes ne se contente pas de prêter à tous les pères et à tous les fils raciniens, aux vrais et à tous ceux qu'il fabrique, un comportement et des sentiments qui, en réalité, sont propres à Agrippine et à Néron; il ne se contente pas de fausser ainsi les rapports des autres personnages et d'utiliser, une fois de plus, Britannicus comme un lit de Procuste pour déformer toutes les autres pièces de Racine : il est amené, en même temps, à méconnaître la singularité des relations d'Agrippine et de Néron, le caractère très exceptionnel de la situation et des personnages, et ainsi à déformer aussi, même si c'est moins gravement, la pièce même qui lui sert à déformer les autres.

Mais ce n'est pas la première fois qu'en voulant à tout prix retrouver dans « l'homme racinien » en général les traits qui appartiennent en propre à Néron, Roland Barthes est conduit non seulement à fabriquer un « homme racinien » qui n'est pas racinien, mais aussi à ignorer ce que Néron a de néronien. En se servant de Néron pour dépeindre l'amoureux racinien, Roland Barthes a été conduit non seulement à nous donner de celui-ci une image tout à fait déformée, mais aussi à méconnaître que Néron est si peu un amoureux comme les autres, qu'on a beaucoup de peine à croire qu'il est vraiment amoureux. De même en se servant de Néron pour définir le fils racinien, Roland Barthes est non seulement conduit à nous proposer un portrait très arbitraire de tous ceux qu'il regarde comme des figures de fils, mais aussi à méconnaître que, outre qu'il n'a pas une mère, pardon un père, comme les autres, Néron n'est assurément pas un fils comme les autres. Bien loin de l'admettre, Roland Barthes estime, au contraire, qu' « il y a beaucoup moins un être Néronien qu'une situation Néronienne, celle d'un corps paralysé qui s'efforce désespérément vers une mobilité autonome. Comme Pyrrhus, c'est essentiellement le Passé qui l'agrippe, l'enfance et les parents, le mariage même voulu par la Mère, et qui n'a pu lui donner la paternité, bref la Morale » [182]. On le voit, non content de faire de tous les fils raciniens, qui, grâce à lui, sont fort nombreux, des fils néroniens, Roland Barthes pense que Néron lui-même n'est pas néronien parce qu'il est Néron, mais seulement parce qu'il est un fils. Son problème, à cela près qu'il est empereur, est finalement, aux yeux du critique, le problème de n'importe quel « adolescent »: « Le problème est pour lui de sécession : il faut disjoindre l'Empereur du Fils. Cette disjonction, selon la mécanique racinienne, ne peut être qu'une secousse qui prend son élan dans un sens vital tout pur, un sentiment brut d'expansion, que j'ai déjà appelé le dogmatisme (le refus d'hériter), que Racine nomme l'impatience, et qui est le refus absolu opposé par un organisme à ce qui le contient excessivement. Paralysie physique et obligation morale sont emportées dans la même décharge. La forme sublimée du lien étant la reconnaissance, Néron se fait avant tout ingrat; il décide qu'il ne doit rien à sa mère; pareil à ces jeunes garçons qui renvoient insolemment à leurs parents la responsabilité de les avoir fait naître, il définit les dons d'Agrippine comme de purs intérêts. Son immoralisme est proprement adolescent » [183].

Ainsi, pour Roland Barthes, l'attitude de Néron, étant donné son âge et sa situation, est tout à fait normale, et tout autre, à sa place, se conduirait sans doute de la même façon. Mais nous avons déjà rappelé ce que Racine disait, lui, de Néron dans ses deux Préfaces, et il ne nous a pas semblé qu'il partageait ce sentiment. Il est vrai qu'il y a pour Néron « un problème de sécession » ; il est vrai qu'il lui « faut disjoindre l'Empereur et le Fils » ; il est vrai que le caractère et le comportement d'Agrippine pourraient susciter chez tout autre que lui une assez légitime impatience. Il entre pourtant dans l'impatience de Néron bien autre chose qu'un désir d'indépendance très compréhensible. Racine nous l'indique des les premiers vers de la pièce :

L'impatient Néron cesse de se contraindre;
Las de se faire aimer; il veut se faire craindre [184].

Cette impatience de « se faire craindre », elle appartient, elle, en propre à Néron. Ceux qui le connaissent bien ne semblent pas avoir le sentiment que sa révolte « prend son élan dans un sens vital tout pur ». L'origine, pour Agrippine, en est beaucoup moins « pure », beaucoup plus inquiétante. Il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler les vers que nous avons déjà cités :

Il se déguise en vain. Je lis sur son visage
Des fiers Domitius l'humeur triste et sauvage.
Il mêle avec l'orgueil qu'il a pris dans leur sang
La fierté des Nérons qu'il puisa dans mon flanc [185].

Et, nous le savons, ce sentiment est secrètement partagé par Burrhus, qui craint lui aussi de voir Néron cesser de se contraindre pour s'abandonner à sa « férocité » naturelle.

Mais cette « férocité » de Néron, Roland Barthes semble ici l'oublier complètement. En effet, alors que, dans le chapitre « Techniques d'agression », pour nous prouver que le théâtre de Racine était un « théâtre de la violence », il nous présentait tous les personnages raciniens, même ceux qu'on n'aurait jamais soupçonnés de pouvoir le faire, se livrant, à l'instar de Néron, à des agressions sadiques, dans le chapitre consacre à Britannicus, au contraire, le sadisme de Néron lui-même est totalement passé sous silence. Certes, au début du chapitre, Roland Barthes s'est souvenu de la fameuse formule du « monstre naissant » employée par Racine dans ses deux Préfaces et il y a fait allusion. Mais il n'a ainsi rappelé la « monstruosité » de Néron que pour la justifier aussitôt et finalement la nier. « Britannicus, écrit-il, est la représentation d'un acte, non d'un effet. L'accent est mis sur un faire véritable : Néron se fait, Britannicus est une naissance. Sans doute, c'est la naissance d'un monstre : mais ce monstre va vivre et c'est peut-être pour vivre qu'il se fait monstre » [186]. Ainsi Néron se fait monstre, et il ne se fait monstre que parce qu'il y est absolument obligé (» pour vivre »). II est donc clair que, pour Roland Barthes, non seulement Néron n'est pas un monstre, mais qu'il ne le devient pas, non plus : n'ayant pas le choix, il ne fait que ce que tout le monde ferait à sa place. Profitons-en pour remarquer, en passant que le lecteur qui se souviendrait à la fin du chapitre de ce que Roland Barthes a écrit au début, ferait preuve de mauvais esprit. Car il apparaît que le critique n'a aucunement ni souhaité ni prévu un tel rapprochement. Il conclut, en effet, son chapitre en ces termes : « Le désespoir de Néron n'est pas celui d'un homme qui a perdu sa maîtresse; c'est le désespoir d'un homme condamné à vieillir sans jamais naître » [186]. Quand faut-il croire Roland Barthes ? Quand il nous dit que « Néron se fait », que Britannicus est l'histoire de sa « naissance », qu'il « va vivre », ou bien quand il nous dit qu'il est condamné à ne « jamais naître », et donc à ne jamais « vivre » et à ne jamais « se faire »?

Toujours est-il qu'en gommant, comme il le fait, la "monstruosité" de Néron, Roland Barthes méconnaît une des données fondamentales de la pièce. On ne saurait voir dans Néron qu'un fils aux prises avec le père et réduire son cas à un problème d'émancipation. Certes, il lui faut écarter Agrippine. Mais, si, d'une certaine façon, l'ingratitude est bien pour lui, « la forme obligée de la liberté », il s'en faut qu'elle suffise à la lui donner. Lorsque Narcisse presse Néron de s'affranchir de toutes les tutelles, non seulement de celle d'Agrippine, mais aussi de celle de tous ceux qui, avec Burrhus et Sénèque, essaient de l'empêcher de s'abandonner à ses instincts, il lui dit :

Vous seriez libre alors, Seigneur, et devant vous
Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous [187].

Mais, s'il le dit, il ne le pense évidemment pas. Car ce que veut Narcisse, ce n'est point du tout que Néron soit « libre ». Il veut qu'après avoir été sous la tutelle d'Agrippine, d'abord, puis de Burrhus et de Sénèque, Néron soit maintenant sous la sienne. S'il le pousse d'abord à répudier Octavie pour épouser Junie, et ensuite à tuer Britannicus, c'est que cela lui permettra d'achever de prendre une relève qu'officieusement déjà il assure en grande partie. Il suffit de voir, à la scène 2 de l'acte II, quelle confiance Néron lui témoigne, comment il lui livre ses secrets les plus intimes, pour mesurer l'emprise qu'il exerce sur lui. Ce qui fait, d'ailleurs, la force de Narcisse, c'est que Néron ne se défie pas de lui, quoi qu'en pense M. Miquel, et qu'il ne le soupçonne pas de vouloir le diriger. Mais ce qu'il nous importe de souligner ici, c'est que Néron se trouve toujours sous la tutelle de quelqu'un, même lorsqu'il croit ne plus l'être. Car peut-être autant que sa "monstruosité", ce qui le définit c'est son immaturité « Néron est un enfant gâté » [188], dit justement Raymond Picard.

Et c'est précisément ce manque de maturité qui permet à Roland Barthes de se servir de Néron pour définir le fils racinien comme étant fasciné et terrorisé par le père. En effet, quelle que soit la force de la personnalité d'Agrippine, elle n'aurait pas exercé sur Néron la même fascination, s'il avait eu lui-même du caractère et une véritable personnalité. Seulement, si Néron, comme le dit encore Raymond Picard, est « un caractère presque apathique » [189], il n'en est pas de même des autres « fils » raciniens. Et c'est d'ailleurs heureux. Car, outre que sa méchanceté et son sadisme le rendent, nous l'avons dit, bien peu susceptible d'inspirer la pitié, un personnage comme lui pratiquement sans conscience et sans volonté, un personnage qui n'est pas encore moralement adulte et qui visiblement ne le sera jamais, un tel personnage n'a guère les « qualités » d'un bon héros tragique.

Mais, en s'inspirant des relations d'Agrippine et de Néron pour définir les relations du Père et du Fils raciniens, non seulement Roland Barthes ne tient pas compte du caractère exceptionnel des deux personnages, celui d'Agrippine et plus encore celui de Néron, mais aussi, et surtout peut-être, ii ne tient pas compte du caractère exceptionnel de leur situation. Aucun autre personnage de Racine, en effet, ne se trouve dans la situation qui est celle de Néron par rapport à Agrippine. Car ce n'est pas un hasard si le modèle du père racinien, tel que Roland Barthes le conçoit, est, en fait, un personnage de mère. Nous l'avons vu, avant de nous expliquer ce qu'est, selon lui, le père racinien, Roland Barthes nous demande d'admettre que « ce n'est pas forcément […] le sexe qui le constitue ». Mais, quoi que dise Roland Barthes, qui croit seulement mettre le sexe entre parenthèses, c'est bien le sexe qui constitue son père racinien, à cela près qu'il a changé de sexe. Une fois de plus, l'absurdité de l'analyse de Roland Barthes se révèle exemplaire : son père racinien n'est pas seulement un père qui peut aussi bien être une mère; c'est un père qui ne peut être qu'une mère.

À l'image d'Agrippine, Roland Barthes définit le père racinien comme celui qui « agrippe » et « retient ». Mais il ne voit pas que, si Agrippine « agrippe » et « retient », c'est parce qu'elle est une mère et non pas un père. Si elle était le père de Néron, au lieu d'être sa mère, la situation serait nécessairement très différente. Un empereur, normalement n'a pas de père, puisqu'il ne devient empereur que du jour où il perd son père. Pour qu'un empereur puisse avoir un père qui, comme Agrippine, cherche à conserver officieusement un pouvoir qui officiellement appartient maintenant à son fils, il faudrait des circonstances exceptionnelles et par exemple, que le père ait abdiqué en faveur du fils. Mais la tragédie racinienne n'en offre pas d'exemple.

La théorie de Roland Barthes méconnaît ce qu'il y a de tout à fait singulier, d'unique, dans les rapports de Néron, empereur, et de son « père ». D'une part, son « père » a fait beaucoup plus pour lui qu'il n'aurait fait, s'il avait été vraiment son père. Agrippine lui a transmis le pouvoir de son vivant, alors qu'un père véritable ne le lui aurait transmis qu'à sa mort. De plus, pour transmettre le pouvoir à son fils, un père véritable, n'a, normalement, rien de particulier à faire, alors qu'Agrippine, une fois parvenue au pouvoir après avoir épousé Claude, a dû ensuite déployer beaucoup d'efforts pour transmettre ce pouvoir à son fils : elle a dû mettre en œuvre un vaste plan d'action dont les principales étapes ont consisté, ainsi qu'elle le rappelle elle-même à Néron, à lui faire épouser Octavie, à le faire adopter par Claude, à obtenir qu'il soit associé à l'empire, à discréditer Britannicus dans l'opinion, à soigner, au contraire, la popularité de Néron, et enfin, le moment venu, à supprimer Claude et à ne révéler sa mort qu'après avoir fait proclamer Néron empereur par les cohortes prétoriennes [190]. Ainsi Néron doit à son « père » une reconnaissance beaucoup plus grande que celle qu'il devrait à son père véritable qui lui aurait transmis l'empire en mourant. De plus, et surtout, une telle reconnaissance aurait été posthume, alors que Néron doit à son « père », qui, lui, est encore en vie, une reconnaissance assurément beaucoup plus contraignante. D'autre part, alors qu'un père véritable, lorsqu'il transmet en mourant l'empire à son fils, le fait d'une manière nécessairement franche, totale et définitive, le « père » de Néron, au contraire, essaie de garder, ou de reprendre, ce qu'il a donné.

Il s'ensuit qu'il y a dans la situation de Néron par rapport à Agrippine une ambiguïté très forte et qui revêt un double aspect. Le premier aspect de cette ambiguïté se trouve fort bien exprimé par Agrippine elle-même au début de la pièce. Albine s'étonne de l'entendre dire qu'elle se sent devenir « importune » à Néron :

Tout lui parle, Madame, en faveur d'Agrippine :
Il vous doit son amour.

Et Agrippine lui répond :

…………Il me le doit, Albine.
Tout, s'il est généreux, lui prescrit cette loi;
Mais tout, s 'il est ingrat, lui parle contre moi [191].

Agrippine comprend fort bien que Néron, parce qu'il lui doit tout, lui doit trop. Elle sent fort bien que sa reconnaissance, parce qu'elle lui paraît trop pesante, ressemble de plus en plus à du ressentiment. Et, à la fin de la pièce, lorsque, dans ses fameuses imprécations, elle lui prédira qu'il la tuera, elle lui dira :

Tu voudras t'affranchir du joug de mes bienfaits [192].

Le second aspect de cette ambiguïté tient au fait, qu' Agrippine, étant une femme et non un homme, et ne pouvant exercer le pouvoir directement, mais seulement par personne interposée, tout ce qu'elle a fait pour assurer le pouvoir à Néron, elle l'a fait d'abord et surtout pour elle. Et Néron a beau jeu de répondre, hypocritement, au « long récit de [s]es ingratitudes » que lui inflige sa mère à l'acte IV :

Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues,
Que jadis (j'ose ici vous le dire entre nous)
Vous n'aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous [193].

L'exceptionnelle ambiguïté des rapports de Néron avec son « père » tient essentiellement au fait que son « père » n'est pas son père. « L'impatience » de Néron ne saurait donc être considérée comme un caractère général du « fils » racinien. Outre qu'il y a, derrière cette « impatience », une « férocité » native qui est propre à Néron, elle s'explique aussi, d'une part, par la nature possessive d'Agrippine, nature qui lui est propre et ne saurait servir à définir le père racinien en général, et, d'autre part, par la situation respective d'Agrippine et de Néron, situation qui, elle aussi, leur est propre, et qui peut d'autant moins être considérée comme celle du père et du Fils raciniens en général, qu'elle tient d'abord au fait que la place du père est tenue par la mère.

Mais, si Britannicus a visiblement inspiré à Roland Barthes sa théorie du père, c'est finalement dans l'étude d'Andromaque qu'il en a fait le plus large usage. En effet, si l'on se reporte au classement des héros raciniens que Roland Barthes nous propose, au début du chapitre « Le "dogmatisme" du héros racinien », on constate que c'est Andromaque qui lui a fourni les exemples les plus nombreux. Les quatre personnages principaux de la pièce s'y trouvent cités et se voient repartis entre les trois catégories de fils raciniens distinguées par le critique : Hermione appartient à la première catégorie, celle des « figures les plus régressives » ; Andromaque et Oreste appartiennent tous deux à la deuxième, celle des figures qui « tout en restant inconditionnellement soumises au père, vivent cette fidélité comme un ordre funèbre » ; Pyrrhus, enfin, appartient à la troisième, celle des « vrais héros raciniens », de ceux qui « accèdent pleinement au problème de l'infidélité » et il en est de même l'exemple le plus accompli, puisqu'il est « de tous le plus émancipé » [194]. Enfin le chapitre consacré à Andromaque, dans la seconde partie de « L'Homme racinien », est tout entier centré sur le thème de la « fidélité » ou de l' « infidélité » au père et l'attitude des personnages est tout entière définie par rapport au « Passé », au « Sang » et à la « Loi ». D'ailleurs Roland Barthes nous avertit, au début du chapitre, que le véritable sujet d'Andromaque, la question fondamentale que Racine pose dans la pièce, peuvent se résumer ainsi : « comment passer d'un ordre ancien à un ordre nouveau ? » [195}.

L'interprétation que Roland Barthes nous donne d'Andromaque, semble donc tout entière inspirée par sa théorie du père [196]. Aussi croyons-nous que son examen achèvera de nous éclairer sur la valeur de cette théorie. Mais, si Roland Barthes nous présente les quatre personnages principaux de la pièce, Oreste, Hermione Pyrrhus et Andromaque, comme des figures de fils (Hermione étant, en même temps, par rapport à Pyrrhus, une figure de père), c'est surtout aux deux personnages d'Hermione et de Pyrrhus, qui constituent, selon lui, les deux figures extrêmes de tous les héros raciniens, que son commentaire s'attache. C'est donc surtout par ce qu'il dit d'Hermione et de Pyrrhus que son interprétation, si elle était fondée, serait susceptible de renouveler l'étude de la pièce. C'est, par conséquent, à Hermione et à Pyrrhus aussi que nous nous intéresserons surtout.

Nous passerons très rapidement sur le cas d'Oreste, qui rappelle évidemment ceux d'Antiochus et de Junie que nous avons déjà examinés. Roland Barthes voit en lui une figure de fils, parce qu'il est fidèle à Hermione, qui joue donc par rapport à lui le rôle du père. Contentons-nous donc de redire combien il nous paraît étrange d'assimiler la fidélité en amour à la fidélité au père. Et de fait, Roland Barthes lui-même ne semble pas tellement convaincu qu'Oreste soit vraiment un fils. Toujours est-il qu'après qu'il a été cité parmi les fils de la deuxième catégorie, il n'est plus jamais question de lui en tant que fils. Il n'est, d'ailleurs, pratiquement pas du tout question de lui dans le chapitre consacré à Andromaque, et on nous permettra de relever, en passant, combien il est surprenant de présenter Andromaque à des lecteurs, en supprimant, pour ainsi dire, un rôle aussi important (c'est même le rôle le plus long) que celui d'Oreste. Il n'est cité qu'incidemment, dans un développement consacré à Hermione dont il est présenté comme le « double instrumental » [197]. Il n'y est donc pas du tout évoqué en tant que figure de fils, mais seulement comme jouant, par rapport à Pyrrhus, à côté d'Hermione et dirige par elle, le rôle d'un second père. De ce rôle, nous ne dirons rien maintenant, puisque nous aurons à examiner tout à l'heure le rôle de père que Roland Barthes prête à Hermione : nos remarques vaudront en même temps pour son « double ».

C'est aussi sa « fidélité » à Hector qui vaut à Andromaque d'être considérée comme une figure de fils. Et certes Hector, puisqu'il est mort représente bien le passé pour Andromaque. Nous ne croyons pas cependant que ce soit une raison suffisante pour qu'il devienne son père. Constatons d'ailleurs qu'Andromaque elle-même ne semble guère se rendre compte qu'Hector représente maintenant pour elle la figure du père, puisqu'elle continue à distinguer la mémoire de son père et celle de son mari. Elle dit, en effet, à Pyrrhus, en parlant d' Astyanax :

Il m'aurait tenu lieu d'un père et d'un époux [198].

On ne voit guère, en tout cas, si Hector est pour elle le père, qu'Andromaque éprouve pour lui les sentiments que Roland Barthes prête au fils racinien. Certes sa fidélité à Hector est « funèbre ». Comment ne le serait-elle pas ? Mais rien n'indique qu'elle éprouve, à l'égard de sa mémoire, « l'horreur même d'un engluement ». Certes, Andromaque est « déchirée » ; certes, elle se trouve devant un dilemme. Mais ce dilemne ne saurait être assmilé à celui du fils racinien « déchiré jusqu'à la mort entre la terreur du père et la nécessité de le détruire ». La situation d'Andromaque par rapport à Hector ne saurait être comparée à celle de Néron par rapport à Agrippine. Le passé ne l' « agrippe » pas, il ne la « retient » pas. Bien sûr, c'est le passé qui l'empêche d'épouser Pyrrhus. Mais elle n'a aucune envie de le faire; si elle pouvait s'y résoudre, ce serait seulement pour sauver Astyanax. Or le même passé qui l'empêche d'épouser Pyrrhus, le pousse aussi à sauver Astyanax, qui est, dit-elle à Pyrrhus.

Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie [199].

Roland Barthes le reconnaît d'ailleurs, puisqu'il écrit : « Hector veut à la fois vivre comme mort et comme substitut, Hector lui a enjoint à la fois la fidélité à la tombe et le salut du fils parce que le fils c'est lui : il n'y a en fait qu'un même Sang, et c'est à lui qu' Andromaque doit être fidèle » [200].

Mais Roland Barthes pense que l'attitude d'Andromaque se modifie au cours de la pièce. Il écrit, en effet, à la page suivante : « elle veut que l'enfant vive, et c'est en cela qu'elle rejoint Pyrrhus. Elle sent très bien que le salut de l'enfant consacre en fait une rupture de la légalité qu'elle représente, et c'est pour cela qu'elle y résiste tant pendant trois actes, (ce qui est beaucoup pour une mère). Bien plus, elle reconnaît tout ce que ce salut et cette rupture impliquent : une véritable transformation du Temps, l'abolition de la Loi vendettale, le fondement solennel d'un nouvel usage […] Le suicide d'Andromaque est un sacrifice, il contient en germe un avenir accepté, et ce sacrifice concerne l'être même d' Andromaque : elle consent à se séparer d'une partie d'Hector (Astyanax), à amputer sa fonction de gardienne amoureuse, elle consent à une fidélité incomplète. Bien plus, sa mort signifie qu'Astyanax n'est plus tout à fait pour elle Hector seul; pour la première fois, elle découvre l'existence d'un Astyanax vivant par lui-même, et non comme pur reflet du mort: son fils existe enfin comme enfant, comme promesse » [201]. Ainsi, selon Roland Barthes, si Andromaque veut qu'Astyanax vive, ce n'est, d'abord, que par fidélité à Hector, Astyanax n'étant alors rien d'autre pour elle que le substitut d'Hector. Ce n'est qu'au début de l'acte IV, lorsque Andromaque, après être allée « sur son tombeau consulter [s]on époux » [202], revient décidée à épouser Pyrrhus et à se tuer aussitôt après, qu'elle prend vraiment conscience qu'Astyanax a une existence propre et qu'il a le droit de vivre pour lui-même et pas seulement pour assurer à son père une sorte de survie posthume.

Que faut-il penser de cette analyse ? On pourrait tout d'abord faire remarquer qu'elle conduirait, logiquement à remettre en cause, au moins partiellement, le classement d'Andromaque parmi les figures de fils de la deuxième catégorie. Si Roland Barthes a raison, si Andromaque, après avoir pendant trois actes représenté la fidélité inconditionnelle au père, « rejoint Pyrrhus » au quatrième acte, si donc elle « accède au problème de l'infidélité », il faut dire qu'elle change de catégorie dans le cours même de la pièce, passant de la deuxième à la troisième entre l'acte III et l'acte IV. Pourquoi pas ? Toujours est-il que, si Roland Barthes avait été plus soucieux d'éclairer ses lecteurs, il aurait dû leur signaler ce fait. Mais surtout c'est d'une manière très arbitraire qu'il prête à Andromaque une telle évolution. Il n'est même pas nécessaire de bien connaître le texte pour se dire qu'a priori son interprétation paraît bien suspecte. Comment admettre qu'aux yeux d'Andromaque, ce soit seulement au début de l'acte IV que, « pour la première fois […] son fils existe enfin comme enfant » ? Roland Barthes aurait dû, d'ailleurs, sentir lui-même qu'il y avait là quelque invraisemblance, puisqu'il note qu'avant de consentir à épouser Pyrrhus pour sauver son fils, Andromaque résiste « pendant trois actes, ce qui est beaucoup pour une mère ». Et, si l'on se reporte au texte, on ne trouve rien qui permette de dire qu'il y a vraiment un changement dans l'attitude d'Andromaque au cours de la pièce. Elle veut toujours au début de l'acte IV ce qu'elle voulait pendant les trois premiers actes : sauver Astyanax tout en restant fidèle à Hector. Simplement, alors que pendant les trois premiers actes, elle n'entrevoyait aucun moyen de concilier ces deux exigences contradictoires, elle a maintenant trouvé, ou croit avoir trouvé [203], l'impossible solution. Mais rien n'indique qu'elle voie maintenant les choses différemment. Rien n'indique qu'elle ait brusquement compris qu'il fallait « passer d'un ordre ancien à un ordre nouveau », et encore moins, bien sûr, qu'elle ait soudain découvert que son fils existait comme enfant (on peut penser qu'elle le savait depuis qu'Astyanax existe). Pour prouver qu'Andromaque prône maintenant, avec Pyrrhus, « l'abolition de la Loi vendetta le », Roland Barthes rappelle en note [204] qu'elle dit à Céphise, en lui demandant de veiller sur Astyanax :

Mais qu'il ne songe plus, Céphise, à nous venger [205].

Mais il y a longtemps, en réalité, qu'Andromaque a renoncé à la vengeance et à la revanche. Ce qu'elle dit, en effet, à Céphise, à la scène 1 de l'acte IV, rappelle ce qu'elle répondait à Pyrrhus, à la scène 4 de l'Acte I, lorsqu'il lui proposait de venger les Troyens, de relever Troie et d'y couronner Astyanax

Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère :
Je les lui promettais tant qu'a vécu son père.
Non, vous n'espérez plus de nous revoir encor,
Sacrés murs, que n'a pu conserver mon Hector [206].

Mais laissons là Andromaque. Aussi bien, par rapport à beaucoup d'autres personnages de Racine, celui d'Andromaque est-il relativement respecté par le commentaire du critique. Certes, rien n'imposait de transformer en figure de fils un personnage qui est essentiellement une veuve et une mère. Mais la fidélité d'Andromaque à la mémoire d'Hector est reconnue par Roland Barthes [207], ce qui est d'autant plus remarquable que le texte ne permet pas d'en douter. En revanche, le personnage d'Hermione dont le rôle, après celui de Phèdre, est généralement, et à juste titre, le plus admiré par la critique, est aussi un de ceux, et peut-être même celui, que Roland Barthes a le plus maltraités.

Pour l'auteur du Sur Racine, Hermione se définit essentiellement par la fidélité au père. Elle est le meilleur exemple des figures de fils de la première catégorie, « les plus régressives », « celles qui restent soudées au père, enveloppées dans sa substance », celles pour qui « le Passé est un droit qu'elles représentent avec superbe, c'est-à-dire avec agressivité ». C'est cette idée, et elle seule, que reprend et développe Roland Barthes, lorsqu'il parle d'Hermione dans le chapitre consacré à Andromaque : « Hermione en est la figure archaïque et par conséquent (puisqu'il s'agit en somme d'une crise d'individualisme) la mieux socialisée. Hermione est en effet le gage d'une société tout entière. Cette société (« les Grecs ») dispose d'une idéologie, la vendetta (le sac de Troie, punition du rapt d'Hélène, y alimente sans cesse la vie affective de la patrie), et d'une économie (comme dans toute société solidifiée, l'expédition était à la fois de morale et de profit) ; en un mot, cette société (et Hermione avec elle) jouit d'une bonne conscience. La figure centrale, l'alibi incessant, en est le père (Ménélas), soutenu par les dieux, en sorte que rompre la fidélité à Hermione, c'est rejeter à la fois le père, le Passé, la Patrie et la Religion. Les pouvoirs de cette société sont entièrement délégués à Hermione, qui les délègue à son double, Oreste. La jalousie d'Hermione est d'ailleurs ambigu‘ : c'est une jalousie d'amoureuse, mais c'est aussi, au-delà d'Hermione elle-même, la revendication ombrageuse d'une Loi qui réclame son dû et condamne à mort quiconque la trahit : ce n'est pas par hasard que Pyrrhus périt sous les coups des Grecs, qui se substituent au dernier moment, dans l'acte de vengeance, à des délégués que l'amour a rendus peu sûrs. La fidélité amoureuse est donc ici indissolublement liée à la fidélité légale, sociale et religieuse. Hermione concentre en elle des fonctions différentes mais qui sont toutes de contrainte : amoureuse, elle se donne sans cesse pour une "fiancée", une amante légale, solennellement engagée, dont le refus n'est pas un affront personnel mais un véritable sacrilège; grecque, elle est fille du Roi vengeur, déléguée d'un Passé qui dévore; morte enfin, elle est Erinnye, tourmenteuse, répétition incessante de la punition, vendetta infinie, triomphe définitif du Passé. Meurtrière du mâle, meurtrière de l'enfant qui est son véritable rival parce qu'il est l'avenir, Hermione est tout entière du côté de la Mort, mais d'une mort active, possessive, infernale; venue d'un passé très ancien, elle est force plutôt que femme; son double instrumental, Oreste se donne lui-même pour le jouet (lamentable) d'une très antique fatalité qui le dépasse, sa pente le renvoie bien en arrière de lui-même » [208].

C'est à dessein que nous avons cité en entier ce paragraphe consacré à Hermione. En effet, si Roland Barthes dit explicitement que Pyrrhus est, de tous les héros raciniens, « le plus émancipé », il ne dit pas explicitement qu'Hermione en est, à l'opposé, la figure la plus régressive. Il semble pourtant le penser. De tous les personnages de Racine, elle est, en tout cas, celui dont il a le plus souligné le caractère « archaïque ». S'il fallait l'en croire, Hermione serait moins amoureuse que grecque; elle serait moins passionnée que farouchement attachée au Passé, à la Patrie, à la Loi et même à la Religion. Il y a là, assurément, une conception assez nouvelle du personnage. L'image qu'on se faisait généralement d'Hermione avant Roland Barthes, n'était pas précisément celle d'une patriote ardente, d'une nationaliste habitée par la haine de l'ennemi héréditaire, d'une conservatrice bornée et même d'une réactionnaire ayant voué sa vie à la défense de la tradition, voire d'une dévote et d'une intégriste. Bien au contraire, on voyait essentiellement en elle une femme amoureuse et prête à tout sacrifier à sa passion, à renier les siens, à bafouer la loi et la morale, à défier les dieux mêmes. Pour choisir entre deux conceptions aussi opposées, il n'est d'autre solution que de revenir au texte.

Mais, avant même de faire appel au texte et de nous demander si le portrait d'Hermione que Roland Barthes a peint, ressemble vraiment au modèle, nous pouvons déjà nous interroger sur le portrait lui-même et nous demander s'il serait souhaitable qu'il fût fidèle. Or, si l'on veut bien se souvenir que ce portrait est celui d'un personnage tragique, c'est-à-dire d'un personnage qui doit exciter la pitié, et, pour ce faire susciter non seulement la pitié, mais aussi un peu de sympathie, on ne peut guère souhaiter que le portrait soit ressemblant. Comment, en effet, si elle était vraiment une figure « venue d'un passé très ancien » et « tout entière du côté de la Mort », si elle était vraiment « force plutôt que femme ». un personnage allégorique plutôt qu'un individu en chair et en os, une espèce de divinité funèbre, une « Erinnye » [209], plutôt qu'un être humain, comment, si elle était telle que Roland Barthes l'a peinte, Hermione pourrait-elle exciter notre pitié, susciter notre sympathie ou seulement éveiller notre intérêt, comment pourrait-elle faire ce pour quoi Racine l'a faite : nous émouvoir ? Une fois de plus, Roland Barthes ne pourrait avoir raison que si Racine avait eu tort. Une fois de plus. son interprétation, avant d'être arbitraire, est d'abord absurde.

Heureusement, si Roland Barthes oublie continuellement que la tragédie doit d'abord émouvoir les spectateurs, Racine, lui, ne l'oublie guère. Il ne l'oublie certes pas. quand il écrit Andromaque, et, en particulier, quand il crée le rôle d'Hermione. Mais, de tout ce rôle qui compte environ 400 vers, Roland Barthes ne retient guère que quatre ou cinq vers qu'il isole de leur contexte et auxquels il fait un sort.

Ainsi, pour transformer Hermione en championne de la Religion avec une majuscule, Roland Barthes se contente de citer en note [210] le vers qu'elle lance à Pyrrhus :

Va profaner des dieux la majesté sacrée [211].

Replaçons ce vers dans son contexte, la fin de la grande scène entre Pyrrhus et Hermione. Pyrrhus ne lui ayant pas répondu, lorsqu'elle lui a demandé de remettre du moins au lendemain son mariage avec Andromaque, pour lui laisser le temps de quitter l'Epire avant, Hermione a compris qu'il ne l'écoutait même pas, parce qu'il était en pensée auprès de sa rivale. Furieuse, elle va le quitter, après lui avoir lancé des vers menaçants dont seul le spectateur peut saisir toute la portée :

Va lui jurer la foi que tu m'avais jurée;
Va profaner des dieux la majesté sacrée :
Ces dieux, ces justes dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t'ont lié.
Porte aux pieds des autels ce cœur qui m'abandonne;
Va, cours; mais crains encor d'y trouver Hermione [212}.

Remarquons tout d'abord que, si, pour Hermione la fidélité amoureuse avait été indissolublement liée à la fidélité religieuse, ainsi que le prétend Roland Barthes elle n'aurait certainement pas attendu la fin de la scène pour reprocher à Pyrrhus son « sacrilège ». Or il n'en est absolument pas question dans la première tirade d'Hermione, alors pourtant qu'elle s'acharne à souligner les torts de Pyrrhus, alors qu'elle s'emploie à faire ressortir, avec une ironie mordante, combien il est peu « esclave de sa foi » [213]. Et, si elle en vient enfin, dans les vers que nous avons cités, à menacer Pyrrhus de la vengeance des dieux, cela ne saurait suffire à nous faire voir en elle le défenseur des intérêts du Ciel. Point n'est besoin, pour l'expliquer, de prêter à Hermione une âme vraiment religieuse. Ce qui eût été étonnant, en effet, c'est qu'elle n'eût pas eu, à ce moment précis, l'idée de faire appel aux dieux. Rien de plus naturel, rien de plus logique que cet appel à cette place. C'est ce que M. Delcroix a justement noté en commentant ces vers : « Pyrrhus reste muet. La colère d'Hermione le poursuit dans son unique préoccupation, le précède au lieu de l'hymen. La coïncidence de l'image de ce lieu avec l'évidence du parjure, le déchaînement de la passion frustrée, suscitent les dieux de la malédiction […] La divinité s'érige dans ces vers, parée de sa grandeur et de sa justice, garante des serments humains. Elle n'est pas seulement suscitée par la pensée du lieu consacré et des rites sacramentels ; elle est à la mesure de cette fureur vengeresse qui anime l'amoureuse impuissante à chasser celui qu'elle ne peut retenir. Les dieux doivent leur présence menaçante à cet accord exceptionnel de la croyance commune, de l'événement et du mouvement psychologique » [214]. De plus, cette évocation des dieux vengeurs est bien rapide (elle tient en trois vers) et ce n'est pas sur elle que s'achève la tirade. Comme le note encore M. Delcroix, Hermione « ne s'arrête pas à ces figures terribles de sa fureur. C'est finalement elle-même qu'elle offre à l'appréhension du traître et sa dernière menace préfère la résonance de son nom proféré » [215].

On peut même, croyons-nous, aller plus loin. Hermione, qui vient d'ordonner à Oreste de tuer Pyrrhus, a assurément une excellente raison de lui lancer son nom comme ultime menace. Elle sait fort bien qu'elle représente pour Pyrrhus une menace autrement pressante et autrement précise que les « justes dieux ». Affirmerait-elle une telle confiance dans la justice des dieux, si elle n'avait pris soin de les prévenir et n'avait fait elle-même leur travail ? On peut d'autant plus en douter qu'un peu plus haut, juste avant de demander à Pyrrhus de différer son mariage d'un jour, elle lui a dit :

Mais, Seigneur, s'il le faut, si le ciel en colère,
Réserve à d'autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen [216].

Bien sûr, il serait très imprudent de prendre ces vers à la lettre et de leur faire un sort. Cette évocation du « ciel en colère » peut fort bien n'être qu'une figure de style et nous ne songeons aucunement à l'utiliser pour prendre le contre-pied de la thèse de Roland Barthes et pour prétendre qu'Hermione a le sentiment que les dieux sont du côté de Pyrrhus et d'Andromaque. Nous voulons simplement dire que le caractère contradictoire de ces deux passages, pourtant bien proches, dans lesquels Hermione évoque les dieux, doit nous inciter à ne pas attacher une importance excessive à de tels propos. Hermione est d'abord une femme amoureuse, et, si ses propos sur les dieux varient au point d'être contradictoires, c'est qu'ils reflètent d'abord les fluctuations de sa passion. Il est normal qu'au moment où elle se résigne, ou du moins s'y efforce, à laisser Pyrrhus épouser Andromaque, elle se dise que décidément les dieux veulent qu'il en soit ainsi. Il est normal aussi qu'un moment après, le silence et l'indifférence de Pyrrhus excitant sa fureur, elle évoque, pour le menacer, la justice des dieux. Et, si le second passage exprime certainement un point de vue, chez Hermione, plus constant que le premier, c'est parce qu'il correspond aussi au sentiment le plus constant et le plus profond d'une amante bafouée. Il convient donc de ne pas conférer à ce passage une signification religieuse qu'il n'a pas. Hermione évoque les dieux, et s'en sert, au gré de sa passion. Et sans doute ici pense-t-elle vraiment que les « justes dieux » ne sauraient rester indifférents, quand des serments ont été trahis. Mais, avant de compter sur eux, elle se sert d'eux pour rendre sa vengeance plus complète : Hermione peut, en effet, sous le couvert des « justes dieux », s'offrir le plaisir cruel et amer d'avertir Pyrrhus de ce qui l'attend, sans pour autant se trahir. Et derrière l'habileté d'Hermione, ii y a, bien sûr, mais Roland Barthes ne la voit jamais, celle du dramaturge, qui peut ainsi, à mots couverts, rappeler au spectateur ce qui se prépare.

Quoi que dise donc Roland Barthes on ne peut faire d'Hermione une gardienne de la « fidélité religieuse ». Certes, dans la mesure où, en manquant à la « fidélité amoureuse », Pyrrhus manque en même temps à la fidélité religieuse, Hermione s'en sert contre lui et le lui reproche. Comment s'en étonner ? Ce qui eût été étonnant, c'est qu'elle ne le fît pas. Mais comment ne pas comprendre aussi que ce manquement à la fidélité religieuse compte bien peu pour elle à côté du manquement à la fidélité amoureuse ? Comment ne pas comprendre que, si la situation était inversée, si, pour épouser Hermione, Pyrrhus devait trahir les serments faits à une autre, Hermione, alors, se soucierait bien peu de le voir manquer à la fidélité religieuse ? Comme elle l'y pousserait, au contraire ! Avec quelle ironie blessante, elle se moquerait de ses scrupules religieux, s'il en avait ! Il ne s'agit certes pas de faire d'Hermione une voltairienne qui s'ignore; mais en faire, plus ou moins, une espèce de Joad femelle est tout bonnement grotesque.

Si Hermione n'est pas la gardienne de la « fidélité religieuse », elle n'est pas, non plus, la gardienne de la « fidélité légale ». Bien sûr, elle n'oublie pas de reprocher à Pyrrhus de manquer à la fidélité légale, comme elle lui reproche de manquer à la fidélité religieuse. Et Roland Barthes rappelle en note [217] qu'elle dit à Pyrrhus :

J'ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m'étais dû [218].

Il aurait pu citer bien d'autres vers encore, notamment dans la première réponse d'Hermione à Pyrrhus [219]. Le fait que Pyrrhus s'est, très officiellement, engagé à l'épouser, est évidemment la meilleure arme dont dispose Hermione. Comment pourrait-elle ne pas s'en servir ? Mais comment ne pas comprendre aussi qu'elle ne s'en sert qu'en désespoir de cause ? Combien elle préférerait, assurément, que Pyrrhus voulût l'épouser par amour, et non pour rester fidèle à sa parole ! écoutons-la s'abandonner pour un instant, devant Cléone, au rêve et à l'illusion :

Fuyons… Mais si l'ingrat rentrait dans son devoir !
Si la foi dans son cœur retrouvait quelque place !
S'il venait à mes pieds me demander sa grâce !
Si sous mes lois, Amour, tu pouvais l'engager [220] !

La progression des vers correspond à la montée des illusions. Hermione s'imagine d'abord que le « devoir », le respect de la « foi » jurée, pourraient lui ramener Pyrrhus. Mais, si c'était l'Amour, ce serait tellement mieux ! écoutons-la encore, un instant plus tôt, évoquer la visite très prochaine d'Oreste :

Quelle honte pour moi, quel triomphe pour lui,
De voir mon infortune égaler son ennui !
Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ?
Elle me dédaignait; un autre l'abandonne.
L'ingrate, qui mettait son cœur à si haut prix,
Apprend donc à son tour à souffrir des mépris !
Ah ! dieux [221] !

Roland Barthes n'a pas rappelé ces vers. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils ne nous incitent guère à ne voir en Hermione qu'« une amante légale, solennellement engagée, dont le refus n'est pas un affront personnel, mais un véritable sacrilège ».

Mais, plus encore que comme gardienne de la « fidélité religieuse » plus encore même que comme gardienne de la « fidélité légale », c'est comme gardienne de la « fidélité sociale » que Roland Barthes nous présente Hermione. S'il fallait l'en croire, Hermione serait la figure « la mieux socialisée », non seulement d'Andromaque, mais sans doute même de tout le théâtre de Racine. Elle est, en effet, « le gage d'une société tout entière », d'une société dont les pouvoirs lui sont « entièrement délégués ». Cette société a, bien sûr, « une économie » et Hermione, à qui la société grecque a confié la défense de tous ses intérêts, aurait donc aussi à cœur de défendre ses intérêts économiques. Pour le prouver, Roland Barthes cite en note [222] un vers d'Hermione qui lui paraît révéler clairement ses préoccupations économiques :

Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie [223].

Il faut bien reconnaître qu'avant Roland Barthes, les préoccupations économiques d'Hermione avaient totalement échappé aux critiques, du moins à notre connaissance. Mais, avant d'en conclure que la critique racinienne enfermée dans son idéalisme, a méconnu les réalités économiques, prenons la peine de replacer dans son contexte le vers invoqué par Roland Barthes. Hermione, qui vient de se reprocher, devant Cléone, d'avoir été, au début maladroite avec Pyrrhus en lui laissant trop voir combien elle l'aimait [224], explique maintenant pourquoi elle avait cru pouvoir le faire :

Et qui ne se serait comme moi déclarée
Sur la foi d'une amour si saintement jurée ?
Me voyait-il de l'œil qu'il me voit aujourd'hui ?
Tu t'en souviens encor; tout conspirait pour lui :
Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie,
Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie,
Les exploits de son père effacés par les siens,
Ses feux que je croyais plus ardents que les miens,
Mon cœur, toi-même enfin de sa gloire éblouie,
Avant qu'il me trahit, vous m'avez tous trahie [225].

Certes, s'il y avait, par ailleurs, dans le rôle d'Hermione, des propos trahissant sa cupidité, ou si les autres personnages y faisaient quelque allusion, on pourrait donner aussi à ce vers une signification « économique ». Mais ce n'est aucunement le cas. Il n'y a donc aucune raison de faire un sort à ce vers et de l'abstraire de son contexte. C'est l'amoureuse de Pyrrhus qui parle ici, et non une patriote qui s'inquiétait de l'état des filances publiques et qui se félicite de les voir brusquement renflouées. Si Hermione se réjouit de voir les vaisseaux grecs revenir « tout chargés des dépouilles de Troie », ce n'est point parce qu'elle suppute la valeur marchande du butin. Sa valeur, pour elle, est toute sentimentale : il raconte, il chante les « exploits » de Pyrrhus rappelés au vers suivant. Si l'on voulait parler comme Roland Barthes (il sait si bien trouver les mots qui communiquent un sentiment ou une émotion !), on pourrait dire qu'Hermione s'attache ici au signifié beaucoup plus qu'au signifiant.

Mais, au-delà du contexte immédiat, qui rend tout à fait gratuite l'interprétation de Roland Barthes, c'est le rôle tout entier d'Hermione qui l'interdit absolument. Pour qu'Hermione se souciât effectivement de l'économie grecque, il faudrait d'abord qu'elle se souciât vraiment de la Grèce. Or, contrairement à ce que prétend Roland Barthes, Hermione n'est point du tout au service ni du père, ni du Passé, ni de la Patrie. Elle n'est au service que d'elle-même, c'est-à-dire de sa passion, et elle ne pense à son père, au passé et à la Grèce que pour les mettre au service de son amour : elle s'en souvient, ou, au contraire, les oublie et même les renie, au gré de sa passion.

S'il fallait en croire Roland Barthes, Ménélas et la Grèce représenteraient, pour Hermione, ce que représentent, pour Andromaque, Hector et Troie. Il affirme, en effet, qu' « Hermione est déléguée par le père, Andromaque par l'Amant » [226]. Et, un peu plus loin, il insiste sur la « symétrie » qu'il y aurait, selon lui, entre le personnage d'Hermione et celui d'Andromaque : « Naturellement, il y a une symétrie entre les deux fidélités, celle d'Hermione et celle d'Andromaque. Comme force vindicative, derrière Hermione, il y a les Grecs; au-delà d'Hector, il y a, pour Andromaque, Troie. À la Grèce des Atrides, correspond point par point l'Ilion des Enéades, ses ancêtres, ses familIes, ses dieux ses morts » [227].

Cette symétrie, que Roland Barthes trouve très « naturelle », nous paraît, au contraire, tout artificielle. S'il y a une symétrie, elle est bien plutôt, nous y reviendrons tout à l'heure, entre les deux « figures » que Roland Barthes entend opposer: Hermione et Pyrrhus. En revanche, bien loin qu'il y ait une symétrie entre Hermione et Andromaque, il y a une évidente opposition que M. Descotes a justement soulignée tout au début de son étude du rôle d'Hermione : « Un des éléments dont le metteur en scène d'Andromaque peut jouer avec le plus de bonheur est l'opposition entre Andromaque et Hermione […] Hermione en face d'Andromaque, c'est l'ardeur de la jeunesse en face de l'apaisement; la versatilité en face de la certitude sereine; la passion déçue en face de l'amour comblé; l'appétit d'avenir en face du culte du passé. On ne saurait concevoir contraste plus violent » [228]. On le voit, M. Descotes, qui ne pouvait connaître, il est vrai, le Sur Racine, lorsqu'il écrivait ces lignes, était à mille lieues de soupçonner la vraie nature d'Hermione et son caractère profondément « archaïque ».

C'est qu'à défaut d'avoir lu le Sur Racine, M. Descotes avait lu Racine. Or il suffit d'avoir lu une fois Andromaque pour savoir que, loin de parler ou d'agir en tant que « déléguée » de son père ou des Grecs, Hermione s'emploie, au contraire, à les faire parler ou agir à sa guise et donc à faire d'eux ses « délégués ». S'il est vrai que « derrière Hermione, il y a les Grecs » et Ménélas, c'est d'abord parce qu'elle les y a mis. Ce n'est point spontanément, en effet, ni par hasard, que Ménélas et les Grecs se sont rappelé brusquement, au bout d'un an, qu'Astyanax était encore en vie. Et Pyrrhus, en répondant à Oreste, ne manque pas de s'étonner qu'ils n'y aient pas songé plus tôt :

Ah! si du fils d'Hector la perte était jurée,
Pourquoi d'un an entier l'avons-nous différée [229] ?

Avant Pyrrhus, le spectateur pouvait déjà, en entendant le récit qu'Oreste faisait à Pylade à la scène précédente, s'interroger sur cette soudaine indignation des Grecs. écoutons-le :

En ce calme trompeur j'arrivai dans la Grèce;
Et je trouvai d'abord ses princes rassemblés
Qu'un péril assez grand semblait avoir troublés […]
J'entends de tous côtés qu'on menace Pyrrhus;
Toute la Grèce éclate en murmures confus;
On se plaint qu'oubliant son sang et sa promesse,
Il élève en sa cour l'ennemi de la Grèce,
Astyanax, d'Hector jeune et malheureux fils […1
On dit que, peu sensible aux charmes d'Hermione,
Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne.
Ménélas, sans le croire, en paraît affligé
Et se plaint d'un hymen si longtemps négligé [230].

On constate tout d'abord qu'Oreste semble avoir été, lui aussi, fort surpris par cette brusque effervescence des Grecs, par cette espèce d'explosion d'hostilité qui, tout à coup, a soulevé « toute la Grèce » contre Pyrrhus. Le récit d'Oreste nous permet ensuite de deviner ce que lui-même ne semble pas avoir deviné, sans doute parce qu'il pensait d'abord et surtout aux répercussions personnelles que cet événement pouvait avoir pour lui et aux perspectives qu'il lui ouvrait. Des deux griefs, en effet, que la Grèce fait à Pyrrhus, on devine, en écoutant Oreste, que le second pourrait bien avoir entraîné le premier. Les Grecs ne se sont sans doute souvenus que Pyrrhus « élevait » Astyanax que le jour où ils ont fini par comprendre qu'il n'épouserait jamais Hermione. On peut enfin se demander si Ménélas, qui, d'après le récit d'Oreste, semble, dans ce grand mouvement d'indignation contre Pyrrhus, être resté un peu en retrait, n'en a pas été, en réalité, le secret instigateur. Et c'est bien Ménélas, la suite de la pièce nous l'apprend, qui a été à l'origine de ce mouvement et de l'ambassade envoyée à Pyrrhus. Lorsque Andromaque vient la supplier d'intervenir auprès de Pyrrhus en faveur d'Astyanax, Hermione, loin de lui cacher le rôle joué par son père, en fait un prétexte pour justifier son refus :

Je conçois vos douleurs; mais un devoir austère,
Quand mon père a parlé, m'ordonne de me taire.
C'est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux [231}.

On peut deviner aussi que, pour soulever les Grecs contre Pyrrhus, Ménélas a surtout mis en avant le fait qu'il « élevait » Astyanax. C'est ce grief que la rumeur publique apprend d'abord à Oreste. Quant à l'autre grief, celui qui sans doute le touche le plus, Ménélas a dû, au contraire, pour une raison d'amour-propre, affecter de le minimiser. L'attitude ambigu‘ qu'il a dû adopter, transparaît derrière la formule assez contradictoire employée par Oreste :

Ménélas, sans le croire, en paraît affligé.

Mais, si, derrière les Grecs, il y a Ménélas, derrière Ménélas lui-même, il y a Hermione. Elle ment par omission, lorsqu'elle dit à Andromaque :

C'est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.

Car elle se garde bien d'ajouter qu'elle-même a fait agir le courroux de Ménélas. Mais le spectateur, lui, sait qu'elle est, en fait, la véritable instigatrice de l'intervention des Grecs auprès de Pyrrhus. Il l'a entendue, en effet, menacer devant Cléone de monter contre Andromaque la même opération qu'elle avait montée contre Astyanax :

J'ai déjà sur le fils attiré leur colère;
Je veux qu'on vienne encor lui demander la mère [232].

Certes l'indication est rapide, certes elle est unique; mais elle est claire, mais elle est essentielle. C'est Hermione qui, par l'entremise de Ménélas, a provoqué l'intervention des Grecs. Mais, comme cela arrive souvent dans la tragédie classique, elle ne réussit qu'à précipiter ce qu'elle voulait empêcher. Elle a sans doute raison de dire à Oreste, après la mort de Pyrrhus :

C'est toi dont l'ambassade, à tous les deux fatale,
L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale [233].

Mais c'est à elle-même d'abord qu'elle devrait s'en prendre, puisque, si ce n'est pas elle qui a choisi l'ambassadeur, c'est elle qui a suscité l'envoi de l'ambassade. Et l'on pourrait appliquer à Hermione la remarque que Cléone faisait à propos d'Oreste, lorsqu'on croyait que Pyrrhus allait épouser Hermione :

Je le plains d'autant plus qu'auteur de son ennui,
Le coup qui l'a perdu n'est parti que de lui [234].

Mais Roland Barthes semble ignorer complètement qu'Hermione est la véritable instigatrice de la démarche des Grecs auprès de Pyrrhus. Toujours est-il qu'il renverse complètement l'ordre des termes. Selon lui, en effet, derrière Hermione, il y a Ménélas, et, derrière Ménélas, il y a les Grecs. Il serait beaucoup plus juste de dire, au contraire, que, derrière les Grecs, il y a Ménélas, et que, derrière Ménélas, il y a Hermione.

Cette mise au point étant faite, on pourrait encore, il est vrai, sauver l'essentiel de la thèse de Roland Barthes, si l'on pouvait montrer qu'Hermione a agi en grecque autant et même plus qu'en amoureuse, si l'on pouvait montrer qu'elle a poussé Ménélas et les Grecs à intervenir, moins parce que Pyrrhus la trahissait, elle, que parce qu'il trahissait la cause grecque, si l'on pouvait montrer qu'elle a d'abord voulu réveiller la conscience grecque, faire sortir les Grecs de leur passivité et les amener enfin à réagir. Malheureusement pour la thèse de Roland Barthes, un survol rapide du rôle d'Hermione permet aisément de se convaincre que c'est tout à fait impossible. Rien n'est plus facile de montrer, en revanche, qu'en Hermione, la Grecque, la fille de Ménélas, sont totalement au service de l'amoureuse de Pyrrhus. C'est toujours celle-ci qui fait parler celIes-là, ou qui les fait taire.

La première apparition d'Hermione, à la scène 1 de l'acte lI, suffirait déjà à le montrer. C'est toute la scène que l'on pourrait citer pour mettre en évidence la fausseté de l'image que Roland Barthes se fait d'Hermione. Bien sûr, nous ne pouvons le faire et nous en avons d'ailleurs déjà rappelé des passages tout à l'heure [235]. Nous nous contenterons donc de quelques remarques. Tout d'abord, Hermione, à qui les Grecs viennent d'apporter un message de son père, ne paraît guère pressée d'en faire part à sa confidente. Et Cléone semble s'en étonner :

Mais vous ne dites point ce que vous mande un père [236].

Hermione lui répond :

Dans ses retardements si Pyrrhus persévère,
À la mort du Troyen s'il ne veut consentir;
Mon père avec les Grecs m'ordonne de partir [237]

Et sa réponse nous explique aisément ses réticences. Elle pressent, à juste titre (le spectateur sait, lui, que c'est déjà fait) que Pyrrhus va refuser de livrer Astyanax et elle n'a aucune envie d'obéir à l'ordre de son père. D'autre part, quand on écoute Hermione dire sa « haine » pour Pyrrhus :

Lui qui me fut si cher, et qui m'a pu trahir !
Ah! le l'ai trop aimé pour ne le point haïr [238],

l'on n'entend que le cri d'une femme amoureuse bafouée dans son amour. Si Roland Barthes avait raison, on devrait entendre aussi, on devrait entendre surtout, la patriote indignée de voir un roi grec dédaigner une princesse grecque pour aimer une ennemie captive. On ne l'entend point. C'est que, sans parler du sentiment patriotique, l'amour fait taire, chez Hermione, jusqu'à son amour-propre de princesse grecque, comme le constate Cléone :

Aimer une captive, et l'aimer à vos yeux,
Tout cela n'a donc pu vous le rendre odieux ?
Après ce qu'il a fait, que saurait-il donc faire ?
Il vous aurait déplu, s'il pouvait vous déplaire [239].

La scène suivante, entre Hermione et Oreste, n'est pas moins instructive. Tout d'abord, la façon dont Hermione met son père en avant, loin de nous convaincre qu'elle est bien « déléguée par le père », prouve, au contraire, qu'elle le fait parler, ou le fait taire, à sa convenance. C'est, en effet, avec une parfaite mauvaise foi qu'elle s'abrite derrière son père pour répondre aux reproches d'Oreste :

Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée ?
J'ai passé dans l'Epire où j'étais reléguée.
Mon père l'ordonnait [240].

À l'en croire, elle ne serait allée en Epire que pour obéir à la volonté de son père. Or ce n'est pas vrai puisque, nous l'avons rappelé, la décision de son père répondait en fait à son vœu secret [241]. À la fin de la scène, elle s'abrite de nouveau derrière son père pour refuser de partir immédiatement avec Oreste et pour lui demander de faire une nouvelle démarche auprès de Pyrrhus :

Vous savez qu'en ces lieux mon devoir m'a conduite;
Mon devoir my retient; et je n'en puis partir
Que mon père ou Pyrrhus ne m'en fasse sortir.
De la part de mon père allez lui faire entendre
Que l'ennemi des Grecs ne peut être son gendre;
Du Troyen ou de moi faites-le décider;
Qu'il songe qui des deux il veut rendre ou garder;
Enfin qu'il me renvoie, ou bien qu'il vous le livre.
Adieu. S'il y consent, je suis prête à vous suivre [242].

La fermeté du ton ne saurait donner le change. Elle sonne si faux, au contraire, que l'on pourrait être tenté d'en rire. Mais il faudrait, pour cela, ne voir que la mauvaise foi et l'aveuglement d'Hermione et oublier ce qu'ils traduisent de façon pathétique : le désarroi et le désespoir de l'amoureuse rejetée. À l'entendre, on pourrait croire que Pyrrhus est incapable de choisir, qu'il n'arrive pas à savoir qui « il veut rendre ou garder », qu'il faut donc le forcer à « décider ». Comme si elle ne savait pas - Oreste vient de le lui apprendre - que Pyrrhus a déjà choisi ! Comme si elle ne savait pas que, par conséquent, son « devoir », son père, loin de le lui interdire, lui ordonnent de partir immédiatement avec Oreste ! Comme si elle ne savait pas, lorsqu'elle demande à Oreste d'aller de nouveau trouver Pyrrhus « de la part de [s]on père », que celui-ci se serait certainement opposé à une démarche aussi inutile qu'humiliante ! À l'évidence, Hermione se soucie ici bien peu de son père et des Grecs, et de tout ce qu'ils pourront penser.

Mais il y a dans cette scène, juste avant cette dernière tirade d'Hermione, un échange de répliques qui nous paraît encore plus important pour notre propos. Oreste ayant demandé à Hermione de rentrer avec lui pour animer les Grecs contre Pyrrhus, elle lui objecte alors :

Mais, Seigneur; cependant, s'il épouse Andromaque ?

Devant le sursaut d'Oreste :

Hé ! Madame,

elle essaie de se rattraper et de donner une explication patriotique à une réaction qui était évidemment dictée par la jalousie :

…………Songez quelle honte pour nous
Si d'une Phrygienne il devenait l'époux !

Mais Oreste, bien sûr, n'en est pas dupe une seule seconde :

Et vous le haïssez ? Avouez-le, Madame,
L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une âme :
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux;
Et les feux mal couverts n'en éclatent que mieux [245].

On le voit, Oreste prend si peu au sérieux l'explication patriotique d'Hermione, elle lui paraît tellement dérisoire, qu'il ne prend même pas la peine de la relever. Il se contente de remarquer que l'amour nous trahit toujours et particulièrement quand on s'efforce de le cacher. Il est donc clair qu'Oreste ne voit pas du tout Hermione comme la voit Roland Barthes. Et cet exemple pourrait suffire à ruiner l'interprétation du critique.

Nous retrouvons Hermione à l'acte III dans des circonstances très différentes : Pyrrhus a annoncé qu'il l'épouserait le lendemain et elle s'abandonne à la joie. Mais, qu'elle soit ivre de joie, ou torturée par le désespoir, Hermione ne pense jamais à ressembler au portrait que Roland Barthes nous fait d'elle. En effet, si le critique avait raison, elle ne devrait pas seulement se réjouir pour elle-même de la décision de Pyrrhus elle devrait y voir aussi, y voir surtout, une victoire des Grecs et s'en féliciter bruyamment. Au lieu de cela, on l'entend tenir à Cléone des propos très méprisants sur ses compatriotes :

Tu crois que Pyrrhus craint ? Et que craint-il encor ?
Des peuples qui, dix ans, ont fui devant Hector;
Qui cent fois, effrayés de l'absence d'Achille,
Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile,
Et qu'on verrait encor, sans l'appui de son fils,
Redemander Hélène aux Troyens impunis ?
Non, Cléone, il n'est point ennemi de lui-même :
Il veut tout ce qu'il fait; et, s'il m'épouse, il m'aime.

Bien entendu, nous ne songeons pas à faire un sort à ces vers et à prétendre qu'Hermione nourrit d'une manière habituelle des sentiments profondément anti-grecs. Point n'est besoin, pour réfuter les affirmations de Roland Barthes, d'employer les mêmes procédés que lui. La véritable raison de ces propos anti-grecs est assez claire; le premier et les deux derniers des vers que nous avons cités, nous l'apprennent suffisamment. La décision de Pyrrhus est, pour Hermione, tellement inespérée qu'au milieu de sa joie, elle conserve une sourde inquiétude. Elle voudrait être vraiment sûre que c'est bien l'amour, et non la politique, qui l'a ramené à elle. Rappelons ce qu'elle disait à Oreste, à la scène précédente :

Je veux croire avec vous qu'il redoute la Grèce,
Qu'il suit son intérêt plutôt que sa tendresse,
Que mes yeux sur votre âme étaient plus absolus [245].

Certes Hermione voulait ménager Oreste et elle ne pensait pas que Pyrrhus pût redouter la Grèce. Avec raison, d'ailleurs, puisque, effectivement, ce n'est pas la crainte de la Grèce qui explique la décision de Pyrrhus. Mais ce n'est pas davantage l'amour d'Hermione. Et elle-même, au milieu de ses illusions, n'arrive pas à croire à l'amour de Pyrrhus autant qu'elle le voudrait. Aussi, pour essayer de mieux s'en convaincre, éprouve-t-elle le besoin de se dire et de se redire qu'il n'y a pas d'autre explication possible à la décision de Pyrrhus [246]. Ainsi, et c'est ce qui importe à notre propos, soit qu'Hermione semble parler en patriote, soit qu'au contraire, elle paraisse dénigrer sa patrie, c'est toujours, en réalité, l'amoureuse que nous entendons.

Quand nous retrouvons Hermione à l'acte IV, la situation s'est, de nouveau, complètement renversée, puisque Pyrrhus épouse maintenant Andromaque et qu'il l'épouse le jour même. Et, on ne saurait s'en étonner, les réactions d'Hermione vont montrer qu'elle reste fidèle à sa nature, c'est-à-dire qu'elle se préoccupe toujours aussi peu d'essayer de donner raison à Roland Barthes. De la scène entre Hermione et Oreste, nous ne citerons qu'un seul passage qui nous paraît suffisamment instructif. Après avoir dit à Hermione qu'il voulait bien la venger, mais en faisant la guerre à Pyrrhus, et non en l'assassinant, Oreste poursuit en ces termes :

Souffrez, au nom de Dieux, que la Grèce s'explique,
Et qu'il meure chargé de la haine publique.
Souvenez-vous qu'il règne, et qu'un front couronné…

Et Hermione alors l'interrompt avec colère :

Ne vous suffit-il pas que je l'ai condamné ?
Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée
Demande une victime à moi seule adressée;
Qu'Hermione est le prix d'un tyran opprimé;
Que je le hais; enfin, Seigneur, que je l'aimai [247] ?

En refusant que la Grèce soit associée à sa vengeance, en voulant, au contraire, que Pyrrhus ne soit immolé qu'à elle seule, qu'à une « haine » née tout entière de l'amour bafoué (c'est le sens du dernier vers cité [248]) Hermione, assurément, inflige aux propos de Roland Barthes le démenti le plus catégorique qui se puisse imaginer. Il est assez piquant de constater, en passant, que, si Hermione avait été telle que Roland Barthes la dépeint, elle aurait sans doute échappé aux critiques des cornéliens. En effet, Subligny écrit, à propos de ces vers, que Corneille « aurait ménagé autrement la passion d'Hermione, il aurait mêlé un point d'honneur à son amour, afin que ce fût lui qui demandât vengeance plutôt qu'une passion brutale » [249]. Si Subligny fait preuve, assurément, d'un esprit bien borné en reprochant à Racine de n'avoir pas fait une Hermione un peu plus cornélienne, du moins avait-il compris, lui, qu'elle était pleinement une amante, et non une amante « légale » ni une amante « sociale ».

Hermione récidive d'ailleurs à la scène suivante. Restée seule avec Cléone, elle s'inquiète, elle a peur qu'Oreste ne remplisse pas bien sa mission :

Ah ! si du moins Oreste, en punissant son crime,
Lui laissait le regret de mourir ma victime !
Va le trouver : dis-lui qu'il apprenne à l'ingrat
Qu'on l'immole à ma haine, et non pas à l'état.
Chère Cléone, cours. Ma vengeance est perdue
S'il ignore en mourant que c'est moi qui le tue [250].

Il est sans doute inutile de préciser que Roland Barthes n'a pas plus rappelé ces vers qu'il n'avait rappelé les précédents. Dans la grande scène avec Pyrrhus aussi, Hermione tient encore bien des propos que Roland Barthes n'avait aucun intérêt à rappeler. C'est le cas lorsqu'elle reproche à Pyrrhus les excès qu'il a commis après la prise de Troie :

Et sans chercher ailleurs des titres empruntés,
Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez ?
Du vieux père d'Hector la valeur abattue
Aux pieds de sa famille expirante à sa vue,
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé
Cherche un reste de sang que l'âge avait glacé ;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée;
De votre propre main Polyxène égorgée
Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous :
Que peut-on refuser à ces généreux coups [251] ?

Bien entendu, redisons-Ie une fois de plus, il faut tenir compte du contexte et des circonstances. Nous ne songeons donc point à utiliser ces vers pour prétendre qu'aux yeux d'Hermione le vainqueur de Troie n'est qu'un criminel de guerre, et qu'elle condamne l'expédition contre Troie et peut-être même toutes les expéditions guerrières. Ce serait ridicule, et, d'ailleurs, à l'acte précédent, nous avons entendu Hermione tenir à Cléone des propos bien différents :

Pyrrhus revient à nous. Hé bien ! chère Cléone,
Conçois-tu les transports de l'heureuse Hermione ?
Sais-tu quel est Pyrrhus ? T'es-tu fait raconter
Le nombre des exploits… Mais qui les peut compter ?
Intrépide, et partout suivi de la victoire,
Charmant, fidèle enfin, rien ne manque à sa gloire [252].

Si la contradiction est très facile à expliquer, c'est évidemment parce que, contrairement à ce que dit Roland Barthes, Hermione est, avant tout, une femme amoureuse et que ses propos varient suivant qu'elle se croit comblée ou abandonnée. Ce n'est donc point une pacifiste ni une déléguée de la Croix-Rouge, qui rappelle à Pyrrhus ses crimes de guerre : c'est une femme amoureuse qui veut faire mal à l'homme qui l'a trahie. Toujours est-il que, si ces vers n'autorisent certainement pas à faire d'Hermione une apôtre de la réconciliation entre les peuples, ils ne suggèrent pas, non plus, que son « idéologie » est la « vendetta ».

On ne s'étonnera pas, non plus, si le début de la seconde tirade d'Hermione, que nous avons déjà cité à deux reprises, apporte, une nouvelle fois, un démenti catégorique aux propos de Roland Barthes. Comment pourrait-il en être autrement ? Passant brusquement du vous au tu, laissant tomber soudain le masque d'ironie qu'elle avait d'abord revêtu, Hermione se montre à Pyrrhus telle qu'elle est; elle lui crie la force d'un amour qui lui a fait complètement oublier à elle, la fille de Ménélas, son orgueil et jusqu'à sa dignité de Grecque et de princesse :

Je ne t'ai point aimé, cruel ? Qu'ai-je donc fait?
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes;
Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces;
J'y suis encor malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure [253}.

Mais ces vers fameux ne sont pas de ceux que Roland Barthes a cru devoir rappeler, et il n'avait évidemment pas intérêt à le faire. Que penser alors d'une interprétation qui oblige à passer sous silence les vers les plus beaux et les plus émouvants ?

Elle oblige encore Roland Barthes à passer sous silence, au dernier acte, les deux dernières grandes scènes du rôle d'Hermione, qui sont pourtant, elles aussi, particulièrement et justement célèbres. Elle l'oblige à oublier tout d'abord le grand monologue de la scène 1. On pourrait le citer en entier pour réfuter la thèse de Roland Barthes. Le désarroi d'Hermione y est tel, en effet, qu'elle oublie complètement que son désespoir doit être aussi celui d'une amante « sociale ». Mais c'est sans doute la réaction d'Hermione à la scène 3, lorsque Oreste lui annonce la mort de Pyrrhus, qui fait le mieux éclater l'extraordinaire absurdité des propos de Roland Barthes. Aussi s'est-il bien gardé de rappeler ces vers qui sont cependant le passage le plus fameux de tout le rôle :

……………Tais-toi, perfide,
Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur.
Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu'as-tu fait ? Avec quelle furie
As-tu tranché le cours d'une si belle vie?
Avez-vous pu, cruels, l'immoler aujourd'hui,
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
Mais parle : de son sort qui t'a rendu l'arbitre ?
Pourquoi l'assassiner ? Qu'a-t-il fait ? À quel titre? Qui te l'a dit [254] ?

Même quand on a tout oublié, par ailleurs, du rôle d'Hermione, on se souvient généralement de son « Qui te l'a dit ? ». Roland Barthes s'en souvient certainement, mais il n'en dit rien. C'est qu'en effet toute sa conception du personnage d'Hermione rend finalement incompréhensible le « Qui te l'a dit ? ». Là encore il n'est pas sans intérêt de rappeler ce que disait Subligny au nom des cornéliens. Corneille, écrivait-il, « aurait modéré l'emportement d'Hermione, ou du moins il l'aurait rendue sensible pour quelque temps au plaisir d'être vengée » [255]. S'il n'avait pas pris le parti d'ignorer tout ce qui ne va pas dans le sens de ses propos, Roland Barthes aurait fort bien pu reprendre à son compte les critiques de Subligny. En effet, si Hermione avait vraiment été celle que Roland Barthes nous a dépeinte, si elle avait été farouchement attachée, non seulement à la défense de la « fidélité amoureuse », mais aussi de la « fidélité légale, sociale et religieuse », sa douleur n'aurait pas dû être sans mélange: elle aurait dû éprouver la satisfaction de voir enfin vengés « le père, le Passé, la Patrie et la Religion ». Comment expliquer ce désespoir absolu qui s'empare d'Hermione à la mort de Pyrrhus si l'on voit en elle une « Erinnye », une « meurtrière du mâle », une « force » qui est « tout entière du côté de la Mort » ?

La réaction d'Hermione était, au contraire, tout à fait prévisible pour qui veut bien la voir telle que Racine l'a faite. Bien sûr, Hermione est fière; bien sûr, elle sait qu'elle est la fille de Ménélas; bien sûr, elle souffrait dans son orgueil de princesse grecque de voir Pyrrhus la dédaigner pour une ennemie vaincue, pour une captive, pour une esclave; bien sûr, elle s'indignait qu'il pût ainsi manquer à sa parole et faire si peu de cas d' « un nœud si solennel » [256] Mais elle l'aimait; mais il est mort; mais elle l'aimait assez pour que sa mort lui fît si bien oublier tous ses torts que, pendant un moment, elle ne se souvient même plus d'avoir voulu se venger et d'avoir ordonné à Oreste de l'assassiner. Et, quand celui-ci le lui rappelle :

O Dieux! Quoi ? ne m'avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas [257] ?

elle ne nie pas lui avoir dit de tuer Pyrrhus, mais elle nie l'avoir voulu :

Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyais-tu pas dans mes emportements
Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments [258].

On le voit, Hermione se définit elle-même comme une « amante insensée ». Elle ne sait pas, apparemment, qu'elle est une « amante légale ». Elle est encore plus loin de soupçonner, et c'est bien dommage, car cela lui aurait sans doute évité de se suicider, à quel point elle est « socialisée ».

Mais Racine lui-même était assurément à cent lieues de s'en douter. Les dernières paroles qu'il fait prononcer à Hermione avant de quitter la scène, le prouvent suffisamment. En disant à Oreste d'aller retrouver « ses » Grecs [259], elle avait déjà commencé à renier sa patrie; elle achève de le faire, en lui lançant pour finir :

Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Epire :
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
À toute ma famille; et c'est assez pour moi,
Traître, qu'elle ait produit un monstre comme toi [260].

Le moins que l'on puisse dire de ces dernières paroles d'Hermione, c'est qu'elles ne correspondent point du tout à l'image que Roland Barthes se fait d'elle. Bien loin qu'elle en soit la figure « la mieux socialisée », Hermione est, au contraire, le personnage le moins socialisé d'une pièce où, pourtant, on l'est bien peu. Bien loin qu'elle en soit « la figure archaïque », elle en est, au contrarie, la figure la plus jeune. « Cette jeunesse commande tout le rôle », dit justement M. Descotes [261], et ces derniers vers en sont une illustration exemplaire. Comme l'écrit M. Faurisson, « c'est peut-être ici que se révèle au mieux ce caractère de jeunesse qu'il est convenu de lui prêter, avec sa capacité de négation, ce désespoir sans frein, cette malédiction lancée en quelque sorte aux dieux et aux hommes » [262].

Cette réaction extrémiste et nihiliste reflète, en effet, la jeunesse du personnage et elle laisse présager son prochain suicide. De ce suicide, nous l'avons vu, Roland Barthes ne dit pas un mot dans le développement qu'il consacre au personnage d'Hermione. Il ne l'évoquera qu'un peu plus loin, très rapidement et incidemment, au milieu du développement qu'il consacre à Andromaque. Voici le passage : « Condamnée à représenter le Passé, elle [Andromaque] s'immole quand ce Passé lui échappe. Le suicide d'Hermione est une apocalypse, Hermione est pure stérilité, elle entraîne volontairement, agressivement, dans sa propre mort toute la Légalité dont elle a la charge. Le suicide d'Andromaque est un sacrifice; il contient en germe un avenir accepté […] » [263]. Et, pour montrer le caractère totalement négatif et destructeur du suicide d'Hermione, par opposition à celui d'Andromaque, Roland Barthes nous renvoie en note aux vers que nous venons de commenter :

Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
À toute ma famille… [264]

Il est clair que, lorsqu'il cite ces vers à la page 82, ou bien il se dit que le lecteur aura sans doute oublié ce qu'il écrivait d'Hermione à la page 80 ou bien il l'a lui-même oublié. On ne voit guère, en effet, comment il aurai pu les citer pour illustrer son développement sur Hermione. Il n'avait aucun intérêt, non plus, à évoquer alors son suicide. Car, s'il est tout à fait logique que l'Hermione de Racine se suicide, on comprend bien mal pourquoi celle de Roland Barthes en fait autant. Chez Racine, le meurtre de Pyrrhus est uniquement un crime passionnel. Nous l'avons dit, le vers célèbre d'Hermione :

Je percerai le cœur que je n'ai su toucher [265]

est probablement la meilleure illustration qu'on puisse donner du mécanisme du crime passionnel. Or Hermione ajoute immédiatement après :

Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées,
aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées [266].

Après nous avoir si bien dit ce qu'était le crime passionnel, Hermione nous dit aussi pourquoi il conduit souvent au suicide. Quand on ne peut pas supporter que l'être aimé soit à un autre, on ne peut pas supporter non plus qu'il ne soit plus, et, après l'avoir tué pour l'empêcher de partir, on se tue pour le rejoindre. Mais, pour Roland Barthes, le meurtre de Pyrrhus n'est pas seulement, ni même d'abord, un crime passionnel : il est aussi, et sans doute plus encore, une vendetta familiale, un attentat politique, voire un meurtre religieux. Or, si le suicide apparaît comme le prolongement logique et naturel du crime passionnel, il n'en est pas de même pour la vendetta familiale, l'attentat politique ou le meurtre religieux. Et, de fait, le suicide est assez fréquent après un crime passionnel, alors qu'il est exceptionnel, et c'est peut-être regrettable, après les autres formes de meurtre. Roland Barthes affirme qu'Hermione « entraîne […] dans sa propre mort toute la Légalité dont elle a la charge ». Mais il est probable que, si elle s'était effectivement sentie chargée de cette « Légalité », elle ne se serait pas tuée. Si elle se tue, c'est, au contraire, parce qu'elle n'a pas su, ou pas pu, se trouver une raison de vivre, en dehors de son amour pour Pyrrhus.

Si tout le rôle d'Hermione n'était pas là pour le montrer, son désespoir absolu et son suicide après la mort de Pyrrhus suffiraient donc à prouver que Roland Barthes s'est fait d'elle une image tout à fait fausse. Il n'y a pas lieu de s'en étonner : son Hermione, ainsi que son Pyrrhus, doit beaucoup plus à Charles Mauron qu'à Racine. Et, si elle doit quand même quelque chose à Racine, ce n'est que parce que Charles Mauron s'est quand même inspiré de Racine pour son étude d'Andromaque, à ceci près qu'il s'est bien gardé de chercher la clé d'Andromaque dans Andromaque, mais que, fidèle à sa méthode des « superpositions de textes », il a préféré la chercher dans Britannicus. À la suite de Charles Mauron, Roland Barthes a superposé, tout à fait abusivement, la figure d'Agrippine sur celle d'Hermione.

Et, bien entendu, comme Charles Mauron, Roland Barthes a aussi superposé la figure de Néron sur celle de Pyrrhus, en prêtant à celui-ci à l'égard d'Hermione des sentiments qui rappellent fort ceux de Néron à l'égard d'Agrippine. Roland Barthes fait, en effet, d'Hermione à la fois une figure de père et une figure de Fils. Elle est, en elle-même, par sa fidélité inconditionnelle au Père, une figure de Fils, la plus « régressive » qui soit. Mais elle représente aussi pour Pyrrhus tout ce qu'Agrippine représente pour Néron (à l'exception du Sang), le Passé, la Légalité et même le Pouvoir (derrière elle, il y a une « force vindicative », les Grecs »). Pour Pyrrhus, Hermione est donc le père. Et, comme Néron, nous le savons, Pyrrhus fait partie des fils de la troisième catégorie, ceux, qui « accèdent pleinement au problème de l'infidélité ». Il en est même l'exemple le plus accompli, puisqu'il est « de tous le plus émancipé ». Mais, de ce fait, il illustre aussi d'une manière exemplaire l'incohérence de la pensée de Roland Barthes.

Il y a, en effet, dans les propos de Roland Barthes sur Pyrrhus, une contradiction tout à fait éclatante. Il nous dit et il nous redit que Pyrrhus est « la figure la plus émancipée de tout le théâtre racinien » [267]. Il nous affirme que « sa justesse vient de sa libération profonde » [268]. Mais il nous présente aussi Pyrrhus comme quelqu'un qui se sent prisonnier de « l'ordre ancien » et « frémit d'en sortir » [269], qui se sait surveillé et jugé par « toute une société [qui] est là, qui le regarde » [270], qui supplie Andromaque de l'aider « à rompre avec l'Erinnye Hermione » [271]. À vrai dire, cette contradiction qui, dans le cas de Pyrrhus, est particulièrement aigu‘, est celle, nous l'avons notée en passant tout à l'heure, de tous les Fils raciniens de la troisième catégorie. S'ils sont des Fils « émancipés », ils n'en restent pas moins des Fils, et en tant que tels, ils ne peuvent être que « terrorisés » et « englués » par le Père. Comprenne qui pourra !

Cela dit, outre qu'il nous propose une image de Pyrrhus tout à fait incohérente, le tort de Roland Barthes est d'abord de vouloir, à la suite de Charles Mauron d'ailleurs, le définir en termes de Fidélité et d'infidélité; son tort est d'abord d'en faire une figure de Fils. C'est considérer que Pyrrhus se définit d'abord et surtout par rapport à Hermione, que son problème, c'est Hermione. À ceci près qu'il n'emploie pas, lui, les mots de « fils » ni de « père », tel est bien déjà le point de vue de Charles Mauron. Pour lui, nous le savons, Pyrrhus est moins un homme qui aime Andromaque qu'un homme qui fuit Hermione, puisque, s'il aime Andromaque, c'est, au fond, pour échapper à Hermione; Pyrrhus fuit Hermione dont la nature agressive et possessive l'effraie, et cherche refuge auprès d'Andromaque, la « tendre amante », qui le rassure.

Sans entrer ici dans une longue discussion de la thèse de Charles Mauron, on peut tout de même indiquer qu'elle se heurte à trois objections fondamentales. La première est que Pyrrhus ne fuit pas Hermione pour se réfugier auprès d'Andromaque, puisqu'il a vu et aimé Andromaque avant de connaître Hermione, ainsi qu'il le rappelle à celle-ci :

Et quoique d'un autre œil l'éclat victorieux
Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux […]
Je vous reçus en reine [272].

En deuxième lieu, Charles Mauron renverse l'ordre des termes, en prétendant que Pyrrhus n'aime pas Hermione parce qu'elle est agressive; c'est, au contraire, parce que Pyrrhus ne l'aime pas qu'Hermione est agressive, ainsi que le prouvent les vers que nous avons rappelés au chapitre précédent et dans lesquels Hermione se reproche, devant Cléone, d'avoir été trop tendre avec Pyrrhus, lorsqu'elle croyait encore qu'il l'aimait [273]. Si donc Pyrrhus avait été à la recherche d'une « tendre amante », il l'aurait trouvée en Hermione, et non en Andromaque qui, au contraire, et ce sera notre troisième objection, s'est toujours comportée avec lui en « veuve inhumaine », ainsi que Pylade l'apprend à Oreste, au début de la pièce :

Il l'aime; mais enfin cette veuve inhumaine
N'a payé jusqu'ici son amour que de haine [274].

Dans la mesure où l'analyse de Roland Barthes s'inspire, très largement, de celle de Charles Mauron, les objections qui valent contre celui-ci, valent aussi, très largement, contre celui-là. Pour Roland Barthes, comme pour Charles Mauron, en effet, Pyrrhus est d'abord celui qui fuit Hermione, avant d'être celui qui aime Andromaque. Car, s'il aime Andromaque, s'il veut m'épouser, c'est d'abord pour rompre avec Hermione, c'est-à-dire avec le père et tout ce qu'il représente : le Passé, la Patrie, et la Légalité. évoquant « le regard de l'ancienne Légalité qui l'a formé », Roland Barthes écrit que « ce regard lui est intolérable, et c'est pour s'en affranchir qu'il combat. Le poids d'un amour non partagé se confond pour lui avec l'emprise de l'ordre ancien; renvoyer Hermione, c'est expressément passer d'une contrainte collective à un ordre individuel où tout est possible; épouser Andromaque, c'est commencer une vita nuova où toutes les valeurs du passé sont en bloc allègrement refusées : patrie, serments, alliances, haines ancestrales, héroïsme de jeunesse, tout est sacrifié à l'exercice d'une liberté, l'homme refuse ce qui s'est fait sans lui, la fidélité s'écroule, privée, soudain, d'évidence, les mots ne sont plus une terreur, l'ironie d'Hermione devient la vérité de Pyrrhus » [275]. Pour Roland Barthes, Pyrrhus est donc essentiellement un homme qui s'insurge contre la Légalité. S'il refuse Hermione, c'est parce qu'elle incarne, dans toute sa force, cette Légalité. S'il se réfugie auprès d'Andromaque, c'est parce qu'elle ne représente, elle, qu'une légalité très affaiblie : « Andromaque est vaincue, captive, la légalité qu'elle perpétue est plus fragile que celle d'Hermione : ennemi de toute légalité, c'est à Andromaque, c'est-à-dire à la légalité la plus faible, que Pyrrhus s'attaque. Le passé d'Hermione est pourvu d'armes puissantes; celui d'Andromaque est réduit à une pure valeur, il ne peut s'affirmer que verbalement » [276].

La thèse de Roland Barthes n'appelle pas seulement la même objection que celle de Charles Mauron : le fait que Pyrrhus ait connu et aimé Andromaque avant de connaître Hermione, n'incite guère à penser qu'il s'attache à la première pour mieux fuir la seconde. On peut faire aussi à Roland Barthes une objection complémentaire. Pyrrhus ne s'est pas contenté, en effet, de rappeler à Hermione qu'il avait rencontré Andromaque avant elle. Mais peut-être est-il nécessaire de citer l'essentiel de sa tirade. C'est à propos de cette tirade que Roland Barthes affirme que la « justesse » de Pyrrhus « vient de sa libération profonde ». Or il nous semble que cette « justesse » de Pyrrhus, que nous reconnaissons volontiers ne peut que nous faire douter de la « justesse » de tout ce que Roland Barthes dit, par ailleurs, à son sujet. Mais écoutons Pyrrhus :

J'épouse une Troyenne. Oui, Madame, et j'avoue
Que je vous ai promis la foi que je lui voue.
Un autre vous dirait que dans les champs troyens
Nos deux pères sans nous formèrent ces liens,
Et que, sans consulter ni mon choix ni le vôtre,
Nous fûmes sans amour engagés l'un à l'autre;
Mais c'est assez pour moi que je me sois soumis.
Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis;
Loin de les révoquer, je voulus y souscrire.
Je vous vis avec eux arriver en Epire;
Et quoique d'un autre œil l'éclat victorieux
Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,
Je ne m'arrêtai point à cette ardeur nouvelle :
Je voulus m'obstiner à vous être fidèle,
Je vous reçus en reine; et jusques à ce jour
J'ai cru que mes serments me tiendraient lieu d'amour.
Mais cet amour l'emporte, et par un coup funeste
Andromaque m'arrache un cœur qu'elle déteste.
L'un par l'autre entraînés, nous courons à l'autel
Nous jurer, malgré nous, un amour immortel.
Après cela, Madame, éclatez contre un traître,
Qui l'est avec douleur, et qui pourtant veut l'être.
Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,
Il me soulagera peut-être autant que vous.
Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures :
Je crains votre silence, et non pas vos injures;
Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins,
M'en dira d'autant plus que vous m'en direz moins [277].

Cette tirade appelle plusieurs remarques. Tout d'abord, si Pyrrhus a connu Andromaque avant de connaître Hermione, il avait accepté d'épouser celle-ci avant de la connaître. Et c'est là qu'on peut faire à Roland Barthes une objection à laquelle échappe, en revanche, l'interprétation de Charles Mauron. Dans la perspective de celui-ci, en effet, on peut comprendre que Pyrrhus ait accepté d'épouser Hermione sans la connaître : tant qu'il ne l'avait pas rencontrée, il pouvait ne pas savoir qu'elle était d'une nature agressive et possessive. Mais il en va tout autrement avec l'interprétation de Roland Barthes. Car, pour lui, si Pyrrhus ne peut aimer Hermione, c'est moins à cause de ce qu'elle est elle-même, qu'à cause de ce qu'il y a derrière elle; c'est moins Hermione qu'il fuit, que ce qu'elle représente : le père, la Patrie, le Passé, la Légalité. Or il n'avait aucunement besoin de faire sa connaissance pour savoir tout ce qu'elle représentait. Pourquoi donc a-t-il accepté de l'épouser, et, semble-t-il, sans la moindre hésitation ? Pour nous prouver que Pyrrhus « refuse ce qui s'est fait sans lui », Roland Barthes se contente de citer en note [273] le vers ;

Nos deux pères sans nous formèrent ces liens.

Mais il se garde bien de rappeler ce qu'ajoute Pyrrhus, trois vers plus loin :

Mais c'est assez pour moi que je me sois soumis.
Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis;
Loin de les révoquer; je voulus y souscrire [279].

S'il l'avait fait, il lui aurait été bien difficile de continuer à prétendre que Pyrrhus refusait ce qui s'était fait sans lui. Car ces vers prouvent que, loin de refuser ce qui s'était fait sans lui, il a voulu le ratifier expressément. Si Roland Barthes avait raison, Pyrrhus n'aurait jamais dû accepter d'épouser Hermione, même avant de la connaître. Les mêmes raisons qui lui font maintenant refuser de l'épouser, auraient déjà dû lui interdire alors d'en accepter l'idée. Mais, en réalité, la raison qui empêche maintenant Pyrrhus d'épouser Hermione, n'existait pas quand il a accepté de le faire. Entre cette acceptation et l'arrivée d'Hermione en Epire, il s'est, en effet, passé quelque chose que Roland Barthes semble oublier : Pyrrhus a vu briller « d'un autre œil l'éclat victorieux », il est tombé amoureux d'Andromaque. Et c'est alors, mais alors seulement, que Pyrrhus a commencé à regretter d'avoir accepté d'épouser Hermione et qu'il s'est senti prisonnier de ses serments. Quoi d'étonnant à cela ? On ne se sent, d'ordinaire, prisonnier de ses serments qu'à partir du moment où l'on n'a plus envie de faire ce qu'on avait juré de faire. Bien entendu, ii peut arriver que certains individus n'aient plus envie de faire quelque chose, dès l'instant et pour la seule raison qu'ils ont juré, promis ou simplement décidé, de le faire. Mais de tels cas nous paraissent relever de la psychopathologie. Pourtant, à en croire Roland Barthes, c'est bien du moins en partie, parce que Pyrrhus a juré d'épouser Hermione qu'il n'a plus envie de le faire. Parmi toutes ces « valeurs du passé », dont Roland Barthes nous dit qu'elles « sont en bloc allègrement refusées » par Pyrrhus en même temps qu'Hermione, il y a, nous l'avons vu, les « serments ». Le serment est, en effet, au service de « l'ordre ancien »: « L'ordre ancien est jaloux : il maintient. C'est l'ordre de la Fidélité […] ; son immobilité est consacrée par un rite, le serment. Andromaque a juré fidélité à Hector, Pyrrhus s'est engagé solennellement envers Hermione. Cet ordre formaliste est un cercle, il est ce dont on ne peut sortir, la clôture est sa définition suffisante » [280]. Ainsi, parce qu'il a juré d'épouser Hermione, Pyrrhus se sent maintenant encerclé, enfermé, prisonnier de « l'ordre ancien ». Et, pour le prouver, Roland Barthes cite en note [281] deux vers de Pyrrhus, l'un qui s'adresse à Andromaque :

Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes [282]

et l'autre à Hermione, dans la tirade que nous avons citée :

J'ai cru que mes serments me tiendraient lieu d'amour [283].

Parlons tout d'abord de ce dernier vers. Il n'incite guère à penser que Pyrrhus refuse d'épouser Hermione, parce qu'il refuse d'être lié par ses serments. Si l'on veut bien écouter ce qu'il dit, c'est, au contraire, parce qu'il avait juré de l'épouser qu'il s'est senti obligé d'essayer de l'aimer, et que, pendant un temps, il a cru, dans une certaine mesure, qu'il y parviendrait peut-être. Bien sûr, on peut douter un peu de sa sincérité (il a sans doute voulu le croire, plutôt qu'il ne l'a vraiment cru), comme on peut en douter lorsqu'il dit, deux vers plus haut :

Je voulus m'obstiner à vous être fidèle [284].

Sans doute exagère-t-il les efforts qu'il a faits pour respecter ses serments et oublie-t-il de dire que son « obstination » à être fidèle à Hermione s'explique d'abord et surtout par l'obstination d'Andromaque à être fidèle à Hector. Le spectateur le sait bien, lui, qui se souvient de ce que Pylade a raconté à Oreste :

Hermione elle-même à vu plus de cent fois
Cet amant irrité revenir sous ses lois,
Et de ses vœux troublés lui rapportant l'hommage,
Soupirer à ses pieds moins d'amour que de rage [285].

Cela n'empêche pas que Pyrrhus préférerait évidemment de beaucoup pouvoir épouser Andromaque sans avoir à trahir ses serments. S'il renvoie Hermione, c'est, comme il le dit tout au long de la tirade que nous avons rappelée, malgré ses serments; ce n'est, en aucune façon, à cause de ses serments [286].

Prétendre, en effet, que Pyrrhus refuse le principe même du serment, qu'il en conteste la valeur, qu'il y voit, au contraire, un facteur d'immobilisme et qu'il le condamne parce qu'il est un instrument au service de la conservation de « l'ordre ancien », prétendre une telle chose est d'une totale gratuité et d'une parfaite extravagance. Quand Roland Barthes rappelle, à l'appui de cette thèse, que Pyrrhus dit à Andromaque :

Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,

il est difficile de ne pas trouver qu'il raisonne d'une manière bien étrange. Conclure, de ce que Pyrrhus se sent « enchaîné » par ses serments qu'il conteste la valeur même du serment, c'est oublier qu'il ne se sent enchaîné que parce qu'il ne songe aucunement à la contester. Il aurait, d'ailleurs, été très étonnant qu'il eût songé à le faire. Si Racine emprunte ses personnages à l'histoire ancienne ou à la légende, il ne leur prête d'ordinaire que des idées ou des sentiments que les spectateurs de son temps puissent comprendre, sinon partager. Or il ne semble pas que les contemporains de Racine aient été bien préparés à comprendre le point de vue que Roland Barthes prête à Pyrrhus. Même ceux d'entre eux qui pouvaient être portés à refuser « toutes les valeurs du passé », et ils n'étaient sans doute pas très nombreux, n'avaient probablement jamais pensé que les serments en faisaient partie. Bien loin de ne voir dans le serment qu'un rite de défense sociale, ils faisaient d'abord du respect de la parole donnée une question d'honneur individuel et de dignité personnelle. Si, malgré tout, Racine avait vraiment voulu prêter à Pyrrhus le point de vue que Roland Barthes lui prête, il aurait dû, par conséquent, le lui faire exprimer d'une manière très claire et très nette, et l'on n'aurait pas eu besoin, pour le comprendre, d'attendre que Roland Barthes vînt.

Si Pyrrhus repousse Hermione, ce n'est point parce qu'il refuse de se laisser « agripper » par le Passé. Pyrrhus ne fuit pas Hermione, parce qu'elle cherche à l'agripper. C'est, au contraire, parce que Pyrrhus la fuit, qu'Hermione cherche à l'agripper. Comme la première, la deuxième des trois objections que nous faisions tout à l'heure à Charles Mauron, vaut tout autant contre Roland Barthes. lIs mettent l'un et l'autre, comme le font si souvent les « nouveaux critiques », la charrue devant les bœufs : Hermione n'est devenue agressive et agrippante, elle n'a songé à faire valoir ses droits, à rappeler à Pyrrhus ses serments, à lui faire sentir qu'elle avait derrière elle son père et tous les Grecs, qu'à partir du moment où elle a compris qu'il en aimait une autre. Mais, tant qu'elle a cru « ses feux plus ardents que les [s]iens », elle n'a « pour lui parler consulté que [s]on cœur ».

Ainsi ce n'est pas le père que Pyrrhus repousse en Hermione. S'il la rejette, ce n'est aucunement parce que, comme tous les fils raciniens selon Roland Barthes, il est convaincu de la nécessité de détruire le père. Il n'éprouve, d'ailleurs, pas davantage, à l'égard d'Hermione, le sentiment de « terreur » que le fils racinien est censé éprouver toujours à l'égard du père. Bien sûr, si Hermione s'en allait, Pyrrhus en éprouverait un grand soulagement. Il le dit à Phœnix, nous le savons, lorsque celui-ci s'inquiète de le voir envoyer Oreste « aux pieds de sa maîtresse »:

Ah ! qu'ils s'aiment, Phœnix; j'y consens : qu'elle parte !
Que, charmés l'un de l'autre, ils retournent à Sparte :
Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui.
Qu'elle m'épargnerait de contrainte et d'ennui [287] !

Remarquons tout d'abord que, dans la situation où se trouve Pyrrhus, il est tout à fait normal que la présence d'Hermione soit pour lui une source « de contrainte et d'ennui ». Car, redisons-le, c'est parce qu'il n'aime pas Hermione et qu'il veut la renvoyer, qu'elle est devenue pour lui une source de contrainte et d'ennui : ce n'est pas l'inverse. Mais surtout, même en donnant un sens fort au mot « ennui », comme il faut généralement le faire au XVIIe siècle, il y a assez loin de la contrainte et de l'ennui à la terreur. Or, s'il fallait en croire Roland Barthes (ou, avant lui, Charles Mauron), Pyrrhus serait, en dépit de tout ce que le critique nous dit de « sa libération profonde », poursuivi par la pensée d'Hermione, harcelé et obsédé par elle, comme Néron l'est par la pensée d'Agrippine. Mais les arguments qu'il utilise pour essayer de le prouver, ne sont guère convaincants.

En effet, tantôt Roland Barthes interprète les propos de Pyrrhus d'une manière totalement arbitraire et n'hésite pas à lui faire dire ce qu'il ne songe aucunement à dire; tantôt, au contraire, il prend à la lettre ce que dit Pyrrhus, alors pourtant que ses propos respirent la mauvaise foi. Le premier procédé est illustré par la traduction très libre et très personnelle qu'il nous donne du vers de Pyrrhus disant à Andromaque :

Animé d'un regard, je puis tout entreprendre [288].

Voulant montrer que « la force inépuisable du Passé » est, pour les héros raciniens, « une véritable Erinnye » [289], il écrit en note : « "Animé d'un regard je puis tout entreprendre", dit Pyrrhus à Andromaque. C'est-à-dire : si vous m'aidez à rompre avec l'Erinnye Hermione, j'accède à la Loi nouvelle » [290]. Il y aurait beaucoup à dire sur les « c'est-à-dire » de Roland Barthes. Celui-ci ne laisse pas d'être assez plaisant [291]. En effet, dans cette tirade de Pyrrhus, avant et après ce vers, comme d'ailleurs dans tous ses propos depuis le début de la scène, il n'est à aucun moment question d'Hermione, fût-ce d'une manière allusive. L'explication en est simple : en face d'Andromaque, Pyrrhus oublie jusqu'à l'existence d'Hermione. C'est Andromaque qui la lui rappelle, en lui disant à la fin de la tirade suivante :

Retournez, retournez à la fille d'Hélène [292].

Et la réponse de Pyrrhus ne va pas précisément dans le sens des propos de Roland Barthes :

Et le puis-je, Madame ? ah ! que vous gênez !
Comment lui rendre un cœur que vous me retenez ?
Je sais que de mes vœux on lui promit l'empire;
Je sais que pour régner elle vint dans l'Epire;
Le sort vous y voulut l'une et l'autre amener;
Vous, pour porter des fers, elle, pour en donner.
Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire ?
Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire
Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés,
Qu'elle est ici captive, et que vous y régnez [293] ?

Sans vouloir faire un sort à cette comparaison d'Hermione à une « captive », on peut tout de même remarquer qu'elle ne tend pas à donner l'impression que Pyrrhus est le prisonnier de l'Erinnye Hermione. Les propos de Pyrrhus suggèrent, au contraire, que, pratiquement et moralement, sa rupture avec Hermione est déjà accomplie. Si elle n'est pas encore officielle, ce n'est point du tout parce que Pyrrhus hésite encore à franchir le pas, et qu'il a besoin qu'Andromaque l'y aide. Mais, comme il ne s'apprête à renvoyer Hermione que pour épouser Andromaque, il attend d'abord que celle-ci lui dise qu'elle veut bien l'épouser. Dès qu'elle l'aura fait, il ira rompre officiellement avec Hermione, à la scène 5 de l'acte IV, démarche qui lui est, certes, pénible, mais qu'il accomplit pourtant sans la moindre hésitation, et qu'il aurait très volontiers accomplie plut tôt, si cela n'avait tenu qu'à lui.

Mais, si Roland Barthes fait dire à Pyrrhus ce qu'il ne dit pas du tout, il lui arrive aussi de prendre tout à fait au sérieux les raisons, pourtant très spécieuses, que Pyrrhus invoque parfois pour justifier ses décisions. C'est le cas lorsque, à l'acte II, Pyrrhus annonce soudain à Oreste qu'il va lui livrer Astyanax et épouser Hermione, Roland Barthes affirme que, pour Pyrrhus, la naissance à un nouvel ordre « ne peut-être que violente : toute une société est là, qui le regarde, le reconnaît et parfois il faiblit, son regard sur lui-même est prêt à se confondre avec le regard de l'ancienne Légalité qui l'a formé » [294]. Et, pour le prouver, il rappelle en note [295] que Pyrrhus dit à Oreste :

J'ai songé, comme vous, qu'à la Grèce, à mon père.
À moi-même, en un mot, je devenais contraire [296].

Roland Barthes reproche volontiers à « l'ancienne critique » sa « naïveté ». Mais, jamais, avant lui, à notre connaissance, il ne s'était encore trouvé un critique pour croire aux raisons que Pyrrhus, invoque ici, par même Brunetière, pas même Nisard, pas même Daniel Mornet, pas même Théodule Ribot, pour citer des noms que Roland Barthes n'évoque qu'avec le plus grand dédain. Bien plus, même le spectateur qui voit la pièce pour la première fois, ou le lecteur qui ne l'a encore jamais lue, se doute bien que Pyrrhus n'est pas sincère, ou qu'il se trompe lui-même ou essaie de se tromper, en même temps qu'il trompe Oreste. Il lui suffit, pour cela, de se souvenir de la façon dont Pyrrhus, à l'acte précédent, a répondu à la requête d'Oreste qui lui demandait de faire mourir Astyanax, et, plus encore peut-être, de la façon dont il a accueilli la menace d'une intervention des Grecs en Epire :

…………Non, non. J'y consens avec joie :
Qu'ils cherchent dans l'Epire une seconde Troie;
Qu'ils confondent leur haine et ne distinguent plus
Le sang qui les fit vaincre et celui des vaincus.
Aussi bien ce n'est pas la première injustice
Dont la Grèce d'Achille a payé le service.
Hector en profita, Seigneur; et quelque jour
Son fils en pourrait bien profiter à son tour [297].

On voit que Pyrrhus sait aussi bien invoquer la mémoire de son père quand il s'oppose aux Grecs que quand il semble leur céder. On peut aisément en conclure que le souci d'être fidèle ou infidèle à son père ou aux Grecs, qu'il associe ou oppose à sa guise, n'est pas le premier souci de Pyrrhus et qu'une autre raison l'a fait changer d'avis. On la connaîtra à la scène suivante, mais on peut déjà le deviner. Il ne faut, pour cela, que se rappeler qu'à la fin de l'Acte I, Pyrrhus a annoncé à Andromaque qu'il irait dans un moment la rejoindre auprès d' Astyanax pour connaître sa décision :

…………Allez, Madame, allez voir votre fils.
Peut-être, en le voyant, votre amour plus timide
Ne prendra pas toujours sa colère pour guide.
Pour savoir nos destins, j'irai vous retrouver.
Madame, en l'embrassant, songez à le sauver [298].

La scène suivante, où Pyrrhus reste seul avec Phœnix, fournit de nouveau à Roland Barthes l'occasion de renouveler l'interprétation du rôle de Pyrrhus en prenant à la lettre des propos empreints pourtant (nous l'avons déjà relevé au chapitre précédent) de la plus évidente mauvaise foi. Voulant montrer que « l'ordre ancien » n'est pas seulement une « prison », mais qu'il est aussi « une sécurité », Roland Barthes affirme que « Pyrrhus frémit d'en sortir » [299], et, pour le prouver, il nous renvoie en note [300] au vers suivant :

Considère, Phœnix, les troubles que j'évite [301].

On reste confondu. On l'est d'autant plus que Roland Barthes se plaît à accuser « l'ancienne critique » de méconnaître la mauvaise foi des personnages de Racine, alors pourtant que la critique racinienne

ll'a toujours soulignée, sans grand mérite d'ailleurs, tant la chose est évidente. Dans Critique et vérité, en effet, Roland Barthes, reprochant à « l'ancienne critique » de s'en tenir toujours à « la lettre » du texte, ose écrire ceci : « Autre victime de la lettre : le personnage, objet d'une créance à la fois excessive et dérisoire; il n'a jamais le droit de s'abuser sur lui-même, sur ses sentiments : l'alibi est une catégorie inconnue du vraisemblable critique (Oreste et Titus ne peuvent se mentir à eux-mêmes) » [302]. Constatons que cette « créance à la fois excessive et dérisoire » à l'égard du personnage, créance que Roland Barthes prête d'une manière tout à fait gratuite à « l'ancienne critique », il nous en fournit lui-même, à propos de ce vers de Pyrrhus, un très remarquable exemple [303]. écoutons, en effet, Pyrrhus répondre aux félicitations de Phœnix, qui vient de lui dire qu'en rompant avec Andromaque, il « triomphe de Troie une seconde fois »:

Dis plutôt qu'aujourd'hui commence ma victoire.
D'aujourd'hui seulement je jouis de ma gloire;
Et mon cœur, aussi fier que tu l'as vu soumis,
Croit avoir en l'amour vaincu mille ennemis.
Considère, Phœnix, les troubles que j'évite,
Quelle foule de maux l'amour traîne à sa suite,
Que d'amis de devoirs j'allais sacrifier;
Quels périls… Un regard m'eût tout fait oublier.
Tous les Grecs conjurés fondaient sur un rebelle.
Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle [304].

Nous avions déjà cité, dans notre précédent chapitre, une partie de cette réplique [305]. On mesure encore mieux, quand on la considère dans sa totalité, à quel point elle respire la mauvaise foi. Comment ne pas sentir combien cette exaltation, cet enthousiasme paraissent factices ? Comment ne pas entendre que ce chant de victoire sonne singulièrement faux ? Comment ne pas comprendre que Pyrrhus cherche désespérément à se convaincre lui-même qu'il a bien fait de renoncer à épouser Andromaque ? Comment ne pas voir qu'en disant : « Un regard m'eût tout fait oublier ! », il nous apprend lui-même, sans s'en rendre compte, combien, en réalité, ces raisons, apparemment si fortes, comptent peu pour lui ? Aussi bien Pyrrhus ne tarde-t-il pas à nous apprendre, dès la tirade suivante, quelle est la véritable raison de sa décision. Et, comme on pouvait le deviner, cette décision s'explique par l'attitude d'Andromaque, lorsque Pyrrhus est allé la retrouver auprès d'Astyanax :

Je n'ai trouvé que pleurs mêlés d'emportements.
Sa misère l'aigrit; et, toujours plus farouche
Cent fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche.
Vainement à son fils, j'assurais mon secours :
« C'est Hector, disait-elle, en l'embrassant toujours;
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace;
C'est lui-même;, c'est toi, cher époux, que j'embrasse ».
Et quelle est sa pensée ? Attend-elle en ce jour
Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour [306] ?

Nous avons entendu, au début de la pièce, Pylade évoquer pour Oreste les précédents retours de Pyrrhus vers Hermione [307]. Celui-ci, bien qu'il ait un caractère officiel et apparemment définitif que les autres n'avaient pas, n'est bien dû, comme eux, qu'à la « rage » d'un « amant irrité ». Ni le sentiment de son devoir envers Hermione et envers les Grecs, ni la perspective des périls auxquels il allait s'exposer en épousant Andromaque, n'ont eu de part à ce retour. D'ailleurs, ces « devoirs » et ces « périls » que Pyrrhus évoque avec complaisance, au début de la scène, pour essayer de faire croire à Phœnix, et de se faire croire à lui-même que l'amour n'est plus « le maître », il ne tarde pas à les oublier complètement pour ne plus parler que d'Andromaque. Aussi a-t-il beau protester de sa « haine » envers elle, Phœnix n'est aucunement dupe :

Vous aimez : c'est assez [308].

Mais comment pourrait-il l'être ? L'aveuglement de Pyrrhus sur lui-même est, en effet, tellement visible dans cette scène qu'il serait tout à fait comique, si la situation n'était si douloureuse. Et, de fait, si elle est mal jouée, ou si le public est mal disposé, cette scène peut susciter le rire. Elle a, d'ailleurs, fait rire, comme le prouve le témoignage de l'abbé Dubos sur les réactions du public du XVlIIe siècle : « Le parterre écrit-il, rit presque aussi haut qu'à une scène de comédie » [309]. Si le public avait, certes, tort de rire, ou si l'acteur qui jouait le rôle de Pyrrhus avait tort de le faire rire, du moins avaient-ils compris qu'il fallait bien se garder de prendre à la lettre ce que Pyrrhus dit dans cette scène. Si donc on prend la peine de replacer dans son contexte le vers invoqué par Roland Barthes pour prouver que Pyrrhus frémit de sortir de l'ordre ancien, c'est assurément le propos du critique qui prête alors à rire.

Cette scène le montre bien, s'il y a une femme dont la pensée obsède Pyrrhus, c'est Andromaque et point du tout Hermione. Ce qu'il éprouve à l'égard de celle-ci, bien plutôt que cette « horreur même d'un engluement », que, selon Roland Barthes, le Fils racinien éprouve toujours à l'égard du Père, c'est de l'indifférence. Et c'est, bien sûr, lorsqu'il se trouve en face d'Hermione, à la scène 5 de l'acte IV, que cette indifférence apparaît le mieux. Roland Barthes, nous l'avons vu, écrit, à propos de cette scène, que « la justesse » de Pyrrhus « vient de sa libération profonde ». Sans doute ne se souvient-il pas ici, à la page 84, d'avoir écrit à la page 57 : « La fidélité est un état panique, elle se vit comme une clôture dont le bris est une secousse terrible ». Ce n'était certes pas le moment pour lui de s'en souvenir : le sang-froid de Pyrrhus dans cette scène de rupture ne donne assurément pas l'impression qu'il la vit comme « une secousse terrible ». Mais il n'est plus nécessaire de souligner l'incohérence des propos de Roland Barthes. Ce que nous voulons souligner surtout, c'est que la « justesse » de Pyrrhus, plutôt que de sa « libération profonde », vient, en réalité, de sa profonde indifférence, en même temps que de son honnêteté. Le sang-froid, on pourrait presque dire l'aisance, de Pyrrhus, dans cette scène de rupture, s'expliquent, en grande partie, par son incapacité à se mettre à la place d'Hermione. On croirait presque qu'il a lu Roland Barthes. Il parle, en effet, à Hermione, comme si elle était d'abord et surtout une « amante légale ». C'est l' « amante légale » qu'il essaie de désarmer, en reconnaissant loyalement qu'il a trahi tous ses serments. Mais ce qu'Hermione lui reproche, c'est de ne pas répondre à son amour. C'est devant l' « amante légale » qu'il plaide, non pasll'innocence, mais les circonstances atténuantes. Mais il ne fait alors qu'irriter davantage et blesser cruellement la véritable Hermione, l'amante qui n'est qu'amante. Ainsi, lorsqu'il lui dit :

Nous fûmes sans amour engagés l'un à l'autre [310],

il la blesse doublement. Il lui rappelle, tout d'abord, que, s'il avait promis de l'épouser, ce n'était que pour obéir à la volonté de son père. Il la blesse encore, et peut-être davantage, en lui prêtant à elle aussi les mêmes dispositions, alors qu'elle, avant de le connaître, était déjà amoureuse de lui, et qu'elle s'était déjà secrètement destinée à lui, avant que leur mariage eût été décidé par leurs pères. Elle se le rappelle à elle-même, nous l'avons vu, au début de l'acte V [311], mais il est fort probable qu'elle a dû le dire, et plus d'une fois, à Pyrrhus lui-même, au cours de ces premiers entretiens qu'elle a évoqués devant Cléone et où, se croyant aimée, elle croyait « sans péril pouvoir être sincère » [312]. Mais, sans doute, Pyrrhus n'y a-t-il pas fait attention ou bien l'a-t-il oublié. Toujours sans y penser, il la blesse ensuite, profondément, en insistant sur les efforts qu'il a faits pour tenir sa parole. En effet, quoi de plus cruel pour Hermione que d'entendre Pyrrhus lui dire qu'il a voulu « s'obstiner » à lui être fidèle ? Il aurait certainement évité d'employer un mot si malencontreux, s'il avait été capable de se mettre un peu à la place d'Hermione. Et il aurait sans doute évité aussi de prononcer le vers que Roland Barthes a si arbitrairement invoqué à l'appui de son propos :

J'ai cru que mes serments me tiendraient lieu damour.

L'indifférence de Pyrrhus est d'ailleurs relevée un peu plus loin par Hermione elle-même, lorsqu'elle lui dit :

Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t'aime pas [313].

Et, ce qui la torture, lorsqu'elle revit cette scène, quelques instants plus tard au début de l'acte V, c'est le souvenir de la « tranquillité » de Pyrrhus :

Le cruel ! de quel œil il m'a congédiée !
Sans pitié, sans douleur, au moins étudiée.
L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes [314] ?

II est donc clair que Pyrrhus n'est point « déchiré » de rompre avec Hermione, et, pour elle, c'est justement ce qui achève de la déchirer. Pyrrhus aurait, d'ailleurs, été beaucoup mieux avisé d'éprouver, à l'égard d'Hermione, un peu de cette terreur du père que lui prête Roland Barthes. Sans doute aurait-il pris un peu plus au sérieux la menace qu'elle lui lance en s'en allant :

Porte aux pieds des autels ce cœur qui m'abandonne;
Va, cours. Mais crains encor d'y trouver Hermione [315].

Mais Phœnix a beau attirer son attention sur cette menace et en souligner la gravité :

Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger
Une amante en fureur qui cherche à se venger.
Elle n'est en ces lieux que trop bien appuyée :
La querelle des Grecs à la sienne est liée;
Oreste l'aime encore; et peut-être à ce prix… [316]

Pyrrhus l'arrête :

Andromaque m'attend. Phœnix, garde son fils [317].

Hermione ne se fait, d'ailleurs, guère d'illusions sur l'inquiétude que ses menaces peuvent inspirer à Pyrrhus :

Triomphant dans le temple, il ne s'informe pas
Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l'ingrat, cet embarras funeste [318].

Comme elle voudrait croire, pourtant, à l'inquiétude, voire aux remords, de Pyrrhus ! Il penserait encore à elle. Aussi, lorsque Cléone revient, l'interroge-t-elle fiévreusement :

Et l'ingrat ? Jusqu'au bout il a poussé l'outrage ?
Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?
Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?
N'a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?
Dis-moi, ne t'es-tu point présentée à sa vue ?
L'ingrat a-t-il rougi lorsqu'il t'a reconnue ?
Son trouble avouait-il son infidélité ?
A-t-il jusqu'à la fin soutenu sa fierté [319] ?

Mais la réponse de Clégne est sans ambiguïté et ne peut lui laisser l'ombre d'une illusion :

Madame, il ne voit rien. Son salut et sa gloire
Semblent être avec vous sortis de sa mémoire.
Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets,
Il poursuit seulement ses amoureux projets [320].

En écoutant Cléone, comme ne pas regretter pour Pyrrhus qu'il n'ait pas lu Roland Barthes ? S'il avait vu Hermione avec les même yeux que le critique, il se serait sans doute trompé sur les véritables raisons qui la rendaient très dangereuse pour lui, mais il aurait su du moins qu'elle était dangereuse. Malheureusement, car c'est ce qui le perd, jusqu'à la fin Pyrrhus ne pense vraiment qu'à Andromaque.

Ce que Pyrrhus éprouve à l'égard d'Hermione, ne correspond donc point du tout à ce que, selon Roland Barthes, le Fils racinien, même le plus « émancipé », est censé éprouver à l'égard du père. En revanche, ce que Pyrrhus éprouve à l'égard d'Hermione, ressemble fort à ce qu'Hermione elle-même éprouve à l'égard d'Oreste. Ce qu'Hermione inspire à Pyrrhus, comme ce qu'Oreste inspire à Hermione, à côté, bien sûr, d'un peu de mauvaise conscience (Pyrrhus sait qu'il trahit ses serments, Hermione est consciente de son « ingratitude » [321] ), c'est essentiellement une grande indifférence. Et la raison de l'indifférence de Pyrrhus pour Hermione est évidemment la même que celle qui explique l'indifférence d'Hermione pour Oreste : comme elle, il aime ailleurs. Car, contrairement à ce que pensent Charles Mauron et Roland Barthes, Pyrrhus n'est pas d'abord celui qui fuit Hermione, il est d'abord celui qui aime Andromaque. II n'aime pas Andromaque pour échapper à Hermione; parce qu'il aime Andromaque, il est incapable de s'intéresser à Hermione, comme Hermione elle-même est incapable de s'intéresser à Oreste.

Si donc Pyrrhus ne peut s'intéresser à Hermione, c'est parce qu'il lui ressemble. Rien n'est plus arbitraire, en effet, que cette opposition radicale que Roland Barthes prétend établir entre Hermione et Pyrrhus. S'il faut l'en croire, les motivations profondes des deux personnages sont diamétralement opposées. Hermione, c'est la Fidélité inconditionnelle au père, au Passé, à la Patrie; elle s'est vouée à la défense de la société grecque; elle est farouchement attachée à la « loi vendetta le » ; elle est une « force » au service de la Mort; et finalement, ce qu'elle veut profondément, plus qu'épouser Pyrrhus, c'est faire mourir l'enfant « qui est son véritable rival parce qu'il est l'avenir » [322]. Pyrrhus, c'est, au contraire, celui qui, plus que tout autre personnage racinien, « accède pleinement au problème de l'infidélité », qui refuse de se laisser agripper par le père, par la Patrie; il veut « la destruction de l'ancienne Loi vendettale » [323]; tout entier du côté de la vie, de l'avenir, « le problème pour lui, c'est de vivre, de naître à un nouvel ordre, à un nouvel âge » [324]; finalement, il est d'abord celui qui « veut que l'enfant vive » [325]. De même que l'enfant est « le véritable rival » d'Hermione, il semble être le véritable objet de la passion de Pyrrhus. On peut d'ailleurs s'étonner que Roland Barthes n'ait pas songé à établir un lien érotique entre Pyrrhus et Astyanax, comme il l'a fait pour Athalie et Eliacin. La chose eût été pourtant particulièrement plaisante, d'autant plus que, selon toute apparence, Astyanax qui ne sait point encor que Pyrrhus est son maître, et qu'il est le fils d'Hector [326], est encore un enfant en très bas âge, voire un bébé.

Mais, pour rester sérieux, contentons-nous de dire qu'il ne l'est guère de définir Pyrrhus comme celui qui « veut que l'enfant vive ». Certes il n'a aucune envie de faire mourir Astyanax. Certes, il est sincère lorsqu'il répond à Oreste qu'il ne saurait se baigner à loisir dans le sang d'un enfant [327]. Mais, si sa « pitié » [328] pour l'enfant est sans doute réelle, le refus qu'il oppose à Oreste, s'explique surtout par l'amour que la mère lui inspire. On le voit bien, lorsqu'à la scène 4, Pyrrhus fait part à Andromaque de l'exigence des Grecs. À lire Roland Barthes, on croirait que Pyrrhus ne fait, dans cette scène, que protester de sa volonté de défendre Astyanax jusqu'à la mort. Selon lui, « il prend entièrement en charge l'enfant, il veut que l'enfant vive, s'exalte à fonder en lui une nouvelle paternité; il s'identifie pleinement à lui » [329]. Et Roland Barthes rappelle en note [330] que Pyrrhus dit à Andromaque :

Je vous rends votre fils et je lui sers de père [331],

et qu'il affirme :

Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours [332].

Mais il semble oublier que Pyrrhus y met une condition. Si vraiment, pour Pyrrhus, la solution, l'espoir, c'étaient, comme le prétend Roland Barthes, Astyanax, « la vie réelle de l'enfant, la construction d'un avenir ouvert, neuf, opposé à la loi vendettale représentée par l'Erinnye Hermione » [333], ne se comporterait-il pas comme Andromaque lui demande de le faire :

Voulez-vous qu'un dessein si beau, si généreux,
Passe pour le transport d'un esprit amoureux ? […]
Non, non, d'un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur,
Sans me faire payer son salut de mon cœur,
Malgré moi, s 'il le faut, lui donner un asile :
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d'Achille [334] ?

Au lieu de cela, Pyrrhus menace de faire périr Astyanax, et il lance à Andromaque des vers que Roland Barthes a, bien sûr, évité de rappeler :

Je n'épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère [335],

et, en la quittant :
Madame, en l'embrassant, songez à le sauver [336].

Pyrrhus n'a, d'ailleurs, pas attendu, nous le savons, que les Grecs viennent réclamer la tête d'Astyanax pour la menacer, ainsi que Pylade l'a dit à Oreste :

Et chaque jour encor on lui voit tout tenter
Pour fléchir sa captive, ou pour l'épouvanter.
De son fils, qu'il lui cache, il menace la tête [337).

Le « chaque jour encor », indique bien que ce n'est pas la un fait nouveau. Ainsi Pyrrhus a menacé la vie d'Astyanax, bien avant qu'Hermione elle-même ne songe à le faire, en suscitant l'ambassade des Grecs. Il est donc tout à fait paradoxal de voir en Pyrrhus celui « qui veut que l'enfant vive », alors que, depuis un an qu'Astyanax est en son pouvoir, il n'a pas cessé, semble-t-il, de menacer sa tête [338].

Bien sûr, lorsqu'il menace Astyanax, Pyrrhus ne souhaite qu'une chose : ne pas avoir à mettre sa menace à exécution. Bien sûr, Hermione souhaiterait, au contraire, que l'ambassade des Grecs réussisse et que Pyrrhus leur livre Astyanax. Pourtant cela ne permet pas d'opposer les deux personnages de Pyrrhus et d'Hermione comme voulant, l'un, la vie, et l'autre, la mort de l'enfant. Lorsque Pyrrhus lance à Andromaque son ultimatum :

Songez-y : je vous laisse, et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple où ce fils doit m'attendre ;
Et là vous me verrez, soumis ou furieux,
Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux [339],

il n'y a aucune raison de douter qu'il ne soit vraiment décidé à mettre sa menace à exécution. Et, s'il serait, certes, désespéré d'avoir à le faire, c'est d'abord parce qu'il aurait perdu alors tout espoir de fléchir Andromaque. Car, si vraiment, comme semble le penser Roland Barthes, l'enfant, pour lui, comptait plus, ou seulement autant, que la mère, il serait sans doute tout à fait incapable, non seulement de mettre ses menaces à exécution, mais même de les formuler.

Quant à Hermione, la mort d'Astyanax serait assurément pour elle un grande victoire. Non point, pourtant parce que l'enfant est « son véritable rival », mais parce que sa mort la délivrerait définitivement de sa véritable rivale : Andromaque. À l'évidence, ce que veut Hermione, c'est l'élimination de sa rivale et la mort de l'enfant est pour elle le plus sûr moyen de parvenir à cette fin. Elle aurait certainement encore préféré que les Grecs vinssent demander à Pyrrhus la tête d'Andromaque, au lieu de celle d'Astyanax. Et d'ailleurs, dans sa colère, elle envisage un moment de provoquer une telle démarche, lorsqu'elle dit à Cléone :

J'ai déjà sur le fils attiré leur colère !
Je veux qu'on vienne encor lui demander la mère.
Rendons-lui les tourments qu'elle me fait souffrir :
Qu'elle le perde, ou bien qu'il la fasse périr [340].

Si elle ne l'a pas fait, si elle a fait demander la tête de l'enfant, et non celle de la mère, ce n'est assurément pas parce qu'elle considérait l'enfant comme « son véritable rival ». La raison en est tout à fait évidente : les Grecs pouvaient demander à Pyrrhus la tête d'Astyanax, le fils, l'héritier, et peut-être un jour le vengeur d'Hector; ils le pouvaient d'autant plus que, comme Oreste ne manque pas de le rappeler à Pyrrhus [342], Astyanax n'avait échappé au supplice que par la ruse d'Andromaque; ils ne pouvaient guère, en revanche, demander à Pyrrhus la tête d'Andromaque. C'est pourtant bien à celle-ci qu'Hermione en veut - les vers que nous venons de citer sont d'ailleurs propres à le prouver- et non à l'enfant. Et il n'y a certes aucun lieu de s'en étonner. Toujours est-il que, si Roland Barthes, avait raison, on devrait pouvoir trouver, dans les propos d'Hermione, le reflet de cette hostilité profonde que « l'enfant » lui inspirerait. On ne le trouve point [342). Pour Hermione, Astyanax que, selon toute vraisemblance, elle n'a d'ailleurs jamais vu (Pyrrhus le tient enfermé et Andromaque elle-même n'est autorisée à aller le voir qu'une fois par jour), n'a, pour ainsi dire, pas d'existence véritable: il n'est guère qu'un pion dans la partie qu'elle joue avec Pyrrhus. Mais, pour Pyrrhus aussi, Astyanax n'est guère qu'un pion dans la partie qu'il joue avec Andromaque. Il nous paraît donc tout à fait arbitraire d'opposer, comme le font Charles Mauron et Roland Barthes, Hermione et Pyrrhus à partir de leur attitude par rapport à « l'enfant ». L'amour de Pyrrhus pour la mère pourrait bien sûr, l'amener à s'attacher au fils, tandis que la haine d'Hermione pour Andromaque pourrait rejaillir sur Astyanax. Mais Racine ne semble pas avoir voulu exploiter cette possibilité. Nous avons dit le peu de place fait à Astyanax dans les propos d'Hermione. Quant à ceux de Pyrrhus, ils ne permettent pas d'affirmer qu'il se soucie vraiment du sort d'Astyanax. Bien sûr, il proteste, devant Andromaque, de sa volonté farouche de défendre Astyanax contre les Grecs, il affirme être prêt à lui servir de père; mais on croirait plus aisément à sa vocation paternelle, si Pyrrhus ne l'exprimait pas seulement devant Andromaque, mais aussi lorsqu'il est seul avec Phœnix, on croirait plus aisément qu'il veut avant tout que l'enfant vive s'il ne lui mettait constamment le couteau sur la gorge.

Ainsi il est clair qu'on ne peut opposer Hermione et Pyrrhus, par rapport à Astyanax, que parce qu'il est le fils, l'enfant d' Andromaque et non parce qu'il est « l'enfant » tout court. Si Hermione et Pyrrhus s'opposent, ce n'est point du tout parce que la première est tout entière tournée vers le passé et vers la mort, et le second, vers l'avenir et vers la vie. lls ne s'opposent pas parce qu'ils sont foncièrement opposés, mais parce que les circonstances les ont opposés. Mais, quand on veut à tout prix dire du nouveau sur des personnages de théâtre, un des moyens les plus commodes consiste à ne tenir aucun compte de la situation dans laquelle le dramaturge les a placés. Le plus étrange, c'est que Roland Barthes affirme, d'une manière d'ailleurs aussi imprudente qu'elle est péremptoire : « il n'y a pas de caractères dans le théâtre racinien (c'est pourquoi il est absolument vain de disputer sur l'individualité des personnages, de se demander si Andromaque est coquette ou Bajazet viril), il n'y a que des situations » [343]. Cela ne l'empêche pas d'oublier constamment la situation dans laquelle se trouvent les personnages, et, ainsi que le font aussi Lucien Goldmann et Charles Mauron, de transformer en différence de caractères une différence de comportements qui s'explique seulement par une différence de situations. Ainsi, lorsqu'il oppose Pyrrhus et Hermione, et prétend que le premier est le personnage le plus individualiste, le plus ouvert, le plus libéré du passé de tout le théâtre racinien tandis que la seconde en serait, au contraire, la figure la plus « archaïque », la plus dépendante du Père, de la famille et de la patrie, il oublie tout simplement que l'intérêt de leur amour, qui est, pour l'un comme pour l'autre, la seule chose qui compte vraiment, pousse Pyrrhus, parce qu'il aime une Troyenne et veut se débarrasser d'une Grecque, à renier le passé et la Grèce, tandis qu'il pousse Hermione, parce qu'elle aime un Grec et est jalouse d'une Troyenne, à s'en réclamer sans cesse.

On pourrait, bien sûr, pour sauver l'interprétation de Roland Barthes, prétendre que Pyrrhus aime Andromaque précisément parce qu'elle est Troyenne et repousse Hermione parce qu'elle est Grecque, tandis qu'Hermione, elle, aimerait Pyrrhus parce que ses exploits ont fait de lui le principal défenseur de la société grecque. Bien sûr, on pourrait imaginer que l'amour de Pyrrhus pour Andromaque, pour une ennemie vaincue et qui a un fils à sauver et à élever, prît sa source dans un profond désir de s'affranchir du passé, de rompre l'engrenage de la vendetta et d'instaurer un ordre nouveau fondé sur la réconciliation des anciens ennemis. On pourrait imaginer que l'amour d'Hermione pour Pyrrhus, pour le vengeur de son père, le vainqueur et le destructeur de Troie, prît sa source dans un farouche attachement au passé, à la patrie et à « l'ordre vendettal ». Encore faudrait-il que le texte autorisât une telle interprétation. Or tout ce que nous venons de dire, montre qu'au contraire il l'interdit [344). On ne saurait chercher l'explication de l'amour de Pyrrhus pour Andromaque, ni de l'amour d'Hermione pour Pyrrhus, dans leur attitude à l'égard du passé. C'est, au contraire, leur attitude, à l'égard du passé qui apparaît très largement déterminée par leur amour, et qui, d'ailleurs varie au gré de ses vicissitudes. « Aimer, c'est voir » [345}, dit Roland Barthes en parlant de « l'érosévénement ». Telle est d'abord l'explication de l'amour de Pyrrhus pour Andromaque et il nous paraît vain d'en chercher une autre. Quant à l'amour d'Hermione pour Pyrrhus, il relève certes de la même explication, mais elle rêvait d'être à lui avant de l'avoir vu, et il convient de faire entrer aussi en ligne de compte le prestige que ses exploits confèrent à Pyrrhus. Certes Hermione l'aime parce qu'elle le trouve « charmant » [346], mais aussi parce qu'il est

Intrépide, et partout suivi de la victoire [341].

Cela n'a rien d'étonnant, surtout de la part d'une jeune fille sans doute assez romanesque et assurément très orgueilleuse. Mais, si elle est très sensible au fait que Pyrrhus soit un héros illustre, cela ne veut pas dire du tout qu'elle aime en lui le défenseur de la Grèce et l'instrument de « l'ordre vendettal » [348}. D'ailleurs, si cela était, elle aurait dû cesser de l'aimer, puisqu'il trahit la Grèce et veut abolir l'ordre ancien. Car enfin, si vraiment Pyrrhus et Hermione étaient l'un et l'autre tels que Roland Barthes prétend qu'ils sont, comment Hermione pourrait-elle aimer encore Pyrrhus, et l'aimer au point de se tuer sur son corps ?

Disons-Ie donc très nettement, il est totalement arbitraire, il est absurde d'opposer Pyrrhus et Hermione par rapport au père et à tout ce qu'il représente, selon Roland Barthes. Ils n'ont, l'un comme l'autre, point d'autre politique que celle de leur passion. Cet impérialisme, cet absolutisme de la passion, qui, pour l'essentiel, les définit l'un et l'autre, fait d'eux des êtres au fond très proches. Et, de fait, rien n'est plus aisé que de faire ressortir, entre les deux rôles, d'évidentes analogies. Ainsi, lorsque Pyrrhus, qui vient d'annoncer officiellement à Oreste qu'il épousait Hermione, dit à Phœnix :

……………Crois-tu, si je l'épouse,
Qu'Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse ? [349],

il nous rappelle irrésistiblement Hermione elle-même qui, un moment auparavant, disait à Oreste, en parlant de Pyrrhus :
…………Songez quelle honte pour nous
Si d'une Phrygienne il devenait l'époux [350] !

Et lorsque, dans la même scène, il répond à Phœnix qui s'inquiète à très juste titre de voir Andromaque occuper toujours son esprit :

Non, je n'ai pas bien dit tout ce qu'il lui faut dire :
Ma colère à ses yeux n'a paru qu'à demi;
Elle ignore à quel point je suis son ennemi.
Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,
Et donner à ma haine une libre étendue.
Viens voir tous ses attraits, Phœnix, humiliés [351],

il nous rappelle encore Hermione, répondant à Cléone qui la pressait de fuir Pyrrhus :

Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore;
Contre mon ennemi laisse-moi m'assurer :
Cléone, avec horreur, je m'en veux séparer [352].

Mais le parallélisme des comportements de Pyrrhus et d'Hermione pourrait être souligné encore sur un plan plus général. Ainsi, de même que, depuis un an, Pyrrhus n'a cessé de revenir vers Hermione, toutes les fois qu'Andromaque l'avait repoussé un peu plus brutalement que de coutume, de même Hermione n'a cessé de revenir en pensée vers Oreste, toutes les fois qu'après être revenu vers elle, Pyrrhus retournait auprès d'Andromaque. Ainsi, lorsque Cléone dit à Hermione, qui paraît peu disposée à recevoir Oreste :

Madame, n'est-ce pas toujours le même Oreste
Dont vous avez cent fois souhaité le retour,
Et dont vous regrettiez la constance et l'amour [353] ?,

le lecteur un peu attentif se souvient de ce que Pylade disait à Oreste à propos des retours de Pyrrhus vers Hermione :

Hermione elle-même a vu plus de cent fois
Cet amant irrité revenir sous ses lois [354],

le « cent fois » de Cléone semblant faire écho au « plus de cent fois » de Pylade. Quant à leur attitude à l'égard du père, l'opposition entre l'infidélité de Pyrrhus et la fidélité d'Hermione s'explique entièrement par les intérêts opposés de leurs passions. Rien ne compte vraiment pour Hermione à côté de sa passion pour Pyrrhus, même pas le père : ses dernières paroles et son suicide achèvent de le prouver. Pyrrhus est prêt à tout pour épouser Andromaque, même à trahir le père.

Concluons donc sans hésiter, que l'analyse que Roland Barthes nous donne d'Andromaque, si elle est tout entière inspirée par sa théorie du père, est aussi entièrement arbitraire. Ajoutons qu'à son habitude, Roland Barthes n'est pas seulement en contradiction avec l'auteur qu'il prétend expliquer : il l'est aussi avec lui-même. Ainsi le Pyrrhus que nous découvrons dans le chapitre sur Andromaque, nous paraît bien différent de celui que nous avions rencontré dans des chapitres comme « La "scène" érotique » ou « La relation fondamentale ». Nous découvrons un Pyrrhus qui, finalement, rejette Hermione parce qu'elle est « tout entière du côté de la Mort », et s'attache passionnément à Andromaque, parce qu'ayant un fils, elle représente pour lui l'avenir et la vie. Comment ne pas trouver que ce Pyrrhus a des goûts diamétralement opposés à ceux du Pyrrhus qui, dans « La "scène" érotique », aimait Andromaque parce qu'il trouvait en elle « lll'ombre majeure, celle du tombeau » [355} ? Comment ne pas trouver que ce Pyrrhus qui prône l'abolition de la « loi vendetta le », qui souhaite la réconciliation des anciens ennemis, qui « veut que l'enfant vive », ne ressemble plus du tout au Pyrrhus foncièrement « violent » du chapitre « La relation fondamentale » ? Sans doute a-t-il trouvé son chemin de Damas ! On avait cru comprendre que son vœu fondamental était de contraindre l'autre, qu'il ne voulait qu'une chose, obliger autrui à faire ce qu'il ne voulait pas, et qu'ainsi son amour pour Andromaque était avant tout pour lui un moyen exceptionnellement efficace d'exercer sa volonté de puissance, dans la mesure où personne d'autre qu'Andromaque ne pouvait avoir d'aussi fortes raisons et de ne pas vouloir de lui et de ne pas pouvoir le repousser. Or on découvre maintenant qu'il n'aspire qu'à mettre sa force au service des faibles et à se faire le défenseur de la veuve et de l'orphelin.

Mais, si, dans son cas, la métamorphose est particulièrement spectaculaire, ce n'est pas seulement le personnage de Pyrrhus qui se transforme à mesure que l'on tourne les pages du Sur Racine, c'est « l'homme racinien » en général. Avec la théorie du père, en effet, se confirme le nouveau renversement de perspectives qui se dessinait dans les chapitres « On » et « La division » et que nous avons signalé au début de notre chapitre. Dans « La relation fondamentale » et « Techniques d'agression », « l'homme racinien » était dépeint comme un « violent », un « tyran », un « bourreau », voilà qu'il est maintenant un fils terrorisé par le père. Voilà que le poursuivant est maintenant poursuivi, que l'agresseur est agressé, que le tyran est traqué, le bourreau, bourrelé. Et nous voilà, quant à nous, au terme de ce long examen de la théorie du père, plus convaincu que jamais, non seulement que « l'homme racinien » de Roland Barthes n'a pas grand-chose de racinien, mais aussi qu'il est tout à fait insaisissable et totalement incompréhensible. À chaque fois qu'on croit être sur le point de le tenir et de le connaître, il se transforme et nous échappe. Un dernier exemple achèvera de le montrer.


 

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NOTES :

1. S.R., p. 45.

2. Ibid.

3. S.R., p. 44.

4. Ibid.

5. S.R., pp. 44-45.

6. Iphigénie, acte I, scène 1, vers 74-82.

7. Voir Britannicus, acte IV, scène 3, vers 1339 sq.

8. Voir acte IV, scène 4, vers 1414 sq.

9. Andromaque, acte II, scène 2, vers 485-487.

10. On l'aura remarqué, ce sont les vers les plus connus et les plus émouvants que l'auteur du Sur Racine nous oblige à rappeler le plus souvent.

11. Acte IV, scène 5, vers 1356-1360.

12. Bajazet, acte II, scène 1, vers 552-556.

13. Phèdre, acte III, scène 1, vers 809-811.

14. Bien sûr, nous nous plaçons ici au point de vue du lecteur de Roland Barthes, et non à celui du lecteur de Racine. S'il s'agit, en effet, de connaître le Sur Racine, des chapitres tels que « On » ou La division » peuvent être considérés comme secondaires par rapport à des chapitres plus importants tels que « Les deux éros », « La "scène" érotique », « La relation fondamentale », « Le père » ou « La Faute ». S'il s'agit, en revanche, de mieux comprendre Racine, ii n'y a aucunement lieu de distinguer, dans le Sur Racine, des chapitres plus ou moins importants ou plus ou moins secondaires. Ils sont tous également, c'est-à-dire totalement, inutiles.

15. S.R., p. 46.

16. S.R., p. 47.

17. S.R., p. 46.

18. O.C.I., p. 376.

19. Britannicus, acte IV, scène 2, vers 1287.

20. Phèdre, acte I, scène 3, vers 241-242.

21. Acte Ill, scène 3, vers 893.

22. O.C.I., p. 746.

23. Aspects de Racine, p. 218, note 1.

24. Acte IV, scène 5, vers 1196-1202.

25. Vers 1259.

26. À la scène 6 de l'acte IV.

27. S.R., p. 46.

28. Ibid.

29. S.R., p. 47.

30. Ibid.

31. S.R., p. 48.

32. Voir pp. 145-146.

33. Voir pp. 110-112.

34. S.R., p. 20.

35. S.R., pp. 20-21.

36. S.R., p. 21.

37. S.R., p. 9.

38. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 26.

39. Rappelons que Mauron ne commence son étude de la tragédie racinienne qu'avec Andromaque, laissant de côté La Thébaïde et Alexandre. Lucien Goldmann fait de même dans Le Dieu caché. L'un et l'autre prétendent pourtant, et cette affirmation est tout à fait absurde à nos yeux, que l'on ne peut comprendre un auteur qu'à partir de la totalité de ses œuvres.

40. L'Inconscient dans la vie et l'œuvre de Racine, p. 28.

41. S.R., p. 48.

42. S.R., p. 48, note 1.

43. S.R., p. 48.

44. S.R., p. 56.

45. S.R., p. 21.

46. S.R., p. 57.

47. S.R., p. 56.

48. Le singulier (« elle représente ») est certainement une erreur d'impression, puisque « elle » reprend évidemment « leurs figures ».

49. Ibid.

50. Ibid. Notons que le propos n'est pas très clair. Comment peut-on rester « inconditionnellement soumis » à quelqu'un et « subir » cette fidélité « dans une plainte », fût-elle « détournée » ? Dès qu'on commence à « subir » et à « se plaindre », la soumission ne cesse-t-elle pas d'être vraiment « inconditionnelle » ?

51. S.R., p. 56-57.

52. S.R., p. 56.

53. On verra, d'ailleurs (et on a déjà commencé à le voir avec Titus), que Roland Barthes tient sur certains de ces personnages de « fils émancipés » des propos parfaitement contradictoires.

54. S.R., p. 49.

55. Voir acte II, scène 2 et acte V, scène 1.

56. S.R., p. 49.

57. La Thébaïde, acte I, scène 5, vers 255-256.

58. Acte V, scène 4, vers 1452.

59. Acte III, scène 6, vers 871-874. Certes, cette citation ne s'accorde guère avec la précédente. Mais il vaut mieux ne pas trop s'interroger sur la cohérence psychologique du personnage de Créon : elle laisse à désirer. C'est là, avec la « haine physique » d'Etéocle et de Polynice, une des faiblesses de la pièce.

60. Acte I,, scène 1, vers 360-361.

61. Loc. cit., 62. Le cas de Pharnace nous semble plus incertain. Si le texte ne permet pas d'affirmer que c'est contre Mithridate qu'il a choisi les Romains, il n'interdit pas, non plus, de le penser.

63. Mithridate, acte I, scène 1, vers 9-12.

64. S.R., p. 106.

65. Ibid., note 4.

66. Acte II, scène 2, vers 427.

67. S.R., p. 106.

68. Acte V, scène 5, vers 1691-1692.

69. Voir Athalie, acte V, scène 6, vers 1783-1790.

70. Voir Britannicus, acte V, scène 6, vers 1672-1693.

71. Voir Cinna, acte V, scène 3, vers 1753-1774.

72. Voici ce que Racine dit de Pharnace dans sa Préface : « Je ne dis rien de Pharnace. Car qui ne sait que ce fut lui qui souleva contre Mithridate ce qui lui restait de troupes, et qui força ce prince à se vouloir empoisonner, et à se passer son épée au travers du corps pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis ? C'est ce même Pharnace qui fut vaincu depuis par Jules César, et qui fut tué en suite dans une autre bataille » (O.C.I., p. 603).

73. « Sa sécession loin du père est accomplie, il en use avec aisance » (S.R., p. 106).

74. Mithridate, acte I, scène 2, vers 147-150.

75. Acte III, scène 3, vers 463-468. Il est intéressant de le noter, si la « tendresse cachée » de Mithridate pour Xipharès s'est vue « justifiée » par la fidélité de son fils, c'est que cette tendresse était née avant même que cette fidélité eût pu se manifester.

76. Acte I, scène 1, vers 118-122.

77. S.R., pp. 106-107.

78. S.R., p. 106 (loc. cit.).

79. S.R., p. 21 (loc. cit.).

80. S.R., p. 106.

81. Raymond Picard ne semble pas avoir remarqué que Roland Barthes avait cité Taxile comme exemple de fils « émancipé ».

82. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 28.

83. Alexandre, acte III, scène 3, vers 810-814.

84. S.R., p. 49.

85. 8ajazet, Acte I,, scène 3, vers 613.

86. S.R., pp. 99-105.

87. S.R., p. 9.

88. 8érénice, acte I,, scène 2, vers 381-383.

89. Acte IV scène 4, vers 1013-101B.

90. Acte I, scène 5, vers 295-296.

91. Acte III, scène 3. vers 901.

92. Acte I, scène 4, vers 245-246 (vers déjà cités).

93. Acte IV, scène 5. vers 1158-1168.

94. Ibid., vers 1140-1146.

95. Acte V, scène 6, vers 1394-1402.

96. Loc. cit.

97. S.R., p. 49.

98. Ibid., note 1.

99. S.R., p. 56.

100. Loc. cit.

101. S.R., p. 94.

102. S.R., p. 98.

103. Ibid.

104. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 47, note 1.

105. Je ne prétends pas, en disant cela, être plus perspicace que Raymond Picard. Simplement, j'ai passé sur le Sur Racine beaucoup plus de temps que lui. Or ce livre est d'une telle incohérence qu'il faut de nombreuses lectures pour s'en faire une idée suffisante.

106. S.R., p. 56.

107. Ibid.

108. Ibid.

109. Ibid.

110. Acte I, scène 3, vers 80-81.

111. Acte I, scène 2, vers 45.

112. Acte I, scène 2, vers 25, et acte I, scène 4, vers 209.

113. S.R., p.21.

114. On pourrait y ajouter celle-ci, dans le chapitre « Techniques d'agression »: « Néron est le reflet d'Agrippine, Antiochus celui de Titus » (S.R., p. 39).

115. S.R., p. 37.

116. S.R., pp. 96-97.

117. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 44.

118. Acte I. scène 4, vers 209.

119. Acte I, scène 4, vers 271-272.

120. Ibid., vers 273-278.

121. Préface de Bérénice (O.C.I., p. 465).

122. Elle l'avouera à Phénice (Acte III, scène 3, vers 918) :
Hélas! pour me tromper je fais ce que je puis.

123. Ibid., vers 914-915.

124. S.R., p. 97.

125. Ibid., note 4.

126. Acte I,, scène 2, vers 431.

127. Ibid., vers 432-434.

128. Ibid., vers 435-438.

129. Acte II, scène 2, vers 506-510.

130. Acte III,, scène 1, vers 753-756.

131. Rappelons une nouvelle fois le vers d'Antiochus (Acte I, scène 4, vers 246) :
Rome, Vespasien traversaient vos soupirs.

132. S.R., p. 56.

133. Acte II, scène 2, vers 455-466.

134. S.R., p. 97.

135. Ibidem.

136. S.R., p. 21.

137. S.R., p. 98.

138. Acte IV, scène 5, vers 1073-1086.

139. Ibid., vers 1087-1094.

140. Acte II, scène 2, vers 456-458.

141. S.R., p. 48, note 1.

142. S.R., p. 48.

143. S.R., p. 56.

144. Ibidem.

145. Ibidem.

146. Ibidem.

147. S.R., p. 22.

148. S.R., p. 21.

149. S.R., p. 47. Si Britannicus est le « double » de Néron, ce dernier est lui-même le « double » d'Agrippine, comme Roland Barthes nous l'apprend dans le chapitre « Techniques d'agression »: « on sait que le thème du miroir, ou du double, est toujours un thème de frustration: ce thème est abondant chez Racine : Néron est le reflet d'Agrippine » (pp. 38-39). Mais, si Britannicus est le « double » de Néron, qui est lui-même celui d'Agrippine, Britannicus n'est-il pas, lui aussi, le « double » d'Agrippine ? Roland Barthes ne l'a pas dit.

150. S.R., p. 93.

151. 8ritannicus, acte IV, scène 2, vers 1159-1162.

152. Voir la Concordance de Freeman et Batson, tome I, p. 556.

153. Ibidem.

154. Voir la Concordance de Freeman et Batson, tome I, p. 555.

155. Acte IV, scène 2, vers 1217.

156. Acte V, scène 6, vers 1675.

157. Acte IV, scène 3, vers 1385.

158. Acte III, scène 8, vers 1069-1070.

159. Acte V, scène 1, vers 1517-1518.

160. Ibid., vers 1519-1520.

161. Acte IV, scène 4, vers 1450 et 1453-1454.

162. S.R., p. 93, note 1.

163. Acte III, scène 1, vers 363-364.

164. Acte IV, scène 2, vers 1303.

165. Acte IV, scène 3, vers 1314.

166. Acte III, scène 8, vers 1037-1040.

167. S.R., p. 93.

168. Ibid., note 3.

169. Acte I, scène 4, vers 334.

170. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 34, note 1.

171. S.R., p. 93.

172. Acte II, scène 2, vers 437-442.

173. Acte V, scène 1, vers 1489-1494.

174. S.R., p. 69.

175. S.R., p. 56.

176. Acte I, scène 1, vers 45-48.

177. Ibid., vers 91-96.

178. Acte I, scène 2, vers 175-180 et 193-196.

179. Acte II, scène 2, vers 483-489.

180. Ibid., vers 496-510.

181. Roland Barthes se réjouit de. la coïncidence onomastique qui fait d'Agrippine le symbole de l'agrippement » (S.R., p. 89, note 1).

182. S.R., p. 89.

183. S.R., pp. 90-91.

184. Acte I, scène 1, vers 11-12.

185. Ibid., vers 35-38.

186. S.R., p. 87.

186. S.R., p. 94.

187. Acte IV, scène 4, vers 1465-1466.

188. O.C.I., p. 377.

189. Ibid., p. 376.

190. Acte IV, scène 2, vers 1139-1194.

191. Acte I, scène 1, vers 19-22.

192. Acte V, scène 6, vers 1678.

193. Acte IV, scène 2, vers 1227-1230.

194. S.R., p. 56.

195. S.R., p. 78.

196. À cela près que Roland Barthes appelle le passé « le père », ce que ne fait pas Charles Mauron, son analyse s'inspire aussi, très étroitement du chapitre consacré à Andromaque dans L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine (pp. 55-70). Roland Barthes le reconnaît, d'ailleurs, dans une note : « C'est, à ma connaissance, Charles Mauron, à qui je dois beaucoup pour cette analyse d'Andromaque, et d'une manière plus générale pour la notion m6me de Légalité racinienne, qui a remis Pyrrhus au centre de la pièce » (S.R., p. 84, note 1). On peut même penser que, dans le cas particulier du chapitre consacré à Andromaque (car, nous l'avons dit, dans l'ensemble les analyses du Sur Racine sont souvent bien éloignées de celles de Charles Mauron), la dette de Roland Barthes envers le fondateur de la psychocritique est si importante et souvent si littérale (bien des formules de Roland Barthes ne font que reprendre presque textuellement celles de Mauron) qu'il aurait été plus honnête de la signaler autrement que dans une simple relative au milieu d'une note en bas de page. En tout cas, on voudra bien se souvenir que la plupart des objections que nous allons faire à Roland Barthes, pourraient également servir contre Mauron.

197. S.R., p. 80.

198. Andromaque, acte I, scène 4, vers 279.

199. Ibid., vers 262.

200. S.R., p. 80-81.

201. S.R., p. 82-83.

202. Voir acte III, scène 8, vers 1048.

203. Nous avons dit plus haut combien la solution à laquelle Andromaque croyait pouvoir s'arrêter, nous paraissait peu satisfaisante. Ce qui est étonnant, ce n'est pas qu'il lui ait fallu trois actes avant d'y penser, c'est qu'elle y ait pensé. Mais, bien sûr, Roland Barthes n'a jamais pensé à s'en étonner.

204. S.R., p. 82, note 2.

205. Acte IV, scène 1, vers 1119.

206. Acte I, scène 4, vers 333-336.

207. Du moins dans le chapitre consacré à Andromaque. Car, nous l'avons vu, dans la première partie de « L'Homme racinien », Roland Barthes déclare partager l'opinion de ceux qui pensent qu'Andromaque est amoureuse de Pyrrhus. Mais, ce qu'il est bien difficile de savoir avec Roland Barthes, c'est quand il partage, lui, sa propre opinion.

208. S.R., pp. 79-80.

209. Roland Barthes emprunte, sans le dire, cette expression à Mauron, pour qui Hermione « est une Erinnye jalouse, qui veut posséder l'homme et tuer l'enfant » (L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine, p. 64).

210. S.R., p. 79, note 6.

211. Acte IV, scène 5, vers 1382.

212. Ibid., vers 1381-1386.

213. Ibid., vers 1324.

214. Le Sacré dans les tragédies profanes de Racine, p. 306.

215. Ibidem.

216. Acte IV, scène 5, vers 1369-1371.

217. S.R., p. 80, note 1.

218. Acte IV, scène 5, vers 1363-1364.

219. Voir Ibid., vers 1311-1314; 1317; 1323-1326.

220. Acte II, scène 1, vers 436-439.

221. Ibid., vers 395-401.

222. S.R., p. 79, note 4.

223. Acte II, scène 1, vers 466.

224. Nous avons cité le début de cette tirade dans notre précédent chapitre.

225. Ibid., vers 461-470.

226. S.R., p. 80.

227. S.R., p. 81.

228. Les grands rôles du théâtre de Jean Racine, p. 16.

229. Acte I, scène 2, vers 205-206.

230. Acte I, scène 1, vers 58-60; vers 67-91; vers 77-80.

231. Acte III, scène 4, vers 881-883. Hermione ne sait pas que le « courroux » de Pyrrhus s'explique, en réalité, par le seul comportement d'Andromaque.

232. Acte II, scène 1, vers 445-446.

233. Acte V, scène 3, vers 1557-1558.

234. Acte III, scène 3, vers 835-836.

235. Vers 395-401; 436-439.

236. Vers 405.

237. Vers 406-408.

238. Vers 415-416.

239. Vers 423-426.

240. Acte II, scène 2, vers 521-523.

241. Voir acte V, scène 1, vers 1425-1426.

242. Acte I, scène 2, vers 582-590.

243. Ibid. vers 570-576.

244. Acte III,, scène 3, vers 839-846.

245. Acte III,, scène 2, vers 813-815.

246. Ce qu'elle fait directement lorsqu'elle est avec Cléone, elle le fait aussi, mais d'une manière indirecte et pour ainsi dire négative lorsqu'elle est avec Oreste. Car c'est à elle-même qu'elle parle autant qu'à Oreste, quand elle dit qu'elle veut croire que Pyrrhus redoute la Grèce. Elle veut si peu le croire, en réalité, qu'elle veut, au contraire en la formulant à haute voix, en l'essayant en quelque sorte, bien s'assurer de la parfaite invraisemblance d'une telle explication.

247. Acte IV, scène3, vers 1185-1192.

248. Ce vers rappelle évidemment le cri (Acte I, scène 1, vers 416) :
Ah ! je l'ai trop aimé pour ne le point haïr.

249. Préface de La Folle Querelle. Cité par R.C. Knight et H.T. Barnwell, Andromaque, p. 186 (note du vers 1192).

250. Acte IV, scène 4, vers 1265-1270.

251. Acte IV, scène 5. vers 1331-1340.

252. Acte III, scène 3. vers 849-854.

253. Ibid., vers 1356-1361.

254. Acte V, scène 3. vers 1533-1543.

255. Cité par R.C. Knight et H.T. Barnwell, Andromaque, p. 198, (note des vers 1533-1543).

256. Voir acte IV, scène 5, vers 1311.

257. Acte V. scène 3, vers 1543-1544.

258. Ibid., vers 1545-1548.

259. Oreste. en racontant à Hermione la mort de Pyrrhus, avait cru habile de dire « nos Grecs » (« Nos Grecs n'ont répondu que par un cri de rage », vers 1514). Hermione refuse ce « nos » et le remplace par un « tes » (« Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur », vers 1535).

260. Ibid., vers 1561-1564.

261. Les grands rôles du théâtre de Jean Racine, p. 18.

262. Andromaque. Classiques illustrés Hachette. fascicule complémentaire p. 41. Il va sans dire que le fait d'approuver ce que dit M. Faurisson sur Hermione n'implique aucunement que j'approuve le moins du monde ce qu'il dit sur les nazis.

263. S.R., p. 82.

264. Ibid., note 4.

265. Acte IV, scène 3, vers 1244.

266. Ibid., vers 1245-1246.

267. S.R., p. 84.

268. Ibidem.

269. S.R., p. 79.

270. S.R., p. 84.

271. SR., p. 57, note 2.

272. Acte IV, scène 5, vers 1291-1292 et 1295.

273. Voir acte II, scène 1, vers 456-460.

274. Acte I, scène 1, vers 109-110. Charles Mauron le reconnaît d'ailleurs en partie, puisqu'il écrit : « Andromaque n'avoue pas que des tendances mélancoliques; elle est proprement agressive et ressemble, par là, à Hermione plus qu'on ne le croit d'ordinaire » (L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine, p. 63). Mais, on ne s'en étonnera pas, il n'en maintient pas moins son point de vue : « La résistance paraît divisée entre Hermione et Andromaque, mais la véritable menace ne vient pas de cette dernière. La captive ne peut que fuir. Ses pleurs, loin d'arrêter Pyrrhus le flattent. D'ailleurs, le demi-mariage qu'elle accepte et la scène tardivement supprimée nous prouvent que la résistance d'Andromaque était secrètement affaiblie. La véritable interdiction vient d'Hermione, c'est-à-dire de la fixation passée » (Ibid., p. 65). Peu importe donc qu'Andromaque ne soit pas la « tendre amante » idéale. Il suffit qu'à la différence d'Hermione, elle ne constitue pas, pour Pyrrhus, une véritable menace, pour que Mauron croie avoir trouvé ce qu'il lui importe de trouver : « ce tropisme qui entraîne Pyrrhus vers un amour à moindre concentration d'agressivité » (Ibid., p. 64). II n'en reste pas moins qu'il prend l'effet pour la cause. Ce n'est pas la moindre agressivité d'Andromaque qui a fait naître l'amour de Pyrrhus; c'est l'amour de Pyrrhus pour Andromaque qui à fait naîtrell'agressivité d'Hermione et l'a portée, peu à peu, à son paroxysme. Au départ, l'agressivité était tout entière du côté d'Andromaque.

275. S.R., pp. 84-85. Pour montrer que « l'ironie d'Hermione devient la vérité de Pyrrhus », Roland Barthes nous rappelle (p. 85, note 1), qu'elle dit à Pyrrhus (acte IV, scène 5, vers 1323-1324) :
Tout cela part […]
D'un héros qui n'est pas esclave de sa foi.

276. S.R., p. 81.

277. Acte IV, scène 5, vers 1281-1305.

278. S.R., p. 84, note 3.

279. II y a dans ce vers une certaine ambiguïté grammaticale. Les se rapporte-t-il à ambassadeurs, comme on est tenté de le croire tout d'abord et comme le vers suivant (« Je vous vis avec eux arriver en Epire ») semble le confirmer, tandis que y se rapporterait à l'idée de promesses contenue dans le vers précédent ? Ou bien faut-il rattacher à la fois les et y soit à ambassadeurs soit à l'idée de promesses ? Ne faut-il pas plutôt considérer que, malgré l'éloignement, les et y renvoient aux liens du vers 1284 ? C'est pour cette dernière solution que nous pencherions personnellement. Mais, de toute façon, le sens reste le même, quelque solution qu'on choisisse, et il contredit toujours l'affirmation de Roland Barthes.

280. S.R., p. 78-79.

281. S.R., p. 78, note 2.

282. Acte lll, scène7, vers 961.

283. Acte IV, scène 5, vers 1296.

284. Ibid., vers 1294.

285. Acte I, scène 1, vers 115-118.

286. Roland Barthes affirme que « l'ironie d'Hermione [qui feint de féliciter Pyrrhus de n'être pas "esclave de sa foi" devient la vérité de Pyrrhus ». Il est clair, en tout cas, qu'Hermione, au fond d'elle-même, sait très bien que son ironie n'est pas, et ne deviendra pas, la vérité de Pyrrhus. Si elle partageait le point de vue de Roland Barthes, cette ironie lui paraîtrait sans doute bien inutile.

287. Acte I, scène 3, vers 253-256.

288. Acte I, scène 4, vers 329.

289. S.R., p. 57.

290. Ibid., note 2.

291. Dans Critique et vérité, Roland Barthes affirme que « l'auto-ironie » des nouveaux critiques « n'est jamais perceptible aux adversaires de la nouvelle critique » (p. 74, note 1). Elle l'est encore bien moins aux nouveaux critiques eux-mêmes, puisqu'elle toujours, comme ce « c'est-à-dire », parfaitement involontaire.

292. Acte I, scène 4, vers 342.

293. Ibid., vers 343-352.

294. S.R., p. 84.

295. Ibid., note 2.

296. Acte II, scène 4, vers 609-610.

297. Acte I, scène 2, vers 229-236.

298. Acte I, scène 4, vers 380-384.

299. S.R., p. 79.

300. Ibid., note 3.

301. Acte II, scène 5, vers 637.

302. Critique et vérité, pp. 21-22.

303. Ce n'est certes pas le seul exemple : nous en avons déjà vu d'autres et nous en reverrons. Mais nous voudrions ici en relever un que nous n'avons pas vu, et que nous n'aurons pas l'occasion de citer. Il mérite pourtant d'être relevé, car il est, comme celui de Pyrrhus, tout à fait ahurissant. Dans le chapitre consacré à Bajazet, on lit, en effet ceci : « Comme ces oies que l'on bourre pour la succulence de leur foie, Bajazet est enfermé dans l'obscurité, réservé, mûri pour le plaisir de la Sultane qui conduira d'ailleurs son meurtre comme on contrôle un orgasme » (S.R., p. 102). II y aurait, bien sûr, beaucoup à dire sur ces lignes grotesques. Mais nous ne retiendrons que la dernière affirmation de Roland Barthes qui, pour en montrer le bien-fondé, cite en note (note 4) le vers suivant (acte IV, scène 6, vers 1362) :
Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.
Autant il nous paraît douteux que Racine ait voulu nous donner l'impression que Bajazet était une oie, autant il nous paraît évident que Roland Barthes prend, lui, ses lecteurs pour des oies que l'on peut bourrer de citations coupées de leur contexte et complètement faussées. Dans cette scène, Roxane qui vient de lire, dans la scène précédente, le billet de Bajazet trouvé sur Atalide, dit alors à Acomat (vers 1349-1354) :
……Lisez : jugez, après cette insolence,
Si nous devons d'un traître embrasser la défense.
Obéissons plutôt à la juste rigueur
D'Amurat qui s'approche et retourne vainqueur;
Et, livrant sans regret un indigne complice,
Apaisons le Sultan par un prompt sacrifice.
Acomat, feignant de partager sa colère, s'offre alors à la venger immédiatement, mais Roxane lui répond (vers 1359-1362) :
……………Non, Acomat,
Laissez-moi le plaisir de confondre l'ingrat.
Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.
Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.
Pour affirmer, à partir de ces vers, que Roxane veut conduire son meurtre comme on contrôle un orgasme, il faut ne tenir aucun compte de leur caractère le plus évident, la mauvaise foi. Comment ne pas voir que la raison invoquée est bien peu convaincante? La contradiction entre les deux répliques successives de Roxane est, en effet, complete. Elle est même littérale, et le vers cité par Roland Barthes ne peut se commenter, si l'on veut vraiment expliquer Racine et non pas vendre ses salades, sans faire remarquer qu'il s'oppose exactement, en reprenant le même mot, au dernier vers qui résumait la réplique précédente de Roxane. Après avoir dit :
Apaisons le Sultan par un prompt sacrifice,
Roxane répond à Acomat, qui, sachant fort bien qu'elle va refuser, lui propose de la venger sur le champ :
Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle ne semble vraiment pas savoir ce qu'elle veut. D'ailleurs, Acomat n'a pas manqué de le remarquer. Il a fort bien senti la mauvaise foi de Roxane et a su lire dans son cœur, comme le prouve ce qu'il dit à Osmin, à la scène suivante : (acte IV, scène 7, vers 1407-1410) :
Tu vois combien son cœur, prêt à le protéger,
À retenu mon bras trop prompt à la venger.
Je connais peu l'amour; mais j'ose te répondre
Qu'il n'est pas condamné, puisqu'on veut le confondre.
Bien qu'il dise connaître peu l'amour, Acomat n'en est pas moins beaucoup plus perspicace que Roland Barthes.

304. Acte II, scène 5, vers 633-642.

305. Les vers 637-641.

306. Ibid., vers 625 :
Hé bien, Phœnix, l'amour est-il le maître?

307. Ibid., vers 677-678 :
Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,
Et donner à ma haine une libre étendue.

308. Ibid., vers 685.

309. Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris, 1770. Cité par Raymond Picard : « Les tragédies de Racine : comique ou tragique ? », R.H.L.F., mai-août 1969, p. 462.

310. Acte IV, scène 5, vers 1286.

311. Loc. cit., (acte V, scène 1, vers 1423-1426).

312. Loc. cit., (acte II, scène 1, vers 458).

313. Acte IV, scène 5, vers 1366-1368.

314. Acte V, scène 1, vers 1397-1402.

315. Acte IV, scène 5, vers 1385-1386.

316. Acte IV, scène 6, vers 1387-1391.

317. Ibid., vers 1392. M. Faurisson a judicieusement commenté ce vers : « Pyrrhus ne prononce qu'un vers, d'apparence médiocre, mais en réalité tout à fait remarquable, si on songe à la situation dans laquelle il est dit. Le jeune roi n'a donc pas un mot pour la jeune fille; il n'a pas un remords, pas un frisson rétrospectif. Alors que le spectateur est encore, comme Phœnix, sous le coup de l'avalanche, on dirait que Pyrrhus, lui, vient d'expédier une affaire courante. La corvée finie, il se précipite à son plaisir. Il est content de lui. Il va à son rendez-vous. "Dépêchons-nous, semble-t-il dire, nous n'avons que trop perdu de temps !" Mais, au dernier moment, alors qu'il part déjà, il se ravise soudain. Il avait oublié un détail. Va-t-il être question d'Hermione ? Ou de précautions à prendre malgré tout ? Non ! Mais : " Phœnix, au fait, j'oubliais. Je voudrais être tranquille. Tu t'occuperas de l'enfant. Fais le nécessaire. Je compte sur toi. Adieu. " Et il s'en va pour ne plus revenir » (Op. cit., p. 38).

318. ActeV, scène 1, vers 1415-1417.

319. Acte V, scène 2, vers 1441-1448.

320. Ibid., vers 1449-1452. On peut sans doute s'étonner un peu, avec M. Faurisson, de la « franchise brutale » de Cléone envers Hermione et il est vrai qu' « elle paraît s'entendre mieux à la désespérer qu'à la soutenir » (op. cit., p. 39). Mais, comme cela se produit souvent dans la tragédie classique, le personnage de confident remplit ici le rôle du messager de la tragédie antique et sert à nous informer de ce qui se passe à l'extérieur. Or il arrive parfois que les deux rôles se concilient assez mal. C'est le cas ici. Cléone ne peut être une bonne messagère et dire objectivement ce qu'elle a vu qu'en oubliant un instant ses devoirs de confidente.

321. À la scène 1 de l'acte II, lorsque Cléone s'étonne qu'Hermione n'ait guère envie de voir Oreste dont elle a pourtant « cent fois » regretté « la constance et l'amour » (vers 391-392), Hermione lui répond (vers 393-394) :
C'est cet amour payé de trop d'ingratitude
Qui me rend en ces lieux sa présence si rude.

322. S.R., p. 80.

323. S.R., p. 85.

324. S.R., p. 84. Bien qu'il ne cite pas Roland Barthes, M. Niderst paraît s'être inspiré de lui, lorsqu'il nous parle de Pyrrhus dans son livre Les Tragédies de Racine, diversité et unité : « Quand il se croyait un héros le fils d'Achille n'était qu'un tueur. Il veut donc à la fois se laver de ses forfaits, et abolir toutes ces valeurs meurtrières qui l'ont aveuglé - la Grèce, son père, la gloire. C'est ainsi qu'il épousera Andromaque et reconnaîtra solennellement Astyanax pour le "roi des Troyens" (1514). L'amour existe, mais il est assumé, intégré, chargé de significations. Il n'est pas le charme suicidaire dont s'enivre Oreste. Ni l'âpre et maladroite obsession d'Hermione. Il s'étend à toute l'humanité à laquelle il propose un nouvel ordre sur la ruine des vieilles impostures » (pp. 50-51).

325. S.R., p. 85. En opposant comme il le fait Hermione, qui veut que l'enfant meure, et Pyrrhus, qui veut que l'enfant vive, Roland Barthes ne fait que reprendre, et il aurait dû le dire, les formules mêmes de Charles Mauron (Voir L'lnconscient dans la vie et l'œuvre de Racine, p. 57-58).

326. Acte I, scène 4, vers 271-272.

327. Acte I, scène 2, vers 216.

328. Ibid., vers 215.

329. S.R., p. 85.

330. Ibid., note 7 et 8.

331. Acte I, scène 4, vers 326.

332. Ibid., vers 288.

333. S.R., p. 59.

334. Acte I, scène 4, vers 299-300 et 305-310.

335. Ibid., vers 369-370.

336. Ibid., vers 384.

337. Acte I, scène 1, vers 111-113.

338. Ajoutons que, si Pyrrhus avait vraiment pour Astyanax les sentiments quasi paternels que Roland Barthes lui prête, il ne le « cacherait »sans doute pas à sa mère.

339. Acte III, scène 7, vers 973-976. Ce sont encore des vers que Roland Barthes n'a pas cru bon de rappeler.

340. Acte II, scène 1, vers 445-448.

341. Acte I, scène 2, vers 221-223 :
Seigneur, vous savez trop avec quel artifice
Un faux Astyanax fut offert au supplice
Où le seul fils d'Hector devait être conduit.

342. Seul le vers que nous venons de citer :
J'ai déjà sur le fils attiré leur colère
pourrait refléter une éventuelle hostilité à l'égard d'Astyanax. De plus, elle irait évidemment au « fils » d'Andromaque, et non à « l'enfant » en tant que tel. Dans tout le rôle d'Hermione, il n'y a qu'un seul autre vers où elle évoque Astyanax et il est très neutre. Pour encourager Oreste à tuer Pyrrhus, elle lui dit, en effet (acte IV, scène 3, vers 1218-1219) :
Sans gardes, sans défense, il marche à cette fête :
Autour du fils d'Hector, il les fait tous ranger.

343. S.R., p. 24.

344. En ce qui concerne Pyrrhus, on pourrait faire encore une autre objection à la thèse de Roland Barthes (et qui vaudrait aussi contre le propos de M. Niderst que nous avons cité tout à l'heure). Si vraiment Pyrrhus voulait mettre fin, comme le prétend Roland Barthes, au « retour immuable des vengeances » (S.R., p. 85), offrirait-il à Andromaque, non seulement de défendre son fils contre les Grecs, mais de « venger les Troyens »? Car Roland Barthes cite en note (ibid., note 2) le vers 329 (acte I, scène 4) :
Animé d'un regard je puis tout entreprendre,
et, quelques lignes plus loin (note 7), le vers 327 :
Je vous rends votre fils et je lui sers de père :
mais, fidèle à son habitude d'ignorer les vers qui ne lui conviennent pas, il omet de citer les deux vers intermédiaires (327-328) :
Je l'instruirai moi-même à venger les Troyens:
J'irai punir les Grecs de vos maux et des miens.

345. S.R., p. 22.

346. Acte IIl, scène 3, vers 854.

347. Ibid., vers 853.

348. Plus encore peut-être que dans la tirade de la scène 1 de l'acte II que nous avons commentée, la façon dont Hermione parle des. exploits de Pyrrhus dans cette tirade de la scène 3 de l'acte III (vers 839-855), montre bien que c'est l'amoureuse qui les admire, beaucoup plus que la Grecque. C'est, en effet, au début de cette tirade qu'Hermione tient sur les Grecs, ces « peuples qui, dix ans, ont fui devant Hector » les propos très méprisants que nous avons rappelés plus haut.

349. Acte II, Scène 5, vers 669-670.

350. Acte II, scène 2, vers 571-572.

351. Acte II, scène 5, Vers 674-769.

352. Acte II, scène 1, vers 418-420.

353. Ibid., vers 390-392.

354. Acte I, scène 1, vers 115-116.

355. S.R., p. 30.

 

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