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…………………………Le « Sur Racine » de Roland Barthes

…………………………PREMIÈRE PARTIE : L'ÉROS RACINIEN

…………………………CHAPITRE III : « LE TENEBROSO RACINIEN »



La théorie de « La "scène" érotique », que nous venons d'examiner, n'occupe que la première moitié (les deux premiers paragraphes) du chapitre qui porte ce titre. La seconde moitié de ce chapitre (les trois derniers paragraphes) devrait logiquement faire partie du chapitre suivant intitulé « Le tenebroso racinien ». Roland Barthes développe, en effet, dans cette seconde partie de « La "scène" érotique  » une théorie sur les rapports de l'ombre et de la lumière dans la tragédie racinienne à laquelle le chapitre suivant ne fera qu'ajouter quelques précisions, ou plutôt, pour éviter un mot assez impropre en l'occurrence, quelques élucubrations complémentaires. C'est donc cette théorie, développée dans la seconde partie de « La "scène" érotique  », que nous allons examiner maintenant, en donnant à notre chapitre le titre qui, dans le Sur Racine, est celui du chapitre suivant [1].

Après nous avoir appris, au début de « La "scène" érotique », à reconnaître « l'éros racinien », au fait qu'il revivait sans cesse la scène de sa naissance, c'est cette naissance même que Roland Barthes entend nous expliquer dans la suite du chapitre. Cette naissance, la théorie des « deux éros », nous a certes déjà dit comment elle se faisait, dans l'enfance par une « maturation insensible » ou instantanément, et avec quelles conséquences, mais elle ne nous apas dit pourquoi elle se faisait. C'est ce que Roland Barthes va nous apprendre maintenant avec cette théorie que nous appellerons donc la théorie du « tenebroso racinien  ». II va nous dire qui aime qui, chez Racine, et pourquoi [2].

Tout d'abord, il conclut, de ses considérations sur le caractère pictural de la « scène érotique », que « tout fantasme racinien suppose - ou produit - un combat d'ombre et de lumière » [3]. Mais on a à peine le temps de se dire que cette affirmation tout à fait péremptoire est sans doute aussi bien imprudente et qu'elle appellerait une longue discussion. Car aussitôt après, beaucoup plus hardiment encore, Roland Barthes passe de la description à l'explication : « L'origine de l'ombre c'est la captivité. Le tyran voit la prison comme une ombre où se plonger et s'apaiser. Toutes les captives raciniennes (il y en a presque une par tragédie) sont des vierges médiatrices et consolatrices; elles donnent à l'homme la respiration (ou du moins c'est ce qu'il leur demande) » [4]. Et, après avoir invoqué un certain nombre d'exemples sur lesquels nous allons revenir, il conclut de la manière la plus catégorique  : « Partout, toujours, la même constellation se reproduit, du soleil inquiétant et de l'ombre bénéfique » [5].

Ainsi les jeux d'ombre et de lumière qu'on trouverait dans tous « les grands tableaux raciniens » [6], ne s'expliqueraient pas seulement par des raisons d'ordre esthétique, et encore moins par le seul fait qu'il est assez naturel de s'éclairer dans l'obscurité, dès qu'on entend se livrer à quelque activité : ils traduiraient la nature même de « l'éros racinien  » qui serait toujours inspiré par un personnage « ombreux » à un personnage « solaire », ou encore par un captif à un tyran, le caractère « ombreux » se définissant essentiellement, semble-t-il, (mais, nous le verrons, ces catégories se révèlent à l'usage des plus élastiques) par la sujétion et le caractère « solaire » par la puissance. Tout cela paraît, à première vue; passablement fumeux. Mais peut-être le « tenebroso racinien » deviendra-t-il un peu plus clair, lorsque nous aurons examiné, pour commencer, les différents exemples que nous propose Roland Barthes.

Selon lui, « Alexandre solaire aime en Cléophile sa prisonnière  » [7]. On aurait, sans doute, souhaité que cette affirmation fût étayée par une ou plusieurs références au texte. Il n'y en a point. On s'en passera donc. Certes on peut accepter de considérer Alexandre comme un personnage « solaire »  : en admettant, ce dont nous doutons fort (mais nous y reviendrons), qu'il y ait un réel intérêt à coller aux personnages de Racine l'épithète « solaire » ou l'épithète « ombreux », Alexandre serait probablement celui de tous à qui la première conviendrait le mieux. En revanche, nous ne pouvons accepter de dire qu'Alexandre « aime en Cléophile sa prisonnière ». Tout d'abord, parce que, dans la pièce, Cléophile n'est plus la prisonnière d'Alexandre. Bien sûr, elle l'a été, et c'est alors qu'Alexandre est devenu amoureux d'elle, parce que c'est alors qu'il l'a connue. Est-ce une raison suffisante pour dire qu'il « a aimé en Cléophile sa prisonnière » ? N'a-t-il pas, plus vraisemblablement, aimé Cléophile en sa prisonnière? Dans la première hypothèse, lui aurait-il comme il l'a fait, rendu si vite sa liberté ? S'il voyait vraiment en elle un « être d'ombre » [8], lui dirait-il par l'entremise d'Ephestion :

Faut-il mettre à vos pieds le reste de la terre [9] ?

S'il avait aimé en Cléophile sa prisonnière, n'aurait-il pas, après lui avoir rendu sa liberté, cessé bientôt de l'aimer ? Poser la question, c'est donner la réponse. On dira que c'est faire preuve d'une logique bien simpliste. C'est, en tout cas, celle de Racine. Il est assez piquant de constater, en effet, que Cléophile a, un instant, la même idée que Roland Barthes. Elle se demande, devant Ephestion, si Alexandre ne l'a pas aimée parce qu'elle était sa prisonnière. Et, plus logique que Roland Barthes, elle se dit tout de suite qu'en ce cas il a dû cesser bien vite de l'aimer. Mais on peut penser qu'il y a là, de sa part, plus de coquetterie que de réelle inquiétude. Elle veut surtout avoir le plaisir d'entendre Ephestion l'assurer qu'elle se trompe (Roland Barthes aussi, du même coup), et ce plaisir, elle l'a :

Tandis que ce héros me tint sa prisonnière,
J'ai pu toucher son cœur d'une atteinte légère;
Mais je pense, Seigneur, qu'en rompant mes liens,
Alexandre à son tour brisa bientôt les siens.
- Ah! si vous l'aviez vu, brûlant d'impatience,
Compter les tristes jours d'une si longue absence,
Vous sauriez que, l'amour précipitant ses pas,
Il ne cherchait que vous en courant aux combats [10].

Voyons si les autres exemples seront plus convaincants. Est-il vrai que « Pyrrhus, doué d'éclat, trouve dans Andromaque l'ombre majeure, celle du tombeau où les amants s'ensevelissent dans une paix commune » [11]. Malheureusement, là encore, Roland Barthes est le seul à le dire. On aurait préféré que ce fût Pyrrhus ou, à défaut de lui, un autre personnage de la pièce. Si un goût funèbre expliquait son amour pour la veuve d'Hector, Hermione, avec l'intuition que donne la jalousie, n'aurait pas manqué de le sentir et elle n'eût pas manqué non plus, dans la grande explication qu'elle a avec lui, à la scène 5 de l'acte IV, de le lui dire bien en face :

J'aurais dû m'en douter, oui ! que le fils d'Achille
(Un fils de névropathe !) était un nécrophile !

Mais, apparemment, personne, dans la pièce, n'a compris que Pyrrhus était fasciné par le caractère « ombreux » d'Andromaque. Lui-même n'a pas du tout compris qu'étant « doué d'éclat », il ne pouvait aimer que l'absence de tout éclat. En tout cas, pour évoquer le regard qui l'a rendu amoureux, il emploie très malencontreusement le mot qui précisément convenait le moins : « éclat  ». II dit, en effet, à Hermione, en lui rappelant les efforts qu'il a faits pour lui rester fidèle :

Et quoique d'un autre œil l'éclat victorieux
Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,
Je ne m'arrêtai point à cette ardeur nouvelle :
Je voulus m'obstiner à vous rester fidèle [12].

Andromaque elle-même semble insuffisamment consciente de son caractère fondamentalement « ombreux », lorsqu'elle dit à Pyrrhus :

Pardonnez à l'éclat d'une iIlustre fortune
Ce reste de fierté qui craint d'être importune [13].

Bien sûr, Andromaque est une veuve éplorée qui vit dans ses souvenirs et recherche la solitude. Bien sûr, on peut, par conséquent, aisément accepter de la considérer comme un personnage « ombreux ». Accordons aussi à Roland Barthes que les exploits de Pyrrhus en ont fait un personnage « solaire ». Mais ces catégories n'expliquent rien de ce que le critique prétend expliquer. Pyrrhus n'aime pas Andromaque parce qu'il est, lui, « solaire » et qu'elle est, elle, « ombreuse ». Ce sont ses malheurs qui ont rendu Andromaque « ombreuse ». Elle ne l'a pas toujours été. Cela ne l'a pas empêchée alors d'être aimée par Hector qui, par ses exploits, sans compter l'éclat bien connu de son casque, méritait lui aussi d'être considéré comme un héros « solaire ». Concluons donc, avec Raymond Picard, que « si l'on considère le cas de Pyrrhus, on observe que rien ne laisse supposer qu'il aime Andromaque parce qu'elle est sa captive; bien loin de se glisser avec elle dans sa prison-tombeau, il cherche à en abattre les murs et à l'en tirer pour faire d'elle, en plein soleil, la reine d'Epire » [14].

Le troisième exemple de Roland Barthes, celui de l'amour de Néron pour Junie, nous retiendra un peu plus longtemps, parce que, de nouveau, il est probable qu'il est à l'origine de toute sa théorie. « Pour Néron incendiaire, explique Roland Barthes, Junie est à la fois l'ombre et l'eau (les pleurs) » [15]. Et, pour illustrer cette affirmation, il cite en note [16] les vers suivants :

Fidèle à sa douleur et dans l'ombre enfermée… (Brit, II),
Ces trésors dont le Ciel voulut vous embellir,
Les avez-vous reçus pour les ensevelir ? (II,3)
Et pouvez-vous, Seigneur, souhaiter qu'une fille
Qui vit presque en naissant éteindre sa famille,
Qui, dans l'obscurité nourrissant sa douleur…(II,3).

Trois citations pour une seule affirmation! Roland Barthes ne nous avait pas habitués à un tel luxe de références au texte. C'est d'autant plus remarquable que pour les sept autres exemples invoqués par Roland Barthes, il n'y a aucune référence [17]. Notre hypothèse sur la genèse de la théorie barthésienne s'en trouve ainsi confortée. Mais, si cette fois-ci, nous sommes assurément mieux servis que d'ordinaire, il s'en faut que nous soyons tout à fait satisfaits. Ces trois citations ne sauraient, en effet, établir qu'une moitié de l'affirmation du critique. Si elles devaient nous convaincre, elles nous convaincraient seulement que Junie est un personnage « ombreux  ». II faudrait aussi et d'abord nous convaincre que Néron est bien un personnage « solaire ». Le seul argument que nous propose Roland Barthes (Néron est un incendiaire), est passablement saugrenu.

Tout d'abord, si le Néron de l'histoire (du moins celui de Tacite et de Suétone) est bien un incendiaire, celui de Racine n'est nulle part présenté comme tel. Roland Barthes qui, nous l'avons vu, nie, avec autant d'autorité que de sottise, un aspect du Néron de l'histoire explicitement retenu et souligné par Racine, le cabotinage, ce même Roland Barthes fait ici appel, pour expliquer le personnage de Racine, à un fait historique que Racine n'a point évoqué. Certes, il ne lui était pas facile de le faire, puisque l'incendie de Rome imputé à Néron a lieu en 64 et est donc postérieur de neuf années à l'empoisonnement de Britannicus (en 55). Pourtant, si Roland Barthes avait raison, s'il était vraiment essentiel, pour comprendre la personnalité de Néron et son amour pour Junie, de se rappeler qu'il devait plus tard devenir un incendiaire, on peut penser que Racine aurait sans doute trouvé un moyen d'évoquer l'incendie de Rome. On sait qu'Agrippine, dans ses fameuses imprécations, prédit que Néron la tuera [18] et qu'il sera ensuite en proie à une fureur meurtrière toujours grandissante jusqu'à ce qu'il soit enfin obligé de se tuer lui-même. Pendant qu'il y était Racine aurait pu lui faire prédire au passage que sa folie destructrice pousserait Néron à mettre le feu à Rome. Mais le mieux serait encore que Roland Barthes se chargeât lui-même de récrire la pièce de telle manière qu'elle corresponde enfin aux explications qu'il en donne. Dans la pièce écrite par Racine, Agrippine dit à Néron :

Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.
Dès vos plus jeunes ans mes soins et mes tendresses
N'ont arraché de vous que de feintes caresses [19].

Dans la pièce récrite par Roland Barthes, elle lui dirait sans doute :

Dès le berceau déjà, dédaignant mes risettes,
Vous préfériez jouer avec des allumettes.

Mais Racine n'a certainement jamais songé à se demander comment il pourrait rappeler que Néron avait mis le feu à Rome, parce qu'il n'avait aucune raison de le faire [20] S'il fallait rappeler l'incendie de Rome pour comprendre le personnage de Racine, peut-être faudrait-il aussi, comme l'a fait ironiquement Raymond Picard, rappeler en sens inverse « la tentative aquatique d'assassinat d'Agrippine (Annales, XIV, 5) » [21], sans oublier bien sûr la nature aquatique aussi du meurtre de Britannicus, puisque le poison était contenu dans l'eau froide présentée à Britannicus pour refroidir une boisson qu'à dessein on lui avait servie trop chaude [22].

Certes, quand bien même Néron n'aurait jamais été incendiaire, Roland Barthes n'aurait été aucunement embarrassé pour justifier son caractère « solaire ». À ses yeux, en effet, le pouvoir absolu confère un éclat « solaire » à tous ceux qui l'exercent. Et, s'il avait cherché à illustrer son propos par une citation, il aurait sans doute rappelé les vers de Narcisse qui affirme à Néron que Junie ne saurait rester insensible à « l'éclat » de sa « gloire » [23]. Mais le fait de détenir le pouvoir absolu peut-il suffire à valoir à Néron d'être rangé parmi les personnages « solaires » [24] ? Car enfin Alexandre et Pyrrhus, outre leur pouvoir absolu, méritent à d'autres titres ce qualificatif. Leur lustre leur vient d'abord de leurs exploits. Où sont donc les exploits de Néron? On peut trouver, avec Raymond Picard, particulièrement étrange de le voir, grâce à cette épithète, comparé à Alexandre : « L'éclat d'Alexandre est celui de sa générosité, de sa victoire sublime sur soi-même, "exemple au reste de la terre" (V,1 ). Le caractère solaire de Néron […] tient au pouvoir absolu dont il dispose, pouvoir qu'il met au service (ce qui n'a rien de spécifiquement solaire) de son caprice et de son absurde volonté. Réunir Alexandre et Néron dans un même concept explicatif, c'est confondre le Roi et le Tyran » [25]. Certes et l'on conçoit que Raymond Picard se demande si « la catégorie explicative ne varie pas en fonction de ce qu'elle est censée expliquer » [26].

On peut même aller plus loin et dire qu'il est particulièrement incongru de définir comme « solaire » un personnage qui nous est présenté comme essentiellement fourbe, sournois et hypocrite. II nous suffira de rappeler les inquiétudes si justifiées de Junie à la première scène de l'acte V :

Si Néron, irrité de notre intelligence,
Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance ! [27]

D'ailleurs, non content d'être en contradiction avec Racine, Roland Barthes l'est aussi avec lui-même. En effet, lorsque, dans le chapitre consacré à Britannicus, il nie catégoriquement le caractère « théâtral » de Néron et affirme qu'il « enlève à ses actes tout décor, les enveloppe dans une sorte d'apparence glissante » [28], il a, semble-t-il oublié (du moins momentanément, car il se le rappellera de nouveau deux pages plus loin [29]), que c'était un personnage « solaire ».

S'il nous paraît donc tout à fait saugrenu de considérer Néron comme « solaire », pouvons-nous accepter, en revanche, de voir en Junie un être d' « ombre » et d' « eau »? Nous n'irons pas jusqu'à dire, avec M. Marc Eigeldinger, qu'il convient « d'assigner, non à Néron, mais à Junie, les attributs de la solarité » [30]. Mais les trois passages invoqués par Roland Barthes ne sauraient suffire à nous convaincre que Junie est vraiment un personnage « ombreux » et encore moins que Néron l'aime pour sa nature « ombreuse ». À aucun moment, en effet, Néron ne dit qu'il voit et aime en Junie un « être d'ombre ». Pour nous le faire croire, Roland Barthes a abusivement isolé le vers de Néron évoquant Junie « dans l'ombre élevée ». Replaçons-le dans son contexte, en rappelant seulement le début de la tirade de Néron (nous en avons déjà cité la suite au chapitre précédent). II répond à Narcisse, qui vient de s'étonner que Junie « ait pu si longtemps se cacher à Néron »:

Tu le sais bien, Narcisse, Et soit que sa colère
M'imputât le malheur qui lui ravit son frère,
Soit que son cœur, jaloux d'une austère fierté,
Enviât à nos yeux sa naissante beauté;
Fidèle à sa douleur et dans l'ombre enfermée,
Elle se dérobait même à sa renommée [31].

Néron, plus perspicace que Roland Barthes, comprend fort bien que le comportement de Junie, quelle que puisse être sa réserve naturelle, s'explique moins par l'amour de l'ombre que par le ressentiment qu'elle éprouve à l'égard d'un homme qu'elle tient pour responsable de la mort de son frère [32], ainsi que, d'une manière plus générale, par l'antipathie et le mépris que lui inspirent Néron et son entourage. Ce que fuit Junie, Néron le sent bien, ce n'est pas l'empereur et la cour, mais bien cet empereur et cette cour.

D'ailleurs, si Néron constate que jusque-Ià Junie a vécu dans l'ombre, il ne semble aucunement penser qu'elle soit faite pour y rester, comme en témoignent les vers mêmes que Roland Barthes a imprudemment cités :

Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,
Les avez-vous reçus pour les ensevelir ? [33]

II méconnaît encore plus nettement la nature « ombreuse  » de Junie lorsqu'il lui dit un peu plus loin, en lui offrant sa main et son trône :

Songez-y donc, Madame, et pesez en vous-même
Ce choix digne des soins d'un prince qui vous aime,
Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,
Digne de l'univers à qui vous vous devez [34].

Mais peut-être Néron est-il plus sensible à la nature « aqueuse » de Junie ? Car, nous l'avons vu, selon Roland Barthes, Junie n'est pas seulement pour Néron « l'ombre » dont il a besoin : parce qu'elle pleure, elle est aussi « l'eau ». On nous permettra de remarquer tout d'abord que les mêmes lecteurs qui hausseraient les épaules - et ils n'auraient pas tort -, si quelqu'un leur disait : « Junie ? C'est une vraie fontaine ! », ces mêmes lecteurs, lorsque Roland Barthes, en employant une formule légèrement différente, dit, en réalité, la même chose, les voilà qui s'extasient et qui admirent, une fois de plus, la singularité, la finesse et la pénétration de ses points de vue. Cela dit, il est vrai que Junie pleure; mais elle a, pour le faire, d'excellentes raisons. Arrêtée au milieu de la nuit, on ne saurait s'étonner que Néron l'ait vue arriver :

Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes [35].

Elle ne pleure pas, en revanche, lorsqu'elle affronte Néron [36], ni lorsque celui-ci fait arrêter Britannicus [37]. Si elle pleure de nouveau au début de l'acte V, l'événement ne va pas tarder à démontrer combien elle avait raison d'être inquiète et la réaction de Britannicus :

Vous pleurez ! Ah! ma chère Princesse !
Et pour moi jusque-là votre cœur s 'intéresse [38] ?

semble bien indiquer qu'il n'est pas habitué à voir Junie pleurer à tout bout de champ.

Mais Roland Barthes est persuadé que Junie et Britannicus n'emploient tous les moments qu'ils passent ensemble, qu'à pleurer. « Junie, écrit-il dans le chapitre consacré à Britannicus, est la Vierge consolatrice par un rôle d'essence, puisque Britannicus trouve en elle exactement ce que Néron vient y chercher : elle est celle qui pleure et recueille les pleurs, elle est l'Eau qui enveloppe, détend […] Pouvoir pleurer avec Junie, tel est le rêve néronien, accompli par le double heureux de Néron, Britannicus  » [39]. Selon son habitude, Roland Barthes n'a pas cru nécessaire de s'appuyer sur le texte pour justifier son propos. Nous aurons donc la complaisance d'apporter - c'est le cas de le dire - de l'eau à son moulin, et nous rappellerons que Junie dit à Néron, en parlant de Britannicus :

II ne voit dans son sort que moi qui s 'intéresse,
Et n'a pour tout plaisir, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs [40].

Si Roland Barthes n'a pas cité ces vers, c'est sans doute parce qu'il n'a pas voulu se donner la peine de les rechercher. Mais il est probable qu'il s'en est souvenu confusément et qu'ils lui ont inspiré son propos. Malheureusement ce critique qui passe son temps à dénoncer les « lectures naïves » de ses prédécesseurs, se montre lui-même bien naïf en prenant souvent pour argent comptant les propos de personnages qui ont pourtant l'intérêt le plus évident à masquer la vérité. C'est assurément ici le cas de Junie. Néron vient de prononcer des paroles menaçantes  :

Et ne préférez point à la solide gloire
Des honneurs dont César prétend vous revêtir,
La gloire d'un refus, sujet au repentir [41].

II vient, dans la réplique précédente, de laisser percer la jalousie que lui inspire Britannicus :

La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère [42].

Aussi Junie fait-elle preuve d'une prudence bien compréhensible, en disant que Britannicus ne goûte auprès d'elle que le plaisir de la voir pleurer. Mais Néron n'est certainement pas assez naïf pour la croire. Et il ne manque pas de le lui faire sentir :

Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j'envie [43].

Bien sûr, on pourrait croire que Néron confirme ici les propos de Roland Barthes, s'il n'y avait pas beaucoup d'ironie derrière le mot « pleurs ». D'ailleurs, si Néron avait été aussi peu perspicace que l'auteur du Sur Racine, il n'aurait pas tardé à être détrompé quelques instants après, lorsque Britannicus se croit seul avec Junie. Les reproches qu'il adresse alors à son amante, prouvent à l'évidence que les entretiens des deux jeunes gens n'étaient pas toujours aussi larmoyants que Junie le prétendait :

Qu'est devenu ce cœur qui me jurait toujours
De faire à Néron même envier nos amours [44] ?

Certes, la dernière scène de la pièce nous peint encore Junie en larmes, embrassant la statue d'Auguste et

Émouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds [45].

Mais Britannicus est mort, et, si Junie pleure, c'est le moment ou jamais. À la différence de Roland Barthes, elle a compris qu'un jour de tragédie n'était pas un jour comme les autres. Ajoutons enfin que le dénouement prouve clairement que Racine lui-même, arrivé au terme de sa pièce, malgré tous les pleurs versés par Junie, ignore toujours la nature « aqueuse », et « ombreuse » de son personnage. Car la « fin » qu'il lui a ménagée, est celle qu'elle aurait dû avoir si, au lieu d'être « à la fois l'ombre et l'eau », elle avait, comme Néron, été une « incendiaire ». écoutons le récit d'Albine  :

Le peuple cependant que ce spectacle étonne,
Vole de toutes parts, se presse, l'environne,
S'attendrit à ses pleurs, et, plaignant son ennui,
D'une commune voix la prend sous son appui.
lIs la mènent au temple, où depuis tant d'années
Au culte des autels nos vierges destinées
Gardent fidèlement le dépôt précieux
Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux [46].

Comment ne pas se dire, si Roland Barthes a raison, qu'ils sont fous, ces Romains ? lIs auraient dû comprendre, en voyant Junie arroser de ses pleurs la statue d'Auguste, que la dernière des choses à faire était de la conduire, pour le reste de ses jours, auprès d'un « feu toujours ardent » !

Ainsi, pas plus que « l'ombre », « l'eau » n'est, croyons-nous, ce que Néron chercherait et aimerait en Junie. Certes, nous n'avons garde d'oublier le vers fameux :

J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler [47].

Si Roland Barthes ne l'a pas cité, il s'en est sans doute souvenu, et il se pourrait même qu'il lui ait suggéré son explication « aquatique » de l'amour de Néron. Mais ce vers prouve seulement que Néron aime à faire souffrir, et non que Junie est pour lui un « être d'eau ». Bien au contraire, si Néron avait eu ce sentiment, s'il avait considéré que les pleurs, chez Junie, devaient être un phénomène tout à fait habituel, il ne leur aurait sans doute pas trouvé autant d'attraits. Et, de fait, les pleurs d'Octavie, dont il y a tout lieu de penser qu'ils sont beaucoup plus habituels que ceux de Junie, ne lui inspirent que de l'ennui. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que Roland Barthes n'ait pas cru devoir rappeler ce que Néron en disait à Narcisse :

Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins,
Rarement de ses pleurs daignent être témoins [48].

Dira-t-on que, si Néron a besoin d'eau, il ne lui en faut pas trop ? Peut-être; mais alors il aurait fallu que Roland Barthes nous apportât quelques précisions sur la quantité d'eau nécessaire à Néron.

D'ailleurs, si l'on adoptait les vues de Roland Barthes, Octavie comme Junie, ne serait pas seulement « l'eau », elle serait aussi « l'ombre ». Car ce que Junie dit d'elle-même à Néron, dans les vers que Roland Barthes a invoqués, en se présentant comme

Dans l'obscurité nourrissant sa douleur ,

s'appliquerait tout aussi bien à la malheureuse épouse de Néron, dont Albine a dit, au début de la pièce  :

À peine parle-t-on de la triste Octavie » [49].

L' « obscurité » dans laquelle vit Octavie, nous est confirmée par Agrippine lorsqu'elle s'inquiète, devant Albine, de l'influence que Junie pourrait prendre sur Néron :

Jusqu'ici d'un vain titre Octavie honorée,
Inutile à la cour, en était ignorée [50].

Si donc Néron avait effectivement eu besoin d'un être qui fût à la fois « l'ombre » et « l'eau  », il n'aurait pas fait enlever Junie, puisqu'il avait été tout ce qu'il lui fallait en la personne d'Octavie.

À l'intention des lecteurs qui seraient encore tentés de prendre au sérieux la théorie de Roland Barthes et de penser que l'amour de Néron pour Junie pourrait bien être l'amour d'un être « solaire » pour un être d' « ombre » et d' « eau », nous ajouterons que l'auteur lui-même prend si peu au sérieux ses propres propos qu'il ne craint pas de se contredire de la manière la plus radicale. Dans le chapitre « La "scène" érotique », pour mieux nous faire comprendre ce que représentent pour Néron les larmes de Junie, il écrit, en effet, ceci : « pour Britannicus, captif, donc lui-même ombreux, les larmes de Junie ne sont qu'un témoignage d'amour, un signe intellectif; pour Néron, solaire, ces mêmes larmes le nourrissent à la façon d'un aliment étrange, précieux; elles ne sont plus signe mais image, objet détaché de leur intention, dont on peut se repaître en soi, dans leur seule substance, comme d'une nourriture fantasmatique » [51]. On comprend donc, et cela paraît assez logique à partir du moment où l'on accorde quelque crédit à ces catégories, que les larmes de Junie, et plus généralement Junie elle-même, ne peuvent être pour l' « ombreux » Britannicus ce qu'elles sont pour le « solaire » Néron. Malheureusement, nous l'avons vu, dans le chapitre consacré à Britannicus, Roland Barthes affirme, au contraire, que « Britannicus trouve en elle [Junie] exactement ce que Néron vient chercher : elle est celle qui pleure et recueille les pleurs, elle est l'Eau qui enveloppe, détend, elle est l'ombre dont Néron est le terme solaire  » [52]. On a beau y être habitué, comment ne pas être consterné devant une contradiction si patente et si totale? Comment s'y reconnaître? Ouand faut-il croire Roland Barthes? À la page 31 ou à la page 93 ? Choisira-t-on la page 93 qui, logiquement, a plus de chances de représenter le dernier état de la pensée barthésienne? Mais, si pour l' « ombreux » Britannicus, Junie est « exactement » ce qu'elle est pour le« solaire » Néron, comment prendre encore au sérieux une explication de l'« éros racinien » qui reposait sur l'opposition d'un personnage « solaire » attiré par un personnage « ombreux » ?

Mais, nous le savons, ce ne sont pas seulement « l'ombre » et « l'eau » que le « tyran » recherche chez la « captive », c'est aussi la « respiration »  : « Toutes les captives raciniennes […] sont des vierges médiatrices et consolatrices; elles donnent à l'homme la respiration (ou, du moins, c'est ce qu'il leur demande) » [53]. Or, si, dans « La "scène" érotique », Roland Barthes ne cite aucun exemple à l'appui de cette affirmation, il n'en est pas moins vraisemblable qu'une fois de plus, le personnage de Néron est à l'origine de cette théorie. En effet, dans le chapitre sur Britannicus, Roland Barthes écrit à propos de Néron : « Ce qu'il recherche en Junie, c'est une complémentarité, la paix d'un corps différent et pourtant choisi, le repos de la nuit; en un mot, ce que cet étouffé recherche frénétiquement, comme un noyé l'air, c'est la respiration » [54]. Et, pour le prouver, il rappelle en note [55] un vers bien connu de Néron affirmant à Junie que, malgré tout son pouvoir, il ne peut être heureux si elle refuse d'être à lui, si, lui dit-il,

Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds [56].

Raymond Picard a bien montré qu'en faisant un sort à « respirer », Roland Barthes avait sollicité le texte  : « respirer signifie ici se détendre, avoir quelque répit, ou encore, comme le critique le note lui-même d'après Littré  : « avoir quelque relâche après une épreuve terrible » (p. 57). La coloration pneumatique a entièrement disparu; à ceux qui en douteraient, je conseillerai de consulter les lexiques et dictionnaires, et je ferai observer en outre combien serait ridicule l'image de Néron emplissant ses poumons au niveau des pieds de Junie » [57]. Mais, si nous avons jugé utile d'y revenir, c'est que Roland Barthes a essayé de se justifier sur ce point dans Critique et vérité. C'est même la seule objection précise, portant sur l'interprétation du texte, à laquelle il ait consenti de répondre. Et, comme par hasard, c'est aussi, de toutes les objections soulevées par Raymond Picard, une de celles dont la portée est la plus limitée. D'ordinaire, Roland Barthes préfère, comme il le dit, « élever le débat » [58], c'est-à-dire noyer le poisson. Mais voyons sa réponse : « Quoique je ne sois pas attaché, écrit-il, à la défense particulière de Sur Racine [59], je ne puis laisser répéter, comme le dit Jacqueline Piatier dans Le Monde (23 oct. 1965), que j'ai fait des contresens sur la langue de Racine. Si, par exemple, j'ai fait état de ce qu'il y a de respiration dans le verbe respirer (R. Picard, op. cit., p. 53), ce n'est pas que j'aie ignoré le sens d'époque (se détendre), comme je l'ai d'ailleurs dit (Sur Racine, p. 57) ; c'est que le sens lexicographique n'était pas contradictoire avec le sens symbolique, qui est en l'occurrence, et d'une façon fort malicieuse, le sens premier » [60]. Disons, tout d'abord, qu'il n'est pas sûr - car rien ne lui est plus habituel que d'oublier ce qu'il a lui-même écrit - que Roland Barthes se serait souvenu qu'il avait rappelé le sens figuré de respirer, si Raymond Picard ne l'avait rappelé, ce que Roland Barthes s'est bien gardé de rappeler. Bien entendu, il ne s'agit aucunement de nier que des sens seconds puissent se superposer au sens premier d'un mot. Bien entendu aussi, quand le sens second, c'est-à-dire le sens surajouté, se trouve être, comme c'est le cas ici, le sens étymologique, c'est-à-dire le sens premier, si l'on se place du point de vue de l'histoire du mot, la superposition n'en est que plus facile. Elle n'en reste pas moins soumise à la même règle que les autres : encore faut-il que le contexte l'autorise. C'est assurément le cas lorsque La Fontaine emploie respirer dans Le Coche et la Mouche :

Après bien du travail le coche arrive au haut :
« Respirons maintenant ! », dit la mouche aussitôt [61].

Dans cet exemple, la superposition est si complète qu'il est assez difficile de décider quel est le sens premier et quel est le sens second. Mais, dans le cas qui nous occupe, quoi que dise Roland Barthes, le sens symbolique qu'il veut lui donner, a beau être le sens premier du mot, il est exclu par le contexte, c'est-à-dire par l'évocation des pieds de Junie. Et Roland Barthes, dans sa réponse, c'est soigneusement abstenu de rappeler à ses lecteurs à quel endroit précis Néron se proposait de venir respirer.

On pourrait, il est vrai, en dépit des pieds de Junie, admettre l'interprétation pneumatique que Roland Barthes veut donner de respirer à la condition d'admettre en même temps que Racine a volontairement prêté à Néron un vers franchement ridicule. Ce serait d'autant plus facile que, nous l'avons dit au chapitre précédent, la tirade de Néron, emphatique et théâtrale, n'est pas dénuée d'un certain ridicule. Pourtant nous ne retiendrons pas une interprétation qui ferait de ce vers un véritable vers de comédie et supposerait de la part de Racine une entorse bien peu vraisemblable à la règle de la distinction des genres. D'ailleurs, Roland Barthes serait bien le dernier à pouvoir se rallier à une telle interprétation, puisqu'il nie radicalement que Néron soit « théâtral » et qu'il prend très au sérieux son amour pour Junie. Malheureusement pour lui, si l'on prend très au sérieux tout ce que Néron dit à Junie ou de Junie, il y a un vers célèbre que Roland Barthes aurait bien du mal à concilier avec sa théorie. Car enfin, lorsque Néron évoque l'arrivée de Junie au milieu de la nuit, bien loin de dire que, pour la première fois de sa vie, il s'est enfin senti respirer librement et largement, il confie à Narcisse :

J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue [62].

Ainsi donc, même l'exemple de Néron, qui aurait dû pourtant illustrer mieux que tout autre une théorie qu'il a visiblement inspirée, ne saurait sérieusement être porté à son crédit. Aussi passerons-nous plus vite sur les exemples suivants, d'autant plus que Roland Barthes, persuadé de nous avoir maintenant convaincus, ne prendra plus la peine de se référer au texte.

Renonçant à trouver l'illustration de ses propos dans Bérénice, Roland Barthes va chercher dans Bajazet son quatrième exemple. « Bajazet, poursuit-il, est un être d'ombre, confiné dans le sérail » [63]. Tout de suite, et avant même de songer à s'interroger sur le bien-fondé de cette affirmation, on sursaute. Les trois exemples précédents étaient, sans doute, fort peu convaincants. On y trouvait, pourtant, - et on les trouvera de nouveau dans les quatre exemples qui suivront - les deux personnages, au moins, qu'on s'attend à trouver lorsqu'il s'agit d'amour. Mais, fort curieusement, dans le cas de Bajazet, Roland Barthes n'évoque pas le couple habituel du personnage « solaire » amoureux d'un personnage « ombreux ». II n'est question que du second. Roland Barthes nous explique que Bajazet est aimé parce qu'il est un « être d'ombre », mais il omet de nous dire quel est l'être « solaire » qui vient chercher auprès de lui cette « ombre » dont il a un impérieux besoin. Pourquoi? II est assez facile de le comprendre. Roland Barthes a beau faire un usage très peu rigoureux de l'épithète « solaire », s'agissant de l'appliquer à Roxane, il a préféré s'abstenir, et, pour ce faire, escamoter le personnage.

II est, en effet, bien difficile de considérer Roxane comme un personnage « solaire ». Certes, en l'absence d'Amurat, Roxane représente le Pouvoir, et elle peut, à chaque instant, mettre fin aux jours de Bajazet. Mais le pouvoir de Roxane n'est pas celui d'Alexandre, de Pyrrhus ou de Néron. Le véritable détenteur du pouvoir, c'est Amurat dont Roxane n'est que la mandataire. Et Amurat lui-même, malgré tout l'éclat du pouvoir absolu, ne saurait être considéré comme un personnage « solaire ». C'est, au contraire, une figure essentiellement ténébreuse et ce n'est pas par hasard que son homme de confiance est le farouche Orcan dont Zatime nous apprend qu'il est

Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains [64]

II n'y a donc nul éclat « solaire » derrière le pouvoir de Roxane, mais bien plutôt une grande "ombre", celle du sinistre Amurat.

De plus, les mêmes causes produisant les mêmes effets, si Bajazet, parce qu'il est « confiné dans le sérail  », ne peut être qu'un « être d'ombre », Roxane ne saurait échapper au même destin. Bien plus encore que Bajazet elle est un « être d'ombre », car, elle, ce que n'est pas Bajazet, elle est vraiment un être du sérail. II est son domaine; elle en est la maîtresse et même l'âme, ainsi qu'elle-même le rappelle à Bajazet :

Le vizir Acomat vous répond de Byzance;
Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
Cette foule de chefs, d'esclaves, de muets,
Peuple que dans ses murs renferme ce palais,
Et dont à ma faveur les âmes asservies
M'ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies [65].

À force de vivre dans le sérail, Roxane en a même si bien pris les habitudes « ombreuses », qu'elle a beaucoup de mal, en l'absence d'Amurat, à essayer de s'en libérer, fût-ce timidement, et à se donner un peu d'air et de lumière. C'est, du moins, ce qui ressort des propos d'Acomat lorsqu'il évoque, devant Osmin, ses entretiens avec la Sultane :

Invisible d'abord, elle entendait ma voix
Et craignait du sérail les rigoureuses lois;
Mais, enfin bannissant cette importune crainte,
Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,
Elle-même a choisi cet endroit écarté
Où nos cœurs à nos yeux parlaient en liberté.
Par un chemin obscur une esclave me guide [66].

D'ailleurs, avant de se décider, poussée par Acomat, à rencontrer Bajazet, Roxane se sentait et était la prisonnière du sérail autant que la maîtresse. Aussi lorsque Acomat raconte à Osmin comment Roxane et Bajazet en sont venus à s'entrevoir, il leur applique à tous les deux le même terme de « captifs », faisant de Roxane la « captive » de ses propres « esclaves » comme Bajazet est le « captif » de ses « gardes »:

Peut-être il te souvient qu'un récit peu fidèle
De la mort d'Amurat fit courir la nouvelle.
La Sultane à ce bruit, feignant de s'effrayer,
Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer.
Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent;
De l'heureux Bajazet les gardes se troublèrent;
Et les dons achevant d'ébranler leur devoir;
Leurs captifs dans ce trouble osèrent s'entrevoir [67].

Ainsi, malgré tout son pouvoir, s'il fallait à tout prix faire de Roxane un personnage « solaire » ou un personnage « ombreux », il vaudrait mieux choisir la seconde solution, Et, si l'on se reporte, dans la seconde partie de « L'Homme racinien  », au chapitre consacré à Bajazet, on s'aperçoit que Roland Barthes lui-même, bien qu'il évite d'employer cette épithète, semble considérer Roxane comme un être essentiellement « ombreux » [68]. Au début du chapitre, il souligne le caractère ambigu de son pouvoir : « Roxane est la première à exprimer cette ambiguïté du sérail; elle détient ce pouvoir absolu, dont on sait que sans lui il n'y a pas de tragédie racinienne, et pourtant ce pouvoir, elle ne le tient que par une délégation du Sultan; elle est elle-même sujet et objet d'une toute-puissance. Le sérail est un peu comme une arène dont Roxane serait le matador : il faut qu'elle tue, mais sous les yeux d'un Juge invisible qui l'entoure et la regarde » [69]. Mais il va beaucoup plus loin à la fin du chapitre, puisque, à l'exemple d'Acomat, il considère Roxane comme une « captive » et compare sa situation à celle de Bajazet. Bien plus, il voit dans cette similitude l'explication de l'amour que Bajazet inspire à Roxane  : « Roxane désire un captif (éternel dessein de la constellation racinienne), mais elle le désire d'autant plus qu'elle est elle-même captive » [70]. Décidément la lecture du Sur Racine est une extraordinaire aventure; les coups de théâtre y succèdent aux coups de théâtre. Car enfin, à moins d'avoir totalement oublié ce que Roland Barthes nous a expliqué dans « La "scène " érotique ", il est impossible de ne pas se sentir, pendant un instant, complètement hébété devant un tel propos. Une fois de plus, Roland Barthes semble ne plus se souvenir des découvertes auxquelles il paraissait attacher le plus d'importance; une fois de plus, il contredit de la façon la plus catégorique ce qu'il avait affirmé de la manière la plus péremptoire. C'était bien la peine de conclure le paragraphe où il entendait nous démonter le mécanisme de « l'éros racinien », par cette formule définitive : « Partout, toujours, la même constellation se reproduit, du soleil inquiétant et de l'ombre bénéfique » ! C'était bien la peine de nous expliquer, sur le ton le plus sentencieux, que le « soleil », c'est-à-dire le « tyran », cherchait dans « l'ombre », c'est-à-dire dans le « captif », une « complémentarité, la paix d'un corps différent  » ! Serait-ce, au contraire, l' « ombre » qui aurait besoin d'« ombre », le « captif » qui chercherait, dans le « captif », l'« identité, la paix d'un corps semblable » ? On ne le saura jamais.

Rien d'étonnant, par conséquent, si dans « La "scène " érotique », Roland Barthes n'a pas soufflé mot de Roxane. Elle n'était pas du tout, à ses propres yeux, le personnage « solaire » dont il avait alors besoin. Mais il aurait beaucoup mieux fait de ne rien dire, non plus, de Bajazet. Son propos est de nous prouver que « l'éros racinien » [71] est toujours celui du couple constitué par un personnage « solaire » et un personnage « ombreux ». Or il cite en exemple un personnage « ombreux », sans citer le personnage « solaire » correspondant, et, qui plus est, en sachant pertinemment qu'il n'existe pas. C'est vraiment exiger de ses lecteurs beaucoup d'inattention et d'irréflexion [72].

II resterait, d'ailleurs, à savoir si Bajazet est bien « un être d'ombre », comme le prétend Roland Barthes. II est vrai - c'est le seul argument du critique - que Bajazet est « confiné dans le sérail ». Mais il ne l'a pas toujours été. II ne l'est que depuis le départ d'Amurat qui l'y a fait enfermer, avant de s'en aller. II est donc tout à fait grotesque d'en conclure qu'il est « un être d'ombre  ». Autant vaudrait affirmer que tous les gens qui sont retenus en prison contre leur gré - car c'est généralement le cas - sont, eux aussi, des « êtres d'ombre ». II est pourtant probable que beaucoup d'entre eux n'auraient jamais été mis à l'ombre, s'ils s'étaient davantage comportés comme des « êtres d'ombre ». C'est précisément le cas de Bajazet. Racine n'a jamais voulu que nous le considérions comme « un être d'ombre ». Bien au contraire, il a évidemment tenu à nous avertir que, s'il était présentement « confiné dans le sérail », c'était tout à fait malgré lui, et qu'il avait su prouver dans le passé, qu'il était fait pour une tout autre vie. Il l'a fait par la bouche d'Acomat lorsqu'il évoque, devant Osmin, les deux frères d'Amurat :

L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance :
Indigne également de vivre et de mourir;
On l'abandonne aux mains qui le daignent nourrir.
L'autre, trop redoutable et trop digne d'envie,
Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps
La molle oisiveté des enfants des sultans.
II vint chercher la guerre au sortir de l'enfance,
Et même en fit sous moi la noble expérience.
Toi-même, tu l'as vu courir dans les combats,
Emportant après lui tous les cœurs des soldats,
Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes cœurs la première victoire [77].

On voit pourquoi Amurat a laissé Bajazet enfermé dans le sérail au lieu de l'emmener avec lui pour attaquer Babylone  : bien loin de le considérer comme un « être d'ombre  », il avait grand-peur de le voir lui porter ombrage.

Ainsi donc, si Roxane n'avait pu être amoureuse que d'un « être d'ombre », l'imbécile Ibrahim » aurait mieux fait son affaire. Mais absolument rien, dans la pièce, n'indique qu'elle recherche « l'ombre » ni qu'elle pense l'avoir enfin trouvée en la personne de Bajazet. Aussi bien lorsque Acomat a voulu donner à Roxane le désir de connaître Bajazet, lui a-t-il dit exactement le contraire de ce qu'il aurait fallu lui dire, si Roland Barthes avait vu juste. écoutons-le se confier à Osmin :

Je plaignis Bajazet, je Iui vantai ses charmes,
Qui, par un soin jaloux dans l'ombre retenus,
Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus [74].

Acomat, on le voit, ne partage pas du tout les idées de Roland Barthes sur « l'éros racinien »: au lieu de dire à Roxane que les charmes de Bajazet ne pouvaient être pleinement appréciés que dans l'ombre du sérail, il a cru bon de regretter qu'ils y fussent retenus.

Au total, si les exemples précédents n'étaient pas convaincants du tout, celui-ci est franchement consternant. Avec le suivant, nous retrouverons du moins le couple dont l'absence rendait absurde l'exemple de Bajazet : « Mithridate, nous dit Roland Barthes, compense tout le large de ses expéditions guerrières par la seule captive Monime (cet échange est chez lui une comptabilité ouvertement déclarée) » [75]. Pour être plus sûr de bien comprendre cette formule assez énigmatique, il convient de se reporter à l'étude de Mithridate que nous offre la seconde partie de « l'Homme racinien ». On y apprend que Mithridate « est un dieu comptable, qui ne donne jamais sans reprendre : ce qu'il perd ici, il veut le regagner là  : Monime est, dans sa liturgie, la compensation même de ses défaites, car il n'a qu'un langage, celui de l'Avoir » [76]. Et, pour illustrer ce propos, Roland Barthes cite en note [77] le vers de Mithridate qui, mourant, dit à Monime, en la donnant à Xipharès  :

Mais vous me tenez lieu d'empire, de couronne [78].

II aurait pu citer aussi les reproches que Mithridate fait à Monime à l'acte IV, après l'avoir forcée, à l'acte précédent, à lui avouer qu'elle aimait Xipharès  :

Attendiez-vous, pour faire un aveu si funeste,
Que le sort ennemi m'eût ravi tout le reste,
Et que de toutes parts me voyant accabler,
J'eusse en vous le seul bien qui me pût consoler ? [79]

« Dieu comptable » ou non, il est vrai que Mithridate tient d'autant plus à garder Monime qu'il ne lui reste plus qu'elle. Et cela n'a rien d'étrange. Ce qui l'est, en revanche, c'est l'usage que Roland Barthes fait de cette constatation. II y croit y trouver une nouvelle preuve que la théorie du « tenebroso racinien » fonctionne bien, et il ne se rend pas compte qu'il est en train de la faire fonctionner à l'envers. II devrait, logiquement, nous montrer que Mithridate aime Monime, parce qu'il est « solaire » et parce qu'elle est « ombreuse ». Pour lui, il ne fait aucun doute que Monime soit bien « ombreuse  », puisqu'elle est « captive ». Nous y reviendrons tout à l'heure. À l'égard de Mithridate, en admettant, redisons-le, que cette opération ait un sens, ce que nous ne croyons pas, nous serions tout disposé à le ranger parmi les personnages « solaires ». II a beau être maintenant vaincu, ses exploits passés ont donne à son nom un tel éclat que son sort peut encore faire envie à tous ceux qui aiment la gloire. Aussi Roland Barthes aurait pu justifier le caractère « solaire » de Mithridate en rappelant ce qu'il dit à Monime :

Quand le sort ennemi m'aurait jeté plus bas,
Vaincu, persécuté, sans secours, sans états,
Errant de mers en mers, et moins roi que pirate,
Conservant pour tous biens le nom de Mithridate,
Apprenez que, suivi d'un nom si glorieux,
Partout de l'univers j'attacherais les yeux;
Et qu'il n'est point de rois, s'ils sont dignes de l'être,
Qui, sur le trône assis, n'enviassent peut-être
Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé,
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé [80].

Mais il a préféré illustrer son propos d'une manière qui, sans doute, lui a semblé plus subtile, mais qui, en fait, le contredit. Si nous le comprenons bien, l'amour de Monime constituerait pour Mithridate une compensation au fait que, maintenant vaincu, il doive renoncer aux vastes « expéditions guerrières  » qui lui ont valu tant de gloire [81]. La logique de la théorie du « tenebroso racinien » voudrait que Mithridate aimât d'autant plus l' « ombreuse » Monime qu'il serait lui-même davantage « solaire ». Or, à en croire Roland Barthes, on assisterait finalement au phénomène inverse : l'amour de Mithridate augmente à mesure que sa « solarité » diminue. On avait cru comprendre que ce qui rendait un Alexandre ou un Pyrrhus « solaires » et expliquait, par conséquent, leur amour pour des « êtres d'ombre  », c'était, outre leur pouvoir, leurs exploits et leurs victoires. Comment donc ne pas être très surpris lorsqu'on apprend que, pour Mithridate, Monime est « la compensation même de ses défaites »?

II reste enfin à savoir si Mithridate aime bien en Monime un « être d'ombre ». Pour le prouver, Roland Barthes se contente de la qualifier de « captive ». Et, une fois de plus, on peut se demander si le critique ne compte pas sur l'ignorance et la paresse de lecteurs qu'il suppose mal connaître le texte et être peu disposés à s'y reporter. De tels lecteurs pourraient croire, en effet, que Monime est vraiment la captive de Mithridate, comme Andromaque l'est de Pyrrhus. Or ce n'est, bien sûr, pas le cas. Certes, Monime se dit elle-même :

Reine longtemps de nom, mais en effet captive [82].

Certes elle emploie ce mot au sens fort : même si, objectivement, sa situation n'est évidemment pas celle d'une « captive  », Monime se sent réellement (rappelons que c'est le sens d' « en effet ») captive. Mais peu importe que Monime se considère comme une « captive ». Ce qu'il faudrait, pour justifier le propos de Roland Barthes, c'est qu'elle le fût aux yeux de Mithridate, et non à ses propres yeux seulement. Monime se considère comme une « captive » depuis le jour où elle s'est crue moralement obligée, envers sa famille, d'accepter d'épouser Mithridate, alors qu'elle aimait Xipharès. Pour que Mithridate sût que Monime était « en effet captive », il aurait fallu qu'il sût qu'elle aimait Xipharès : il ne l'apprend que quelques heures avant sa mort. Comment la « captivité » de Monime pourrait-elle être la cause de l'amour qu'elle a inspiré à Mithridate, puisqu'elle en est la conséquence ? Monime n'est la « captive » de Mithridate que parce qu'elle a accepté son offre de l'épouser. Or, non seulement il ne lui a fait cette offre que parce qu'il l'aimait, mais il ne s'est résigné à la faire que faute d'avoir pu obtenir qu'elle se donnât à lui autrement, ainsi que Xipharès le rappelle à Arbate :

Il Ia vit. Mais au lieu d'offrir à ses beautés
Un hymen, et des vœux dignes d'être écoutés,
II crut que, sans prétendre une plus haute gloire,
Elle lui céderait une indigne victoire.
Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu;
Et que lassé d'avoir vainement combattu,
Absent, mais toujours plein de son amour extrême,
Il lui fit par tes mains porter son diadème [83].

La vraie, la seule explication de l'amour de Mithridate, Xipharès nous l'a donnée en trois mots seulement : « II la vit ». Roland Barthes a pourtant souligné lui-même l'importance d'un tel « passé défini brutal ». Mais peut-on lui demander de tenir compte de ce qu'il a dit huit pages plus haut ?

De même, et nous passons maintenant au sixième exemple invoqué par Roland Barthes, lorsque Phèdre raconte à Œnone comment et pourquoi elle est tombée amoureuse d'Hippolyte, tout tient dans son « Je le vis »:

Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Egée
Sous les lois de l'hymen je m 'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait s'être affermi;
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue [84].

Aussi, lorsque Roland Barthes écrit ensuite que « Phèdre, fille du Soleil désire Hippolyte, l'homme de l'ombre végétale, des forêts » [85], on aurait aime qu'il justifiât cette affirmation. Car enfin non seulement ni ici ni ailleurs Phèdre ne songe jamais à donner de son amour 'explication qu'en donne Roland Barthes, mais elle est évidemment persuadée qu'il n'y a pas à chercher d'explication psychologique à un amour qui lui a, croit-elle, été envoyé par les dieux.

En tout cas, elle aurait assurément été sidérée d'apprendre qu'elle aimait en Hippolyte « l'homme de l'ombre végétale, des forêts ». Elle se souvient trop bien de la façon dont son amour est né. En admettant qu'Hippolyte fût bien « l'homme de l'ombre végétale, des forêts », comment l'aurait-elle su alors? Les vers célèbres que nous venons de rappeler sont clairs : ce n'est point au détour d'un sentier forestier que Phèdre a rencontra Hippolyte, et est tombée, aussitôt, amoureuse de lui; c'est bien à Athènes, et très probablement dans le palais de Thésée.

D'ailleurs, il faudrait d'abord se demander si la définition que Roland Barthes nous donne d'Hippolyte, n'est pas passablement arbitraire, ou, à tout le moins, bien restrictive. II est vrai qu'à Trézène Hippolyte passe de longues heures dans les forêts. Roland Barthes n'a pas cru utile de faire la moindre citation. II aurait pu rappeler que Théramène dit à Hippolyte, en s'en étonnant, au début de la pièce :

Les forêts de nos cris moins souvent retentissent [86].

Mais il aurait fallu alors, pour être tout à fait honnête, citer aussi les vers qui précédent :

Avouez-le, tout change; et depuis quelques jours
On vous voit moins souvent orgueilleux et sauvage,
Tantôt faire voler un char sur le rivage,
Tantôt, savant dans l'art par Neptune inventé,
Rendre docile au frein un coursier indompté [87].

On voit ainsi que, si Hippolyte est l'homme des forêts, il est aussi l'homme des grandes plages sablonneuses. Tout dépend de l'activité à laquelle il se livre. Car, si la plage n'est évidemment pas le meilleur endroit pour pratiquer la chasse, la forêt n'est pas non plus le terrain idéal pour dompter des chevaux sauvages ou pour s'entraîner à la course de chars. Mais il serait impertinent de demander à Roland Barthes de comprendre des choses aussi simples.

Roland Barthes aurait pu citer surtout - et l'on s'étonne vraiment qu'il ne l'ait pas fait - le vers fameux de Phèdre dont la rêverie tourne autour d'Hippolyte :

Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts [88] !

Mais là ce sont les deux vers suivants qu'il aurait fallu citer aussi pour être honnête :

Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière,
Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrière [89]?

Or la « carrière » ne suggère pas précisément « l'ombre végétale » et la « poussière  » nous invite à imaginer un temps sec. La scène qui est en train de se dérouler dans l'esprit de Phèdre, atoutes les chances d'être éclairée par un soleil éclatant. De toute évidence, Racine a voulu établir un contraste très net entre ces deux « scènes » qui se succèdent devant le regard intérieur de son personnage et qui donnent ainsi une impression d'incohérence, tant qu'on n'en a pas trouvé la clé [90]. Si donc, sous prétexte de dégager une thématique de « l'ombre », qui serait associée au personnage d'Hippolyte, on faisait un sort à la première au détriment de la seconde, on ne se livrerait pas seulement à une opération arbitraire, mais on manifesterait ainsi une profonde inintelligence du texte. L'unité secrète et l'explication de ces deux rêves éveillés, qui paraissent si étranges à Œnone, se trouvent, bien sûr, dans le personnage d'Hippolyte, et les vers de Théramène que nous avons cités tout à l'heure, ont préparé le spectateur ou le lecteur suffisamment attentifs à le comprendre, sinon tout de suite, du moins un peu plus tard, lorsqu'ils apprendront que Phèdre aime Hippolyte. Si Racine a ainsi opposé dans ces vers l'évocation de « l'ombre des forêts » et celle de la « noble poussière » de la « carrière », c'est que, bien loin de penser que Phèdre pût aimer en Hippolyte l'homme des forêts plutôt que l'homme des grands espaces ou du plein soleil, il a voulu nous suggérer, tout au contraire, qu'elle était prête à aller n'importe où, ombre ou soleil qu'importe ! à faire de la spéléologie comme à parcourir à dos de chameau le Sahara en plein été, pourvu qu'Hippolyte voulût bien qu'elle le suivît. Phèdre pourrait assurément dire à Hippolyte ce que lui-même dit à Aricie :

La lumière du jour, les ombres de la nuit,
Tout retrace à mes yeux les charmes que j'évite [91].

Cette Phèdre-Ià, la Phèdre de Racine, combien elle est plus simple, combien elle est plus humaine, combien elle est plus émouvante que la Phèdre de Roland Barthes, condamnée par son ascendance solaire à ne pouvoir aimer que « l'homme de l'ombre végétale » !

Mais, si Roland Barthes avait voulu tenir compte du texte, il n'aurait pas seulement été bien en peine d'apporter des citations prouvant qu'Hippolyte était un « être d'ombre » et que Phèdre l'aimait précisément pour cela, il lui aurait fallu surtout écarter toutes celles qu'on pourrait lui opposer. Ainsi, lorsque Hippolyte s'apprête à partir pour Athènes, Phèdre pense tout naturellement qu'il veut monter sur le trône :

Les charmes d'un empire ont paru le toucher;
Athènes l'attirait, il n'a pu s 'en cacher [92].

Elle ne s'étonne pas une seule seconde qu'un « homme de l'ombre végétale, des forêts », puisse aspirer à une telle place. Et, tout de suite, elle envoie Œnone lui offrir la couronne :

Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,
Œnone; fais briller la couronne à ses yeux [93].

Bien plus, au lieu de recommander à Œnone d'insister surtout, auprès d'Hippolyte, sur le grand nombre d'hectares de forêts qui vont lui revenir en même temps que la couronne, Phèdre emploie, pour résumer ce qu'elle devra lui dire, le mot qui assurément convenait le moins : « fais briller».

Mais seul le lecteur de Roland Barthes pourrait s'en étonner. Car celui de Racine sait fort bien que Phèdre, bien loin d'avoir été séduite par le caractère « ombreux  » d'Hippolyte, a été subjuguée par la beauté rayonnante d'un être dans tout l'éclat de la jeunesse. II ne peut, en effet, avoir oublié les vers si célèbres où Phèdre, évoquant l'image de Thésée jeune, s'émeut de la retrouver devant elle en la personne d'Hippolyte :

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu'on dépeint nos dieux ou tel que je vous vois.
II avait votre port, vos yeux, votre langage,
Cette noble pudeur colorait son visage
Lorsque de notre Crète il traversa les flots
Digne sujet des vœux des filles de Minos [94].

II nous semble que des expressions telles que « traînant tous les cœurs après soi «, ou, surtout, « tel qu'on dépeint nos dieux », ne suggèrent pas précisément que Phèdre voit en Hippolyte un « être d'ombre » et la « noble pudeur » qui « colore » son visage devrait faire tomber l'exaltation de Phèdre au lieu d'augmenter son émoi.

De plus, si Roland Barthes avait raison, la ressemblance d'Hippolyte avec son père, ressemblance que Phèdre avait déjà évoquée en disant à Œnone :

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père [95]

cette ressemblance devrait nous inciter à prêter à Thésée aussi un caractère « ombreux », qui s'accorderait sans doute avec l'idée que s'en fait Roland Barthes - il voit en lui « un héros proprement chtonien  » [96] - mais non avec celle que la légende a fixée et que Racine a retenue, comme en témoignent, pour ne citer qu'un seul exemple, ces vers d'Hippolyte :

La mort seule, bornant ses travaux éclatants,
Pouvait à l'univers le cacher si longtemps [97].

Enfin et surtout, si Hippolyte était pour Phèdre un « être d'ombre », il faudrait expliquer pourquoi sa vue provoque chez elle un tel « éblouissement »:

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler [98].

II faudrait expliquer pourquoi le même « éblouissement  » se reproduit à chaque fois qu'elle le rencontre. II faudrait expliquer pourquoi elle semble si peu trouver auprès de lui ce que, selon Roland Barthes, un personnage « solaire » trouve auprès d'un personnage « ombreux », le calme, l'apaisement, la « respiration », comme le prouvent les vers que nous venons de citer et ce que Phèdre dit à Œnone, en entrant sur scène et en apercevant Hippolyte, à l'acte II :

Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire.
J'oublie en le voyant ce que je viens lui dire [99].

II faudrait expliquer enfin pourquoi cette paix et cette « respiration  » Phèdre n'a pu les trouver, au contraire, qu'après avoir éloigné Hippolyte, en le faisant exiler à Trézène :

Je respirais, Œnone, et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence [100].

Ajoutons que, pas plus que Phèdre, les autres personnages de la pièce ne semblent éprouver le sentiment qu'Hippolyte est un « être d'ombre ». Peut-être s'expriment-ils mal ! Toujours est-il que les mots qu'ils emploient, suggèrent plutôt le contraire. écoutons les réflexions de Thésée, lorsqu'il voit entrer Hippolyte, à la scène 2 de l'acte IV:

Ah! le voici. Grands Dieux ! à ce noble maintien
Quel œil ne serait pas trompé comme le mien?
Faut-il que sur le front d'un profane adultère
Brille de la vertu le sacré caractère [101] ?

écoutons aussi Aricie reprocher à Thésée son aveuglement, à la scène 3 de l'acte V :

Faut-il qu'à vos yeux seuls un nuage odieux
Dérobe sa vertu qui brille à tous les yeux [102] ?

Le moins que l'on puisse dire de cet emploi « récurrent  » du verbe « briller », c'est qu'il ne va pas précisément dans le sens de la thèse de Roland Barthes. Et l'image du « nuage  », dont se sert Aricie, suggère, bien au contraire, que la vertu d'Hippolyte brille d'un éclat « solaire ».

Il nous semble enfin que si Théramène, Phèdre, Ismène et Œnone considéraient Hippolyte comme un être essentiellement « ombreux », ils n'emploieraient pas tous les quatre pour le définir le même mot : « superbe » [103]. Même si ce mot n'avait peut-être pas au XVIIe siècle une valeur aussi nettement « anti-ombreuse » que de nos jours [104], Racine ne l'aurait pas utilisé d'une manière aussi insistante pour qualifier Hippolyte [105], s'il avait vu en lui un « être d'ombre  ». D'ailleurs, après Hippolyte, c'est le personnage d'Athalie qui se voit le plus souvent attribuer cette épithète [106]. Or, pour Roland Barthes, Athalie est un être « solaire ».

II conviendrait aussi de s'interroger sur la nature « solaire  » de Phèdre. Pour Roland Barthes, elle ne fait aucun doute puisque Phèdre est « fille du Soleil ». Certes, Phèdre est effectivement, sinon la fille, du moins la petite-fille du soleil et cette pensée l'obsède [107]. Mais on peut tout d'abord s'étonner que, pour justifier la « solarité » de Phèdre, Roland Barthes ne fasse appel à aucun des critères qu'il avait utilisés jusque-là et qui n'étaient déjà que trop disparates. Phèdre ne doit pas, comme les personnages précédents, sa « solarité  » au Pouvoir, à des victoires, à un incendie : elle la doit à son ascendance. Mais, outre qu'il faudrait savoir si la « solarité » est bien héréditaire, il conviendrait, si l'on doit chercher dans les ascendants de Phèdre l'explication de sa nature, de ne pas s'en tenir au seul grand-père maternel. Or les choses deviennent alors si embrouillées qu'il vaut mieux abandonner les recherches [108].

Bien sûr il y a un lien très étroit entre le sentiment obsédant que Phèdre a de son ascendance solaire et son amour pour Hippolyte. Mais et l'on ne s'en étonnera guère, la thèse de Roland Barthes revient à mettre la charrue devant les bœufs, en prenant l'effet pour la cause. Ce n'est pas à cause de son ascendance solaire que Phèdre aime Hippolyte; en revanche - et les vers que nous avons rappelés, le montrent bien - c'est à cause de son amour adultère et incestueux pour Hippolyte que Phèdre est obsédée par son ascendance solaire : depuis qu'elle est tombée amoureuse de son beau-fils, Phèdre se sent constamment regardée et jugée par son ancêtre.

Un dernier exemple achèvera de nous convaincre que Phèdre ne voit pas du tout les choses comme les voit Roland Barthes. Elle vient d'apprendre de la bouche de Thésée qu'Hippolyte aimait Aricie et elle interroge fiévreusement Œnone :

Ils s'aiment! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?
Comment se sont-ils vus ? Depuis quand ? Dans quels lieux ?
Tu le savais. Pourquoi me laissais-tu séduire ?
De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m'instruire ?
Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?
Dans le fond des forêts allaient-i!s se cacher [109] ?

II nous semble que, si Hippolyte avait vraiment été, aux yeux de Phèdre, « l'homme de l'ombre végétale, des forêts », alors elle aurait poursuivi en ces termes  :

Mais poser la question, c'est donner la réponse :
Œnone, je crois voir le couple qui s'enfonce
Sous le feuillage sombre et bientôt disparaît ;
J'entends rire Aricie au fond de la forêt.

Or non seulement Phèdre répond aussitôt par la négative à la question qu'elle vient de se poser, mais tout se passe comme si elle avait voulu contredire par avance, et avec insistance, la thèse de Roland Barthes :

Hélas! ils se voyaient avec pleine licence.
Le ciel de leurs soupirs approuvait l'innocence;
Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux;
Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux.
Et moi, triste rebut de la nature entière, J
e me cachais au jour, je fuyais la lumière [110].

On comprend aisément que Roland Barthes n'ait pas cru bon de rappeler ces vers pourtant célèbres. II n'aurait pas manque de leur faire un sort, s'il avait prétendu, au contraire, que Phèdre, « être d'ombre », aimait en Hippolyte un « être de lumière ».

Ainsi donc - et c'est particulièrement fâcheux, puisqu'il s'agit du plus célèbre de tous les exemples d'amour racinien - l'explication que Roland Barthes nous donne de la passion de Phèdre, apparaît-elle totalement arbitraire. Le critique invoque ensuite - c'est son septième exemple l'amour d'Assuérus pour Esther  : « l'impérial Assuérus, poursuit-il, choisit la timide Esther dans l'ombre élevée » [111]. On pourrait, bien sûr, commencer par s'étonner qu'étudiant l'amour racinien, il mette apparemment sur le même plan le personnage de Phèdre et celui d'Assuérus. Mais, quand on lit Roland Barthes, on est obligé d'apprendre bien vite à économiser ses étonnements. Nous admettrons donc, pour entrer dans le jeu du critique, que l'exemple d'Assuérus puisse nous éclairer sur l'amour racinien. Et, puisque Assuérus est « impérial  », nous accorderons aussi à Roland Barthes que, de son point de vue, Assuérus est bien un personnage « solaire  ».

En revanche, il nous paraît tout à fait arbitraire d'expliquer l'amour d'Assuérus par le caractère « ombreux » du personnage d'Esther. Sans doute est-il exact qu'elle a été « élevée dans l'ombre », puisqu'elle même le dit :

On m'élevait alors solitaire et cachée [112].

Mais c'est à Elise qu'elle le dit et Assuérus l'ignore. Car il se préoccupe si peu de savoir comment elle a été élevée que, nous l'avons déjà rappelé à propos des « deux éros », il ne s'est encore jamais inquiété, depuis six mois qu'il l'a épousée, de connaître ni son pays ni sa famille [113]. Bien entendu, Roland Barthes nous répondrait qu'Assuérus n'a pas besoin de savoir qu'Esther a été élevée dans l'ombre pour être sensible au caractère « ombreux » de son charme. Peut-être ! Mais il vaudrait mieux que ce soit Assuérus lui-même qui nous vante ce charme « ombreux  ». Or, non seulement il n'en fait rien, mais il lui arrive de tenir des propos qui ne correspondent pas du tout aux goûts que Roland Barthes lui prête. Ainsi, lorsque Esther s'évanouit en paraissant devant lui, au lieu de se réjouir de la trouver encore plus pâle que de coutume et de souhaiter que, dorénavant, elle veille à s'évanouir régulièrement en sa présence, il manifeste la plus vive inquiétude et s'exclame  :

Dieux puissants ! quelle étrange pâleur
De son teint tout à coup efface la couleur [114] ?

Roland Barthes, jugeant sans doute qu'Assuérus était trop troublé pour savoir ce qu'il disait, n'a pas cru devoir citer ces vers. II est difficile, en tout cas, de les concilier avec ce qu'il dit d'Assuérus, dans le chapitre consacre à Esther  : « solaire, il trouve dans Esther, l'ombre, la matité d'un visage sans fards, une brillance tempérée de larmes  » [115]. Ajoutons qu'une fois de plus aussi il est bien difficile de concilier Roland Barthes avec lui-même, fût-ce à propos d'une seule et courte phrase. Car enfin il faudrait savoir si Assuérus aime le teint d'Esther à cause de sa « matité » ou à cause de sa « brillance ». Fût-elle « tempérée de larmes », la « brillance » n'en est pas moins le contraire de la « matité  ». De plus, c'est tout à fait arbitrairement que Roland Barthes fait intervenir les « larmes » pour expliquer l'attirance qu'Esther exerce sur Assuérus. Pour justifier son propos, il cite en note [116] les vers d'Esther qui dit à Elise :

Et moi, pour toute brigue et pour tout artifice,
De mes larmes au Ciel, j'offrais le sacrifice [117].

II convient de noter que, dans le chapitre intitulé « Le tenebroso racinien », il a déjà cité [118] le second de ces deux vers, en le rapprochant de celui de Néron évoquant Junie :

Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes.

Même sans cela, on aurait deviné que l'image de Néron se superposait abusivement à celle d'Assuérus et déformait, une fois de plus, la vision du critique. Car il y a entre ces deux exemples une différence fondamentale dont Roland Barthes oublie de tenir compte : si les larmes de Junie ont eu Néron pour spectateur, Assuérus, lui, n'a pas pu voir celles d'Esther. C'est au Ciel seul qu'en attendant le jour où elle devait être présentée à Assuérus, Esther a offert ses larmes pour qu'il lui accordât la grâce de plaire au monarque. La pratique de la citation très brève, habituelle à Roland Barthes, lui permet de laisser croire au lecteur qu'Assuérus a pu voir ces larmes. II en aurait été autrement, s'il avait seulement cité les deux vers qui suivent :

Enfin on m'annonça L'ordre d'Assuérus.
Devant ce fier monarque, Elise, je parus [119].

En réalité, rien dans la pièce n'indique qu'Assuérus ait jamais vu Esther verser des larmes, et rien n'indique, non plus, qu'il l'ait jamais souhaité. Ce n'est pas, en tout cas, l'impression qu'il nous donne, quand il dit, en la voyant s'évanouir :

Je me trouble moi-même, et sans frémissement
Je ne puis voir sa peine et son saisissement [120].

Et, pour que les choses soient tout à fait nettes, Assuérus, qui, comme Phèdre, semble avoir pressenti l'interprétation de Roland Barthes et avoir voulu la récuser par avance de la manière la plus catégorique, ajoute un peu plus loin :

Tout respire en Esther l'innocence et la paix.
Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,
Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.
Que dis-je ? sur ce trône assis auprès de vous,
Des astres ennemis j'en crains moins le courroux,
Et crois que votre front prête à mon diadème
Un éclat qui le rend respectable aux Dieux même [121].

II serait bien nécessaire, on le voit, que Roland Barthes expliquât à Assuérus ses propres sentiments. Peut-être alors ce potentat borné comprendrait-il enfin qu'Esther lui donne une impression d'innocence et de paix, parce qu'elle est un « être d'ombre », et que, s'il a moins à craindre le courroux des astres ennemis, c'est que, le front « ombreux » d'Esther atténuant l'éclat de son diadème, les dieux sont moins enclins à en être jaloux.

Nous voici donc au huitième et dernier exemple invoqué par Roland Barthes. II est encore plus contestable, s'il est possible, que tous les précédents, puisque, cette fois, ce n'est pas seulement l'explication de la relation amoureuse qu'il est bien difficile d'admettre, mais aussi et d'abord l'existence même de cette relation. Quand il écrit en effet : « Athalie enfin s'émeut d'Eliacin, captif du Temple » [122], il faudrait d'abord pouvoir lui concéder que l'émoi d'Athalie est bien de nature « érotique ». Mais nous avons déjà dit ce que nous pensions de cette affirmation. D'ailleurs, quand bien même nous admettrions, comme une hypothèse d'Ecole, l'existence d'une relation amoureuse entre Athalie et Eliacin, l'explication qu'en donne Roland Barthes serait tout aussi arbitraire que dans les exemples précédents. Tout d'abord, l'emploi du mot « captif  », destiné à conférer à Eliacin un caractère « ombreux », nous paraît tout à fait tendancieux. À aucun moment, en effet, Eliacin ne laisse entendre qu'il se sent « captif du Temple ». II proclame, au contraire :

Ce temple est mon pays : je n'en connais point d'autre [123].

Comme l'a fait remarquer Raymond Picard, « si Eliacin est en effet, comme on le prétend, "captif du Temple", nous sommes tous des captifs : captifs de notre famille, de notre maison, de notre foi, de notre vocation; le concept prend une telle extension qu'il perd toute compréhension » [124].

Mais Eliacin n'est pas plus « captif du Temple » que Roland Barthes n'est « captif » des textes qu'il prétend expliquer. Car, à son habitude, le critique fait fi de tout ce qui, dans le texte, va à l'encontre de sa thèse. Ainsi on est bien mal préparé à admettre qu'Athalie a été émue par le caractère " ombreux " d'Eliacin, lorsqu'on l'entend évoquer la façon dont il lui est apparu en songe :

Dans ce désordre à mes yeux se présente
Un jeune enfant couvert d'une robe éclatante [125].

Décidément les personnages de Racine semblent prendre un malin plaisir à employer, pour qualifier des personnages que Roland Barthes considère comme « ombreux », les mots « éclat » et « éclatant » qui sont ceux dont le critique se sert le plus volontiers pour qualifier les personnages qu'il considère comme « solaires ». Ajoutons que, le songe d'Athalie étant prémonitoire, Eliacin lui est apparu habillé comme Racine a voulu qu'il le soit effectivement dans la pièce, comme elle a pu le constater lorsqu'elle s'est trouvée devant lui :

Je l'ai vu, son même air, son même habit de lin [126].

Selon toute vraisemblance, si Racine avait voulu nous faire comprendre qu'Eliacin était un « être d'ombre », il aurait évité de revêtir son personnage d'une robe de lin d'une blancheur éclatante. Mais il y a gros à parier qu'il a voulu nous suggérer le contraire. Comme l'écrit M. Charles Baudoin, « cet enfant blanc est l'enfant de la Promesse; il présage et tout ensemble, il apporte à sa suite le règne de la lumière » [127].

Pas plus qu'Athalie, d'ailleurs, les autres personnages de la pièce ne semblent avoir compris qu'Eliacin était un « être d'ombre ». Ainsi, Joad, au lieu de redouter que le caractère « ombreux » de l'enfant n'empêche les Hébreux de le reconnaître pour leur roi, prédit à Josabet que :

Joas les touchera par sa noble pudeur
Où semble de son sang reluire la splendeur [128].

Et, lorsque Zacharie veut exprimer l'effet que la vue de Joas a produit sur Athalie, il a recours à une image assurément bien malheureuse :

J'ignore si de Dieu l'ange se dévoilant
Est venu lui montrer un glaive étincelant [129].

Citons encore ce commentaire d'une des filles du chœur, après la prestation qu'Eliacin devant Athalie :

Quel astre à nos yeux vient de luire ?
Quel sera quelque jour cet enfant merveilleux [130] ?

Notre examen des huit exemples invoqués par Roland Barthes pour démontrer le bien-fondé de sa théorie du « tenebroso racinien » étant maintenant terminé, il nous faut faire le bilan. Celui du critique, nous l'avons vu, est triomphal : « Partout, toujours, la même constellation se reproduit, du soleil inquiétant et de l'ombre bénéfique  ». Le nôtre sera, on s'en doute, bien différent. À la suite de Raymond Picard, il convient, en effet, de faire soigneusement les comptes, même si cette opération agace, et pour cause, les adeptes de la « nouvelle critique ». Dans son livre Pourquoi la nouvelle critique, M. Serge Doubrovsky, essayant bien imprudemment de voler au secours de Roland Barthes, n'a pas manqué d'ironiser sur la « méthode » de Raymond Picard : « nous retrouvons, écrit-il à propos de la théorie qui nous occupe, Raymond Picard à l'œuvre, selon une méthode, ou absence de méthode, que nous connaissons bien. « "Partout… Toujours… " II compte sur ses doigts; il en manque deux. « "Alexandre, solaire, aime en Cléofile sa prisonnière; Pyrrhus, doué d'éclat, trouve dans Andromaque l'ombre majeure, etc. " (Sur Racine, p. 30). Et Bérénice? Et Iphigénie? Picard triomphe. Un peu vite » [131]. On peut tout d'abord s'étonner, surtout à l'heure où la critique se prétend scientifique, où elle fait volontiers appel à la statistique, où elle s'applique à relever dans les œuvres les « récurrences  », de toute sorte qui peuvent s'y trouver, on peut assurément s'étonner qu'on ose reprocher à quelqu'un de se livrer à un rapide dénombrement pour vérifier si une règle a bien la valeur absolue que son inventeur annonce. Si M. Doubrovsky considère qu'il est sacrilège de chercher seulement à s'assurer que les affirmations de Roland Barthes sont exactes, qu'il le dise nettement ! En attendant, il nous permettra de constater, avec Raymond Picard, que Roland Barthes n'ayant invoqué que huit tragédies sur les onze que compte le théâtre de Racine, n'était pas fondé à conclure que sa règle ne souffrait pas d'exception.

D'ailleurs, M. Doubrovsky a sans doute senti lui-même, plus ou moins confusément, que l'objection de Raymond Picard n'était pas aussi ridicule qu'il aurait voulu le faire croire, puisqu'il a éprouvé le besoin d'essayer de lui répondre. Malheureusement pour lui, c'est une entreprise désespérée que de voler au secours de Roland Barthes. Si au moins il avait eu la sagesse de rester sur le plan des généralités et de s'abriter derrière un rideau de fumée ! Mais, dans son inconscience, il a voulu faire ce que Roland Barthes, lui, se garde bien de jamais faire : répondre de façon précise à une objection précise. « II serait facile à Barthes, poursuit M. Doubrovsky, de retrouver un même rapport ombre-soleil entre l'empereur romain et la reine de Palestine qui demande "Hélas! plus de repos, Seigneur, et moins d'éclat" (II, 4), ou une Eriphile captive et attirée irrésistiblement par un Achille incendiaire de Lesbos. Simplement, la relation va ici de la femme à l'homme, ou, en langage barthésien, c'est l'ombre qui aspire à boire le soleil, non le soleil à se noyer d'ombre. Mais admettons que ce rapport existe de façon patente dans neuf tragédies sur onze : sa validité n'est en rien infirmée; ce qui reste à comprendre, ce sont les raisons de son absence dans les deux tragédies manquantes » [132]. On fera tout d'abord remarquer que, dans l'énumération de Roland Barthes, il n'y a pas deux tragédies manquantes, mais trois : La Thébaïde, Bérénice et Iphigénie. M. Doubrovsky essaie ici de profiter, en se gardant bien sûr de le rappeler, du fait que Raymond Picard s'est montre bon prince et a fait grâce à Roland Barthes de la première : « ne chicanons pas sur La Thébaïde  » [133], écrivait-il. II n'en reste pas moins que M. Doubrovsky aurait bien du mal à trouver le « rapport ombre-soleil  » dont il a besoin. II serait, en effet, tout à fait arbitraire de considérer Antigone comme un « être d'ombre ». Tel n'était pas, en tout cas, le sentiment d'Hémon, lorsqu'il lui disait, dans la première édition :

Vous brillez d'un éclat qui ne vient que de vous [134].

Si ce vers a disparu en 1676, la tirade ayant été refaite, rien pourtant ne permet de dire qu'Hémon ait changé d'avis. Et rien, non plus, dans les propos de Créon, n'autorise à considérer son amour pour Antigone comme l'amour d'un être « solaire » pour un être « ombreux ». Ce n'est pas, du moins, ce que suggèrent des vers tels que ceux-ci  :

Ah! Madame, régnez, et montez sur le trône :
Ce haut rang n'appartient qu'à l'illustre Antigone [135].

Mais laissons La Thébaïde et le silence prudent de M. Doubrovsky à propos de cette pièce. Considérons plutôt les efforts, très imprudents en revanche, qu'a faits M. Doubrovsky pour retrouver dans Bérénice et dans Iphigénie le schéma barthésien. Avant de se lancer dans cette tentative, M. Doubrovsky aurait été bien avisé de se demander si Roland Barthes n'avait pas de très bonnes raisons (ou de très mauvaises) pour ne rien dire de ces deux pièces. Cela lui aurait peut-être évité une énorme gaffe.

Disons, tout d'abord, qu'avec Raymond Picard, nous persistons à penser que « la reine de Judée n'est pas un être d'ombre » [136]. Au vers cité par M. Doubrovsky, il est, en effet, bien facile d'en opposer d'autres. écoutons, par exemple, Titus expliquer à Antiochus pourquoi il ne peut pas épouser Bérénice :

Rome, contre les rois de tout temps soulevée,
Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée  :
L'éclat du diadème et cent rois pour aïeux
Déshonorent ma flamme et blessent tous les yeux.
Mon cœur, libre d'ailleurs, sans craindre les murmures,
Peut brûler à son choix dans des flammes obscures [137].

Voilà assurément, pour le propos de M. Doubrovsky, des expressions bien gênantes, surtout dans la bouche du personnage qui, en tant que « solaire », devrait plus que personne être sensible au caractère « ombreux » de Bérénice. écoutons maintenant Bérénice elle-même, qui dit à Phénice, lorsque celle-ci veut « réparer  » le « désordre » de la reine, qui attend la visite de Titus :

Dis-moi, que produiront tes secours superflus,
Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus [138] ?

On le voit, désespérant de reconquérir Titus, Bérénice ne songe qu'à incriminer le trop « faible éclat » de sa beauté, au lieu de déplorer de n'être pas assez « ombreuse ».

Mais quand bien même M. Doubrovsky aurait eu raison sur ce point, c'est contre Roland Barthes qu'il aurait eu raison. Peu importe, en effet, qu'on puisse ou non trouver un « rapport ombre-soleil  » entre Bérénice et Titus. Si on le pouvait, on aurait tort de se réjouir d'avoir enfin trouvé un rapport qu'on avait fini par croire introuvable. Car, au lieu d'apporter un argument en faveur de la thèse de Roland Barthes, on le mettrait dans un grand embarras, puisqu'il nie énergiquement que Titus soit amoureux de Bérénice. Pour une fois qu'on aurait enfin trouvé un cas d' « éros racinien », conforme au schéma de Rorand Barthes, ce serait justement, par une étrange malchance, le seul cas d' « éros racinien  » que Roland Barthes ne reconnaît pas.

Quand M. Doubrovsky vole au secours de Roland Barthes, on se croirait à Waterloo. On se dit tout d'abord : « Enfin, c'est Grouchy ! » On poursuit la lecture et l'on découvre avec horreur que c'est Blucher. En essayant de se servir d'lphigénie pour illustrer la thèse de Roland Barthes, M. Doubrovsky va, sans s'en rendre compte, souligner lui-même la raison pour laquelle Roland Barthes ne pouvait pas invoquer Iphigénie à l'appui de sa thèse. On pourrait, bien sûr, commencer par discuter l'assimilation d'Eriphile à un « être d'ombre  » et contester que son statut de « captive » suffise à lui conférer ce caractère. Mais, là encore, il nous importe peu de savoir s'il y a vraiment un « rapport ombre-soleil « entre Eriphile et Achille. Laissons donc M. Doubrovsky affirmer son existence, puisqu'il est ainsi amené à ajouter aussitôt après, nous l'avons vu : « Simplement, la relation va ici de la femme à l'homme, ou, en langage barthésien, c'est l'ombre qui aspire à boire le soleil, non le soleil à se noyer dans l'ombre ». Le comique involontaire de ce « simplement », un mot, d'ailleurs que Roland Barthes affectionne, est extraordinaire. Car ce que M. Doubrovsky oublie « simplement  », c'est que le contraire, ce n'est pas la même chose; c'est même le contraire de la même chose. Si la relation est inversée, on ne peut plus l'invoquer pour appuyer la thèse de Roland Barthes, mais seulement pour la réfuter. M. Doubrovsky aurait mieux fait de lire plus attentivement Roland Barthes, avant d'essayer de répondre à sa place. Non seulement, en effet, il n'a pas dit que la relation pouvait être inversée, mais tout son développement implique évidemment le contraire. « Partout, toujours », c'est le soleil qui aspire à 'ombre, parce que l'ombre est toujours « bénéfique »; ce n'est jamais « l'ombre qui aspire à boire le soleil », parce que le soleil est toujours « inquiétant ».

La contre-offensive, hâtivement montée par M. Doubrovsky, constitue donc un sanglant échec. Son tir, mal réglé, est tombé sur les troupes qu'il voulait défendre. Et, qui plus est, M. Doubrovsky, en ce faisant, a indiqué à l'adversaire de nouveaux objectifs. II serait, en effet, tentant de faire sciemment ce que M. Doubrovsky a fait inconsciemment et, après avoir réfuté les exemples de Roland Barthes, de passer en revue tous ceux dont il n'a rien dit, et qui ne cadrent pas avec sa thèse. Car, après tout, en souhaitant qu'il y ait un exemple par tragédie pour illustrer les propos du critique, Raymond Picard s'était montré déjà bien conciliant. II n'y a pas, en effet, qu'un seul personnage amoureux par tragédie (nous ne parlons, bien sûr, que des tragédies profanes) ; il y en a toujours au moins trois, voire quatre ( dans Mithridate) et même cinq (dans Alexandre). Nous avons dénombré trente et un personnages amoureux chez Racine; Roland Barthes n'en évoque que huit. Qu'en est-il de tous les autres? Admettons que la théorie du « tenebroso racinien » ne concerne pas « l'éros sororal », puisque Roland Barthes nous a avertis plus haut [139] qu'il ne parlerait plus désormais que de « l'éros immédiat ». Pourtant, outre qu'on ne peut pas être sûr que Roland Barthes n'a pas oublié à la page 30 ce qu'il écrivait à la page 24, on aurait aimé avoir quelques explications complémentaires. Si Roland Barthes pense que les catégories du « solaire » et de « l'ombreux », indispensables pour comprendre « l'éros immédiat », ne servent à rien quand il s'agit de « l'éros sororal », qu'il le dise clairement, et, pendant qu'il y est, qu'il nous dise aussi pourquoi. Nous ne demandons qu'à nous instruire. Quant aux cas incertains que nous avons examinés à propos des « deux éros », Roland Barthes les a, cette fois encore, laissés de côté. Et pour cause ! Ces exemples, qu'il serait bien fastidieux de passer en revue, ne pourraient que nous convaincre encore un peu plus que les schémas de Roland Barthes, qu'il s'agisse du « tenebroso  » ou des « deux éros », ne sont pas ceux de la création racinienne. Contentons-nous donc de remarquer que, si Roland Barthes, n'a invoqué que des cas qui relèvent incontestablement de « l'éros immédiat », il ne les a pas invoqués tous. Même en ajoutant ceux que M. Doubrovsky a malencontreusement rappelés, il en manque encore. M. Doubrovsky, ne s'étant plus rappelé que, pour Roland Barthes, Titus n'aimait pas Bérénice, nous a suggéré que Titus aimait Bérénice, parce qu'il « était « solaire » et qu'elle était « ombreuse ». Mais Bérénice aime autant Titus que Titus aime Bérénice. II faudrait donc admettre, avec M. Doubrovsky que la relation peut être inversée. Malheureusement, c'est M. Doubrovsky qui le dit; ce n'est pas Roland Barthes. Et celui-ci aurait bien du mal aussi à intégrer dans son schéma l'amour d'Antiochus pour Bérénice. II faudrait qu'Antiochus fût « solaire ». Mais, si l'on admet que Bérénice est « ombreuse », bien qu'elle soit reine de Palestine, on ne voit pas pourquoi le roi de Comagène serait « solaire ». Roland Barthes nous dit qu' « Alexandre solaire aime en Cléofile sa prisonnière  ». Mais pourquoi évite-t-il de nous rappeler que cet amour est partagé et que « l'ombreuse » Cléofile répond à l'amour du « solaire » Alexandre, sinon parce que cela n'entre pas dans le schéma du « tenebroso racinien » [140], non plus d'ailleurs, nous l'avions noté, que dans celui des « deux éros » ? L'amour partagé d'Hippolyte et d'Aricie pose, lui, un double problème, puisqu'ils sont l'un et l'autre « ombreux ». Pour Hippolyte, nous le savions déjà. Pour Aricie, on l'apprend dans le chapitre sur Phèdre, lorsque Roland Barthes nous dit que, comme Thésée (« héros proprement chtonien ») et Hippolyte, « Aricie et ses frères descendent tous de la Terre » [141], Le pôle « solaire » faisant défaut, ni l'amour d'Hippolyte pour Aricie, ni celui d'Aricie pour Hippolyte, ne sont donc conformes au schéma barthésien.

Le bilan est, par conséquent, très facile à faire et il est parfaitement clair, Dans toutes les tragédies de Racine, ni parmi les exemples que Roland Barthes acités, ni parmi ceux qu'il s'est abstenu de citer, il n'y en a aucun qui puisse être invoqué à l'appui de sa thèse, Notre conclusion sera donc aussi catégorique que la sienne : « Partout, toujours », dit Roland Barthes; nous répondons : « nulle part, jamais ».

Mais ces considérations entièrement dénuées de fondement ne prouvent pas seulement que l'auteur du Sur Racine ne fait aucun cas des textes de Racine. Elles prouvent aussi - et c'est encore plus étonnant, mais nous commençons à nous y habituer, et nous aurons encore bien d'autres occasions de le faire - que Roland Barthes ne fait aucun cas non plus de ce qu'il écrit lui-même. Car, pour prendre au sérieux la thèse selon laquelle « l'éros racinien », du moins « l'éros-événement », serait toujours plus celui que ressent un « être » solaire » pour un être « ombreux », il faut non seulement oublier les tragédies de Racine, mais oublier aussi les deux chapitres précédents du Sur Racine : « Les deux éros  » et « Le trouble ».

Nous avons indiqué au passage, à propos de Mithridate et de Phèdre, que Roland Barthes semblait avoir oublié à la page 30 ce qu'il avait écrit à la page 22 sur le « passé défini brutal » qui résume souvent la naissance de « l'éros-événement  » D'une manière plus générale, il y a une contradiction radicale entre tout ce que Roland Barthes a écrit plus haut sur « l'éros-événement » qui « surgit à la façon d'un événement absolu », qui naît toujours instantanément à la seule vue de l'autre, et les explications psychologiques tortueuses qu'il nous donne maintenant de cette naissance. Voilà qu'il cherche désormais la clé de « L'événement  » dans des éléments (la « captivité  » de Monime ou d'Eliacin, l'amour des forêts chez Hippolyte) qui, même s'ils devaient être pris au sérieux, n'ont pu, de toute façon, intervenir qu'après « l'événement  » Nous admettons bien volontiers qu'on puisse tomber amoureux instantanément. Nous ne refusons pas d'admettre qu'on puisse tomber amoureux d'un être parce qu'il est « ombreux ». Nous avons, en revanche, le plus grand mal à admettre qu'on puisse tomber instantanément amoureux d'un être, lorsqu'on en tombe amoureux parce qu'il est « ombreux », Sans être nécessairement « sororale », la naissance d'un amour inspiré par un être « ombreux », ne nous semble pas pouvoir être « immédiate »É Elle ne devrait pas, croyons-nous, avoir le caractère « brutal  » qui caractérise la naissance de « l'éros-événement  ». L'amour qu'on éprouve pour un « être d'ombre  » devrait naître en douceur.

La contradiction entre les propos que tient Roland Barthes dans « la "scène" érotique » et ceux qu'il tenait dans « Les deux éros », apparaît encore plus patente, si l'on se rappelle que la naissance de « l'éros-événement  » n'était pas seulement définie par son caractère instantané, mais aussi par son caractère « visuel  ». Et, certes, le premier caractère ne va guère sans le second. Mais Roland Barthes aurait sans doute moins insisté sur celui-ci, lorsqu'il a décrit la naissance de « l'éros-événement  », s'il avait déjà découvert que l'objet de cet « éros » était toujours un « être d'ombre ». II n'aurait peut-être pas écrit alors, on veut du moins l'espérer : « Le héros y est saisi, lié comme dans un rapt, et ce saisissement est toujours d'ordre visuel (on y reviendra) : aimer, c'est voir » [142]. II n'aurait peut-être pas ajouté un peu plus loin : « parce que c'est un éros prédateur, il suppose toute une physique, une optique, au sens propre » [143]. Car enfin, ce que Roland Barthes appelle un « saisissement […] d'ordre visuel  », qu'est-ce autre chose que cet éblouissement amoureux que Phèdre ressent à la vue d'Hippolyte. Et cet éblouissement, qui s'accompagne d'une impression de choc et de paralysie (« le héros y est saisi, lié comme dans un rapt »), paralysie qui s'étend, d'ailleurs, à la respiration (Phèdre et Néron ont le souffle coupé), qu'est-ce autre chose qu'un coup de foudre ? Roland Barthes se refuse, bien sûr, à utiliser ce vieux cliché, mais les impressions qu'il évoque, et les expressions qu'il emploie, sont bien celles qui correspondent à cette image. Comment ne pas se dire, alors, qu'il est bien étrange qu'un coup de foudre soit provoqué par un « être d'ombre » et, qui plus est, chez un être « solaire » ?

Nous retrouvons ici une contradiction que nous avions déjà signalée au commencement de notre précédent chapitre et qui est, maintenant, tout à fait éclatante. Roland Barthes nous avait présenté « l'éros-événement  » comme voué irrémédiablement à l'échec, dès sa naissance et à cause de sa naissance. II nous avait affirmé, au début du chapitre « Le trouble »  : « C'est donc l'aliénation qui constitue l'éros racinien […] Le corps racinien est essentiellement émoi, défection, désordre » [144]. II avait conclu, nous l'avons vu, à la fin du même chapitre : « En somme, l'éros racinien ne met les corps en présence que pour les défaire […] Le héros racinien ne parvient jamais à une conduite juste en face du corps d'autrui » [145]. Voilà maintenant que le héros racinien cherche dans l'être aimé « l'ombre bénéfique », « l'ombre où s'apaiser  ». Voilà que cet « être d'ombre » et, à l'occasion « d'eau », est censé lui apporter le « repos », la « réconciliation », la « paix ». Voilà que les « captives » aimées « sont des vierges médiatrices et consolatrices  ». Roland Barthes avait particulièrement insisté sur « l'émoi le plus spectaculaire » provoqué par « l'éros racinien »: cette « interdiction de parole […] très fréquente chez le héros racinien  » et qui « exprime parfaitement la stérilité de la relation érotique » [146]. Et voilà maintenant que « les captives raciniennes […] donnent à l'homme la respiration ».

Assurément Roland Barthes a bien fait de commencer par nous expliquer comment naissait « l'éros-événement  » avant de nous dire pourquoi. II a bien fait de nous décrire ses effets avant de nous dévoiler ses raisons. S'il avait suivi l'ordre inverse, même ses admirateurs auraient pu s'étonner. S'il leur avait d'abord dit que le héros racinien n'aimait jamais qu'un « être d'ombre », et s'il avait ajouté ensuite : « Naturellement, devant cet être d'ombre, instantanément, c'est l'éblouissement, c'est le coup de foudre, c'est l'embrasement  »; s'il leur avait d'abord dit que l'amoureux racinien cherchait dans « l'être d'ombre » la douceur berçante, la réconciliation avec lui-même, la paix, et s'il avait ajouté ensuite : « Naturellement, dès qu'il l'a trouvé, c'est le choc brutal, renouvelé à chaque rencontre, c'est l'aliénation, c'est la panique perpétuelle  »; s'il leur avait dit enfin : « Ce que cet étouffe recherche frénétiquement, comme un noyé l'air, c'est la respiration et naturellement, quand il croit l'avoir trouvée, il en a le souffle coupé », peut-être se seraient-ils enfin sentis quelque peu perplexes.

L'explication que Roland Barthes nous donne de « l'éros racinien » dans le chapitre « La "scène" érotique  » nous paraît donc contredire tous ses propos antérieurs. On ne s'étonnera pas de la trouver elle-même contredite par certains de ses propos ultérieurs. Nous avons déjà eu l'occasion de le voir sur un point particulier, en parlant de Bajazet. Mais dans le chapitre intitulé « Le "dogmatisme" du héros racinien », c'est une nouvelle théorie générale de « l'éros racinien », qu'on voit apparaître, brusquement, et qui nous paraît annuler celle du « tenebroso  ». Roland Barthes vient de nous faire part de sa dernière découverte : « Le mouvement libératoire de l'homme racinien est purement intransitif, voilà le germe de l'échec  : l'action n'a rien où s'appliquer, puisque le monde est au départ éloigné » [147]. Et, tout de suite, il en trouve l'illustration la meilleure dans le sentiment amoureux : « Rien ne marque mieux cette intransitivité que l'expression verbale du sentiment amoureux : l'amour est un état grammaticalement sans objet : j'aime, j'aimais, vous aimez, il faut que j'aime enfin, il semble que chez Racine, le verbe aimer soit par nature intransitif; ce qui est donné, c'est une force indifférente à son objet et, pour tout dire, une essence même de l'acte, comme si l'acte s'épuisait hors de tout terme. L'amour est au départ même dépris de son but, il est déçu » [148].

De deux choses l'une, ou l'on prend au sérieux cette théorie que nous appellerons la théorie de « l'éros intransitif  », ou l'on prend au sérieux la théorie du « tenebroso racinien ». Mais il nous paraît impossible de les prendre au sérieux toutes les deux à la fois : si vraiment l'amour est indifférent à son objet, alors peu lui importe qu'il soit « ombreux », peu lui importe qu'il soit « solaire », peu lui importe qu'il ne soit ni l'un ni l'autre.

II est à peine besoin d'ajouter que le plus grand tort de cette théorie de « l'éros intransitif » n'est pas de contredire les propos antérieurs de Roland Barthes. Son principal tort est, bien sûr, d'être totalement dénuée de fondement. Pour justifier son propos, Roland Barthes cite en note [149] un vers de la dernière réplique de Bérénice qui dit à Titus :

J'aimais, Seigneur, j'aimais, je voulais être aimée [150].

Mais avant de prêter à Bérénice le même point de vue que Roland Barthes, mieux vaut replacer ce vers dans son contexte, en citant ceux qui le précédent immédiatement  :

Mon cœur vous est connu, Seigneur, et je puis dire
Qu'on ne l'a jamais vu soupirer pour l'empire.
La grandeur des Romains, la pourpre des Césars
N'ont point, vous le savez, attiré mes regards [151].

Que veut donc dire Bérénice dans le vers abusivement cité par Roland Barthes ? Tout simplement, et Titus le sait d'ailleurs fort bien [152], qu'elle aime une personne et non une fonction, qu'elle aime Titus et non l'empereur, qu'elle veut être aimée par Titus et non par l'empereur. II est bien dommage pour la pauvre Bérénice que Roland Barthes n'ait pas raison. Si son amour était vraiment « une force indifférente à son objet », il n'y aurait plus de tragédie pour elle. Si elle voulait seulement aimer, « intransitivement », et être aimée, peu importe par qui, Antiochus est là qui ferait admirablement l'affaire. Mais justement, malgré son amour si passionné et si fidèle, malgré tous ses mérites qui font de lui, aux yeux de Bérénice, « un autre » Titus [153], elle ne saurait jamais aimer que le vrai Titus.

Si Bérénice aurait été évidemment ébahie d'apprendre que l'amour était « une force indifférente à son objet », elle n'est pas la seule et tous les amoureux de Racine l'auraient été comme elle. II n'est sans doute pas nécessaire, pour le montrer, de les passer tous en revue. Nous nous contenterons d'évoquer rapidement le personnage de Phèdre. Car il suffit de penser une seconde à elle pour mesurer tout de suite toute l'ineptie du propos de Roland Barthes. II est bien dommage qu'elle n'ait pas eu connaissance de la découverte du critique. On croit entendre sa réaction  :

Chère Œnone, sais-tu ce que je viens d'apprendre?
L'amour qui me transit, il est intransitif !

Tout son rôle, en effet, crie le contraire. C'est que toute la tragédie de Phèdre tient au fait que, bien loin d'éprouver un amour « intransitif », elle est tout entière aimantée par l'être que, moins que tout autre, elle devrait aimer. Si l'aveu de Phèdre à Œnone est si pénible, si difficile, si la nourrice, pour lui lui arracher, doit menacer de se tuer, c'est parce que l'amour de Phèdre a un nom. Ce nom, Phèdre ne peut se résoudre à le prononcer la première : elle préfère laisser à Œnone cette responsabilité  :

Aimez-vous ?
…………- De l'amour j'ai toutes les fureurs.
- Pour qui?
…………- Tu vas ouïr le comble des horreurs.
- J'aime… À ce nom fatal, je tremble, je frissonne,
J'aime…
……- Qui?
…………-Tu connais ce fils de l'Amazone,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé ?
- Hippolyte ? Grands Dieux !
……………- C'est toi qui l'as nommé [154].

On le voit, si Œnone emploie effectivement le verbe « aimer  » intransitivement (« Aimez-vous ? »), elle n'imagine évidemment pas un seul instant que l'amour de Phèdre puisse être « intransitif », puisque, Phèdre ayant répondu par l'affirmative, elle croit utile (faut-il qu'elle soit sotte !) de lui demander « Pour qui ? ».

Mais il serait trop long de citer tous les vers de Phèdre qu'on pourrait opposer à Roland Barthes. Nous nous contenterons de deux autres exemples, empruntés aux deux scènes les plus célèbres avec celle de l'aveu à Œnone.

Rappelons d'abord le vers de Phèdre, dans la scène de l'aveu à Hippolyte :

La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte [155].

Rappelons enfin ces deux vers de la scène 6 de l'acte IV :

Mon époux est vivant, et moi je brûle encore!
Pour qui? Quel est le cœur où prétendent mes vœux [156} ?

La réponse à cette question, Phèdre, bien entendu, ne la connaît que trop.

S'il en était besoin, des personnages comme Oreste, Hermione, Pyrrhus ou Roxane, nous fourniraient quantité de citations particulièrement propres à faire ressortir toute la sottise de la thèse barthésienne. Aucun amoureux racinien, en revanche, n'a jamais rien dit de tel. Dans cette note où Roland Barthes cite de façon si peu convaincante, le vers de Bérénice, il indique ensuite qu'il y a, chez Racine, « un autre verbe essentialisé, c'est craindre ». Et, pour le prouver, il cite cet échange de répliques entre Britannicus et Junie :

Qu'est-ce que vous craignez ?
……………- Je l'ignore moi-même,
Mais je crains [157}.

Mais ce rapprochement ne saurait servir, si peu que ce soit, à appuyer l'affirmation que le verbe « aimer », chez Racine, est « par nature intransitif ». II peut permettre, au contraire, de mieux en faire ressortir l'incongruité. Car, justement, aucun personnage de Racine n'emploie jamais le verbe « aimer » de la même façon que Junie emploie ici le verbe « craindre » [158]. Nulle part, à notre connaissance, on ne trouve, chez Racine, cet échange de répliques :

J'aime, j'aime.
…………- Et qui donc ?
……………- Je ne sais pas, mais j'aime.

Est-il besoin d'ajouter que, dans la vie non plus, on n'entend guère un tel dialogue ? Faute de nous convaincre que l'amour, chez Racine, est « une force indifférente à son objet », la théorie de « l'éros intransitif » achèverait de nous persuader, s'il en était encore besoin, que la pensée de Roland Barthes est, elle, bel et bien indifférente à son objet. Ce n'est pas l'amour racinien qui est « intransitif  », c'est le « discours » barthésien.

Mais nous n'en avons pas encore fini avec la théorie du « tenebroso racinien ». Car la formule : « Partout, toujours, la même constellation se reproduit du soleil inquiétant et de l'ombre bénéfique », ne conclut pas seulement, d'une manière qui se veut triomphale, l'examen des huit cas d' « éros racinien », dont Roland Barthes vient de nous proposer l'explication. Elle résume, en même temps, tout le développement qui va suivre. Ce n'était pas assez, en effet, que de prétendre retrouver « partout » l'opposition d'un personnage « solaire » et d'un personnage « ombreux » et de soutenir que la relation amoureuse allait toujours du premier au second. Car, pour Roland Barthes, il ne s'agit là que de l'application particulière d'un principe plus général auquel il faut donc remonter, si l'on veut trouver le véritable fondement de « l'éros racinien » [159]. On ne comprend rien à la tragédie racinienne, selon Roland Barthes, tant que l'on ne comprend pas que l'ombre est toujours synonyme de bonheur, tandis que le soleil représente toujours le mal et le malheur. Et le critique nous explique pourquoi : « C'est sa nature unie et pourrait-on dire 'étalée" qui fait de l'ombre un bonheur. L'ombre est nappe, en sorte qu'à la limite il est possible de concevoir une lumière heureuse, à condition qu'elle possède cette même égalité de substance : c'est le jour (et non le soleil, meurtrier parce qu'il est éclat, événement et non milieu) […] Inversement, ce qui est dénoncé dans le Soleil, c'est sa discontinuité. L'apparition quotidienne de l'astre est une blessure infligée au milieu naturel de la Nuit; alors que l'ombre peut tenir; c'est-à-dire durer, le Soleil ne connaît qu'un développement critique, par surcroît de malheur inexorablement répété (il ya un accord de nature entre la nature solaire du climat tragique et le temps vendettal, qui est pure répétition). Né le plus souvent avec la tragédie même (qui est une journée), le Soleil devient meurtrier en même temps qu'elle : incendie, éblouissement, blessure oculaire, c'est l'éclat (des Rois, des Empereurs) » [160].

Ainsi, s'il fallait en croire Roland Barthes, le symbolisme traditionnel qui associe l'ombre au mal et la lumière au bien, serait inversé dans l'œuvre de Racine. On s'attendrait donc à ce qu'une thèse aussi paradoxale fût étayée par des exemples aussi probants que nombreux. On n'en trouvera que deux, et ils sont d'une telle nature que, si le snobisme ne se jouait de la logique, le plus jobard des admirateurs de Roland Barthes ne devrait hésiter, pour expliquer le comportement du critique, qu'entre l'imposture ou l'inconscience.

Pour prouver que « l'apparition quotidienne de l'astre est une blessure infligée au milieu naturel de la Nuit » Roland Barthes n'a rien trouvé de mieux que de citer [161] les vers de Jocaste, apostrophant le soleil, au début de La Thébaïde  :

O toi, Soleil, ô toi qui rends le jour au monde,
Que ne l'as-tu laissé dans une nuit profonde [162] !

Certes, si tous les matins, en ouvrant ses volets, Jocaste interpellait le soleil en ces termes, certes, si beaucoup de personnages de Racine avaient aussi cette habitude, alors, assurément, on aurait lieu de penser que Roland Barthes a raison. Mais il en va tout autrement. Ce n'est aucunement « l'apparition quotidienne de l'astre » que Jocaste salue dans ces vers. Le jour qui vient de se lever, est hélas !, pour elle, le moins « quotidien » qui soit. C'est celui, bien au contraire que, depuis très longtemps, elle redoutait entre tous, comme elle vient de le dire à Olympe, dans les deux vers si souvent cités que nous rappelions tout à l'heure :

Nous voici donc hélas ! à ce jour détestable
Dont la seule frayeur me rendait misérable.

Bien plus, non seulement le contexte n'autorise en aucune façon l'interprétation de Roland Barthes, mais il la contredit de la manière la plus radicale qui soit. Aussitôt après les deux vers cités par le critique, Jocaste ajoute, en effet  :

À de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons,
Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons [163] ?

On voit que, si Roland Barthes avait prolongé sa citation d'un vers seulement, il aurait ruiné lui-même tout ce qu'il était en train de dire. Car, bien loin d'avoir le sentiment que le soleil est naturellement « meurtrier » et l'ombre « bénéfique », Jocaste, conformément au symbolisme traditionnel, associe le mal à l'obscurité (« noirs forfaits »), et oppose la lumière du soleil au crime, en s'étonnant que celui-là consente à éclairer celui-ci.

Tel est aussi, d'ailleurs le sentiment de Clytemnestre dont les vers font écho à ceux de Jocaste :

Et toi, Soleil, et toi qui dans cette contrée
Reconnais l'héritier et le vrai fils d'Atrée,
Toi, qui n'osas du père éclairer le festin,
Recule, ils t'ont appris ce funeste chemin [164].

Mais non content de citer si mal à propos ces deux vers de Jocaste, Roland Barthes ajoute aussitôt après, sur le ton d'un homme qui connaît sa perspicacité : « Ce n'est pas pour rien que Racine écrivait d'Uzès (en 1662) :

Et nous avons des nuits plus belles que vos jours » [165].

Or cette seconde citation est peut-être encore plus révélatrice de l'extraordinaire mépris du texte dont fait preuve Roland Barthes. M. Jean Dubu l'a justement épinglée, en rendant compte du livre de M. Jacques Truchet sur La Tragédie classique en France : « Après avoir relu cette strophe de Racine à Uzès

Enfin, lorsque la nuit a déployé ses voiles,
……La lune, au visage changeant,
……Paraît sur un trône d 'argent,
……Tenant cercle avec les étoiles  :
Le ciel est toujours clair tant que dure son cours,
Et nous avons des nuits plus belles que vos jours,

n'éprouve-t-on pas quelque difficulté à y voir, comme Roland Barthes (Sur Racine, p. 31) : "l'apparition quotidienne du soleil, blessure infligée, au milieu de la Nuit; alors que l'ombre peut durer, le soleil ne connaît qu'un développement critique… ", sauf, évidemment, à séparer, pour les besoins de la cause, le dernier vers de son contexte ? » [166]. En effet, si l'on replace ce vers dans le contexte, on voit que Racine n'oppose aucunement la nuit au jour, en général, mais seulement les nuits d'Uzès aux jours de Paris. Et, si les premières lui paraissent plus belles que les seconds, c'est, dit-il avec une exagération toute baroque, parce qu'elles sont plus claires, parce que, la nuit à Uzès, on a davantage l'impression qu'il fait jour que le jour à Paris. En disant seulement qu'il éprouvait "quelque difficulté" à voir dans ce vers l'illustration des propos de Roland Barthes, M. Jean Dubu a eu recours à la litote et a fait preuve d'une grande courtoisie [167].

Roland Barthes n'ayant cité que ces deux exemples à l'appui de sa thèse, il nous faut, une nouvelle fois, faire le travail qu'il aurait dû faire et parcourir m'œuvre de Racine pour essayer de vérifier ses affirmations.

Tout d'abord, il est évident, ou du moins cela devrait l'être, que, pour voir s'il y a chez Racine un symbolisme du jour et de la nuit, et pour en préciser la valeur, il ne faut considérer que les exemples où ces mots sont employés dans un sens général, et non pas les cas ou les mots « jour » et « nuit  » désignent un jour et une nuit précis et marqués par un événement particulier, heureux ou malheureux. Le fait que la tragédie ait lieu pendant une journée ne permet aucunement d'affirmer, comme le fait Roland Barthes, que « le Soleil devient meurtrier en même temps qu'elle ». Certes, le jour où Jocaste le fait, jour qui sera marqué par sa mort, par celle de ses trois enfants, par celle de son beau-frère et par celle de ses deux neveux, elle a mille fois raison de dire :

Nous voici donc hélas ! à ce jour détestable.

Certes, si Jocaste ne l'avait déjà fait, beaucoup d'autres personnages de Racine auraient pu prononcer ce vers. Mais, ce qu'ils jugent « détestable », c'est « ce jour  », le jour qui est celui de la tragédie, et non le jour en général. Ni chez Jocaste, ni chez aucun personnage de Racine, on ne trouve le sentiment que le jour est en lui-même maléfique, tandis que la nuit serait, en elle-même, bénéfique. Quelque angoisse qui les étreigne, quelque malheur qui les accable, les héros raciniens gardent, en effet, suffisamment de bon sens pour comprendre que, si les tragédies se produisent plus volontiers dans la journée, c'est tout simplement parce que le jour est généralement beaucoup plus riche en événements que la nuit, que ces événements soient malheureux ou qu'ils soient heureux.

Ils savent fort bien aussi, d'ailleurs, que certaines nuits peuvent être particulièrement tragiques, comme celle qu'Andromaque rappelle devant Céphise :

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle [168].

Ils savent que la nuit peut être propice aux mauvais coups, comme Junie qui, enlevée la nuit précédente, a de bonnes raisons de redouter le retour de la nuit et s'inquiète pour Britannicus  :

Si Néron, irrité de notre intelligence,
Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance [169] !

Et ce dernier exemple contredit d'une manière encore plus directe et plus décisive la thèse de Roland Barthes, puisque ces vers de Junie ont une portée générale. Junie sait bien que, quand on veut cacher ses crimes et c'est souvent le cas, on choisit volontiers de les commettre pendant la nuit. Mais Roland Barthes a sans doute oublié que minuit, c'était l'heure du crime.

Et de fait, s'il avait voulu soutenir que, chez Racine, l'ombre et la nuit étaient « toujours » inquiétantes et maléfiques, il n'aurait guère eu de peine à trouver des exemples. Bien sûr, il aurait quand même eu tort - beaucoup moins toutefois qu'en soutenant la thèse inverse - car elles ne le sont pas « toujours ». Pour Racine, comme pour tout le monde ou presque, l'ombre et la nuit sont tantôt bénéfiques et tantôt maléfiques. Elles sont bénéfiques dans la mesure où elles représentent le calme, le repos et le sommeil réparateur. Aussi trouve-t-on effectivement, dans l'œuvre de Racine, quelques vers où s'exprime ce sentiment. C'est le cas de ce vers des Hymnes :

De la paisible nuit nous rompons le silence [170].

C'est le cas aussi de ces vers du Paysage de Port-Royal :

J'entends l'innocente musique
Des flûtes et des chalumeaux
Saluer l'ombre en ces hameaux
D'une sérénade rustique.
L'ombre qui, par ses doux pavots,
Venant enfin faire aux travaux
…………Une paisible guerr [171].

Citons encore ces vers d'Esther qui plaide la cause des Juifs devant Assuérus :

Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,
De rompre des méchants les trames criminelles,
De mettre votre trône à l'ombre de ses ailes [172].

On pourrait citer aussi ces vers d'une des filles du chœur qui, dans Athalie, célèbre les mérites d'Eliacin :

Ainsi l'on vit l'aimable Samuel
Croître à l'ombre du tabernacle [173].

Mais à côté de ces quelques vers, bien peu connus d'ailleurs et que Roland Barthes n'a pas cités, combien d'autres pourrait-on invoquer où s'exprime le sentiment opposé ! Sans vouloir les rappeler tous, citons encore Pyrrhus évoquant la prise de Troie :

La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre et confondaient nos coups [174].

Ou Oreste, en train de sombrer dans la folie, disant, saisi d'angoisse  :

Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne [175] ?

et, un peu plus loin, demandant aux « filles d'enfer » qu'il croit voir dans son délire :

Venez-vous m'enlever dans l'éternelle nuit [176] ?

Citons Albine dépeignant à Agrippine le « désespoir  » de Néron :

Et l'on craint, si la nuit jointe à la solitude
Vient de son désespoir aigrir l'inquiétude,
Si vous l'abandonnez plus longtemps sans secours,
Que sa douleur bientôt n'attente sur ses jours [177].

Citons Mithridate racontant sa défaite :

Je suis vaincu. Pompée a saisi l'avantage
D'une nuit qui laissait peu de place au courage.
Mes soldats presque nus, dans l'ombre intimidés… [178]

et résumant ensuite la situation en un vers :

Enfin toute l'horreur d'un combat ténébreux [179].

Citons aussi la jeune Israélite qui chante dans Esther  :

Dieu d'lsra‘l, dissipe enfin cette ombre,
Des larmes de tes saints quand seras-tu touché ?
Quand sera le voile arraché
Qui sur tout l'univers jette une nuit si sombre [180] ?

Enfin comment ne pas rappeler un vers que nous avons déjà dû rappeler au début de notre précédent chapitre et que Roland Barthes s'obstine à oublier, bien que cela soit particulièrement malaisé ? Car il est, dans Athalie, un vers très fameux, un vers que beaucoup de gens connaissent, même s'ils n'ont jamais écrit de livre sur Racine, même s'ils ont oublié tous les autres vers de la pièce, même si, parfois, ils ne l'ont jamais lue, un vers auquel Roland Barthes n'a pas pu ne pas penser, en écrivant ses élucubrations solaro-ombreuses, mais qu'il s'est empressé de refouler :

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit [181].

Et, pour comble de malchance, ce vers si désastreux pour la thèse de Roland Barthes, est prononcé par un personnage « solaire ». Quel dommage qu'on n'ait pas le manuscrit d'Athalie ! On découvrirait certainement qu'il y a eu une grossière erreur d'impression, qui a pourtant échappé à la vigilance de Racine, et qu'il avait, en réalité, fait dire à Athalie :

C'était pendant la paix d'une profonde nuit.

Ainsi, contrairement à ce qu'affirme Roland Barthes, l'ombre et la nuit, chez Racine, sont inquiétantes et maléfiques bien plus souvent qu'elles ne sont rassurantes et bénéfiques. Mais l'autre moitié de la thèse du critique (le soleil est toujours inquiétant) est encore plus fausse que la première. Car, cette fois-ci, il est impossible de trouver un seul exemple qui puisse illustrer son propos. Qui en douterait, n'aurait qu'à passer en revue - et la chose est maintenant facile, grâce à la précieuse Concordance de Freeman et Batson - tous les emplois des mots « soleil » et « jour » qu'on trouve chez Racine : il serait vite édifié. Non seulement ces mots n'ont jamais une valeur péjorative, mais ils sont toujours utilisés dans un sens laudatif. Non seulement le « jour  » et le « soleil », ne sont jamais présentes comme « inquiétants », « maléfiques  » ou « meurtriers », mais, dans de très nombreux exemples, ils sont invoqués ou célébrés comme symbolisant la pureté, la justice, la gloire, le bonheur ou la vie. Ici encore nous ne donnerons que quelques exemples, comme ces vers de La Nymphe de La Seine à la Reine :

Une reine viendra sur les pas de la Paix,
Comme on voit le soleil marcher après l'Aurore [182];

ou ces vers qui évoquent la mort d'Henri IV, dans l'Ode sur la convalescence du Roi :

Lorsque les destins trop sévères
Eteignirent ce beau soleil,
Henri, dont l'éclat admirable… [183];

ou ces vers des Hymnes, dans la pièce « Le lundi  », « À Laudes »:

Source ineffable de lumière,
Verbe en qui l'éternel contemple sa beauté;
Astre dont le soleil n'est que l'ombre grossière,
Sacré jour, dont le jour emprunte sa clarté;
Lève-toi, soleil adorable,
Qui de l'éternité ne fais qu'un heureux jour;
Fais briller à nos yeux ta clarté secourable
Et répands dans nos cœurs le feu de ton amour [184];

ou ceux-ci, dans la pièce « Le samedi », « À Laudes »:

Chantons l'auteur de la lumière,
Jusqu'au jour où son ordre a marqué notre fin,
Et qu'en le bénissant notre aurore dernière
Se perde en un midi sans soir et sans matin [185].

écoutons aussi, dans Athalie, le chœur qui célèbre les bienfaits de Dieu :

II commande au soleil d'animer la nature
Et la lumière est un don de ses mains [186].

Mais c'est dans Phèdre, où, à cause de l'ascendance solaire du personnage principal, le thème de la lumière du jour a une particulière importance, que l'on trouve les exemples les plus fameux. Nous ne reprendrons pas ceux que nous avons déjà invoqués pour contester l'explication "solaro-ombreuse" que Roland Barthes nous a proposée de « l'éros racinien » (nous pourrions, d'ailleurs, reprendre bien d'autres exemples aussi dans les autres tragédies). Pour achever de ridiculiser l'affirmation : « Partout, toujours, la même constellation se reproduit du soleil inquiétant et de l'ombre bénéfique  », il suffira, croyons-nous, de citer, à côté du vers d'Athalie :

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit,

le vers, très célèbre aussi, d'Hippolyte :

Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur [187].

D'ailleurs, Roland Barthes s'est sans doute souvenu de ce vers, bien qu'il se soit soigneusement abstenu de le rappeler lui-même. Car c'est probablement en pensant à ce vers et en se disant que certains lecteurs pourraient avoir le mauvais esprit d'y penser aussi, que Roland Barthes, pour prévenir l'objection, a essayé d'établir une distinction subtile entre le soleil et le jour : « L'ombre est nappe, en sorte qu'à la limite il est possible de concevoir une lumière heureuse, à condition qu'elle possède cette même égalité de substance : c'est le jour (et non le soleil, meurtrier parce qu'il est éclat, événement et non milieu) » [188]. Malheureusement cette distinction entre le soleil et le jour, c'est Roland Barthes qui la fait; ce n'est ni Racine ni aucun de ses personnages. Le critique n'a, d'ailleurs, cité aucun texte pour illustrer son propos. Sans doute n'a-t-il même pas pris la peine d'en chercher; mais, quand il l'aurait fait, il n'en aurait pas trouvé. On trouve, en revanche, quantité d'exemples qui vont à l'encontre de la distinction de Roland Barthes et dans lesquels Racine ne songe évidemment pas une seconde à opposer le soleil et le jour. Sans vouloir les évoquer tous, rappelons seulement la citation de La Thébaïde, si fâcheusement invoquée par Roland Barthes, et qui, une seconde fois, se retourne contre lui :

O toi, Soleil, ô toi qui rends le jour au monde.

On le voit, Jocaste ne sait pas distinguer le soleil et le jour. Esther ne le sait pas, non plus, si l'on en juge par ce vers :

Demain, quand le soleil rallumera le jour […] [189].

Joad, non plus, malgré sa sagesse, ne semble pas connaître cette distinction, puisqu'il n'hésite pas à utiliser, pour désigner le soleil, la vieille périphrase de « l'astre du jour ", quand il dit à Abner :

Je ne m'explique point; mais, quand l'astre du jour […] [190]

Mais il a des excuses, puisque Racine l'utilise aussi dans ses poésies. Ainsi, dans ce vers des Cantiques Spirituels :

Tel que l'astre du jour écarte les ténèbres [191];

ou dans La Promenade de Port-Royal :

Je vois le grand astre du jour [192].

Enfin, pour en revenir à Phèdre, qui, croyons-nous, a inspiré le propos de Roland Barthes, le personnage principal, celui qui, du début à la fin de son rôle, paraît obsédé par l'idée du soleil, celui qui devrait donc être le plus sensible à cette distinction, ne songe pourtant jamais à la faire. II suffit de rapprocher les vers ou Phèdre dit à Œnone, à la fin de la scène de l'aveu :

Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire [193],

ou ceux qu'elle prononce juste avant de mourir :

Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté [194],

de ceux qu'elle prononce lorsqu'elle apostrophe le soleil, dans une de ses premières répliques :

Noble et brillant auteur d'une triste ramille,
Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois [195],

ou de ceux où elle prend conscience que ses « crimes désormais ont comblé la mesure »:

Misérable! et je vis? et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue ? [196]

pour s'assurer que l'idée d'opposer le jour et le soleil lui est totalement étrangère.

C'est Roland Barthes qui trouve le soleil « meurtrier parce qu'il est éclat ». Mais, pour Racine et pour les hommes du XVIIe siècle, le mot « éclat » n'a pas les mêmes « connotations » meurtrières qu'il a aujourd'hui pour des gens dont la jeunesse a été marquée par les bombardements de la seconde guerre mondiale ou qui se sont entraînés à lancer la grenade et à tirer au mortier ou au bazooka pendant leur service militaire. Si l'on se reporte encore une fois à la Concordance de Freeman et Batson, on s'aperçoit que le mot « éclat » n'a qu'assez rarement, chez Racine, une valeur péjorative (et alors il est « vain » [197] ou « pompeux » [198], et non « meurtrier ») ; le plus souvent, au contraire, il est employé dans une acception laudative.

Ainsi, quand on prend la peine de se reporter aux textes, il s'en faut bien que le soleil apparaisse comme toujours « inquiétant  » et l'ombre comme toujours « bénéfique », puisque, au contraire, l'ombre est beaucoup plus souvent « inquiétante  » que « bénéfique », et le soleil très souvent « bénéfique » et jamais « inquiétant ». Mais la thèse de Roland Barthes se trouve démentie d'une manière encore plus radicale, lorsque Racine établit lui-même une opposition entre le jour et la nuit, entre l'ombre et la lumière. Pas une seule fois, en effet, cette opposition n'est celle « du soleil inquiétant et de l'ombre bénéfique ». « Partout, toujours  », au contraire, c'est celle de l'ombre inquiétante et du soleil bénéfique. On en a déjà trouvé des exemples dans les vers de Phèdre que nous avons cités [199]. Mais, pas plus que Phèdre, Abner ne semble partager le point de vue de Roland Barthes, lorsqu'il dit :

L'audace d'une femme, arrêtant ce concours,
En des jours ténébreux a changé ces beaux jours [200].

Alexandre pas davantage, du moins si l'on en juge par ces vers :

Jamais on ne m'a vu dérober la victoire,
Et par ces lâches soins qu'on ne peut m'imputer,
Tromper mes ennemis au lieu de les dompter.
Quoique partout, ce semble, accablé sous le nombre,
Je n'ai pu me résoudre à me cacher dans l'ombre :
Ils n'ont de leur défaite accusé que mon bras,
Et le jour a partout éclairé mes combats [201].

Quant à Racine lui-même, pas plus que ses personnages, il ne voit l'opposition du soleil et de l'ombre, comme la voit « l'homme racinien » de Roland Barthes. II n'est guère de page, en effet, dans ses poésies, qui n'apporte au propos du critique le démenti le plus éclatant. Qu'on en juge par ces citations :

L'astre dont la présence écarte la nuit sombre,
Viendra bientôt recommencer son tour;
O vous, noirs ennemis qui vous glissez dans l'ombre,
Disparaissez à l'approche du jour [202].

O Christ, ô soleil de justice,
De nos cœurs endurcis romps l'assoupissement;
Dissipe l'ombre épaisse où les plonge le vice,
Et que ton divin jour y brille à tout moment [203].

Sombre nuit, aveugles ténèbres,
Fuyez : le jour s'approche et l'Olympe blanchit;
Et vous, démons, rentrez dans vos prisons funèbres :
De votre empire affreux un Dieu nous affranchit.

Le soleil perce l'ombre obscure;
Et les traits éclatants qu'il lance dans les airs,
Rompant le voile épais qui couvrait la nature,
Redonnent la couleur et l'âme à l'univers [204].

Hâte-toi d'éclairer, ô lumière éternelle,
Des malheureux assis dans l'ombre de la mort [205].

Les portes du jour sont ouvertes,
Le soleil peint le ciel de rayons éclatants :
Loin de nous cette nuit dont nos âmes couvertes
Dans le chemin du crime ont erré si longtemps [206].

L'astre avant-coureur de l'aurore,
Du soleil qui s'approche annonce le retour;
Sous le pâle horizon l'ombre se décolore :
Lève-toi dans nos cœurs, chaste et bienheureux jour.

Sois noIre inséparable guide;
Du siècle ténébreux perce l'obscure nuit [207].

L'aurore brillante et vermeille
Prépare le chemin au soleil qui la suit;
Tout rit aux premiers traits du jour qui se réveille :
Retirez-vous, démons, qui volez dans la nuit.

Fuyez, songes, troupe menteuse,
Dangereux ennemis par la nuit enfantés [208].

Tel que l'astre du jour écarte les Ténèbres,
De la Nuit compagnes funèbres [209].

Dira-t-on que les citations empruntées aux Hymnes traduites du Bréviaire Romain sont moins probantes que les autres, parce qu'il s'agit d'œuvres qui, sans être de véritables traductions, comme le titre pourrait le faire croire, sont tout de même des œuvres d'imitation ? Sans doute. II est pourtant légitime d'en tenir compte aussi et, moins que personne, Roland Barthes pourrait le contester, puisqu'il écrit, dans la troisième étude du Sur Racine (« Histoire ou littérature ? »)  : « II n'y a aucune raison pour que la critique prenne les sources littéraires d'une œuvre, d'un personnage ou d'une situation pour des faits bruts : si Racine choisit Tacite, c'est peut-être parce qu'il y a dans Tacite des fantasmes déjà raciniens  » [210]. Si l'imagination de Racine avait « fonctionné  » comme le prétend le critique, on comprendrait vraiment mal qu'il se soit appliqué à paraphraser tant de textes qui font tous appel à un symbolisme de l'ombre et de la lumière diamétralement opposé au sien.

Mais tous les autres textes que nous avons cités, sans parler de beaucoup d'autres encore que nous aurions pu citer aussi, prouvent surabondamment que ce symbolisme traditionnel est tout à fait familier à l'imagination de Racine. Assurément il serait tombé des nues, si on lui avait dit que, pour lui, « l'apparition quotidienne de l'astre [était] une blessure infligée au milieu naturel de la Nuit ». Mais, pour achever de ruiner la théorie de Roland Barthes, nous ne saurions mieux faire que de citer, une nouvelle fois, M. Serge Doubrovsky qui croit bien la défendre. Car tout ce qu'il dit pour répondre aux attaques de Raymond Picard contre Roland Barthes, se retourne, en fait, contre le second et donne entièrement raison au premier. C'est que, malheureusement, M. Doubrovsky a lu Roland Barthes avec aussi peu d'attention que Roland Barthes a lu Racine. « Si le tragique racinien, écrit-il, malgré ses dorures de cour, nous émeut encore, c'est qu'il a su atteindre à ce "tuf archaïque", comme dit si bien Roland Barthes, c'est qu'il a su toucher les grandes fibres archétypales qui commandent nos émotions » [211]. Nous en sommes bien d'accord, mais, en l'occurrence, ce « tuf archaïque », ces « grands fibres archétypales », c'est Roland Barthes qui les méconnaît complètement, puisque le symbolisme de l'ombre et de la lumière qu'il croit découvrir dans l'œuvre de Racine, va directement à l'encontre d'un symbolisme qui est peut-être le plus ancien, le plus spontané et le plus universel qui soit [212]. Et M. Doubrovsky d'ajouter : « Si tout poète a toujours ressenti, depuis le début des temps, que la condition humaine est, d'une certaine façon, le lieu d'une lutte entre le Jour et la Nuit, l'Ombre et la Lumière (et plus que tous, le poète admirable qui a pu écrire : "Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,/Rend au jour, qu'ils souillaient, toute sa pureté"), tenter d'élucider le sens particulier que ce grand affrontement cosmique prend dans l'univers racinien, c'est de toute évidence, nous faire parvenir à son centre vivant, au foyer de son rayonnement intime » [213]. On demeure pantois. Comment M. Doubrovsky ne se rend-il pas compte que, « de toute évidence », les deux vers si célèbres qu'il nous rappelle - et que Roland Barthes, lui, s'est bien gardé de rappeler - suffiraient à eux seuls à ridiculiser la théorie du « tenebroso racinien » ? Car, si, en effet, l'on trouve assez souvent, chez Racine, l'image d'une « lutte entre le Jour et la Nuit, l'Ombre et la Lumière », dans cette lutte, conformément à ce que « tout poète a toujours ressenti » et contrairement aux élucubrations de Roland Barthes, l'ombre et la nuit sont toujours maléfiques, tandis que le jour et la lumière sont toujours bénéfiques. Mais, « de toute évidence », le caractère délibérément paradoxal des propos de Roland Barthes a échappé à M. Doubrovsky. II a méconnu la grande « découverte » de Roland Barthes : il n'a pas compris que, pour l'auteur du Sur Racine, le symbolisme traditionnel, chez Racine, était renversé [214].

Aussi, lorsque M. Doubrovsky « se demande si Raymond Picard soupçonne l'existence de la pensée poétique ou tout simplement affective, qui trouve dans les éléments naturels la matière même dont se nourrissent imagination et sensibilité » [215], on se dit qu'il aurait été beaucoup mieux avisé en se posant cette question, non pas à propos de Raymond Picard, mais à propos de Roland Barthes lui-même. Car, s'il y a un livre qui témoigne d'une totale inintelligence de « la pensée poétique ou tout simplement affective », c'est bien le Sur Racine. En fait de « tuf archaïque  », on ne trouve jamais, chez Roland Barthes, que les foutaises dont raffolent les snobinards qui se croient d'avant-garde.

« C'est, je crois, ajoute M. Doubrovsky, sur un point précis comme celui-ci, et mieux que par tous les manifestes théoriques, que l'on saisit ce qui oppose les nouvelles tendances critiques aux anciennes » [216]. On ne saurait mieux dire, et c'est bien pourquoi nous avons cru nécessaire, même si cela peut paraître quelque peu fastidieux, de soumettre ce très court passage du Sur Racine à un examen aussi minutieux. Rien de plus éclairant, en effet, sur les « nouvelles tendances critiques » que ces lignes qui révèlent tant de mépris et d'incompréhension du texte et si peu de logique. Et, pour conclure ce chapitre sur les mêmes images nous dirons qu'à défaut de l'être pour les personnages de Racine, la lumière est toujours meurtrière pour les thèses de Roland Barthes et qu'à défaut d'un « tenebroso racinien », il y a indubitablement un « nebuloso » barthésien.

Nous voici donc au terme de notre étude de « l'éros racinien » selon Roland Barthes. Le Sur Racine nous a-t-il appris quoi que ce soit sur l'amour racinien? Nous ne le pensons pas. Tout au plus arrive-t-il à Roland Barthes, encore que ce soit finalement assez rare, d'enfoncer sentencieusement des portes ouvertes et de dire très doctement des choses que savent depuis longtemps tous les lecteurs de Racine. Ainsi on ne l'avait pas attendu pour remarquer que la naissance de l'amour, chez Racine, était souvent résumée par un « passé défini ». Mais son apport propre ne consiste qu'en fariboles.

Le tort de Roland Barthes est d'abord de chercher chez Racine ce qui ne s'y trouve pas. Racine n'a pas de théories sur l'amour. II n'a jamais pensé que l'amour ne pouvait naître que de deux façons seulement, insensiblement pendant l'enfance, ou instantanément. II n'a jamais pensé que, dans le premier cas, l'amour était nécessairement partagé, et dans le second cas, nécessairement malheureux. II n'a jamais pensé que dans le second cas, l'amoureux devait nécessairement revivre sans cesse comme une véritable « scène », la naissance de son amour. II n'a jamais pensé que l'amour-coup de foudre était nécessairement inspiré par un personnage « ombreux » à un personnage « solaire » et cela parce que le soleil était toujours « inquiétant » et l'ombre toujours « bénéfique ». II n'a jamais pensé, non plus (comment l'eût-il pu faire ?), que l'amour était « une force indifférente à son objet ».

N'en doutons point, Racine aurait trouvé les théories « roland-barthesques » tout à fait rocambolesques. Mais, comme nous l'avions déjà noté à propos des « deux éros », ce n'est pas seulement le contenu de ces théories, c'est d'abord leur ambition qui aurait étonné Racine. Ce n'est pas seulement la nature des schémas barthésiens qui l'aurait désarçonné, c'est le fait même d'avoir recours à des schémas. Prétendre enfermer l'amour dans des formules, à plus forte raison dans des formules qui vaudraient « partout, toujours », lui aurait certainement paru bien peu raisonnable. Pourquoi tel être en aime-t-il tel autre? pourquoi son amour est-il ou n'est-il pas partagé? À ces questions, auxquelles Roland Barthes ose répondre de façon péremptoire en quelques mots définitifs, voire avec deux adjectifs seulement (« solaire » et« ombreux »), Racine, lui, pense que, le plus souvent, et particulièrement dans le cas de l'amour-coup de foudre, il est bien vain d'essayer de répondre.

Aussi bien n'est-ce pas son propos. Redisons-le, Racine n'écrit pas des traités sur l'amour, mais des tragédies. II a, certes, un sens aigu de la psychologie, et spécialement de la psychologie amoureuse, mais la psychologie n'est pourtant pas sa fin. II n'est pas un théoricien, mais un poète et un dramaturge. II n'entend pas nous proposer des idées générales sur l'amour, et encore moins des idées nouvelles. C'est en auteur tragique qu'il traite de l'amour, et, pour un auteur tragique, l'amour, et, bien sûr tout particulièrement l'amour non partagé, est d'abord un sujet exceptionnellement propre à émouvoir les spectateurs, en même temps qu'il lui fournit tout naturellement ce dont il a besoin pour construire son intrigue : une situation de conflit aigu.

Mais on ne saurait demander à Roland Barthes de condescendre à se mettre un instant à la place de l'auteur dont il prétend nous parler. On ne saurait lui demander de se poser, ne fût-ce qu'en passant, les questions que cet auteur n'a pas cessé de se poser tout au long de son travail. M. Doubrovsky est un plaisant bougre avec ses « grandes fibres ». Car, s'il y a une chose dont Roland Barthes se moque éperdument, c'est bien de savoir comment Racine « a su toucher les grandes fibres archétypales qui commandent nos émotions ». II ne semble même pas soupçonner que la tragédie, en général, et la tragédie racinienne, en particulier, puissent se proposer de susciter notre émotion. Mais Roland Barthes ne se contente pas de pêcher par omission. Nous l'avons déjà indiqué en passant, sur des points particuliers, et nous aurons bientôt l'occasion de le souligner plus nettement encore, sur un plan vraiment général, en examinant ce qui constitue, selon Roland Barthes, « la relation fondamentale » de la tragédie racinienne, les interprétations du Sur Racine ne se contentent pas de méconnaître que la fin de la tragédie racinienne, comme de toute tragédie d'ailleurs, est de créer l'émotion tragique : cette émotion tragique, elles tendent à la détruire. Car, si la tragédie racinienne ressemblait vraiment à la description que nous en donne Roland Barthes, elle perdrait infailliblement ce grand pouvoir qu'elle a de nous émouvoir. Racine, certes, sait toucher les « grandes fibres » du cœur de l'homme. Mais on ne les touche pas avec des fariboles.

Les pages de Roland Barthes sur « L'éros racinien » ne sauraient donc rien nous apprendre sur l'amour racinien, ni, plus généralement, sur Racine. En revanche, elles nous apprennent tout ce qu'il y a à apprendre sur le Sur Racine. À vrai dire, nous l'avions déjà appris dès la fin de notre premier chapitre sur la théorie des « deux éros  ». Les conclusions auxquelles nous étions alors arrivé, sont maintenant amplement confirmées. Les trois traits essentiels du Sur Racine sont bien un parfait mépris des textes, une totale incohérence et une complète irréalité des propos, du moins si l'on en juge par les pages que nous venons d'examiner. Mais peut-on le faire? Peut-on juger tout un livre sur un nombre restreint de pages ? II est impossible de répondre d'une manière générale : cela dépend et de la nature du livre et du choix des pages. Dans le cas qui nous occupe, la réponse est aisée. S'agissant d'un livre de critique, s'agissant de pages dans lesquelles on ne trouve aucune des qualités les plus élémentaires qu'on est en droit d'attendre d'un livre de critique, dans lesquelles on trouve, au contraire, réunis et poussés à l'extrême, tous les défauts qu'on ne devrait jamais trouver, on peut juger de celui-là par celles-ci [217]. D'un auteur capable de nous refiler de pareilles fariboles, de nous fourguer de pareilles foutaises, on ne peut attendre rien de solide, rien de sérieux, rien de sensé.

Nous poursuivrons néanmoins notre enquête. Logiquement la plupart des lecteurs devraient être déjà pleinement convaincus de l'ineptie quasi infinie du Sur Racine et nous voulons espérer que beaucoup le sont effectivementÉ Mais les admirateurs de Roland Barthes ne seraient pas ses admirateurs, s'ils n'étaient allergiques à la logique. II est donc fort malaisé de les convaincre et Raymond Picard en a fait l'expérience avant nous. II faut pourtant faire tout son possible pour cela, et, faute de pouvoir faire un sort à toutes les sornettes du Sur Racine, faire du moins le tour des grandes fariboles. C'est ce que nous avons déjà fait dans la première partie de notre étude, en n'examinant à fond, dans les propos de Roland Barthes sur « l'éros racinien », que les trois thèses principales. C'est ce que nous allons faire aussi, dans la seconde partie de notre étude, en isolant de nouveau, dans les pages suivantes de « L'homme racinien » [218], les trois théories qui nous semblent être les plus importantes. Elles nous permettront peut-être de nous enfoncer encore un peu plus profondément dans l'ineptie du Sur Racine. Non qu'elles soient plus fausses encore que les précédentes (comment pourraient-elles l'être?), mais elles sont plus ambitieuses. II ne s'agira plus seulement de nous révéler la nature de « l'éros racinien », mais bien « l'essence » même de la tragédie racinienne. C'est maintenant « au cœur même » de celle-ci que Roland Barthes prétendra nous introduire.


 

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NOTES :

1. Le découpage, assez illogique, de Roland Barthes s'explique sans doute par le souci d'éviter une trop grande disparité de longueurs entre les deux chapitres.

2. Cette explication ne vaut, semble-t-il, que pour « l'éros-événement  » celui dont la naissance se revit comme une « scène  ».

3. S.R., p. 30.

4. Ibid.

5. Ibid.

6. Loc. cit.

7. S.R., p. 30.

8. Ibidem. C'est l'expression que Roland Barthes emploiera quelques lignes plus loin, pour un autre personnage « ombreux »: Bajazet.

9. Acte II, scène 1, vers 357.

10. Ibid., vers 369-376.

11. S.R., p. 30.

12. Acte IV, scène 5, vers 1291-1294.

13. Acte III, scène 6, vers 913-914.

14. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, pp. 22.23. Rappelons quel est le dernier geste de Pyrrhus (Acte V, scène 3, vers 1505-1508)  :
Enfin, avec transport prenant son diadème
Sur le front d'Andromaque il l'a posé lui-même :
« Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi,
Andromaque; régnez sur l'Epire et sur moi ».
On le voit, jusqu'au dernier moment, Pyrrhus n'aura rien compris à la nature de son amour.

15. S.R., p. 30.

16. Ibid., note 2.

17. Soyons juste. À propos de Pyrrhus, qui « trouve dans Andromaque l'ombre majeure, celle du tombeau », Roland Barthes nous renvoie à une note, dans laquelle il cite un vers d'Andromaque, mais de la tirade supprimée, vers que nous avons évoqué plus haut. Voici cette note (S.R., p. 30, note 1) : « Le tombeau à trois est même un tombeau à quatre dans la scène supprimée :
Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place (And. V, 3)  ».

18. Voir acte V, scène 6, vers 1672 sq. De plus, Agrippine évoque à deux reprises la prédiction des astrologues chaldéens qu'elle avait consultés sur l'avenir de Néron et qui lui avaient annoncé qu'il règnerait, mais qu'il la tuerait (Tacite, Annales, livre XIV, ch. 9, p. 415). Elle l'évoque d'abord devant Albine (acte III, scène 4, vers 893) :
Quand je devrais du ciel hâter l'arrêt fatal […].
Elle l'évoque une seconde fois devant Burrhus, après la mort de Britannicus (acte V, scène 7, vers 1700) :
Le coup qu'on m'a prédit va tomber sur ma tête.

19. Acte IV, scène 2, vers 1270-1272.

20. On pourrait nous objecter que Racine n'avait pas besoin de rappeler que Néron était un incendiaire parce que les spectateurs le savaient déjà. C'est d'ailleurs ce que nous a objecté un jour un éminent universitaire : « Racine suppose toujours une culture et on ne peut évacuer de la pièce tout ce qu'on sait par avance de Néron. Sinon, quelle signification aurait le recours à de tels héros ? ». II faudrait, quand même, être un peu sérieux. II est vrai que Racine, excepté dans Bajazet, a choisi généralement ses personnages, du moins les personnages principaux, parmi les héros les plus connus de l'histoire ou de la légende. II est vrai que cela permet au dramaturge de gagner bien du temps, et l'on ne saurait trop redire que le temps lui est strictement compté. Au lieu d'avoir à raconter longuement le passé des personnages, il peut souvent, pour l'évoquer, se contenter de simples allusions. Nous venons d'en avoir un exemple avec les allusions d'Agrippine à la prédiction des devins chaldéens. Est-ce à dire, pour autant, que l'auteur dramatique qui porte à la scène tel personnage bien connu de l'histoire ou de la légende, reprend de ce fait à son compte et intègre implicitement dans son œuvre tout ce qu'ont pu dire de lui les historiens ou les poètes, alors même qu'il n'y fait lui-même aucune allusion ? II serait trop long de montrer toute l'absurdité d'une telle conception et l'on pourrait invoquer d'innombrables exemples qui la rendraient tout à fait éclatante. Nous nous contenterons du cas qui nous occupe, celui de Néron. Si l'on admettait la conception que nous rejetons, il faudrait admettre que le Néron de Racine a, comme celui de Tacite, des relations incestueuses avec Agrippine. C'était bien, d'ailleurs, le sentiment de notre éminent universitaire. II pensait même que Racine avait, explicitement, fait allusion à ces relations incestueuses, lorsque Agrippine évoque devant Junie l'entrevue qu'elle vient d'avoir avec Néron (nous n'y avons pas assisté) et parle des « caresses » que son fils lui a faites (acte V, scène 3, vers 1587-1590) :
Ah! si vous aviez vu par combien de caresses
Il m'a renouvelé la foi de ses promesses!
Par quels embrassements il vient de m'arrêter !
Ses bras, dans nos adieux, ne pouvaient me quitter.
Mais ces vers ne prouvent rien sinon (et nous les avons cités à ce propos) que Néron est un comédien né. Car ni ces « caresses », ni ces « embrassements », ne sauraient suffire à conférer à ces vers un caractère équivoque. II n'est pas besoin, en effet, d'être un spécialiste de la littérature du dix-septième siècle pour savoir qu'on rencontre ces mots, de même que le mot « tendresse  », dans quantité de textes qui peuvent difficilement passer pour équivoques. Rappelons en quels termes Alceste reproche à Philinte d'avoir fait de grandes démonstrations d'amitié à un homme qu'il connaissait à peine (Le Misanthrope, acte I, scène 1, vers 17-20) :
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses;
De protestations, d'offres et de serments
Vous chargez la fureur de vos embrassements.
Philinte ferait-il donc semblant d'être amoureux d'Eliante ? Mais il se pourrait bien alors qu'Alceste fasse lui aussi semblant d'être amoureux de Célimène, puisqu'il ajoute quelques vers plus loin (vers 49-52) :
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant ?
On pourrait aussi prétendre que Bajazet se partage entre Atalide et Acomat, sous prétexte que celui-ci confie à Osmin (acte I, scène 1, vers 189-190) :
Bajazet aujourd'hui m'honore et me caresse;
Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse.
Ces exemples nous paraissent suffisamment convaincants. Concluons donc qu'à s'en tenir au texte de Racine, il est tout à fait impossible de prétendre que les relations de Néron et d'Agrippine ont un caractère incestueux. II faut, pour cela, lire en filigrane le texte de Tacite dans celui de Racine. Mais, si l'on commence à le faire, il convient d'aller jusqu'au bout. Et alors ce ne sont pas seulement les relations de Néron et d'Agrippine qui deviennent équivoques, mais celles aussi de Néron et de Britannicus. C'est bien, d'ailleurs, le sentiment de Roland Barthes (mais, curieusement, il est très discret sur les relations d'Agrippine et de Néron, sans doute parce qu'il pense que l'inceste va de soi) : « Britannicus […], haï de Néron, n'en est pas moins dans un certain rapport érotique avec lui » (S.R., p. 25). Et il ne manque pas de rappeler en note que « Le rapport érotique entre Néron et Britannicus est explicite chez Tacite » (Ibid., note 1 ). Mais notre éminent universitaire n'osait pas, lui, aller jusque-Ià. Pourtant, il aurait dû le faire, pour être logique avec lui-même. Si « on ne peut évacuer de la pièce tout ce qu'on sait par avance de Néron », on ne peut pas plus évacuer ce qu'on sait de ses relations avec Britannicus que ce qu'on sait de ses relations avec Agrippine. Aussi vaut-il mieux, croyons-nous, évacuer d'abord le principe dont découlent de telles conséquences. Bien sûr, Racine, dans Britannicus, s'est inspiré étroitement et très souvent de Tacite, comme il l'a souligné lui-même dans la seconde Préface : « j'étais alors si rempli de la lecture de cet excellent historien, qu'il n'y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne m'ait donné l'idée » (O.C.I., p. 389). Bien sûr, il écrit pour un public qui a lu Tacite. Bien sûr, il lui demande de s'en souvenir, mais seulement quand il le veut. C'est lui le maître du jeu. L'usage que l'on doit faire de Tacite, quand on lit Britannicus, c'est Racine lui-même qui l'a réglé, et très strictement, en écrivant sa pièce. L'idée qu'en s'inspirant de Tacite pour peindre le personnage de Néron, il reprenait implicitement à son compte tout ce que l'historien latin en avait dit, ne lui a certainement jamais effleuré l'esprit. Elle lui aurait, n'en doutons point, paru tout à fait extravagante, tant elle est en contradiction avec la conception que les classiques ont de la création littéraire, en général, et de l'imitation, en particulier.

21. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 20.

22. Voir Annales, livre XIII, ch. 16, p. 371. Ajoutons encore que nous aimerions savoir si l'on a fait des études sur les goûts amoureux des incendiaires, et s'il y a des statistiques qui prouvent qu'ils n'aiment que des « êtres d'eau » ou, du moins, qu'ils ont pour eux une préférence marquée. A-t-on fait aussi des enquêtes sur les pompiers et a-t-on constaté qu'ils semblaient plus portés que d'autres à épouser des nageuses? Peut-être Roland Barthes a-t-il lu de savants travaux ou dirigé un séminaire sur ces questions. En ce cas, il aurait dû nous faire profiter de ses lumières.

23. Acte II, scène 2, vers 449-458 :
Mais aujourd'hui, Seigneur, que ses yeux dessillés,
Regardant de plus près l'éclat dont vous brillez,
Verront autour de vous les rois sans diadème,
Inconnus dans la foule, et son amant lui-même,
Attachés sur vos yeux s'honorer d'un regard
Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard;
Quand elle vous verra, de ce degré de gloire,
Venir en soupirant avouer sa victoire,
Maître, n'en doutez point, d'un cœur déjà charmé,
Commandez qu'on vous aime, et vous serez aimé.

24. II le peut sans doute pour Roland Barthes qui a affirmé, dans « Les deux éros »: « Il n'y a pas de caractères dans le théâtre racinien (c'est pourquoi il est absolument vain de disputer sur l'individualité des personnages, de se demander si Andromaque est coquette ou Bajazet viril), il n'y a que des situations, au sens presque formel du terme : tout tire son être de sa place dans la constellation générale des forces et des faiblesses » (S.R., pp. 24-25). Mais, outre que ce principe d'explication est bien étrange (il faudrait tout un chapitre pour en montrer l'absurdité), Roland Barthes ne cesse de le violer lui-même tout au long du Sur Racine. Ainsi, pour nous en tenir au propos qui nous occupe, quand il s'agit de coller aux personnages de Racine l'étiquette « solaire » ou « ombreux », iI fait intervenir pêle-mêle des critères qui tiennent à la situation (le pouvoir ou la captivité) ou au caractère (Néron est « incendiaire », Hippolyte est « l'homme de l'ombre végétale, des forêts » Esther est « timide »).

25. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, pp. 20-21.

26. Ibidem, p. 20. Comme Raymond Picard le note un peu plus loin, « II s'agit moins ici d'une réflexion philosophique que d'un divertissement de salon du type : Question. Qu'est-ce qui brûle? Réponse. L'incendie, le soleil, mon cœur, le rôti, le phénix, la glace, etc. C'est seulement dans cette perspective qu'Alexandre, Pyrrhus, Néron, Roxane (implicitement), Mithridate, Assuérus et Athalie peuvent être considérés comme solaires  » (p. 23).

27. Acte V, scène 1, vers1543-1544.

28. S.R., p. 91.

29. S.R., p. 93 : « Elle [Junie] est l'ombre dont Néron est le terme solaire ».

30. La Mythologie solaire dans l'Œuvre de Racine, p. 50. En ce qui concerne Néron et Junie, M. Eigeldinger prend carrément le contre-pied de Roland Barthes dont il nous invite à « renverser la proposition » (p. 49). Selon lui, c'est Néron qui est un personnage foncièrement « ombreux . : « Néron n'est solaire que par les signes de sa fonction impériale, il brille d'un faux éclat sous lequel se déguise une âme noire […] Néron est un personnage essentiellement ténébreux par son tempérament et son désordre psychique, par le masque derrière lequel il se dissimule et son goût des déguisements, par le mystère redoutable qui sourd de tout son être »(p. 50). Inversement, Junie serait un être foncièrement lumineux : « Contrairement à celui de Néron, le regard de Junie est clair, lumineux, étranger à la dissimulation et tourné "vers les cieux"; il étincelle, de nuit comme de jour, d'une clarté intérieure venue de la conscience. En face de la cécité coupable de Britannicus, de la férocité sombre de Néron et de l'autorité trouble d'Agrippine, seule Junie incarne l'éveil de la lucidité qui arrache les masques et pressent la catastrophe à travers la trame des ténèbres. En se réfugiant chez les Vestales, elle préserve sa vraie nature; elle se soustrait à la puissance nocturne de Néron pour se consacrer aux dieux et au culte du feu. Destinée à l'entretien de la flamme éternelle, elle rompt avec les ténèbres du monde politique et pénètre dans l'univers sacré de la lumière »(pp. 52-53). Certes, quand on prend le contre-pied des propos de Roland Barthes, on risque moins de se tromper que quand on les reprend à son compte. Si nous étions obligé de choisir entre l'opinion de Roland Barthes et celle de M. Eigeldinger, nous n'hésiterions pas. S'il fallait absolument devant les deux personnages de Néron et de Junie, décider que l'un est « solaire » et que l'autre est « ombreux », nous dirions assurément que Junie est « solaire » et que Néron est « ombreux ». Cela dit, M. Eigeldinger a grand tort de vouloir se servir d'une proposition de Roland Barthes, fût-ce en la renversant. La gratuité de ses propos est telle qu'en disant exactement le contraire de ce qu'il dit, on risque encore, même si elles sont moins gratinées, de dire des sottises. D'une façon plus générale, mais nous y reviendrons, l'erreur fondamentale de M. Eigeldinger, dans son livre, (et, en cela, il se situe tout à fait dans la lignée de la « nouvelle critique ») est de chercher chez Racine ce qui ne s'y trouve pas (en l'occurrence, une « mythologie solaire »).

31. Acte ll, scène 2, vers 411-416.

32. C'est parce que Néron a épousé Octavie que Silanus, le frère de Junie, s'est suicidé. Le spectateur le sait grâce à Agrippine qui l'a rappelé à Albine, au début de la pièce (acte I, scène 1 , vers 63-65) :
Par moi seule éloigné de l'hymen d'Octavie,
Le frère de Junie abandonna la vie,
Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux.
Agrippine évoquera de nouveau cette mort, lorsqu'elle rappellera à Néron comment elle l'a fait « entrer dans [la] famille » de Claude (acte IV, scène 2, vers 1140-1142) .
Je vous nommai son gendre et vous donnai sa fille.
Silanus, qui l'aimait, s'en vit abandonné,
Et marqua de son sang ce jour infortuné.
Racine s'est inspiré très librement de Tacite (voir Annales, livre XII, ch. 3-4, p. 312-313 et ch. 8, p. 315). Chez Tacite, en effet, Silanus ne se tue pas le jour du mariage de Néron et d'Octavie, mais le jour du mariage d'Agrippine et de Claude. Et Tacite qui s'interroge sur les motifs de ce suicide (sive eo usque spem vitae produxerat, seu delecto die augendam ad invidiam), n'envisage même pas l'explication que Racine a adoptée. C'est un exemple, parmi beaucoup d'autres, qui montre bien que Racine ne craint point d'interpréter à sa convenance et même de modifier les faits rapportés par Tacite. On voit par la combien il est ridicule de prétendre que Racine, en s'inspirant de Tacite, a assumé implicitement tout ce que celui-ci à dit.

33. Acte II, scène 3, vers 541-542.

34. Ibidem, vers 599-602.

35. Acte II, scène 2, vers 387.

36. Acte II, scène 3.

37. Acte III, scène 8.

38. Acte V, scène 1, vers 1547-1548.

39. S.R., p. 93.

40. Acte II, scène 3, vers 656-658.

41. Ibid., vers 624-626.

42. Ibid., vers 636.

43. Ibid., vers 659.

44. Acte II, scène 6, vers 717-718.

45. Acte V, scène 8, vers 1729.

46. Ibid., vers 1739-1746.

47. Acte II, scène 2, vers 402.

48. Ibid., vers 465-466.

49. Acte I, scène 1, vers 83.

50. Acte III, scène 3, vers 883-884.

51. S.R., p. 31.

52. S.R., p. 93.

53. S.R., p. 30.

54. S.R., p. 92.

55. Ibid., note 2.

56. Acte II, scène 3, vers 594.

57. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 53-54.

58. Critique et vérité, p. 42.

59. Notons, en passant, le caractère tout à fait ahurissant de cette déclaration. Qui donc sera jamais « attaché à la défense particulière de Sur Racine  », si i'auteur du Sur Racine lui-même, déclare ne l'être pas, alors même pourtant qu'il prend la peine d'écrire un livre pour répondre à celui de Raymond Picard qui n'avait attaqué de façon « particulière  » que le Sur Racine, et, plus rapidement, la Genèse de l'Œuvre poétique de Jean-Paul Weber dont Roland Barthes ne dit pas un seul mot dans Critique et vérité ?

60. Critique et vérité, p. 18, note 1.

61. Fables, VII, 9, vers 25-26.

62. Acte II, scène 2, vers 396.

63. S.R., p. 30.

64. Acte II1, scène 8, vers 1104.

65. Acte II, scène 1, vers 433-437.

66. Acte I, scène 1, vers 203-209.

67. Ibid., vers 145-152.

68. En revanche, dans le chapitre sur Alexandre, Roland Barthes regarde Roxane comme un être « solaire ». II nous dit, en effet, à propos d'Axiane et de Taxile, qu'ils « vont se ranger dans la grande contradiction racinienne des substances, y rejoindre les couples construits à leur image, les solaires et les ombreux, Pyrrhus et Andromaque, Néron et Junie, Roxane et Bajazet, Mithridate et Monime » (S.R., p. 76). L'idée que Roland Barthes se fait de Roxane dans le chapitre sur Bajazet, a des chances d'être plus réfléchie que dans le chapitre sur Alexandre. Mais comment prendre vraiment au sérieux les propos de quelqu'un qui se contredit tout le temps ?

69. S.R., p. 100.

70. S.R., p. 104.

71. Rappelons que Roland Barthes, ainsi qu'il nous en a avertis (S.R., p. 24), ne parle ici que de « l'éros immédiat ».

72. Le plus souvent, hélas ! il les obtient, et de ceux-là même qui, par leur profession, voire par leur spécialité, devraient être des lecteurs particulièrement attentifs et vigilants. C'est le cas de M. Alain Niderst qui, dans son petit Racine et la tragédie classique, approuve Roland Barthes en ces termes : « II est bien vrai que Bajazet, qui vit dans l'obscurité du sérail, et Junie, "être d'ombre et d'eau", fascinent les solaires Roxane et Néron » (p. 100). Comme tous les admirateurs de Roland Barthes, disons même comme tous ceux qui accordent quelque crédit à ses propos, il ne l'a pas lu de près. II le prouve ici en parlant de la « solaire » Roxane.

73. Acte I, scène 1, vers 109-122.

74. Ibid., vers 138-140.

75. S.R., p. 30.

76. S.R., p. 108.

77. Ibid., note 3.

78. Acte V, scène 5, vers 1671.

79. Acte IV, scène 4, vers 1303-1306.

80. Acte II, scène 4, vers 561-566.

81. La formule n'est pas claire, nous l'avons dit. Si nous la comprenons ainsi, c'est parce qu'il nous paraît difficile de ne pas la rapprocher du propos de la page 108 qui, lui, n'est pas ambigu. Mais on peut aussi, surtout à la première lecture, lorsqu'on ne connaît pas encore le chapitre consacré à Mithridate, la comprendre d'une manière tout à fait opposée. On peut comprendre, en effet, et, pour notre part, nous avions tout d'abord compris ainsi, que Mithridate a besoin de se reposer de temps en temps de ses « expéditions guerrières » dans l'intimité « ombreuse » de la « captive » Monime. Cette interprétation aurait certes l'avantage de ne pas contredire la théorie du « tenebroso racinien ». Mais il y aurait alors une évidente contradiction entre les deux explications que Roland Barthes nous donne de l'amour de Mithridate, celle de la page 30 et celle de la page 108. Cette contradiction serait d'autant plus surprenante que le second passage semble faire écho au premier dont il reprend certains mots. La chose, il est vrai, n'a rien d'impossible. Roland Barthes n'est pas homme à reculer devant une contradiction. Mais cette interprétation se heurte encore à une autre difficulté. En effet, en parlant d' « une comptabilité ouvertement déclarée », Roland Barthes laisse entendre qu'il s'appuie sur les propos mêmes de Mithridate. Cela est vrai, nous l'avons vu, si Roland Barthes dit à la page 30 la même chose qu'à la page 108, où, effectivement, il cite un vers de Mithridate. Mais si l'on adopte la seconde interprétation, alors on ne trouve rien dans les propos de Mithridate qui justifie ceux de Roland Barthes. II se pourrait pourtant qu'il se soit quand même inspiré de Mithridate : en faisant, à son exemple, courir un faux bruit. Cela dit, il importe assez peu de savoir ce que Roland Barthes a vraiment voulu dire. Que l'on choisisse une solution ou que l'on choisisse l'autre, il y a toujours une contradiction: on ne fait que la déplacer.

82. Acte I, scène 2, vers 136.

83. Acte I, scène 1, vers 49-56.

84. Acte I, scène 3, vers 269-273.

85. S.R., p. 30.

86. Acte I, scène 1, vers 133.

87. Ibid., vers 128-132.

88. Acte I, scène 3, vers 176.

89. Ibid., vers 177-178.

90. Rappelons que Racine a, pour ce faire, condensé en une seule réplique de 3 vers trois répliques (soit 17 vers) de l'Hippolyte d'Euripide. Voir éd. Les Belles Lettres, tome II, pp. 37-38.

91. Acte II, scène 2, vers 544-545.

92. Acte III, scène 1, vers 795-796.

93. Ibid., vers 799-800.

94. Acte II, scène 5, vers 639-644.

95. Acte I, scène 3, vers 290.

96. S.R., p. 120. C'est aussi l'opinion de M. Marc Eigeldinger  : « Les images lumineuses, tout en étant prédominantes dans Phèdre, n'excluent pas la présence des images nocturnes, représentées par la "flamme si noire" de la reine, les ombres de la forêt, mais aussi par les Enfers et le labyrinthe. Cet univers infernal et labyrinthique correspond à l'envers du monde solaire, à l'espace chtonien - dans sa surface et ses profondeurs - auquel appartiennent Aricie, Œnone et surtout Thésée » (La Mythologie solaire dans l'Œuvre de Racine, p. 108). La mode est hélas ! à ce genre de propos, aussi creux qu'ils sont prétentieux. Pour ne parler que de Thésée, s'il est allé dans le labyrinthe, c'est qu'il le fallait bien pour rencontrer le Minotaure et le tuer. Mais rien ne permet de dire qu'il ait été particulièrement attiré par ce genre de lieux. De même, c'est bien malgré lui qu'il est resté six mois enfermé, ainsi qu'il le raconte (acte III, scène 5, vers 965-966)
……………dans des cavernes sombres,
Lieux profonds et voisins de l'empire des ombres.
S'il avait été vraiment « chtonien », il aurait dû s'y trouver très bien. Pourtant, à écouter son récit, on croit comprendre qu'il ne s'y est pas plu.
Cela dit, si M. Eigeldinger accorde à Roland Barthes qu'Hippolyte est « l'homme de l'ombre végétale », il ajoute qu'il est « simultanément […] un héros solaire, incarnant la perfection morale et la lumière de l'innocence » (p. 105). Et, au total, ii semble bien que, pour M. Eigeldinger, l'aspect « solaire » d'Hippolyte l'emporte assez nettement sur l'aspect « ombreux ». Car il écrit un peu plus loin : « Selon la tradition antique dont Racine n'a nullement cherché à s'écarter, Hippolyte représente la fraîcheur et la pureté matinales, la naissance du jour, auréolé de toute sa limpidité. II a conservé, chez Racine, indépendamment des transformations qu'il a subies, sa nature solaire, définie par l'innocence et la transparence sans défaut » (p. 106-107).

97. Acte II, scène 2, vers 467-468.

98. Acte I, scène 3, vers 273-276.

99. Acte II, scène 5, vers 581-582.

100. Acte I, scène 3, vers 297-298.

101. Acte IV, scène 2, vers 1035-1038.

102. Acte V, scène 3, vers 1431-1432.

103. À l'acte I, scène 1, vers 58, c'est Théramène qui interroge Hippolyte :
Pourriez-vous n'être plus ce superbe Hippolyte ?
À l'acte I, scène 3, vers 272, c'est Phèdre qui dit à Œnone :
Athènes me montra mon superbe ennemi.
À l'acte II, scène 1, vers 406, c'est Ismène qui dit à Aricie :
Mais j'ai vu près de vous ce superbe Hippolyte.
À l'acte III, scène 1, vers 776, c'est Œnone qui dit à Phèdre :
Pouvez-vous d'un superbe oublier les mépris ?

104. Rappelons qu'au XVIIe siècle « superbe » signifie encore très souvent « orgueilleux ». Mais l'évolution qui aboutira au sens moderne (« splendide  », « d'une beauté éclatante ») est déjà très nette et il arrive souvent que le mot signifie « majestueux  » ou « magnifique ». Ainsi, pour rester dans Phèdre, c'est le cas lorsque Œnone évoque (acte I, scène 5, vers 360) :
Les superbes remparts que Minerve a bâtis.
On est ici, semble-t-il, plus près du sens actuel que du sens ancien. C'est encore plus net, lorsque Théramène évoque les chevaux d'Hippolyte (acte V, scène 6, vers 1503-1504) :
Ses superbes coursiers qu'on voyait autrefois
Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix.
Et lorsque Phèdre évoque l'apparition de son « superbe ennemi », on peut penser que, par cet adjectif, elle ne suggère pas seulement, comme le font Théramène, Ismène et Œnone, l'orgueil « un peu farouche » du jeune homme, mais aussi, mais surtout son éclatante beauté.

105. Outre les exemples que nous avons déjà cités, rappelons qu'Hippolyte s'applique à lui-même cette épithète lorsqu'il avoue son amour à Aricie (acte II, scène 2, vers 538) : Cette âme si superbe est enfin dépendante.
Et Phèdre dit à Venus, voulant lui rappeler qu'Hippolyte la méprise (acte III, scène 2, vers 821) :
Ton nom semble offenser ses superbes oreilles.

106. À trois reprises (vers 51, 358, 739).

107. Rappelons la fameuse apostrophe (acte I, scène 3, vers 169-172) :
Noble et brillant auteur d'une triste famille,
Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois.
Citons encore les vers, non moins célèbres, de la scène 6 de l'acte IV (vers 1273-1274) :
Misérable! et je vis? et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue ?

108. Pour M. Eigeldinger, l'ascendance de Phèdre est « ombreuse » autant que « solaire »: « Le vers fameux, prononcé par Hippolyte,
La fille de Minos et de Pasiphaé (v. 36),
ne saurait être considéré simplement comme une périphrase, il suggère la double ascendance de Phèdre, la contradiction fondamentale et l'ambivalence qui sont en elle, partagée qu'elle est entre les deux pôles de la clarté solaire et de la ténèbre. Par sa mère, elle est issue du Soleil, elle appartient au monde céleste de la lumière qui symbolise la vie, l'aspiration à la pureté et le tourment de la lucidité; par son père, elle appartient au royaume de l'ombre et de "la nuit infernale" en tant qu'il représente non seulement l'univers de la mort et du châtiment, mais celui des profondeurs souterraines et des secrets de l'inconscient » (La Mythologie solaire dans l'Œuvre de Racine, p. 98). D'ailleurs, dans le chapitre consacré à Phèdre, Roland Barthes reconnaîtra lui-même que l'ascendance de Phèdre est ambigu‘ : « par son père Minos, elle participe à l'ordre de l'enfoui, de la caverne profonde; par sa mère Pasiphaé, elle descend du Soleil; son principe est une mobilité inquiète entre ces deux termes; sans cesse, elle renferme son secret, retourne à la caverne intérieure, mais sans cesse aussi, une force la pousse à en sortir, à s'exposer, à rejoindre le Soleil; et sans cesse elle atteste l'ambiguïté de sa nature; elle craint la lumière et l'appelle; elle a soif du jour et elle le souille; en un mot son principe est le paradoxe même d'une lumière noire, c'est-à-dire d'une contradiction d'essences » (S.R., p. 120). Nous constatons, comme nous l'avons déjà fait si souvent, que les propos de Roland Barthes varient étrangement au fil des pages. Tantôt, parce qu'il veut illustrer sa théorie du « tenebroso racinien», il nous présente Phèdre comme essentiellement « solaire ». Tantôt, parce qu'il veut montrer que « drame panique de l'ouverture, Phèdre dispose d'une thématique très ample du caché » (S. R., p. 119), il se corrige lui-même et nous présente Phèdre comme étant « ombreuse » autant que « solaire  ». Mais, quand Roland Barthes se corrige, sans jamais le dire d'ailleurs, c'est toujours pour énoncer de nouvelles sottises. Car, s'il est vrai que Phèdre « craint la lumière et l'appelle », ce n'est pas du tout à cause de « l'ambiguïté de sa nature ». Point n'est pas besoin, pour réagir comme elle le fait, d'avoir une ascendance à la fois « solaire » et « ombreuse ». Sa réaction, dans sa situation, est très naturelle et très humaine. Et c'est bien pourquoi Phèdre nous touche et nous émeut. Quant à la Phèdre de Roland Barthes dont le « principe est le paradoxe même […] d'une contradiction d'essences », elle nous paraît aussi irréelle que les monstres de la mythologie.
Ajoutons que l'ascendance de Phèdre est encore bien plus ambigu‘ que ne le pense Roland Barthes. Phèdre n'est pas « solaire  » par sa mère et « ombreuse » par son père. Elle est à la fois « solaire » et « ombreuse  » tant du côté de sa mère que du côté de son père. Si Pasiphaé est la fille du Soleil, elle représente aussi les ténèbres de la passion coupable dont le fruit fut le Minotaure. Ouant à Minos, si l'on veut qu'il soit « ombreux  » sous prétexte qu'il siège aux Enfers, on peut dire aussi qu'ii est « solaire », puisqu'il rend la justice et qu'il a pour père Jupiter. Mais il vaut mieux, croyons-nous, renoncer à ce genre d'élucubrations. Bien sûr, dans la légende, c'est bien à cause de son ascendance solaire que Phèdre tombe amoureuse d'Hippolyte puisque Vénus, comme elle l'a déjà fait avec Pasiphaé, se venge ainsi sur la descendance du Soleil du mauvais tour qu'il lui a autrefois joué en la surprenant avec Mars. Mais Racine s'est soigneusement gardé de rappeler ces extravagances de la mythologie et il serait tout à fait absurde de s'en servir pour expliquer l'amour de Phèdre.

109. Acte IV, scène 6, vers 1231-1236.

110. Ibid., vers 1237-1242.

111. S.R., p. 30.

112. Acte I, scène 1, vers43. 113. II n'est pas nécessaire d'avoir un esprit critique particulièrement développé pour juger que cette indifférence d'Assuérus est parfaitement invraisemblable. Le fait que Racine ait, en cela, suivi le récit biblique, ne change rien à la chose. Notons, en passant, que la critique de Roland Barthes semble s'interdire toute manifestation d'esprit critique, fut-elle très anodine.

114. Acte ll, scène7, vers636-637.

115. S.R., p.125.

116. Ibid., note 4.

117. Acte I, scène 1, vers 63-64.

118. S.R., p. 33, note 3.

119. Acte I, scène 1, vers 65-66.

120. Acte II, scène 7, vers 655-656.

121. Ibid., vers 672-678. Le plus étrange, c'est que Roland Barthes a cru devoir citer en note, dans son chapitre sur Esther, les trois premiers de ces vers, pour montrer qu'Assuérus « cherche [en Esther] son complément » (S.R., p. 125). On se dit alors qu'il a dû oublier, ce ne serait pas la première fois, comment "fonctionnait" la théorie du « tenebroso racinien » et qu'il faut donc comprendre maintenant qu'Assuérus aime Esther parce qu'il est « ombreux » et parce qu'elle est « solaire ». Mais, aussitôt après, on trouve la phrase que nous avons citée : « solaire, ii trouve dans Esther, l'ombre […] ». Et, cette fois-ci, on se dit que, décidément, c'est le cerveau de Roland Barthes qui doit être « ombreux  ».

122. S.R., p. 30.

123. Acte II, scène 7, vers 640.

124. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 22.

125. Acte II, scène 5, vers 507-508.

126. Ibid., vers 537.

127. Jean Racine, l'enfant du désert, p. 104. Précisons que les vues exposées dans ce livre nous paraissent bien souvent aventureuses.

128. Acte I, scène 2, vers 273-274.

129. Acte II, scène 2, vers 409-410.

130. Acte II, scène 9, vers 751-752.

131. Pourquoi la nouvelle critique, p. 14.

132. Ibidem.

133. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 19.

134. édition de 1664, acte II, scène 2, vers 510. Voir Micha‘l Edwards : La Thébaïde de Racine, p. 136.

135. Acte V, scène 3, vers 1405-1406.

136. Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 19.

137. Acte III, scène 1, vers 723-728.

138. Acte IV, scène 2, vers 977-978.

139. S.R., p. 24 (loc. cit.).

140. Si, comme le pense M. Doubrovsky, le « rapport soleil-ombre  » peut jouer dans les deux sens, pourquoi donc Roland Barthes évoque-t-il seulement l'amour d'Alexandre pour Cléofile, et non celui de Cléofile pour Alexandre ?

141. S.R., p. 120.

142. S.R., p. 22. Dans la phrase qui précède celle-ci, Roland Barthes énumère un certain nombre d'exemples d' « éros-événement »: « Cet éros-événement, c'est celui qui attache Néron à Junie, Bérénice à Titus, Roxane à Bajazet, Eriphile à Achille, Phèdre à Hippolyte ». Si donc l'on se souvient que, parmi ces exemples, il y avait celui de l'amour de Roxane pour Bajazet, on ne lira pas sans surprise, à la page 104, dans le chapitre sur Bajazet : « c'est à force de ne pas voir Bajazet que Roxane le désire ». Précisons que c'est Roland Barthes qui a souligné le ne pas. En ce faisant, il a souligné lui-même qu'il avait manifestement oublié qu'à la page 22, il s'était servi de l'exemple de Roxane pour prouver qu' « aimer, c'est voir ». II aurait pu souligner de même le à force de. Car il a complètement oublié aussi qu'il nous avait présenté l'amour de Roxane comme « un amour immédiat » dont la « génération n'admet aucune latence ».

143. S.R., p. 23. C'est Roland Barthes qui a souligné le mot optique.

144. S.R., p. 26.

145. S.R., p. 28.

146. S.R., p. 27.

147. S.R., p. 57. Nous ne discuterons pas cette affirmation. S'il fallait passer au crible toutes les fariboles du Sur Racine, une vie entière y suffirait à peine.

148. S.R., p. 58.

149. Ibid., note 1.

150. Acte V, scène 7, vers 1479.

151. Ibid., vers 1475-1478.

152. II le dit à Paulin (acte II, scène 2, vers 529-530)  :
Je connais Bérénice et ne sais que trop bien
Que son cœur n'a jamais demandé que le mien.

153. Rappelons ce qu'elle dit à Antiochus (acte I, scène 4, vers 269-272) :
Avec tout l'univers j'honorais vos vertus.
Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.
Cent fois je me suis fait une douceur extrême
D'entretenir Titus dans un autre lui-même.

154. Acte I, scène 3, vers 259-264.

155. Acte II, scène 5, vers 702.

156. Acte IV, scène 6, vers 1266-1267.

157. Acte V, scène 1, vers 1503-1504.

158. Précisons, d'ailleurs, que la crainte de Junie est très loin d'être aussi diffuse qu'on pourrait le croire d'après cette seule réplique, la première de Junie dans cette scène. Car tout ce qu'elle dit ensuite, montre qu'elle ne sait que trop bien qui elle doit craindre (Néron, bien sûr) et quoi (la mort de Britannicus). Mais, et c'est ce qui explique cette première réplique, elle n'a qu'« un noir pressentiment  » (vers 1539) : elle n'a pas assisté, comme le spectateur, à la dernière scène de l'acte IV entre Néron et Narcisse et tout le monde autour d'elle, à commencer par Britannicus, croit que le danger est passé et que Néron veut sincèrement la réconciliation. Sur un plan général, il est peut-être plus facile que cela ne l'est pour l'amour, d'admettre que la crainte puisse être, en soi, un sentiment « intransitif  ». II existe sans doute des gens qui craignent tout et rien, qui vivent dans une espèce de peur perpétuelle et diffuse, sans avoir aucune raison précise de craindre. Mais quand bien même certains personnages tragiques pourraient être prédisposés à une telle crainte maladive, il y a de très fortes chances pour qu'au jour de la tragédie, ils en soient tout à fait guéris. Roland Barthes oublie continuellement, dans le Sur Racine, que les personnages de Racine sont des personnages de tragédie et que les personnages de tragédie vivent, malheureusement pour eux, une situation de tragédie. Et le propre d'une telle situation, c'est, bien évidemment, que les raisons de craindre y sont très fortes et très précises. II est, donc absurde de prétendre que, chez Racine, la crainte n'a pas d'objet précis. Comme Junie, les autres personnages de Racine savent fort bien ce qu'ils craignent. Et, comme pour Junie, ce qu'ils craignent est d'ailleurs, le plus souvent, ce qui se produit effectivement à la fin de la journée tragique. Le propos de Roland Barthes méconnaît donc la nature même du tragique qui, comme le dit Alain, « n'est pas dans le malheur réel et imprévu qui nous vide aussitôt de pensées, mais au contraire dans le malheur attendu, dont on entend les pas, qui arrivera, qui est déjà arrivé, qui fera son entrée comme un acteur » (Vingt leçons sur les Beaux-Arts, p. 129). Cette crainte proprement tragique, c'est celle qui s'exprime, dans la première scène de la première tragédie de Racine, par la bouche de Jocaste (La Thébaïde, vers 19-20) :
Nous voici donc, hélas ! à ce jour détestable
Dont la seule frayeur me rendait misérable.
Rien de moins « intransitif », assurément, que la crainte de Jocaste. Depuis bien longtemps, Jocaste ne craint qu'une chose, celle qui va se produire dans quelques heures : qu'Etéocle et Polynice en viennent aux mains et s'entre-tuent.

159. Si M. Doubrovsky l'avait compris, il n'aurait pas prétendu que le « rapport soleil-ombre » pouvait être inversé.

160. S.R., p. 30-31.

161. S.R., p. 31, note 1.

162. Acte I, scène 1, vers 23-24.

163. Ibid., vers 25-26.

164. Acte V, scène 4, vers 1689-1692.

165. Ibidem.

166. Revue d'Histoire littéraire de la France, 1977, n° 3-4, p. 616. Les vers de Racine sont extraits d'une lettre à Vitart du 17 janvier [1662] (Voir O.C.II., p. 417). Si M. Jean Dubu a cru devoir citer cet exemple, particulièrement éloquent, de la façon dont Roland Barthes pratique « la citation tronquée » (ibidem), c'était pour souligner combien il était regrettable que M. Jacques Truchet n'ait pas su dénoncer, dans son livre, les étranges méthodes de la « nouvelle critique ». « Si l'objectivité, écrit M. Dubu, interdit de passer sous silence des publications qui ont fait du bruit et séduit nombre de lecteurs, ne convient-il pas de signaler aussi le caractère spécieux de leur argumentation ? » (ibidem) M. Jean Dubu a mille fois raison de s'étonner de ce silence. Mais il nous en donne peut-être, sinon l'explication, du moins une des explications possibles : ces publications « ont fait du bruit et séduit nombre de lecteurs ».

167. Si l'incongruité de l'exemple de Roland Barthes n'a pas échappé à M. Jean Dubu - et nous n'en sommes pas surpris -, M. Alain Niderst ne semble pas l'avoir remarquée. Dans son « Que sais-je ? » sur Racine et la tragédie classique, il a indiqué, sans manifester le moindre étonnement, que Roland Barthes avait rappelé les deux vers de Jocaste et le vers de la lettre d'Uzès pour montrer « que le poète opposait le calme de l'ombre et le déchirement qu'y apporte le soleil » (p. 100). En revanche, sur un plan plus général, M. Niderst a tout de même fait observer que les « rapports entre la nuit et le jour » étaient chez Racine « plus complexes » que ne le prétend Roland Barthes et notamment que l'ombre, loin d'être toujours « bénéfique  », était « le plus souvent peuplée de scènes atroces » (ibidem).

168. Acte III, scène 8, vers 997-998.

169. Acte V, scène 1, vers 1543-1544.

170. Hymnes traduites du Bréviaire romain, « Le mardi », « À Matines », vers 3, O.C.I., p. 984.

171. Le Paysage de Port-Royal, Ode 7, « Des Jardins  », vers 81-88, O.C.I., p. 1020.

172. Acte II, scène 4, vers 1111-1113.

173. Acte II, scène 9, vers 764-765.

174. Acte I, scène 2, vers211-212.

175. Acte V, scène 5, vers 1625.

176. Ibid., vers 1640.

177. Acte V, scène 8, vers 1759-1762.

178. Acte II, scène 3, vers 439-441.

179. Ibid., vers 446.

180. Acte II, scène 8, vers 744-747.

181. Acte II, scène 5, vers 490.

182. Vers 66-67, O.C.I., p. 964.

183. Vers 56-58, O.C.I., p. 969.

184. Vers 1-8, O.C.I., p. 983.

185. Vers 9-12, O.C.I., p. 991.

186. Acte I, scène 4, vers 328-329.

187. Acte IV, scène 2, vers 1112.

188. Loc. cit.

189. Acte I, scène 3, vers 244.

190. Acte I, scène 1, vers 153.

191. « A la louange de la charité «, vers 37, O.C,I., p. 996.

192. Ode 4, « De l'Etang », vers 15, O.C. I. p. 1012.

193. Acte I, scène 3, vers 309-310.

194. Acte V, scène 7, vers 1643-1644.

195. Acte I, scène 3, vers 169-172.

196. Acte IV, scène 6, vers 1273-1274.

197. Voir La Thébaïde, acte I, scène 3, vers 137.

198. Voir Esther, acte II, scène 7, vers 667.

199. Acte I, scène 3, vers 309-310; acte V, scène 7, vers 1643-1644.

200. Acte I, scène 1, vers 13-14.

201. Acte IV, scène 2, vers 1062-1068.

202. Hymnes traduites du Bréviaire Romain, « Le lundi », « À Matines », vers 9-12, O.C. I. p. 983.

203. Ibid., « Le mardi », « À Laudes  », vers 13-16, O.C. I. p. 985.

204. Ibid., « Le mercredi », « À Laudes  », vers 1-8, O.C. I. p. 986.

205. Ibidem, vers 15-16.

206. Ibid., « Le jeudi », « À Laudes  », O.C. I. p. 987.

207. Ibid., « Le vendredi », « À Laudes  », vers 9-14, O.C. I. p. 989.

208. Ibid. « Le samedi », « À Laudes  », vers 1-6, O.C. I. p. 990.

209. Cantiques Spirituels, « A la louange de la charité  », vers 37-38, O.C. I. p. 996. Nous avions déjà cité le premier de ces deux vers un peu plus haut.

210. S.R., p. 164, note 2.

211. Pourquoi la nouvelle critique, p, 16.

212. Devant des propos aussi arbitraires que ceux de Roland Barthes, on est, tout d'abord, tenté de penser qu'il a abusivement prêté à « l'homme racinien » un trait qui devait être propre à l'homme Roland Barthes. II est assez fréquent, en effet, que des critiques se lisent eux-mêmes dans les œuvres qu'ils prétendent nous apprendre à lire. Roland Barthes aurait pu éprouver un amour immodéré de l'ombre et être atteint, au contraire, d'une véritable phobie du soleil. Mais, à notre connaissance, ce n'est pas du tout le cas. Car le Roland Barthes que l'on découvre dans le Roland Barthes par Roland Barthes, est manifestement un homme qui aime le grand soleil, sa lumière et sa chaleur. On le voit tout de suite en feuilletant les photos qui sont au début du livre (notamment celles des pages 30, 31, 32 et 44). On constate, d'autre part, que Roland Barthes, loin d'être attiré par les brumes du Nord semble affectionner les pays de soleil, comme l'Egypte (il a été lecteur à l'université d'Alexandrie) et le Maroc (où il aime à voyager). Mais une seule citation suffirait à nous instruire. On lit, en effet, ceci, dans les toutes dernières lignes du livre : « ce 6 août, à la campagne, c'est le matin d'un jour splendide : soleil, chaleur, fleurs, silence, calme, rayonnement » (p. 182). Ce n'est donc point Roland Barthes qui trouve le soleil « inquiétant ». II ne nous dit donc point ce qu'il ressent lui-même, sous prétexte de nous dire ce que ressent « l'homme racinien ». Rien d'étonnant à cela. Si« l'homme racinien » de Roland Barthes ressemblait à l'homme Roland Barthes, il ne serait peut-être pas nécessairement racinien, mais il serait du moins humain. Par là même, il serait moins apte à ébahir les jobards et les propos de Roland Barthes n'atteindraient pas au même degré de gratuité absolue. Roland Barthes n'est jamais aussi content de ce qu'il dit, que lorsqu'il ne sait absolument pas pourquoi il le dit. C'est alors surtout qu'il pense être profond; c'est alors surtout qu'il se croit original; c'est alors qu'il se sent génial.

213. Pourquoi la nouvelle critique, p. 17.

214. Comme nous l'avions déjà noté dans Assez décodé !, il n'y a pas que les grands esprits qui se rencontrent. On trouve, en effet, la même "découverte" dans un article de M. Ivan P. Barko intitulé « La Symbolique de Racine : Essai d'interprétation des images de lumière et de ténèbres dans la vision tragique de Racine » (R.S.H., juillet-septembre 1964, p. 353 sq.). Citons le début de l'article où est résumée la thèse de M. Barko : « Les images traditionnelles de lumière et de ténèbres possèdent dans la poésie universelle leur valeur convenue, susceptible certes de nombreuses variations, mais qui n'en reste pas moins fondamentalement inchangée. L'éclat du jour représente, selon cette symbolique, la splendeur de la création ou du créateur, ou encore la révélation de quelque vérité supérieure, tandis que les ombres de la nuit incarnent généralement les puissances du Mal ou le désespoir du Néant. Mais lorsqu'un poète, qui exile le Créateur de son univers et qui représente la Création comme foncièrement corrompue, élit "le couple élémentaire jour-nuit, ombre-lumière" comme "l'essence visuelle du monde" (Jean Starobinski), la symbolique traditionnelle est naturellement renversée. La lumière représentera le monde déchu dans toute sa corruption, et la nuit le refus de ce monde au nom de la pureté » (p. 353). On le voit, la thèse de M. Ivan P. Barko, même si, dans la suite de son étude, elle se révélera beaucoup plus nuancée dans le détail, rejoint, dans ses grandes lignes, celle de Roland Barthes. Nous pourrions donc reprendre, pour réfuter l'étude de M. Barko, la plupart des objections que nous avons faites à Roland Barthes et des citations que nous avons utilisées contre lui. Pourtant il ne semble pas que M. Barko se soit inspiré de Roland Barthes. II ne le cite pas dans son article, tout simplement parce qu'il ne l'avait sans doute pas lu encore (son article ayant été publié en 1964 et le Sur Racine en 1963, M. Barko n'aurait guère pu lire. « l'Homme racinien » que dans l'édition du théâtre de Racine du Club Français du Livre, 1960, mais c'est bien peu probable). Mais, si M. Barko ne doit pas à Roland Barthes sa « symbolique de Racine », il ne la doit pas à Racine non plus. Il la doit à un autre grand Racinicide : Lucien Goldmann. Comme l'indique d'ailleurs le titre de son article, M. Barko a essayé d'expliquer l'utilisation des images d'ombre et de lumière chez Racine en partant de la « vision tragique » proposée dans Le Dieu caché.

215. Pourquoi la nouvel!e critique, p. 15.

216. Ibid., p. 17.

217. En l'occurrence, nous le pouvons d'autant mieux qu'à propos des quelques passages de « L'homme racinien » que nous avons passés au crible, nous en avons aussi cité et discuté beaucoup d'autres. Au total, notre étude de « l'éros racinien » selon Roland Barthes, nous a amené à évoquer environ la sixième ou la septième partie de « L'homme racinien ». C'est beaucoup plus qu'il n'en faut pour juger de tout l'ensemble. En réalité, une seule page du Sur Racine, ouvert au hasard, devrait suffire à éclairer n'importe quel lecteur doué d'un peu de jugement.

218. Rappelons qu'il s'agit de la première partie de « L'homme racinien » (« La Structure »).

 

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