Assez décodé !
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………………………………À Monsieur Yves Coirault



………Avant-propos



…… On trouvera réunies dans ce petit livre les explications de trois des pages les plus célèbres du Tartuffe ainsi qu'une étude, « Un Séducteur à titre posthume : Tartuffe  », publiée, en 1978, dans Assez décodé ! et reprise ici, avec un certain nombre de modifications et quelques additions, grâce à l'aimable autorisation des éditions Roblot. Pas plus aujourd'hui qu'en 1978, je n'ai prétendu apporter une nouvelle « lecture » d'une œuvre qui est sans doute, dans les lycées et dans les universités, la plus étudiée de toutes les œuvres de la littérature française, et sur laquelle nous disposons de très nombreux travaux. « Much stil remains to be discovered about Molière's Tartuffe after three centuries of investigation », écrit M. H. Gaston Hall au début de l'étude qu'il consacre à la pièce dans son livre Comedy in Context : Essays on Molière[1] Je ne suis pas du tout de l'avis de M. Hall dont, au demeurant, j'apprécie les travaux. Il me semble, au contraire, et l'on ne peut que s'en réjouir, que, sur Le Tartuffe, comme sur bon nombre de nos grandes œuvres classiques, l'essentiel a déjà été dit et souvent bien dit, et parfois depuis longtemps, voire depuis toujours, comme en témoigne la fameuse Lettre sur la comédie de l'lmposteur[2] Certes, les critiques peuvent encore faire des remarques inédites sur des points de détail, ils peuvent encore apporter quelques précisions à ce qu'ont dit leurs prédécesseurs, mais lis ne peuvent plus espérer faire une découverte véritablement importante, et encore moins donner à la pièce un éclairage qui la fasse apparaître sous un jour vraiment nouveau et démontrer que tous ceux qu'elle a fait rire depuis plus de trois siècles, ou bien ont eu tort de rire ou bien auraient dû rire pour de toutes autres raisons que celles qui les ont fait rire.
…… Aussi m'a-t-il semblé que c'était sans doute grâce au modeste et traditionnel exercice de l'explication de textes, à la condition qu'elle soit suffisamment minutieuse, que l'on pouvait avoir le plus de chances de parvenir à faire quelques observations susceptibles de nous éclairer peut-être encore un petit peu mieux sur le travail et les choix de l'écrivain et ainsi de nous permettre de comprendre peut-être encore un petit peu mieux comment il avait réussi à faire du Tartuffe un des plus grands chefs-d'œuvre du théâtre comique. J'ai voulu aussi, et c'est ce qui explique l'abondance des notes et la longueur de certaines d'entre elles, à chaque fois que j'en avais l'occasion, relever et rectifier un certain nombre de remarques inexactes ou de vues erronées que j'ai cru découvrir dans certains ouvrages, et il m'a semble d'autant plus utile de le faire que ces ouvrages, au demeurant, sont souvent utiles et intéressants, voire excellents [3]
…… Je n'en dirai assurément pas autant des travaux de Charles Mauron [4] dont j'ai entrepris, dans l'étude parue dans Assez décodé ! , de réfuter l'absurde interprétation qu'il donne du Tartuffe. Et malheureusement, si les travaux de Charles Mauron, du moins ses travaux sur la comédie (car son Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine[5] a hélas ! eu un large succès), ne semblent pas avoir eu une audience considérable, ou du moins semblent avoir eu une audience nettement inférieure à celle qu'ont eue les "travaux" de deux autres chefs de file de la « nouvelle critique », Lucien Goldmann et Roland Barthes, en revanche, dans le cas particulier du Tartuffe, son interprétation a été popularisée par un certain nombre de metteurs en scène à la mode, d'abord et surtout Roger Planchon [6], suivi ensuite par Antoine Vitez [7], Jean-Paul Roussillon [8] et enfin Jacques Lasalle [9] Tous lui ont emprunté l'idée, qui, parce qu'elle est sans cesse contredite par le texte, leur a paru particulièrement propre à le « dépoussiérer », que Tartuffe était un personnage jeune et séduisant et ils en ont conclu que l'emprise qu'il exerçait sur Orgon s'expliquait d'abord et surtout par une attirance physique [10] Comme le succès, sans précédent pour un ouvrage de critique, du Sur Racine de Roland Barthes, le très grand succès de ces mises en scène qui constituent le plus étonnant et le plus consternant des contresens, aura été l'une des manifestations les plus notables de cette profonde dégénérescence de l'esprit critique, de ce véritable délabrement du jugement qui, sous l'influence d'un certain nombre de fausses doctrines et de fausses sciences (le marxisme, le freudisme, le structuralisme, la sémiotique, une certaine linguistique…), auront marqué hélas ! la vie intellectuelle et littéraire de la seconde moitié de notre siècle [11]
…… On ne saurait trop le dire, seuls le snobisme et la sottise peuvent expliquer le succès de cette « relecture » homosexuelle du Tartuffe qu'une avant-garde aussi profondément obscurantiste qu'elle se croit éclairée, voudrait nous imposer. Certes, il y avait des homosexuels au XVIIe siècle (il y a gros à parier, d'ailleurs, que la proportion des hétérosexuels et des homosexuels est à peu près la même à toutes les époques), il y en avait, notamment, à la Cour, et, si Molière avait voulu en peindre un, il pouvait aisément en observer autour de lui. Mais, quand bien même il aurait eu la possibilité de porter un tel sujet à la scène, je ne crois pas qu'il aurait envisagé de le faire. Ce que Molière veut porter à la scène, ce sont les défauts et les vices des hommes afin d'essayer de les corriger en les tournant en ridicule, et c'est là ce qui constitue, pour lui, comme il le rappelle dans la Préface du Tartuffe, « l'emploi de la comédie [12]». Or, il est plus que probable que Molière, qui était un esprit libre, ne considérait pas que l'homosexualité était un défaut ou un vice dont il fallait essayer de corriger les hommes en le tournant en ridicule. Et je ne pense pas que ce soit, non plus, le point de vue de tous ceux qui veulent donner une « relecture » homosexuelle de la pièce. Il me paraît, au contraire, assez évident que, loin de condamner l'homosexualité, la plupart d'entre eux auraient plutôt tendance à la regarder avec une sympathie que je trouve, pour ma part, aussi peu justifiée que l'antipathie, vu qu'en bonne logique, le fait d'être homosexuel ou d'être hétérosexuel ne mérite pas plus, en soi, d'attirer la sympathie ou l'antipathie que le fait d'être blond ou d'être brun. Quoi qu'il en soit, j'ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi des gens qui semblent avoir plutôt de la sympathie que de l'antipathie pour l'homosexualité, tiennent à tout prix a transformer un personnage aussi ridicule qu'Orgon en homosexuel
…… Mais sans doute pensent-ils qu'Orgon ne prête pas vraiment à rire, et, de fait, dans la mise en scène de Jacques Lasalle, le ridicule du personnage d'Orgon, joué par François Périer, est presque complètement gommé. Malheureusement ce n'est certainement pas ce que voulait Molière, qui jouait le rôle (et tous les témoignages indiquent que son jeu, loin d'être en demi-teintes, était volontiers caricatural). Si l'on prétend qu'Orgon ne prête pas vraiment à rire, autant prétendre alors que Monsieur Jourdain, qu'Argan ou Harpagon ne prêtent pas à rire. Autant prétendre que Molière n'écrit pas ses comédies pour faire rire. Et c'est bien ce que semblent penser certains partisans des nouvelles « Iectures » de ses pièces. Ainsi M. Guy Dumur, évoquant « les principales représentations » du Tartuffe depuis « un peu plus de trente ans », constate qu' « on y a ri de moins en moins ». Mais, loin de s'en étonner, loin de le regretter, il s'en félicite puisqu'il ajoute : « On y a gagne parfois, souvent, une compréhension plus profonde du génie de Molière et d'une époque de mieux en mieux connue de nos érudits [13]».
…… On me permettra de penser que ces représentations témoignent, au contraire, d'une étrange, d'une étonnante, d'une consternante méconnaissance du génie de Molière et qu'au lieu de nous faire mieux connaître son époque, elles nous permettent de mieux mesurer la sottise de la nôtre. Loin de redonner à la pièce toute sa vigueur originelle, qu'elle aurait perdue au fil des siècles, elles tendent à lui faire perdre (heureusement sans jamais y parvenir complètement, car le texte est tellement fort qu'il résiste à tous les traitements) toute sa force comique et satirique. En introduisant dans la pièce un ressort qui ne s'y trouve pas, on réduit nécessairement le rôle de ceux qui s'y trouvent vraiment, et, si l'on fait de ce ressort le ressort principal de la pièce, alors, les véritables ressorts passent au second plan et deviennent comme inutiles. Comme dans presque toutes ses grandes comédies, Molière s'attaque, dans Le Tartuffe, au mensonge, représenté par Tartuffe, et à la sottise, représentée par Orgon et accessoirement par Madame Pernelle. C'est par le mensonge que Tartuffe séduit Orgon et c'est par sottise qu'Orgon se laisse séduire. Mais, si Orgon est séduit par la beauté de Tartuffe, alors Tartuffe n'a plus vraiment besoin de mentir pour séduire Orgon et Orgon n'a plus vraiment besoin d'être un imbécile pour être séduit par Tartuffe. Si Tartuffe séduit Orgon par sa beauté, il le séduit par ce qu'il est vraiment, et non plus en faisant semblant d'être ce qu'il n'est pas. Ce qui passe alors au second plan et tend à n'avoir quasi plus de raison d'être, c'est cette opposition, chez Tartuffe, entre l'être et le paraître, entre le masque et le visage, cette opposition sur laquelle Molière a tellement insisté et qui est la principale source du comique de la pièce, puisque c'est grâce à elle que l'imposteur et sa dupe prêtent l'un et l'autre tellement à rire, le premier parce qu'il tente sans succès, sauf auprès d'Orgon et de Madame Pernelle, de passer pour le contraire de ce qu'il est, et ce, dans un domaine particulièrement délicat (quoi de plus plus difficile pour un jouisseur que d'essayer de passer pour un ascète, pour un viveur que d'essayer de passer pour un dévot austère et chaste, pour un individu lubrique que d'essayer de passer pour un grand spirituel ?), le second, parce qu'il ne voit pas ce qui devrait lui sauter aux yeux et qu'il s'extasie sur ce qui devrait susciter et son hilarité et son indignation.
…… Mais Le Tartuffe n'est pas seulement une pièce contre la sottise et le mensonge. Car, si toutes les grandes comédies de Molière sont des pièces contre la sottise et le mensonge, cette sottise et ce mensonge prennent des formes diverses, suivant les pièces, et se manifestent dans des domaines différents. Dans Le Tartuffe, et c'est, bien sur, ce qui explique que la pièce ait suscité tant d'hostilité et rencontré tant de résistance, le mensonge qui prend, chez Tartuffe, la forme de la fausse dévotion et la sottise d'Orgon, incapable de percer à jour le jeu grossier de l'imposteur, se manifestent dans un domaine, celui de la religion, particulièrement sensible, spécialement au XVIIe siècle. Or, si l'on peut à la rigueur (ce n'est pas mon opinion, mais j'y reviendrai plus loin), hésiter à admettre que, malgré toutes les dénégations de Molière (mais il ne pouvait pas faire autrement que de se défendre d'avoir voulu l'attaquer), la pièce est indirectement dirigée contre la religion elle-même, on ne saurait nier, en revanche, et M. John Cairncross a eu mille fois raison de le rappeler avec beaucoup d'insistance [14], qu'elle est directement dirigée contre le rigorisme et contre ce qu'aujourd'hui on appellerait l'intégrisme. Cela étant, en soutenant qu'Orgon s'attache à Tartuffe parce qu'il est sensible à sa prétendue séduction physique, on va directement à l'encontre de l'intention de Molière qui a voulu peindre en Orgon non pas la faiblesse de la chair, mais celle de l'esprit, non pas la faiblesse d'un homme dominé par de secrets désirs, mais la faiblesse d'un homme séduit par les prestiges d'une mystique rigoriste, fasciné par une morale et une philosophie extrémistes prônant un total détachement du monde et 'absolu mépris de tous les plaisirs terrestres. Ainsi, sous prétexte de rendre la pièce plus actuelle, on s'emploie à gommer ce qui fait, au contraire, que, non seulement, elle n'a rien perdu de son actualité, mais qu'elle est peut-être aujourd'hui plus actuelle que jamais, aujourd'hui où l'on assiste à une recrudescence de la crédulité, où les sectes prospèrent et prolifèrent, où les voyants et les astrologues ont tous les jours plus de clients, où se produit, dans le monde musulman notamment, un grand retour en force de l'intégrisme.
…… C'est seulement en respectant leur vérité éternelle que l'on peut montrer que les grandes œuvres du passé restent toujours actuelles, et non pas en voulant y retrouver à tout prix les foutaises éphémères que l'imposture, le snobisme et la jobardise ont mises à la mode. Mais, reconnaissons-le, l'imposture, le snobisme et la jobardise constituant précisément les grandes cibles du comique moliéresque, les metteurs en scène qui dénaturent les chefs-d'œuvre de Molière, s'ils se révèlent parfaitement incapables de nous faire rire, dans les personnages qu'ils nous présentent sur la scène, des défauts et des ridicules dont Molière veut nous faire rire, parce que ces défauts et ces ridicules sont justement les leurs, ces metteurs en scène témoignent eux aussi, à leur façon, de la vérité éternelle et de l'actualité toujours renouvelée du génie de Molière qui, s'il revenait aujourd'hui sur terre, aurait sans doute bien souvent envie de prendre pour têtes de Turc ceux-là même qui le mettent en scène.


 

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NOTES :

[1] University Press of Mississippi, 1984, p. 144.

[2] Voir Molière, Œuvres complètes, édition de M. Georges Couton, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1971, tome I, pp. 1149-1180. Sauf indication contraire, c'est à cette édition que nous renverrons.

[3] Je pense notamment au livre de M. Jacques Scherer, Structures de « Tartuffe » (S.E.D.E.S, 2e édition, 1974) et, plus encore, à celui de M. Jacques Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale, Gallimard, 1963. Ce demier livre est, en fait, une lecture suivie de trois pièces, Le Tartuffe, Dom Juan et Le Misanthrope. En dépit des réserves que l'on peut faire sur certaines des thèses de M. Guicharnaud, c'est un ouvrage d'un grand intérêt (il est, d'ailleurs, devenu une sorte de classique), riche en analyses souvent excellentes, particulièrement sur Le Misanthrope.

[4] Charles Mauron a parlé de Molière dans deux livres, Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, Introduction à la psychocritique, Corti, 1962 (sur Molière, voir le chapitre XVII, « L'Evolution créatrice de Molière », pp. 270-298), et Psychocritique du genre comique, Corti, 1964).

[5] Ophrys, 1957.

[6] Roger Planchon a signé deux mises en scène du Tartuffe, la première en 1962 (la première représentation a eu lieu le 22 novembre 1962 au Théâtre de la Cité de Villeurbanne) et la seconde en 1973 (la première représentation a eu lieu le 27 juin 1973 à Buenos-Aires). Pour apprécier le « travail » du metteur en scène, on peut se reporter aux « Propos de Roger Planchon sur sa mise en scène », propos recueillis dans Molière, Le Tartuffe, texte présenté par Pierre Brunet dans la mise en scène de Roger Planchon au Théâtre de la Cite, CoIl. Classiques du Théâtre, Hachette, 1967, pp. 194-199, ainsi qu'une description de ses deux mises en scène, celle de 1962 et celle de 1973; la première est due à MM. Jean-Louis Martin-Barbaz et Jacques Rosner (Ibidem) et la seconde est due à M. T. Kowzan (« Le Tartuffe de Molière dans une mise en scène de Roger Planchon », dans Les Voies de la création théâtrale, CNRS, 1978, tome VI, po. 279-340).

[7] C'est en 1978 qu'Antoine Vitez a monté Le Tartuffe pour le Festival d'Avignon. Voici comment M. Guy Dumur évoque sa mise en scène: « On voyait, sous les traits de Richard Fontana, apparaître Tartuffe en chemise bouffante, le col largement ouvert, pareil à un ange déchu ou à un faune, violer une Elmire pâmée… Les esprits de l'époque avaient été marqués par le film de Pasolini, Théorème , où, là aussi, un « ange » s'empare des cœurs et des corps de toute une famille. La mise en scène de Vitez, la joyeuse caricature à laquelle se livraient les acteurs, tels des collégiens surdoués échappés du carcan des écoles, donnaient à tous les personnages une image plus libre que jamais, dégagée des pesanteurs historiques du théâtre classique » (Molière, Le Tartuffe, Préface de Guy Dumur, Commentaires et notes de lean-Pierre Collinet, Le Livre de Poche, 1985, p. 17). Manifestement M. Guy Dumur approuve tout à fait cette entreprise, sans songer à se dire que, bien plutôt que « des pesanteurs historiques du théâtre classique », c'est du texte même de Molière qu'Antoine Vitez s'est dégagé. Ce n'était malheureusement ni la première ni la dernière fois qu'au lieu de servir l'œuvre qu'il mettait en scène, Antoine Vitez ne songeait qu'à s'en servir pour donner libre cours à ses lubies personnelles et flatter un public de jobards qui n'ont jamais relu une seule pièce de Molière depuis qu'ils ont quitté le lycée et qui ne vont au théâtre que parce que le metteur en scène est à la mode et qu'il a eu droit à un article dithyrambique dans Le Monde, Le Nouvel Observateur ou Télérama. Reconnaissons que cela lui a fort bien réussi et que, s'il avait fait honnêtement et sérieusement son travail, il n'aurait sans doute jamais acquis la célébrité qu'il avait acquise, et sa disparition n'aurait pas suscité tous les vibrants hommages qu'elle a suscités, à commencer par ceux de François Mitterrand et de Jack Lang. Précisons cependant que, si la préface de Guy Dumur n'a autre intérêt que de refléter une jobardise et un snobisme hélas ! largement répandus, Le Tartuffe du Livre de Poche n'en est pas moins une excellente édition, grâce aux commentaires et aux notes de M. Jean-Pierre Collinet.

[8] C'est à la Comédie-Française, en 1980, l'année du tricentenaire de la Société, que Jean-Paul Roussillon a repris Le Tartuffe. M. Dumur décrit ainsi sa mise en scène : « Une haute cloison percée d'une petite porte barrait tout le plateau. Nombre de répliques se disaient derrière ce mur, comme pour rappeler le cloisonnement régnant entre les protagonistes. Mme Pernelle (Denise Gence) paralysée, ne quittait pas son fauteuil roulant. Dorine n'était plus la servante forte en gueule qu'on a comparée à Mme Angot ou à Mme Sans-Gêne, mais, sous les traits de Catherine Samie, une servante angoissée au bord des larmes. À demi fou, Orgon, joué par Jean Le Poulain, revêtu de la bure de capucin et un chapelet entre les mains, se jetait en prières à tout moment. Devant lui, se dressait le visage et l'allure impassibles de Jean-Luc Boutte, choisi pour sa jeunesse et sa beauté. Cheveux bien coiffés, courte barbe, son Tartuffe était encore plus loin que les autres de la figure décrite par Dorine et longtemps imposée par la tradition » (Ibidem, pp. 18-19), On le voit, M. Dumur, qui décidément ne s'étonne de rien, pas même que Madame Pernelle soit paralysée, alors qu'Elmire lui dit, au deuxième vers de la pièce  : « Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre », considère que c'est seulement « la tradition », une tradition dont Jean-Paul Roussillon a su rejeter le joug, et non le texte même de Molière, qui a si long temps empêché de faire jouer un Tartuffe par un acteur jeune et beau.

[9] C'est en 1984 que Jacques Lasalle a mis en scène Le Tartuffe pour le Théâtre National de Strasbourg. Gerard Depardieu, qui jouait le rôle de Tartuffe, en a tiré un film qu'on peut se procurer en vidéocassette. Cette mise en scène est, du début à la fin, d'une stupidité tout à fait étonnante. Ce n'est pas le lieu d'entrer ici dans le détail de toutes les absurdités qu'on y trouve, et je me contenterai donc d'en relever la principale qui tient dans ce que M. Dumur, qui, malgré son immense bonne volonté, semble n'avoir pas été entièrement satisfait par ce spectacle, appelle « un ton trop feutre et une certaine monotonie » (p. 20). Seuls ceux qui ont vu cette mise en scène peuvent apprécier le comique, tout à fait involontaire, de cette litote. Comme chacun sait, dans le Tartuffe de Molière, Madame Pernelle se plaint, tout au début de la pièce (vers 11-12) que la maison d'Orgon est « la cour du roi Pétaut » parce que « chacun y parle haut », et elle-même parle plus haut que tous les autres qui vont être obligés d'attendre qu'elle soit essoufflée pour arriver à s'exprimer. Dans le Tartuffe de Jacques Lassalle, loin d'être à « la cour du roi Pétaut », on se croirait dans une sacristie où tout le monde parle lentement et à voix basse, Madame Pernelle parlant, elle, d'une voix quasi mourante. Le ton est ainsi donné, et Dorine, elle-même, parlera très posément, d'une voix éteinte et un peu triste. Le résultat serait, bien sûr, mortellement ennuyeux, si le ton et le débit des acteurs n'étaient ainsi continuellement en complète contradiction avec le texte qu'ils disent, comme on le voit tout de suite avec les plaintes de Madame Pernelle. Il en résulte, mais tout a fait involontairement, des effets particulièrement plaisants, notamment lorsqu'un personnage est censé en interrompre un autre, et cela commence dès le début de la pièce, quand Madame Pernelle interrompt successivement Dorine, Damis, Mariane, Elmire et Cléante (vers 13-33). En règIe générale, quand on veut interrompre quelqu'un et l'empêcher de terminer sa phrase, on intervient quand il est encore en train de parler. Dans la mise en scène de Jacques Lassale, les personnages qui sont censés en interrompre un autre, non seulement attendent que celui-ci s'arrête tout seul de parler, mais ils prennent tout leur temps avant de se mettre eux-mêmes à parler, comme si, désirant à tout prix éviter d'être soupçonnés d'avoir voulu l'interrompre, ils voulaient être absolument sûrs qu'il avait vraiment renoncé à terminer sa phrase et que, pour l'instant du moins, il n'avait plus rien à dire.

[10] Fort heureusement, comme beaucoup des prétendues découvertes de la « nouvelle critique », l'idée d'un Tartuffe jeune et séduisant semble être en train de passer de mode et l'on peut lire de plus en plus souvent des jugements qui montrent que cette longue tradition que M. Dumur aurait voulu enterrer définitivement, est encore bien vivante; et il y a tout lieu de penser que, tant que Le Tartuffe continuera à être lu et à être joué, elle continuera à s'imposer à tous ceux qui savent lire un texte. Je citerai seulement ici ce propos de M. Jules Brody, qui, assurement, n'a pas été convaincu par la thèse de Charles Mauron : « Tartuffe, lieu de convergence de la rusticité, de la goinfrerie, de la grossièreté comme de la grosseur et de la graisse, de la mendacité (sic. M. Brody est américain, d'où cet anglicisme), de la lascivité, de la rapacité, de la perfidie et de l'impudence, Tartuffe dut paraître, aux yeux de ses premiers spectateurs / lecteurs, nobles ou bourgeois de bon aloi, formés aux goûts raffinés de la jeune Cour, ce Tartuffe, laid comme un poux ou, en l'occurrence, comme un singe, dut paraître - pour emprunter à la langue courante un autre terme profondément expressif : "dégeulasse"  » (« Amours de Tartuffe », dans Les Visages de l'amour au XVIIe siècle, Travaux de l'Université de Toulouse-Le-Mirail, 1984, p. 241).

[11] Comme l'écrit un observateur aussi attentif que lucide de la vie littéraire de notre temps, M. Jacques Brenner, « Si la crise de la littérature s'explique en partie par la prétention des professeurs à régenter la création, la crise du théâtre s'explique tout à fait par la prétention des metteurs en scène à supplanter les auteurs et à leur imposer leurs conceptions personnelles, ces auteurs fussent-ils Shakespeare, Molière ou Marivaux. Le Tartuffe de Molière n'existe plus : il n'y a que le Tartuffe de Monsieur X ou de Monsieur Y., metteurs en scène subventionnés » (Tableau de la vie littéraire en France d'avant-guerre à nos jours, Luneau-Ascot, 1982, p. 125-126).

[12] Après avoir affirmé que « l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes  », Molière ajoute que « le théâtre a une grande vertu pour la correction ». Et il explique pourquoi : « Les plus beaux traits d'une morale sérieuse sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule » (Op. cit., p. 885).

[13] Op. cit., pp. 7-8.

[14] Voir son livre Molière, bourgeois et libertin (Nizet, 1963), ainsi que différents articles qu'on trouvera cités plus loin.

 

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