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…………………………Le « Sur Racine » de Roland Barthes

…………………………SECONDE PARTIE : LA RELATION FONDAMENTALE

…………………………CHAPITRE III : DIEU ET LA CRÉATURE



Elle nous retiendra, d'ailleurs, beaucoup moins longtemps que la théorie du Père. En effet, si les formules auxquelles Roland Barthes a recours pour nous présenter sa « théologie racinienne », sont plus ambitieuses et ont un caractère plus absolu que jamais, s'il paraît plus persuadé que jamais de nous livrer « l'essence  » même de la tragédie racinienne, on constate qu'il a finalement bien peu utilisé lui-même une clé, sans laquelle, à l'en croire, on ne saurait pourtant jamais avoir accès à aucune tragédie de Racine. Car l'auteur du Sur Racine semble oublier sa « théologie racinienne » aussitôt après l'avoir exposée. Toujours est-il que, par la suite, il n'en fait plus état dans la première partie de « L'Homme racinien », et que, dans la seconde partie, les analyses qu'il nous propose des différentes tragédies de Racine, n'en tiennent, le plus souvent, aucun compte non plus. Comment pourrait-il, d'ailleurs, en être autrement, puisque la « théologie racinienne » de Roland Barthes apparaît encore plus artificielle, s'il se peut, que les autres grandes théories du Sur Racine ? Aussi bien n'a-t-elle même pas réussi à convaincre M. Guy de Mallac et Mme Margaret Eberbach, deux universitaires américains pourtant grands admirateurs de Roland Barthes et fort peu portés, apparemment, à le lire d'un œil critique. Dans le livre qu'ils lui ont consacré, ils concluent, en effet, le paragraphe dans lequel ils résument sa « théologie racinienne », en ces termes  : « Nous pensons que toute cette analyse est d'une complexité par trop extrême pour convaincre pleinement » [5]. On le voit, comme tous les admirateurs de Roland Barthes, M. Guy de Mallac et Mme Margaret Eberbach sont persuadés qu'il ne saurait jamais pêcher que par excès de subtilité. Notre point de vue est bien différent. Si la « théologie racinienne » de Roland Barthes ne nous convainc assurément pas, ce n'est aucunement parce que nous la trouvons par trop ingénieuse. Elle nous paraît, en revanche, particulièrement propre à montrer combien Raymond Picard avait raison de conclure que la critique littéraire, telle que Roland Barthes la conçoit et la pratique, n'obéit qu'à ce seul principe : « On peut dire n'importe quoi » [6].

Tout d'abord lorsque Roland Barthes affirme que « dans Racine, il n'y a qu'un seul rapport, celui de Dieu et de la créature  », on se dit que, comme celui de Lucien Goldmann, le dieu de Roland Barthes doit souvent se plaire à rester caché. Car enfin, sur onze tragédies, il y en a cinq (Alexandre, Britannicus, Bérénice, Bajazet, et Mithridate) où les dieux sont pour ainsi dire totalement absents. Il s'en faut bien, d'ailleurs, que, dans les six autres (LaThébaïde, Andromaque, Iphigénie, Phèdre, Esther et Athalie), il n'y ait « qu'un seul rapport, celui de Dieu et de la créature ». En fait, la formule de Roland Barthes ne pourrait s'appliquer qu'à une seule tragédie de Racine, Athalie, et encore y faudrait-il bien des précautions. Mais le fait que Dieu soit bien souvent absent de la tragédie racinienne, ne saurait gêner Roland Barthes. Nous l'avons vu, il n'y a vraiment de conflit entre le père et le fils que dans deux tragédies de Racine seulement, Mithridate et Phèdre, et pourtant Roland Barthes décrète que ce conflit est partout, tous les personnages de Racine pouvant être considérés comme des « figures » de Père ou des « figures » de Fils, quand ils ne sont pas les deux à la fois. Mais, quand on fabrique des Pères à la pelle, on peut aussi facilement fabriquer des dieux. Car, à partir du moment où l'on décide d'appeler Père tout personnage qui représente le pouvoir, le Passé, l'Antériorité à partir du moment où l'on affirme que « le Père est immortel », parce que « l'Antérieur est immobile » [7], il n'y a qu'un pas à franchir pour transformer le Père en Dieu et faire du Fils la « créature ». Ce pas, Roland Barthes le franchit dès le chapitre « Le Père », en écrivant au début du troisième et dernier paragraphe : « La lutte inexpiable du Père et du fils est celle de Dieu et de la créature » [8]. Et, quelques lignes plus loin après nous avoir précisé que « le seul, le vrai Dieu racinien n'est ni grec ni chrétien, c'est le Dieu de l'Ancien Testament, dans sa forme littérale et comme épique : c'est Jahvé », il ajoute  : « Tous les conflits raciniens sont construits sur un modèle unique, celui du couple formé par Jahvé et son peuple  : ici et là, le rapport est fait d'une aliénation réciproque : l'être omnipotent s'attache personnellement à son sujet, le protège et le châtie capricieusement, l'entretient par des coups répétés dans la situation de terme élu d'un couple indissoluble (l'élection divine et l'élection tragique sont toutes deux terribles) ; à son tour, le sujet éprouve à l'égard de son maître un sentiment panique d'attachement et de terreur, de ruse aussi : bref fils et Père, esclave et maître, victime et tyran, amant et amante, créature et divinité sont liés par un dialogue sans issue et sans médiation  » [9].

Roland Barthes semble avoir senti que le lecteur risquait d'être quelque peu déconcerté de constater que le « rapport » fondamental de la tragédie racinienne se modifiait sans cesse et qu'après avoir été celui de l'amant et de l'amante, du bourreau et de la victime, du père et du fils, il était maintenant celui de Dieu et de la créature. Il s'emploie donc à essayer de le convaincre qu'il n'a pas oublié tout ce qu'il avait écrit auparavant, et, pour ce faire, il reprend lui-même toutes ensemble les différentes définitions qu'il a données du couple racinien, comme si elles n'avaient été que des approximations successives, comme si, loin de se contredire, ses diverses théories ne faisaient que refléter le mouvement d'une pensée qui, lentement mais sûrement, se préciserait et s'approfondirait. Malheureusement les conclusions auxquelles nous sommes arrivé dans les chapitres précédents, ne vont pas du tout dans ce sens. Nous avons vu, en effet, que les métamorphoses antérieures du couple racinien correspondaient, à chaque fois, à un changement radical de perspectives et aboutissaient à une nouvelle définition de « l'essence » même de la tragédie racinienne; nous avons vu que cette nouvelle définition était non seulement tout à fait arbitraire, mais parfaitement incompatible avec la précédente. Nous allons voir que le même phénomène se reproduit avec la dernière métamorphose du couple racinien et que le remplacement du Père et du fils par Dieu et la créature aboutit à la définition d'une « théologie racinienne » fort peu racinienne, mais profondément barthésienne, en cela d'abord qu'elle rend encore plus complète l'incohérence de la pensée.

Cette « théologie racinienne », le chapitre « La faute » nous la présente en ces termes  : « […] la tragédie est essentiellement procès de Dieu, mais procès infini, procès suspendu et retourné. Tout Racine tient dans cet instant paradoxal où l'enfant découvre que son père est mauvais et veut pourtant rester son enfant. À cette contradiction il n'existe qu'une issue (et c'est la tragédie même)  : que le fils prenne sur lui la faute du père, que la culpabilité de la créature décharge la divinité. Le Père accable injustement : il suffira de mériter rétroactivement ses coups pour qu'ils deviennent justes. Le Sang est précisément le véhicule de cette rétroaction. On peut dire que tout héros tragique naît innocent : il se fait coupable pour sauver Dieu. La théologie racinienne est une rédemption inversée : c'est l'homme qui rachète Dieu. […] On voit maintenant la nature exacte du rapport d'autorité. À n'est pas seulement puissant et B faible. À est coupable, B est innocent. Mais comme il est intolérable que la puissance soit injuste, B prend sur lui la faute de A : le rapport oppressif se retourne en rapport punitif, sans que pourtant cesse jamais entre les deux partenaires tout un jeu de blasphèmes, de ruptures et de réconciliations. Car l'aveu de B n'est pas une obligation généreuse : il est la terreur d'ouvrir les yeux sur le père coupable. Cette mécanique de la culpabilité alimente tous les conflits raciniens, y compris les conflits amoureux : dans Racine, il n'y a qu'un seul rapport, celui de Dieu et de la créature » [10].

On le voit, Roland Barthes ne se contente pas de nous livrer, une fois de plus, « l'essence » de la tragédie racinienne (« la tragédie est essentiellement procès de Dieu ») : il nous en livre maintenant la quintessence (« Tout Racine tient dans cet instant […]  »). On s'attendrait donc à ce que, pour justifier des affirmations aussi présomptueuses et aussi péremptoires, il fît appel à des citations nombreuses, empruntées sinon à chacune des onze tragédies (l'expérience nous a appris à ne pas être trop exigeant), du moins à la plupart d'entre elles. Or, pour illustrer sa « théologie racinienne », Roland Barthes n'a recours qu'à deux citations seulement. Et encore l'une d'elles ne saurait-elle en aucune façon servir à prouver que cette « théologie » est bien « racinienne ». Elle est, en effet, tirée d'un article d'un éminent spécialiste… de la Chine, M. Marcel Granet, publié dans L'Année sociologique de 1952 et intitulé « Le Roi boit. Notes sur le folklore ancien de la Chine ». De cet article, Roland Barthes cite en note cette phrase relative à la féodalité dans l'ancienne Chine : « On ne donne à un étranger barre sur soi qu'à condition de commettre une faute; le lien d'inféodation résulte de la faute qui "doit" être commise et du pardon que cette faute a pour fin d'obtenir » [11]. Nous reviendrons plus loin sur cette citation. Pour l'instant, nous nous contenterons de constater que toute la « théologie racinienne » de Roland Barthes ne s'appuie que sur une seule et unique citation de Racine, Roland Barthes rappelant seulement en note [12] ce qu'Oreste déclare à Pylade, au début de l'acte Ill, lorsqu'il décide d'avoir recours à la force et d'enlever Hermione :

Mon innocence enfin commence à me peser.
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix et poursuit l'innocence.
De quelque part sur moi que je tourne les yeux,
Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.
Méritons leur courroux, justifions leur haine [13].

Si Roland Barthes n'a invoqué que ces vers d'Oreste pour illustrer sa « théologie racinienne », il y a à cela une excellente raison. M. Maurice Delcroix écrit que ces vers « sont peut-être les seuls où un personnage de Racine rencontre momentanément et partiellement la thèse principale de R. Barthes sur le dieu racinien  : l'homme se ferait criminel pour justifier la divinité injuste » [14]. Non seulement M. Delcroix a raison, mais il aurait pu être tout à fait catégorique  : ces vers ne sont pas « peut-être », ils sont sûrement les seuls où un personnage de Racine semble tenir des propos qu'ils devraient tous tenir, si Roland Barthes avait raison.

Ainsi, ce qui devrait être la règle générale, constitue donc un cas unique, ou plutôt constituerait un cas unique, si l'on pouvait pousser l'inintelligence du texte jusqu'à prendre à la lettre les propos d'Oreste. Car, comme le dit M. Delcroix, Oreste ne rencontre la thèse de Roland Barthes que « momentanément et partiellement  », ou plutôt, pour être tout à fait exact, qu'en apparence seulement. Il convient, tout d'abord, de compléter la citation faite par Roland Barthes. En effet, pour mieux souligner le vers sur lequel, seul, en fin de compte, repose toute sa « théologie racinienne », il a pris soin d'arrêter sa citation sur :

Méritons leur courroux, justifions leur haine,

sans même laisser Oreste terminer sa phrase :

Et que le fruit du crime en précède la peine [15].

Ces deux vers, pourtant, ne sauraient être séparés  : on ne peut expliquer le premier sans rappeler le second. Oreste ne se décide pas à commettre un « crime » pour justifier après coup l'injustice des dieux à son égard. Il constate que les dieux n'attendent pas pour nous punir que nous ayons commis des crimes, et il en conclut qu'il vaut donc mieux prendre les devants et essayer de commettre les crimes qu'on a envie de commettre avant que les dieux ne nous frappent. Oreste ne se comporte pas comme un enfant qui découvrirait que son père est injuste, et qui, ne pouvant supporter cette idée, se ferait coupable pour le justifier. Il se comporte comme un enfant qui, sachant que son père est foncièrement injuste et que, quoi qu'il fasse ou qu'il ne fasse pas, il sera toujours puni, se dit qu'il serait bien bête d'être sage et décide de faire toutes les bêtises qu'il a envie de faire, commentant ironiquement sa décision en s'exprimant précisément comme s'exprimerait l'enfant qui voudrait justifier son père  : « Maintenant il saura pourquoi il me punit ». Ainsi ce n'est pas seulement sur un seul vers que Roland Barthes construit toute sa « théologie racinienne », c'est aussi sur un contresens radical. Interpréter comme il le fait les propos d'Oreste, c'est méconnaître complètement l'esprit qui les anime, c'est ne tenir aucun compte de l'ironie haineuse qui les inspire. Si Oreste feint de vouloir justifier les dieux, c'est pour mieux stigmatiser leur injustice à son égard, une injustice si constante, si persévérante, qu'étant assuré d'être à la fin accablé malgré son « innocence », il ne peut que gagner à y renoncer, puisqu'il n'a rien à perdre.

Bien loin qu'Oreste songe jamais à justifier les dieux, il est, sans doute, avec Jocaste, celui des personnages de Racine qui dénonce le plus violemment leur injustice. Mais Roland Barthes s'est bien gardés de rappeler en quels termes Oreste apostrophait le Ciel, juste avant de sombrer dans la folie à la fin de la pièce :

Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance  :
Oui, je te loue, ôCiel, de ta persévérance.
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère;
J'étais né pour servir d'exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli [16].

À l'évidence, si Oreste a jamais songé à se faire criminel pour justifier les dieux, il l'a ici totalement oublié. Pourtant ce serait, pour lui, le moment où jamais de s'en souvenir. Il vient, en tuant Pyrrhus, de commettre un crime bien plus grave encore que celui qu'il s'apprêtait à commettre, lorsqu'il parlait de mériter le courroux des dieux et de justifier leur haine. Il est lui-même tout à fait conscient de l'horreur de son crime, puisqu'il l'a évoqué en ces termes à la scène précédente  :

Je viole en un jour les droits des souverains,
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains,
Ceux même des autels où ma fureur l'assiège  :
Je deviens parricide, assassin, sacrilège [17].

Or, il n'a point du tout le sentiment que son crime a, du moins, justifié les dieux, en prouvant qu'ils avaient raison de le poursuivre de leur haine. Bien au contraire, il est plus que jamais persuadé que les dieux se sont acharnés contre lui par pure méchanceté, qu'ils ont « pris plaisir » à l'accabler, et l'ont élu, dès sa naissance, « pour être du malheur un modèle accompli ». Aux yeux d'Oreste, son crime ne saurait évidemment pas servir à justifier les dieux. Pour lui, il est, au contraire, avec le suicide d'Hermione, la phase ultime du plan diabolique que, depuis toujours, ils avaient conçu pour le faire parvenir « au comble des douleurs ». Si Roland Barthes pense qu'Oreste « se fait coupable pour sauver Dieu  », Oreste, lui, est convaincu que les dieux l'ont fait coupable pour achever de le perdre.

Et comment pourrait-il en être autrement ? Ce crime qu'Hermione l'a forcé à commettre, bien qu'il lui fît horreur, en le menaçant de tuer elle-même Pyrrhus, s'il ne le faisait, pas, et de se tuer aussitôt après, ce crime dont elle ne l'a payé qu'en le maudissant et en allant se tuer sur le corps de Pyrrhus, ce crime, comment Oreste pourrait-il ne pas penser que les dieux l'ont prémédité, que, dans leur haine contre lui, il ont tout fait pour qu'il en vînt à le commettre ? Ainsi, malgré son crime ou plutôt à cause même de son crime, Oreste a plus que jamais le sentiment d'être une victime sur laquelle la haine injuste des dieux s'est acharnée d'une manière exemplaire. Moins que jamais il ne semble éprouver cette « terreur d'ouvrir les yeux sur le père coupable  » dont parle Roland Barthes et qu'il propose d'appeler « le complexe de Noé » [18].

L'exemple d'Oreste, le seul que, dans le chapitre « La Faute », Roland Barthes invoque pour illustrer un comportement qu'il affirme être général, est donc aussi peu convaincant que possible. D'ailleurs, nous l'avons vu, Roland Barthes lui-même, lorsqu'il analyse Andromaque, dans la seconde partie de « L'Homme racinien », néglige complètement le personnage d'Oreste et ne se souvient plus du tout de cette « théologie » qu'il avait découverte, vingt-cinq pages auparavant, au centre et au cœur même du tragique racinien.

Mais, dans cette seconde partie de « L'Homme racinien », si Roland Barthes oublie l'unique exemple sur lequel il avait fondé, dans la première partie, sa « théologie racinienne », il nous en propose, en revanche, quelques autres (trois seulement) qu'il nous faut maintenant examiner. Il croit en trouver un tout d'abord, dès la première tragédie de Racine, dans la haine qui oppose Etéocle et Polynice. « Les deux frères, écrit-il, ne peuvent être responsables d'une haine qui leur vient d'un au-delà d'eux-mêmes - et c'est là leur malheur - mais ils peuvent en inventer les formes, faire de cette haine un protocole auquel ils président pleinement : assumer leur haine, c'est déjà rencontrer la liberté tragique, qui n'est autre que la reconnaissance d'une Nécessité. Les deux frères se connaissent haineux comme Phèdre se connaîtra coupable et cela accomplit la tragédie. Nous voici au cœur de la métaphysique racinienne : l'homme paye de sa faute le caprice des Dieux, il se fait coupable pour absoudre les Dieux; en accomplissant un crime qu'il n'a pas voulu, il redresse d'une façon propitiatoire l'absurdité scandaleuse d'un Dieu qui punit ce qu'il a lui-même ordonné, confond la faute et la punition, fait de l'acte humain à la fois un crime et un tourment, et ne définit l'homme que pour le condamner. Ainsi s'ébauche dans La Thébaïde un système blasphématoire qui aura son couronnement dans les dernières tragédies, Phèdre, Athalie. Le fond de ce sytème est une théologie [sic] inversée [19] : l'homme prend sur lui la faute des Dieux, son Sang rachète leur malignité. Les Dieux ont mis injustement la haine entre Etéocle et Polynice; en acceptant de vivre cette haine, Etéocle et Polynice justifient les Dieux » [20].

Comment ne pas être très perplexe ? Dans le cas d'Oreste, pour lui prêter l'étrange désir de justifier les dieux en se faisant lui-même coupable, Roland Barthes s'appuyait du moins sur une citation, même si c'était au prix d'un étonnant contresens. Dans le cas d'Etéocle et de Polynice, il ne semble pas s'être préoccupé le moins du monde de vérifier s'ils éprouvaient bien les sentiments qu'il leur avait prêtés. En effet, pour illustrer ce qu'il dit dans le passage que nous venons de citer, il rappelle seulement en note [21], quand il évoque « l'absurdité scandaleuse d'un Dieu qui punit ce qu'il a lui-même ordonné », les vers de Jocaste :

Voilà de ces grands Dieux la suprême justice!
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas;
lls nous le font commettre et ne l'excusent pas [22].

On aurait aimé entendre aussi Etéocle ou Polynice [23]. Car c'est d'eux d'abord qu'il s'agit dans ce passage. Il est pour le moins surprenant que voulant montrer que l'homme racinien, en général, et Etéocle et Polynice, en particulier, ont pour plus profond désir de justifier les dieux, Roland Barthes n'ait cité que des vers où Jocaste, à son habitude, dénonce avec la plus grande vigueur l'injustice des dieux, une injustice que, bien entendu, elle n'envisage jamais d'essayer de justifier de quelque façon que ce soit. On aurait d'ailleurs aimé que Roland Barthes cherchât à nous expliquer pourquoi la « théologie » de Jocaste ressemblait si peu à la « théologie racinienne » qu'il croit avoir découverte. Il ne l'a pas fait, et c'est d'autant plus fâcheux que Jocaste semble être le seul personnage de La Thébaïde à avoir une « théologie » ; elle est, en tout cas, et de très loin, le personnage qui parle le plus des dieux. Mais nous y reviendrons tout à l'heure.

Etéocle et Polynice, quant à eux, parlent peu des dieux, et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils ne semblent pas avoir de « théologie » bien définie. Certes, Polynice s'en prend, une fois, à l'injustice des dieux et il les accuse de prendre parti pour son frère et pour la « tyrannie »:

J'espérais que du ciel la justice infinie
Voudrait se déclarer contre la tyrannie,
Et que, lassé de voir répandre tant de sang,
ll rendrait à chacun son légitime rang.
Mais puisque ouvertement il tient pour l'injustice,
Et que des criminels il se rend le complice,
Dois-je encore espérer qu'un peuple révolté,
Quand le ciel est injuste, écoute l'équité [24] ?

Mais Polynice n'est pas Oreste. Il ne s'agit, semble-t-il, que d'une impression passagère, puisqu'il dit avoir espéré jusque-là en la justice du Ciel. D'ailleurs, en face de son frère, il affirme que les dieux sont de son côté. À Jocaste qui lui dit, en parlant d'Etéocle :

Il a pour lui le peuple,

il répond, en effet :

……Et j'ai pour moi les Dieux [25].

Quant à Etéocle, il affirme, bien sûr, lui aussi, que les dieux sont avec lui, puisqu'il réplique alors à Polynice :

Les Dieux de ce haut rang te voulaient interdire,
Puisqu'ils m'ont élevé le premier à l'empire.
lls ne savaient que trop, lorsqu'ils firent ce choix,
Qu'on veut régner toujours quand on règne une fois [26].

Il l'avait déjà suggéré, au début de la pièce, lorsqu'il disait à Jocaste :

Que l'on fasse parler et le peuple et les Dieux.
Si le peuple y consent je lui cède ma place;
Mais qu'il se rende enfin, si le peuple le chasse [27].

Il y a pourtant un passage où les propos d'Etéocle se rapprochent un peu de ceux de Roland Barthes, lorsqu'il évoque, devant Créon, la haine qui l'oppose à Polynice :

Je ne sais si mon cœur s'apaisera jamais :
Ce n'est pas son orgueil, c'est lui seul que je hais.
Nous avons l'un et l'autre une haine obstinée :
Elle n'est pas, Créon, l'ouvrage d'une année;
Elle est née avec nous; et sa noire fureur
Aussitôt que la vie entra dans notre cœur.
Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance;
Que dis-je ? nous l'étions avant notre naissance.
Triste et fatal effet d'un sang incestueux !
Pendant qu'un même sein nous renfermait tous deux,
Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
De nos divisions lui marqua l'origine.
Elles ont, tu le sais, paru dès le berceau,
Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.
On dirait que le ciel, par un arrêt funeste,
Voulut de nos parents punir ainsi l'inceste,
Et que dans notre sang il voulut mettre au jour
Tout ce qu'ont de plus noir et la haine et l'amour [28].

On le voit, devant une haine aussi « obstinée », Etéocle est effectivement tenté d'en chercher la cause dans la volonté des dieux. Pourtant, alors que Roland Barthes affirme que « les Dieux ont mis injustement la haine entre Etéocle et Polynice », Etéocle, lui, se montre beaucoup plus prudent (« On dirait que… »). D'autre part, si l'on ne sépare pas ces quatre derniers vers de tous ceux qui les précèdent, on a l'impression qu'Etéocle invoque le Ciel, moins pour chercher une explication surnaturelle à la haine qui l'oppose à son frère, que pour faire sentir à Créon, par une sorte de comparaison, que cette haine est trop profondément enracinée en eux pour pouvoir jamais s'apaiser [29]. De plus, dans ces vers, Etéocle ne s'en prend pas, du moins explicitement, à l'injustice des dieux. Sans doute seraient-ils très injustes de vouloir punir, et jusque sur les enfants, l'inceste involontaire des parents. Mais, précisément, Etéocle qui tient là une excellente occasion de dénoncer avec vigueur l'injustice des dieux, ne la saisit pas. Enfin et surtout, quand bien même ces vers permettraient d'affirmer qu'Etéocle a vraiment le sentiment que « les Dieux ont mis injustement la haine » entre Polynice et lui, on ne l'entend jamais, non plus que Polynice, exprimer l'idée, ou seulement la suggérer, qu' « en acceptant de vivre cette haine, [ils] justifient les Dieux ».

D'ailleurs, quand bien même il n'aurait jamais lu La Thébaïde, le lecteur de Roland Barthes aurait quelque mal à le suivre, pour peu qu'il eût l'esprit logique. Car, lorsque Roland Barthes nous dit, dans le passage que nous avons cité, qu'Etéocle et Polynice « peuvent […] assumer leur haine » et qu' « en acceptant de vivre cette haine, [ils] justifient les Dieux », cela implique qu'ils pourraient aussi refuser d'assumer leur haine et ne pas accepter de la vivre. Malheureusement tout ce qu'a écrit Roland Barthes, dans les trois pages qui précédent, ne nous avait guère préparés à admettre qu'ils en eussent la possibilité. Il y a, en effet, repris et développé la théorie de la « haine charnelle » qu'il nous avait déjà présentée dans le chapitre « Les deux éros ». Sans revenir sur les objections que nous lui avons faites, lorsque nous avons examiné cette grotesque théorie, rappelons seulement que Roland Barthes assimile la « haine charnelle » à « l'éros-événement » dans lequel le héros « est saisi, lié comme dans un rapt » [30]. On ne voit pas très bien, dans ces conditions, comment le héros peut être libre de vivre ou plutôt de ne pas vivre sa haine. Et, dans le cas particulier qu'Etéocle et de Polynice, on comprend fort mal, comment après avoir dit qu'« ils se haïssent absolument, et ils le savent par cette émotion physique qui les saisit l'un en face de l'autre » [31], Roland Barthes peut dire, à la page suivante [32], qu'ils acceptent de vivre leur haine pour justifier les dieux.

À vrai dire, même indépendamment de l'explication « physique » que Roland Barthes nous donne de la haine, ses propos n'en seraient pas moins tout à fait spécieux, voire dénués de tout sens. Pour notre part, en tout cas, nous avons quelque peine à trouver un sens précis, un sens véritable à des formules telles que « assumer sa haine » ou « accepter de vivre sa haine ». On hait quelqu'un ou on ne le hait pas. Mais comment fait-on, au juste, pour haïr quelqu'un sans assumer sa haine ? Si l'on ne veut pas accepter de vivre sa haine, n'est-on pas conduit à la surmonter, ou à l'oublier, c'est-à-dire à cesser de haïr ? Si l'on suit bien la pensée de Roland Barthes, Etéocle et Polynice, convaincus que « les Dieux ont mis injustement la haine entre eux » décideraient de vivre cette haine pour justifier les dieux. Ainsi, ayant découvert que la haine qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre, était profondément injuste, ils en ont conclu aussitôt qu'il leur fallait dorénavant se haïr avec une ardeur redoublée. En fin de compte, si Roland Barthes avait raison, ils se haïraient d'autant plus qu'ils verraient moins de raisons de se haïr. Mais tout cela nous paraît être d'une totale irréalité. Quand on se rend compte, en effet que la haine qu'on éprouve pour quelqu'un est injuste, n'est-ce pas qu'on est en train de cesser de le haïr ? Peut-on vraiment haïr quelqu'un sans être persuadé qu'on a raison de le haïr ? Non seulement Roland Barthes ne se soucie pas de savoir si les sentiments qu'il prête à Etéocle et à Polynice, sont bien ceux que Racine leur a prêtés. Non seulement il ne se soucie pas de savoir si les sentiments qu'il leur prête maintenant, ne sont pas en contradiction avec ceux qu'il leur a prêtés auparavant. Il ne se soucie même pas de savoir si quelqu'un a bien pu réellement éprouver un jour de semblables sentiments.

Si Roland Barthes ne nous a donc pas convaincu le moins du monde que La Thébaïde nous offrait bien l'illustration de sa « théologie racinienne il a du moins essayé de le faire. Comme il nous a avertis que « dans Racine, il n'y a qu'un seul rapport, celui de Dieu et de la créature  », on s'attendrait à retrouver cette théologie racinienne au centre de chacune de ses analyses. Or, ni dans l'analyse d'Alexandre, ni, nous l'avons vu, dans celle d'Andromaque, ni dans celle de Britannicus, ni dans celle de Bérénice, ni dans celle de Bajazet, on ne voit apparaître cette « rédemption inversée » qui devrait être pourtant le sésame de toutes les tragédies. Il faut en arriver à l'analyse de la septième tragédie, Mithridate, pour la voir réapparaître. On commençait à désespérer de la retrouver jamais.

Et encore, de l'aveu même de Roland Barthes, dans Mithridate, cette théologie n'est-elle qu'ébauchée. Comment s'en étonner ? Comme le remarque Raymond Picard dans sa présentation de la pièce, « les dieux […] n'ont que bien peu de place dans cette tragédie » [33]. Des expressions telles que « O Dieux », « grands Dieux », « au nom des Dieux », « plût aux Dieux » [34], ne permettent guère, en effet, de dégager une théologie. Bien sûr, il y a le père, qui d'ailleurs, dans Mithridate, se trouve être effectivement un père, Mithridate. Et bien sûr, c'est lui qui va fournir à Roland Barthes le Dieu dont il a besoin. Malheureusement le critique ne semble pas être lui-même tout à fait convaincu que Mithridate soit vraiment un dieu : « Le retour du père, après une mort feinte, participe d'une théophanie; Mithridate revient de la nuit et de la mort. Mais le dieu n'est ici qu'ébauché; il n'a pas plongé dans l'Enfer, comme le fera Thésée, il n'a pas communiqué avec les morts, sa mort était ruse et non pas mythe. Son immortalité n'est qu'esquissée; invulnérable aux poisons, il mourra pourtant, ce dieu est un faux dieu » [35]. On aimerait savoir dans quelle mesure un dieu qui est un faux dieu, est encore un dieu. était-ce bien la peine, en dehors du fait que cela permet de noircir du papier, de définir Mithridate comme un dieu, pour dire ensuite que c'est un faux dieu ? Enfin peut-on vraiment, s'il n'y a, dans Mithridate, qu'un faux dieu, y trouver une théologie ?

Cela n'empêche pourtant pas Roland Barthes de prétendre que « le rapport de Xipharès et de Mithridate » est celui de la créature et de Dieu, tel que sa théologie racinienne l'a défini. « Ce juge, écrit-il à propos de Mithridate, ce dieu, s'il en est un, est un juge-partie, un dieu méchant; impuissant à plaire, il ne peut que tyranniser; équivoque, son ambiguïté même est maligne, ses caresses - une fois de plus - sont meurtrières; enfin et surtout - car c'est là le trait constitutif de la divinité racinienne - ce Juge détient une balance faussée, mais intelligemment faussée  : il sait toujours haïr un peu plus qu'il n'aime. La Légalité est bien pour lui un instrument de tyrannie : il a reçu Monime de son père, il la tient de la Loi, il exige une fidélité, il fait de la noce une mort […] Tel est le père affreux qu'un fils coupable retrouve. À ce point, la tragédie exprime l'univers racinien dans sa vérité : des dieux méchants que l'homme ne peut justifier qu'en s'avouant coupable : c'est bien le rapport de Xipharès et de Mithridate » [36].

Que Mithridate ne soit pas un modèle de gentillesse, qui pourrait le nier ? Bien sûr, il est violent, cruel, féroce; bien sûr, le piège qu'il tend à Monime, est odieux; bien sûr, il lui envoie une coupe de poison. Mais, si grande qu'elle puisse être parfois, on ne saurait voir en Mithridate que sa méchanceté et ne le définir que par elle, comme le fait Roland Barthes. À l'en croire, Mithridate serait essentiellement un tyran qui n'aurait pas d'autre plaisir et ne se proposerait pas d'autre fin que de faire le malheur de ceux qui sont autour de lui. Pour le montrer, Roland Barthes, après avoir écrit à la page précédente  : « la situation […] fait Xipharès coupable : il vole au père sa femme » [37], écrit maintenant  : « en fait, c'est le père qui a volé Monime à Xipharès » [38]. Ainsi, suivant qu'il veut souligner la culpabilité de Xipharès ou la méchanceté de Mithridate, il n'hésite pas à employer des formules contradictoires. Cela ne les empêche pas d'être l'une et l'autre inexactes. Car, s'il n'est pas vrai que Xipharès ait volé Monime à son père, puisqu'il l'a connue et aimée le premier, il n'est pas vrai non plus que son père lui ait volé Monime, puisqu'il ignorait que Xipharès l'aimait : il la lui a seulement enlevée sans le savoir. Ce n'est donc pas à son père, s'il est devenu son rival, que Xipharès doit s'en prendre, mais aux circonstances, mais au destin. Et c'est bien ce qu'il fait lorsqu'il dit à Monime :

Je suis un malheureux que le destin poursuit;
C'est lui qui m'a ravi l'amitié de mon père,
Qui le fit mon rival [39].

À l'égard de Monime, s'il est vrai qu '« impuissant à plaire, il [Mithridate] ne peut que tyranniser », les deux vers que Roland Barthes cite en note [40] à l'appui de cette affirmation :

Faut-il que désormais, renonçant à vous plaire,
Je ne prétende plus qu'à vous tyranniser [41] ?

montrent bien qu'il le regrette. On peut même dire qu'il le déplore amèrement, si l'on prend la peine de replacer ces vers dans leur contexte et de relire ceux qui précédent immédiatement :

Ainsi, prête à subir un joug qui vous opprime,
Vous n'allez à l'autel que comme une victime;
Et, moi, tyran d'un cœur qui se refuse au mien,
Même en vous possédant je ne vous devrai rien.
Ah ! Madame, est-ce là de quoi me satisfaire [42] ?

Mais, comme à son habitude, Roland Barthes a préféré se contenter d'une citation très brève. Il lui est ainsi plus facile de déformer les propos de Mithridate et d'affecter de croire que, lui-même, il avoue n'être, au fond, qu'un tyran. Mais le véritable tyran n'est pas celui qui, impuissant à plaire, en est réduit à tyranniser; il est celui qui se plait à tyranniser. Lorsque Roland Barthes dit que Mithridate se sert, envers Monime, de « la Légalité » comme d'« instrument de tyrannie », il ne voit pas qu'il préférerait certainement de beaucoup ne pas avoir besoin de faire appel à « la Légalité ».Il oublie tout simplement que Mithridate est profondément amoureux de Monime. Et l'on pourrait reprendre ici les objections que nous lui avons déjà faites dans notre chapitre « Le Bourreau et la victime ». Mithridate n'est pas un « violent  » au sens que Roland Barthes donne à ce mot : il ne veut pas contraindre Monime à faire ce qu'elle ne veut pas. Il voudrait, au contraire, qu'elle veuille la même chose que lui et il ne devient violent que parce qu'elle ne le veut pas. Certes, nous l'avons dit, Mithridate est fort capable de méchanceté, notamment quand il souffre dans son amour en même temps que dans son orgueil. On ne saurait pourtant dire de lui ce que Roland Barthes dit du dieu racinien  : « son être est la Méchanceté » [43]. D'ailleurs, si cela était, Mithridate n'aurait pas envoyé Arbate sauver Monime [44], il ne l'aurait pas donnée à Xipharès avant de mourir. Et Roland Barthes semble reconnaître lui-même, du moins implicitement, que ce dénouement contredit sa théologie racinienne, puisqu'il écrit, aussitôt après avoir défini les rapports de Dieu et de la créature dans Mithridate  : « Mais on sait qu'il y a quelquefois dans la tragédie racinienne un point par où elle pourrit, c'est la mauvaise foi. Dans Mithridate, ce pourrissement s'opère par le sacrifice du vieux Roi » [45].

Ainsi, ce qui manque d'abord dans Mithridate pour qu'on puisse y retrouver la théologie racinienne de Roland Barthes, c'est un dieu qui en soit vraiment un (le critique lui-même n'est pas tout à fait sûr de la divinité de Mithridate) et qui soit foncièrement méchant et injuste (ce que Mithridate n'est pas). Mais il manque aussi la créature. Certes, Roland Barthes croit bien l'avoir trouvée en la personne de Xipharès, qui s'avouerait coupable pour justifier par là la méchanceté de Mithridate à son égard. Mais il n'a pas pris la peine de nous dire sur quel propos de Xipharès lui-même, ou, à défaut, d'un autre personnage, il fondait son interprétation. Ce propos, on le chercherait en vain. Nulle part dans la pièce, en effet, Xipharès ne paraît vouloir s'accuser lui-même pour justifier l'injustice de son père. Bien au contraire, nous le savons, lorsqu'il confie à Arbate son amour pour Monime, au début de la tragédie, il se montre fort soucieux de n'être pas injustement soupçonné d'avoir voulu marcher sur les brisées de son père. Il n'a pas le temps, dit-il, de faire à Arbate le récit de ses amours, mais il tient à lui faire savoir qu'il a connu et aimé Monime bien avant son père :

Qu'il te suffise donc pour me justifier,
Que je vis, que j'aimai la reine le premier;
Que mon père ignorait jusqu'au nom de Monime,
Quand je conçus pour elle un amour légitime [46].

Le plus curieux, c'est que Roland Barthes rappelle lui-même ces vers de Xipharès, du moins les deux premiers, à la page 107 [47], lorsqu'il s'agit pour lui de montrer que Mithridate est injuste envers son fils et qu' « en fait c'est le père qui a volé Monime à Xipharès ». Mais le lecteur, en tournant la page, doit s'empresser d'oublier ces deux vers. Roland Barthes n'a évidemment pas prévu qu'on puisse avoir le mauvais esprit de s'en souvenir encore à la page 108 [48], lorsqu'il est en train d'expliquer que Xipharès s'avoue coupable pour justifier son père.

Certes, parce qu'il éprouve pour son père un très grand respect et une très grande admiration [49], Xipharès est toujours prêt à s'effacer devant lui. Mais, pour la même raison, il songe si peu à s'avouer coupable envers son père qu'il ne peut, au contraire, supporter l'idée d'être seulement soupçonné de l'être. Et si, malgré son amour pour Monime, il s'est tu, lorsqu'il a appris que son père voulait l'épouser, c'est parce que les circonstances ont joué contre lui et que les intrigues de sa mère l'ont forcé à voler au secours de son père pour ne pas être suspecté d'avoir été complice de sa trahison ou seulement d'en avoir été instruit. écoutons-le, lorsqu'il vient de confier à Arbate quel fut son désespoir quand on lui annonça « l'amour et les desseins  » [50] de Mithridate :

Hélas! ce fut encor dans ce temps odieux
Qu'aux offres des Romains ma mère ouvrit les yeux;
Ou pour venger sa foi par cet hymen trompée,
Ou ménageant pour moi la faveur de Pompée,
Elle trahit mon père, et rendit aux Romains
La place et les trésors confiés en ses mains.
Que devins-je au récit du crime de ma mère !
Je ne regardai plus mon rival dans mon père;
J'oubliai mon amour par le sien traversé :
Je n'eus devant les yeux que mon père offensé.
J'attaquai les Romains; et ma mère éperdue
Me vit, en reprenant cette place rendue,
À mille coups mortels contre eux me dévouer,
Et chercher en mourant à la désavouer [51].

Ces vers ne montrent pas seulement que Xipharès est toujours du côté de son père contre les Romains et que son zèle est plus grand que jamais lorsqu'il croit devoir effacer les soupçons que la conduite de sa mère pourrait avoir fait naître. Ils montrent aussi et surtout que Xipharès ne se serait sans doute pas tu, mais qu'il aurait très probablement avoué à son père qu'il aimait Monime et fait valoir qu'il l'avait connue avant lui, si l'obligation impérieuse de réparer la trahison de sa mère n'avait alors constitué pour lui la priorité absolue. On comprend aisément quel a été le souci de Racine en écrivant ces vers. Il a craint, très justement, que Xipharès ne parût faire preuve d'une soumission excessive envers son père et qu'on ne pût l'accuser soit d'être moins amoureux de Monime qu'il ne le disait, soit de manquer de caractère et de pousser le respect filial jusqu'à la servilité. Mais Racine n'aurait certainement pas éprouvé cette crainte, s'il avait vu les choses comme les voit Roland Barthes. Fort heureusement et nous y reviendrons tout à l'heure, il avait compris, lui, que cette espèce de masochisme moral que Roland Barthes prête à « la créature », ne convenait guère à un héros tragique.

Il serait vain, à défaut de trouver en Xipharès la créature dont la théologie racinienne de Roland Barthes a besoin, de la chercher en Pharnace ou en Monime. Roland Barthes d'ailleurs n'y a pas songé. Comment l'eût-il pu faire ? De Pharnace, il nous dit lui-même que « sa sécession loin du père est accomplie » [52] et tout son rôle, du début jusqu'à la fin, interdit absolument qu'on puisse lui prêter la moindre velléité de justifier, par sa propre injustice, l'injustice de Mithridate. Bien au contraire, lorsque, à l'annonce du retour de Mithridate, il propose à Xipharès de lui tenir tête ensemble, il invoque l'injustice de Mithridate pour justifier cette rébellion  :

Sa haine va toujours plus loin que son amour.
Ne vous assurez point sur l'amour qu'il vous porte :
Sa jalouse fureur n'en sera que plus forte.
Songez-y. Vous avez la faveur des soldats,
Et j'aurai des secours que je n'explique pas.
M'en croirez-vous ? Courons assurer notre grâce :
Rendons-nous, vous et moi, maîtres de cette place,
Et faisons qu'à ses fils, il ne puisse dicter
Que les conditions qu'ils voudront accepter [53].

Quant à Monime, il serait assurément bien difficile de lui prêter à l'égard de Mithridate le « complexe de Noé ». Comment oublier, en effet, la réponse si digne, si ferme et si fondée, qu'elle fait à Mithridate, à la scène 4 de l'acte IV, lorsqu'il lui ordonne de l'épouser et qu'il ose lui dire :

Méritez la pardon qui vous est présenté [54] ?

Bien loin de s'avouer coupable, comme Mithridate l'invitait à le faire, elle proteste avec force de sa totale innocence ainsi que de celle de Xipharès :

Du jour que sur mon front on mit ce diadème,
Je renonçai, Seigneur, à ce prince, à moi-même.
Tous deux d'intelligence à nous sacrifier,
Loin de moi, par mon ordre, il courait m'oublier [55].

Si, maintenant, elle doit refuser de l'épouser, Mithridate, à cause de son indigne stratagème, en porte seul la responsabilité :

Vous seul, Seigneur, vous seul, vous m'avez arrachée
À cette obéissance où j'étais attachée;
Et ce fatal amour dont j'avais triomphé,
Ce feu que dans l'oubli je croyais étouffé,
Dont la cause à jamais s'éloignait de ma vue,
Vos détours l'ont surpris, et m'en ont convaincue.
Je vous l'ai confessé, je le dois soutenir [56].

Certes, Roland Barthes n'a aucunement essayé de montrer que Pharnace ou Monime se comportaient à l'égard de Mithridate comme se comporte, dans sa théologie racinienne, la créature à l'égard de Dieu. Il aurait fallu, du moins, qu'il nous expliquât pourquoi ils ne se conformaient pas à ce qu'il nous avait pourtant présenté comme une règle tout à fait générale. Si, comme il nous l'a dit, « tous les conflits raciniens  » sont alimentés par « cette mécanique de la culpabilité », on voudrait savoir pourquoi il n'en est pas de même de ceux de Pharnace et de Mithridate, de Monime et de Mithridate, et, par la même occasion, de Pharnace et de Monime.

Laissons donc Mithridate, où, pas plus que dans La Thébaïde, nous n'avons rencontré, quoi que dise Roland Barthes, cette théologie racinienne que l'on devrait trouver partout et que, jusqu'à présent, nous n'avons trouvée nulle part. Nous devrions avoir plus de chance avec les deux tragédies suivantes, Iphigénie et Phèdre, puisqu'elles sont, de toutes les tragédies profanes de Racine, celles où les dieux jouent le plus grand rôle. Nous constatons pourtant que, dans l'étude qu'il consacre à Iphigénie, Roland Barthes laisse complètement de côté sa théologie racinienne. Quant à l'étude qu'il consacre à Phèdre, il faut arriver tout à la fin pour voir réapparaître, le temps d'une courte phrase, cette théologie racinienne qu'on n'espérait plus retrouver. Elle tient, en effet tout entière dans la dernière phrase du chapitre : « Tout l'effort de Phèdre consiste à remplir sa faute, c'est-à-dire à absoudre Dieu » [57].

On aurait aimé avoir, sinon une démonstration (n'en demandons pas trop), du moins quelques explications. Mais Roland Barthes n'a même pas cru bon de citer ne fût-ce qu'un seul vers à l'appui de cette étrange affirmation. C'est donc à nous de chercher si l'on peut ou non trouver dans le texte de quoi justifier les propos du critique.

À en croire Roland Barthes, « tout l'effort » de Phèdre tendrait donc à « absoudre Dieu ». Cela suppose tout d'abord que Phèdre, au moins dans un premier temps, juge que les dieux sont coupables et injustes envers elle. Sur ce point, assurément, rien n'est plus aisé que de trouver, dans le rôle de Phèdre, des vers où elle rend les dieux responsables de son amour et de son malheur. Ainsi, dès les premières répliques de son rôle, lorsque Œnone s'étonne de ses propos, elle met en cause les dieux et leur impute son « égarement  »:

Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
Je l'ai perdu : les Dieux m'en ont ravi l'usage [58].

Plus loin, dans la même scène, lorsqu'elle s'apprête à révéler son secret à Œnone, elle évoque, pour la mettre sur la voie, la « haine de Vénus » [59] qui, après avoir poursuivi sa mère, la poursuit maintenant :

Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable [60]

Elle accuse de nouveau Vénus lorsque, dans la dernière tirade, elle fait l'histoire de sa passion.

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables [61],

dit-elle en évoquant le coup de foudre initial. Et elle résume toute la violence de sa passion que son arrivée à Trézène a réveillée, dans le vers fameux :

C'est Vénus tout entière à sa proie attachée [62],

où le mot « proie »montre bien qu'elle se considère comme une victime de Vénus. Et, dans la scène de l'aveu à Hippolyte, de même que dans celle de l'aveu à Œnone, Phèdre dénonce l'injustice et la cruauté des dieux :

Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les Dieux m'en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,
Ces Dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d'une faible mortelle [63].

Mais, s'il est facile de prouver que Phèdre dénonce la méchanceté des dieux, on ne voit vraiment pas sur quelle citation on pourrait s'appuyer pour essayer de montrer qu'elle veut, malgré tout, les absoudre. Jusqu'à la fin, en effet, jusqu'au moment où, mourante, elle vient se confesser devant Thésée, elle continue à accuser le Ciel :

Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste [64].

Ainsi, lorsque Roland Barthes affirme que « tout l'effort de Phèdre consiste à remplir sa faute, c'est-à-dire à absoudre Dieu », la seconde partie de son affirmation (« c'est-à-dire à absoudre Dieu  ») apparaît-elle totalement arbitraire. Cette constatation pourrait, d'ailleurs, suffire à notre propos, puisque c'est seulement avec cette seconde partie de son affirmation que Roland Barthes retrouve, tout à fait in extremis, sa théologie racinienne. Il resterait, bien sûr, la possibilité d'avoir recours à l'inconscient et de prétendre que Phèdre ignore elle-même que tout son effort ne tend qu'à absoudre Dieu. Mais, outre qu'une telle affirmation demeurerait nécessairement indémontrable, il faudrait d'abord que la première partie de l'affirmation fût fondée et que l'on pût effectivement dire que « tout l'effort de Phèdre consiste à remplir sa faute  ». Or tout le rôle de Phèdre s'inscrit en faux contre une pareille formule. Elle contredit d'ailleurs, d'une manière tout à fait littérale, ce que Racine lui-même dit dans sa Préface. Le plus étrange, c'est que, dans la phrase qui précède immédiatement cette formule, Roland Barthes n'a pas craint de nous renvoyer lui-même à la préface de Phèdre pour justifier son propos. Ayant affirmé que, chez Racine, « le Mal est terrible, à proportion même qu'il est vide », que « l'homme souffre d'une forme », il ajoute : « C'est ce que Racine exprime très bien à propos de Phèdre, quand il dit que pour elle le crime est une punition » [65]. Et c'est alors qu'en note, il nous renvoie à la « Préface, fin du premier paragraphe » [66]. Mais il n'a pas cru devoir citer le texte. Il aurait sans doute pu le faire, mais à la condition de ne citer que les derniers mots et de se garder soigneusement de remonter un peu plus haut. Racine, voulant montrer que Phèdre « n'est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente », écrit en effet ceci : « Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne. Et lorsqu'elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu'un mouvement de sa volonté » [67]. Il faut choisir : si Roland Barthes a raison de dire que « tout l'effort de Phèdre consiste à remplir sa faute », alors Racine s'est complètement trompé, lorsqu'il a écrit que Phèdre faisait tous ses efforts pour surmonter sa passion.

Mais le choix n'est guère difficile. Outre qu'il nous paraît assez logique d'accorder plus de crédit à Racine lui-même qu'à l'auteur du Sur Racine, il est impossible d'invoquer une seule citation pour justifier la formule de Roland Barthes, alors que, pour illustrer celle de Racine, l'on n'a que l'embarras du choix. Si l'on en croit ce qu'elle dit elle-même à Œnone, tout l'effort de Phèdre, depuis le jour où elle a rencontré Hippolyte, a consisté à essayer, par tous les moyens, de ne pas remplir sa faute. C'est pour cela, d'abord, qu'elle l'a évité partout [68]. C'est pour cela, ensuite, qu'elle l'a fait exiler [69]. C'est pour cela, enfin, que l'ayant retrouvé à Trézène et ayant compris alors que son amour était incurable, elle a résolu de se laisser mourir [70]. Bien sûr, les choses changent dès que la pièce commence, et l'on peut dire qu'avec l'aveu à Œnone, l'aveu à Hippolyte, l'envoi d'Œnone auprès d'Hippolyte pour lui offrir le trône d'Athènes, le feu vert donné à Œnone pour calomnier Hippolyte, Phèdre s'est effectivement mise à remplir sa faute. Mais peut-on dire pour autant que Phèdre « se fait » coupable, qu'elle le veut, qu'elle y travaille, que « tout son effort » y tend ? II faudrait, pour cela, n'avoir jamais lu la pièce. C'est Théramène qui nous fait le premier portrait de Phèdre, lorsqu'il dit à Hippolyte :

Et d'ailleurs quels périls peut vous faire courir
Une femme mourante et qui cherche à mourir ?
Phèdre, atteinte d'un mal qu'elle s'obstine à taire,
Lasse enfin d'elle-même et du jour qui l'éclaire,
Peut-elle contre vous former quelques desseins [71] ?

Ainsi, si l'on en croit Théramène, Phèdre, lorsque la pièce commence, est devenue incapable de former un dessein et, si elle cherche encore quelque chose, c'est seulement à mourir. Les propos de Théramène vont être confirmés, à la scène suivante, par Œnone qui dit à Hippolyte :

La Reine touche presque à son terme fatal.
En vain à l'observer jour et nuit je m'attache :
Elle meurt dans mes bras d'un mal qu'elle me cache.
Un désordre éternel règne dans son esprit [72].

L'entrée de Phèdre, se soutenant à peine et obligée de s'asseoir, est particulièrement célèbre  :

N'allons point plus avant. Demeurons, chère Œnone.
Je ne me soutiens plus, ma force m'abandonne.
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi [73].

Cette faiblesse de Phèdre nous est expliquée un peu plus loin, lorsque Œnone lui reproche de se laisser volontairement mourir :

Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n'est entré dans vos yeux,
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture [74].

Si Roland Barthes avait raison, si tout l'effort de Phèdre consistait à remplir sa faute, on verrait mal pourquoi Racine a tellement insisté sur la faiblesse physique et morale de Phèdre au moment où la pièce commence. On le comprend fort bien, au contraire, s'il est vrai que Phèdre « fait tous ses efforts pour surmonter sa passion » et d'abord pour la cacher. Car il faut expliquer alors pourquoi elle va finalement se laisser aller à avouer ce qu'elle s'était jusqu'ici obstinée à taire. Pour Racine, en effet, bien loin que Phèdre fasse l'effort d'avouer sa passion à Œnone, « elle est forcée de la découvrir ». Et quand bien même Racine ne nous l'aurait pas dit lui-même dans sa Préface, toute la scène de l'aveu à Œnone le dit suffisamment. Rien de moins volontaire, assurément, rien de moins prémédité que cet aveu. C'est de force qu'Œnone va l'arracher à Phèdre, qui lui dit :

Quel fruit espères-tu de tant de violence [75] ?

D'ailleurs Roland Barthes compare lui-même le rôle d'Œnone, dans cette scène, à celui d'une accoucheuse  : « Œnone est vraiment la nourrice l'accoucheuse, celle qui extrait le langage de la cavité profonde ou il est resserré » [76]. Il aurait pu ajouter que l'accoucheuse, en l'occurrence, était obligée d'avoir recours au forceps. Or, si Phèdre avait vraiment fait quelque effort pour livrer son secret à Œnone, celle-ci n'aurait pas eu tant de mal à «l'extraire », elle n'aurait pas eu besoin d'aller le chercher au fond de « la cavité profonde où il [était] resserré ». Quant à Phèdre elle-même, elle n'a assurément pas, à la fin de la scène, le sentiment d'être enfin parvenue, au prix d'un dur effort de volonté, à avouer ce qu'elle n'avait jamais eu encore la force d'avouer. Elle a, bien au contraire, le sentiment de n'avoir pas eu la force de résister aux supplications et aux assauts d'Œnone, qui l'a contrainte à lui dire ce qu'elle aurait voulu ne jamais dire à personne :

J'ai conçu pour mon crime une juste terreur;
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats [77].

Elle n'a nullement cherché à « remplir sa faute ». C'est, au contraire, ce qu'elle voulait éviter, puisqu'elle dit à Œnone :

Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m'accable,
Je n'en mourrai pas moins, j'en mourrai plus coupable [78].

De plus, si Phèdre a finalement cédé aux instances d'Œnone, ce n'est pas seulement à cause de son état d'épuisement physique et moral, ce n'est pas seulement à cause de l'insistance et de la « violence » d'Œnone, c'est aussi parce qu'elle était persuadée que ce moment de faiblesse ne pourrait avoir ni de suites ni de conséquences, puisque elle-même était résolue à se laisser mourir et qu'Œnone assurément ne dirait jamais rien. C'est pourquoi, d'ailleurs, elle conclut sa confession par ces mots :

Je t'ai tout avoué; je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne me m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler [79].

Malheureusement pour elle, il va en être tout autrement. Au moment même où Phèdre vient de demander à Œnone de la laisser mourir en paix, Panope entre pour annoncer la mort de Thésée. De cette fausse nouvelle de la mort de Thésée, il n'est absolument pas question dans le chapitre que Roland Barthes consacre à Phèdre. C'est pourtant l'événement capital qui déclenche toute l'action tragique. Mais Roland Barthes, une fois de plus, ne tient aucun compte de ce qui, dans la tragédie racinienne, est cependant primordial, la construction de l'intrigue. Or, dans la mesure où Phèdre va « remplir sa faute », ce sera d'abord et surtout à cause de cette fausse nouvelle. Sans elle, la tragédie avortait. Sans elle, Œnone ne se serait pas employée à apaiser les remords de Phèdre, en lui disant que sa flamme devenait « une flamme ordinaire » [80]. Sans elle, surtout, elle ne l'aurait pas incitée à voir Hippolyte et à essayer de s'entendre avec lui pour partager la succession de Thésée. Sans elle, assurément, Phèdre n'aurait jamais avoué son amour à Hippolyte.

Et, si en avouant son amour à Hippolyte, Phèdre « remplit sa faute » d'une manière autrement plus grave que lorsqu'elle l'avouait à Œnone, puisque c'est maintenant à celui qu'elle aime qu'elle dit son amour, cet aveu n'est point du tout volontaire, ainsi que Phèdre le dit elle-même à Hippolyte dans la dernière tirade :

Que dis-je ? Cet aveu que je viens de te faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
Faibles projets d'un cœur trop plein de ce qu'il aime !
Hélas ! je ne t'ai pu parler que de toi-même [81].

Phèdre résume ainsi tout le mouvement de la scène jusqu'à la dernière tirade, Il faudrait, pour bien le montrer, faire ici une explication suivie qui nous prendrait beaucoup de temps. Nous ne pouvons que l'esquisser. Phèdre est venue trouver Hippolyte avec l'intention [82] de défendre les intérêts de son fils. Et, si elle se trouble, dès qu'elle se trouve en présence d'Hippolyte, si elle confie à Œnone :

Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire,
J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire [83],

elle se ressaisit pourtant, et commence à plaider effectivement la cause de son fils. Mais elle sait que sa conduite passée envers Hippolyte ne le dispose guère à écouter sa requête. Aussi entreprend-elle d'essayer de se justifier et de dire à Hippolyte combien malgré les apparences, elle avait toujours été éloignée de le haïr, Ainsi, en voulant défendre son fils, elle a été amenée, presque malgré elle, à se défendre elle-même et donc à glisser, déjà, vers l'aveu.

Mais Hippolyte n'a rien compris : il est à cent lieues de soupçonner la vérité et il ne prête aux propos de Phèdre qu'une attention polie, mais un peu distraite, Sa pensée est auprès d'Aricie, à qui il vient, quelques minutes auparavant, d'avouer son amour et qui l'a quitté en lui laissant entendre qu'elle partageait ses sentiments. En répondant à Phèdre que les enfants d'un premier lit sont toujours en butte à l'hostilité de leurs marâtres et qu'il aurait peut-être été plus mal traité encore par une autre belle-mère, Hippolyte, sans s'en douter, commet assurément la plus grande des maladresses. Rien d'étonnant, par conséquent, si Phèdre ne peut s'empêcher de relever, avec une ironie très amère, une erreur aussi monumentale  :

Ah ! Seigneur, que le Ciel, j'ose ici l'attester,
De cette loi commune a voulu m'excepter !
Qu'un soin bien différent me trouble et me dévore [84] !

Ce serait certainement une erreur de voir dans cette protestation, arrachée à Phèdre par les paroles d'Hippolyte comme un cri par une brusque douleur, un effort conscient pour faire comprendre à Hippolyte les sentiments qu'elle a pour lui. Hippolyte, d'ailleurs, ne comprend rien du tout. Il attribue le « trouble » de Phèdre à la mort de Thésée et s'emploie à essayer de la réconforter, en lui disant que Thésée n'est peut-être pas mort. C'est alors que Phèdre, bouleversée de voir Hippolyte lui témoigner pour la première fois sans doute, un peu de sollicitude, laisse échapper l'aveu que l'on sentait venir depuis le début de la scène :

Que dis-je ? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux.
Je le vois, je lui parle, et mon cœur…
Je m'égare, Seigneur; ma folle ardeur malgré moi se déclare [85].

Et cet aveu n'a rien de volontaire, puisque Phèdre ne découvre la signification de ce qu'elle dit qu'en s'entendant le dire et qu'elle s'interrompt brusquement, effrayée de voir qu'elle a, sans le vouloir (« malgré moi »), révélé son secret. Mais Hippolyte ne comprend toujours pas et met son égarement sur le compte de sa passion pour Thésée :

Je vois de votre amour l'effet prodigieux.
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux;
Toujours de son amour votre âme est embrasée [86].

Il tend ainsi, tout à fait involontairement [87], la perche à Phèdre et elle la saisit avec d'autant plus d'empressement qu'elle croyait bien s'être déjà perdue :

Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée [88].

Ce n'est pas le lieu d'expliquer en détail cette tirade si fameuse. Mais il suffira à notre propos d'indiquer que, si Racine s'y est étroitement inspiré de Sénèque, il y a entre sa Phèdre et celle du tragique latin une différence tout à fait essentielle. Depuis le début de la scène, la Phèdre de Sénèque s'efforce de faire comprendre à Hippolyte les sentiments qu'elle a pour lui [89]. C'est donc très consciemment et très délibérément qu'elle va substituer à l'image de Thésée jeune celle d'Hippolyte. Elle dit d'ailleurs elle-même, à la fin de la tirade, lorsqu'elle tombe en suppliante aux genoux d'Hippolyte :

Certa descendi ad preces [90].

Il en va tout autrement de la Phèdre de Racine [91]. Bien loin qu'elle ait prémédité de substituer Hippolyte à Thésée, c'est, au contraire, pour se ressaisir et essayer d'oublier Hippolyte qu'elle cherche d'abord à se raccrocher à l'image d'un Thésée qu'elle pourrait aimer. Mais, pour ce faire, elle est amenée à écarter l'image du Thésée mûrissant et volage qu'elle a épousé, et à la remplacer par celle d'un Thésée jeune et un peu farouche. Cherchant alors à préciser l'image qu'elle a dans l'esprit, elle découvre qu'elle correspond exactement à l'image qu'elle a devant les yeux, celle d'Hippolyte. Elle s'extasie un moment sur cette merveilleuse ressemblance, puis se met à rêver et à reconstruire le passé, en substituant d'abord Hippolyte à Thésée, et ensuite en se substituant elle-même à Ariane. N'y voyons pas, comme M. Naneix, un « stratagème d'un raffinement inouï » [92], ou, comme M. Jean , Salles, « un chef-d'œuvre d'habileté et de perfidie » [93]. Il s'agit d'un rêve, d'un rêve éveillé et à haute voix, et non pas d'une ruse. On le voit bien, d'ailleurs, lorsque la réplique horrifiée d'Hippolyte  :

Dieux ! qu'est-ce que j'entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père et qu'il est votre époux [94] ?

réveille Phèdre comme en sursaut. Son étonnement, sa protestation indignée :

Et sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire,
Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire [95] ?

montrent bien qu'elle ne s'est pas encore rendu compte de ce qu'elle avait dit. Mais son rêve est encore si proche que, pendant qu'Hippolyte, au comble de la confusion (il croit qu'il a mal compris), va balbutier des mots d'excuses, elle va pouvoir le retrouver et se rappeler rapidement tout ce qu'elle vient de dire. Elle comprendra alors qu'elle est allée trop loin pour pouvoir revenir en arrière, et elle arrête Hippolyte qui s'apprêtait à sortir, en lui lançant :

……Ah ! cruel, tu m'as trop entendue.
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur [96].

On le voit, Phèdre ne ment pas, lorsqu'elle dit à Hippolyte que son aveu n'a pas été volontaire. Et Racine a eu bien raison de s'écarter ainsi de son modèle. Car sa Phèdre qui avoue malgré elle, entraînée presque insensiblement, mais irrésistiblement, par la force de sa passion, est assurément beaucoup plus émouvante que la Phèdre, rusée et calculatrice, de Sénèque.

Lorsqu'on retrouve Phèdre à la scène 1 de l'acte III, elle s'abandonne maintenant à l'espoir, malgré l'attitude d'Hippolyte dans la scène de l'aveu, et elle envoie Œnone lui proposer le trône d'Athènes, trahissant ainsi les intérêts de son fils. Et sans doute peut-on dire qu'en ce faisant, elle continue à « remplir sa faute ». Mais on ne peut toujours pas dire qu'elle fait « tout son effort » pour la remplir. Maintenant qu'elle a avoué sa passion à Hippolyte, elle a plus que jamais le sentiment d'en être le jouet :

J'ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur,
Et l'espoir, malgré moi, s 'est glissé dans mon cœur [97].

Plus que jamais elle se sent entraînée par une force qui échappe au contrôle de sa raison :

Sers ma fureur, Œnone, et non point ma raison [98].

Mais la plus grande faute de Phèdre, c'est incontestablement l'accusation calomnieuse qui perdra Hippolyte. Or on ne saurait imputer cette calomnie à un « effort » de Phèdre. Sans Œnone, Phèdre n'aurait jamais eu l'idée d'accuser Hippolyte. Racine s'est écarté sur ce point d'Euripide et de Sénèque et il nous explique pourquoi dans sa Préface: « J'ai cru que la calomnie avait quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d'une princesse qui a d'ailleurs des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bassesse m'a paru plus convenable à une nourrice qui pouvait avoir des inclinations plus serviles, et qui néanmoins n'entreprend cette fausse accusation que pour sauver la vie et l'honneur de sa maîtresse » [99]. S'il y a un « effort », il est produit par Œnone qui se livre, comme dans la scène 3 de l'acte I, à un véritable assaut contre Phèdre. Celle-ci commence, d'ailleurs, par repousser avec indignation la suggestion d'Œnone :

Moi, que j'ose opprimer et noircir l'innocence [10O] ?

Mais Œnone lui dit qu'elle n'aura qu'à la laisser faire :

Mon zèle n'a besoin que de votre silence [101].

Et Phèdre, saisie de panique en voyant entrer Thésée avec Hippolyte, s'en remet à elle :

……………Ah! je vois Hippolyte;
Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite.
Fais ce que tu voudras, je m 'abandonne à toi.
Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi [102].

Ainsi, si Phèdre accepte finalement la suggestion d'Œnone, il est clair, comme Racine le souligne dans sa Préface, qu'elle « n'y donne les mains que parce qu'elle est dans une agitation d'esprit qui la met hors d'elle-même » [103]. On le voit, Racine n'a toujours pas compris que Phèdre mettait tout son effort à « remplir sa faute ». À plus forte raison est-il toujours aussi loin de soupçonner que son personnage cherche avant tout à « absoudre Dieu ».

Laissons donc Phèdre, en constatant que jusqu'ici nous n'avons retrouvé la « théologie racinienne  » de Roland Barthes dans aucune des tragédies où il prétendait nous la montrer. Faute de l'avoir trouvée dans les tragédies profanes, nous devrions, du moins, la retrouver enfin dans les deux tragédies sacrées, Esther et Athalie. Pourtant il n'en sera rien. Pour retrouver dans Esther, la théologie racinienne de Roland Barthes, il faudrait non seulement faire dire au texte de Racine ce qu'il ne dit jamais, mais contredire aussi ce que l'auteur du Sur Racine écrit dans le chapitre qu'il consacre à cette pièce. On y apprend, en effet, que « La Légalité est prise en charge ici ouvertement par Dieu, du moins le Dieu de l'Ancien Testament. C'est donc pour la première fois une Légalité pleinement triomphante, douée enfin d'une bonne conscience absolue : Dieu n'est plus mis en procès, l'enfant semble définitivement réconcilié avec son père, qui lui donne son nom, sa voix » [104]. On le voit, de l'aveu même de Roland Barthes, il ne saurait être question de chercher dans Esther l'illustration de sa théologie racinienne. On se dit alors qu'il va certainement se rattraper avec l'étude d'Athalie, surtout si l'on se souvient qu'il avait écrit dans le chapitre consacré à La Thébaïde : « Ainsi s'ébauche dans La Thébaïde un système blasphématoire qui aura son couronnement dans les dernières tragédies, Phèdre, Athalie» [105]. Il est vrai, nous venons de le voir, que, dans son étude de Phèdre, Roland Barthes n'a déjà pas fait à sa théologie racinienne la place à laquelle on pouvait ainsi s'attendre  : il ne lui a donné qu'une seule et courte phrase, la dernière du chapitre. C'était assurément bien peu. Mais, dans le chapitre consacré à Athalie, la part de la théologie racinienne est encore bien moindre : il n'y a plus rien du tout. On a beau chercher, on n'y trouve nulle trace de cette « rédemption inversée  » qui devait pourtant avoir « son couronnement » dans Athalie. Si le lecteur du Sur Racine a tout lieu d'en être étonné, celui de Racine n'a aucune raison de l'être. Il est probable que Roland Barthes a purement et simplement oublié, en écrivant son chapitre sur Athalie, ce qu'il avait annoncé dans le chapitre sur La Thébaïde. Toujours est-il qu'il aurait eu bien du mal à retrouver dans Athalie sa théologie racinienne, s'il avait vraiment essayé de le faire. Que Yahvé soit un dieu souvent injuste et cruel, voire odieux, on peut certes le penser. Mais, dans le camp de Joad, où, il faut bien le dire, l'esprit critique semble peu développé, personne ne s'en doute. Comment donc pourrait-on y songer à justifier celui que l'on regarde comme la Toute-Justice ? Une telle idée ne pourrait qu'y paraître tout à fait impie et sacrilège. Athalie, elle, est tout à fait consciente, il est vrai, de l'injustice et de la cruauté de Yahvé. Bien plus, elle n'a elle-même commis des crimes que pour répondre aux crimes que Yahvé avait inspirés, ainsi qu'elle le rappelle à Josabet :

Oui, ma juste fureur, et j'en fais vanité,
À vengé mes parents sur ma postérité.
J'aurais vu massacrer et mon père et mon frère,
Du haut de son palais précipiter ma mère,
Et dans un même jour égorger à la fois
(Quel spectacle d'horreur !) quatre-vingts fils de rois.
Et pourquoi ? Pour venger le ne sais quels prophètes,
Dont elle avait puni les ardeurs indiscrètes.
Et moi, reine sans cœur, fille sans amitié,
Esclave d'une lâche et frivole pitié,
Je n'aurais pas du moins à cette aveugle rage
Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage,
Et de votre David traité tous les neveux
Comme on traitait d'Achab les restes malheureux [100] ?

Voilà qui est clair. Athalie a pratiqué la loi du talion; elle a répondu au crime par le crime. Mais les crimes qu'elle a commis contre sa postérité n'étaient destinés qu'à venger ceux qui avaient été commis contre ses parents et assurément pas à les justifier après coup. N'ayant jamais lu Roland Barthes, Athalie ne pouvait pas songer à se faire coupable pour absoudre Dieu. Une telle idée lui aurait certainement paru tout à fait rocambolesque.

Nous venons de relever et d'examiner tous les passages du Sur Racine dans lesquels Roland Barthes a fait état de sa théologie racinienne. Que constatons-nous ? Tout d'abord, l'auteur du Sur Racine nous a présenté sa théologie racinienne comme constituant le cœur même de la tragédie racinienne, « tout Racine  » tenant, selon lui, dans cette « rédemption inversée » qu'il a cru découvrir. Nous aurions donc dû la retrouver dans toutes les tragédies de Racine et au cœur de chacune d'elles. Au lieu de cela, Roland Barthes n'évoque sa théologie racinienne que pour quatre tragédies seulement : LaThébaïde, Andromaque, Mithridate et Phèdre. De plus, de l'aveu même de Roland Barthes, dans La Thébaïde, cette théologie racinienne « s'ébauche » seulement. En ce qui concerne Andromaque, il faut se contenter des six vers d'Oreste que Roland Barthes cite en note dans le chapitre « La Faute » et constater que le chapitre consacré à Andromaque, dans la seconde partie de « L'Homme racinien », ignore totalement qu'il existe une théologie racinienne. C'est finalement dans le chapitre consacré à Mithridate que Roland Barthes a sans doute fait le plus appel à sa théologie racinienne. Malheureusement, peut-on encore vraiment parler de théologie, puisque « le dieu n'est ici qu'ébauché » et qu'on peut même penser que « ce dieu est un faux dieu » ? Enfin, dans le chapitre sur Phèdre, la théologie est expédiée en une phrase, la dernière. Le moins que l'on puisse dire, c'est que Roland Barthes n'a pas fait grand-chose pour essayer de nous convaincre que sa théologie racinienne était bien racinienne. Enfin, nous venons de le montrer, les rares et très rapides tentatives qu'il a faites pour nous en convaincre, ne sauraient jamais convaincre que ceux qui ne veulent tenir aucun compte des textes.

Pour montrer que la théologie racinienne de Roland Barthes n'avait rien de racinien, il nous à suffi de noter que l'auteur du Sur Racine n'en avait proposé lui-même que bien peu d'exemples et d'observer que ces exemples ne valaient rien. Mais on pourrait lui opposer aussi tous les exemples qu'il n'a pas cités et ils sont fort nombreux. Il apparaîtrait alors clairement non seulement que Roland Barthes fait dire au texte de Racine ce qu'il ne dit jamais, mais qu'il lui fait dire le contraire de ce qu'il dit et redit tant de fois.

Nous ne prétendons certes pas opposer notre propre théologie racinienne à celle de Roland Barthes. Car nous ne croyons pas du tout à l'existence d'une théologie racinienne. Outre qu'il y a cinq tragédies que l'on peut considérer comme totalement laìques [107], il est impossible de construire, à partir des six autres, une conception précise et cohérente de la divinité et de ses rapports avec l'homme, à moins, bien sûr, d'opérer dans les textes un choix tout arbitraire. Le dieu des tragédies sacrées n'est évidemment pas le même que celui des tragédies profanes. Et, de plus, dans celles-ci, il n'y a pas un dieu, mais des dieux multiples et différents, et parfois même dans la même pièce. Comment définir la divinité dans Phèdre, lorsqu'elle est représentée à la fois par le soleil, par Vénus et par Neptune ? Que penser des dieux dans Iphigénie ? On les a crus d'abord cruels envers Agamemnon et Iphigénie; on découvre finalement qu'ils leur sont bienveillants, mais on découvre en même temps qu'à l'égard d'Eriphile, ils ont été cruels jusqu'au bout. Renonçons donc à définir le dieu racinien, ainsi, par conséquent, que l'attitude du personnage racinien envers la divinité.

Mais, s'il n'y a pas un dieu racinien, il n'y en a pas moins, chez les dieux raciniens, un caractère, non pas constant, mais nettement dominant. De même, s'il n'y a pas une attitude du personnage racinien envers la divinité, les personnages raciniens n'en ont pas moins, non pas toujours, mais bien souvent, la même attitude envers les dieux. L'un et l'autre sont d'ailleurs étroitement liés. Les dieux, chez Racine, étant volontiers injustes et cruels, suscitent bien souvent la haine et le blasphème. Et Roland Barthes, dans un premier temps, le constate lui aussi. Il écrit, en effet, à la fin du chapitre « Le père »: « Le langage que le héros racinien parle au Ciel est toujours en effet un langage de combat, et de combat personnel. C'est : ou l'ironie (Voilà de ces grands dieux la suprême justice !) ou la chicane (Un oracle dit-il tout ce qu'il semble dire ?), ou le blasphème (Dieu des Juifs, tu l'emportes !). Le Dieu racinien existe à proportion de sa malignité; mangeur d'hommes, comme la plus archaïque des divinités, ses attributs habituels sont l'injustice, la frustration, la contradiction. Mais son ætre est la Méchanceté  » [108]. Bien sûr, il conviendrait de nuancer ces propos et, par exemple de remplacer « toujours » par « bien souvent ». Cela fait, nous y souscririons volontiers.

Mais, au lieu de s'en tenir là et de chercher à comprendre pourquoi, chez Racine, les dieux étaient si souvent injustes et si souvent mis en accusation à cause de leur injustice, Roland Barthes, à son habitude, a préféré cultiver le paradoxe, et, pour ce faire, il n'a pas hésité à prendre, une fois de plus, un virage à cent quatre-vingt degrés. Après avoir, dans un premier temps, défini le « héros racinien » comme celui qui sans cesse prend le Ciel à partie et dénonce son injustice, il n'a pas craint, dans un second temps, de le définir comme celui qui veut toujours justifier le Ciel injuste, en se faisant lui-même injuste. Mais le prix du paradoxe ainsi obtenu, c'est la totale irréalité du propos. Roland Barthes aurait assurément beaucoup mieux fait de s'en tenir à sa première affirmation. Car, si l'homme racinien est bien souvent celui qui dénonce l'injustice des dieux, il ne devient jamais celui qui justifie cette injustice, en se faisant lui-même injuste. Ainsi, nous l'avons vu tout à l'heure, jusqu'à la fin, Oreste et Phèdre ne cessent d'accuser les dieux. On pourrait citer aussi Athalie et Jocaste. Mais Michel Butor, dans son article sur « Racine et les dieux » [109], a déjà longuement montré que « l'un des thèmes fondamentaux du théâtre racinien, et l'un de ceux sans doute par lesquels nous pouvons le mieux y pénétrer, est la haine des dieux, ou si l'on préfère le blasphème » [110]. Il serait trop long de reprendre tous les textes qu'il a cités [111], et nous nous contenterons d'y renvoyer le lecteur qui douterait de l'importance de ce thème.

Mais l'irréalité de la théologie racinienne de Roland Barthes ne tient pas seulement au fait qu'elle n'a strictement rien de racinien. Car, si le comportement que Roland Barthes prête au héros racinien lui est totalement étranger, c'est d'abord parce qu'il est tout à fait étrange. Ce n'est pas seulement le personnage racinien qui ne se comporte jamais comme Roland Barthes prétend qu'il se comporte toujours  : c'est tout le monde. Une fois de plus, l'auteur du Sur Racine n'a pas songé à se demander vraiment si quelqu'un avait jamais éprouvé les sentiments qu'il a cru trouver chez le héros racinien. Certes, il a cité en note quatre lignes de Marcel Granet sur la féodalité dans l'ancienne Chine. Mais cet exemple, outre que Roland Barthes a dû aller le chercher bien loin dans le temps et dans l'espace, n'est aucunement pertinent. La citation qu'il fait, ne prouve aucunement que, faute de pouvoir trouver chez les personnages de Racine le comportement qu'il leur prête, on peut le trouver du moins chez quelques hommes de l'ancienne Chine. Car le texte de Granet [112] indique seulement que celui qui commet la faute, la commet parce qu'on l'oblige à la commettre pour avoir barre sur lui; il ne dit pas du tout qu'il commet cette faute parce qu'il veut effacer, par sa propre injustice, ll'injustice de celui dont il dépend. La chose, assurément, aurait été très surprenante. Pour notre part, nous n'arrivons pas à comprendre comment quelqu'un pourrait vouloir se faire lui-même injuste pour effacer l'injustice de Dieu à son égard, parce qu'il n'arriverait pas à supporter l'idée que Dieu puisse être injuste. Pour ne pas pouvoir supporter cette idée, il faudrait évidemment qu'il fût profondément croyant, profondément religieux. Mais l'idée que Dieu puisse être injuste n'est pas précisément celle qui vient d'ordinaire à l'esprit d'un homme profondément croyant et religieux. Quand on commence à se dire que Dieu est injuste, on en arrive généralement assez vite à se dire qu'il n'existe pas. Et c'est probablement la conclusion à laquelle Oreste en serait arrivé, s'il n'avait pas sombré dans la folie. Le vrai croyant, lui, ne peut pas, ou ne veut pas, voir l'injustice de Dieu. Roland Barthes évoque, nous l'avons vu, l'attitude des fils de Noé : « l'un rit de la nudité du père, les autres détournent les yeux et la recouvrent ». On peut, en effet, y voir, si l'on veut, une image des deux attitudes possibles en face de l'injustice de Dieu : le blasphème ou le refus de reconnaître cette injustice. Mais l'attitude que Roland Barthes prête au héros racinien, ne saurait être assimilée à celle des fils de Noé qui détournent les yeux et recouvrent la nudité de leur père. Le rapprochement aurait paru plus justifié, si les fils de Noé, au lieu de recouvrir la nudité de leur père, avaient pris le parti de se mettre eux-mêmes tout nus.

Mais laissons un moment Roland Barthes pour revenir à Racine. Autant, en effet, il est difficile de comprendre le comportement que l'auteur du Sur Racine a prêté aux personnages de Racine, autant il est aisé de comprendre celui que Racine lui-même leur a prêté. Pourtant le même Michel Butor, qui a si bien montré l'importance de « la haine des dieux » dans la tragédie racinienne, ne semble pas en avoir aperçu la raison. Pour l'expliquer, il n'invoque, en tout cas, que le « génie » de Racine, « ou, si l'on préfère, ce démon qui l'habite » [113]. Si ll'on comprend bien Michel Butor, il y aurait eu, en Racine, un blasphémateur caché, et, sans s'en rendre compte sans doute, il se serait défoulé en écrivant ses tragédies. Il est évidemment bien difficile de prouver qu'il n'en est rien. Pourtant, l'hypothèse de Michel Butor, qui, en elle-même, ne saurait nous choquer, nous paraît bien peu vraisemblable. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que l'on peut parfaitement s'en passer. Si nous ne sommes guère porté à croire que Racine ait écrit ses tragédies pour donner libre cours à un besoin secret de blasphémer, c'est que nous n'avons nulle peine à comprendre comment, en écrivant ses tragédies, il a été amené à faire si souvent blasphémer ses personnages.

Il est, en effet, fréquent d'entendre des personnages de tragédies proférer des blasphèmes et ceux de Racine se conforment d'abord en cela à une tradition bien établie. Nous rappellerons simplement ce que, dans La Critique de L'Ecole des femmes, Molière dit, par la bouche de Dorante, pour montrer que la comédie est plus difficile que la tragédie : « je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la Fortune, accuser les Destins et dire des injures aux Dieux, que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes » [114]. Mais les personnages de tragédies ont généralement d'excellentes raisons pour « accuser les Destins et dire des injures aux Dieux ». Comme le dit M. R.C. Knight, dans un intéressant article sur « Les dieux païens dans la tragédie française  », « dans une pièce à fin sanglante, les Dieux ne peuvent jouer qu'un rôle injuste et cruel » [115]. Si donc les personnages de Racine accusent volontiers les dieux, c'est, en premier lieu, tout simplement parce qu'ils sont des personnages de tragédies et, qui plus est, des personnages de tragédies à dénouement malheureux, du moins le plus souvent.

Mais, outre que les personnages tragiques, qui ne seraient pas tragiques, s'ils n'étaient pas déchirés, sont ainsi naturellement portés à s'en prendre au Ciel, ceux de Racine le sont sans doute encore plus que d'autres. C'est ce qu'a bien vu M. Philippe Sellier : « Dès l'instant, écrit-il, où une tragédie à sujet antique met en scène et met à mort un héros à demi-innocent (selon les préceptes d'Aristote), elles est acculée à dénoncer l'injustice des dieux. Que sera-ce avec Racine et tant de ses héros entièrement innocents ? » [116]. Même quand les personnages de Racine ne sont pas « entièrement innocents », et beaucoup d'entre eux, la moitié au moins, le sont en effet, il est rare qu'ils méritent vraiment ce qui leur arrive. Seuls Créon, Néron, Agrippine, Narcisse, Aman, Mathan et Athalie (encore a-t-elle des excuses) sont dans ce cas. Les autres, comme Phèdre, bien qu'elle cause la mort d'Hippolyte, comme Eriphile, bien qu'elle essaie de perdre Iphigénie, comme Hermione, bien qu'elle ordonne à Oreste de tuer Pyrrhus, comme Oreste, bien qu'il tue Pyrrhus, comme Roxane, bien qu'elle fasse périr Bajazet, sont aussi, sont d'abord des victimes. Racine a évidemment voulu qu'il en fût ainsi. Et ici il nous faut évoquer de nouveau le fameux passage de la première Préface d'Andromaque où il nous rappelle qu'Aristote veut « que les personnages tragiques, c'est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait mauvais. Il ne veut pas qu'ils soient extrêmement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciterait plutôt l'indignation que la pitié du spectateur; ni qu'ils soient méchants avec excès, parce qu'on n'a point pitié d'un scélérat. Il faut donc qu'ils aient une bonté médiocre, c'est-à-dire une vertu capable de faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester  » [117]. Dans ce texte, Racine semble mettre exactement sur le même plan les deux exigences d'Aristote : les personnages tragiques ne doivent être « ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants ». Mais c'est pour répondre à ceux qui avaient trouvé Pyrrhus trop violent [118] qu'il a été amené à invoquer Aristote, et, en fait, si l'on considère l'ensemble des tragédies de Racine, on s'aperçoit bien vite qu'il n'a pas du tout respecté de la même façon les deux exigences d'Aristote. Il n'a guère transgressé la seconde, et il a eu raison. Nous l'avons déjà dit, un scélérat n'est pas un bon personnage tragique, parce que son sort ne saurait guère nous émouvoir. Mais ce n'est vraiment un inconvénient que s'il a un rôle de premier plan, comme Néron et Agrippine. Ce n'en est guère un, s'il s'agit d'un personnage secondaire comme Narcisse, Aman ou Mathan. Dans La Thébaïde, Créon est certes un personnage bien noir. Mais il ne l'est pas tout à fait cependant, puisqu'il éprouve des remords et que finalement il se punit lui-même en se tuant. De plus, s'il a un rôle important, il n'est pourtant pas un personnage de tout premier plan. Et, de toute façon, le personnage de Créon, comme d'ailleurs ceux d'Etéocle et de Polynice, est assez peu crédible. Quant à Athalie, elle a, bien sûr, beaucoup de meurtres affreux sur la conscience. Mais, outre que ces meurtres étaient destinés à en venger d'autres, le personnage que l'on voit sur la scène, et que Mathan d'ailleurs ne reconnaît plus [119], ne ressemble plus guère au personnage assoiffé de sang dépeint par Joad et Josabet. On peut donc considérer que Racine n'a enfreint, d'une façon vraiment marquante, la seconde des deux exigences d'Aristote, qu'une seule fois : dans Britannicus. Si la tragédie doit inspirer la terreur et la pitié, la seconde exigence d'Aristote apparaît, en effet, tout à fait logique. Le malheur d'un monstre ne saurait inspirer ni la pitié ni la terreur et sa mort serait plutôt rassurante qu'effrayante et ferait naître la satisfaction plutôt que la tristesse.

Mais la première exigence d'Aristote apparaît beaucoup moins fondée que la seconde, et, finalement, Racine n'a pas craint, et il a eu encore raison, de la transgresser très souvent. Il y a, en effet, dans son théâtre, beaucoup de personnage « dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie » et qui sont pourtant « tout à fait bons », en tout cas entièrement innocents : Jocaste, Antigone, Hémon, Junie, Britannicus [120], Bérénice, Titus, Antiochus, HippoIyte [121], Aricie. On pourrait ajouter à cette liste des personnages comme Bajazet, Atalide, Agamemnon ou Thésée, qui ne sont sans doute pas tout à fait bons et innocents, mais qui ne sont pas non plus des « coupables » et que n'ont assurément pas mérité ce qui leur arrive. Il y a, enfin, une série de personnages tout à fait bons et innocents et dont le malheur ne fait sans doute pas « la catastrophe la tragédie », puisque, pour eux, le dénouement est finalement heureux, mais qui n'en sont pas moins déchirés et torturés depuis le début de la tragédie jusqu'au dénouement exclu, comme Andromaque [122], Xipharès, Monime, Iphigénie ou Clytemnestre.

Ainsi, le malheur qui accable les personnages raciniens, est presque toujours injuste, soit parce qu'ils sont tout à fait innocents, soit parce que, s'ils sont coupables, ils ne le sont pas au point d'avoir mérité ce malheur. Aussi n'y a-t-il pas lieu de s'étonner si les personnages de Racine, quand ils se tournent vers le Ciel, sont volontiers portés à accuser les dieux. Dans la mesure où la journée tragique est « ce jour détestable » dont parle Jocaste et où, d'ordinaire, les personnages qui sont condamnés à le vivre, n'ont commis aucune faute ou seulement une faute qui les fait « plaindre sans les faire détester », il est assez naturel que la détestation se reporte sur les dieux. La mise en accusation des dieux est inversement proportionnelle à la responsabilité des hommes : plus les hommes apparaissent coupables et moins l'on songe à accuser les dieux; moins les hommes semblent coupables et plus on est porté à s'en prendre aux dieux.

Dans Britannicus, où, exceptionnellement les responsabilités humaines sont évidentes et accablantes, les dieux sont presque totalement ignorés. Britannicus et Junie, s'ils ne connaissent pas le rôle de Narcisse, ne sont pourtant point embarrassés pour savoir à qui s'en prendre de tous leurs maux présents et passés. Bien sûr, même dans ce cas, on peut toujours s'en prendre aux dieux et les accuser d'être les complices des hommes, ou du moins de les laisser faire. C'est d'ailleurs ce que fait Britannicus, lorsqu'il dit à Junie, croyant qu'elle l'a trahi :

De mes persécuteurs j'ai vu le ciel complice.
Tant d'horreurs n'avaient point épuisé son courroux,
Madame: il me restait d'être oublié de vous [123].

Mais c'est là un mouvement tout à fait épisodique. Même s'il est parfois porté à accuser aussi le Ciel, Britannicus sait trop bien que ses mauvais génies sont d'abord sur la terre et qu'ils s'appellent Agrippine et Néron.

Inversement, Oreste n'accuserait pas si souvent et si violemment le Ciel de le poursuivre de sa haine, s'il savait vraiment à qui s'en prendre de ses malheurs. Bien sûr, il accuse Hermione; bien sûr, il ne cesse de lui reprocher d'être « ingrate » [124], « cruelle  » [125] et « inhumaine » [126]. Mais enfin Hermione ne lui a jamais rien promis, elle ne lui doit rien et ce n'est assurément pas sa faute si c'est Pyrrhus qu'elle aime et non pas Oreste. D'ailleurs il le sait fort bien et il le reconnaît devant Hermione elle-même  :

Chacun peut à son choix disposer de son âme.
La vôtre était à vous. J'espérais; mais enfin
Vous l'avez pu donner sans me faire un larcin.
Je vous accuse aussi bien moins que la fortune [127].

Sans doute ne s'en prend-il, dans ces vers, qu'à « la fortune ». Mais le héros tragique glisse aisément de la « fortune » au « destin  » et du « destin » au « Ciel », et ces vers illustrent bien le mouvement qui le porte à accuser les dieux, lorsqu'il ne peut pas accuser les hommes.

Ce mouvement, Hermione elle-même ne l'ignore pas puisqu'elle dit à Pyrrhus :

Mais, Seigneur, s'il le faut, si le ciel en colère
Réserve à d'autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen […] [128]

Comme Oreste, Hermione sait fort bien que l'amour ne se commande pas et que ce n'est pas la faute de Pyrrhus s'il aime Andromaque plutôt qu'elle. Mais cette pensée, qui l'amène, au moins un moment, à disculper Pyrrhus, l'amène aussi à accuser, comme Oreste, « le ciel en colère  ». Sans doute est-ce la seule fois où nous entendons Hermione mettre le Ciel en cause et encore ne le fait-elle qu'en passant, alors qu'Oreste, lui, ne cesse de le faire. Cela tient probablement à une différence de caractères, à « cette mélancolie » [129] qui est propre à Oreste. Mais cela tient sans doute aussi à la différence des situations : Oreste ne peut rien reprocher de précis à Hermione, tandis qu'Hermione peut reprocher à Pyrrhus, sinon de ne pas l'aimer, du moins de trahir sa parole. Ainsi la comparaison des deux attitudes d'Oreste et d'Hermione semble confirmer encore notre propos : le personnage racinien paraît d'autant plus porté à accuser les dieux qu'il peut moins accuser les hommes. Comment s'en étonner ? C'est là une attitude aussi naturelle, aussi facile à comprendre, que celle que Roland Barthes prête à son « homme racinien », est extravagante et incompréhensible.

Bien loin qu'Oreste, comme le prétend Roland Barthes veuille se faire coupable pour justifier l'injustice des dieux, s'il sombre dans la folie plus convaincu que jamais de la complète injustice des dieux, c'est parce qu'il pense que personne n'est vraiment coupable de ce qui vient d'arriver, ni Pyrrhus, bien qu'il ait trahi sa parole, ni lui-même, bien qu'il ait assassiné Pyrrhus, ni même Hermione, bien qu'elle lui en ait donné l'ordre et qu'elle lui ait ensuite reproché de l'avoir exécuté. Et il a en partie raison. Si Andromaque est une tragédie si belle, si émouvante, c'est parce que les personnages se déchirent, se torturent, et finalement se tuent, sans que personne veuille le malheur de personne, sans que ce soit vraiment la faute de personne. Comme dirait Charles Bovary, « c'est la faute de la fatalité ». Mais comment faire comprendre une chose aussi simple, et aussi importante, à un Roland Barthes ou à n'importe quel « nouveau critique » ?

On pourrait, bien sûr, dire la même chose à propos de Phèdre. Nous croyons avoir suffisamment souligné déjà combien la responsabilité de Phèdre était atténuée. Quant à Thésée, si souvent maltraité par la critique [130], s'il se trompe, il a bien des excuses et Racine a tout fait pour qu'il se trompât. M. Niderst qui pense que « la faiblesse de Thésée […] est évidemment dans sa crédulité  », n'arrive pas à se l'expliquer et il s'interroge : « Pourquoi se laisse-t-il impressionner par les calomnies d'Œnone ? Pourquoi même les accepte-t-il aveuglément ? » [131]. M. Niderst semble oublier que Racine, par la bouche d'Œnone, a répondu à ces questions. Œnone, en effet, a fort bien expliqué à Phèdre, et au spectateur en même temps, pourquoi Thésée croirait à la culpabilité d'Hippolyte  :

Qui vous démentira ? Tout parle contre lui :
Son épée en vos mains heureusement laissée,
Votre trouble présent, votre douleur passée,
Son père par vos cris des longtemps prévenu,
Et déjà son exil par vous-même obtenu [132].

Ajoutons que les propos par lesquels Phèdre d'abord, à la scène 4 de l'acte III, Hippolyte ensuite, à la scène 5, accueillent Thésée à son retour, vont, involontairement [133], le préparer à croire ce que dira Œnone. Quant à la façon dont Hippolyte se défend devant Thésée, à la scène 2 de l'acte IV, une explication suivie de la scène permettrait de montrer que Racine a tout fait pour qu'elle ne pût tirer Thésée de son erreur. Contentons-nous d'une seule remarque : il n'est guère étonnant que Thésée ne soit pas porté à croire Hippolyte lorsqu'il lui avoue qu'il aime Aricie. Hippolyte vient de rappeler avec insistance, dans sa tirade précédente, sa réputation de vertu farouche, d'insensibilité absolue. Il vient de protester :

J'ai poussé la vertu jusques à la rudesse.
On sait de mes chagrins l'inflexible rigueur.
Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
Et l'on veut qu'Hippolyte épris d'un feu profane… [134]

On le voit, dans son désarroi, le pauvre Hippolyte se contredit d'une manière si radicale qu'on le prendrait pour Roland Barthes.

D'ailleurs, la « crédulité » de Thésée ne dure pas longtemps. Mais cela suffit pour provoquer la mort d'Hippolyte, de même qu'il avait suffi que Phèdre croie Thésée mort pendant quelques heures pour qu'elle avoue son amour à Hippolyte. À l'évidence, dans Phèdre aussi, le principal coupable, c'est la fatalité, ou, si l'on préfère, l'habileté du dramaturge. Il n'est donc guère étonnant, non plus, que les dieux y scient mis en accusation non seulement par Phèdre qui, nous l'avons vu, les dénonce avec une particulière insistance, mais aussi par Aricie, dont Théramène nous dit que, devant le corps d'Hippolyte :

Par un triste regard elle accuse les Dieux [135],

et par Thésée, qui disait à Neptune :

Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés [136],

et qui déclare, après avoir été « exaucé »:

Je hais jusques aux soins dont m'honorent les Dieux;
Et je m'en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,
Sans plus les fatiguer d'inutiles prières.
Quoi qu'ils fissent pour moi, leur funeste bonté
Ne me saurait payer de ce qu'ils m'ont ôté [137].

Bérénice est, de toutes les tragédies de Racine, la seule où tous les personnages scient entièrement innocents [138]. On peut donc s'attendre à ce qu'ils soient, eux aussi, tentés de s'en prendre aux dieux et de dénoncer leur injustice. Et, de fait, Antiochus a bien, comme Oreste, le sentiment d'être le jouet de « la fortune ». Aussi n'ose-t-il pas espérer, quand il pourrait le faire :

Que de sujets d'espoir, Arsace, je l'avoue !
Mais d'un soin si cruel la fortune me joue;
J'ai vu tous mes projets tant de fois démentis
Que j'écoute en tremblant tout ce que tu me dis;
Et mon cœur, prévenu d'une crainte importune,
Croit, même en espérant, irriter la fortune [139].

Il a d'ailleurs bien raison de ne pas se réjouir trop vite, puisque, quelques minutes plus tard, ses raisons d'espérer se sont évanouies. Aussi va-t-il accuser alors, non plus seulement la « fortune », mais les « Dieux  » eux-mêmes :

Qu'ai-je donc fait, grands Dieux ? Quel cours infortuné
À ma funeste vie aviez-vous destiné ?
Tous mes moments ne sont qu'un éternel passage
De la crainte à l'espoir, de l'espoir à la rage.
Et je respire encor ? Bérénice ! Titus !
Dieux cruels ! de mes pleurs vous ne vous rirez plus [140].

Bien sûr, Bérénice est une tragédie « en mineur »; bien sûr, il n'y a pas de sang et Antiochus n'est pas Oreste : les dieux ne se sont pas acharnés sur lui comme ils se sont acharnés sur Oreste, et il ne met certes pas à les accuser l'insistance et la violence qu'y met Oreste. Toujours est-il que, comme Oreste, s'il est amené à accuser les dieux, c'est parce qu'il ne peut accuser personne : ce n'est pas la faute de Bérénice, Antiochus le sait bien, si c'est Titus qu'elle aime et non pas lui; ce n'est pas la faute de Titus, s'il est son rival (il ne le saura, d'ailleurs, qu'au moment du dénouement).

Bérénice, elle, ne s'en prend jamais aux dieux. Mais, au début de la pièce, elle n'a évidemment aucune raison de le faire, puisqu'elle croit que Titus va enfin l'épouser. À l'acte II, elle rend Antiochus responsable de la froideur de Titus qu'elle croit, ou qu'elle voudrait croire, jaloux. À l'acte III, c'est contre Antiochus qu'elle fait éclater sa douleur et sa colère, lorsqu'elle ne croit pas, ou lorsqu'elle ne veut pas croire, qu'il lui parle au nom de Titus. À l'acte IV, lorsque Titus se décide enfin à lui dire lui-même qu'ils doivent se séparer, c'est contre lui qu'elle éclate, parce qu'elle croit qu'il ne l'aime plus. Et, lorsqu'elle s'en va, à la fin, convaincue maintenant que Titus l'aime toujours et qu'il la renvoie malgré lui, elle ne songe toujours pas à s'en prendre aux dieux. La raison en est sans doute qu'elle connaît et depuis longtemps, ceux qu'elle doit d'abord accuser de son malheur et celui de Titus  : le sénat et le peuple romain.

Titus, bien sûr, les connaît encore mieux. Cela n'empêche pas, pourtant que, lui, il s'en prend aussi aux dieux. Ainsi, lorsqu'il raconte à Paulin comment, en fermant les yeux de son père, il a pris conscience qu'il devait renvoyer Bérénice, il dit :

Je connus que bientôt, loin d'être à ce que j'aime,
Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même;
Et que le choix des Dieux, contraire, à mes amours,
Livrait à l'univers le reste de mes jours [141].

M. Jacques Mercanton, qui cite ces vers dans son petit livre de la collection « Les écrivains devant Dieu », les commente ainsi : « Les Dieux désignés par Titus comme les auteurs de ce cruel destin sont les dieux de la Cité et de l'Empire. Ils se confondent avec la gloire de la dignité impériale et avec la volonté du peuple romain. C'est pourquoi leur arrêt n'est pas mis en cause et n'apparaît pas comme arbitraire; il est l'expression d'une tradition civique à laquelle l'Empereur se soumet  » [142]. Ce commentaire ne nous paraît pas tout à fait exact. Il restreint, abusivement, la portée de ces vers. Pourquoi refuser d'y voir un mouvement, bref et discret certes, mais réel, de révolte contre les Dieux ? Pourquoi vouloir que les dieux ne soient ici que ceux « de la Cité et de l'Empire » ? C'est d'autant moins vraisemblable que Titus accuse de nouveau « le ciel », au début de l'acte III, lorsqu'il dit à Antiochus  :

Mon règne ne sera qu'un long bannissement,
Si le ciel, non content de me l'avoir ravie,
Veut encor m'affliger par une longue vie [143].

Les dieux sont, par définition, les responsables suprêmes et il n'y a donc rien d'étonnant si Titus, après avoir accusé de son malheur les lois non écrites, de Rome, est tenté de remonter plus haut et d'accuser les dieux eux-mêmes. C'est d'autant moins étonnant que, contrairement à ce que dit M. Mercanton, Titus met en cause la loi qui le condamne et la juge arbitraire. Paulin lui-même, lorsqu'il rappelle à Titus la rigueur de la loi qui lui interdit d'épouser Bérénice, ne prétend pas qu'elle soit fondée en raison. Il reconnaît même, que, n'était cette loi, Bérénice ferait une impératrice idéale :

N'en doutez point, Seigneur; soit raison, soit caprice,
Rome ne l'attend point pour son impératrice.
On sait qu'elle est charmante, et de si belles mains
Semblent vous demander l'empire des humains;
Elle a même, dit-on, le cœur d'une Romaine;
Elle a mille vertus; mais, Seigneur, elle est reine [144].

Et Titus, pour mieux souligner l'injustice de cette exclusive lancée contre Bérénice, rappelle à Paulin que c'est son heureuse influence qui l'a arraché aux désordres de sa jeunesse, et que c'est donc à elle que les Romains doivent d'avoir un empereur vertueux [145]. Mais, devant Antiochus, il s'exprime encore plus librement, et dénonce, avec beaucoup d'amertume, le caractère arbitraire et même absurde de la loi romaine :

Mon cœur, libre d'ailleurs, sans craindre les murmures,
Peut brûler à son choix dans des flammes obscures;
Et Rome avec plaisir recevrait de ma main
La moins digne beauté qu'elle cache en son sein [146].

Bien sûr, « l'Empereur se soumet », mais il se soumet à la loi parce qu'elle est la loi et non parce qu'elle est juste. Il se soumet parce qu'en violant une loi arbitraire et injuste, il commettrait lui-même une injustice plus grave et se condamnerait ainsi à devenir ou un tyran ou un empereur sans autorité et complaisant. C'est ce qu'il explique à Bérénice, en évoquant les réactions possibles des Romains :

S'ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
S'ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,
À quoi m'exposez-vous ? Par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience [147] ?

Ainsi Titus est d'autant plus déchiré que le devoir auquel il lui faut sacrifier son amour, lui paraît injuste.

Dans la mesure donc où il est question des dieux dans Bérénice, ils y sont mis en accusation et rendus responsables, par Antiochus comme par Titus, de l'injustice de leur sort. Dans la mesure donc où l'on y trouve une « théologie », elle est, une fois de plus, l'inverse de celle que Roland Barthes croit avoir découverte. Cela dit, il est bien peu question des dieux dans Bérénice et ils auraient pu y être mis en accusation beaucoup plus qu'ils ne l'ont été. Cela tient peut-être au fait que cette tragédie est, quoi qu'on puisse dire, moins tragique que les autres. Bien sûr, Titus et Bérénice doivent se séparer pour toujours, mais ils ont tout de même la consolation de savoir qu'ils seront toujours aimés. Ils ont aussi, et Antiochus avec eux, celle de se dire qu'ils vont servir

…………tous trois d'exemple à l'univers
De l'amour la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l'histoire douloureuse [148].

L'examen de Bérénice, où la mise en cause des dieux est à la fois réelle et discrète, confirme donc que la haine des dieux est proportionnelle au sentiment que le personnage racinien à de l'injustice de son sort. Un dernier exemple [149] nous le montrera encore, celui de Jocaste dans La Thébaïde. Elle est certainement, avec Oreste, le personnage de Racine qui s'en prend le plus violemment aux dieux, et ses propos sont sans doute encore plus blasphématoires. écoutons-la interpeller le Ciel dans la scène 2 de l'acte III :

Tu ne l'ignores pas, depuis le jour infâme
Où de mon propre fils je me trouvai la femme,
Le moindre des tourments que mon cœur a soufferts
égale tous les maux que l'on souffre aux enfers.
Et toutefois, ô Dieux, un crime involontaire
Devait-il attirer toute votre colère ?
Le connaissais-je, hélas ! ce fils infortuné ?
Vous-mêmes dans mes bras vous l'avez amené.
C'est vous dont la rigueur m'ouvrit ce précipice.
Voilà de ces grands Dieux la suprême justice !
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas;
Ils nous le font commettre, et ne l'excusent pas !
Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables,
Afin d'en faire après d'illustres misérables ?
Et ne peuvent-ils point, quand ils sont en courroux,
Chercher des criminels à qui le crime est doux [150] ?

On le voit, l'injustice des dieux, pour Jocaste, ne relève pas de la légèreté ou de l'illogisme, comme c'est souvent le cas de l'injustice des grands. Leur injustice est, au contraire, préméditée; elle a un caractère systématique qui la rend véritablement diabolique. Car les dieux ne se contentent pas de la punir, bien qu'ils sachent qu'elle n'a commis qu' « un crime involontaire  »: ils ont voulu son crime, et ils l'ont voulu involontaire, pour avoir le plaisir de la punir injustement. Mais Jocaste ne dénonce pas seulement l'injustice dont les dieux font preuve à son égard : elle donne à ses propos une portée générale, considérant son cas comme exemplaire [151].

Assurément la tirade de Jocaste ne va pas précisément dans le sens de la théologie racinienne de Roland Barthes. On pourrait donc croire qu'il l'a oubliée. Il s'en souvient pourtant, puisque, à deux reprises, il en cite ces trois vers :

Voilà de ces grands Dieux la suprême justice !
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas;
Ils nous le font commettre, et ne l'excusent pas.

Il le fait, la première fois [152], à la fin du chapitre « Le père », pour montrer que « la contradiction » est un des .« attributs habituels  » du Dieu racinien, « son ætre » étant « la Méchanceté ». Et effectivement, pour une fois, la citation illustre bien le propos du critique. Malheureusement, quand, exceptionnellement, une citation est vraiment en accord avec le propos que l'auteur du Sur Racine est en train de tenir, elle contredit alors ou des propos qu'il a tenus plus haut ou des propos qu'il tiendra plus bas, quand elle ne contredit pas à la fois des propos antérieurs et des propos ultérieurs. Roland Barthes s'est évidemment bien gardé de rappeler ces vers, quatre pages plus loin, lorsqu'il a exposé sa théologie racinienne dans le chapitre « La Faute ».

Nous avons déjà évoqué la seconde utilisation qu'il a faite de ces vers, dans le chapitre qu'il a consacré à La Thébaïde. Nous nous étions étonné que, pour illustrer un développement dans lequel il prétendait montrer qu'Etéocle et Polynice s'employaient à justifier les dieux, il ait cru bon de ne citer que des vers où Jocaste stigmatisait leur injustice. Nous croyons intéressant d'y revenir pour attirer l'attention sur un aspect de la « méthode » de Roland Barthes que nous n'avons pas dû relever encore. Bien souvent, et nous en avons vu de très nombreux exemples, l'auteur du Sur Racine prend le parti d'ignorer purement et simplement les textes qui contredisent son propos. Mais c'est là une pratique assez banale, que beaucoup d'autres ont utilisée avant lui, même si bien peu d'autres l'ont utilisée autant que lui. En revanche, ce qu'on n'avait sans doute que très rarement osé faire, c'est de s'en servir quand même. Roland Barthes, lui, ne craint pas de le faire et il lui arrive, assez souvent, d'illustrer un élément de son propos à l'aide de textes qui en contredisent l'ensemble. Ainsi, ces trois vers de Jocaste, et à plus forte raison toute sa tirade, vont évidemment à l'encontre de la thèse que Roland Barthes est en train d'exposer. Mais, et c'est ce qui rend cet exemple particulièrement étonnant, ces trois vers ne contredisent pas seulement l'ensemble du développement  : ils contredisent la phrase même à propos de laquelle Roland Barthes croit bon de les rappeler. Voici ce qu'il vient, en effet, d'écrire, au moment précis ou il nous invite à lire en note les vers de Jocaste : « en accomplissant un crime qu'il n'a pas voulu, il [l'homme racinien] redresse d'une façon propitiatoire l'absurdité scandaleuse d'un Dieu qui punit ce qu'il a lui-même ordonné ». On voit le procédé : Roland Barthes raccroche la citation qu'il fait aux derniers mots qu'il vient d'écrire et qu'elle illustre, en effet : « l'absurdité scandaleuse d'un Dieu qui punit ce qu'il a lui-même ordonne  ». Mais, en ce faisant, il nous demande d'oublier à moins qu'il ne l'ait oublié lui-même, que ces mots constituent la fin d'une phrase et qu'on ne saurait les en abstraire. Certes, les trois vers cités par Roland Barthes, et toute la tirade de Jocaste, prouvent qu'elle est tout à fait consciente de « l'absurdité scandaleuse d'un Dieu qui punit ce qu'il a lui-même ordonné ». Mais ils prouvent aussi que l'idée de la « redresser » ne lui est jamais venue à l'esprit. Ah ! certes, si quelque Roland Barthes lui avait suggéré de le faire, avec quelle colère elle l'aurait rembarré ! Loin de vouloir redresser l'injustice de Dieu « en accomplissant un crime qu'[elle] n'a pas voulu », elle dénonce l'injustice d'un Dieu qui lui a fait accomplir un crime qu'elle n'a pas voulu. Quant à nous, nous voulons dénoncer l'incroyable insanité d'un critique qui, pour illustrer ce qu'il dit, est obligé d'en oublier le sens. Ne pouvant trouver dans le texte qu'il prétend expliquer, une citation qui s'accorde avec une seule phrase de son développement, il ne craint pas d'avoir recours à une citation qu'il ne peut raccrocher à la fin d'une phrase qu'à la condition d'en ignorer le début, imposant à son lecteur un effort d'abstraction tout à fait extraordinaire, puisqu'il lui faut, dans la phrase de Roland Barthes, oublier le groupe du sujet et du verbe pour ne retenir que le groupe du complément direct.

Quoi qu'il en soit de l'usage qu'en fait Roland Barthes, cette tirade de Jocaste montre bien comment le sentiment d'être injustement accablé porte naturellement le personnage racinien à accuser les dieux. Mais il y a, un petit peu plus loin, une autre tirade de Jocaste qui nous permettra, croyons-nous, de comprendre encore mieux pourquoi l'auteur tragique, en général, et Racine, en particulier, prêtent si volontiers des propos blasphématoires à leurs personnages. Antigone vient d'apprendre à Jocaste que Ménécée s'est sacrifié pour accomplir l'oracle et rétablir la paix. Mais Jocaste n'arrive pas à croire que son geste va désarmer la colère du Ciel et mettre un terme à son supplice. Elle explique pourquoi à Antigone :

Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale :
Toujours à ma douleur il met quelque intervalle;
Mais, hélas ! quand sa main semble me secourir,
C'est alors qu'il s'apprête à me faire périr.
Il a mis cette nuit quelque fin à mes larmes
Afin qu'à mon réveil je visse tout en armes.
S'il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix,
Un oracle cruel me l'ôte pour jamais.
Il m'amène mon fils; il veut que je le voie;
Mais, hélas ! combien cher me vend-il cette joie !
Ce fils est insensible et ne m'écoute pas;
Et soudain il me l'ôte, et l'engage aux combats.
Ainsi, toujours cruel, et toujours en colère,
Il feint de s'apaiser, et devient plus sévère :
Il n'interrompt ses coups que pour les redoubler,
Et retire son bras pour me mieux accabler [153].

Comment ne pas penser, en écoutant Jocaste, au texte de La Bruyère  : « Le poème tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre, ou s'il vous donne quelque relâche, c'est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes » [154] ? Ainsi, en dénonçant l'acharnement du Ciel, Jocaste rend indirectement hommage à l'habileté du dramaturge. C'est ce que fait aussi Antiochus, quoique beaucoup plus rapidement, lorsque, apostrophant les « Dieux cruels » dans les vers que nous avons cités, il constate :

Tous mes moments ne sont qu'un éternel passage
De la crainte à l'espoir, de l'espoir à la rage [155].

C'est ce que fait aussi Athalie lorsque, juste avant de mourir, elle reconnaît le triomphe du « Dieu des Juifs » et comprend soudain comment il s'est joué d'elle :

Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit.
C'est toi qui me flattant d'une vengeance aisée,
M'as vingt fois en un jour à moi-même opposée,
Tantôt pour un enfant excitant mes remords,
Tantôt m'éblouissant de tes riches trésors
Que j'ai craint de livrer aux flammes, au pillage [156].

C'est le propre d'une action bien conduite de mener ainsi les personnages jusqu'à la catastrophe finale, en les faisant passer sans cesse de la crainte à l'espoir et de l'espoir au désespoir. Et, comme ils ne peuvent s'en prendre au dramaturge, ils accusent tout naturellement les dieux, ou à tout le moins la fatalité, de s'être joues d'eux. Ils le font d'ailleurs d'autant plus volontiers que le dramaturge lui-même les y pousse. Comment s'en étonner ? Il a tout à y gagner. Cela lui permet de récapituler l'action, ce qui est d'autant plus utile qu'elle est plus avancée et qu'on est plus près du dénouement. Il peut ainsi attirer l'attention du spectateur sur la progression dramatique et augmenter la pitié qu'il ressent pour le héros tragique, en lui faisant mieux comprendre dans quel piège celui-ci s'est trouvé pris. Encore faut-il, bien sûr, qu'il veuille comprendre. Ce n'est évidemment pas le cas de l'auteur du Sur Racine.

Nous croyons pouvoir maintenant écarter tout à fait l'hypothèse de Michel Butor. Iln'est aucunement nécessaire de faire appel à une obsession secrète de Racine pour expliquer cette haine des dieux que l'on trouve, c'est vrai, si souvent dans ses tragédies. Ce qui serait très étonnant, c'est qu'on ne l'y trouvât pas. Cette haine des dieux, on la trouve, en effet, chez beaucoup d'auteurs tragiques. Et si, sans doute, on la trouve chez Racine plus souvent que chez d'autres auteurs, c'est, tout simplement, parce que, plus que tout autre, il a bien su faire son métier d'auteur tragique. Il a compris, mieux que tout autre, qu'il fallait faire en sorte que les personnages soient les plus malheureux possible, tout en étant aussi peu coupables que possible. Il a compris, mieux que tout autre, qu'on ne pouvait y parvenir que par une action soigneusement réglée, dans laquelle les personnages soient pris comme dans un engrenage et, ballottés entre l'espoir et le désespoir, se trouvent entraînés à la catastrophe finale par un mouvement irrésistible. Il a compris enfin qu'un personnage injustement et cruellement persécuté par le sort devait être naturellement tenté de s'en prendre aux dieux, et il a compris, de plus, mieux que tout autre, le parti qu'en tant que dramaturge, il pouvait en tirer.

Mais montrer pour quelles raisons, d'ailleurs très simples, dans le système dramatique de Racine, l'injustice des dieux se trouve souvent dénoncée, c'est évidemment montrer du même coup toute l'absurdité de la « théologie racinienne » que Roland Barthes croit avoir découverte et qu'il a totalement inventée. Et, à son habitude, il ne se contente pas de contredire les textes au cœur desquels il prétend nous faire pénétrer, il se contredit aussi lui-même. Car avant même d'essayer de nous convaincre, et il a fait bien peu d'efforts pour cela, que sa théologie racinienne était bien racinienne, il aurait fallu qu'il nous expliquât d'abord comment cette nouvelle et ultime définition du rapport fondamental de la tragédie racinienne pouvait bien se concilier avec celles qu'il en avait déjà données. Pour notre part, nous désespérons d'arriver à le comprendre. Nous avons déjà noté, dans le chapitre précédent, quel étonnant changement de perspective la théorie du Père apportait à la vision que Roland Barthes nous avait donnée auparavant de l'homme racinien, Avec sa théologie racinienne, notre perplexité s'accroît encore. On y découvre, en effet, une image de l'homme racinien qui ne s'accorde pas plus avec celle que nous offrait la théorie du Père, que celle-ci ne s'accordait elle-même avec l'image précédente du héros « violent ». Après avoir été défini comme étant essentiellement un fils qui cherche à se libérer du Père, voilà que le personnage racinien est maintenant un fils qui se sacrifie lui-même pour effacer la faute du père, qui s'immole pour le racheter. Roland Barthes nous a expliqué que « les vrais héros raciniens […] sont définis par le refus d'hériter » [157]. Et il nous présente maintenant l'homme racinien comme celui qui veut, à tout prix, se charger de la faute du père et assumer son injustice. Loin de refuser une succession qui ne comporte qu'un passif, il veut consacrer sa vie à payer les dettes du père. Roland Barthes nous a dit que « les vrais héros raciniens […] savent qu'ils ne peuvent passer de l'enfance à la maturité sans un nouvel accouchement, qui est en général le crime, parricide, matricide ou déicide » [158]. Et voilà maintenant que le vrai héros racinien pratique la « Rédemption inversée » au lieu du « déicide » ! Voilà que « l'ingratitude » est devenue la soumission inconditionnelle ! Voilà que « les impatients » sont devenus la patience même ! Voilà qu'ils ont choisi l'abnégation, le sacrifice de soi, et la « Passion » ! Le héros racinien, dont Roland Barthes voyait en Pyrrhus le modèle le plus accompli [159], était un homme « émancipé  », tourné vers l'avenir et ouvert à la vie; voilà qu'il s'est changé en un vieil intégriste, en un fanatique mystique et suicidaire. L'esprit libre est devenu un flagellant.

Ainsi la théologie racinienne de Roland Barthes aboutit à une nouvelle définition de « l'homme racinien  » qui contredit radicalement celle à laquelle aboutissait la théorie du père. On pourrait croire, du moins, qu'elle nous ramène ainsi à la définition précédente que celle-ci contredisait elle-même. I n'en est pourtant rien : bien au contraire, elle nous en éloigne encore davantage. Si l'homme racinien n'est plus celui qui veut se libérer, il ne redevient pas pour autant celui qui veut contraindre autrui. En effet, ce n'est plus autrui, mais lui-même que le héros racinien contraint maintenant à faire ce qu'il ne veut pas. Voilà que le bourreau s'offre lui-même en victime ! Voilà que le tyran se transforme en martyr ! Voilà que le sadique est devenu un masochiste !

Avec cette « théologie racinienne » s'achève notre examen des principales thèse du Sur Racine. À défaut de nous introduire au cœur de la tragédie racinienne, elle nous aura peut-être permis de toucher le fond de ce puits de stupidités que constitue le Sur Racine. Elle nous confirme d'une manière tout à fait exemplaire, que le principe fondamental de la méthode de Roland Barthes est un mépris du texte qui ne connaît aucune limite, puisqu'on ne trouve jamais dans aucune tragédie de Racine la moindre trace de ce qui, selon Roland Barthes, serait au cœur de chacune d'elles. Elle nous confirme encore que le caractère le plus constant de sa démarche consiste à se contredire continuellement. Elle nous confirme enfin que ses propos peuvent être totalement en l'air et ne correspondre à aucune réalité. Non seulement, le plus souvent, les idées et les sentiments que Roland Barthes prête à son homme racinien, ne se rencontrent chez aucun personnage de Racine. Non seulement ces idées et ces sentiments ne sauraient se rencontrer ensemble chez qui que ce soit. Mais qui plus est, certaines de ces idées et certains de ces sentiments semblent n'avoir jamais été partagés par personne, si ce n'est peut-être par quelques malades mentaux. Si nous avions voulu essayer de trouver quelqu'un qui ait jamais songé à commettre un crime ou un délit pour absoudre Dieu, c'est assurément dans les asiles psychiatriques que nous aurions commencé nos recherches. L'idée de « Rédemption » est déjà une idée plus qu'étrange, et d'ailleurs donnée pour telle (c'est un mystère). Pourtant d'innombrables hommes y ont cru, au cours des siècles, et, même s'il y en a un peu moins tous les ans, des centaines de millions d'hommes y croient encore, tant bien que mal. S'ils y croient, en dépit de son absurdité, c'est qu'ils ont envie, c'est qu'ils ont besoin d'y croire. Et, même si, comme nous, on ne partage en aucune façon leur croyance, on peut du moins comprendre pourquoi ils ont envie de croire à la Rédemption, puisque le Christ, en rachetant leurs péchés, est censé les arracher à la mort et leur ouvrir les portes d'une éternité bienheureuse. En revanche, nous n'arrivons pas du tout à comprendre ce qui, en dehors d'un éventuel dérangement cérébral, pourrait bien porter un homme à croire en un Dieu injuste, qu'il devrait racheter en se perdant lui-même. « Inversée », l'idée de Rédemption atteint au comble de l'extravagance et de l'absurdité, puisqu'elle est aussi contraire à l'intérêt qu'à la raison. D'ailleurs, selon toute apparence, Roland Barthes lui-même n'a jamais songé à adhérer à une théologie aussi rocambolesque. Réjouissons-nous, en tout cas, que les personnages de Racine n'y aient jamais songé eux non plus. Car, si l'homme racinien était effectivement tel que le présente la théologie racinienne de Roland Barthes, s'il était vraiment celui qui se fait injuste pour justifier l'injustice de Dieu, il serait aussi, du moins à nos yeux, un demeuré ou un malade mental.


 

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NOTES :

1. S.R., p. 55.

2. S.R., p. 9.

3. S.R., p. 55.

4. L'incohérence du Sur Racine est telle qu'on est souvent contraint, pour la clarté de l'exposé, d'y introduire un peu plus d'ordre et de logique, au moins apparente, qu'il n'y en a en réalité. Ainsi, en terminant notre étude du Sur Racine par l'examen de la « théologie racinienne » que Roland Barthes expose dans le chapitre « La Faute », nous faisons comme si cette théorie représentait le stade ultime de sa réflexion, si l'on peut employer ce mot, sur la tragédie racinienne. Mais, si le critique qui étudie le Sur Racine, est bien obligé, à moins d'écrire lui aussi un livre sans queue ni tête, de se demander à quelle définition de la tragédie racinienne l'auteur du Sur Racine semble s'être finalement arrêté, il n'est pas sûr du tout que Roland Barthes ait jamais songé, lui, à se le demander. Car, si les formules qu'il utilise dans le chapitre « La Faute », donnent assurément l'impression qu'il entend nous livrer maintenant la synthèse finale qu'on était en droit d'attendre, la place où l'on trouve ce chapitre, est tout à fait déconcertante. Non seulement il n'est pas là où on se serait logiquement attendu à le trouver, c'est-à-dire à la fin de la première partie de « L'Homme racinien », dont il semble nous présenter la découverte suprême, mais, précédé du chapitre « Le revirement  », il est, pour le moins curieusement, intercalé entre le chapitre « Le père » et le chapitre « Le "dogmatisme" du héros racinien ». On avait cru comprendre, en lisant le chapitre « La Faute », que Roland Barthes voyait dans sa « théologie racinienne » le prolongement et l'aboutissement de sa théorie du père; on avait cru comprendre qu'il avait enfin trouvé dans « le rapport de Dieu et de la créature », l'ultime avatar de cette « relation fondamentale », dont on commençait à craindre qu'elle ne se transformât sans cesse. Aussi est-on très surpris, en lisant ensuite le chapitre « Le "dogmatisme" du héros racinien  », de voir reparaître au premier plan les deux personnages du père et du Fils qu'on avait crus définitivement remplacés par Dieu et la créature, lesquels semblent avoir disparu sans qu'aucune explication nous ait été donnée.

5. Barthes, p. 25. On jugera de la façon dont M. Guy de Mallac et Mme Margaret Eberbach accueillent ordinairement les propos de Roland Barthes par la phrase qui suit immédiatement notre citation : « Dès que Barthes quitte la théologie pour revenir à l'analyse du rapport du héros à son langage, il redevient génial  ».

6. Loc. cit., (Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, p. 66).

7. S.R., p. 48.

8. S.R., p. 49.

9. S.R., pp. 49-50.

10. S.R., pp. 54-55.

11. S.R., p. 55, note 2.

12. Ibid., note 1.

13. Andromaque, acte III, scène 1, vers 772-777.

14. Le Sacré dans les tragédies profanes de Racine, p. 294, note 16. Précisons que M. Delcroix a eu tort d'ajouter : « Mais M. Barthes ne les relève pas ». Non seulement Roland Barthes a cité ces vers, mais, sans eux, il n'aurait certainement jamais échafaudé son extravagante « théologie racinienne ».

15. Acte III, scène 1, vers 778.

16. Acte V, scène 5, vers 1613-1620.

17. Acte V, scène 4, vers 1571-1574.

18. S.R., p. 55, note 3 : « Face au célèbre complexe d'Œdipe, on pourrait appeler ce mouvement le complexe de Noé : parmi les fils, l'un rit de la nudité du père, les autres détournent les yeux et la recouvrent  ».

19. Le mot « théologie » est certainement un lapsus, l'expression « théologie inversée  » n'ayant aucun sens, ce qui, il est vrai, n'a pas dû gêner beaucoup les lecteurs habituels de Roland Barthes. Il faut évidemment lire « rédemption » à la place de « théologie » (voir p. 55 : « La théologie racinienne est une rédemption inversée »).

20. S.R., pp. 71-72.

21. S.R., p. 72, note 2.

22. La Thébaïde, acte III, scène 2, vers 608-610.

23. Les lecteurs du Sur Racine qui connaissent mal La Thébaïde ont d'ailleurs tout lieu de croire que Roland Barthes cite effectivement des propos d'Etéocle ou de Polynice, puisque, à son habitude, il n'a pas indiqué par qui ces vers étaient prononcés.

24. Acte II, scène 3, vers 451-548.

25. Acte IV, scène 3, vers 1166.

26. Ibid., vers 1167-1170.

27. Acte I, scène 3, vers 162-164.

28. Acte IV, scène 1, vers 913-930.

29. Rappelons que, dans cette tirade, Etéocle répond à Créon qui lui disait, en parlant de Polynice (vers911-912) :
Mais s'il vous cède enfin la grandeur souveraine,
Vous devez, ce me semble, apaiser votre haine.

30. S.R., p. 22.

31. S.R., p. 71.

32. S.R., p. 72.

33. O.C.I., p. 595.

34. Voir vers 391, 637, 711, 1127, 1209, 1264, 1555, 1641.

35. S.R., p. 107.

36. S.R., pp. 107-108.

37. S.R., p. 106.

38. S.R., p. 107.

39. Acte IV, scène 2, vers 1218-1220. C'est ce que fait aussi Monime qui dit à Xipharès (acte II, scène 6, vers 693-694) :
Ah ! par quel soin cruel le sort avait-il joint
Deux cœurs que l'un pour l'autre il ne destinait point?

40. S.R., p. 107, note 7.

41. Acte II, scène 4, vers 556-557.

42. Ibid., vers 551-555.

43. S.R., p. 50.

44. Certes, Mithridate, à la fin de l'acte IV, fait envoyer à Monime une coupe de poison. Mais Racine a manifestement cherché, sinon à excuser son acte, du moins à l'expliquer, en partie, par les circonstances. À la scène précédente (scène 6), Arbate vient de lui apprendre que ses soldats se sont révoltés, à l'instigation de Pharnace. Mithridate demande alors qu'on appelle Xipharès à son secours, mais Arbate lui répond (vers 1437-1441) :
J'ignore son dessein; mais un soudain transport
L'a déjà fait descendre et courir vers le port;
Et l'on dit que suivi d'un gros d'amis fidèles,
On l'a vu se mêler au milieu des rebelles.
C'est tout ce que je sais.
Cette réponse lui fait croire, à tort, comme le dénouement le montrera, que Xipharès, lui aussi, l'a trahi. Survient alors Arcas qui annonce l'arrivée des Romains. Et Mithridate, avant de courir au combat, à voix basse, donne à Arcas l'ordre d'apporter du poison à Monime (scène 7, vers 1451-1452) :
Ciel ! Courons. écoutez… Du malheur qui me presse
Tu ne jouiras pas, infidèle princesse.
On le voit, ce n'est pas du tout une décision prise de sang-froid. C'est une réaction de colère et de désespoir.

45. S.R., p. 108.

46. Acte I, scène 1, vers 45-48.

47. Note 6.

48. Les citations de Roland Barthes, quand, par hasard, elles ne contredisent pas le propos même qu'il est en train de tenir, contredisent toujours ou un propos qu'il a tenu ou un propos qu'il va tenir. Elles n'ont, pour ainsi dire, qu'une valeur instantanée.

49. Le lecteur peut assurément nourrir pour Mithridate des sentiments beaucoup plus mitigés.

50. Acte I, scène 1, vers 58.

51. Ibid., vers 61-74.

52. S.R., p. 106.

53. Acte I, scène 5, vers 354-362.

54. Acte IV, scène 4, vers 1322.

55. Ibid., vers 1331-1334.

56. Ibid., vers 1339-1345.

57. S.R., p. 122.

58. Phèdre, acte 1, scène 3, vers 180-181.

59. Ibid., vers 249.

60. Ibid., vers 257-258.

61. Ibid., vers 277-278.

62. Ibid., vers 306.

63. Acte II, scène 5, vers 678-682.

64. Acte V, scène 7, vers 1625.

65. S.R., p. 122.

66. Ibid., note 3.

67. O.C. I. p. 745.

68. Voir acte I, scène 3, vers 289.

69. Voir Ibid., vers 291-298.

70. Voir Ibid., vers 301-310.

71. Acte I, scène 1, vers 43-47.

72. Acte I, scène 2, vers 144-147.

73. Acte I, scène 3, vers 153-156.

74. Ibid., vers 191-194.

75. Ibid., vers 237.

76. S.R. p. 118.

77. Acte I, scène 3, vers 307-311.

78. Ibid., vers 241-242.

79. Ibid., vers 312-316.

80. Acte I, scène 5, vers 350.

81. Acte II, scène 5, vers 693-698.

82. Nous ne parlons ici que de son intention consciente. Il est bien évident qu'inconsciemment une autre intention l'a poussée à suivre le conseil d'Œnone et à venir trouver Hippolyte.

83. Ibid., vers 581-582.

84. Ibid., vers 615-617.

85. Ibid., vers 627-630.

86. Ibid., vers 631-633. On peut, sans doute, s'étonner un peu de la réaction d'Hippolyte et se demander s'il ne comprend vraiment pas ou bien s'il ne veut pas comprendre. Sans entrer ici dans une longue discussion, nous croyons finalement que la réponse ne fait pas de doute : Hippolyte ne comprend pas, ce qui ne veut pas dire qu'il faille, pour autant, le considérer comme un imbécile. N'oublions pas son inexpérience, son caractère « sauvage » et surtout le comportement passé de Phèdre à son égard, comportement qui l'a assurément bien mal préparé à croire à son amour. Il vient, d'autre part, d'apprendre qu'Aricie l'aimait et n'a pas encore eu le temps de s'habituer à cette idée et de "digérer" son bonheur. Si Phèdre avait effectivement voulu déclarer son amour à Hippolyte, elle n'aurait pas pu trouver de plus mauvais moment. Il est, somme toute, assez normal qu'Hippolyte ait quelque peine à croire qu'une autre femme puisse, quelques minutes après Aricie, se déclarer amoureuse de lui, surtout quand cette femme s'appelle Phèdre. Rien d'étonnant, par conséquent, si, pour s'expliquer l'étrangeté des propos de Phèdre, il se contente, pour l'instant, de se rappeler le « désordre éternel » qui, selon Œnone, « règne dans son esprit », et de se dire que la mort de Thésée l'a sans doute encore aggravé. Ajoutons que les deux répliques suivantes d'Hippolyte semblent tout à fait confirmer cette interprétation. Il nous paraît, en tout cas, bien difficile d'accepter celle de M. Louis-Edouard Naneix, qui écrit à propos de ces vers : « Balourdise ? Non. Mais bien réprimande ironique, rappel discret au devoir oublié  » (Phèdre l'incomprise, p. 108). Une telle ironie supposerait qu'Hippolyte accueillît cette découverte avec un sang-froid qui serait bien surprenant et que dément, d'ailleurs, un instant après, sa réaction à la fin de la grande tirade de Phèdre.

87. Contrairement à l'opinion de M. Naneix.

88. Ibid., vers 634.

89. Rappelons seulement ce qu'elle ce dit à elle-même au début de la scène (Sénèque, Tragédies, tome I, p. 200, vers 592-594) :
Aude, anime, tempta, perage mandatum tuum.
Intrepida constent verba : qui timide rogat
docet negare.

90. Ibid., p. 203, vers 669.

91. M. Bénichou le dit fort bien : « Ce n'est une scène de séduction que selon l'intention obscure de Phèdre, non selon sa volonté; ou, si l'on préfère, selon l'intention de Vénus qui la gouverne, non selon la sienne. Le texte, tout voisin de Sénèque devait s'interpréter autrement : les associations d'idées qui conduisent à l'aveu y ont tout l'air de procédés détournés, concertés par la séductrice pour aboutir à une déclaration à laquelle on l'a vue d'avance déterminée. Une telle interprétation ne saurait convenir à la scène de Racine. « Hippolyte requis d'amour et calomnié » (L'écrivain et ses travaux, p. 315).

92. Phèdre l'incomprise, p. 110.

93. Phèdre, Classiques Bordas, p. 69. Un pareil contresens est particulièrement regrettable dans une édition destinée au public scolaire.

94. Ibid., vers 663-664.

95. Ibid., vers 665-666. Parmi d'autres âneries que renferme le livre de Masson-Forestier, Autour d'un Racine ignoré, il y a une explication tout à fait ahurissante de ces deux vers de Phèdre. Après avoir rappelé la réaction d'Hippolyte, Masson-Forestier écrit ceci : « Cette réponse, Phèdre l'a dix fois méritée. Cependant, comme Hippolyte n'a pas un rang comparable au sien [c'est Masson-Forestier qui souligne] - puisqu'elle est reine - elle bondit !
Et sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire ? » (p. 370).
La bêtise obtuse d'un tel commentaire semble annoncer, cinquante ans à l'avance, les analyses d'un Lucien Goldmann.

96. Ibid., vers 670-671. Est-il besoin de le dire ? notre interprétation ne prétend aucunement être originale. Nous comprenons le texte comme l'ont compris avant nous d'innombrables lecteurs et de nombreux critiques. Citons seulement M. Thierry Maulnier qui commente ainsi ce passage : « voilà Phèdre arrachée [par la voix d'Hippolyte] à son rêve, d'une secousse si brusque qu'elle ne mesure pas exactement le sens des mots qui viennent de naître sur ses lèvres dans une irresponsabilité presque somnambulique. Ce n'est qu'au bout d'un instant qu'elle se souvient de ces mots, comprend à quel point elle s'est livrée, et qu'il n'est plus temps de feindre » (Lecture de Phèdre, p. 55).

97. Acte III, scène 1, vers 767-768.

98. Ibid., vers 792.

99. O.C.I., p. 745.

100. Acte III, scène 3, vers 893.

101. Ibid., vers 894.

102. Ibid., vers 909-912.

103. O.C.I., p. 746. Il faut assurément que Phèdre soit dans une « agitation d'esprit » qui ressemble fort à du délire pour voir sa « perte écrite  » dans les « yeux insolents » d'Hippolyte. Le comportement de celui-ci, qui, malgré la malédiction paternelle et les instances d'Aricie, s'obstinera jusqu'à la fin à garder le silence, prouve suffisamment que Phèdre lui a prêté une intention qu'il n'a jamais eue. Et comment croire un instant qu'Hippolyte puis se avoir une attitude « insolente », alors qu'il n'a pas encore eu le temps de commencer seulement à se remettre un peu des trois émotions si fortes qu'il vient d'avoir (il vient d'apprendre, coup sur coup, que la jeune fille qu'il aimait secrètement, l'aimait aussi, que sa belle-mère, dont il se croyait haï, était folle de lui, que son père, qu'il croyait mort, était de retour) ?
On peut s'interroger, en revanche, sur les propos ambigus par lesquels Phèdre répond, en les interrompant, aux « empressements  » de Thésée, à la scène suivante (acte III, scène 4, vers 914-920)  :
……………Arrêtez, Thésée,
Et ne profanez point des transports si charmants.
Je ne mérite plus ces doux empressements.
Vous êtes offensé. La fortune jalouse
N'a pas en votre absence épargné votre épouse.
Indigne de vous plaire et de vous approcher,
Je ne dois désormais songer qu'à me cacher.
Bien sûr, quand Œnone lui aura parlé, Thésée sera persuadé que ces vers accusaient Hippolyte. Mais Phèdre l'a-t-elle voulu ? M. Bénichou ne le croit pas : « ces quelques vers, Phèdre ne les a pas voulus ambigus; dans son esprit, ils sont destinés à dénoncer sa propre faute, non à accuser Hippolyte […] Si ces vers étaient une préparation perfide à la calomnie projetée par Œnone, ils contrediraient tout le rôle de Phèdre […] Les paroles de Phèdre, en réalité, ont pour objet de la soustraire aux embrassements de Thésée, dont elle se juge indigne. C'est le mouvement de Thésée allant vers elle qui l'a soumise à une épreuve soudaine  : ses vers y répondent hâtivement; en les prononçant, elle ne songe certainement plus à son dialogue précédent avec Œnone; la surprise et la honte lui dictent des mots malheureux qui vont troubler Thésée et que l'accusation d'Œnone va rendre rétrospectivement funestes à Hippolyte. Racine a donc complété un consentement impulsif par une complicité involontaire : voilà la contribution de Phèdre à la calomnie, contribution qui, en accord avec l'esprit de tout son rôle chez Racine, la rend à la fois coupable du crime et étrangère à lui » (L'écrivain et ses travaux, p. 318). Nous pensons aussi que Phèdre n'a pas voulu prononcer des paroles ambigu‘s, mais qu'une fois de plus, elle a été ici, ainsi bien sûr qu'Hippolyte et Thésée, la victime de l'habileté du dramaturge. On peut d'ailleurs faire remarquer, à l'appui de cette interprétation, que, dans sa confession finale (acte V, scène 7, vers 1622 sq.), Phèdre s'accusera seulement d'avoir laissé Œnone calomnier Hippolyte. Si elle avait eu le sentiment d'avoir participé directement à la calomnie, il est probable qu'elle l'aurait dit, puisqu'elle a voulu, avant de mourir, venir devant Thésée exposer ses remords (vers 1635).

104. S.R., pp. 123-124.

105. S.R., p. 72.

106. Athalie, acte II, scène 7, vers 709-722.

107. Rappelons-les : Alexandre, Britannicus, Bérénice, Bajazet et Mithridate.

108. S.R., p. 50.

109. Répertoire, p. 28-60.

110. Ibid., p. 29.

111. On pourrait d'ailleurs, et nous aurons l'occasion de le faire, en citer encore quelques autres, car son relevé n'est pas tout à fait exhaustif.

112. Loc. cit.

113. Op. cit., p. 60.

114. La Critique de l'Ecole des femmes, scène VI, Ed. de la Pléiade, tome I, p. 660.

115. R.H.L.F., 1964, p. 425.

116. « Le Jansénisme dans les tragédies de Racine : réalité ou illusion ? », in Cahiers de l'Association internationale des études françaises, no 31, pp. 144-145.

117. O.C.I., p. 242. On ne s'étonnera pas que l'auteur du Sur Racine ait complètement ignoré un passage aussi capital Quand on veut ébahir les jobards en leur parlant de Racine, il vaut assurément mieux leur citer un article de L'Année sociologique sur les coutumes de l'ancienne Chine plutôt que la Préface d'Andromaque.

118. En réalité, on avait plutôt reproché à Pyrrhus d'être, au contraire, trop tendre et trop galant. Mais Racine reprend ici un procédé qu'il avait déjà utilisé dans la première Préface d'Alexandre pour répondre à un reproche semblable. Le procédé « consiste à insister sur une objection qui n'a guère été faite, ou qui n'a pas été faite du tout, pour contrebalancer l'objection antagoniste, beaucoup plus répandue, et qui assurément a plus de portée » (Raymond Picard : Racine polémiste, p. 76).

119. Voir Athalie, acte III, scène 3, vers 870 sq.

120. Certes, dans la première Préface de Britannicus, Racine prétend que le personnage de Britannicus est bien conforme à l'exigence d'Aristote. À ceux qui se sont scandalisés qu'il eût « choisi un homme aussi jeune que Britannicus pour le héros d'une tragédie  », il répond, en effet : « Je leur ai déclaré, dans la Préface d'Andromaque, les sentiments d'Aristote sur le héros de la tragédie; et que bien loin d'être parfait, il faut toujours qu'il ait quelque imperfection » (O.C.l, pp. 385-386). Mais cet argument, qui ne sera d'ailleurs par repris dans la seconde Préface, est évidemment spécieux. La jeunesse de Britannicus ne saurait être considérée comme une imperfection morale et, bien loin qu'elle soit de nature à atténuer l'indignation que sa mort soulève, elle ne peut que l'augmenter.

121. En ce qui concerne Hippolyte aussi, Racine a prétendu avoir voulu respecter l'exigence d'Aristote. Il écrit, en effet, dans la Préface de Phèdre : « Pour ce qui est du personnage d'Hippolyte, j'avais remarqué dans les Anciens qu'on reprochait à Euripide de l'avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection. Ce qui faisait que la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d'indignation que de pitié. J'ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d'âme avec laquelle il épargne l'honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l'accuser. J'appelle faiblesse la passion qu'il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels de son père. (O.C.I., p. 746). Là encore, le propos n'est guère convaincant. L'amour d'Hippolyte pour Aricie, amour qu'il ne lui avoue que lorsqu'il croit son père mort, peut difficilement être considéré comme une « faiblesse » qui l'empêcherait d'être « tout à fait bon  » et rendrait sa mort un peu moins injuste. Cet amour rend, au contraire, sa mort plus tragique et son sort plus pitoyable.

122. En ce qui concerne Andromaque, il est vrai, le lecteur attentif a quelque peine à partager pleinement l'admiration sans réserves que la vertu d'Andromaque a souvent inspirée aux critiques. Comment ne pas s'interroger, en effet, sur la façon dont Andromaque a réussi à sauver la vie d'Astyanax, après la prise de Troie ? Chateaubriand n'aurait peut-être pas écrit les pages du Génie du christianisme (tome I, pp. 260-263) où il célèbre en Andromaque la figure même de la mère chrétienne, s'il s'était souvenu qu'Oreste nous a appris (acte I, scène 1, vers 73-76) que, « pour ravir [Astyanax] au supplice  »:
Andromaque trompa l'ingénieux Ulysse,
Tandis qu'un autre enfant, arraché de ses bras,
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
Faut-il penser que cet « autre enfant » n'avait, lui, plus de mère et que la « charité chrétienne  » d'Andromaque a su trouver le moyen de remédier à sa douloureuse situation ? On ne s'étonnera pas que, tout comme l'auteur du Génie du christianisme, celui du Dieu caché ait ignoré cet épisode. Comment aurait-il pu s'en souvenir ? S'il avait rappelé ces vers, il aurait ruiné lui-même toute l'interprétation qu'il donne de la pièce. Il lui aurait été bien difficile de prétendre, comme il le fait, qu'Andromaque, du moins jusqu'au début de l'acte IV où elle accepte d'épouser Pyrrhus, représentait, en tant que « personnage tragique », l'intransigeance morale la plus absolue, le refus de tout compromis, et de l'opposer radicalement, en tant que « seul être humain de la pièce » (p. 355) à tous les autres personnages qu'il définit comme des« fauves » totalement dénués de sens moral et d'humanité.

123. Britannicus, acte III, scène 7, vers 980-982.

124. Cf. Andromaque, vers 85, 727, 738, 768, 1575, 1581, 1643.

125. Cf. vers 141, 556, 825.

126. Cf. vers 26, 762.

127. Acte III, scène 2, vers 826-829. Bien sûr, quand Oreste prononce ces vers, il est décidé, nous le savons, à enlever Hermione et la résignation qu'il manifeste ici, n'est donc qu'apparente. Mais, même s'il est résolu à user de la violence envers Hermione, il n'en est pas moins sincère lorsqu'il reconnaît qu'elle a le droit de disposer d'elle-même. C'est bien pourquoi, d'ailleurs, il considère l'acte qu'il s'apprête à commettre comme un « crime  » (cf. acte III, scène 1, vers 778).

128. Acte IV, scène 5, vers 1369-1371.

129. Cf. acte I, scène 1, vers 17.

130. Citons Pierre Brisson, souvent mieux inspiré, qui écrit : « Thésée est magnifique. Le trait de son caractère indispensable au drame est la crédulité. Il est crédule, il l'est pleinement, avec ampleur, tumulte et décision », et qui ne craint pas de reprendre à son compte le jugement trop célèbre de Faguet : « Majestueux comme la foudre et bête comme un ouragan » (Les deux Visages de Racine, pp. 160-161). On ne s'étonnera pas, en revanche, si Lucien Goldmann, que son absurde « vision tragique » oblige à peupler la tragédie racinienne de « pantins », juge Thésée en ces termes : « Comme Britannicus, Thésée croit toujours lorsqu'on lui ment et ne croit jamais lorsqu'on lui dit la vérité. C'est le personnage qui, dans le sens le plus radical, vit dans l'erreur, l'être le plus imparfait, et implicitement, suivant les lois de l'univers tragique, le plus irréel » (Le Dieu caché, p. 427).

131. Les Tragédies de Racine : diversité et unité, p. 132.

132. Phèdre, acte II1, scène 3, vers 888-892.

133. C'est tout à fait évident dans le cas d'Hippolyte, et c'est, nous l'avons dit, très probable dans celui de Phèdre.

134. Acte IV, scène 2, vers 1110-1113.

135. Acte V, scène 6, vers 1584.

136. Acte IV, scène 2, vers 1076.

137. Acte V, scène 7, vers 1612-1616.

138. À ceci près, nous l'avons souligné, que Titus aurait été mieux avisé de ne pas attendre cinq ans et la mort de Vespasien avant de dire à Bérénice qu'il ne pouvait pas l'épouser. On notera, à ce sujet, la particulière stupidité de l'interprétation de Lucien Goldmann, qui reproche à Antiochus une indécision qu'il devrait bien plutôt reprocher à Titus. Il accuse Antiochus d'être toujours « hésitant, indécis, ayant peur de ses propres résolutions, subissant les décisions des autres  » (Le Dieu caché, p. 375) en vertu de quoi il le considère comme un parfait spécimen de « pantin ». Mais, si Antiochus subit effectivement les décisions des autres, il y est obligé par la situation dans laquelle le dramaturge l'a placé. Ce n'est pas à lui qu'appartient la décision, mais d'abord à Titus, et ensuite à Bérénice, si Titus renonce à l'épouser. Si le propre du « personnage tragique », selon Goldmann, est d'avoir toujours le courage d'affronter la réalité et de regarder les choses en face, il faut bien constater que Titus qui, pendant cinq ans, a soigneusement évité de penser à toutes les raisons qui s'opposaient à son mariage avec Bérénice, paraît bien peu digne d'un tel statut.

139. Bérénice, acte V, scène 2, vers 1279-1284.

140. Acte V, scène 4, vers 1297-1302.

141. Acte II, scène 2, vers 463-466.

142. Racine, pp. 34-35.

143. Acte III, scène 1, vers 754-756.

144. Acte II, scène 2, vers 371-376.

145. Voir Ibid., vers 504-522.

146. Acte III, scène 1, vers 727-730.

147. Acte IV, scène 5, vers 1140-1144.

148. Acte V, scène 7, vers 1502-1504.

149. Nous avons laissé de côté l'exemple d'lphigénie. Les rapports entre les dieux et les hommes y sont, en effet, bien compliqués et il aurait été trop long d'essayer d'en faire le tour. Le lecteur peut trouver, d'ailleurs, un exposé très minutieux sur la question dans le livre de M. Maurice Delcroix, Le Sacré dans les tragédies profanes de Racine (pp. 17-147) . Disons seulement que, si la « théologie » que l'on peut dégager d'lphigénie est passablement complexe, et peu cohérente, de toute façon, elle ne ressemble jamais à la « théologie racinienne » de Roland Barthes. Agamemnon y dénonce volontiers l'injuste cruauté des dieux. Mais il n'a aucunement l'idée (la chose eût été bien surprenante !) que le sacrifice d'lphigénie pourrait constituer une « rédemption inversée » et qu'en faisant mourir sa propre fille, il pourrait effacer l'injustice des dieux, en la prenant sur lui. À l'évidence, il ne voit pas du tout les choses ainsi, puisqu'il dit à sa fille (acte IV, scène 4, vers 1245-1246) :
Montrez, en expirant de qui vous êtes née;
Faites rougir ces Dieux qui vous ont condamnée.
Voilà encore un vers, est-il besoin de le préciser? que l'auteur du Sur Racine n'a pas cru devoir citer.

150. Acte III, scène 2, vers 599-614.

151. Oreste le fait aussi, à l'acte III, scène 3, vers 773-774 :
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix et poursuit l'innocence;
ou bien, à l'acte V, scène 5, vers 1618-1619 :
J'étais né pour servir d'exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Pourtant, la dénonciation de l'injustice divine a, chez Oreste, un caractère plus personnel, plus individuel, que chez Jocaste. La seconde citation le montre bien : si Oreste sait qu'il n'est pas la seule victime de l'injustice des dieux, il a, plus que Jocaste, le sentiment d'être leur victime de prédilection.

152. S.R., p. 50, note 3.

153. Acte Ill, scène 3, vers 675-690.

154. Les Caractères, 1, 51, p. 86.

155. Bérénice, acte V, scène 4, vers 1299-1300.

156. Athalie, acte V, scène 6, vers 1774-1779.

157. S.R., p. 56. Certes « les vrais héros raciniens » ne représentent pas tous les fils raciniens, mais seulement ceux de la troisième catégorie. Mais c'est évidemment, aux yeux de Roland Barthes, la catégorie la plus importante. Dire qu'ils sont « les vrais héros raciniens », c'est, en effet, dire qu'ils sont, au fond, les seuls héros vraiment raciniens. De plus, si l'on ne comprend pas du tout comment les fils de la troisième catégorie, qui « veulent rompre » avec le père, pourraient s'acharner à vouloir justifier son injustice, on ne voit pas davantage comment les fils de la première catégorie pourraient jamais y songer. Il faudrait d'abord qu'ils aient conscience de l'injustice du père. Mais, pour ces « figures  » qui « restent soudées au père, enveloppées dans sa substance, […] le Passé [rappelons que, pour Roland Barthes, le père c'est le Passé] est un droit [c'est Roland Barthes qui souligne] qu'elles représentent avec superbe » (ibidem). Comment le père pourrait-il être injuste aux yeux de ces fils pour qui il est, au contraire, la source de toute justice ? Restent les fils de la deuxième catégorie. Mais, s'il ne serait peut-être pas tout à fait impossible d'essayer de leur prêter l'attitude qui est celle de la créature envers Dieu dans la théologie racinienne de Roland Barthes, ce n'est que dans la mesure où leur attitude envers le père est mal définie (rappelons que ces « figures » de fils « tout en restant inconditionnellement soumises au père, vivent cette fidélité comme un ordre funèbre et la subissent dans une plainte détournée » (ibidem). C'est, d'ailleurs, dans cette deuxième catégorie que Roland Barthes a rangé Oreste. En revanche, il a rangé Phèdre dont, pourtant, « tout l'effort consiste […] à absoudre Dieu », dans les fils de la troisième catégorie. Comprenne qui pourra !

158. Ibidem.

159. Il est bien difficile de savoir quel personnage de Racine est, pour Roland Barthes, le héros racinien par excellence. Si l'on se réfère à la théorie du père, on reste persuadé que c'est Pyrrhus. Mais si on fait appel à la « théologie racinienne  », on se dit alors que ce ne peut être qu'Oreste. Il est, en effet, le seul personnage de Racine que cite Roland Barthes dans le chapitre « La Faute » et il est aussi le seul qui tienne des propos qui, si on veut bien ne pas les comprendre, et, pour ce faire les prendre à la lettre, soient ceux que devraient tenir tous les personnages de Racine.

 

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