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………Maxime 93



…… « Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n'être plus en état de donner de mauvais exemples. »



…… Cette maxime apparaît dans la première édition et ne subit aucun changement dans les éditions ultérieures. Les manuscrits ne donnent point de variante. La Rochefoucauld a sans doute jugé qu'il avait tout de suite trouvé la formulation idéale. Et il a eu raison, car cette maxime particulièrement réussie est une des plus piquantes du recueil.

…… Bien qu'elle se présente sous la forme d'une phrase constituée d'une seule proposition, la maxime 93 n'en est pas moins de structure binaire, comme tant d'autres maximes. Elle se compose, en effet, de deux parties, la première (« Les vieillards aiment à donner de bons préceptes ») évoquant le comportement des vieillards, et la seconde (« pour se consoler de n'être plus en état de donner de mauvais exemples ») donnant l'explication de leur comportement, et ces deux parties s'opposent dans la mesure où l'explication du comportement des vieillards n'est pas du tout celle qu'on aurait attendue. La réussite de la maxime tient, bien sûr, dans cette opposition et dans l'effet de surprise qui en résulte.

…… Et c'est d'ailleurs pour mieux ménager cet effet de surprise que La Rochefoucauld s'est abstenu de donner à sa maxime une structure trop visiblement binaire et antithétique. Il aurait pu écrire, en effet : « Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, mais c'est pour se consoler ». Mais il a préféré ne pas souligner et annoncer à l'avance le caractère apparemment paradoxal de l'explication qu'il va nous donner du comportement des vieillards. Il aurait pu écrire encore : « Si les vieillards aiment à donner de bons préceptes, c'est pour se consoler…». Mais il a préféré une tournure plus concise et qui ménage mieux l'effet de surprise en n'annonçant pas à l'avance qu'il va donner une explication. Il aurait pu écrire enfin : « Les vieillards aiment à donner de bons préceptes : ils veulent se consoler…». Cette formule aurait été très proche de celle qu'il a retenue, mais elle aurait encore créé un effet d'attente qu'il a voulu éviter pour mieux surprendre son lecteur.

…… Le début de la maxime présente, en effet, les vieillards de manière très positive : non seulement ils donnent de bons préceptes, mais il aiment à le faire. S'ils ne peuvent plus guère, à cause de leur grand âge, participer directement à la vie sociale, ils ne s'en désintéressent pas pour autant. Faute de pouvoir encore se rendre utiles par leurs actes, ils s'efforcent d'être utiles par leurs paroles et tâchent de faire bénéficier les autres, les jeunes surtout, de leur grande expérience et de leur sagesse. Et, loin de paraître ressentir quelque amertume d'en être réduits à jouer les mentors, ils semblent s'y résoudre avec une parfaite sérénité et même en éprouver de la joie. Certes, lorsque La Rochefoucauld dit que « les vieillards aiment à donner de bons préceptes », il y met sans doute une certaine ironie et l'on peut soupçonner que souvent ils en font un peu trop, à la fois parce que ainsi que le dit malicieusement la maxime 90 : « On ne donne rien si libéralement que ses conseils » et parce que leur grand âge les expose parfois à répéter plus qu'il ne serait nécessaire, voire à rabâcher, en attendant de radoter tout à fait. Toujours est-il que, s'ils peuvent se montrer à l'occasion quelque peu maladroits ou ridicules, ils semblent n'avoir que des intentions hautement louables.

…… Mais l'impression très favorable que nous donne le début de la maxime va être corrigée et même contredite par la seconde. Car l'explication que La Rochefoucauld nous donnera ensuite du comportement des vieillards montrera que leurs mobiles ne sont pas du tout ceux que l'on pouvait croire. On pouvait croire que le grand âge, en les obligeant à renoncer aux principaux plaisirs de l'existence et en éteignant progressivement leurs passions, les avait du moins guéris de l'égoïsme si naturel à l'homme et particulièrement à la jeunesse; on pouvait croire que, n'attendant pour eux-mêmes plus grand chose de la vie, ces bons, ces nobles vieillards ne pensaient plus qu'à l'intérêt et au bonheur des autres; on pouvait croire que, faute de pouvoir encore les aider activement, ils avaient choisi de se consacrer à les aider de leurs conseils avisés pour leur permettre d'éviter de tomber dans les erreurs et dans les fautes dans lesquelles ils étaient eux-mêmes trop souvent tombés. Bref, on pouvait croire qu'ils n'étaient mus que par des sentiments profondément altruistes et vertueux.

…… Or, en nous disant qu'ils cherchent à « se consoler de n'être plus en état de donner de mauvais exemples », La Rochefoucauld nous apprend que, loin de ne penser maintenant qu'aux autres, ils ne pensent toujours qu'à eux-mêmes; que, loin d'être par habités par l'amour de la vertu, ils sont hantés par le regret des vices auxquels ils ne peuvent plus s'adonner, et des passions auxquelles ils ne peuvent plus s'abandonner, et l'envie secrète que leur inspirent tous ceux qui sont en état de goûter les plaisirs qu'ils ne peuvent plus goûter. Les sentiments et les pensées de ces vieillards sont ainsi tout le contraire de ce qu'ils semblent être. Ils se découvrent, ils feignent de se découvrir une vocation tardive de directeurs de conscience, alors qu'au fond d'eux-mêmes, ils restent des libertins impénitents. Ils sont donc, par-dessus le marché, de parfaits hypocrites.

…… L'art de La Rochefoucauld est d'avoir en si peu de mots si bien réussi à faire ressortir la totale contradiction qu'il y a entre les mobiles apparents des vieillards et leurs mobiles réels et en ménageant ses effets jusqu'à la fin. C'est « pour se consoler », nous dit-il d'abord, que les vieillards « aiment à donner de bons préceptes ». C'est évidemment une première surprise et une première désillusion pour le lecteur. En principe, les donneurs de préceptes cherchent, en effet, à aider les autres, à les guider, à les encourager, lorsqu'ils leur semblent être dans la bonne voie, ou, au contraire, à les mettre en garde contre des dangers ou des erreurs. Mais la maxime 116 nous apprend que « celui qui conseille […] ne cherche le plus souvent (dans les conseils qu'il donne) que son propre intérêt ou sa gloire » et la maxime 93 pourrait servir à l'illustrer, puisque ces vieillards donneurs de préceptes recherchent leur propre intérêt, alors même qu'ils ne semblent penser qu'à l'intérêt d'autrui, et essaient de résoudre leurs propres problèmes en feignant de vouloir résoudre les problèmes des autres.

…… Et, si l'on est déçu, on est aussi un peu surpris, car on ne voit d'abord pas très bien comment ils peuvent se consoler en donnant de bons préceptes, et de quoi ils peuvent se consoler, si ce n'est de ne pas pouvoir faire mieux maintenant que de donner de bons préceptes. Comme chacun le sait, en effet, et comme le rappelle la maxime 230 [1], rien ne saurait remplacer la valeur de l'exemple et un bon exemple vaut généralement mieux qu'un bon conseil ou un bon précepte. On comprendrait donc que les vieillards s'emploient à donner de bons préceptes, faute de pouvoir encore donner de bons exemples.

…… Mais La Rochefoucauld va de nouveau nous surprendre, en disant le contraire de ce que l'on attendrait. Au lieu de dire que les vieillards regrettent « de n'être plus en état de donner de bons exemples », il va nous dire qu'ils regrettent « de n'être plus en état de donner de mauvais exemples ». C'est vraiment un sentiment fort surprenant de la part de gens qui « aiment à donner de bons préceptes ». À défaut de donner de bons préceptes parce qu'ils sont vraiment altruistes et songent d'abord à être utiles aux autres, on s'attendrait à ce qu'ils le fassent parce qu'ils regrettent de ne plus pouvoir donner de bons exemples; à défaut de donner de bons préceptes, parce qu'ils regrettent de ne plus pouvoir donner de bons exemples, on s'attendrait à ce qu'ils le fassent parce qu'ils regrettent d'avoir jadis donné de mauvais exemples; mais on ne s'attend vraiment pas à ce qu'ils le fassent parce qu'ils regrettent de ne plus pouvoir donner de mauvais exemples. Les deux premiers regrets seraient louables et effectivement de nature à les porter à donner de bons préceptes, mais le troisième n'est plus du tout louable et il ne les autorise guère à donner de bons préceptes.

…… Bien au contraire, le sentiment qui les pousse à donner de bons préceptes, devrait logiquement leur interdire de le faire. Ils devraient se dire que, s'ils regrettent de ne plus pouvoir se mal conduire, ils sont fort mal placés pour faire la leçon aux autres. S'ils regrettaient les erreurs qu'ils ont commises dans leur jeunesse, s'ils regrettaient de n'avoir pas eu alors des gens pour leur donner de bons préceptes ou s'ils regrettaient de ne pas les avoir écoutés, il serait logique qu'ils donnassent de bons préceptes aux autres pour les inciter à éviter de tomber à leur tour dans les mêmes erreurs. Encore faudrait-il qu'ils le fissent avec beaucoup de modestie et en commençant par reconnaître honnêtement leurs erreurs. Mais, s'il est tout à fait légitime de dire à quelqu'un de ne pas faire ce que soi-même l'on regrette d'avoir fait; il l'est beaucoup moins de lui dire de ne pas faire ce que l'on regrette de ne plus pouvoir faire. Cela revient à lui dire : « Ne faites surtout pas ce que je voudrais tant pouvoir encore faire, ce que je regrette tant de ne plus pouvoir faire. Gardez-vous bien de faire ce que je m'empresserais de faire, si j'étais à votre place ». Puisque les vieillards regrettent de ne plus pouvoir faire, à cause de leur âge, ce qu'ils ont fait quand ils étaient plus jeunes, en bonne logique, ils devraient, au contraire, dire aux plus jeunes : « Dépêchez-vous de faire, pendant que vous le pouvez, ce que vous ne pourrez plus faire quand vous aurez mon âge ».

…… Mais, bien entendu, si l'attitude des vieillards paraît illogique, si leurs paroles sont en contradiction avec leurs sentiments profonds, il n'en est pas moins aisé de deviner pourquoi ils se comportent ainsi. Car, si leur comportement est apparemment paradoxal, il n'est est pas moins très humain, c'est-à-dire trop humain. « Peu de gens savent être vieux », dit La Rochefoucauld dans la maxime 423. C'est assurémment le cas de ces vieillards. Savoir être vieux, c'est d'abord savoir accepter d'être vieux, et savoir accepter d'être vieux, c'est savoir accepter que d'autres ne le soient pas. C'est ce que ces vieillards, prodigues en bons préceptes, ne veulent pas accepter. Parce qu'ils ne sont plus jeunes, ils voudraient que personne ne le fût. Leur comportement rappelle celui que, dans Le Tartuffe, Dorine dénonce chez les prudes comme Orante [2]. Derrière les beaux discours moralisateurs de ces vieillards se cache un sentiment particulièrement bas, une passion particulièrement vile : l'envie, mais une passion qui survit souvent à toutes les autres, une passion qui subsiste parfois alors même que l'on a perdu tout intérêt. C'est, nous le verrons, le sens de la maxime 486 : « Il y a encore plus de gens sans intérêt que sans envie », et la maxime 93 peut donc servir à l'illustrer.


 

NOTES :

[1] « Rien n'est si contagieux que l'exemple, et nous ne faisons jamais de grands biens ni de grands maux qui n'en produisent de semblables ».

[2] Voir acte I scène 1, vers 121-140. Rappelons les derniers vers de cette tirade :

…… Hautement d'un chacun elles blâment la vie,
…… Non point par charité, mais par un trait d'envie
…… Qui ne saurait souffrir qu'une autre ait les plaisirs
…… Dont le penchant de l'âge a sevré leurs désirs.

 

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