Assez décodé !
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………………………………À Monsieur Yves Coirault ………Avant-propos …… On trouvera réunies dans ce petit livre les explications de trois des pages les plus célèbres du Tartuffe ainsi qu'une étude, « Un Séducteur à titre posthume : Tartuffe », publiée, en 1978, dans Assez décodé ! et reprise ici, avec un certain nombre de modifications et quelques additions, grâce à l'aimable autorisation des éditions Roblot. Pas plus aujourd'hui qu'en 1978, je n'ai prétendu apporter une nouvelle « lecture » d'une œuvre qui est sans doute, dans les lycées et dans les universités, la plus étudiée de toutes les œuvres de la littérature française, et sur laquelle nous disposons de très nombreux travaux. « Much stil remains to be discovered about Molière's Tartuffe after three centuries of investigation », écrit M. H. Gaston Hall au début de l'étude qu'il consacre à la pièce dans son livre Comedy in Context : Essays on Molière[1] Je ne suis pas du tout de l'avis de M. Hall dont, au demeurant, j'apprécie les travaux. Il me semble, au contraire, et l'on ne peut que s'en réjouir, que, sur Le Tartuffe, comme sur bon nombre de nos grandes œuvres classiques, l'essentiel a déjà été dit et souvent bien dit, et parfois depuis longtemps, voire depuis toujours, comme en témoigne la fameuse Lettre sur la comédie de l'lmposteur[2] Certes, les critiques peuvent encore faire des remarques inédites sur des points de détail, ils peuvent encore apporter quelques précisions à ce qu'ont dit leurs prédécesseurs, mais lis ne peuvent plus espérer faire une découverte véritablement importante, et encore moins donner à la pièce un éclairage qui la fasse apparaître sous un jour vraiment nouveau et démontrer que tous ceux qu'elle a fait rire depuis plus de trois siècles, ou bien ont eu tort de rire ou bien auraient dû rire pour de toutes autres raisons que celles qui les ont fait rire.
NOTES : [1] University Press of Mississippi, 1984, p. 144. [2] Voir Molière, Œuvres complètes, édition de M. Georges Couton, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1971, tome I, pp. 1149-1180. Sauf indication contraire, c'est à cette édition que nous renverrons. [3] Je pense notamment au livre de M. Jacques Scherer, Structures de « Tartuffe » (S.E.D.E.S, 2e édition, 1974) et, plus encore, à celui de M. Jacques Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale, Gallimard, 1963. Ce demier livre est, en fait, une lecture suivie de trois pièces, Le Tartuffe, Dom Juan et Le Misanthrope. En dépit des réserves que l'on peut faire sur certaines des thèses de M. Guicharnaud, c'est un ouvrage d'un grand intérêt (il est, d'ailleurs, devenu une sorte de classique), riche en analyses souvent excellentes, particulièrement sur Le Misanthrope. [4] Charles Mauron a parlé de Molière dans deux livres, Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, Introduction à la psychocritique, Corti, 1962 (sur Molière, voir le chapitre XVII, « L'Evolution créatrice de Molière », pp. 270-298), et Psychocritique du genre comique, Corti, 1964). [5] Ophrys, 1957. [6] Roger Planchon a signé deux mises en scène du Tartuffe, la première en 1962 (la première représentation a eu lieu le 22 novembre 1962 au Théâtre de la Cité de Villeurbanne) et la seconde en 1973 (la première représentation a eu lieu le 27 juin 1973 à Buenos-Aires). Pour apprécier le « travail » du metteur en scène, on peut se reporter aux « Propos de Roger Planchon sur sa mise en scène », propos recueillis dans Molière, Le Tartuffe, texte présenté par Pierre Brunet dans la mise en scène de Roger Planchon au Théâtre de la Cite, CoIl. Classiques du Théâtre, Hachette, 1967, pp. 194-199, ainsi qu'une description de ses deux mises en scène, celle de 1962 et celle de 1973; la première est due à MM. Jean-Louis Martin-Barbaz et Jacques Rosner (Ibidem) et la seconde est due à M. T. Kowzan (« Le Tartuffe de Molière dans une mise en scène de Roger Planchon », dans Les Voies de la création théâtrale, CNRS, 1978, tome VI, po. 279-340). [7] C'est en 1978 qu'Antoine Vitez a monté Le Tartuffe pour le Festival d'Avignon. Voici comment M. Guy Dumur évoque sa mise en scène: « On voyait, sous les traits de Richard Fontana, apparaître Tartuffe en chemise bouffante, le col largement ouvert, pareil à un ange déchu ou à un faune, violer une Elmire pâmée… Les esprits de l'époque avaient été marqués par le film de Pasolini, Théorème , où, là aussi, un « ange » s'empare des cœurs et des corps de toute une famille. La mise en scène de Vitez, la joyeuse caricature à laquelle se livraient les acteurs, tels des collégiens surdoués échappés du carcan des écoles, donnaient à tous les personnages une image plus libre que jamais, dégagée des pesanteurs historiques du théâtre classique » (Molière, Le Tartuffe, Préface de Guy Dumur, Commentaires et notes de lean-Pierre Collinet, Le Livre de Poche, 1985, p. 17). Manifestement M. Guy Dumur approuve tout à fait cette entreprise, sans songer à se dire que, bien plutôt que « des pesanteurs historiques du théâtre classique », c'est du texte même de Molière qu'Antoine Vitez s'est dégagé. Ce n'était malheureusement ni la première ni la dernière fois qu'au lieu de servir l'œuvre qu'il mettait en scène, Antoine Vitez ne songeait qu'à s'en servir pour donner libre cours à ses lubies personnelles et flatter un public de jobards qui n'ont jamais relu une seule pièce de Molière depuis qu'ils ont quitté le lycée et qui ne vont au théâtre que parce que le metteur en scène est à la mode et qu'il a eu droit à un article dithyrambique dans Le Monde, Le Nouvel Observateur ou Télérama. Reconnaissons que cela lui a fort bien réussi et que, s'il avait fait honnêtement et sérieusement son travail, il n'aurait sans doute jamais acquis la célébrité qu'il avait acquise, et sa disparition n'aurait pas suscité tous les vibrants hommages qu'elle a suscités, à commencer par ceux de François Mitterrand et de Jack Lang. Précisons cependant que, si la préface de Guy Dumur n'a autre intérêt que de refléter une jobardise et un snobisme hélas ! largement répandus, Le Tartuffe du Livre de Poche n'en est pas moins une excellente édition, grâce aux commentaires et aux notes de M. Jean-Pierre Collinet. [8] C'est à la Comédie-Française, en 1980, l'année du tricentenaire de la Société, que Jean-Paul Roussillon a repris Le Tartuffe. M. Dumur décrit ainsi sa mise en scène : « Une haute cloison percée d'une petite porte barrait tout le plateau. Nombre de répliques se disaient derrière ce mur, comme pour rappeler le cloisonnement régnant entre les protagonistes. Mme Pernelle (Denise Gence) paralysée, ne quittait pas son fauteuil roulant. Dorine n'était plus la servante forte en gueule qu'on a comparée à Mme Angot ou à Mme Sans-Gêne, mais, sous les traits de Catherine Samie, une servante angoissée au bord des larmes. À demi fou, Orgon, joué par Jean Le Poulain, revêtu de la bure de capucin et un chapelet entre les mains, se jetait en prières à tout moment. Devant lui, se dressait le visage et l'allure impassibles de Jean-Luc Boutte, choisi pour sa jeunesse et sa beauté. Cheveux bien coiffés, courte barbe, son Tartuffe était encore plus loin que les autres de la figure décrite par Dorine et longtemps imposée par la tradition » (Ibidem, pp. 18-19), On le voit, M. Dumur, qui décidément ne s'étonne de rien, pas même que Madame Pernelle soit paralysée, alors qu'Elmire lui dit, au deuxième vers de la pièce : « Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre », considère que c'est seulement « la tradition », une tradition dont Jean-Paul Roussillon a su rejeter le joug, et non le texte même de Molière, qui a si long temps empêché de faire jouer un Tartuffe par un acteur jeune et beau. [9] C'est en 1984 que Jacques Lasalle a mis en scène Le Tartuffe pour le Théâtre National de Strasbourg. Gerard Depardieu, qui jouait le rôle de Tartuffe, en a tiré un film qu'on peut se procurer en vidéocassette. Cette mise en scène est, du début à la fin, d'une stupidité tout à fait étonnante. Ce n'est pas le lieu d'entrer ici dans le détail de toutes les absurdités qu'on y trouve, et je me contenterai donc d'en relever la principale qui tient dans ce que M. Dumur, qui, malgré son immense bonne volonté, semble n'avoir pas été entièrement satisfait par ce spectacle, appelle « un ton trop feutre et une certaine monotonie » (p. 20). Seuls ceux qui ont vu cette mise en scène peuvent apprécier le comique, tout à fait involontaire, de cette litote. Comme chacun sait, dans le Tartuffe de Molière, Madame Pernelle se plaint, tout au début de la pièce (vers 11-12) que la maison d'Orgon est « la cour du roi Pétaut » parce que « chacun y parle haut », et elle-même parle plus haut que tous les autres qui vont être obligés d'attendre qu'elle soit essoufflée pour arriver à s'exprimer. Dans le Tartuffe de Jacques Lassalle, loin d'être à « la cour du roi Pétaut », on se croirait dans une sacristie où tout le monde parle lentement et à voix basse, Madame Pernelle parlant, elle, d'une voix quasi mourante. Le ton est ainsi donné, et Dorine, elle-même, parlera très posément, d'une voix éteinte et un peu triste. Le résultat serait, bien sûr, mortellement ennuyeux, si le ton et le débit des acteurs n'étaient ainsi continuellement en complète contradiction avec le texte qu'ils disent, comme on le voit tout de suite avec les plaintes de Madame Pernelle. Il en résulte, mais tout a fait involontairement, des effets particulièrement plaisants, notamment lorsqu'un personnage est censé en interrompre un autre, et cela commence dès le début de la pièce, quand Madame Pernelle interrompt successivement Dorine, Damis, Mariane, Elmire et Cléante (vers 13-33). En règIe générale, quand on veut interrompre quelqu'un et l'empêcher de terminer sa phrase, on intervient quand il est encore en train de parler. Dans la mise en scène de Jacques Lassale, les personnages qui sont censés en interrompre un autre, non seulement attendent que celui-ci s'arrête tout seul de parler, mais ils prennent tout leur temps avant de se mettre eux-mêmes à parler, comme si, désirant à tout prix éviter d'être soupçonnés d'avoir voulu l'interrompre, ils voulaient être absolument sûrs qu'il avait vraiment renoncé à terminer sa phrase et que, pour l'instant du moins, il n'avait plus rien à dire. [10] Fort heureusement, comme beaucoup des prétendues découvertes de la « nouvelle critique », l'idée d'un Tartuffe jeune et séduisant semble être en train de passer de mode et l'on peut lire de plus en plus souvent des jugements qui montrent que cette longue tradition que M. Dumur aurait voulu enterrer définitivement, est encore bien vivante; et il y a tout lieu de penser que, tant que Le Tartuffe continuera à être lu et à être joué, elle continuera à s'imposer à tous ceux qui savent lire un texte. Je citerai seulement ici ce propos de M. Jules Brody, qui, assurement, n'a pas été convaincu par la thèse de Charles Mauron : « Tartuffe, lieu de convergence de la rusticité, de la goinfrerie, de la grossièreté comme de la grosseur et de la graisse, de la mendacité (sic. M. Brody est américain, d'où cet anglicisme), de la lascivité, de la rapacité, de la perfidie et de l'impudence, Tartuffe dut paraître, aux yeux de ses premiers spectateurs / lecteurs, nobles ou bourgeois de bon aloi, formés aux goûts raffinés de la jeune Cour, ce Tartuffe, laid comme un poux ou, en l'occurrence, comme un singe, dut paraître - pour emprunter à la langue courante un autre terme profondément expressif : "dégeulasse" » (« Amours de Tartuffe », dans Les Visages de l'amour au XVIIe siècle, Travaux de l'Université de Toulouse-Le-Mirail, 1984, p. 241). [11] Comme l'écrit un observateur aussi attentif que lucide de la vie littéraire de notre temps, M. Jacques Brenner, « Si la crise de la littérature s'explique en partie par la prétention des professeurs à régenter la création, la crise du théâtre s'explique tout à fait par la prétention des metteurs en scène à supplanter les auteurs et à leur imposer leurs conceptions personnelles, ces auteurs fussent-ils Shakespeare, Molière ou Marivaux. Le Tartuffe de Molière n'existe plus : il n'y a que le Tartuffe de Monsieur X ou de Monsieur Y., metteurs en scène subventionnés » (Tableau de la vie littéraire en France d'avant-guerre à nos jours, Luneau-Ascot, 1982, p. 125-126). [12] Après avoir affirmé que « l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes », Molière ajoute que « le théâtre a une grande vertu pour la correction ». Et il explique pourquoi : « Les plus beaux traits d'une morale sérieuse sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule » (Op. cit., p. 885). [13] Op. cit., pp. 7-8. [14] Voir son livre Molière, bourgeois et libertin (Nizet, 1963), ainsi que différents articles qu'on trouvera cités plus loin.
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