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…………………………Un panégyrique accablant.



Ha ! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.
Chaque jour à l'église il venait, d'un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attirait les yeux de l'assemblée entière
Par l'ardeur dont au Ciel il poussait sa prière;
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments;
Et lorsque je sortais, il me devançait vite,
Pour m'aller à la porte offrir de l'eau bénite.
Instruit par son garçon, qui, dans tout l'imitait,
Et de son indigence, et de ce qu'il était,
Je lui faisais des dons; mais avec modestie
Il me voulait toujours en rendre une partie.
« C'est trop, me disait-il, c'est trop de la moitié;
Je ne mérite pas de vous faire pitié »;
Et quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer,
Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême;
Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s'en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle :
Il s'impute à péché la moindre bagatelle;
Un rien presque suffit pour le scandaliser;
Jusque-là qu'il se vint l'autre jour accuser
D'avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l'avoir tuée avec trop de colère.

…………………………Le Tartuffe, acte I, scène 5, vers 281-310.



On sait maintenant, grâce à Roland Barthes, grâce au prince Pierre Barbéris, grâce à Anton Dekohnablock et à tant d'autres éminents théoriciens, que les grands auteurs n'ont pas écrit pour être compris, et pour être compris le plus tôt et le mieux possible, mais pour être, au cours des siècles, lentement, péniblement, et d'une manière toujours incertaine et nécessairement incomplète, décodés par des spécialistes patentés du décryptage des textes. Aussi est-on très surpris, quand on tombe sur un document ou un témoignage qui nous prouvent clairement que les premiers spectateurs d'une pièce ou les premiers lecteurs d'un livre vieux de trois siècles y ont déjà vu ce que nous y voyons. C'est heureusement assez rare. Car n'allons pas croire, par exemple, sous prétexte que les comédies de Molière ont eu immédiatement un grand succès qui ne s'est pratiquement jamais démenti depuis, sous prétexte qu'elles ont fait rire le public dès les premières représentations et qu'elles ont continué à le faire rire jusqu'à nos jours, n'allons surtout pas croire que ces comédies ont tout de suite été comprises, du moins pour l'essentiel, et qu'elles n'ont cessé de l'être depuis. Seuls des esprits tout à fait grossiers, encore affligés de ce vieux mal ancestral qu'on aurait pu croire aujourd'hui définitivement vaincu, le sens commun, malheureuses victimes de ce monstre effroyable que Roland Barthes n'a cessé de pourfendre avec une audace et un courage incroyables, qui lui ont valu la reconnaissance émue et l'admiration éperdue de tant d'esprits enfin délivrés du joug odieux et détestable de ce monstre horrible et exécrable que l'illustre sémioticien a enfin su stigmatiser comme il le méritait en le flétrissant de ce nom infamant que nul n'avait encore jamais osé lui donner, mais qui aurait dû être le sien depuis toujours et qui dorénavant lui restera attaché jusqu'à la fin des siècles, la hideuse, la détestable doxa, seuls dis-je de tels esprits, ô combien bornés et rétrogrades pourraient raisonner d'une manière aussi simpliste.
Aussi quand, par hasard,nous avons effectivement la preuve qu'au dix-septième siècle, tel ou tel individu a eu assez de légèreté ou d'outrecuidance pour se permettre de comprendre une œuvre de son époque comme, trois siècles après, nous la comprenons nous qui, grâce au prodigieux développement des sciences humaines, et, en particulier, à l'apport, dont on ne soulignera jamais assez l'importance, de la psychanalyse, de la sémiotique et du structuralisme, disposons enfin à la fois des techniques de décodage des textes les plus élaborées et les plus performantes et de ces inestimables modèles de « relectures » des œuvres littéraires que constituent le Sur Racine ou le S/Z de Roland Barthes et Le dieu caché de Lucien Goldmann, alors disons-nous bien que ce fait, si regrettable qu'il puisse être, n'est qu'un accident malencontreux et qui ne saurait avoir de signification véritable. C'est ce qu'il convient de se rappeler avant d'aborder l'explication de la célèbre tirade dans laquelle Orgon entreprend d'expliquer à Cléante, afin de l'en convaincre, comment il a été lui-même convaincu de la sainteté de Tartuffe.
On s'aperçoit, en effet, en lisant la Lettre sur la comédie de L'Imposteur, qui relate l'unique représentation, le 5 août 1667, de Panulphe ou l'Imposteur, deuxième version du Tartuffe, que l'auteur [1] résume fort bien cette tirade, en en dégageant clairement le centre d'intérêt essentiel : « Tout cela fait un effet admirable, en ce que croyant parfaitement convaincre son beau-frère de la beauté de son choix et de la justice de son amitié pour Panulphe, le bonhomme le convainc entièrement de l'hypocrisie du personnage par tout ce qu'il dit : de sorte que ce même discours fait un effet directement contraire sur ces deux hommes, dont l'un est aussi charmé par son propre récit de la vertu de Panulphe, que l'autre demeure persuadé de sa méchanceté [2]». Comment ne pas voir que, faute de faire lui-même l'explication détaillée de la tirade d'Orgon, l'auteur de la Lettre sur la comédie de l'Imposteur a su exactement exprimer ce qui doit en constituer l'idée directrice ? Car, assurément l'exceptionnelle force comique de ce passage réside essentiellement dans le fait qu'Orgon ne cesse de prouver, et de le prouver d'une manière de plus en plus flagrante, tout le contraire de ce qu'il veut prouver. Et, bien sûr, puisqu'en croyant prouver la sainteté de Tartuffe, Orgon ne cesse de prouver son hypocrisie, il ne cesse, non plus, du même coup, de prouver sa propre crédulité. Sa tirade constitue donc, en même temps qu'un extraordinaire portrait d'hypocrite, un extraordinaire portrait de jobard.



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Il convient d'abord, de résumer le début de la scène. En effet, si Orgon va entreprendre, dans cette tirade de faire le portrait de Tartuffe, ce ne sera pas du tout d'une manière gratuite, ni même pour le simple plaisir de parler d'un homme qui le fascine mais parce qu'il va être tout naturellement amené à le faire pour défendre son idole. Une fois de plus Molière fait en sorte que le spectateur soit informé d'une façon parfaitement vraisemblable [3] Avant de sortir, à la fin de la scène précédente, Dorine avait lancé à Orgon une réplique évidemment très ironique, étant donné la totale indifférence avec laquelle, uniquement préoccupé de la santé et du bien-être de Tartuffe, il avait accueilli ce qu'elle lui avait dit de la maladie d'Elmire :

…………Tous deux se portent bien enfin;
…………Et je vais à madame annoncer par avance
…………La part que vous prenez à sa convalescence [4].

Resté seul avec Orgon, Cléante croit bon de lui faire remarquer, car il ne s'en est manifestement pas aperçu, que Dorine vient de se payer ouvertement sa tête, et il s'étonne de l'étrange fascination que Tartuffe semble exercer sur lui :

…………À votre nez, mon frère, elle se rit de vous,
…………Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
…………Je vous dirai tout franc que c'est avec justice.
…………A-t-on jamais parlé d'un semblable caprice ?
…………Et se peut-il qu'un homme ait un charme aujourd'hui
…………À vous faire oublier toutes choses pour lui ?
…………Qu'après avoir chez vous réparé sa misère,
…………Vous en veniez au point… [5]

Orgon interrompt alors Cléante [6], d'une manière assez brutale et grossière (« Halte-là, mon beau-frère  »), pour lui faire remarquer qu'il parle de quelqu'un qu'il ne connaît pas. Cléante admet qu'à proprement parler, il ne connaît pas Tartuffe, et essaie de dire qu'il n'est pas nécessaire de le connaître pour pouvoir le juger [7] :

…………Halte-là, mon beau-frère; Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez. -
…………- Je ne le connais pas puisque vous le voulez,
…………Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être… [8]

Mais Orgon l'interrompt de nouveau pour l'assurer que la connaissance de Tartuffe ne saurait manquer de le plonger dans une félicité sans fin. Il veut ensuite lui dire qui est Tartuffe. Mais la définition tourne court aussitôt; Orgon ne trouve pas les mots qu'il faudrait, sans doute parce qu'il en est, à ses yeux, de Tartuffe, comme de Dieu dont, comme chacun sait, on ne saurait jamais rien dire qui ne soit inadéquat. Faute donc de pouvoir dire qui est Tartuffe, Orgon entreprend alors d'expliquer à Cléante quelle merveilleuse transformation l'enseignement de Tartuffe a opérée en lui :

…………Mon frère, vous seriez charmé de le connaître,
…………Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
…………C'est un homme… qui…ah!… un homme… un homme enfin.
…………Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde
…………Et comme du fumier regarde tout le monde.
…………Oui je deviens tout autre avec son entretien;
…………Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien,
…………De toutes amitiés il détache mon âme,
…………Et je verrais mourir frère, enfants mère et femme,
…………Que je m'en soucierais autant que de cela [9].

On le voit, ces vers font déjà apparaître le double visage de Tartuffe, le faux et le vrai, celui du saint et celui de l'imposteur, que notre tirade mettra si bien en lumière. Car, derrière le visage de Tartuffe que nous propose Orgon, celui d'un homme qui ne vit que pour Dieu et qui est totalement détaché des amitiés terrestres [10], on devine aisément l'autre visage de Tartuffe, celui de l'escroc qui sait préparer ses coups et conditionner sa dupe. On devine qu'il ne lui a prêché le détachement que pour se l'attacher plus complètement et pour l'amener, le jour venu, à renoncer à tous ses biens pour les lui laisser.

Cléante doit bien le deviner lui aussi. En tout cas, les propos d'Orgon n'ont aucunement suscité en lui l'admiration enthousiaste que celui-ci comptait faire naître, comme le prouve son commentaire ironique :

…………Les sentiments humains, mon frère, que voilà ! [11]

Sans doute, d'ailleurs, a-t-il été sensible au fait que son beau-frère ne l'avait pas oublié (il l'a même placé en tête) dans la liste de ceux qu'il verrait mourir sans le moindre regret (« Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme »). Quoi qu'il en soit, Orgon ne paraît pas plus remarquer son ironie qu'il n'avait remarqué celle de Dorine. C'est ici, en effet, que commence notre tirade.

Le plan en est simple. Après deux vers de préambule, dans lesquels il affirme que Cléante aurait réagi comme lui, s'il avait été à sa place (vers 281-282), Orgon décrit en huit vers le comportement particulièrement édifiant de Tartuffe à l'église (vers 282-290). Dans les huit vers suivants, Orgon dit avec quelle modestie Tartuffe a accepté ses premiers dons et quel charitable usage il en a fait (vers 291-298). Dans les six vers suivants, Orgon évoque le zèle avec lequel, depuis qu'il l'a recueilli chez lui, Tartuffe n'a cessé de veiller à la bonne conduite de tous, et tout particulièrement à celle des hommes qui approchaient Elmire (vers 299-304). Enfin, dans les six derniers vers, il raconte une anecdote qui montre que l'extrême exigence morale de Tartuffe s'exerce d'abord envers lui-même (vers 305-310).

…………Les deux premiers vers de la tirade :

Ah ! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,

…………Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.

rappellent évidemment les deux premiers vers de la précédente réplique d'Orgon :

…………Mon frère, vous seriez charmé de le connaître,
…………Et vos ravissements ne prendraient point de fin.

Orgon est naïvement persuadé que, s'il avait été à sa place, son beau-frère aurait éprouvé pour Tartuffe les mêmes sentiments que lui. Ces sentiments, le « Ha ! » par lequel commence la tirade et qui, pour ainsi dire donne le ton de tout le morceau, ce « ha ! » qui a déjà échappé à Orgon lorsque, deux minutes plus tôt, il essayait de, dire qui était Tartuffe :

…………C'est un homme… qui,… ha ! un homme… un homme enfin.

est peut-être le mot qui les traduirait, qui les résumerait le mieux. Quand Orgon est en présence de Tartuffe, quand il pense seulement à lui, la même fascination se reproduit à chaque fois et il fait « ha ! ». Et il est convaincu qu'il en serait de même pour Cléante, s'il connaissait Tartuffe. Ce qui lui manque, c'est de n'avoir pas « rencontré » Tartuffe, c'est de n'avoir pas « vu » ce qu'Orgon, lui, a « vu ». Car Tartuffe n'est pas quelqu'un que l'on puisse connaître par ouï-dire, comme le croit Cléante. Il faut le voir, il faut l'entendre. Orgon lui a vu Tartuffe, il l'a entendu et, tout de suite, il a cru en lui. Et plus il l'a vu, plus il l'a entendu, et plus il a cru en lui. Aussi, pour convaincre son beau-frère, va-t-il entreprendre de lui raconter ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu; il va lui dépeindre le comportement de Tartuffe et rapporter ses propos. Et il va le faire d'une manière exacte et objective, car il a bien vu et bien entendu et sa bonne foi est entière. Mais cette exactitude et cette bonne foi vont avoir pour effet de rendre l'hypocrisie de Tartuffe tout à fait évidente. Car, si Orgon a bien vu, s'il a bien entendu et s'il rapporte fidèlement ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu, il a fort mal interprété, ou plutôt il n'a pas interprété du tout : il s'est fié aux apparences. Or celles-ci ne peuvent tromper quiconque a un peu de jugement et d'esprit critique. L'hypocrisie de Tartuffe est tellement patente que seul un gogo comme Orgon peut gober un jeu aussi gros. Il croit que, pour faire éclater la sainteté de Tartuffe, il suffit de décrire ses faits et gestes et de reproduire ses paroles; malheureusement pour lui, c'est le meilleur moyen de montrer qu'il est un imposteur.

Mais, avant même de commencer à faire le portrait de son « héros » [12], Orgon ne peut manquer déjà de susciter l'étonnement et la méfiance de Cléante, en parlant de « l'amitié » qui le lie à lui. Il vient, en effet, de lui dire que Tartuffe lui enseignait « à n'avoir affection pour rien », à se détacher de « toutes amitiés », à regarder « tout le monde », jusqu'à sa femme et à ses enfants, « comme du fumier ». Pourquoi donc faire une exception ? À l'évidence, si Tartuffe avait été sincère en prêchant le détachement à Orgon, il n'aurait jamais dû le laisser s'attacher à lui [13]; il aurait dû tout faire, et, au besoin, s'enfuir pour l'en empêcher. Mais, s'il a dû effectivement s'inquiéter devant Orgon de le voir tellement s'attacher à lui, s'il a dû effectivement lui parler souvent de s'en aller, ce n'était, bien sûr, que pour se l'attacher encore davantage [14].

Après avoir ainsi redit sa certitude que Cléante aurait été, comme lui, conquis par Tartuffe, s'il l'avait rencontré dans les mêmes circonstances, Orgon va maintenant évoquer avec émotion pour Cléante ces jours pour lui inoubliables où il a découvert Tartuffe :

…………Chaque jour, à l'église, il venait, d'un air doux,
…………Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.

Mais, tout de suite, le comportement de Tartuffe va paraître suspect. Orgon veut montrer combien sa piété était visible et édifiante. Il évoque son « air doux », et, bien sûr, cette douceur est pour Orgon le signe extérieur de l'ardente charité qui habite Tartuffe; c'est la douceur surnaturelle des plus grands saints, qui ont toujours en réserve de désarmantes risettes, qu'ils distribuent tout autour d'eux, aux tyrans comme aux enfants, aux crocodiles comme aux agneaux, c'est la douceur avec laquelle saint François exhortait les poissons du lac Trasimène à remercier Dieu pour avoir eu la bonne idée de créer l'eau, c'est la douceur des martyrs chrétiens qui souriaient aux lions lorsqu'ils se jetaient sur eux en rugissant pour les dévorer. Mais il est probable que cet « air doux » devait faire sur les autres fidèles qui étaient dans l'église, une impression bien différente : ils devaient se dire que ce personnage papelard suait l'hypocrisie par tous ses pores. Et cette impression devait se renforcer aussitôt lorsqu'ils le voyaient « se mettre à deux genoux  ». Il convient de rappeler, en effet, que l'usage était de ne mettre, pour prier, qu'un genou en terre. La prière à deux genoux n'était pratiquée, en signe d'humilité, que par un petit nombre de dévots particulièrement zélés.

Bien sûr, Tartuffe pourrait être de ceux-là, et son « air doux » pourrait ne pas être affecté. Mais comment douter que Tartuffe ne soit un imposteur, quand Orgon nous apprend que, « chaque jour », il se mettait « tout vis-à-vis » de lui ? Orgon veut ainsi montrer à Cléante qu'il était mieux placé que personne pour voir le spectacle édifiant offert par Tartuffe et que personne donc ne pouvait mieux que lui témoigner de « l'ardeur » de sa prière. Mais il a, bien sûr, oublié de se demander par quel hasard étrange Tartuffe ne « venait », « chaque jour », se placer dans l'église qu'après qu'il se soit placé lui-même, et, « chaque jour », « tout vis-à-vis  » de lui. Cléante, lui, ne va pas manquer de s'en étonner et de trouver tout de suite l'explication. Il n'aura pas de peine à comprendre que Tartuffe avait choisi sa dupe, comme l'avaient sans doute compris aussi tous ceux qui avaient remarqué son manège, et tous ceux à qui Orgon a fait le même récit, à l'exception de madame Pernelle. Aussi, est-ce évidemment à Tartuffe que Dorine fera allusion quand, Orgon ayant dit de Valère :

…………Je ne remarque point qu'il hante les églises,

elle répliquera :

…………Voulez-vous qu'il y coure à vos heures précises,
…………Comme ceux qui n'y vont que pour être aperçus ? [15]

Mais si Orgon était mieux placé que les autres pour profiter pleinement d'un spectacle donné à son intention, personne, dans l'église, ne pouvait l'ignorer tant les démonstrations de Tartuffe étaient peu discrètes :

…………Il attirait les yeux de l'assemblée entière
…………Par l'ardeur dont au Ciel il poussait sa prière.

De nouveau, Orgon veut convaincre son beau-frère qu'il n'invente rien, qu'il n'exagère en rien. S'il a mieux vu que les autres, il n'est pas le seul à avoir vu ce qu'il a vu : beaucoup d'autres l'ont vu, « l'assemblée entière » l'a vu. Ainsi donc, si Cléante ne voulait pas le croire, il pourrait facilement trouver des témoins qui lui confirmeraient le fait. Mais pourquoi Cléante douterait-il de ce que lui dit Orgon, alors que cela ne peut que le confirmer encore un peu plus dans l'opinion qu'il a de Tartuffe ? Et pourquoi irait-il rechercher des témoins dont il devine aisément qu'ils doivent avoir sur Tartuffe la même opinion que lui ? Car ces témoins, s'ils ont bien vu la même chose qu'Orgon, ils ne l'ont certainement pas vue avec les mêmes yeux que lui. Ce même spectacle, qui a rempli Orgon d'une béate admiration, n'a pu que susciter leur réprobation. Le comportement de Tartuffe n'a pu que leur paraître aussi contraire à la simple civilité que contraire à la vraie piété. En attirant sur soi tous les regards, Tartuffe se montre incivil, puisqu'il dérange les autres fidèles dans leurs prières [16], et profanateur, puisqu'il se substitue en quelque sorte à l'officiant, en détournant sur sa personne des regards qui devraient tous converger vers l'autel [17].

Après avoir seulement évoqué, d'une manière générale, « l'ardeur » avec laquelle Tartuffe « poussait sa prière » [18] (on devine que, bruyante et ostentatoire, la prière de Tartuffe contraste singulièrement avec cet humble bredouillement, ce timide susurrement, ce doux ronronnement, cet imperceptible pissotement, si propre à émouvoir la céleste bonté, que font entendre les autres fidèles), Orgon donne ensuite quelques précisions qui permettent d'imaginer un peu mieux les grimaces et les simagrées du personnage :

…………Il faisait des soupirs, de grands élancements,
…………Et baisait humblement la terre à tous moments.

Non content de prier d'une manière bien peu discrète, Tartuffe se livre à diverses singeries et gesticulations qui donnent à ses prétendues dévotions l'allure d'un numéro de bateleur. Il pousse des soupirs de portefaix ou de femmes en gésine, soupirs que sont censés lui arracher le douloureux et lancinant sentiment de ses iniquités; il geint, il gémit, peu s'en faut qu'il ne hennisse. De temps en temps il s'ébroue brusquement. Pour faire croire qu'il pratique l'oraison jaculatoire [19], à laquelle ne se livrent que les dévots les plus confirmés, il feint d'être saisi par moments d'on ne sait quelle impulsion qui le porte brusquement en avant, comme s'il était pris d'une irrésistible envie de s'élancer vers Dieu. Gageons que, s'il l'avait pu, il n'aurait pas manqué de pratiquer la lévitation ce qui, assurément, aurait produit sur Orgon un effet fabuleux. Tantôt, au contraire, comme s'il était soudain accablé par le poids de ses péchés, il se précipite à terre pour embrasser le sol. Ce geste, bien que peu hygiénique [20], est certes recommandé, en guise de pénitence, par de pieux auteurs [21], mais ils ne disent pas de le faire « à tous moments », comme Tartuffe. Celui-ci, qui, tantôt semble vouloir s'élancer vers le ciel, tantôt se précipite à terre, transforme ainsi ses dévotions en une véritable séance de gymnastique. On se dit qu' à cette époque, il n'était certainement pas « gros et gras » [22], comme il l'est devenu depuis qu'Orgon le nourrit.

N'en doutons pas, Cléante a dû apprécier l'exhibition de Tartuffe comme elle méritait d'être appréciée. Mais, quand même il n'aurait pas été déjà pleinement convaincu de l'hypocrisie du personnage, ce qu'Orgon lui dit ensuite sur la façon dont se terminaient, à chaque fois, les dévotions de Tartuffe, serait assurément de nature à ne plus lui laisser le moindre doute :

…………Et lorsque je sortais, il me devançait vite,
…………Pour m'aller à la porte offrir de l'eau bénite.

C'est qu'en effet, la brusque fin de la séance est pour le moins éclairante. Comment ne pas s'étonner que, « chaque jour », « l'ardeur » de Tartuffe tombe soudainement au moment précis où Orgon quitte sa place, que ses soupirs, ses élancements, ses prosternations s'arrêtent alors comme par enchantement ? Il est clair que, s'il avait été véritablement absorbé dans ses prières, abîmé dans ses dévotions, il n'aurait pas pu remarquer qu'Orgon s'en allait, et le remarquer toutes les fois. On comprend donc tout de suite que tout en se livrant à ses diverses simagrées, et alors même qu'il était prosterné à terre en train de baiser le sol avec application, il ne cessait de surveiller du coin de l'œil celui auquel sa démonstration était destinée. Orgon, lui, ne comprend rien, ne s'étonne de rien. Il est trop flatté qu'un personnage d'une piété aussi exceptionnelle puisse le distinguer entre tous les fidèles qui se pressent à la sortie de l'église et lui donner, aux yeux de tous, une discrète, mais combien émouvante ! marque de son intérêt et de sa sympathie. Il croit naïvement qu'en lui offrant de l'eau bénite [23], Tartuffe veut lui faire savoir qu'il a reconnu en lui, sinon un être aussi avancé que lui dans la voie de la sainteté, du moins une âme sincèrement religieuse et dont on peut beaucoup attendre. Il ne se doute aucunement que, si Tartuffe attend, en effet, beaucoup de lui, ce n'est pas du tout sur le plan spirituel.

Car ce qu'il attendait de lui, Tartuffe s'est bien gardé de le lui dire. Mais il a fait en sorte, grâce à la complicité de son domestique qui connaît parfaitement le rôle qu'il doit jouer, qu'Orgon le lui offre de lui-même  :

…………Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitait,
…………Et de son indigence, et de ce qu'il était,
…………Je lui faisais des dons.

Ce « garçon » [24], qui s'appelle Laurent [25], est très utile à Tartuffe, car c'est lui qui est chargé d'informer ses dupes de sa pauvreté, ce qu'il ne saurait faire lui-même, étant donné qu'il affecte d'être totalement détaché des choses temporelles. plutôt qu'un domestique, c'est donc un comparse, et Orgon le suggère lui-même involontairement, en disant qu'il imite « dans tout » son maître. Certes, il veut dire qu'il imite, sans pouvoir, bien sûr, les égaler, ses vertus et sa piété, mais, comme il vient, sans le savoir, d'apporter la preuve que Tartuffe est un imposteur, le mot « tout » prend pour Cléante un sens bien différent. Orgon confirme donc, malgré lui, ce que Dorine disait à Cléante à la scène 2, lorsqu'elle se plaignait que Tartuffe se permettait de « gloser » [26] sur tout le monde :

…………Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon
…………Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon;
…………Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
…………Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.
…………Le traître, l'autre jour, nous rompit de ses mains
…………Un mouchoir qu'il trouva dans une Fleur des saints,
…………Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
…………Avec la sainteté les parures du diable [27].

Laurent s'est donc chargé de renseigner Orgon sur Tartuffe. Mais il n'a dit, bien sûr, que ce que son maître lui avait dit de dire. Aussi ses renseignements n'ont-ils été clairs et exacts que sur un point : l' « indigence » de Tartuffe. Sur le reste, la famille de Tartuffe, son pays, son passé, il a dû rester très évasif, et pour cause, puisque l'Exempt nous apprendra au dénouement que son casier judiciaire est très chargé [28]. Aussi Orgon reste-t-il lui-même très évasif ("et de ce qu'il était"). Pressé dans ses retranchements par Dorine qui lui reprochera, à la scène 2 de l'acte II, de vouloir donner à sa fille « un gendre gueux » [29], il lui en dira un peu plus :

……………Taisez-vous. S'il n'a rien,
…………Sachez que c'est par là qu'il faut qu'on le révère.
…………Sa misère est sans doute une honnête misère;
…………Au-dessus des grandeurs elle doit l'élever,
…………Puisque enfin de son bien il s'est laissé priver
…………Par son trop peu de soin des choses temporelles
…………Et sa puissante attache aux choses éternelles.
…………Mais mon secours pourra lui donner les moyens
…………De sortir d'embarras et rentrer dans ses biens :
…………Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme;
…………Et tel qu'on le voit, il est bien gentilhomme [30].

Voilà donc, en gros, ce que Laurent a dit à Orgon, en se gardant bien de donner des précisions qui auraient pu permettre d'éventuelles vérifications. Car l'indigence dans laquelle se trouvait Tartuffe au moment où Orgon a fait sa connaissance, n'était évidemment pas due à « son trop peu de soin des choses temporelles », mais très probablement au fait que sa précédente dupe avait fini par le démasquer. Quant au fait qu'il serait gentilhomme, on ne peut que partager le profond scepticisme de Dorine qui répond à Orgon : « Oui, c'est lui qui le dit [31]». Mais on comprend encore mieux pourquoi Tartuffe a besoin de Laurent. Le fait d'avoir un domestique, malgré son indigence, lui permet de faire croire plus facilement à ses dupes qu'il est un gentilhomme qui s'est laissé déposséder de ses biens.

Avec Orgon, la tâche de Laurent a dû être particulièrement facile. Il n'a pas dû avoir besoin d'insister bien longtemps sur l'indigence de Tartuffe pour qu'Orgon aille offrir ses secours à celui-ci. Et ces dons ont permis à Tartuffe non seulement de commencer à retirer les premiers bénéfices de la comédie qu'il jouait tous les jours à l'église, mais, en même temps, de renouveler et de compléter son numéro. Après avoir joué la piété et l'humilité, il a pu, grâce à l'argent d'Orgon, jouer le désintéressement et la charité, et avec un plein succès, comme le montre le récit d'Orgon  :

…………Je lui faisais des dons; mais avec modestie
…………Il me voulait toujours en rendre une partie.

On le voit, ayant compris, sans doute assez vite, qu'il avait trouvé en Orgon la dupe de sa vie, une dupe qu'il pouvait espérer plumer comme un oison, pour peu qu'il s'y prît un peu habilement et qu'il fît preuve d'assez de patience, Tartuffe s'est bien gardé d'empocher purement et simplement l'argent qu'on lui offrait. Certes, il en a, à chaque fois, accepté une partie, car, en disant à Cléante que Tartuffe voulait toujours lui en rendre une partie, Orgon lui apprend qu'il en gardait aussi toujours une partie, confirmant ainsi une nouvelle fois les propos de Dorine [32]. Certes, il aurait bien aimé, à chaque fois, tout garder. Mais il avait compris que cet argent qu'il refusait, allait finalement lui rapporter bien davantage que s'il l'avait accepté. Tartuffe jouait à la fois le court terme, en acceptant une partie de l'argent d'Orgon, et le long terme, en en refusant une autre partie. Car cet argent qu'il refusait, c'était, en réalité, un argent qu'il réinvestissait. Il s'en servait pour accroître toujours davantage le capital d'admiration dont il disposait auprès d'Orgon, capital dont il escomptait bien qu'il n'allait pas tarder à lui rapporter beaucoup plus que de simples secours au jour le jour.

Et, de fait, sa « modestie » a fait sur Orgon tout l'effet que Tartuffe en attendait. Il s'en souvient si bien qu'il croit entendre encore les protestations de Tartuffe, dont il rapporte les paroles au style direct, en reproduisant, grâce à la répétition (« C'est trop…, c'est trop  ») le ton mielleux de l'imposteur :

…………« C'est trop, me disait-il, c'est trop de la moitié;
…………Je ne mérite pas de vous faire pitié ».

On le voit, Tartuffe joue toujours la comédie de l'humilité. Il le fait, bien sûr, parce que cela fait partie de son rôle : un dévot bat volontiers sa coulpe et il est continuellement habité par le sentiment de ses imperfections et accablé par le poids de ses péchés. Mais il le fait peut-être aussi en pensant que cela pourrait lui servir éventuellement si, par malheur, un jour, il était démasqué. Car il aurait alors beau jeu de rappeler qu'il n'avait lui-même jamais cessé de répéter qu'il n'était qu'un misérable, indigne d'inspirer la pitié d'Orgon et de recevoir ses secours. Et l'on va voir, à la scène 6 de l'acte III, que cette habitude de se frapper sans cesse la poitrine va effectivement lui être très utile quand Damis voudra le démasquer. On sait qu'il se disculpera alors, aux yeux d'Orgon, en feignant de se laisser accuser par pur esprit d'humilité et de pénitence. Mais Orgon n'aurait peut-être pas été si facilement abusé par le jeu de Tartuffe s'il n'avait été tellement habitué à l'entendre parler de lui-même comme du plus grand des péchés.

Si le dévot est humble il est aussi charitable. Tartuffe ne l'a pas oublié, et, grâce à son argent, il a pu convaincre Orgon qu'il était un autre saint Vincent de Paul. Et c'est ce dont Orgon essaie à son tour de convaincre Cléante en lui disant :

…………Et quand je refusais de le vouloir reprendre,
…………Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.

Malheureusement, une fois de plus, dans son désir de bien souligner, pour mieux convaincre son beau-frère, le caractère indubitable des faits qu'il lui rapporte, Orgon va, sans s'en rendre compte, faire ressortir l'hypocrisie de Tartuffe. Il est tout heureux de pouvoir dire à Cléante que, là encore, il a vu, il a bien vu, de ses propres yeux vu [33], puisque c'est «à (s)es yeux » que Tartuffe a distribué aux pauvres l'argent qu'il n'avait pas voulu reprendre. Mais ce qui, pour Orgon, lui permet d'affirmer d'une manière indiscutable que Tartuffe est un être foncièrement charitable, constitue justement la meilleure des raisons de ne voir qu'une comédie dans un geste qui n'avait d'autre raison d'être que d'être vu par Orgon. Pour que le geste de Tartuffe puisse être vraiment attribué à une intention charitable, il aurait fallu, au contraire, qu'il eût été accompli à l'insu de tous et d'abord d'Orgon, et que celui-ci ne l'eût appris qu'après-coup et d'une manière purement accidentelle. Enfin, en employant le mot « répandre  », Orgon souligne lui-même, et naturellement toujours sans s'en rendre compte, le caractère ostentatoire des aumônes de Tartuffe. C'est que, s'il n'a rien compris, il a effectivement bien vu, et parce qu'il n'a rien compris, il n'en décrit que plus naïvement ce qu'il a vu.

Tartuffe avait vu juste en pensant qu'il valait mieux, pour lui, quelle que pût être son envie de tout garder, refuser systématiquement une partie des dons que Orgon lui faisait. La tactique a été payante, comme le montre ensuite le récit d'Orgon :

…………Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer,
…………Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.

On le voit, Orgon ne donne guère de précisions sur la façon dont la chose s'est faire. Il croit y voir l'effet de la volonté du Ciel (l'exemple de Tartuffe qui invoque sans cesse le Ciel [35], commence à avoir sur Orgon un effet contagieux [36]), qui lui aurait inspiré l'idée de recueillir Tartuffe. Mais bien qu'Orgon reste dans le vague, il est aisé de deviner comment les choses ont dû se passer. Une nouvelle fois, Tartuffe a dû faire appel aux bons offices de Laurent qui, sans rien demander à Orgon, a su, devant lui, trouver les mots qu'il fallait pour déplorer les conditions lamentables dans lesquelles le saint homme était logé. Et il n'a sans doute fallu que bien peu de temps avant qu'Orgon n'aille proposer à Tartuffe de le prendre chez lui. Et, bien sûr, l'imposteur n'a pas manqué de se faire prier; il n'a pas manqué de faire valoir quelle gêne un homme habitué comme lui à une vie de prières et de pénitences pourrait apporter dans la maison de son bienfaiteur; il n'a pas manqué de suggérer à Orgon que sa femme et ses enfants risquaient de le voir arriver d'un fort mauvais œil. Mais enfin il a cédé; il a cédé en poussant un profond soupir, en levant les yeux au plafond et en disant ce qu'il dira à la fin de l'acte III, lorsque Orgon lui annoncera qu'il veut lui faire une donation de tous ses biens :

…………La volonté du Ciel soit faite en toute chose [37] !

En entendant Orgon dire que, depuis que Tartuffe est sous son toit, « tout semble y prospérer », Cléante doit penser qu'apparemment c'est surtout Tartuffe qui semble prospérer. Il se souvient, en effet, de ce que Dorine, à la scène précédente, a répondu à Orgon qui lui demandait comment allait Tartuffe :

…………Tartuffe ? Il se porte à merveille.
…………Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille [38].

Mais, pour Orgon, si Tartuffe prospère, « tout » prospère. Rien d'étonnant à cela, puisque Tartuffe « est son tout » [39], ainsi que Dorine le disait à Cléante à la scène 2. Et Orgon lui-même s'est chargé de le confirmer d'une manière éclatante quelques instants plus tard en demandant à Dorine des nouvelles de ce qui s'était passé pendant son absence. Il commence, en effet, par lui poser des questions très générales qui semblent indiquer qu'en bon chef de famille et en bon maître de maison, il souhaite avoir des nouvelles de tout son monde :

…………Dorine… Mon beau-frère, attendez, je vous prie :
…………Vous voulez bien souffrir, pour m'ôter de souci,
…………Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici.
…………Tout s'est-il, ces deux jours passé de bonne sorte ?
…………Qu'est-ce qu'on fait céans ? comme est-ce qu'on s'y porte ? [40]

Or la suite de la scène montre on ne peut mieux que, lorsque Orgon dit « tout » et « on », il ne pense, en réalité, qu'à Tartuffe.

Mais, si Orgon a le sentiment que « tout» prospère, depuis que Tartuffe vit chez lui, ce n'est pas seulement parce que Tartuffe prospère, c'est aussi parce qu'il « reprend tout ». En disant : « Je vois qu'il reprend tout », Orgon prouve à Cléante, qui, il est vrai, ne devait guère en douter, que les plaintes de Damis et de Dorine, à la première scène, étaient tout à fait fondées  :

…………Quoi ? je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
…………Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique,
…………Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
…………Si ce beau monsieur-là n'y daigne consentir [41] ?

s'était plaint Damis, appuyé par Dorine :

…………S'il le faut écouter et croire à ses maximes,
…………On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes;
…………Car il contrôle tout ce critique zélé [42].

Et Dorine n'avait pas manqué de s'étonner et de s'indigner qu'un étranger ose se permettre de jouer ainsi au maître de maison :

…………Certes, c'est une chose aussi qui scandalise,
…………De voir qu'un inconnu céans s'impatronise,
…………Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avait point de souliers
…………Et dont l'habit entier valait bien six deniers,
…………En vienne jusque-là que de se méconnaître
…………De contrarier tout, et de faire le maître [43].

En s'exprimant ainsi, Dorine n'avait directement critiqué que le seul Tartuffe. Mais comment ne pas comprendre qu'elle visait aussi indirectement le véritable maître de la maison, s'étonnant et s'indignant de le voir laisser un étranger exercer à sa place ses droits et ses responsabilités ? Cette abdication d'Orgon choque d'autant plus Dorine qu'elle a certainement compris qu'elle ne s'expliquait pas par la négligence ou l'inattention. Orgon aurait pu n'avoir guère remarqué que Tartuffe se permettait de contrôler et de critiquer la conduite de tout le monde. Mais, en disant à Cléante que Tartuffe « reprend tout », il prouve qu'il le sait fort bien. Or, loin d'en être scandalisé, il est ravi, il se frotte les mains, il est aux anges. En applaudissant ainsi celui qui prend sa place, Orgon, bien sûr, se rend, si faire se peut, encore un peu plus ridicule.

Mais on pourrait se demander, avec certains critiques,si c'est bien seulement par sottise, si c'est même d'abord par sottise qu'Orgon se réjouit tant de voir Tartuffe jouer chez lui les trouble-fête en surveillant et en censurant tout le monde. Comme Argan ou comme monsieur Jourdain, Orgon, en même temps qu'un jobard, est un être profondément égoïste et tyrannique. Mais, alors qu'Argan et monsieur Jourdain ne sont tyranniques qu'à cause de leur égoïsme et de leur sottise qui leur font sacrifier leur famille à leurs lubies respectives, la médecine et le noblesse, on croit déceler par moments, chez Orgon, outre l'égoïsme et la sottise, une sorte de véritable méchanceté qui lui fait prendre plaisir à contrairer, voire à tyranniser les siens. À la scène 7 de l'acte III notamment, il prononce un vers dont on peut se demander s'il n'est pas profondément révélateur. Lorsque Tartuffe lui propose, ou plutôt fait minde de lui proposer, de fuir Elmire « pour prévenir les bruits [44]» que certains pourraient faire courir après les accusations de Damis, Orgon, en effet, l'interrompt en disant  :

…………Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez.
…………Faire enrager le monde est ma plus grande joie,
…………Et je veux qu'à toute heure avec elle on vous voie [45].

Ce vers :

…………Faire enrager le monde est ma plus grande joie

ne serait-il pas une des clés, voire la clé, du personnage d'Orgon ? Ce plaisir qu'il dit trouver à « faire enrager le monde », Orgon ne l'exprimait-il pas déjà à la scène précédente, lorsqu'il disait à Damis :

…………Je sais bien quel motif à l'attaquer t'oblige :
…………Vous le haïssez tous; et je vois aujourd'hui
…………Femme, enfants et valets déchaînés contre lui;
…………On met impudemment toute chose en usage,
…………Pour ôter de chez moi ce dévot personnage.
…………Mais plus on fait d'effort afin de l'en bannir,
…………Plus j'en veux employer à l'y mieux retenir;
…………Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
…………Pour confondre l'orgueil de toute ma famille [46] ?

Ce plaisir, Orgon ne le montre-t-il pas encore mieux, lorsque, à la scène 3 de l'acte IV, il entre en apportant le contrat du mariage qui doit unir Mariane à Tartuffe et dit à Elmire, Mariane, Cléante et Dorine pour essayer de le fléchir  :

…………Ah! je me réjouis de vous voir assemblés

puis, s'adressant à Mariane :

…………Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
…………Et vous savez déjà ce que cela veut dire [47].

Ainsi, donc si, assurément, Tartuffe se sert d'Orgon, il se pourrait qu'il le serve aussi dans la mesure où il ferait son bonheur en empoisonnant la vie de ses enfants et de ses serviteurs.Ainsi donc, si, pour Orgon, depuis que Tartuffe habite chez lui, « tout semble y prospérer », ce ne serait pas seulement parce que Tartuffe prospère, ce serait aussi parce qu'il ne cesse d'importuner et de faire pester tout le monde. Ainsi donc si Orgon a accueilli avec tant d'enthousiasme les maximes de Tartuffe qui lui a enseigné à regarder tous les autres « comme du fumier » et à « n'avoir affection pour rien », ce serait parce que ces leçons répondaient en fait à son vœu profond. Comment n'aurait-il pas été infiniment reconnaissant pour celui qui lui apprenait que l'état d'esprit vers lequel devaient tendre sans cesse tous ceux qui aspiraient à la sainteté, et auquel, d'ordinaire, on ne pouvait espérer arriver qu'au terme d'un très long et très difficile cheminement spirituel, était précisément celui qui lui était le plus naturel ?

Ainsi donc, outre la sottise, ce serait le désir de tyranniser les siens par personne interposée qui expliquerait qu'Orgon se soit tellement entiché de Tartuffe. Certains critiques semblent même penser que ce pourrait bien être la raison essentielle de son engouement. C'est le cas d'Eric Auerbach qui pense pourvoir ainsi répondre à La Bruyère qui trouvait invraisemblable que l'on puisse être dupe du jeu si grossier de Tartuffe : « l'expérience montre que le mensonge le plus grossier et la tromperie la plus plate ne manquent pas de réussir quand ils flattent les habitudes et les instincts de leurs victimes. C'est justement en se donnant corps et âme à Tartuffe qu'Orgon peut satisfaire son besoin le plus instinctif et le plus secret : son sadisme de tyran familial. Ce qu'il n'oserait jamais faire sans la justification de la piété - car il est aussi sentimental et incertain que colérique - il peut désormais l'accomplir avec la meilleure conscience du monde : Faire enrager le monde est ma plus grande joie ! […] c'est parce que Tartuffe lui permet d'assouvir ce besoin instinctif de tyranniser et de tourmenter ses proches, qu'il l'aime et se laisse circonvenir par lui; du même coup, son jugement déjà peu solide, s'affaiblit encore [48]». Si cette analyse comporte sans doute une part de vérité, il me paraît pourtant difficile de l'accepter telle quelle. On serait tout d'abord tenté d'objecter que, si vraiment le « besoin le plus instinctif d'Orgon » avait été « de tyranniser et de tourmenter ses proches », il n'aurait pas attendu Tartuffe pour le faire. Certes, Erich Auerbach a répondu par avance à cette objection en précisant qu'Orgon, étant « aussi sentimental et incertain que colérique  », avait besoin de « la justification de la piété  ». Mais cette explication rapide et imprécise ne me paraît guère convaincante (Orgon, comme d'ailleurs tous les barbons de Molière, me semble fort peu sentimental). Je ne suis pas vraiment convaincu non plus, si intéressante qu'elle puisse être, par l'analyse de M Jacques Guicharnaud qui a repris en la complétant la thèse d'Erich Auerbach [49].

Sans entrer dans une longue discussion qui nous ferait sortir du cadre de l'explication de texte, il me semble, en effet, que ces deux critiques noircissent à l'excès le personnage d'Orgon. S'il est incontestable qu'Orgon est un être profondément égoïste et d'humeur tyrannique, comme le sont, d'ailleurs, à des degrés divers, tous les personnages comiques de Molière, s'il est vrai aussi qu'à cause de cette humeur tyrannique, il se réjouit de voir Tartuffe sermonner les siens et tient ainsi d'autant plus à la garder chez lui, il me paraît très excessif de le considérer comme un être véritablement sadique et de voir dans le désir de tyranniser sa famille la raison primordiale qui l'a fait s'enticher de Tartuffe. Car, en ce faisant, on fait passer au second plan le défaut d'Orgon que Molière, lui, a souligné avec le plus d'insistance, dans lequel il voyait manifestement la principale clé de son personnage : la jobardise. Toute la pièce, ou presque, pourrait nous en convaincre, et, pour nous en tenir à elle, c'est bien ce qui ressort de notre tirade. Ce qu'elle montre très clairement, en effet, c'est que Tartuffe a séduit Orgon, non pas par ses leçons, mais par ses simagrées. C'est à l'église que Tartuffe a fait le plus gros du travail; c'est à l'église qu'il a vraiment gagné la partie. C'est à l'église que le poisson a mordu; Tartuffe n'a plus eu, ensuite, qu'à tirer doucement la ligne. Lorsque Orgon a recueilli Tartuffe chez lui, il était déjà conquis, et c'est, bien sûr, pour cela qu'il l'a recueilli chez lui [50].

Et, si l'on pouvait douter que Molière ait essentiellement voulu peindre en Orgon un jobard comme on n'en voit guère, ce qu'il dit ensuite à Cléante de l'intérêt que Tartuffe montre pour sa femme, suffirait à nous en convaincre :

…………Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même
…………Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême;
…………Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,
…………Et plus que moi six fois il s'en montre jaloux.

Là encore, Orgon a bien remarqué la conduite de Tartuffe. Il ne lui a pas échappé qu'il manifestait pour Elmire « un intérêt extrême ». Mais la raison de cet intérêt si grand, sa nature, lui ont si totalement échappé qu'il l'explique par le souci de son honneur. Il ne pouvait assurément se tromper plus complètement. Le plus plaisant, c'est qu'il emploie lui-même le mot qui suffit à expliquer le comportement de Tartuffe  : le mot « jaloux ». Jusque-là Orgon avait employé des mots et des expressions qui, sans qu'il en eût conscience, étaient ambigus et montraient à Cléante le vrai visage de Tartuffe derrière le masque qu'Orgon, lui, confondait avec son vrai visage. Pour la première fois, il emploie un mot qui montre directement et clairement le vrai visage de Tartuffe. Mais, bien sûr, Orgon croit ainsi traduire seulement l'impression que pourrait avoir un spectateur naïf qui ne connaîtrait pas Tartuffe comme il le connaît lui. En employant pour la première fois le mot juste, il croit bien avoir recours à une image, et à une image qu'il trouve tout à fait plaisante, tant il lui paraît incongru d'appliquer un tel mot à un aussi saint personnage. Il est sans doute si content de sa trouvaille, si ravi de sa petite audace, qui va montrer à son beau-frère que, pour être un dévot, il n'en conserve pas moins le sens de l'humour, qu'il ne peut s'empêcher de ponctuer d'un petit rire ce mot si drôle, en pensant probablement que son beau-frère va rire aussi. Mais, si Cléante pouvait être tenté de rire (mais sans doute est-il trop consterné pour avoir envie de rire), ce serait d'Orgon qui croit décrire une apparence, une apparence très forte mais tout à fait trompeuse, la plus trompeuse qui se puisse imaginer, alors qu'il décrit la réalité même et qu'il reprend, sans le savoir, le mot même qu'avait employé Dorine à la première scène, corroborant ainsi les soupçons qu'elle avait exprimés :

…………Oui; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,
…………Ne saurait-il souffrir qu'aucun hante céans ?
…………En quoi blesse le Ciel une visite honnête,
…………Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
…………Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous ?
…………Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux [51].

Mais, en nous permettant ainsi de mesurer encore un peu mieux jusqu'où peut aller sa jobardise, Orgon nous confirme en même temps ce que la scène précédente avait montré d'une manière éclatante, la totale indifférence qu'il manifeste à l'égard de sa femme. En soulignant lui-même (« à ma femme même») l'incroyable audace de Tartuffe qui, recueilli par charité dans une famille, se permet de surveiller la conduite de la femme de maison et de s'inquiéter de ses relations [52], Orgon, qui, loin de s'en offusquer, s'en émerveille, souligne en même temps le caractère incroyable de sa propre conduite. Car ce n'est pas seulement le maître de maison qui s'est effacé devant Tartuffe et lui a abandonné ses prérogatives et ses intérêts, c'est aussi le mari. Elmire en est d'ailleurs tout à fait consciente puisque, à la scène 4 de l'acte IV, se préparant à démasquer Tartuffe, en faisant semblant de répondre à son amour, elle se croira obligée de bien rappeler à son mari qu'il s'agit de ses intérêts et que ce sera à lui d'arrêter l'expérience dès qu'il la jugera concluante [53].

Mais Orgon se rend peut-être plus ou moins compte, malgré tout, que Cléante risque de trouver que Tartuffe ne manque pas de culot et qu'il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Aussi tient-il à bien préciser que, si Tartuffe se permet de contrôler et de censurer la conduite des autres, il se montre encore beaucoup plus sévère et beaucoup plus exigeant vis-vis à vis de lui-même, et il va en apporter la preuve :

…………Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle :
…………Il s'impute à péché la moindre bagatelle;
…………Un rien presque suffit à le scandaliser
…………Jusque-là qu'il se vint l'autre jour accuser
…………D'avoir pris une puce en faisant sa prière,
…………Et de l'avoir tuée avec trop de colère.

En disant à Cléante : « vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle », Orgon, assurément, ne croit pas si bien dire. Il veut dire que le zèle [54] de Tartuffe est si grand qu'il faut le voir pour y croire, car il ne doute pas un instant qu'en voyant Tartuffe, Cléante ne soit aussitôt convaincu de sa sainteté. Orgon utilise l'expression : « vous ne croiriez point » dans un sens figuré et hyperbolique, sans se rendre compte qu'elle est, comme le mot « jaloux » qu'il vient d'employer, d'une exactitude toute littérale. Pour Orgon, le zèle de Tartuffe est incroyable, mais vrai; pour Cléante, il est réellement incroyable. En revanche, pour Cléante, c'est la crédulité d'Orgon qui est incroyable, mais vraie; c'est sa jobardise qui est si grande qu'il n'aurait jamais cru qu'elle pût aller si loin.

Pour Orgon, la meilleure preuve de la sainteté de Tartuffe, c'est son extrême rigueur morale, sa conscience extraordinairement scrupuleuse qui le fait continuellement s'accuser de péchés dont personne d'autre ne songerait à s'accuser. S'il « s'impute à péché la moindre bagatelle », c'est bien évidemment parce que, malgré l'impitoyable sévérité avec laquelle il ne cesse de scruter sa conscience, il ne saurait jamais rien y trouver qui vaille normalement la peine d'être relevé. Parce que Tartuffe ne s'accuse que de fautes qui ne sauraient être considérées comme telles, Orgon se figure qu'il est incapable d'en commettre d'autres. Il ne comprend pas que c'est précisément pour mieux le persuader qu'il est absolument incapable de la moindre mauvaise action, que Tartuffe prend soin de s'accuser des fautes les plus dérisoires. L'aveuglement d'Orgon est d'autant plus plaisant qu'il vient, sans le savoir, de montrer lui-même à Cléante jusqu'où pouvait monter, non pas le « zèle » de Tartuffe, non pas son attachement aux choses éternelles, mais sa fourberie, mais son appétit des biens terrestres. Il prend pour un parfait innocent celui dont il vient de prouver qu'il était un imposteur, un escroc et un suborneur (du moins, voudrait-il l'être) qui va jusqu'à convoiter la femme de son bienfaiteur.

Pour convaincre pleinement Cléante de la sévérité quasi inhumaine avec laquelle Tartuffe se traite lui-même, Orgon termine sa tirade en citant un trait, bien propre à montrer, selon lui, que, dans sa recherche éperdue de la perfection, il en arrive, comme tous les saints véritables, à se comporter d'une manière qui le ferait aisément passer pour fou, aux yeux du monde, et ne manquerait pas de lui attirer toutes sortes de quolibets. Et, de fait, Tartuffe s'est peut-être inspiré de l'exemple de Saint Macaire qui, selon le Père Caussin, « pour avoir tué un moucheron qui le piquait, comme s'il eût commis un grand acte d'impatience, s'en alla six mois durant exposer son corps tout nu à toutes les mouches et moucherons du désert, pour se venger de soi-même [55]». Quoi qu'il en soit, Tartuffe veut sans doute montrer par là son extrême horreur de toute violence, son infinie bonté qui s'étend jusqu'aux plus humbles et aux plus minuscules créatures [56]. Il veut montrer avec quelle impitoyable rigueur il scrute sa conscience et s'accuse de ses fautes. Car, loin de se dissimuler à lui-même et de dissimuler aux autres la gravité de ses fautes, il la souligne d'une manière inexorable. Ainsi il ne manque pas d'indiquer que, non content de tuer une puce, il a cédé à un mouvement de colère [57], et, qui plus est, car, n'en doutons pas, c'est là surtout ce qui fait pour lui la monstruosité de son crime, il y a cédé « en faisant sa prière ». Plus que cette violence meurtrière dont la malheureuse puce a été la victime, plus encore que cet emportement de la colère, pourtant si indigne d'un dévot [58], c'est cette distraction sacrilège qui rend ses remords si cuisants. C'est ce qu'il a voulu faire croire à Orgon et il a pleinement réussi.

Mais Orgon, lui, n'aura évidemment pas réussi à le faire croire à Cléante. Bien au contraire, cette histoire de puce, dont Orgon a certainement cru faire un argument massue, destiné à détruire d'un seul coup les derniers doutes que son beau-frère pourrait avoir encore et le convaincre définitivement de la sainteté de Tartuffe, va achever de le convaincre non seulement que Tartuffe est le roi des imposteurs, non seulement qu'Orgon est le roi des jobards, mais aussi que Tartuffe le tient effectivement pour tel, le regardant comme un gogo à qui l'on peut faire gober les inventions les plus grotesques [59].



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Cette tirade d'Orgon couronne magistralement le portrait du personnage de Tartuffe, esquissé de manières contradictoires, à la première scène, par Damis et Dorine, d'une part, madame Pernelle, d'autre part, repris et développé par Dorine, restée seule avec Cléante à la scène 2, complété par les indications que donne la même Dorine, à la scène 4, sur le physique et la santé de Tartuffe, ses soupers, ses nuits et ses petits déjeuners. Lorsque commence la scène 5, le spectateur est déjà suffisamment éclairé sur Tartuffe pour avoir, comme Cléante, le sentiment de fort bien « savoir quel homme ce peut être ». Mais comment ne serait-il pas curieux, comment ne serait-il pas impatient d'entendre maintenant l'inventeur de Tartuffe parler de sa découverte ? Ce qu'on sait jusque-là du couple que forment l'imposteur et sa dupe, on le sait essentiellement par Dorine, grâce à sa tirade de la scène 2, où elle a dit à Cléante ce qu'elle ne pouvait pas dire à la scène précédente, devant la femme et les enfants d'Orgon, à savoir que Tartuffe avait réduit son maître à un état de véritable hébétude [60], ce que le comportement d'Orgon à la scène 4 a pleinement confirmé. La tirade d'Orgon, qui est, à deux vers près, de la même longueur que celle de Dorine [61], en constitue en quelque sorte le pendant. Comme dans un procès, après l'accusation, on entend donc la défense.
Dorine a vigoureusement dénoncé Tartuffe comme un imposteur et un escroc et elle a vivement dépeint la fascination qu'il exerçait sur Orgon au point d'annihiler totalement son jugement et de détruire toutes ses affections. Orgon lui, et c'est ainsi, bien sûr, qu'il entend justifier son attachement pour lui, veut faire le panégyrique de saint Tartuffe, en montrant qu'il incarne au suprême degré toutes les plus hautes vertus : la piété la plus fervente, l'humilité la plus profonde, le désintéressement le plus total, la charité la plus ardente et une extrême rigueur morale qui le rend très exigeant envers les autres, mais qui s'exerce d'abord sur lui-même et le fait se juger avec la plus incroyable sévérité. Malheureusement pour lui et pour Tartuffe, tout ce que dit Orgon pour démontrer la sainteté de Tartuffe, démontre son hypocrisie. Non seulement Orgon ne cesse, à son insu, de montrer le bien-fondé des accusations formulées par Dorine, mais l'apologie si vibrante qu'il fait de lui, se révèle encore plus accablante pour Tartuffe que la diatribe de Dorine.
On ne saurait s'en étonner. Car, bien que Dorine soit très observatrice et qu'elle se soit certainement attachée à surveiller de son mieux les faits et gestes de l'imposteur, elle ne le connaît pas d'une façon aussi intime et aussi familière que le connaît Orgon, même si, assurément, elle le juge beaucoup mieux. De plus, il y a certaines comédies que, le connaissant pour un jobard capable de tout gober, Tartuffe croit pouvoir jouer devant Orgon, certaines énormités, et l'histoire de la puce en est un bon exemple, qu'il croit pouvoir lui servir, alors que devant un personnage comme Dorine dont il sait qu'elle est une fine mouche et qu'elle n'est nullement dupe de son jeu, il ne doit tout de même pas oser pousser le bouchon aussi loin, même s'il ne lui fait pas grâce, et son entrée en scène à l'acte III le prouvera suffisamment, de ses numéros habituels. Enfin Orgon a si bien subi l'influence de Tartuffe, qu'il a adopté, en partie, ses manières confites, ses inflexions mielleuses et ses habitudes de langage, comme le fait d'invoquer le Ciel à tout propos. C'est pourquoi, si Dorine dénonce l'hypocrisie de Tartuffe, Orgon, lui, la fait voir. Si Dorine montre du doigt l'imposteur, Orgon, lui, le fait vivre devant nous.
Ainsi donc, paradoxalement, du moins en apparence, c'est parce qu'Orgon est totalement dupe du jeu de Tartuffe, qu'il le fait si bien ressortir. C'est parce qu'il prend effectivement Tartuffe pour tout ce qu'il prétend être, qu'il nous prouve si bien qu'il ne saurait l'être. C'est ce qu'a bien vu l'auteur de la Lettre sur la comédie de l'Imposteur qui écrit  : « L'histoire du saint homme, étant faite de cette sorte, et par une bouche très fidèle parce qu'elle est passionnée, finit son caractère, et attire nécessairement toute la foi du spectateur [62]». Il n'y a souvent rien de tel qu'un jobard pour déboulonner lui-même son idole en croyant l'encenser. Si Orgon avait conçu le moindre doute, s'il avait nourri le plus petit soupçon, si, tout au fond de lui-même, il avait eu la plus légère incertitude quant à la sainteté de Tartuffe, sans doute en aurait-il parlé un peu différemment, sans doute aurait-il, plus ou moins consciemment, atténué certains traits ou gommé quelques faits : peut-être n'aurait-il pas insisté sur le fait que Tartuffe se plaçait, tous les jours, « tout vis-à-vis » de lui, peut-être n'aurait-il pas précisé qu'il baisait le sol de l'église « à tous moments », peut-être se serait-il abstenu de dire qu'il se comportait comme s'il était jaloux d'Elmire et sans doute aurait-il gardé pour lui l'histoire de la puce. C'est parce qu'il est naïvement persuadé que personne n'a jamais eu, moins que Tartuffe, quelque chose à cacher et qu'on ne saurait mieux plaider sa cause et convaincre autrui qu'en décrivant le plus exactement possible tous ses faits et gestes et en rapportant scrupuleusement ses paroles, qu'Orgon fait si bien éclater son hypocrisie. Comme le dit fort bien Gérard Ferreyrolles, « Aucun récit ne démasque Tartuffe autant que celui de son ami, témoin irréprochable parce qu'il témoigne contre ses intentions [63]»
Et, bien sûr, en faisant éclater l'hypocrisie de Tartuffe, il fait éclater sa propre jobardise. Sur ce point aussi, il apporte aux propos de Dorine la meilleure des confirmations. Plus il fait ressortir le caractère outré du jeu de Tartuffe, mieux il nous permet de mesurer toute l'étendue de sa crédulité. Comme pour l'hypocrisie de Tartuffe, Orgon fait d'autant plus éclater sa jobardise qu'il ne la soupçonne aucunement. Il pense, au contraire, être un très bon juge. Il se sent tout à fait sûr de lui. Car il croit bien avoir des preuves absolument irréfutables de la sainteté de Tartuffe Il ne voit pas que les preuves qu'il croit apporter, ne lui paraissent si fortes que parce que le jeu de Tartuffe est très gros. Il se doute si peu qu'il est un jobard qu'il se croit parfaitement capable de distinguer ce qui est croyable et ce qui est incroyable et il est persuadé d'avoir suffisamment prouvé sa vigilance et son esprit critique, en faisant remarquer que certains traits, dans la geste de Tartuffe, seraient, en effet, comme l'histoire de la puce, tout à fait incroyables, s'ils n'étaient vrais. Cléante lui reprochera, dans un instant, de « confondre l'apparence avec la vérité [64]». Mais Orgon est convaincu, et c'est une justice qu'il croit pouvoir se rendre à lui-même, que, moins que personne, il n'est homme à se laisser prendre aux apparences. Et, là encore, il pense bien l'avoir prouvé : s'il s'était laissé prendre aux apparences, n'aurait-il pas cru, comme tant d'autres, sans doute, l'auraient fait à sa place, que Tartuffe était vraiment jaloux d'Elmire ?
Si Orgon croit avoir trouvé en Tartuffe l'homme de sa vie, Tartuffe, lui, assurément, a trouvé en Orgon le jobard de ses rêves. Ils forment l'un et l'autre un couple parfaitement assorti [65]. Car, pour se laisser prendre à un jeu aussi grossier que le sien, il ne faut rien moins qu'un gogo aussi gratiné qu'Orgon. La comédie caricaturale de l'imposteur s'accorde à merveille avec la jobardise épaisse de la dupe. La tirade d'Orgon le montre admirablement et, si l'on pouvait douter, mais toute la pièce le montre surabondamment, que Molière n'ait voulu, avec Le Tartuffe, faire la double satire de l'hypocrisie et de la crédulité, de l'imposture et de la jobardise, du mensonge et de la bêtise, elle serait particulièrement propre à le prouver.


 

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NOTES :

[1] On ignore qui en est l'auteur. Mais on peut penser, avec Georges Couton qu'il « avait eu à sa disposition un texte de la pièce. Son analyse est trop précise pour être faite avec les souvenirs d'une représentation unique. De là à se dire que Molière lui avait communiqué le texte, il n'y a qu'un pas. On peut bien penser que l'auteur de la Lettre ne pouvait pas se désintéresser de l'opinion de Molière; on peut bien penser aussi que Molière ne pouvait pas se désintéresser d'une lettre qui prenait sa défense à ce moment-là. On croira donc qu'il a au moins conseillé l'auteur de la Lettre, si même il n'a pas collaboré avec lui » (Molière, Œuvres complètes, édition de Georges Couton, bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1971, tome I, p. 1405, note 1 de la page 1147). M. Couton a mille fois raison de penser que Molière ne pouvait pas se désintéresser de cette Lettre, à tel point qu'au lieu d'écrire  : « On peut bien penser aussi…», il aurait mieux fait d'écrire : « On peut bien penser surtout…  ». On peut même penser, me semble-t-il, que c'est Molière lui-même qui a eu l'idée de cette lettre .

[2] Molière, Op. cit., tome I, p. 1153.

[3] Comme le fait justement remarquer Gabriel Conesa, en prenant, entre autres exemples, celui de cette tirade, à partir de L'Ecole des femmes, Molère améliore très nettement l'insertion de ses tirades narratives dans le dialogue  : « En effet, elles ne se présentent plus comme un élément statique, nécessaire à la compréhension de la situation, et qu'il faut bien placer quelque part, mais comme un argument employé par l'un des interlocuteurs dans une situation conflictuelle. Lorsque Orgon raconte à son beau-frère Cléante comment il a rencontré Tartuffe, c'est pour le persuader de la sainteté du peronnage : Ha ! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre, Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre. C'est le caractère conflictuel de leur discussion qui, en somme, suscite cette narration » (Op. cit., p. 32)

[4] Acte I, scène 4, vers 256-258.

[5] Vers 259-266.

[6] Madame Pernelle s'était empressée, elle aussi, d'interrompre Damis, pour l'empêcher de tenir sur le saint homme des propos sacrilèges, lorsque, à la scène 1, il avait prononcé, pour la première fois, le nom de Tartuffe (vers 41-44) : Votre monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute… - C'est un homme de bien qu'il faut que l'on écoute, Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux De le voir querellé par un fou comme vous.

[7] La phrase de Cléante étant inachevée, MM. W.D. Howarth et C.L. Walton qui ont publié une explication des vers 266 à 310, pensent qu'elle peut s'interpréter de plusieurs façons.: « It is not clear what form his uncompleted sentence would have taken : presumably either "in order to be able to judge at first hand what kind of man he is, (I should need to have the opportunity of meeting him)" or "(is it necessary to know him at first hand ?)"; or else-taking pour + infinitive in its common seventeenth-century sense as a causal construction - "the fact that you are in a position to judge at first hand (does not prevent you from error)". It would appear as though Molière has deliberately left the uncompleted sentence ambiguous, and that while the second alternative is much more likely to represent Cléante's meaning, the ambiguity enables Orgon to interpret the phrase in the other sense, and to interrupt accordailles » (W.D. Howarth et C.L. Walton, Explications, The Technique of French Literary Appreciation, Oxford University Press, 1971, p.61-62). Il n'y a, en fait, aucune ambiguïté. Certes, si l'on ne tient pas compte du contexte, on peut donner à « pour » un sens final ou un sens concessif (c'est ce que veulent dire MM. Howarth et Walton en parlant de « causal construction »). MM. Howarth et Walton pensent que la seconde hypothèse est beaucoup plus vraisemblable. Pour eux, Cléante a voulu dire à Orgon : « Bien que vous connaissiez Tartuffe, vous pourriez trop bien vous tromper sur lui ». Mais Cléante ne parle pas de « connaître » simplement Tartuffe, de le voir et de lui parler; il parle de « savoir quel homme ce peut être », c'est-à-dire de le juger, de le percer à jour. L'interprétation de MM. Howarth et Walton est donc tout à fait exclue; Cléante ne saurait dire à Orgon : « Bien que vous sachiez fort bien qui est vraiment Tartuffe, vous pourriez vous tromper complètement  ». Il faut donc donner à « pour » un sens final. Mais, dans cette hypothèse, MM. Howarth et Walton proposent deux façons de compléter la phrase  : « I should need to have the opportunity of meeting him  » ou « is it neccessary to know him at fist hand ?  » De ces deux solutions, c'est la seconde qui est évidemment la bonne. Cléante ne peut vouloir dire qu'il a effectivement besoin de faire la connaissance de Tartuffe pour savoir vraiment qui il est. Ce serait abonder dans le sens d'Orgon, alors que Cléante veut manifestement (le « mais enfin » le montre suffisamment) répondre à l'objection que son beau-frère vient de lui faire.

[8] Vers 266-269.

[9] Vers 270-279.

[10] Rappelons qu'en enseignant à Orgon à regarder « comme du fumier […] tout le monde », Tartuffe se souvient d'une formule de saint Paul dans l'Epître aux Philippiens (III, 8) : « Verumtamen existimo omnia detrimentum esse, propter eminentem scientiam Jesu Christi Domini mei, propter quem omnia detrimentum feci, et arbiror ut stercora, ut Christum lucrifaciam, et inveniar in illo », formule reprise dans L'Imitation de Jésus-Christ (Livre I, chap. 3) : « Vere prudens est qui omnia terrena arbitratur ut stercora, ut Christum lucrifaciat », passage dont Corneille avait donné la traduction suivante (L'Imitation de Jésus-Christ, in Corneille, Œuvres complétes, édition de Georges Couton, bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1984, tome II, p.816) : Vraiment sage est celui dont la vertu resserre Autour du vrai bonheur l'essor de son esprit, Qui prend pour du fumier les choses de la Terre, Et qui se fait la guerre Pour gagner Jésus-Christ Quant aux derniers vers de la tirade, ils rappellent évidemment ce que dit le Christ dans l'Evangile de saint Luc (XIV, 26) : « Si quis venit ad me, et non odit patrem suum, et matrem, et uxorem, et filios, et fratres, et sorores, adhuc autem et animan suam, non potest meus esse discipulus ». Notons que, dans l'Evangile de saint Matthieu (X, 37), le Christ s'exprime d'une manière nettement moins brutale : « Qui amat patrem aut matrem plus quam me, non est me dignus : et qui amat filium aut filiam super me, non me est dignus ». On devine que Tartuffe doit citer saint Luc à Orgon plutôt que saint Matthieu. Ces vers rappellent encore le Deutéronome (XXXIII, 9) : « Qui dixit patri suo et matri suae : Nescio vos; et fratribus suis : Ignoro vos; et nescierunt filios suos  », dont le Christ ou les évangélistes se sont peut-être souvenus eux- mêmes.

[11] Ce n'est pas le lieu de traiter ici la question souvent débattue de savoir si Le Tartuffe est ou n'est pas une pièce anti-religieuse. Mais, si j'avais à le faire, je conclurais certainement comme le fait Raymond Picard : « Tartuffe  » […] est objectivement une "production impie"; mais si ce fait est évident pour les docteurs et les prédicateurs, il l'est beaucoup moins dès qu'on se place dans l'optique de la Cour » (« Tartuffe, "production impie" ? », in Mélangesd'histoire littéraire offerts à Raymond Lebègue, Nizet, 1969, p.239; étude reprise dans Raymond Picard, De Racine au Parthénon, Essais sur la littérature et l'art à l'âge classique, Gallimard, 1977). Et, parmi tous les passages de la pièce qui me paraissent conduire à penser que Le Tartuffe est effectivement « une production impie », je ne manquerais pas de faire un sort aux vers dans lesquels Orgon résume l'enseignement de Tartuffe. Et, bien sûr, Raymond Picard n'a pas manqué de les relever et de faire remarquer que « ici l'on est tout près du blasphème, car ce sont les propres paroles de l'Ecriture qui - étant donné les personnages et la situation - sont placées dans une perspective comique » (Op. cit., p. 235). Mais plus encore que les propos d'Orgon, c'est le commentaire de Cléante : Les sentiments humains, mon frère, que voilà ! qui apparaît comme véritablement sacrilège. Et, là encore, Raymond Picard a commenté le vers comme il fallait le commenter : « humains ou non, ces sentiments sont ceux que l'Ecriture et ses commentateurs au XVIIe siècle exigent des fidèles […] S'écrier ici : "Les sentiments humains que voilà" devient une impiété caractérisée » (Ibidem). On peut même aller un peu plus loin et dire que ce vers est, sans doute, le plus irréligieux de toute la pièce. Car Cléante n'est ni un imposteur, comme Tartuffe, ni un imbécile, comme Orgon; c'est, au contraire, un homme très éclairé, parfaitement sensé, le plus raisonnable qui soit, et qui, dans la pièce, représente évidemment la norme. Or il ne prend pas la peine de faire remarquer à Orgon que, Tartuffe étant un imposteur, ses propos ne sont qu'une caricature sacrilège de la doctrine chrétienne. C'est que de tels propos lui paraissent de toute façon odieux, qu'ils soient hypocrites ou qu'ils soient sincères, qu'ils soient tenus par un imposteur ou par un authentique dévot. Ces formules qui le scandalisent dans la bouche d'Orgon, elles le scandaliseraient aussi, s'il les lisait dans L'Imitation, dans saint Paul ou dans les Evangiles. Et l'on peut penser, sans grand risque de se tromper, que tel était aussi le point de vue de Molière.

[12] Suivant l'expression de Dorine (acte I, scène 2, vers 195) : Enfin il en est fou; c'est son tout, son héros.

[13] Comme le souligne M. Philip Butler, « l'aspect le plus manifeste des rapports de Tartuffe et d'Orgon, c'est le rapport du directeur au dirigé » (« Orgon le dirigé  », article paru dans Gallica, 1969, et recueilli dans L'Humanité de Molière, essais choisis ou écrits par John Cairncross, p. 74) et M. Butler rappelle que Dorine dit à Cléante que Tartuffe est« le directeur prudent » des actions d'Orgon (acte I, scène 2, vers 188) et que, dans son très violent libelle contre Molière, Le Roi glorieux au monde, le curé Pierre Roullé l'a accusé d'avoir voulu « ruiner la religion catholique, en blâmant et en jouant sa plus sainte pratique, qui est la conduite et la direction des âmes et des familles par de sages guides et conducteurs pieux » (voir Molière, Op. cit., pp. 1143-1144). Mais, si comme le fait Tartuffe, le directeur doit, bien sûr, prêcher le détachement à ceux qu'il dirige, il doit toujours, ce que ne fait pas Tartuffe, prendre garde à les empêcher de trop s'attacher à lui. Aussi, comme le remarque M. Butler, « ni Ollier ni M. Tronson n'eussent été satisfaits d'Orgon. S'ils demandent inlassablement du dirigé le détachement des affections terrestres, ils se montrent particulièrement vigilants à l'égard des sentiments du dirigé envers son directeur » (Op. cit., p. 82).

[14] Comme il le fera à la scène 7 de l'acte III (vers 1152-1154) :
…………Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.
…………Je regarde céans quel grand trouble j'apporte,
…………Et crois qu'il est besoin, mon frère, que j'en sorte.
…………Mais, bien sûr, après avoir fait semblant, pendant un moment, de vouloir à tout pris partir, il ne manque pas de céder aux instances d'Orgon qui se refuse absolument à le laisser partir.

[15] Acte II, scène 2, vers 525-527.

[16] « Il ne faut point, grimacer en priant Dieu, ni dire ses prières d'un ton haut (…) de peur de détourner les autres », écrit Antoine de Courtin dans son Nouveau Traité de la civilité (cité par Geoges Couton, Op. cit., p. 1344, note 3 de la page 907).

[17] Si les manifestations de piété de Tartuffe sont évidemment si caricaturales que personne, sauf Orgon ne peut s'y laisser prendre, elles n'en correspondent pas moins à un comportement qui avait été relativement répandu et qui n'avait pas disparu à l'époque du Tartuffe, même s'il était en train de passer de mode. On peut citer à ce sujet ce qu'écrit M. Philip. F. Butler  : « Nul doute que Molière ne veuille rire et nous faire rire de la crédulité d'Orgon qu'impressionne la piété ostentatoire de Tartuffe. Mais toute la piété de la Contre-Réformation est marquée de ce caractère ostentatoire et théâtral; tableaux et statues nous fourniraient par millier des exemples de saints extatiques et gesticulants, les bars en étendus, les yeux levés au ciel. Telle était depuis un siècle la forme acceptée et la manifestation (parfaitement sincère) de la dévotion. Et même s'il n'était pas naturel de penser que l'art et la vie ont influé l'un sur l'autre, les textes ne manqueraient pas pour nous le confirmer : le biographe de M. Olier nous raconte qu'un jour "il faut saisi par un de ces transports soudains qui le jeta par terre et lui fit pousser ce cri Amour, Amour" et Olier nous dit lui-même comment se promenant seul dans un jardin "les yeux levés au ciel et tout baigné de larmes, je disais Vie divine, Vie divine". Molière appartient à une génération dans laquelle ce type de piété était encore largement répandu; mais avec la transformation profonde des mœurs qui se manifeste dans la plus grande dignité des manières aussi bien que dans la sobriété classique, ou, en ce qui concerne le domaine religieux, dans la piété plus austère et plus intérieure du jansénisme, il commençait à créer une certaine gêne » (Op. cit., p. 74; M. Butler cite le livre de M. P. Pourrat, J.J. Olier, Paris 1932, p. 127).

[18] Le lecteur d'aujourd'hui pourrait croire que l'emploi du verbe 7 « pousser » est une hardiesse de Molière destinée à souligner le caractère outré des dévotions de Tartuffe. Rappelons que le verbe « pousser » s'employait au XVIIe siècle, avec le sens de « faire entendre », dans beaucoup plus d'expressions que de nos jours. Citons ce que Fabian dit à Sévère (Polyeucte, Acte II, scène 1, vers 438-440) :
…………Un amant qui perd tout n'a plus de complaisance;
…………Dans un tel entretien il suit sa passion
…………Et ne pousse qu'injure et qu'imprécation.
ou ce que Pylade dit à Oreste (Andromaque, acte I, scène 1, vers 35-36) :
…………Honteux d'avoir poussé tant de vœux superflus,
…………Vous l'abhorriez; enfin, vous ne m'en parliez plus.

[19] Rappelons la définition du Dictionnaire de Furetière  : « On distingue trois sortes d'oraison : la vocale qui est l'ordinaire qu'on prononce de bouche; la mentale qu'on fait de la pensée en méditant; la jaculatoire qui se fait par une vive aspiration du cœur ».

[20 . Si l'on en croit ce que dit Antoine de Courtin dans son Nouveau Traité de la civilité : « Il serait bon […] que tout le monde s'accoutumât dans l'église de cracher dans son mouchoir, aussi bien que chez les grands. Car, ordinairement, il n'y a point de pavé d'écurie si sale et si dégoûtant que celui de la maison de Dieu » (cité par Georges Couton, ibidem).

[21] Notamment par saint Vincent de Paul qui, nous dit Georges Couton (Ibidem) donne aux Filles de la Charité, « quand elles ont contristé une de leurs sœurs », le conseil suivant : « Imposez-vous pénitence, privez-vous de la moitié de votre dîner […] ou bien prenez la discipline ou la ceinture, baisez la terre, privez-vous de parler pendant un certain temps ».

[22] Il ne devait pas manger tous les jours à sa faim, si l'on en juge par ce que Dorine a dit de la façon dont il était habillé, quand Orgon l'a recueilli chez lui (acte I, scène 1, vers 63-64) : […] un gueux qui, quand il vint, n'avait pas de souliers Et dont l'habit entier valait bien six deniers.

[23] Rappelons que, le geste de prendre de l'eau bénite étant un geste de purification, il ne s'accomplit normalement qu'au moment d'entrer dans l'église. Là encore, Tartuffe en rajoute.

[24] Rappelons que, selon le dictionnaire de Furetière, un « garçon » peut être un « valet à tout faire et particulièrement quand il est seul à servir et sans porter des couleurs. Ce prêtre vit tout seul avec son garçon ». L'exemple donné par Furetière indique que le mot s'employait notamment pour le domestique unique et sans livrée d'un prêtre. Le fait d'avoir un « garçon » peut donc contribuer à conférer à Tartuffe un caractère quasi ecclésiastique. Ce caractère semble avoir été souligné, dans le Tartuffe de 1664, par le costume que portait du Croisy, créateur du rôle. Car, si nous n'avons pas de témoignage direct sur la façon dont il était habillé, nous pouvons le déduire de ce que dit Molière, dans le Second Placet qu'il a adressé au roi, en 1667, après l'interdiction de Panulphe ou l'Imposteur, sur les transformations qu'il a apportées au costume de son personnage pour essayer de désarmer les dévots : « Ma comédie, Sire, n'a pu jouir des bontés de Votre Majesté. En vain je l'ai produite sous le titre de L'Imposteur, et déguisé le personnage sous l'ajustement d'un homme du monde; j'ai eu beau lui donner un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée et des dentelles sur tout l'habit] : tout cela n'a servi de rien » (édition Couton, pp. 891-892). Il est donc très tentant de raisonner comme Georges Couton  : « prenons le contre-pied et nous avons le costume de Tartuffe en 1664 : grand chapeau, cheveux courts, petit collet, pas d'épée, habit sans dentelles » (p. 835). Et Georges Couton de conclure  : « Son costume suffisait pour que, dès son entrée, le premier Tartuffe se trouvât catalogué : il était de ces postulants aux bénéfices ecclésiastiques, qui ont reçu sans doute la tonsure et peut-être même les ordres mineurs, et se sont mis "dans la réforme". Panulphe, au contraire, est un homme du monde, élégant; il porte l'épée du gentilhomme. Au reste, le texte même de Molière contient un mot qui résume  : "(j'ai) déguisé le personnage sous l'ajustement d'un homme du monde". C'est dire que Tartuffe n'était pas "du monde", mais "d'Eglise" » (pp. 836-837). Et là encore, on ne peut que donner raison à Georges Couton, à la condition de préciser, car il ne faut pas oublier que c'est un imposteur et un escroc, que Tartuffe n'était sans doute pas vraiment « d'Eglise » et n'avait pas reçu la tonsure, mais qu'il voulait seulement le faire croire.

[25] Dorine nous a appris son nom à la premier scène, en disant de Tartuffe (vers 71-72) :
…………À lui, non plus qu'à son Laurent,
…………Je ne me fierais, moi, que sur un bon garant.

[26] Vers 202.

[27] Vers 203-210.

[28] Voir acte V, scène 7, vers 1925-1926 : Et c'est un long détail d'actions toutes noires Dont on pourrait former des volumes d'histoires.

[29] Vers 484.

[30] Vers 484-494.

[31] Elle dira encore, lorsqu'elle conseillera ironiquement à Mariane d'accepter d'épouser Tartuffe (acte II, scène 3, vers 646) : « Il est noble chez lui ». À part Orgon et très certainement aussi madame Pernelle, jamais personne n'avait cru que Tartuffe fût réellement gentilhomme. Il a fallu attendre 1981 pour que Tartuffe réussisse enfin à faire une troisième dupe, mais une dupe de choix, il est vrai, en la personne d'un critique marxiste, M. Pierre Barbéris (voir son livre, Le Prince et le marchand, Fayard, 1981, p.274, note 1. Voir aussi ma réplique dans Un Marchand de salades qui se prend pour un prince. Réponse du "petit Pommier" au "grand Barbéris" , Roblot, 1986, pp. 37-38).

[32] Voir acte I, scène 2, vers 201 : Son cagotisme en tire à tout heure des sommes.

[33] C'est l'expression qu'il emploiera, à la scène 3 de l'acte V, pour essayer de convaincre sa mère que Tartuffe a bien essayé de séduire Elmire ( vers 1676-1677)  :
…………Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu
…………Ce qu'on appelle vu.

[34] On ne sait notamment pas à quel moment la chose s'est faite. Dorine nous a seulement appris que ce ne pouvait pas être très récemment, lorsqu'elle a dit à la scène 1 de l'acte I (vers 79-80):
…………Oui, mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,
…………Ne saurait-il souffrir qu'aucun hante céans ?
S'il y a déjà « un certain temps » que Tartuffe se permet de faire des réflexions sur les trop nombreuses visites que reçoivent Elmire et les enfants d'Orgon, sans doute y avait-il aussi déjà « un certain temps » qu'il était chez Orgon lorsqu'il a commencé à le faire. Il ne saurait y avoir plusieurs années, ni même sans doute une seule que Tartuffe vit chez Orgon, car la crise aurait éclaté plus tôt. Mais il y a certainement déjà deux ou trois mois au moins, peut-être six.

[35] Rappelons seulement la célèbre entrée de Tartuffe, à la scène 2 de l'acte III (vers 853-854)  :
…………Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
…………Et priez que le Ciel toujours vous illumine.
…………et le début de la première entrevue avec Elmire (acte III, scène 3, vers 879-880) :
…………Que le Ciel à jamais par sa toute bonté
…………Et de l'âme et du corps vous donne la santé.

[36] On le verra encore à la fin de la scène. Lorsque Cléante lui apprendre qu'il a été chargé par Valère de l'interroger pour savoir s'il a bien toujours l'intention de lui donner sa fille en mariage, il lui dira seulement (vers 420) :
…………Le Ciel en soit loué !
…………Et Cléante insistant pour savoir quels sont ses desseins, il répondra (vers 422-423) :
…………De faire
…………Ce que le Ciel voudra.

[37] Acte III, scène 7, vers 1182.

[38] Acte I, scène 4, vers 233-234.

[39] Loc. cit.

[40] Acte I, scène 4, vers 226-230.

[41] Acte I, scène 1, vers 45-48.

[42] Vers 49-51.

[43] Vers 61-66.

[44] Voir vers 1170.

[45] Vers 1172-1174.

[46] Acte III, scène 6, vers 1118-1126. Tartuffe se souviendra des propos d'Orgon à la scène suivante. S'il insiste tant, pour expliquer sa volonté de partir, sur l'hostilité générale qu'il rencontre dans la maison de son hôte, c'est parce qu'il sait bien (il s'en doutait déjà sans doute, et celui-ci vient de le lui confirmer lui-même) que cette hostilité est, pour Orgon, une raison de plus de le retenir.

[47] Vers 1276-1278.

[48] Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit par Cornélius Heim, Gallimard, 1968, p.366-367.

[49] Voir Jacques Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale, Gallimard, 1963. M. Guicharnaud s'appuie sur les vers de Dorine qui dit à Cléante (acte I scène 2, vers 181-182) :
…………Nos troubles l'avaient mis sur le pied d'homme sage,
…………Et pour servir son prince il montra du courage;
pour en conclure que « le trait premier d'Orgon n'est […] pas la bêtise à proprement parler, mais son goût, sa passion du service » (p.39). Selon lui « Orgon est passé de service en service (sa mère, le Prince, Argas, Tartuffe) » (p.48). Ce qu'il « recherchait, dans ses différents "services", c'était un moyen de commander au nom d'autre chose que lui-même, de s'abandonner à son besoin de domination sans accepter les responsabilités qui accompagnent le pouvoir. Mentalité de sous-officier ou de caporal - cette attitude consiste à affirmer sa force aux dépens d'autrui en s'aidant d'une garantie supérieure  » (pp. 48-49). Grâce à Tartuffe, il peut enfin réaliser pleinement son vœu le plus profond : « Tartuffe et la dévotion sont une merveilleuse justification a posteriori qui lui permet en toute tranquillité de tuer ce qu'il y a de bon en lui. Orgon, n'ayant aucun désir de réprimer son goût de la domination, incapable aussi de l'assumer, trouve dans la personne de Tartuffe le dévot le moyen de l'exercer sans être responsable. La présence permanente de Tartuffe dans la maison lui permet, pour chacun de ses actes, de trouver à chaque instant les justifications nécessaires. Orgon s'apparente aux tortionnaires qui croient servir Dieu ou la Patrie en satisfaisant leur sadisme » (pp. 49-50).

[50] S'il serait assurément beaucoup trop long d'examiner de près la théorie de M. Guicharnaud, je voudrais pourtant faire quelques rapides remarques. Cette théorie constitue une intéressante et ingénieuse tentative pour expliquer, autrement que par la seule bêtise, pourquoi Orgon s'est entiché de Tartuffe. Mais les bases sur lesquelles elle s'appuie me paraissent un peu minces. Il n'est pas sûr du tout qu'en faisant dire à Dorine :
…………Nos troubles l'avaient mis sur le pied d'homme sage,
…………Et pour servir son prince il montra du courage.
Molière ait voulu nous apprendre que le premier trait d'Orgon n'était pas la bêtise, et encore moins que c'était la passion du service. Car, après tout, l'expression « l'avaient mis sur le pied d'homme sage » ne laisse pas d'être assez ambigüe. Si elle nous apprend que, pendant une période, il est vrai, particulièrement difficile, Orgon a su faire preuve de sagesse, elle suggère aussi que cela semble avoir heureusement surpris son entourage. Il me semble, de plus, que M. Guicharnaud fait un usage pour le moins abusif du mot « servir ». La formule « servir son prince » est si banale qu'il est bien difficile d'en tirer quelque indication que ce soit sur la personnalité de celui à qui on l'applique et encore moins d'en conclure qu'il a une mentalité de sous-officier. Il n'y a pas que le sous-officier, il n'y a pas que celui qui « transmet des ordres » (c'est ainsi que M. Guicharnaud définit le sous-officier p. 42) qui sert le prince; les officiers, les officiers généraux, les maréchaux le servent aussi. On peut penser enfin que ces vers sont moins destinés à nous éclairer sur le passé qu'à préparer le dénouement. Molière a moins songé à nous dire comment était Orgon avant de rencontrer Tartuffe qu'à expliquer pourquoi, à la fin de la pièce, le roi pardonne à Orgon la faute d'avoir accepté de garder les papiers d'Argas, comme le montre la fin de la tirade de l'Exempt (acte V, scène 7, vers 1939-1944) :
…………[…] c'est le prix qu'il donne au zèle qu'autrefois
…………On vous vit témoigner en appuyant ses droits,
…………Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
…………D'une bonne action verser la récompense,
…………Que jamais le mérite avec lui ne perd rien,
…………Et que mieux que du mal il se souvient du bien.
Ayant ainsi cru découvrir, grâce à Dorine, que la véritable vocation d'Orgon était celle du « service », M. Guicharnaud a voulu démontrer que le « service » constituait bien la constante fondamentale du comportement d'Orgon, et qu'avant le service de Tartuffe, il n'y avait pas eu seulement celui du roi, mais d'abord celui de sa mère et enfin celui d'Argas. En ce qui concerne le prétendu service d'Argas, disons sans ambages que l'hypothèse de M. Guicharnaud n'est pas seulement tout à fait arbitraire, mais qu'elle touche à l'absurde. Certes, Orgon a accepté de rendre un important service, un service de confiance à Argas; mais rendre service à un ami n'est pas se mettre à son service. En l'occurrence, Orgon s'est si peu mis au service d'Argas qu'il a fait un choix politique diamétralement opposé au sien. En ce qui concerne madame Pernelle, l'hypothèse de M. Guicharnaud n'est assurément pas absurde, mais elle paraît tout de même passablement gratuite. On peut penser que, si Molière avait vraiment voulu nous faire comprendre qu'Orgon avait, comme le dit M. Guicharnaud, « manifestement abandonné à sa mère une partie de son autorité » (p.42), il aurait pris la peine de nous l'indiquer d'une manière beaucoup plus claire. D'ailleurs, M. Guicharnaud n'a pas pris la peine de nous dire sur quoi il s'appuyait pour conclure à cet abandon si « manifeste ». Et quand on cherche quels vers il aurait bien pu invoquer pour essayer de justifier son propos, on ne trouve rien ou du moins rien de démonstratif. Certes, dans la première scène de la pièce, de la pièce, lorsque Elmire lui demande (vers 6) :
…………Mais, ma mère, d'où vient que vous sortez si vite ?
…………madame Pernelle lui répond (vers 7-12) :
…………C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
…………Et que de me complaire on ne prend nul souci.
…………Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
…………Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée,
…………On n'y respecte rien, chacun y parle haut,
…………Et c'est tout justement la cour du roi Pétaut.
et ces vers prouvent assurément qu'elle se permet de commenter et de censurer ce qui se fait chez sa bru. Mais combien de belles-mères en font autant ! En tout cas, rien n'indique qu'Orgon lui ait demandé de le faire ni même qu'il l'y encourage. S'il avait vraiment voulu abandonner à sa mère une partie de son autorité, il l'aurait sans doute installée chez lui. Il ne l'a pas fait. À l'évidence, ce n'est pas d'abord pour nous éclairer sur le passé et la psychologie d'Orgon que Molière a créé le personnage de madame Pernelle, mais parce qu'il avait besoin d'elle pour la scène d'exposition. Si elle nous apprend quelque chose sur Orgon, c'est tout simplement que sa jobardise, que sa bêtise pourraient bien être largement héréditaires.
D'une manière plus générale, en voulant expliquer autrement que par la seule bêtise l'engouement d'Orgon pour Tartuffe, M. Guicharnaud me semble avoir voulu aller plus loin que l'auteur n'a voulu aller. Il se pose des questions que Molière ne s'est sans doute pas vraiment posées. Ce qui intéresse Molière, parce qu'il est un auteur comique et qu'il veut d'abord faire rire, c'est de peindre des vices qui ont atteint leur plein développement et de les montrer en action; il ne cherche guère à en faire ni l'historique ni l'anatomie. Etant un homme de théâtre, il n'en a pas les moyens  : on n'insistera jamais assez notamment sur la nécessaire brièveté de l'œuvre dramatique qui oblige l'auteur à faire vite et lui interdit les longs retours sur le passé (voir sur ce sujet mon livre, Le "Sur Racine" de Roland Barthes, SEDES, 1988, pp. 42-43). De plus, étant un auteur comique, il irait sans doute en ce faisant, à l'encontre du but qu'il poursuit. À trop analyser, à trop fouiller un caractère, on risque fort de lui faire perdre une bonne partie de sa force comique. Tartuffe est un faux dévot, non pas parce qu'il aurait on ne sait quel goût satanique de la mystification et du sacrilège, il est un imposteur, non pas parce qu'il voudrait se venger de la société, mais tout simplement parce qu'il aime le confort, la bonne chère, les femmes et qu'il préfère se les procurer sans fatigue plutôt qu'en essayant d'y arriver par le travail. De même la meilleure, la première explication de la crédulité d'Orgon, est aussi la plus simple : la bêtise.
M. Guicharnaud ne croit guère à cette explication, car il ne croit guère à la bêtise : « On dit : "Orgon est bête". Ce que nous appelons bêtise n'est le plus souvent qu'une forme d'intransigeance. C'est du moins cette intransigeance qui constitue les trois quarts de la bêtise d'Orgon » (p. 39). Mais Molière, lui, me paraît avoir cru à la bêtise. Et je serais assez de son avis. Certes, la bêtise peut être une forme d'intransigeance; mais l'intransigeance peut être aussi, est même souvent une forme de bêtise. Quoi qu'il en soit, si l'explication première du comportement d'Orgon n'était pas la bêtise, mais le goût de la domination, voire le sadisme, cela n'aurait pas dû échapper aux gens de son entourage et on devrait en trouver l'écho dans leurs propos. Ce n'est aucunement le cas et personne ne met jamais en cause autre chose que l'aveuglement d'Orgon. Il semble même que tel qu'il est, avec ses déficiences et ses défauts, Orgon ait été capable d'inspirer de l'attachement et de l'affection. C'est bien de l'attachement et de l'affection que Dorine semble éprouver pour son maître, bien qu'elle le juge avec une impitoyable lucidité et qu'elle lui parle avec une franchise souvent brutale, si l'on en juge par ce petit échange de répliques à la scène 2 de l'acte II (vers 545-548) : Si l'on ne vous aimaitÉ - Je ne veux point qu'on m'aime. Et je veux vous aimer, monsieur malgré vous-même. On peut penser que Mariane ne se montrerait pas, à l'acte II, aussi inhibée par le prestige de l'autorité paternelle, que Damis ne se montrerait pas, à la scène 2 de l'acte V, aussi ardent à vouloir défendre et venger son père, s'il n'avaient ni l'un ni l'autre aucune espèce d'attachement ni d'affection pour Orgon.
Il est toujours dangereux de vouloir aller plus loin que l'auteur. En voulant ajouter à ce qu'il a dit, on est généralement amené à gommer et à déformer plus ou moins ce qu'il a effectivement dit, voire à lui faire dire exactement le contraire. Et il me semble que la thèse d'Eric Auerbach et de M. Guicharnaud n'aboutit pas seulement à fausser la signification de la pièce, mais même à lui faire dire le contraire de ce que Molière a voulu dir. En soutenant que c'est la méchanceté qui est première chez Orgon et que c'est elle qui le rend bête, ils me paraissent renverser l'ordre des termes et aller directement à l'encontre des intentions de Molière. Pour lui, c'est la bêtise qui rend Orgon méchant, ou disons plutôt, pour tenir compte de la petite part de vérité qu'il y a sans doute malgré tout dans les analyses d'Eric Auerbach et de M. Guicharnaud, que c'est beaucoup plus la bêtise qui le rend méchant que la méchanceté qui le rend bête. Un imbécile, quand il est blessé dans ses convictions, un jobard, quand on s'en prend à son idole, peuvent facilement devenir méchants. Telle est d'abord, telle est surtout l'explication de l'indéniable méchanceté, au moins passagère, dont témoignent certains propos d'Orgon. Car ces propos, il convient de ne pas oublier de les replacer dans leur contexte. Une des principales erreurs de Roland Barthes et de tous les « nouveaux critique  » qui se sont acharnés à dénaturer les tragédies de Racine, est d'oublier continuellement que, par définition, la journée tragique n'est pas une journée comme les autres et de raisonner comme si les personnages tragiques disaient ou faisaient tous les jours ce que, bien souvent, ils ne disent ou ne font que parce qu'ils vivent la journée que, moins qu'aucune autre, ils n'auraient voulu vivre. Même si c'est à un degré assurément moindre, il en est de la comédie comme de la tragédie. Pour être nettement moins exceptionnelle que ne l'est la journée tragique qui, pour les protagonistes, est assez souvent leur dernière journée, la journée comique n'en est pas moins un journée qui n'est pas comme les autres : elle est, elle aussi, la journée ou une crise, qui couvait depuis un certain temps, une crise moins grave évidemment que la crise tragique et ne mettant en cause que des intérêts prives, finit enfin par éclater.
Ainsi, dans le cas du Tartuffe, il est assez facile d'imaginer comment la situation a dû se tendre progressivement a partir du moment ou Orgon a rencontré Tartuffe. Peut-être le comportement d'Orgon avec les siens a-t-il commencé à se modifier, et peut-être leurs rapports ont-ils commencé à s'altérer, avant même qu'il n'introduise Tartuffe chez lui. Mais c'est sans doute seulement à partir du moment où il a installé l'imposteur dans sa maison, que la situation a dû devenir vraiment tendue. Sa décision a certainement été désapprouvée par tous, par sa femme, par ses enfants, par Dorine et par tous les domestiques. Et, bien sûr, la présence de Tartuffe, qui n'a pas dû attendre longtemps pour commencer à se mêler de ce qui ne le regardait pas et à se mettre, avec la bénédiction d'Orgon, à vouloir tout contrôler, est devenue tous les jours un peu plus pesante, un peu plus insupportable. Quand la pièce commence, la tension est manifestement très vive et la révolte gronde : Dorine est exaspérée et scandalisée par le comportement de Tartuffe et Damis est à bout. Et malgré leur discrétion, il est clair qu'Elmire et Mariane apprécient, elles aussi, fort peu la présence de Tartuffe. De plus, tous s'inquiètent de ce que, depuis quelque temps, Orgon semble ne plus se souvenir qu'il a promis de donner sa fille en mariage à Valère. Si, du côté des adversaires de Tartuffe, le mécontentement n'a pas cessé de croître jusqu'à la journée sur laquelle le rideau se lève au début de la pièce, on peut aisément deviner qu'il en a été de même du côté du protecteur de Tartuffe, Orgon. Dans sa naïveté, il s'attendait, sans doute, à ce que son protégé fût accueilli par tous les bras grands ouverts et il a dû être fort contrarié de voir qu'il n'en était rien. Par la suite, il n'a dû cesser de sentir monter en lui une irritation et une colère grandissantes contre son entourage à mesure que l'antipathie de celui-ci envers Tartuffe devenait chaque jour plus évidente. La situation est donc devenue explosive quand commence la pièce. Trois faits alors, de plus en plus propres à le mettre hors de lui, vont successivement porter à son paroxysme la colère chronique qu'à cause de Tartuffe, Orgon nourrit depuis un certain temps contre son entourage. Tout d'abord la discussion qu'il a avec Cléante, à la scène 5 de l'acte I, au sujet de Tartuffe et les questions que lui pose ensuite son beau-frère sur ses intentions quant au mariage de Mariane, irritent profondément Orgon, et c'est sans doute ce qui le décide à annoncer à Mariane, à la scène 1 de l'acte II, qu'il veut lui donner Tartuffe pour époux. Dorine va alors intervenir, à la scène 2, pour essayer de lui faire prendre conscience de l'absurdité de son projet, et ses propos vont le pousser à bout, comme en témoigne ce qu'il dit à Mariane en quittant la scène vers (580-584) :
…………Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,
…………Avec qui sans péché je ne saurais plus vivre.
…………Je me sens hors d'état maintenant de poursuivre :
…………Ses discours insolents m'ont mis l'esprit en feu,
…………Et je vais prendre l'air pour me rasseoir un peu.
Orgon est donc déjà dans un état de très grande exaspération, lorsque Damis va accuser Tartuffe, à la scène 5 de l'acte ill. Rapidement convaincu, grâce au jeu très habile de Tartuffe au début de la scène 6, que Damis a menti et que l'homme qu'il considère comme un saint a été calomnié de la manière la plus odieuse qui soit, Orgon se trouve alors au comble de la colère. Il faut, par conséquent, bien se garder de faire un sort exagéré aux propos d'Orgon, qui, aux scènes 6 et 7 de l'acte Ill et à la scène 3 de l'acte IV , pourraient faire croire qu'il est un être foncièrement méchant, si l'on oubliait de tenir compte des circonstances dans lesquelles ils sont prononcés. J'ajouterai que, si Molière avait voulu nous laisser sur l'impression qu'Orgon était un être essentiellement méchant et tyrannique, il n'aurait pas terminé sa pièce en lui faisant dire qu'il voulait
…………[…] par un doux hymen couronner en Valère
…………La flamme d'un amant généreux et sincère.
N'en déplaise à M. Guicharnaud, Orgon est beaucoup plus bête que méchant, et c'est d'ailleurs le cas, à des degrés divers, de tous les personnages comiques de Molière. Et c'est aussi et d'abord le cas, le plus souvent, de ceux que Molière prend pour modèles, c'est-à-dire les hommes. Ce qui intéresse Molière, ce n'est pas de faire des analyses subtiles et fines de caractères complexes et de personnalités singulières (s'il avait voulu le faire, il n'aurait pas choisi d'écrire des pièces de théâtre, et encore moins des comédies). Ce qu'il veut, c'est peindre avec le plus de force possible les défauts les plus courants des hommes les plus ordinaires. Or, à toutes les époques, à celle de Molière comme à la notre, on rencontre beaucoup plus d'hommes que la bêtise rend méchants qu'on n'en rencontre que la méchanceté rend bêtes, et on les rencontre tout particulièrement dans la grande, la très grande famille à laquelle appartient précisément Orgon : celle des dévots, qu'il s'agisse de dévots au sens strict du mot comme Orgon lui-même (sans doute les plus dangereux, d'ailleurs), ou de dévots au sens large du mot, esprits crédules, jobards en tout genre, comme Argan, Monsieur Jourdain ou les Femmes savantes.

[51] Vers 79-84.

[52] Il y a sans doute là une allusion au comportement des confrères de la Compagnie du Très Saint-Sacrement de l'Autel. Selon Gui Patin, « ces messieurs se mêlaient de diverses affaires […]; ils mettaient le nez dans le gouvernement des grandes maisons, ils avertissaient les maris de quelques débauches de leurs femmes » (lettre du 28 septembre 1660; cité par Georges Couton, Op. cit., p. 1345, note 5 de la page 907).

[53] Voir vers 1377-1385 : Comme c'est pour vous seul, et pour mieux le confondre, Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre, J'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez, Et les choses n'iront que jusqu'où vous voudrez. C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée, Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée, D'épargner votre femme, et de ne m'exposer Qu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser : Ce sont vos intérêts; vous en serez le maître.

[54] Rappelons qu'au XVIIe siècle, le mot « zèle » s'emploie fréquemment au sens de « ferveur religieuse ». Le dictionnaire de l'Académie le définit ainsi : « Affection ardente pour quelque chose. Il se dit principalement à l'égard des choses saintes et sacrées. Zèle pour la gloire de Dieu. Zèle pour la foi, pour les choses saintes. Le zèle du salut des âmes. Le zèle de la religion, le zèle des autels, le zèle de la maison de Dieu ».

[55] Cité par Georges Couton, Op. cit., p. 1345, note 7 de la page 307.

[56] En apprenant que Tartuffe s'accuse d'avoir tué une puce, on pourrait croire que, pour lui, la vie est sacrée sous toutes ses formes et donc qu'il est végétarien. Mais nous savons qu'il n'en est rien, Dorine nous ayant appris, à la scène précédente, que, la veille au soir, il avait mangé à son souper deux perdrix et une moitié de gigot (voir acte I, scène 4, vers 239-240).

[57] L'expression « avec trop de colère » signifie « avec une très grande colère ». C'est un emploi un peu archaïque du mot « trop » qui, au XVIe siècle avait très souvent le sens de « beaucoup ». On trouvera de nombreux exemples de ce sens dans Huguet, Dictionnaire de la langue français du XVIe siècle, Didier, 1946.

[58] Comme Dorine ne manque pas de le rappeler à Orgon à la scène 2 de l'acte II (vers 552) : Ah! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?

[59] Tartuffe nous le confirmera lui-même à la fin de la scène 5 de l'acte IV, lorsqu'il dira à Elmire (vers 12524-1526) : C'est un homme entre nous à mener par le nez; De tous nos entretiens il est pour faire gloire, Et je l'ai mis au point de tout voir sans rien croire.

[60] Voir acte I, scène 2, vers 183-184 : Mais il est devenu comme un homme hébété, Depuis que de Tartuffe on le voit entêté.

[61] La tirade d'Orgon compte 30 vers et celle de Dorine (vers 179-210) en compte 32.

[62] 0p. cit., p. 1153.

[63] Op. cit., p. 59

[64] Voir acte I, scène 5, vers 331-338 : Hé quoi ? vous ne ferez nulle distinction Entre l'hypocrisie et la dévotion ? Vous les voulez traiter d'un semblable langage, Et rendre même honneur au masque qu'au visage, Egaler l'artifice à la sincérité Confondre l'apparence avec la vérité, Estimer le fantôme autant que la personne, Et la fausse monnaie à l'égal de la bonne ?

[65] C'est ce qui justifie les plaisanteries que fait Dorine, lorsqu'elle dit à Cléante, en évoquant la façon dont Orgon se comporte avec Tartuffe (acte I, scène 2, vers 189-190) : Il le choie, il l'embrasse, et pour une maîtresse On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse; ou lorsqu'elle suggère à Mariane de dire à Orgon (acte II, scène 3, vers 595-596) : […] que si son Tartuffe est pour lui si charmant, Il le peut épouser sans nul empêchement. Mais rien n'est plus absurde que de tirer argument de ces vers pour étayer la thèse d'une prétendue attirance physique que Tartuffe exercerait sur Orgon. On verra plus loin (« Un séducteur longtemps méconnu : Tartuffe ? ») ce qu'il faut penser de cette thèse. Contentons-nous d'observer ici que, pour prendre à la lettre des propos qui sont évidemment une plaisanterie bouffonne et une plaisanterie que Dorine ne se permettrait certainement pas, surtout devant Mariane, si elle pensait qu'elle risquait si peu que ce soit d'être interprétée autrement que comme une plaisanterie, il faut être quasiment aussi borné qu'Orgon qui est incapable de distinguer le jeu le plus grossier de la réalité.

 

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