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………Maxime 95



…… « La marque d'un mérite extraordinaire est de voir que ceux qui l'envient le plus sont contraints de le louer. »



…… Cette maxime apparaît dans la deuxième édition et ne subit aucun changement dans les maximes ultérieures. On ne connaît pas de variante.

…… La réussite de cette Maxime tient à la subtilité de l'apparent paradoxe qu'elle nous propose. Car, alors que, dans de très nombreuses maximes, le paradoxe apparaît d'emblée au lecteur et l'oblige ensuite à faire un effort de réflexion pour en trouver l'explication, le caractère paradoxal de la maxime 95 n'apparaît qu'après un premier effort de réflexion, et il faut au lecteur alors un second effort de réflexion pour comprendre que ce qui lui paraît paradoxal est en fait tout à fait logique et naturel. D'ordinaire La Rochefoucauld nous propose comme allant de soi une affirmation qui nous semble d'abord paradoxale et dont on découvre ensuite la justesse. Ici il nous propose, après un début qui alléche notre curiosité (« La marque d'un mérite extraordinaire »), une affirmation qui, loin de nous paraître vraiment paradoxale, nous semble, au contraire, tout d'abord aller presque de soi.

…… À la première lecture, loin d'être surpris, on pourrait donc être plutôt légèrement déçu par l'apparente banalité de la maxime. Si, en effet, un mérite est vraiment « extraordinaire », il paraît naturel et logique que tout le monde ne puisse que le louer, il paraît normal qu'il triomphe de toutes les réticences et que même les plus envieux l'applaudissent. Ceux-ci d'ailleurs ont, en un sens, plus de raisons que personne de le louer. On est, en effet, d'autant plus porté à louer un mérite qu'on est plus sensible à ce mérite, qu'on le perçoit mieux, qu'on l'apprécie mieux. Or ceux qui envient le plus un mérite sont aussi de ce fait ceux qui sont les plus sensibles à ce mérite, ceux qui le perçoivent le mieux, qui l'apprécient le mieux.

…… Mais les mêmes raisons qui devraient les inciter à être les premiers à le louer, font qu'ils sont, en réalité, les derniers à être portés à le faire. En nous disant qu'ils sont « contraints » de louer un mérite extraordinaire, La Rochefoucauld nous apprend non seulement qu'ils font ce qu'ils voudraient ne pas faire, mais aussi qu'ils font ce que d'ordinaire ils ne font jamais. Comment donc expliquer qu'ils fassent une exception pour un mérite extraordinaire ? Car logiquement non seulement ils ne devraient pas faire une exception pour un mérite extraordinaire, mais, bien au contraire, s'il y a un seul cas où les envieux ne devraient jamais en faire, c'est bien celui d'un mérite extraordinaire. Ce qui fait, en effet, qu'un mérite suscite l'envie, c'est évidemment qu'on le juge supérieur au sien. Cela se produira assez rarement pour un mérite seulement moyen et encore plus rarement pour un petit mérite, et on pourra alors les louer facilement même, si l'on est d'un naturel envieux, et d'autant plus facilement que louer un mérite inférieur au sien, peut être un moyen d'inciter les autres à louer le vôtre. Mais cela pourra se produire souvent quand il s'agira d'un grand mérite, et se produira d'autant plus souvent que le mérite sera plus grand; les envieux seront alors plutôt portés à le dénigrer qu'à le louer. Cela se produira toujours avec un mérite extraordinaire, sauf, bien sûr, si l'envieux se trouve avoir un mérite aussi extraordinaire que celui qu'il pourrait envier, mais la probabilité d'une telle hypothèse est si faible qu'elle peut être considérée comme nulle, à la fois parce que, par définition, le mérite extraordinaire est extrêmement rare et parce que d'ordinaire les personnes d'un mérite extraordinaire sont, de ce fait, au-dessus de l'envie [1].

…… Ainsi donc si, à première vue, il peut sembler assez naturel qu'un mérite extraordinaire soit loué par tout le monde et donc même par eux qui l'envient le plus, à la réflexion, compte tenu de la nature de l'envie et du comportement qu'elle engendre habituellement, on se dit, au contraire, que s'il y a un mérite que les envieux ne devraient jamais louer, c'est bien un mérite extraordinaire. On est donc en présence non seulement d'une exception dans le comportement des envieux, mais d'une exception qui se produit là où on l'attendrait le moins. Comment expliquer ce paradoxe ?

…… Une fois de plus, la première explication qui semble devoir venir à l'esprit est une explication optimiste et l'on est d'abord tenté de croire que l'on a pour une fois affaire à une maxime positive. Alors que l'envie semble devoir être toujours d'autant plus grande que le mérite est plus grand, en présence d'un mérite extraordinaire, il se produirait une espèce de miracle : au lieu de s'exacerber, l'envie soudain rendrait les armes devant l'exceptionnelle grandeur du mérite et l'équité triompherait. Mais une explication par le miracle, qui nous ramènerait d'ailleurs à l'impression superficielle que peut donner la première lecture de la maxime, n'en est pas vraiment une. De plus, l'envie, dont la Maxime 328 nous dit qu'elle « est plus irréconciliable que la haine » et dont la maxime 486 [2] nous dit qu'elle survit souvent à l'intérêt, est, moins que toute autre passion, sujette à s'éteindre. Enfin et surtout en nous disant que les envieux « sont contraints » de louer un mérite extraordinaire, La Rochefoucauld suggère très clairement que leur envie n'est aucunement éteinte, bien au contraire. Mais ils choisissent de la faire taire.

…… Et, s'ils choisissent de la faire taire, c'est parce qu'ils choisissent ce qui, pour les envieux qu'ils sont et qu'ils seront toujours, constitue un moindre mal. La même cause qui fait naître et qui nourrit l'envie, et qui, devant un mérite extraordinaire, ne peut que l'exacerber, lui impose pourtant de se taire maintenant; et cette cause c'est, bien sûr, l'amour-propre. Si ceux qui envient le plus un mérite extraordinaire sont finalement contraints de le louer, ce n'est aucunement une victoire de l'équité sur l'envie, de la vertu sur la vanité; c'est un calcul de l'amour-propre qui aurait beaucoup plus à perdre qu'à y gagner en ne le louant pas. Les envieux savent jusqu'où ils peuvent aller trop loin; ils savent qu'en ne joignant pas leurs voix à toutes celles qui louent un mérite extraordinaire, qu'en essayant, au contraire, de faire ce qu'ils font d'ordinaire, c'est-à-dire de le dénigrer, c'est à eux-mêmes qu'ils risquent de faire le plus de tort. Ne pas louer un mérite extraordinaire, c'est courir le risque de voir mettre en doute son discernement ou son équité, ou les deux à la fois, c'est s'exposer à ce que les envieux redoutent plus que tout : laisser voir qu'ils sont envieux. Car, comme La Rochefoucauld le fait remarquer dans la maxime 27 : « On fait souvent vanité des passions même les plus criminelles; mais l'envie est une passion timide et honteuse que l'on n'ose jamais avouer ».

…… On arrive donc au paradoxe suivant, à savoir que les envieux sont contraints de dire ce qu'ils pensent, alors que d'ordinaire quand on est contraint de dire quelque chose, c'est quelque chose qu'on ne pense pas, voire le contraire de ce qu'on pense, et ils sont contraints de dire ce qu'ils pensent pour ne pas passer pour ce qu'ils sont, alors que d'ordinaire, quand on ne veut pas passer pour ce qu'on est, on se garde bien de dire ce que l'on pense, quand on ne dit pas le contraire de ce que l'on pense. C'est là assurément une situation qui doit être particulièrement irritante. Car s'il est toujours irritant de devoir dire ce que l'on ne pense pas, il doit être plus irritant encore de devoir dire ce que l'on pense, quand on voudrait surtout ne pas le dire.

…… Et il est d'autant plus irritant pour les envieux d'être contraints à louer un mérite extraordinaire qu'il ne leur faut surtout pas laisser voir qu'ils ne louent que parce qu'ils sont « contraints » de le faire. Il faut au contraire qu'ils aient l'air de le louer de bon cœur, alors même que jamais ils n'ont eu moins envie de louer un mérite. Enfin, pour mettre le comble à leur irritation, ils ne peuvent manquer de se dire que, dans la mesure où ils n'ont guère l'habitude de louer le mérite mais plutôt de le dénigrer, les louanges qu'ils sont contraints de donner au mérite extraordinaire, n'en seront que plus remarquées et n'en auront que plus de poids.


NOTES :

[1] C'est déjà d'ordinaire le cas des personnes d'un grand mérite, si l'on en croit la maxime 433 (« La plus véritable marque d'être né avec de grandes qualités, c'est d'être né sans envie »). On peut donc considérer que c'est pratiquement toujours le cas des personnes d'un mérite extraordinaire.

[2] « Il y a encore plus de gens sans intérêt que sans envie ».

 

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