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………Un séducteur longtemps méconnu : Tartuffe ?



M. Robert Georgin a publié, au début de l'année 1975, aux Editions de L'Age d'homme, un ouvrage intitulé La Structure et le Style, dont la critique, à notre sens, n'a pas suffisamment mesuré l'importance, bien que M. Claude Mauriac, dans Le Figaro du 17 mai, ait fait un compte rendu très élogieux de cette « audacieuse, intelligente, vertigineuse et si originale entreprise ». Comme lui, en effet, nous avons trouvé cette lecture particulièrement stimulante; comme lui, nous avons ressenti une impression de vertige. Mais, au lieu que l'audace et l'originalité de ce livre nous aient transporté d'admiration, sa sottise insolente, sa stupidité impudente nous ont soulevé de colère; au lieu d'avoir le sentiment d'escalader une ces cimes de l'intelligence, nous avons eu la sensation de dévaler jusqu'au fond d'un abîme de bêtise. Aussi comptons-nous revenir un jour plus à loisir sur ce livre afin de défendre Racine et sa Phèdre qui, une fois de plus, en font les frais, contre les fraudes des freudiens, les foutaises des foutriquets et les foucades des foutraques.
…… Mais aujourd'hui nous laisserons de côté M. Georgin et ses sornettes personnelles pour faire un sort à une affirmation de son livre relative au personnage de Tartuffe, affirmation qui, pour être aussi fausse, aussi indéfendable, aussi dénuée de fondement qu'on peut l'attendre d'une plume à ce point dans le vent, est maintenant hélas ! bien peu originale. Evoquant les travaux de Charles Mauron sur Molière et les pièces dans lesquelles ce critique a cru voir un « cycle de la séduction perverse », M. Georgin écrit, en effet : « Tartuffe, Don Juam et Célimène ont en commun d'être des héros séducteurs et brillants qui nient la loi. D'où il s'ensuit que Tartuffe ne peut être ce vieillard ridicule et répugnant qu'une tradition tardive imposa sur les scènes officielles. Il suffisait à Roger Planchon d'aller vérifier la distribution des rôles à la création pour s'en rendre compte : Tartuffe est jeune et séduisant [1]».
Tartuffe séduisant et jeune ? Il devrait suffire d'avoir lu une seule fois la pièce pour mesurer la sottise d'une telle assertion. Mais, de nos jours, pour comprendre un auteur, on accorde beaucoup moins de crédit aux textes eux-mêmes qu'aux soi-disant « lectures » qu'en donnent les exégètes en vogue ou, quand il s'agit de pièces de théâtre, les metteurs en scène à la mode. Et, quand ils s'inspirent les uns des autres, le processus de « dépoussiérage » s'en trouve, bien sûr, accéléré et n'en conduit que plus vite à prendre l'exact contre-pied du texte. Aussi bien cette conception du personnage de Tartuffe est-elle considérée par beaucoup comme l'une des conquêtes les moins contestables de la critique actuelle, et le ton péremptoire de M. Georgin est celui d'un homme qui ne soupçonne pas un seul instant qu'à moins d'être tout à fait rétrograde, on puisse seulement songer à mettre en doute son affirmation. Et, de fait dans son compte rendu du Figaro, M. Claude Mauriac a cité ces lignes sans émettre la moindre réserve ni marquer le moindre étonnement. Il est vrai qu'il peut, quelle que puisse être sa culture, n'avoir du Tartuffe que des souvenirs imprécis. Mais l'Université ne manque pas d'éminents spécialistes de la littérature du XVIIe siècle, et particulièrement de son théâtre, qui auraient tous dû s'élever avec la dernière vigueur contre la thèse de Charles Mauron et répondre comme il le fallait à tous ceux qui, à l'instar de Gilles Sandier, ont cru bon de s'extasier sur « l'analyse magistralement conduite par Planchon de ce qui peut asseoir, sur les entrailles d'un bourgeois dévot et borné, l'étrange emprise d'une jeune et jolie crapule sachant jouer de son charme et du livre de messe », prétendant que « du coup, Tartuffe , surgit tout neut violent et scandaleux comme au premier jour [2]».
Nous ne sommes pas aussi savant que ces universitaires éminents, mais il n'est pas nécessaire de l'être pour se croire autorisé à dire à Roger Planchon que son Tartuffe « tout neuf » est tout à fait inepte et à affirmer que les remarques de Charles Mauron sur cette même pièce montrent de la manière la plus manifeste que la démarche maîtresse de sa méthode, c'est de faire bon marché des textes et de ramener ses marottes contre vents et marées. Pour le prouver, nous n'aurons besoin, comme c'est pourtant la mode, ni de faire défiler des philosophes, ni de nous liguer avec des linguistes, ni de solliciter l'alliance des sociologues, ni d'enrôler des historiens, ni de recruter des structuralistes, ni d'appeler en renfort des formalistes russes : nous n'aurons que Molière à mobiliser.



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M. Georgin, jugeant inutile de rompre des lances pour défendre une thèse qui a pour elle l'autorité de Charles Mauron, se contente d'affirmer que la distribution du rôle à la création la confirme pleinement : « Tartuffe est jeune et charmant ». Cette affirmation ne laisse pas de surprendre, car enfin les renseignements que nous avons sur le physique et la carrière de l'acteur qui a créé le rôle, Du Croisy [3], ne cadrent pas du tout avec la thèse d'un Tartuffe jeune et charmant. Ils semblent indiquer, au contraire, que, si Roger Planchon et M. Georgin avaient raison, il faudrait admettre alors que Molière, dès la première représentation, était déjà incapable, sans doute parce qu'il l'avait écrit lui-même, de regarder son texte avec des yeux neufs. Les deux ouvrages classiques de René Bray, Molière, homme de théâtre [4], et de Maurice Descotes, Les Grands rôles du théâtre de Molière [5], nous renseignent en des termes très proches. L'un et l'autre nous apprennent que Du Croisy (âgé de 38 ans à la création du premier Tartuffe ) avait de l'embonpoint, ce qui correspond mieux à la façon dont Dorine voit Tartuffe (« gros et gras ») qu'à l'idée que s'en font Roger Planchon et M. Georgin. Quant à son répertoire, il est très largement le contraire de ce qu'il aurait dû être, s'ils avaient raison. René Bray nous dit, en effet, qu'« il fut rarement promu à la situation d'amoureux » et Maurice Descotes écrit : « On ne voit pas que Molière l'ait utilisé dans des rôles où il pouvait séduire  ». Bien loin de jouer les jeunes premiers, il a tenu des emplois très nobles (Jupiter dans Psyché et dans Amphitryon, le Sénateur dans Le Sicilien, le Prince de Messène dans La Princesse d'Elide), des rôles d'hommes graves et ridicules (le Maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme, le Vadius des Femmes savantes et le Notaire du Malade imaginaire) et des rôles de pères (le Géronte du Médecin malgré lui et celui des Fourberies de Scapin, M. de Sottenville dans Georges Dandin). Il a enfin souvent joué les valets, ce qui, comme le note M. Descotes, « situe bien le personnage de Tartuffe : un gueux ». Au total, la seule indication que l'on pourrait invoquer en faveur de la thèse de Roger Planchon, n'est même pas sûre : il n'est pas impossible, selon René Bray, que, dans Mélicerte, Du Croisy ait tenu le rôle du deuxième Berger.
On dira que les directeurs de troupes sont parfois bien obligés d'utiliser leurs acteurs dans des emplois qui ne leur conviennent guère et que l'art du maquillage permet de faire bien des choses. Certes et, encore qu'il ne soit pas fort aisé de rajeunir un acteur, de le rendre élégant et svelte, quand il ne l'est pas, alors qu'il est si facile, au contraire, de le vieillir, de le grossir et de l'enlaidir, le fait que le rôle ait été créé par Du Croisy ne serait pas à nos yeux un argument suffisant pour écarter l'hypothèse d'un Tartuffe jeune et séduisant, s'il y avait des raisons sérieuses de la prendre en considération. Mais, assurément, c'est encore beaucoup moins un argument en faveur de cette hypothèse. M. Georgin, pourtant le considère comme décisif (« Il suffisait à Roger Planchon d'aller vérifier la distribution du rôle à la création  »).
Il est vrai que l'on peut se demander si M. Georgin a songé à s'informer pour savoir quel acteur avait créé le rôle. Persuadé (un Charles Mauron ne saurait se tromper) que le personnage de Tartuffe ne pouvait être que jeune et charmant, il en a sans doute conclu que le rôle avait été créé par un acteur jeune et charmant. Puis il s'est dit que Roger Planchon, lui, avait bien dû chercher à se renseigner et qu'ainsi il avait été nécessairement amené à constater ce qui ne pouvait pas ne pas avoir été. Il y a de bonnes raison de penser, en effet, que M. Georgin n'éprouve aucune gêne à proférer les affirmations les moins fondées sur le ton le plus péremptoire. Nous avons vu qu'il impute à « une tradition tardive » la transformation de Tartuffe en un « vieillard ridicule et répugnant », et, plus loin, comparant Hippolyte à Tartuffe (ce rapprochement plus qu'inattendu n'est qu'une des moindres extravagances de sa « lecture » de Phèdre), il écrit : « Oublions le vieillard grotesque que le théâtre français connut seulement vers la moitié du XIXe siècle. Aux époques précédentes, Tartuffe est aimable et charmant [6]» . M. Georgin ne cite aucun nom et c'est bien dommage. Car, si effectivement la tradition (mais, loin d'être tardive, elle remonte à Molière) n'a jamais été de faire de Tartuffe un charmant jeune homme, elle n'a jamais été non plus d'en faire un vieillard. Visiblement, pour l'affirmer, M. Georgin s'est, une nouvelle fois, fié à son instinct.
…… Celui-ci, d'ailleurs, ne l'a pas entièrement trompé, mais c'était pour mieux le mystifier. Il s'est bien passé quelque chose dans la seconde moitié du XIXe siècle : c'est, en effet, le moment où l'on voit apparaître, avec certains acteurs comme Leroux ou, plus encore, comme Bressant (dont M. Descotes nous dit qu'il « fut un Tartuffe quasi dameret [7]»), mais surtout sous la plume de certains critiques très écoutés, la conception d'un Tartuffe encore jeune, élégant et séducteur. Aussi, et il est assez plaisant de le penser, alors que comme tant de tocards, il se réclame de Lacan, alors que, comme tant de jobards, il a eu pour barbacole Roland Barthes, M. Georgin est-il sur ce point dans la lignée de Francisque Sarcey et de Jules Lemaître. Le premier écrivait, dans Le Temps du 29 janvier 1872  : « Ce qui trompe, c'est qu'à ce seul nom de Tartuffe, aujourd'hui, deux siècles d'horreur et de haine s'éveillent. On le tient d'avance pour un monstre. Mais non, Tartuffe, dans l'idée de Molière, est un homme du monde et qui peut plaire [8]». On le voit, comme M. Georgin, Francisque Sarcey estime qu'une longue tradition a complètement dénaturé le personnage de Tartuffe. Seulement, comme il est beaucoup mieux informé que M. Georgin, cette tradition, il la fait remonter, lui, jusqu'à la mort de Molière, c'est-à-dire qu'il la fait durer pendant toute la période où précisément, selon M. Georgin, le personnage aurait été conçu comme « aimable et charmant ». Quant à Jules Lemaître, dans un article de 1889 [9] et dans deux articles de 1896 [10], ces derniers intitulés « Les deux Tartuffe », il prétendait qu'il y avait une nette discordance entre le Tartuffe des deux premiers actes, un « grossier bedeau », un « rat d'église aux façons vulgaires et basses » et le Tartuffe qui se montre enfin à l'acte III, « un scélérat si élégant d'une pâleur si distinguée dans son costume noir […] que, si Elmire lui résiste, ce ne peut plus être chez elle dégoût et répugnance ». Pour lui, le véritable Tartuffe était le second, le Tartuffe des deux premiers actes correspondant à la vision déformante et déformée qu'en ont Dorine et Orgon.
Pourtant, malgré Francisque Sarcey, malgré Jules Lemaître et, plus tard, Thibaudet [11], puis Louis Jouvet [12], cette conception du personnage de Tartuffe ne s'est vraiment répandue que depuis une dizaine d'années. Que les temps sont changés, en effet ! Certes, l'erreur est de toutes les époques et, pour dire du neuf, le moyen le plus court a toujours été de dire des sottises. Mais qu'il y a loin de Jules Lemaitre à Robert Georgin ! Chez le premier, l'erreur est timorée, le contresens craintif. Il ne cherche nullement à les imposer. Bien au contraire, après avoir écrit qu'à ses yeux le vrai Tartuffe n'est pas « le premier Tartuffe, le bedeau, le truand d'église », il ajoute : « et pourtant, si Molière revenait au monde, c'est bien, j'en suis sûr, ce truand aux basses grimaces qu'il voudrait voir et qu'il conseillerait à ses interprètes de rendre uniquement. Et c'est ce truand qui est resté, dans l'imagination populaire, le vrai Tartuffe. Rien à faire à cela ». Hélas! il est passé le temps du sophisme soucieux, de la sornette inquiète, de la sottise timide, de la stupidité dubitative; il est passé le temps de l'ânerie mal assurée, de la baliverne apeurée, de la faribole effarouchée; il est passé le temps de la foutaise anxieuse, du paralogisme tremblant, de l'ineptie pusillanime. Aujourd'hui que la critique littéraire se prétend scientifique, l'erreur est bien obligée de se prendre au sérieux, la sottise d'être dogmatique, la sornette, arrogante, la stupidité, pontifiante, le contresens, outrecuidant. Mais où sont les sornettes d'antan ? Où est le temps où les crétins étaient discrets ? ou plutôt où est le temps, où les critiques qui, à l'occasion, disaient des sottises, étaient pourtant loin d'être des crétins ? C'était le cas de Jules Lemaître. Je n'en dirais certes pas autant de M. Georgin et de quelques autres.



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Si, aux yeux de beaucoup, la conception d'un Tartuffe jeune et séduisant est passée du stade de l'affirmation subjective et hasardeuse à celui de la vérité démontrée, c'est en grande partie grâce à Charles Mauron. M. Georgin accorde à ses travaux une importance absolument primordiale : « Il a, écrit-il, complètement renouvelé notre compréhension des grands classiques et nous sommes loin d'avoir épuisé le trésor de ses découvertes [13]». Aussi déplore-t-il amèrement qu'il soit « paradoxalement plus apprécié à l'étranger qu'il ne l'est en France [14]». Quant à nous, nous voudrions le croire, et nous ne trouverions nullement paradoxal que les Français, quand il s'agit de leur propre littérature, s'en laissent moins facilement compter que les étrangers. Mais rien n'est moins sûr hélas !, et quand bien même le crédit de Charles Mauron serait en France un peu moins grand qu'il ne l'est dans d'autres pays, il n'en est pas moins très important et l'on entend trop souvent opposer aux excès et aux extravagances dans lesquels tombe si souvent la psychanalyse littéraire, la prudence, le sérieux et la rigueur du fondateur de la psychocritique [15]. Certes, si la rigueur se réduisait à se garder du ridicule, s'il suffisait, pour être sérieux de s'abstenir d'être grotesque, si la prudence consistait seulement à éviter les élucubrations burlesques et les absurdités ubuesques auxquelles nous ont habitués tant de critiques imbus de Freud, on pourrait, le plus souvent, reconnaître à Mauron toutes ces qualités. Mais, pour n'être pas franchement ridicule, une erreur n'en est pas moins une erreur; pour n'être pas véritablement grotesque, un contresens n'en est pas moins un contresens : ils sont seulement moins visibles et, pour cela, plus néfastes. Si l'on ne trouve donc pas chez lui, et l'on a parfois l'impression que M. Georgin le regrette [16], les habituelles lubies des olibrius les plus ridicules, s'il n'est pas sans cesse à l'affût du Phallus, il reste que son œuvre nous paraît tout entière fondée sur des rapprochements forcés et des textes faussés. Nous comptons bien le montrer un jour d'une façon plus complète, mais, pour nous en tenir au personnage de Tartuffe, ce qu'il a écrit à son sujet, suffirait déjà à nous faire douter très fortement de sa prétendue prudence, à nous inspirer les plus grandes réserves quant au « sérieux » de ses travaux, et, disons-le, à nous faire carrément rire quand on nous parle de sa « rigueur  ».
Lorsque M. Georgin admire par-dessus tout chez Mauron « sa merveilleuse absence de préjugés [17]», il nous permettra d'admirer, dans son diagnostic, une étonnante absence de jugement. Car nous serions porté à penser, au contraire, que jamais, avant Mauron, le préjugé, qui constitue le principe quasi exclusif de toutes les démarches de la psychocritique, n'avait joué un rôle aussi prédominant en critique littéraire. En tout cas, ce n'est aucunement l'étude attentive du texte qui a conduit Mauron à voir dans Tartuffe une « figure » de fils. Quand bien même il aurait passé sa vie entière à lire Molière et à réfléchir sur son œuvre, cette idée ne lui serait probablement jamais venue à l'esprit, si, nourri de préjugés freudiens, il n'avait été pleinement convaincu d'avance que la comédie constituait un renversement de la situation œdipienne, nous faisant assister à la défaite du père et au triomphe du fils.
Mais le malheur, c'est que le théâtre de Molière nous offre finalement peu de pièces où un père se trouve en conflit avec son fils [18]: pour des raisons dramatiques évidentes [19], mais que, bien sûr, Mauron ne veut pas voir parce que tout son système s'effondrerait, le père se trouve nettement plus souvent en conflit avec sa fille. Le malheur, c'est que, dans les conflits entre le père et le fils, la rivalité amoureuse n'intervient qu'une seule fois : dans L'Avare. Qu'à cela ne tienne ! Mauron décrète que tous les personnages qui, par rapport au personnage qui constitue une « figure » de père (lequel, bien sûr, n'est pas tenu d'avoir effectivement des enfants pour que Mauron le regarde comme tel), seraient en âge d'être ses fils, et notamment ses futurs gendres, représentent, en fait, des « figures » de fils. Bien plus, lorsqu'il y a une rivalité amoureuse entre deux hommes, pour accorder à l'un le statut de père et à l'autre celui de fils, il ne leur demande même plus de justifier d'une quelconque différence d'âge. C'est ainsi que, dans Amphitryon, Mauron va considérer Jupiter et Mercure comme des figures de fils, dont les pères respectifs seraient Amphitryon et Sosie. Peu lui importe qu'il n'y ait aucune différence d'âge apparente entre les premiers et les seconds, puisque leur ressemblance est parfaite. Peu lui importe qu'en réalité, les premiers soient beaucoup plus vieux que les seconds, puisqu'ils sont éternels, et qu'il soit bien étrange que les dieux jouent les rôles des fils et que les hommes soient leurs pères. Peu lui importe que, dans le cas de Jupiter (or c'est à cause de lui seul que Mauron a eu cette étrange idée, Mercure n'étant aussi une figure de fils que par contrecoup), son nom même semble le désigner pour des emplois de père plutôt que de fils. Peu lui importe que rien dans le texte de Molière ne nous incite à considérer les relations de Jupiter avec Amphitryon comme celles d'un fils et d'un père. Dans la mesure où Jupiter « vole l'identité du maître de maison pour le cocufier absolument et sans combat [20]», Mauron avait un si grand intérêt, pour étayer sa thèse, à le considérer comme un fils, qu'il ne pouvait résister à cette tentation. Mais le caractère radicalement vicieux de sa « méthode » apparaît pleinement : la seule raison pour laquelle Mauron décide que Jupiter est une figure de fils, c'est que, si cela était, il aurait un argument de plus (et il en manque cruellement) pour essayer de prouver qu'il a raison.
Il en va de même pour Tartuffe. Le seul fait qu'il soit le rival d'Orgon dont il cherche à prendre la femme, incitait puissamment Mauron à le regarder comme un second fils de celui-ci. Aussi avons-nous la plus grande peine à croire qu'il n'ait pas conçu cette idée bien avant de se livrer au travail qui aurait dû l'y conduire, puisqu'il constitue la première opération de la méthode psychocritique : la « superposition des textes [21]» . Car son seul argument repose sur une superposition de la structure du Tartuffe et de celle de Mithridate. Dans sa thèse de doctorat d'Etat, Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, il établit d'emblée cette superposition alors que, dans sa thèse complémentaire, Psychocritique du genre comique, il nous y prépare en procédant d'abord à une superposition de L'Avare et de Mithridate. Cette seconde superposition, en effet, est moins déroutante que la première, puisque Mithridate est le rival de ses deux fils, comme Harpagon l'est du sien, et qu'il reprend, pour faire avouer à Monime qu'elle aime Xipharès [22], le procédé dont Harpagon s'était servi pour faire avouer à Cléante qu'il aimait Mariane [23]. Le résultat de la superposition des trois pièces est, en gros, le suivant : en face des trois pères (Mithridate, Harpagon et Orgon), nous avons trois personnages de « mauvais fils » (Pharnace, Cléante et Tartuffe) et trois personnages de « bons fils » (Xipharès, Valère et Damis) [24].
Sans entrer dans une critique générale de la méthode des superpositions, qui semble constituer, aux yeux de son fondateur, la « découverte » essentielle de la psychocritique, cet exemple-ci nous paraît de nature à susciter les plus grandes inquiétudes, sinon quant à la méthode en elle-même, du moins quant à l'usage que Mauron en fait. Tout d'abord, alors qu'en principe il s'agit de superposer « des textes d'un même auteur », ici c'est Mithridate qui, directement ou par l'intermédiaire de L'Avare, permet d'apercevoir la véritable structure du Tartuffe. Et, à la pensée que, si, par malheur, Racine n'avait pas existé ou s'il était mort avant d'avoir écrit Mithridate, Mauron n'aurait peut-être jamais découvert qu'Harpagon et Orgon avaient en réalité deux fils, comment ne pas s'interroger sur une méthode qui ne permet de comprendre l'œuvre d'un auteur que si un autre auteur, quelques années plus tard, et, bien sûr, sans s'en douter le moins du monde, nous en donne la clef ? Mais, à vrai dire, pour être un peu moins forte, notre perplexité n'est-elle pas justifiée aussi, quand la superposition ne porte que sur des textes d'un même auteur ? Si Molière était mort après avoir écrit Le Tartuffe, mais avant d'avoir écrit L'Avare, la structure de la seconde pièce n'aurait pu éclairer celle de la première. Inversement, si Molière avait vécu quelques années de plus et écrit davantage de pièces, alors d'autres superpositions auraient peut-être été possibles.
Au total, si l'on pense, comme le font également, mais avec des présupposés très différents, un Charles Mauron et un Lucien Goldmann, qu'on ne peut comprendre vraiment un texte d'un auteur que si l'on a d'abord reconstitué ce que le premier appelle son « mythe personnel » et le second sa « vision du monde », et, pour ce faire, acquis une connaissance aussi précise que possible de la totalité de son œuvre [25] , existe-t-il alors un seul texte dont on puisse dire avec certitude qu'on l'a vraiment compris ? Car, sans parler des auteurs dont une partie de l'œuvre s'est perdue, comment peut-on jamais être sûr qu'un auteur n'est pas mort avant d'avoir écrit tout ce qu'il portait en lui ou que les circonstances de la vie lui ont bien laissé la possibilité de le faire ? Mais, quant à nous, loin de penser qu'il soit nécessaire pour comprendre le sens d'un ouvrage de connaître l'œuvre entière de son auteur, nous ne croyons guère que le rapprochement de deux textes différents puisse nous apprendre sur aucun d'eux quelque chose, surtout quelque chose d'essentiel, qu'il ne puisse d'abord nous apprendre lui-même, du moins si l'auteur a bien fait son travail qui consiste notamment à savoir se mettre à la place du lecteur, lequel n'est pas nécessairement censé, quand il lit telle ou telle œuvre d'un auteur, avoir déjà lu toutes les autres. C'est pourquoi l'usage des superpositions nous semblerait tout à fait légitime, si Mauron se contentait de demander à d'autres textes du même auteur de confirmer ou plutôt d'illustrer les analyses faites sur un texte donné, et s'il ne leur demandait qu'exceptionnellement de lui fournir un élément d'explication véritable portant, plutôt que sur la signification générale du texte, sur un point très précis et très limité.
Mais prétendre que Tartuffe représente par rapport à Orgon une figure de fils, c'est donner à l'ensemble de la pièce un éclairage entièrement nouveau, et, cela étant, pour que cet éclairage n'apparaisse pas totalement factice, il faudrait qu'il ne vînt pas uniquement d'une source extérieure au texte et qu'il n'utilisât pas seulement la lumière tout artificielle d'une superposition parfaitement arbitraire. Nous n'ignorons certes pas la distinction que Mauron entend établir entre la « superposition » et la « comparaison » de textes. La seconde, écrit-il « porte sur des contenus conscients et volontaires; elle est du ressort de la critique classique. Une superposition brouille, au contraire, les contenus conscients de chacun des textes superposés; elle les affaiblit les uns par les autres afin de faire apparaître moins des répétitions obsédantes (problème mieux résolu par la statistique) que des liaisons inaperçues et plus ou moins inconscientes [26]». Ne chicanons pas Mauron sur une distinction qui, si on essayait trop de la préciser, risquerait vite de devenir très incertaine; acceptons de ne pas exiger de la superposition de textes un caractère de nécessité et de netteté auquel elle ne prétend point, du moins ouvertement; accordons-lui, au contraire, le droit que Mauron revendique pour elle, de paraître d'abord surprenante et de sembler plus ou moins arbitraire. Il est évident, cependant, qu'elle ne saurait être totalement arbitraire, sinon on pourrait superposer n'importe quel texte sur n'importe quel texte. Or, pour en revenir au reproche fondamental que nous faisons à Mauron, celui d'un a-priorisme perpétuel qui rend son argumentation constamment vicieuse, la superposition de Mithridate, de L'Avare et du Tartuffe apparaît totalement arbitraire dans la mesure où elle suppose acquis ce qu'elle est censée apprendre. Car, à moins d'être déjà persuadé, avant toute superposition, que Tartuffe joue par rapport à Orgon le rôle d'un fils, on ne voit pas l'ombre d'une raison qui pourrait inciter à cette superposition plutôt qu'à beaucoup d'autres.
Dans le cas présent, comme dans beaucoup d'autres, Mauron ne fait pas de la superposition des textes l'usage qu'il prétend en faire. Il prétend faire appel à la superposition pour lui ouvrir sur les textes des perspectives nouvelles, pour lui suggérer des hypothèses qu'il n'avait pas encore envisagées, pour l'amener à faire des remarques auxquelles, sans elle, il n'aurait jamais songé, et il ne lui demande, en fait, que de le confirmer dans ses marottes. Il prétend s'en servir comme d'un moyen de découverte et il l'utilise, en fait, comme un instrument de contrôle. Mais elle n'est pas plus l'un que l'autre, car, si elle ne lui permet de découvrir que ce qu'il voulait trouver, elle ne lui permet, non plus, que de contrôler ce qu'on peut contrôler à l'aide d'un appareil de mesure spécialement fabriqué pour donner un résultat déterminé à l'avance.
Aussi, lorsque Mauron écrit : « Dans l'analyse de Molière, la surprise ne fut pas de retrouver le schéma œdipien - bien qu'un assez grand nombre de conséquences d'abord imprévues s'en déduisissent - mais de rencontrer son dérivé principal, le schéma de Mithridate [27]», comment ne pas être surpris de sa surprise ? Comment ne pas y voir, consciente ou inconsciente, une ruse très classique qui consiste, pour essayer de faire accepter plus aisément une proposition peu crédible, à feindre d'avoir été le premier à éprouver la surprise qui va être celle du lecteur ? Car enfin comment Mauron aurait-il pu être surpris par une superposition qui est, en effet, tellement surprenante qu'il n'aurait jamais pensé à s'y livrer s'il n'avait voulu à tout prix le faire ? Bien loin d'avoir un caractère d'absolue spontanéité, comme elle le devrait, puisque Mauron fait de sa méthode l'équivalent des libres associations en cure psychanalytique, une telle superposition est le fruit d'une opération consciente, calculée et trop concertée pour que la supercherie n'apparaisse pas. Il est indiscutable, et nous nous plaisons à reconnaître sur ce point la rigueur de Mauron, que, si Valère était effectivement le fils d'Harpagon et Tartuffe celui d'Orgon, ces deux pères auraient bien l'un et l'autre deux fils à l'instar de Mithridate. Mais il est indiscutable aussi que, si Valère le futur gendre d'Orgon, bénéficiait du même statut de « bon fils » que l'autre Valère, le futur gendre d'Harpagon (quelle raison aurait-on de le lui refuser ?), Orgon n'aurait plus deux fils comme Mithridate, mais trois comme le vieil Horace, ce qui pourrait donner lieu à une nouvelle superposition ? Comment ne pas voir que le jeu est faussé ?
Mais, quand bien même il ne l'aurait pas été, quand bien même l'idée de faire de Tartuffe un personnage de fils serait effectivement née, dans l'esprit de Mauron, des superpositions de textes auxquelles il nous invite, il aurait dû la soumettre ensuite à un contrôle rigoureux et la confronter avec le texte. N'a-t-il pas dit lui-même, en présentant sa thèse dans L'Information littéraire : « Bien entendu, ces analogies (révélées par les superpositions) doivent être ensuite vérifiées et critiquées à loisir [28]» ? Il aurait dû le faire aussi, même si, comme nous le croyons, son hypothèse lui avait été suggérée, avant toute superposition, par ses seuls postulats freudiens. Que ne l'a-t-il fait ? Et, s'il n'éprouvait pas le besoin de la vérifier, que n'a-t-il cherché à l'exploiter, à prouver sa fécondité ? Que n'a-t-il cherché à montrer que Molière avait effectivement prêté à son personnage certains traits, une relative jeunesse notamment (car il faut bien que le fils soit plus jeune que le père), qui s'accordent avec cette conception ? Que n'a-t-il cherché, dans les propos d'Orgon et de Tartuffe, à relever des termes, à déceler un ton susceptibles de suggérer, si peu que ce soit, les propos que pourraient échanger un père et un fils ? Certes, si nous nous plaçons dans la perspective de Mauron, Molière lui-même, qui n'était aucunement conscient de la signification œdipienne de ses pièces, en serait resté tout à fait inconscient. Mais justement, si l'on en croit les freudiens, les fantasmes inconscients sont les fantasmes les plus féconds; et Mauron écrit lui-même : « Seules les réalités inconscientes ont […] un vrai pouvoir de hantise, c'est-à-dire de projection dans le monde extérieur. Or je tiens cette projection pour une condition nécessaire - quoique non suffisante - de toute création [29]». Malheureusement ni dans le chapitre consacré à Molière dans Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, ni dans la Psychocritique du genre comique, on ne trouve l'ombre d'une remarque qui aille dans ce sens. Si Mauron n'a pas fait ce travail, c'est qu'il ne pouvait pas le faire, qu'il ne pouvait pas même essayer de le faire sans ruiner aussitôt une hypothèse à laquelle il tenait tellement. Inconsciemment sans doute (chez les freudiens, c'est dans l'inconscient que se réfugie la lucidité), il savait bien qu'on n'a aucun intérêt à se référer de façon précise au texte, lorsqu'on prétend, après trois siècles, proposer une « lecture » tout à fait nouvelle d'une œuvre aussi connue, aussi commentée, d'une œuvre dont l'auteur a exprimé ses intentions, et les a confirmées plus d'une fois, avec tant de force.



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Laissons donc le magicien Mauron se livrer à ses superpositions cabalistiques et bancales, et revenons à Molière. Voyons si l'on peut trouver dans le texte des indications susceptibles d'accréditer l'idée d'un Tartuffe jeune et séduisant, et, pour sérier les questions, commençons par nous interroger sur son âge.
Tartuffe est-il un vieillard ? A-t-il largement dépassé les soixante ans, comme Harpagon ? Est-il un homme d'âge moyen ? A-t-il quarante-deux ans, comme Arnolphe Est-il un homme encore jeune, voire un jeune homme ? A-t-il vingt ans, comme Célimène ? Molière ne nous l'a pas dit de façon claire et nette; il ne nous a pas donné son âge, non plus que celui des autres personnages de la pièce. Mais il a certainement pensé que, non plus que pour les autres personnages, nous n'aurions de difficulté à déterminer dans quelle tranche d'âge il se situe. On peut, en effet, sans difficultés, ranger Madame Pernelle dans la catégorie des vieillards, comme l'on peut ranger Mariane, Damis et Valère dans celle des jeunes gens. Quant aux autres, Orgon, Elmire, Cléante et Dorine, avec des nuances (si sans doute Elmire n'est plus vraiment une jeune femme, c'est une femme encore jeune, et, en tout cas, qui paraît telle, alors qu'Orgon a vraisemblablement un certain nombre d'années de plus qu'elle et paraît probablement plus âgé qu'il ne l'est), on peut tous les considérer comme des gens d'âge moyen. Et Tartuffe ? Tartuffe aussi. Personne ne faisant jamais la moindre allusion à son âge, ni pour dire qu'il est ou qu'il paraît jeune, ni pour dire qu'il est ou qu'il paraît vieux, qu'en conclure raisonnablement sinon que, n'étant plus jeune et n'étant pas encore vieux, il est entre deux âges ? C'est ainsi qu'on l'a généralement senti et c'est la solution qu'impose le bon sens; l'absence de toute allusion à son âge serait absolument inexplicable, s'il était déjà vieux ou s'il était encore jeune.
Examinons néanmoins les autres hypothèses. La première ne nous retiendra pas longtemps, personne n'ayant jamais prétendu, quoi que dise M. Georgin, que Tartuffe était un vieillard. Outre que rien dans le texte n'autoriserait une telle interprétation, outre que certains détails (il mange « autant que six [30]») ne s'y prêteraient guère, il est bien évident que, si Tartuffe était un vieillard, il se trouverait quelqu'un pour souligner son âge, ou Elmire, ou Mariane ou Damis, ou surtout Dorine, qui, pour essayer de faire renoncer Orgon à son projet de marier Mariane à Tartuffe, à la scène 2 de l'acte II, n'aurait assurément pas manqué d'invoquer leur très grande différence d'âges. La thèse d'un Tartuffe jeune ne mériterait pas qu'on s'y arrêtât plus longtemps, si elle n'avait aujourd'hui tant de partisans. Certes ils ne vont pas tous aussi loin que M. Georgin qui en fait carrément un jeune homme, puisqu'il le compare à Hippolyte (il pourrait même en faire une jeune fille, puisque, selon lui, l'image d'Hippolyte est nettement féminine, ce qui l'amène, puisque Phèdre est amoureuse d'Hippolyte, à faire d'elle une nymphette narcissique, en même temps, d'ailleurs, car la logique de M. Georgin est assez déroutante, qu'une mère phallique). Les autres se contentent d'en faire un homme jeune et lui donnent volontiers, comme Thibaudet le propose, une trentaine d'années [31], Mauron, quant à lui, ne dit nulle part que Tartuffe est jeune, mais, et pour une fois nous serons d'accord avec M. Georgin, sa thèse implique, sinon que Tartuffe soit vraiment un jeune homme, du moins qu'il paraisse encore assez jeune pour qu'il y ait, entre Orgon et lui, au moins en apparence, une différence d'âge assez marquée.
Quoi qu'il en soit, qu'ils considèrent Tartuffe comme un jeune homme, ou, plus prudemment comme un homme jeune, aucun des défenseurs de la prétendue jeunesse de Tartuffe n'a jamais invoqué, et pour cause, une seule citation à l'appui de cette thèse. Le seul argument qui fasse appel au texte est un argument négatif  : Thibaudet, qui est assurément un critique infiniment plus sérieux et plus intelligent que M. Georgin, fait remarquer que nulle part dans la pièce on ne parle d'une « disproportion choquante d'âges  » entre Mariane et Tartuffe [32]. À quoi on pourrait répondre d'abord que, si, ni Dorine, ni personne ne fait effectivement valoir à Orgon que Tartuffe est sensiblement plus âgé que Mariane, personne non plus ne lui concède qu'il est encore jeune. On pourrait répondre aussi, avec M. Descotes qu'au sujet d'Arnolphe, non plus, « Molière ne fait pas valoir la différence d'âges. Pourquoi de ce silence tirer la conclusion que Tartuffe a trente ans ? Arnolphe en a quarante-deux et Molière ne le fait pas ressortir [33]». Nous ajouterons, outre qu'une telle différence d'âges choquait peut-être moins au XVIIe siècle qu'elle ne choquerait de nos jours, que Molière avait lui-même épousé une femme qui avait dix-huit ans de moins que lui, et que c'est là sans doute la principale explication de son silence sur ce point, dans L'Ecole des femmes comme dans Le Tartuffe. Nous ajouterons encore, en passant, que ce silence, s'il prouve à l'évidence que Tartuffe n'est pas vieux (nous en sommes bien d'accord), pourrait servir à démontrer (nous essaierons de le faire ailleurs) que le conflit de générations n'a pas, dans le théâtre de Molière, l'importance primordiale qu'un Mauron lui prête au nom de ses préjugés freudiens  : Molière se sert, pour construire ses pièces, de ce conflit très courant et très commode pour un auteur comique, bien plutôt qu'il n'écrit ses pièces pour traiter de ce conflit. Mais, aujourd'hui, nous ajouterons surtout que, si l'on se met à chercher des arguments négatifs, c'est justement la thèse d'un Tartuffe jeune qui risque fort d'en faire les frais et de s'effondrer sous cet effort.
Supposons, en effet, que Tartuffe soit un jeune homme ou du moins un homme jeune. Alors, pourquoi donc, lorsque Damis, furieux de le voir contrarier ses plaisirs et l'empêcher de se distraire comme il l'entend, s'écrie :

………Quoi ? je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
………Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique,
………Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
………Si ce beau monsieur-là ne daigne y consentir [34]?

pourquoi donc ne fait-il pas valoir que Tartuffe est un peu jeune encore pour lui faire la morale et que ce n'est pas à un étranger à jouer au grand frère ? Alors, pourquoi donc, lorsque Dorine scandalisée de le voir s'ingérer dans les affaires familiales et se substituer au maître de maison, proteste hautement contre cet état de fait en disant :

………Certes, c'est une chose aussi qui scandalise,
………De voir qu'un inconnu céans s'impatronise,
………Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avait pas de souliers
………Et dont l'habit entier valait bien six deniers,
………En vienne jusque-là que de se méconnaître,
………De contrarier tout, et de faire le maître [35]

pourquoi donc ne fait-elle pas allusion à son âge pour souligner avec plus de force encore combien son attitude est incongrue ? Alors, pourquoi donc, lorsque Cléante, pour obtenir que Tartuffe consente au retour de Damis, essaie de lui suggérer qu'il est allé trop loin et que, dans son intérêt même, il devrait se montrer plus conciliant [36], pourquoi donc, pour l'inviter à plus de discrétion, lui, non plus, ne juge-t-il pas à propos de lui rappeler son âge ? Pourquoi donc lorsqu'il lui reproche, quelques vers plus loin, de vouloir se charger lui-même « des intérêts du Ciel [37]», ne lui fait-il pas remarquer que son âge l'y autorise encore moins qu'un autre ? À la fin de la pièce, lorsque le même Cléante empêche Orgon de s'emporter contre Tartuffe en lui disant :

………À son mauvais destin laissez un misérable,
………Et ne vous joignez pas au remords qui l'accable.
………Souhaitez bien plutôt que son cœur en ce jour
………Au sein de la vertu fasse un heureux retour,
………Qu'il corrige sa vie en détestant son vice
………Et puisse du grand Prince adoucir la justice [38]

n'aurait-il pas ajouté, si Tartuffe avait été jeune, qu'il avait encore beaucoup d'années devant lui pour s'amender et pour racheter ses fautes ? Et Elmire, dans la scène 5 de l'acte IV, lorsque, après avoir dû faire beaucoup d'avances et promettre « toute chose [39]» à un Tartuffe rendu fort méfiant par l'issue de la première entrevue, elle se trouve prise à son propre piège et ne sait plus trop quelles raisons invoquer pour lui refuser ce qu'elle vient de lui promettre, si Tartuffe avait été vraiment un jeune homme, comme le pense M. Georgin, n'aurait-elle pas pensé à invoquer la différence d'âges qui les aurait séparés pour justifier ses hésitations ?
Mais, beaucoup plus encore que ses adversaires, ce sont ses admirateurs qui ne manqueraient pas, si Tartuffe était effectivement jeune, de faire état de son âge. Madame Pernelle, qui est si sévère pour la jeune génération et qui ne cesse de donner sans cesse Tartuffe en exemple à ses petits-enfants, ne manquerait pas assurément, s'il avait seulement quelques années de plus qu'eux, de leur faire remarquer combien sa conduite tranche sur celle du reste de la jeunesse. Elle et son fils ne manqueraient pas d'admirer qu'un être encore vraiment jeune puisse avoir atteint à une telle sagesse et être déjà à ce point détaché du monde. Et surtout, si l'on admet, comme Roger Planchon et M. Georgin, qu'Orgon est sensible à la séduction qu'exerce la jeunesse de Tartuffe, comment expliquer que jamais dans toute la pièce, lorsqu'il parle de lui ou lorsqu'il lui parle, il n'emploie aucune expression, aucun mot susceptibles d'indiquer qu'il a bien remarqué la jeunesse de son hôte ? Si nous ne pouvons pas ignorer, au contraire, l'éclatante jeunesse d'Hippolyte, c'est d'abord parce que Phèdre en est comme obsédée. Dira-t-on qu'Orgon se tient continuellement sur ses gardes et qu'il évite d'employer jusqu'aux expressions qui paraîtraient à tous les autres banales et tout à fait normales, mais qui lui donneraient à lui l'impression de se trahir ? Mais Roger Planchon est formel : aussitôt après nous avoir révélé la nature de ses sentiments pour Tartuffe, il ajoute : « Immédiatement, je précise qu'0rgon ignore les sentiments qui l'habitent [40]». D'ailleurs, l'idée d'un Orgon conscient de ses sentiments profonds et assez habile pour ne jamais se trahir, nous ferait aller encore un peu plus loin dans la voie du contresens : elle serait en contradiction absolue non seulement avec la conception du personnage que nous impose l'ensemble de la pièce, mais avec les caractères les plus généraux et les plus constants que Molière a donnés à ses rôles comiques.
Bien que le silence de tous les personnages de la pièce sur la prétendue jeunesse de Tartuffe nous paraisse suffisant pour juger de la gratuité et, disons-le, de la sottise d'une telle hypothèse, voyons si ce qu'ils nous disent nous en apprendra davantage. Roger Planchon, qui est, à sa façon, aussi inconscient qu'Orgon, condamne sévèrement « une tradition déplorable qui consiste à couper des vers dans le texte de l'Exempt [41]». L'indignation de Roger Planchon ne laisse pas d'être assez plaisante. Car, outre que, pour notre part, nous estimons que, s'il y a un endroit dans Le Tartuffe, où l'on pourrait couper des vers sans beaucoup d'inconvénients, c'est bien dans la tirade de l'Exempt, il nous paraît, en tout cas, infiniment moins grave de faire cette petite coupure que de dénaturer la pièce entière, comme le fait allègrement Roger Planchon. Mais, puisqu'il attache tant d'importance à la tirade de l'Exempt, il devrait bien la connaître. Comment se fait-il donc qu'il semble n'avoir pas remarqué un passage de cette tirade qui aurait pourtant dû retenir toute son attention ? Qu'il nous permette donc de lui rafraîchir la mémoire et de lui rappeler ce que l'Exempt dit à Orgon du passé de Tartuffe :

………Venant vous accuser, il s'est trahi lui-même,
………Et par un juste trait de l'équité suprême,
………S'est découvert au Prince un fourbe renommé,
………Dont sous un autre nom il était informé;
………Et c'est un long détail d'actions toutes noires
………Dont on pourrait former des volumes d'histoires [42].

Comment nier que ce passage - et notamment les deux derniers vers - suggère une existence déjà longue et fort bien remplie ? S'il serait sans doute excessif de conclure qu'il interdit absolument de faire de Tartuffe un homme d'une trentaine d'années comme le veut Roger Planchon, pourtant il incite bien plutôt à voir en lui un homme déjà mûr et il exclut en tout cas qu'il puisse être un jeune homme comme l'affirme M. Georgin.
Nous aimerions, à ce sujet, que M. Georgin veuille bien nous expliquer pourquoi aucun personnage de la pièce ne parle jamais de Tartuffe comme d'un « jeune homme », alors que tous emploient si souvent le mot « homme » pour le désigner. Nous aimerions qu'il nous explique pourquoi Orgon, alors qu'il est justement en train de s'attendrir sur Tartuffe, s'obstine à dire « le pauvre homme ! [43]» et ne dit pas une seule fois « pauvre jeune homme ! ». Pourquoi, lorsqu'il cherche à définir Tartuffe à son beau-frère, lui dit-il :

………C'est un homme… qui… ah!… un homme… un homme enfin [44],

alors que rien ne l'empêchait de dire :

………C'est un jeune… c'est un… c'est un jeune homme enfin ?

Pourquoi Cléante, au lieu de dire à Orgon :

………Et se peut-il qu'un homme ait un charme aujourd'hui
………À vous faire oublier toutes choses pour lui [45]?

ne lui dit-il pas :

………Se peut-il qu'un jeune homme ait un charme aujourd'hui… ?

Et Elmire, pourquoi dit-elle à Orgon :

………Que diriez-vous alors de votre homme de bien [46]?

et non pas :

………Que diriez-vous alors d'un jeune homme si bien ?

Là encore, l'argument n'est tout à fait décisif que pour ruiner la thèse d'un Tartuffe jeune homme. En effet, quand on dit habituellement de quelqu'un : « C'est un homme », « Cet homme…», il peut s'agir d'un homme encore jeune, mais non d'un jeune homme. Toujours est-il que cette insistance à employer le mot « homme » incite à voir en Tartuffe, plutôt qu'un homme qui aurait encore quelque chose de juvénile, un homme en pleine maturité. Pour qu'on puisse résister à une impression si forte, il faudrait qu'il y ait tout de même au moins un indice qui nous permette de le faire. Il faudrait, par exemple qu'au lieu de dire à Elmire :

………Ah ! pour être dévot, je n'en suis pas moins homme [47]

Tartuffe s'écriât :

………Ah ! pour être dévot je n'en suis pas moins jeune !

Au lieu de cela, que constatons-nous ? Que Tartuffe, s'adressant à Damis, l'appelle « mon cher fils [48]», alors qu'Orgon et lui se disent continuellement « mon frère [49]». Bien sûr, ces appellations appartiennent d'abord à la langue des dévots, mais, si elles ne prouvent pas absolument que Tartuffe pourrait être le père de Damis et qu'il est à peu près de l'âge d'Orgon, elles le suggèrent pourtant très fortement. Même si on ne les prend pas à la lettre, comment ne pas se dire que leurs « connotations » (comme chacun sait, la « nouvelle critique » raffole des connotations, mais elle ne les relève que quand cela l'arrange), ne vont pas du tout dans le sens de la thèse de Mauron ? Molière aurait prévu ses « travaux » et aurait voulu par avance les tourner en ridicule qu'il ne s'y serait pas pris autrement.
Mais, puisque nous voilà ramené plus directement aux thèses de Mauron, il serait aisé de trouver dans son œuvre même des arguments qui nous inciteraient à voir dans Tartuffe, non pas une figure de fils, mais bien une figure de « barbon ». Ouvrons la Psychocritique du genre comique : « Le jeune enfant, écrit Mauron, dote ses parents d'attributs moins adultes que divins : puissance - invulnérabilité - omniscience - richesse - droit souverain de juger et de punir. Ramenées à de plus justes proportions, ces vertus caractérisent des fonctions sociales. Réduites à des masques, elles correspondent à des types traditionnels de comédie : soldat - pédant ou médecin - juge - gendarme - geôlier. Pour l'inconscient, resté infantile, ce sont autant de formes de l'autorité paternelle, autant de barbons à berner [50]». Nous n'avons pas l'intention de discuter les affirmations contenues dans ces lignes. Nous voulons seulement faire remarquer que, si Tartuffe est un laïc, il n'en cherche pas moins à se donner un caractère quasi ecclésiastique (qui devait être, dans le Tartuffe de 1664, accentué par un habillement auquel, pour essayer de désarmer les dévots, Molière a ensuite renoncé comme il le souligne dans le Second Placet au roi) : il veut passer pour un « homme de bien  », complètement détaché du monde et guidé par le seul « intérêt du Ciel ». Si donc il n'avait pas tellement tenu à en faire une figure de fils, Mauron aurait pu le rapprocher des personnages de pédants, de médecins ou de juges, et décréter qu'étant presque prêtre, il était aussi presque père. Il n'aurait pas manqué alors de voir dans le « mon cher fils » adressé à Damis l'évidente confirmation de son interprétation.
Il aurait pu aussi reprendre mot pour mot une remarque que lui a inspirée M. de Pourceaugnac : « M. de Pourceaugnac est sans doute assez jeune, mais par rapport au couple amoureux, il représente le candidat du père, le provincial rétrograde, "vieux-jeu". L'ombre du barbon est sur lui : il en occupe la place et en joue le rôle fonctionnel [51]». Fort bien; mais Tartuffe, lui aussi, par rapport au couple amoureux représente le candidat du père; lui aussi est un provincial rétrograde (comme Dorine le souligne en dépeignant à Mariane les plaisirs dérisoires qui l'attendent lorsque son époux l'aura emmenée « en sa petite ville » [52]); et quant à être vieux jeu, seule Madame Pernelle pourrait prétendre l'être autant que lui. On aimerait donc bien savoir comment des arguments qui nous sont présentés comme décisifs, lorsqu'il s'agit de M. de Pourceaugnac, dont on peut penser, pourtant, comme d'ailleurs Mauron le note lui-même, qu'il est encore assez jeune, ne valent plus rien du tout, lorsqu'il s'agit de Tartuffe, dont on n'a pas, bien au contraire, les mêmes raisons de présumer la relative jeunesse.
Tout compte fait, si, au lieu de prétendre que dans Le Tartuffe, Molière a dédoublé le personnage du fils, Mauron avait soutenu qu'il avait introduit deux figures de père, il aurait pu trouver plus facilement des arguments en faveur de sa thèse. Pourtant, nous n'avons nullement l'intention de substituer la thèse des deux pères à celle des deux fils. Pour qui n'est pas convaincu, et nous ne le sommes aucunement, que toutes les comédies, au-delà de la diversité apparente des situations, traduisent le même conflit fondamental entre les trois grandes figures du Père, de la Mère et du Fils, de telles opérations de « dédoublement » n'ont strictement aucun sens.
Mais cela nous amène à opposer à la thèse de Mauron une objection d'un caractère beaucoup plus général. Si la situation comique fondamentale constitue une sorte de revanche sur la situation œdipienne, si l'on assiste toujours au triomphe du fils au détriment du père, alors bien loin d'illustrer cette thèse, la pièce du Tartuffe, qui nous montre un fils finalement vaincu, pose un problème particulièrement difficile. Ajoutons que cette objection atteint aussi les Francisque Sarcey, les Jules Lemaître, les Thibaudet et tous ceux qui, sans s'appuyer sur les mêmes présupposés freudiens que Mauron et sans faire de Tartuffe le fils d'Orgon, veulent néanmoins le rajeunir et l'assimiler plus ou moins aux personnages de jeunes premiers. Car enfin, même si l'explication qu'il donne de ce fait nous paraît fausse et arbitraire, Mauron a évidemment raison de le constater, et on ne l'avait pas attendu pour le faire : dans le théâtre de Molière, les enfants sortent toujours vainqueurs du conflit qui les oppose aux pères et les jeunes premiers finissent toujours par voir leurs vœux comblés aux dépens des barbons. Dira-t-on que Mauron fait de Tartuffe le « mauvais fils » et qu'à ce titre, il mérite d'être puni, tandis que Damis, le « bon fils », est, lui, récompensé comme il se doit ? Mais, dans L'Avare, et Mauron superpose les deux pièces, celui qu'il considère comme le « mauvais fils », Cléante, triomphe à la fin de la pièce aussi bien que Valère, le « bon fils ». De plus, à partir du moment où l'on considère Tartuffe comme un personnage de fils, le « bon fils », n'a plus dans la pièce qu'un rôle assez pâle à côté de celui du « mauvais fils », c'est-à-dire que, si l'on se réfère aux principes mêmes de Mauron [53], la véritable figure de Fils, pour l'inconscient de Molière (et son point de vue est, bien sûr, déterminant), c'est le « mauvais fils » beaucoup plus que le « bon ». Comment admettre alors qu'il puisse être vaincu ? Dira-t-on qu'Elmire est la femme d'Orgon, tandis que Mariane n'est que la jeune fille qu'Harpagon prétend épouser en dépit de tout ce qui rend cette union fort choquante, et que, s'il était aisé de donner à la fin de la pièce Mariane à Cléante, les bienséances interdisaient à Molière de laisser Elmire dans les bras de Tartuffe ? Mais qu'est-ce à dire sinon que, si Mauron avait raison, jamais Molière n'aurait dû écrire Le Tartuffe ? Qu'est-ce à dire sinon qu'en lui permettant de traiter un sujet où le Fils était condamné à être finalement vaincu, l'inconscient de Molière a commis la plus impardonnable des distractions et s'est comporté comme jamais, de mémoire de freudien, ne s'était comporté un inconscient un tant soit peu conscient de ses droits et de ses devoirs.



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Nous n'avons examiné jusqu'ici qu'un des aspects de ce personnage de Tartuffe, à la fois tout neuf et prétendument authentique, que la mode voudrait nous imposer. Or, si sérieuses que soient les difficultés soulevées par la thèse d'un Tartuffe encore jeune, l'affirmation qui la complète (Tartuffe est séduisant), se heurte immédiatement, pour qui croit en la nécessité de tenir compte du texte, à des difficultés encore beaucoup plus grandes. À tel point que nous serions peut-être prêt à concéder, par pure bonté, à ceux qui y tiendraient absolument et qui menaceraient de se suicider si nous ne le faisions pas, que Tartuffe est effectivement encore jeune, pourvu qu'ils veuillent bien nous accorder, en revanche, que rien dans le texte n'incite jamais à le penser, que, s'il est encore jeune par l'âge, il ne faut surtout pas qu'il le paraisse le moins du monde, qu'il doit, bien au contraire, avoir déjà perdu si complètement tout le charme de la jeunesse qu'on ne puisse en aucune façon le soupçonner de l'avoir jamais eu si peu que ce soit. Car, s'il est vrai que le texte de dit pas d'une manière directe et explicite (il se contente de le suggérer fortement et continuellement) que Tartuffe n'est plus jeune, il dit de la façon la plus claire, et il le répète avec une insistance toute particulière, que, bien loin d'être « séduisant » et « charmant », il a un physique fort peu plaisant, rebutant, voire répugnant. Et, pour apporter encore un nouvel élément de réponse à l'objection soulevée par Thibaudet, si Dorine n'éprouve pas le besoin d'invoquer la différence d'âges qu'il y a entre Mariane et Tartuffe, c'est peut-être aussi parce que la laideur de celui-ci la dispense d'invoquer son âge.
Il faut tout de même une singulière audace pour soutenir que Tartuffe est élégant et séduisant, alors que Molière a multiplié, comme il ne l'a fait pour aucun autre de ses personnages, les allusions les moins flatteuses au physique de Tartuffe et nous a donné des indications très nettes et qui vont toutes directement à l'encontre de cette hypothèse. On nous excusera de rappeler des vers très connus, mais il faut bien le faire quand des spécialistes de la littérature française et des metteurs en scène eux-mêmes font comme s'ils les avaient oubliés.
Dorine nous donne une première indication sur l'élégance des manières de Tartuffe, lorsqu'elle évoque, devant Cléante, les soins dont Orgon entoure son hôte pendant les repas :

………À table, au plus haut bout il veut qu'il soit assis;
………Avec joie il l'y voit manger autant que six;
………Les bons morceaux de tout, il fait qu'on les lui cède;
………Et s'il vient à roter il lui dit : 'Dieu vous aide !' [54]

Cette gloutonnerie sans-gêne est confirmée à la scène 4, lorsque Dorine raconte à Orgon, qui n'en paraît nullement surpris, comment l'avant-veille au soir, en face d'une Elmire souffrante et incapable de rien avaler, Tartuffe a englouti :

……………deux perdrix,
………Avec une moitié de gigot en hachis  [55].

Un tel régime ne permet guère de rester svelte, surtout si l'on a une certaine propension à l'embonpoint, comme c'est sans doute le cas de Tartuffe dont Dorine vient de nous apprendre qu'il était :

………Gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille [56].

Sans doute le vers est-il tellement célèbre qu'on hésite à le citer, mais ce n'est pas une raison pour ne plus en tenir compte et encore moins pour en prendre le contre-pied, en proposant, comme Jules Lemaître, un Tartuffe mince et pâle. D'ailleurs, cette évocation ne provoque de la part d'Orgon ni l'étonnement ni la protestation qu'on attendrait de lui, s'il avait été séduit par l'élégance physique du personnage, mais l'attendrissement extasié (« Le pauvre homme ! ») de celui qui retrouve, dans celle qu'on lui présente, l'image même qu'il a en lui.
À la scène 2 de l'acte II, Dorine expose longuement à Orgon les risques que l'on prend, lorsqu'on marie une jeune fille à un homme qu'elle n'aime pas et qu'elle ne peut aimer. Il faudrait tout citer, mais contentons-nous de deux vers qui résument son point de vue:

………Il est bien difficile enfin d'être fidèle
………À de certains maris faits d'un certain modèle [57].

Il est vrai qu'un peu plus loin, Orgon essaiera de protester :

……………Sans être damoiseau,
………Tartuffe est fait de sorte…

sans avoir le temps d'exprimer son opinion d'une manière plus positive, puisque Dorine va l'interrompre ironiquement :

……………Oui, c'est un beau museau [58].

Dans l'article du Temps dont nous avons parlé, Francisque Sarcey a essayé de tirer parti de cette réplique d'Orgon, mais il a commis l'erreur très étonnante de l'attribuer à Cléante : « Mais non, Tartuffe, dans l'idée de Molière, est un homme du monde et qui peut plaire :

……………Sans être damoiseau,
………Tartuffe est fait de sorte…

dit l'homme sage de la pièce ». Bien sûr, il en irait tout autrement, si Sarcey n'avait pas été étrangement trompé par sa mémoire et si cette réplique était effectivement prononcée par Cléante au lieu de l'être par Orgon. Aussi M. Descotes n'a-t-il pas manqué de relever « la bévue énorme commise par Sarcey » et il en conclut que son interprétation « ne mérite même pas d'être discutée [59]».
Il nous paraît cependant intéressant d'examiner cette réplique qui, à condition évidemment de l'attribuer à son véritable auteur, ne va pas du tout dans le sens où Sarcey voudrait la tirer. Orgon reconnaît tout d'abord que Tartuffe n'est pas « un damoiseau ». Et, venant d'un homme qui est à ce point prévenu en faveur de Tartuffe, cet aveu est de taille. Non seulement, il suffirait, à lui tout seul, à ruiner et à ridiculiser la thèse de M. Georgin, mais il porte aussi un coup direct à la théorie de Mauron, et, d'une façon plus générale, il ne laisse pas d'être bien gênant pour tous ceux qui croient à la jeunesse, même relative, de Tartuffe, à son élégance et à sa séduction. Car le mot de « damoiseau » est utilisé très souvent dans le théâtre de Molière pour désigner les jeunes premiers, aussi souvent que celui de « blondin » dont il est l'exact synonyme et dont Mauron se sert continuellement pour désigner les personnages de fils et les opposer aux « barbons », c'est-à-dire aux pères. Ainsi, dans L'Ecole des femmes, Arnolphe emploie indistinctement l'un ou l'autre terme pour désigner les jeunes gens en général ou Horace en particulier [60].
Mais, dira-t-on, on peut être encore jeune et ne plus être un jeune homme; on peut être assez élégant sans être vêtu à la dernière mode, et avoir de la séduction sans être un « damoiseau ». Et n'est-ce pas précisément ce qu'Orgon allait dire ? Il allait dire assurément, que, « sans être un damoiseau  », Tartuffe était bien fait et fort capable d'inspirer de l'amour. Mais, dans les comédies de Molière, pourvu qu'il ne lui manque ni bras ni jambes, un homme est toujours bien fait aux yeux du « barbon » qui a décidé de le donner à sa fille. Dans Sganarelle ou le cocu imaginaire, Gorgibus qui a décidé de marier sa fille, Célie, à un homme très riche, lui déclare cyniquement à propos de ce futur qu'il ne connaît pas encore :

………Informé du grand bien qui lui tombe en partage,
………Dois-je prendre le soin d'en savoir davantage ?
………Et cet époux, ayant vingt mille bons ducats,
………Pour être aimé de vous, doit-il manquer d'appas [61]?

Dans Le Malade imaginaire, Argan, qui n'a encore jamais vu Thomas Diafoirus, n'hésite pas à affirmer à Angélique que c'est « un grand jeune garçon bien fait [62]», et, bien sûr, il ne songe aucunement, après l'avoir vu, à réviser son jugement.
On peut même penser que, si Dorine l'avait laissé continuer, Orgon se serait livré à une comparaison entre les « damoiseaux » et le hommes mûrs, représentés en l'occurrence par Tartuffe, toute au détriment des premiers et à l'avantage des seconds, et fort semblable à celle à laquelle, dans L'Avare, on voit se livrer Harpagon, secondé par Frosine qui fait semblant d'abonder dans son sens [63]: au « ton de poule laitée » des premiers, il aurait opposé le teint fleuri et coloré d'un homme plein de santé comme Tartuffe; à la fragilité des « damoiseaux flouets [64]», il aurait opposé la massive solidité, la robuste corpulence, l'embonpoint généreux d'un homme chez qui, pour reprendre la formule dont Frosine se sert pour flatter Harpagon, « il y a […] de quoi satisfaire à la vue ». Au total, la protestation d'Orgon prouve seulement que, comme tous les « barbons » de Molière, il pense qu'une jeune fille doit toujours trouver assez jeune et assez beau le mari que son père a choisi pour elle.
Que Mariane ne partage pas du tout ce point de vue, du moins quand le mari en question est Tartuffe, c'est ce qui apparaît avec évidence à la scène suivante, lorsque Dorine essaie de l'inciter à montrer de la fermeté et à tenir tête à son père. Alors que, dans la première partie de la scène, tous les raisonnement de Dorine n'ont abouti à rien, il suffit qu'elle se mette à évoquer la personne même de Tartuffe  :

………Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri :
………Vous vivrez trop contente avec un tel mari
………pour que Mariane réagisse aussitôt par un mouvement instinctif de recul et de répulsion :

………Mon Dieu !…

et, Dorine insistant :

………Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme,
………Quand d'un époux si beau vous vous verrez la femme !

pour qu'elle accepte enfin de l'écouter :

………Ha ! cesse, je te prie, un semblable discours,
………Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.
………C'en est fait, je me rends et suis prête à toute faire [65].

Ainsi, pour secouer Mariane, pour la faire sortir de sa réserve et dissiper sa timidité naturelle, l'image physique de Tartuffe a une efficacité immédiate et quasi magique, alors que l'évocation elle-même des sentiments réciproques qui l'unissent à Valère, n'avait donné aucun résultat. Le ressort s'est révélé si puissant que Dorine, sans écouter les supplications de Mariane, va continuer à le faire jouer :

………Non, il faut qu'une fille obéisse à son père
………Voulût-il lui donner un singe pour époux [66]

et lancer le vers fameux :

………Point. Tartuffe est votre homme et vous en tâterez [67].

Même s'il doit se prendre aussi dans son sens figuré et général, le mot « tâterez » n'en évoque pas moins surtout, et avec un vigueur voulue, le contact physique et charnel. Et, si Dorine insiste sur ce mot, que l'allitération (« Tartuffe […] tâterez ») sert à souligner, c'est qu'elle sent bien que Mariane est fort peut tentée de tâter du Tartuffe, c'est qu'elle sait bien qu'elle est véritablement terrifiée à l'idée d'être tâtée par un Tartuffe dont elle pressent à juste titre, qu'il doit être, dans ses tâtements à la fois frénétiques et tatillons, une des plus terribles tâteurs que la terre ait produits. Aussi n'a-t-elle plus qu'à conclure :

………Vous serez, ma foi, tartuffiée [68]

pour que Mariane affirme qu'elle se suicidera plutôt que d'épouser Tartuffe. Le moins que l'on puisse dire des réactions de Mariane dans toute cette scène, c'est qu'elles suggèrent qu'elle voit Tartuffe comme un être rebutant et répugnant bien plutôt que séduisant et charmant. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle le voit avec les yeux de Dorine bien plutôt qu'avec ceux de M. Georgin, et que, pour elle, il tient du « singe  » bien plutôt que de « l'ange » [69].
On aimerait que ceux qui pensent que Tartuffe est séduisant, nous expliquent pourquoi les vers dont le public se souvient le mieux ou dont il rit le plus, sont aussi ceux qui vont le plus directement à l'encontre de leur thèse. C'était le cas pour la première évocation du physique de Tartuffe :

………Gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille;

c'est le cas pour le vers que nous venons de rappeler :

………Point. Tartuffe est votre homme et vous en tâterez;

c'est encore davantage le cas des vers que Dorine lance à Tartuffe pour saluer son entrée en scène :

………Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
………Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte,
………Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
………Que toute votre peau ne me tenterait pas [70].

On sait que certaines éditions du XIXe siècle à l'usage de l'enseignement catholique, notamment celle de l'abbé Figuière [71], supprimaient toute cette scène 2 de l'acte II, jugée trop osée, ainsi que de nombreux passages d'autres scènes. Et il assez plaisant de constater que les « lectures  » résolument modernes de nos contemporains aboutissent à gommer les vers mêmes que l'abbé Figuière avait censurés.



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Malgré les rires que soulève Dorine, lorsqu'elle fait part à Tartuffe du peu d'effets que ses charmes ont sur elle (le public rirait-il de si bon cœur, s'il ne ratifiait son, jugement ?), les admirateurs de Tartuffe font valoir que l'hostilité déclarée qu'elle lui témoigne la rend suspecte de partialité et qu'on ne saurait, en conséquence, tenir compte de ses appréciations. C'était déjà l'opinion avancée par Jules Lemaître pour expliquer la dualité apparente qu'il croyait pouvoir relever dans le personnage de Tartuffe : si l'on ne voit d'abord en lui qu'un « grossier bedeau », c'est parce qu'il n'est peint, pensait-il, que par ses ennemis ou ses dupes. Mais a-t-il été bien inspiré de souligner la convergence qu'il y a entre la vision de Dorine et celle d'Orgon ? Car enfin, si, malgré les jugements diamétralement opposés qu'ils portent sur Tartuffe, ils le voient extérieurement de la même façon, n'est-ce pas la meilleure preuve que leur vision n'est aucunement déformée, contrairement à ce qu'il prétend. Et, de fait, quand Orgon raconte à Cléante dans quelles circonstances il a fait la connaissance de Tartuffe et comment il a été convaincu de l'ardeur de sa dévotion [72], si l'idée qu'il se fait de lui est radicalement fausse, l'image qu'il en donne est, elle, tout à fait exacte. Tout en l'interprétant fort mal, il décrit le comportement de Tartuffe tel qu'il l'a vu, et il l'a vu tel qu'il fut effectivement; et c'est précisément pourquoi, comme le notait, en 1667, l'auteur de la Lettre sur la comédie de L'Imposteur, « croyant parfaitement convaincre son beau-frère de la beauté de son choix et de la justice de son amitié pour Panulphe, le bonhomme le convainc entièrement de l'hypocrisie du personnage par tout ce qu'il dit [73]». Ajoutons que, la stupidité d'Orgon étant essentiellement établie par le fait qu'il est la dupe de Tartuffe, si l'on prétend que cette stupidité a déformé sa vision de l'imposteur et que le jeu de celui-ci est, en réalité, beaucoup plus subtil que les propos d'Orgon ne le donnent à penser, on peut se demander alors si Orgon a été tellement stupide de se laisser prendre à ce jeu. Mais, sa stupidité restant, en ce cas, à établir, peut-on encore dire qu'elle a déformé sa vision de l'imposteur ?
Quant à Dorine, n'est-il pas bien étrange de prétendre qu'elle ne voit pas Tartuffe tel qu'il est, sous prétexte qu'elle lui est résolument hostile ? N'est-ce pas, au contraire, parce qu'elle le voit tel qu'il est que son hostilité est aussi résolue ? N'est-ce pas elle qui l'a percé à jour plus complètement que les autres et qui a su deviner quels sentiments lui inspirait Elmire [74]? On peut penser, bien sûr, qu'Elmire aussi les a devinés. Mais, outre que le texte ne permet pas de l'affirmer, elle était mieux placée que Dorine pour le faire. Damis, en tout cas, dont l'hostilité envers Tartuffe vaut bien celle de Dorine, ne les avait certainement pas devinés, sinon il n'aurait pas manqué d'en faire état, son comportement à l'acte III le prouvera suffisamment. Quant aux accusations que Dorine porte contre Tartuffe de vouloir tout régenter et de « faire le maître [75]», les événements ultérieurs les justifieront amplement; si grande qu'ait été la méfiance de Dorine, elle n'avait certainement pas prévu que les choses iraient si loin. On ne saurait, non plus, lui reprocher d'exagérer, lorsqu'elle confie à Cléante qu'Orgon

………[…] est devenu comme un homme hébété,
………Depuis que de Tartuffe on le voit entêté [76]

puisque, quelques minutes plus tard [77], c'est Orgon lui-même qui, par son comportement, va apporter à ses paroles la confirmation la plus éclatante.
À vrai dire, on n'avait pas attendu Jules Lemaître pour reprocher à Dorine d'être une mauvaise langue. C'était tout à fait l'opinion déjà… de Madame Pernelle :

………Vous êtes, mamie, une fille suivante
………Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente.
………Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis [78]

et celle d'Orgon :

………Vous avez pris céans certaines privautés
………Qui ne me plaisent point; je vous le dis, mamie [79].

Les admirateurs de Tartuffe n'ont pas d'autre ressource, en effet, que de fermer la bouche à Dorine en lui disant, avec Madame Pernelle  :

………Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites [80]

et avec Orgon :

………Taisez-vous : c'est le mot qu'il vous faut toujours dire [81].

Mais autant le dire à Molière lui-même ! Car, on ne trouve, sans doute, dans aucune autre de ses pièces un personnage de valet ou de servante qui soit son porte-parole autant que l'est Dorine. Du point de vue proprement dramatique, en effet, son rôle est des plus réduits et on pourrait aisément le supprimer sans toucher à l'intrigue elle-même. Si elle esquisse des plans d'action pour empêcher le mariage de Tartuffe et de Mariane à la fin de l'acte II [82] , il n'en est plus question par la suite; si c'est elle (c'est, en effet, possible, mais le texte ne permet aucunement de l'affirmer [83]) qui est à l'origine du premier tête-à-tête de Tartuffe et d'Elmire, celle-ci aurait fort bien pu en avoir l'idée toute seule; et surtout, ce n'est pas Dorine (elle ne semble guère croire, au contraire, au succès de l'entreprise [84]), mais bien Elmire qui, à l'acte IV, a l'idée de tendre un piège à Tartuffe et qui le démasque. À quoi sert donc Dorine ? À dire un certain nombre de choses que les autres personnages ne peuvent pas dire (leur réserve naturelle ou leur éducation les en empêchent), mais qui doivent être dites, parce qu'elles sont vraies et parce qu'elles font rire, et qui ne font rire que parce qu'elle sont vraies.
En faisant d'elle une suivante, et non pas une simple servante, Molière l'a placée dans les meilleures conditions possibles pour remplir ce rôle. Ce statut un peu particulier lui permet d'avoir une facilité de parole très supérieure à celle d'une simple servante, tout en gardant la liberté de langage de celle-ci. Et Dorine ne se prive pas d'en user, ainsi que Molière le souligne lui-même, à propos d'un vers déjà cité  :

………Et, s'il vient à roter, il lui dit : « Dieu vous aide ! »

en nous prévenant en note que « c'est une servante qui parle ». On ne voit guère Elmire, et encore moins Mariane, se planter devant Tartuffe et lui lancer bien en face :

………Et je vous verrais nu du haut jusques en bas
………Que toute votre peau ne me tenterait pas.

Et pourtant il fallait le dire ! En face d'un personnage qui incarne l'hypocrisie et dont la bouche n'exprime que le mensonge, tous les autres, à l'exception de Dorine, sont plus ou moins prisonniers d'une éducation et d'une politesse mondaine qui les condamnent eux aussi à une certaine hypocrisie et ne leur permettent pas de dire les choses avec la franchise brutale que le public attend. Seule Dorine peut former avec l'imposteur un contraste absolu, incarner la nature toute nue et dire la vérité toute crue. C'est là sa raison d'être, et c'est pourquoi Molière a cru que l'hypocrisie de Tartuffe ne paraîtrait, dès son entrée en scène, aussi criante qu'il le souhaitait qu'à la condition de ne lui faire rencontrer personne d'autre que Dorine.
Puisqu'ils ne craignent pas de se rencontrer avec Orgon et avec Madame Pernelle, et qu'ils ne trouvent rien de mieux, pour rajeunir le texte, que de rallier le point de vue du nigaud égoïste et tyrannique et de la vieille bigote autoritaire et sotte que Molière a livrés aux risées de son public, libre à tous ceux, qui, de Jules Lemaître à M. Georgin, croient que Tartuffe est séduisant, de croire aussi que Dorine se trompe ou qu'elle nous trompe. Ils ne sauraient jamais apporter le moindre commencement de justification à une hypothèse qui aboutirait, si on l'acceptait, à renverser de fond en comble toutes les données de la pièce.



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Que, pour souligner la laideur d'un personnage masculin, Molière se soit servi d'une femme, que, pour le faire avec suffisamment de vigueur et de réalisme, il ait utilisé le franc-parler d'une servante, comment peut-on s'en étonner ? Mais, d'abord et surtout, comment peut-on s'étonner qu'il ait tenu à souligner la laideur de Tartuffe ? Comment un Mauron, qui attache tant d'importance à la superposition des différentes pièces, qui est prêt à chercher la clef de chacune d'elles dans n'importe quelle autre plutôt que dans celle qu'il prétend éclairer, comment ne voit-il pas que, s'il avait raison, loin de se prêter au jeu des superpositions, Le Tartuffe représenterait alors dans le théâtre de Molière, l'anomalie la plus étrange, l'exception la plus extraordinaire ? Comment un comédien et un metteur en scène comme Roger Planchon, à qui l'œuvre de Molière est nécessairement familière, ne voit-il pas que, si Tartuffe était non seulement jeune, mais encore séduisant, ce serait bien la seule fois, dans tout son théâtre, qu'un père tyrannique voudrait imposer à sa fille un époux à la fois jeune et séduisant ?
…… En effet, s'il peut arriver que le futur choisi par le père soit encore assez jeune par l'âge, il est toujours suffisamment laid, ridicule et vieux jeu, comme Mauron lui-même l'a remarqué à propos de M. de Pourceaugnac, pour rebuter la jeune fille la moins difficile, quand ce n'est pas un nigaud aussi grotesque, un crétin aussi gratiné que Thomas Diafoirus. Certes, Tartuffe n'est pas aussi stupide que le neveu de M. Purgon, et il ne pouvait pas l'être. Pour duper Orgon aussi complètement, il fallait bien qu'il fût beaucoup moins sot que lui, et Molière a même dû lui prêter, à l'acte III, une incontestable habileté pour qu'il pût se tirer du mauvais pas où il l'avait mis. Mais précisément, si Molière a tellement insisté sur la laideur de Tartuffe, beaucoup plus qu'il ne l'a fait pour aucun autre « candidat du père », pas même pour le plus caricatural de tous, Thomas Diafoirus, c'était peut-être aussi en partie (car la principale raison est ailleurs) pour compenser l'avantage qu'il avait été amener à lui accorder du côté de l'intelligence. Il ne faudrait pourtant pas le surestimer. Ce serait oublier que, pour berner un être aussi borné qu'Orgon, point n'est besoin d'être une brillante intelligence. Ce serait oublier que Molière ne veut pas seulement faire la satire de l'hypocrisie, mais aussi ridiculiser la crédulité et que les deux entreprises sont étroitement liées : si Tartuffe n'est plus un grossier imposteur, Orgon n'est plus alors un grotesque imbécile.
Or Molière a voulu que Tartuffe ne fût qu'un imposteur grossier. Lorsque Roger Planchon écrit : « Quel besoin d'accrocher des grelots aux basques de Tartuffe et de souligner dans chaque vers qu'il s'agit d'un vilain hypocrite [85]?», à qui fait-il la leçon si ce n'est à Molière lui-même qui écrit dans la Préface de sa pièce : « D'un bout à l'autre, il [Tartuffe] ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d'un méchant homme [86]» ? Nous n'ignorons pas que, dans cette Préface, Molière songe surtout à répondre aux attaques des dévots et qu'on peut légitimement le suspecter de n'être pas toujours tout à fait sincère. Mais, s'il se montre peut-être, s'il se montre sans doute, par nécessité, quelque peu hypocrite lui aussi, c'est seulement en prétendant expliquer l'insistance qu'il a mise à souligner l'hypocrisie de Tartuffe par le seul souci de « bien distinguer le personnage de l'hypocrite d'avec celui du vrai dévot [87]». Ce souci pourrait bien avoir été moins grand que Molière ne l'affirme, et surtout il pourrait avoir été inspiré par la prudence bien plutôt que par un respect sincère de la vraie dévotion. Mais cela importe peu pour notre propos. En effet, quand bien même les raisons que Molière donne de son insistance à souligner l'hypocrisie de Tartuffe seraient très discutables, cette insistance, elle, ne l'est aucunement. Elle est tellement évidente, au contraire, qu'obligé de se défendre contre des attaques extrêmement dangereuses, Molière ne pouvait pas ne pas songer à l'exploiter comme il l'a fait. N'importe quel avocat, même le moins doué, aurait immédiatement compris qu'elle fournissait à la défense le meilleur de ses atouts et qu'elle constituait un argument, peut-être spécieux dans le fond, mais si difficilement discutable, sans tomber dans le procès d'intention, qu'à lui seul il devait permettre d'obtenir pour son client l'acquittement au bénéfice du doute.
Mais, que l'on croie ou non aux affirmations de Molière dans sa Préface, il avait pour souligner avec vigueur l'hypocrisie de Tartuffe, d'autres raisons tout à fait décisives et qu'un metteur en scène comme Roger Planchon devrait comprendre mieux que personne. Faute de les trouver sous sa plume, on les trouvera dans l'édition même qui présente Le Tartuffe dans sa mise en scène du Théâtre de la Cité, fort bien exposées par Pierre Brunet. Celui-ci (qui s'est souvenu, croyons-nous, des remarques très pertinentes de notre commun professeur de Première Supérieure au Lycée du Parc, Victor-Henry Debidour) nous propose, en Postface, une petite étude de la pièce aussi judicieuse qu'étrangère aux vues de Roger Planchon, et l'on nous permettra de juger, en passant, cette collaboration tout à fait illogique. Quoi qu'il en soit, Pierre Brunet explique fort bien comment les « conditions particulières de l'optique théâtrale » obligeaient Molière à accentuer de façon caricaturale l'hypocrisie de Tartuffe  : « Si l'hypocrisie est une distorsion entre la réalité et l'apparence, entre l'être et le paraître, comment pourrait-elle être sensible chez le personnage de théâtre dont l'être est précisément un paraître ? Il est inévitable qu'elle s'exprime dans le comportement même, qu'elle se trahisse. Si Tartuffe n'était pas si maladroit, s'il jouait mieux la comédie, s'il ne se trahissait pas (devant Elmire, ou devant le roi), si la contradiction existait seulement entre son comportement et son être profond, et non pas à l'intérieur même de son comportement, son hypocrisie serait à coup sûr plus inquiétante, mais elle perdrait toute réalité scénique [88]». On ne saurait mieux dire. Mais Molière a tout fait pour qu'on ne puisse pas douter une seule seconde de l'hypocrisie de son personnage, comme il le dit dans sa Préface : « J'ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l'auditeur en balance; on le connaît d'abord aux marques que je lui donne [89]». Il le répète dans le Premier Placet au roi : « Je n'ai point laissé d'équivoque, j'ai ôté ce qui pouvait confondre le bien avec le mal et ne me suis servi dans cette peinture que des couleurs expresses et des traits essentiels qui font reconnaître d'abord un véritable et franc hypocrite [90]».
Et l'on ne peut se demander quelles sont ces « marques », ces « couleurs expresses », ces « traits essentiels  » qui permettent de reconnaître immédiatement l'hypocrisie du personnage, sans songer aussitôt au physique que Molière lui a donné. S'il ne s'est pas contenté de souligner sa laideur, s'il nous a donné, en outre, (ce qu'il ne fera ni pour Trissotin, ni pour Thomas Diafoirus) quelques indications précises, s'il nous a dit qu'il était « gros et gras », qu'il avait « la bouche vermeille », « l'oreille rouge et le teint bien fleuri », c'est assurément pour qu'au sens propre comme au sens figuré, on voie, en même temps que son masque, le vrai visage de Tartuffe. D'ailleurs, comme le feront aussi Boileau évoquant la sainte Chapelle et

………Ses chanoines vermeils et brillants de santé [91],

ou La Fontaine, qui s'est visiblement souvenu de Tartuffe, avec son

………[…] saint homme de Chat, bien fourré gros et gras [92],

Molière n'a fait que reprendre une tradition populaire et satirique qui prêtait volontiers aux gens d'Eglise, surtout aux moines et plus encore aux chanoines, un physique beaucoup plus en accord avec le régime de vie qu'on leur attribuait malicieusement qu'avec celui qu'ils auraient dû suivre. Comment ne pas se dire, en effet, que, si Tartuffe était vraiment celui qu'il prétend être, que, s'il menait vraiment la vie ascétique d'un austère dévot, alors il aurait un tout autre aspect ? Comment ne pas se dire que, s'il passait ses nuits à veiller et à prier, que, s'il jeûnait tous les jours, il aurait le teint jaune et le visage émacié ? Comment ne pas se dire que ce gros homme à la face rougeaude fait des repas trop plantureux et prend des repos trop prolongés ? Comment ne pas se dire que la chair d'un dévot qui se mortifie ne saurait ressembler à cette mortadelle ? Ne faut-il pas être aussi bête que l'est Orgon pour ne pas s'étonner de voir un ascète aussi grassouillet, pour ne pas juger anormal qu'un homme de Dieu soit aussi rondouillard, pour ne pas trouver bizarre qu'un stylite ait un physique de sybarite ?
…… Pour que, derrière le faux mystique, apparût le mystificateur, il fallait donc bien, puisque le dramaturge ne peut pas s'adresser directement aux spectateurs, comme le romancier à ses lecteurs, pour leur expliquer les pensées secrètes de ses personnages, que ce mystificateur fût suffisamment maladroit. Il n'était point nécessaire, pour autant, que sa maladresse fût aussi caricaturale. Mais, outre que (cela va tellement de soi que nous pouvons nous permettre de le redire : Roger Planchon et M. Georgin ne nous entendront pas) Tartuffe devait être assez ridicule pour qu'Orgon fût tout à fait grotesque, Molière a voulu que son personnage restât profondément comique, et un hypocrite ne peut être un bon personnage comique que s'il est un mauvais hypocrite. Et nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer, une nouvelle fois, Roger Planchon à la notice de Pierre Brunet : « Molière a veillé à ce que l'inquiétude, lorsque le personnage est sur scène, soit, non pas supprimée, mais neutralisée par le rire. Sa vulgarité, sa concupiscence naïve, sa pleutrerie s'étalent piteusement et le rendent vulnérable. Son masque ne tient pas et, face à Elmire, il s'oublie, se laisse aller à des gestes d'une sincérité précise, qui rendent inopérant le machiavélisme de ses propos. Ce n'est plus la caricature d'un dévot, mais celle d'un hypocrite [93]». Ajoutons, puisque Roger Planchon prétend revenir au Tartuffe des premières représentations, que c'est bien de façon caricaturale que Du Croisy a joué le rôle. Que Roger Planchon relise donc le témoignage le plus complet et le plus précis que nous ayons sur son jeu, la Lettre sur la comédie de L'Imposteur ! L'auteur y souligne, à toutes les pages ou peu s'en faut, le ridicule du personnage. Faute de pouvoir tout citer, nous nous contenterons de relever ce qu'il écrit au sujet de la première entrevue avec Elmire : « le mauvais effet que la galanterie de Panulphe y produit le fait paraître si fort et si pleinement ridicule, que le spectateur le moins intelligent en demeure pleinement convaincu [94]». Il redit, quelques lignes plus loin, que son comportement « le rend extrêmement ridicule  » et, pour que nous n'ayons aucun doute sur l'impression qu'il en a gardée, il n'hésite pas à employer jusqu'à 65 fois le mot « ridicule » dans les 8 dernières pages de sa Lettre [95].
Comment s'en étonner ? Ce qui eût été surprenant, n'en déplaise à Roger Planchon, c'est que, voulant faire la satire d'une forme d'imposture qui, plus qu'aucune autre peut-être, offre tant de ressources à la verve comique d'un esprit libre (s'il est difficile de connaître avec une totale certitude quels étaient les sentiments de Molière à l'égard de la religion, on peut penser, sans grand risque de se tromper que, le respect ne l'étouffait pas), le plus grand de nos auteurs comiques, lui qui était si porté à tourner en ridicule les imposteurs, propoât à son public un hypocrite qui ne fît pas rire. Sans entrer dans une étude détaillée du rôle de Tartuffe, il suffit, pour montrer que Molière l'a conçu de façon foncièrement comique, d'examiner les mobiles qui le font agir. On pourrait imaginer, en effet, un personnage de faux dévot qui serait mû par d'autres mobiles que par des mobiles strictement matériels, ou, du moins, qui ne serait pas mû essentiellement et quasi exclusivement par des mobiles matériels. Outre la cupidité et la concupiscence, Molière aurait pu, pour expliquer le comportement de son personnage, faire intervenir la soif de considération, le besoin de domination, le plaisir de duper ou même la satisfaction amère que peut goûter un misanthrope à constater que le moyen le plus sûr de se faire admirer est encore l'imposture. Or, même si ces sentiments peuvent effectivement exister chez Tartuffe, ce ne sont pas eux qui déterminent sa conduite. Les véritables mobiles qui le font agir sont plus élémentaires : ce que Tartuffe recherche, c'est la bonne chère, la richesse et les plaisirs de la chair. Les appétits de Tartuffe sont non seulement des appétits purement terrestres, mais ce sont les plus grossièrement matériels des appétits terrestres. Molière a évidemment voulu qu'il en fût ainsi et comment ne pas voir la raison de ce choix ? Comment ne pas voir qu'entre la comédie que joue Tartuffe et les mobiles qui le poussent à la jouer, il y a ainsi une contradiction complète et patente, qui constitue une source constante du comique le plus fort ? Comment, en effet, ne serait-il pas sans cesse dans une situation intensément ridicule celui qui, pour parvenir à ses fins, joue le rôle d'un homme qui leur tourne résolument le dos, celui qui, pour ramasser ce qui est par terre, feint de ne jamais regarder qu'en l'air, celui qui, pour satisfaire les désirs les plus bassement terrestres, fait semblant de ne s'intéresser qu'au Ciel ?
Si l'on voulait étudier, dans le théâtre de Molière, tous les effets comiques qui reposent sur une contradiction, il faudrait écrire un gros volume. Contentons-nous de noter que, dans le cas de Tartuffe, la contradiction comique est au cœur même du personnage, comme elle l'est également chez Monsieur Jourdain, le « bourgeois gentilhomme », qui veut se faire passer pour un homme de qualité, alors qu'il ne fait pas un geste, qu'il ne dit pas un mot, qui ne soit d'un bourgeois et d'un bourgeois des plus bourgeois, voire qui ne sente le marchand, comme elle l'est aussi chez Alceste, « l'atrabilaire amoureux », le misanthrope assez illogique pour aimer et pour aimer une femme qui n'aime rien tant que d'avoir tout le temps autour d'elle le plus de gens possible. Nous n'avons pas l'intention, pour autant, de nous livrer à une superposition de trois personnages, par ailleurs, aussi différents que le sont Tartuffe, Monsieur Jourdain et Alceste. Mais nous ne sommes pas disposés, non plus, à accepter la superposition que Mauron nous propose, ou plutôt qu'il nous impose, entre les trois personnages de Tartuffe, de Dom Juan et de Célimène, qui auraient « en commun, comme dit M. Georgin en résumant Mauron, d'être des héros séducteurs et brillants qui nient la loi ». Assurément, si Tartuffe était effectivement séduisant, s'il était effectivement un séducteur, il aurait ceci de commun avec Dom Juan et Célimène. Mais, une fois de plus, la superposition ne commence à être plausible que si l'on admet, au préalable, ce que Mauron lui demande d'établir. Et puisque, une fois de plus, il se garde bien de faire appel aux textes et d'opérer entre eux des rapprochements précis, nous allons esquisser à sa place, en laissant de côté Célimène (le rapprochement paraissant a priori plus difficile encore), un rapide parallèle entre Tartuffe et Dom Juan.
L'un et l'autre, si l'on en croit Mauron, possèdent « pour les femmes, mais aussi pour les hommes, un pouvoir de séduction presque fascinant [96]». On peut penser, pourtant que, dans le cas de Tartuffe, cette fascination est sujette à de fréquentes et longues éclipses. On peut penser que son pouvoir de séduction n'avait pas opéré depuis pas mal de temps déjà, lorsque enfin Orgon l'a recueilli chez lui. Il n'est que de constater l'état dans lequel se trouvait, quand Dorine lui a ouvert la porte, le « séducteur brillant » de M. Georgin : c'était, nous dit Dorine, un « gueux » qui

………………………………n'avait pas de souliers
………Et dont l'habit entier valait bien six deniers [97].

Et, puisque Mauron aime tant les superpositions de textes, il est curieux qu'il n'ait pas songé à rapprocher ce passage de la fameuse description que fait Pierrot des habits de Dom Juan [98]. De plus, en relisant cette scène, il aurait pu être amené à opérer une superposition, plus instructive encore, entre la question que ne peut retenir Charlotte après avoir entendu le récit de Pierrot : « Est-il encore cheuz toi tout nu, Piarrot ? » et la fameuse réplique de Dorine :

………Et je vous verrais nu du haut jusques en bas
………Que toute votre peau ne me tenterait pas.

Mais c'est une autre superposition qui permet de comprendre tout à fait de quelles façons s'exercent sur les femmes, leurs pouvoirs de séduction respectifs : quand nous nous rappelons qu'Elvire s'est enfuie du couvent et qu'elle n'a pas hésité à rompre ses vœux pour suivre Dom Juan [99], comment résister à la tentation de comparer son comportement à celui de Mariane, qui, à genoux, supplie son père de bien vouloir l'enfermer dans un couvent pour le reste de ses jours plutôt que de lui faire épouser Tartuffe [100]?
Rien d'étonnant, par conséquent, si, tandis que Dom Juan est tellement conscient de son pouvoir de séduction, Tartuffe semble, lui, tout ignorer du sien. Rien d'étonnant si sa réaction, lorsque Dorine lui annonce qu'Elmire désire le voir en tête-à-tête, n'est pas précisément celle d'un homme habitué à voir les femmes lui donner des rendez-vous :

………Hélas ! très volontiers [101] .

Rien d'étonnant s'il ne peu se retenir de lâcher alors un :

………Viendra-t-elle bientôt [102]?

qui fait songer à un jeunot non déniaisé bien plutôt qu'à un dom juan. Et, dans la scène suivante, son comportement au cours de ce premier tête-à-tête, les gestes qu'il ne peut retenir, ne font guère penser à un séducteur blasé, mais bien plutôt à un puceau impatient, ou à un homme que la prison ou quelque autre raison ont contraint bien malgré lui à une très longue abstinence. Quant à ses propos, leur extrême humilité  :

………Ce m'est, je le confesse, une audace bien grande
………Que d'oser de ce cœur vous adresser l'offrande;
………Mais j'attends en mes vœux tout de votre bonté
………Et rien des vains efforts de mon infirmité [103];

qui rappelle évidemment celle du dévot qui s'adresse à Dieu (on songe irrésistiblement à la courte prière précédant la communion : Domine, non sum dignus ut intres sub tectum meum, sed tantum dic verbo et sanabitur anima mea ), est celle d'un homme qui, bien loin de compter sur son pouvoir de séduction, en est réduit à vanter sa discrétion, ce qui, assurément, ne sent guère son Dom Juan, en promettant à Elmire :

………De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur [104].

Aussi a-t-il attendu qu'Elmire fasse le premier pas (car c'est ainsi qu'il a interprété son désir de le voir en tête-à-tête), pour sortir de sa réserve :

………Mes yeux et mes soupirs vous l'ont dit mille fois,
………Et pour mieux m'expliquer j'emploie ici la voix [105].

Et, comme nous commençons à prendre goût aux superpositions, ces derniers vers nous font penser à la réplique de Dom Juan confiant à Sganarelle qu'à peine commencée, la séduction de Mathurine est déjà fort avancée  : « Il ne faut pas que ce cœur m'échappe et j'y ai déjà jeté des dispositions à ne pas me souffrir longtemps de pousser des soupirs [106]». Mais il nous paraît encore plus intéressant de rapprocher la fameuse tirade dans laquelle Dom Juan célèbre « l'extrême douceur  » qu'on goûte « à voir de jour en jour les petits progrès » que l'on fait dans le « cœur d'une jeune beauté […], à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir [107]», des propos de Tartuffe dans la seconde entrevue avec Elmire, de la hâte qu'il manifeste, de son désir d'en venir au plus vite à « des réalités », de l'étonnement et de l'agacement que lui donnent les prétendus scrupules d'Elmire, et de la brutalité impatiente avec laquelle il les balaie :

………Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.
………Contentez mon désir et n'ayez point d'effroi [108].

On le voit, si l'on s'obstine à chercher des rapprochements possibles entre Dom Juan et Tartuffe, on ne met en valeur que des oppositions. Si l'on voulait vraiment dégager des analogies entre Tartuffe et d'autres personnages de Molière, c'est dans d'autres pièces qu'il faudrait chercher et à des personnages tout autres qu'il faudrait songer. Car Tartuffe a si peu conscience d'être un dom juan que, dans la première entrevue avec Elmire, la jalousie que lui inspirent les succès des véritables séducteurs, s'exhale dans une tirade pleine d'aigreur :

………Tous ces galants de cour dont les femmes sont folles,
………Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles;
………De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer;
………Ils n'ont point de faveurs qu'ils n'aillent divulguer,
………Et leur langue indiscrète en qui l'on se confie,
………Déshonore l'autel où leur c¿ur sacrifie [109].

Voilà un petit couplet qui sent fort le jaloux et le « barbon », et on ne serait point surpris de l'entendre dans la bouche d'un George Dandin, du Sganarelle de L'Ecole des maris, et, à plus forte raison, dans celle d'Arnolphe. D'ailleurs, le mot de « galants » qu'emploie ici Tartuffe, est celui (et l'on sait quel parti les exégètes de pointe savent tirer des mots « récurrents », quand cela les arrange) autour duquel se cristallise le mieux, chez Arnolphe, la hantise du « cocuage», puisqu'il l'utilise encore plus volontiers [110] , que ceux de « blondin » ou de « damoiseau ».
À l'évidence Tartuffe est aussi frustré que Dom Juan est blasé et il aurait ressenti comme une amère dérision de lui être comparé. Et qui n'éprouverait le même sentiment à sa place ? Car enfin, à quoi reconnaît-on un dom juan, sinon à ses conquêtes ? Qu'est-ce qui fait un séducteur, sinon ses succès ? Qu'on nous dise donc qui il séduit, ce séducteur si fascinant ! Qu'on nous fasse le compte de ses conquêtes ! Qu'on nous apprenne le nom de toutes celles qui se sont laissées prendre à ses charmes ! Si Sganarelle doit renoncer à énumérer toutes les femmes que Dom Juan a séduites, car, pour celles seulement qu'il a épousées, « ce serait, dit-il à Gusman, un chapitre à durer jusqu'au soir [111]», en revanche, la liste des conquêtes de Tartuffe est bien facile à établir. Jamais, en effet, les succès d'un séducteur n'auront été aussi succincts. Quelles jeunes pucelles a-t-il donc affolées ? Quelles jolies jouvencelles a-t-il donc enjôlées ? Quelles belles demoiselles a-t-il ensorcelées, ce lovelace accompli ? Aucune. Ses charmes n'ont conquis qu'une vieille chamelle : Madame Pernelle. S'il suffit, pour mériter d'être appelé un séducteur, d'avoir fait la conquête d'un vieux croûton crétin et acariâtre, d'être l'idole d'une vieille dévote odieuse autant qu'idiote, au moins qu'on nous le dise ! Mais nous serions plutôt porté à croire qu'il faut à un grand séducteur une satanée guigne pour ne gagner le cœur que d'une vieille duègne, pour n'aller dégoter qu'une vieille bigote et être le béguin d'une vieille bégueule !



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Bien entendu, si nous avons accepté de considérer un moment Madame Pernelle comme une « conquête » de Tartuffe (rappelons, pour Roger Planchon, que le rôle a été créé par Louis Béjart, qui boitait), ce n'était que pour mieux souligner à quel point il était ridicule d'en faire un séducteur. À ce compte-là, tous les curés, même les plus vieux et les plus décatis, qui gardent toujours autour d'eux, si dépeuplée que soit leur paroisse, une petite cour de deux ou trois vieilles bigotes, plus que Tartuffe encore, seraient des séducteurs. Car, en fait, la sottise et la bigoterie, et sans doute aussi la satisfaction de le voir contrarier les plaisirs des autres, expliquent suffisamment que Madame Pernelle se soit entichée de Tartuffe, sans qu'il soit besoin de faire intervenir aucune autre raison. Et ceci vaut aussi pour Orgon, autant et sinon plus que pour Madame Pernelle. Cette précision pourrait sembler parfaitement incongrue, si ceux qui veulent à tout prix que Tartuffe soit séduisant, faute de pouvoir faire état de ses conquêtes féminines (car ils se gardent bien, et on les comprend, d'invoquer celle de Madame Pernelle), n'en étaient réduits à lui attribuer une conquête masculine, celle d'Orgon.
Selon M. Georgin, nous l'avons vu, c'est grâce à Mauron que Roger Planchon aurait découvert que Tartuffe était jeune et séduisant. Nous ignorons si c'est exact [112]. Toujours est-il qu'en prétendant qu'Orgon était (sans le savoir !) amoureux de Tartuffe, Roger Planchon s'est très nettement écarté de la thèse de Mauron. Et nous serions assez curieux de savoir comment M. Georgin, qui admire et approuve également, semble-t-il, Mauron et Planchon, arrive à concilier leurs poins de vue. Il nous paraît difficile, en effet, d'introduire un relation homosexuelle entre Orgon et Tartuffe sans affaiblir par là le conflit œdipien : si le fils est amoureux de la mère, et le père, du fils, il y a certes ! des problèmes affectifs dans la famille, mais il n'y a plus de rivalité amoureuse entre le père et le fils.
En tout cas, qu'il l'ait empruntée ou non à Mauron, c'est évidemment l'idée d'un Tartuffe jeune et séduisant qui permet à Planchon de penser qu'Orgon est amoureux de lui. Mais alors, comment ne pas voir immédiatement le caractère radicalement vicieux de sa démarche ? La raison qui lui fait croire qu'Orgon est amoureux de Tartuffe, c'est la jeunesse et la séduction de celui-ci; et la raison qui lui fait croire à la jeunesse et à la séduction de Tartuffe, c'est qu'Orgon est amoureux de lui. Pour que l'hypothèse qu'Orgon soit amoureux de Tartuffe puisse avoir quelque crédibilité, il faut admettre au préalable que Tartuffe est jeune et séduisant. Mais alors peut-on s'appuyer sur cette hypothèse (et, finalement, sur elle seule) pour affirmer que Tartuffe est jeune et séduisant ? C'est pourtant ce que fait Planchon. aussitôt après avoir écrit  : « la "passion" d'Orgon pour Tartuffe, dont avec raison les commentateurs nous rebattent les oreilles, elle porte un nom », il ajoute : « si cette hypothèse est juste […] on comprend alors pourquoi dans la distribution, nous avons respecté la différence d'âge des interprètes de la création, Molière (Orgon) et Du Croisy (Tartuffe) [113]».
Ainsi, pour qui veut bien admettre, comme nous pensons (sans vanité, car la chose était aisée) l'avoir suffisamment montré, que, bien loin d'autoriser la thèse d'un Tartuffe jeune et séduisant, le texte l'interdit absolument, l'hypothèse de Roger Planchon ne peut apparaître que comme tout à fait gratuite et fort extravagante. Bien plus, non seulement le fait qu'Orgon se soit entiché de Tartuffe ne permet aucunement de penser qu'il est jeune et séduisant, mais il constitue une excellente raison de penser le contraire. Le propre du personnage grotesque dans le théâtre de Molière (et l'auteur en joue habituellement le rôle), c'est d'avoir une « passion » (celle de la noblesse, des belles-lettres, de la médecine ou de la dévotion), de s'enticher d'un homme qui incarne à ses yeux l'objet de sa passion et de ne plus voir en lui que le gentilhomme, le bel esprit, le médecin ou le dévot, au point de fermer complètement les yeux sur sa stupidité, sa cupidité ou sa laideur. Orgon s'est entiché de Tartuffe de la même façon que Philaminte s'est entichée de Trissotin ou Argan de M. Purgon et de Thomas Diafoirus. La ressemblance même des noms d'Orgon et d'Argan semble nous inviter à une superposition des deux pièces qui aurait toutes les chances d'être beaucoup moins arbitraire que celles auxquelles se livre Mauron. Elle a, d'ailleurs, été fort bien esquissée par Ramon Fernandez qui note qu'Orgon et Argan « sont une seule et même personne soumise à des hypnoses différentes. L'un est fasciné par le salut de son âme, l'autre par le salut de son corps. Cet hypnotisme littéral, dans l'un et l'autre cas, est dû à l'influence de certains professionnels qui se sont rendus maîtres des paroles et des actes de leur sujet ou de leur victime […] Il est vrai que M. Purgon est un convaincu, alors que Tartuffe est un hypocrite, mais une comédie qui eût mis en scène un M. Purgon de la religion eût-elle différé sensiblement, pour la signification comique, du Tartuffe que nous possédons [114]? » Si l'on prétend qu'Orgon est amoureux de Tartuffe, pourquoi ne pas prétendre aussi qu'Argan est sensible aux charmes de Monsieur Purgon ? On voit tout de suite l'importance que prendrait, dans cette perspective, le thème du clystère (est-ce un hasard si la première scène de la pièce nous montre Argan en train de se livrer, avec une complaisance bien suspecte, à la récapitulation de tous les clystères qu'il a pris dans le mois ?) et le parti que pourrait en tirer une mise en scène résolument moderne.
Non content de ne tenir aucun compte de toutes les indications du texte qui, soulignant la laideur de Tartuffe, rendent son « hypothèse  » tout à fait incongrue, Roger Planchon va jusqu'à alléguer des vers qui constituent une évidente plaisanterie, en oubliant seulement de les considérer comme tels. Prendre à la lettre une formule imagée ou une plaisanterie était autrefois le privilège des esprits incultes ou des imbéciles; c'est devenu maintenant un des procédés les plus employés par des esprits qui se croient très éclairés, pour renouveler la « lecture » des textes. Roger Planchon fait valoir, en effet, que « Dorine, indignée, précise "que pour une maîtresse on ne saurait avoir plus de tendresse" [115]». Dorine, rappelons-le, met Cléante qui, sans doute n'est pas venu chez son beau-frère depuis longtemps, au courant de la situation et essaie de lui faire comprendre à quel point Orgon s'est entiché de Tartuffe. Roger Planchon dit que Dorine est « indignée  », et, sur ce point, il n'a évidemment pas tort; mais, dans toute cette tirade, la jovialité naturelle de Dorine et sa verve satirique semblent l'emporter sur son irritation, et elle ne peut s'empêcher de s'amuser de la situation et de l'évoquer d'une manière plaisante et imagée, comme le prouve, à l'évidence, quatre vers plus loin, le trait que nous avons déjà cité :

Et, s'il vient à roter, il lui dit :« Dieu vous aide !  »

De plus, Roger Planchon n'a pas cru devoir citer d'autres vers de Dorine, qui se livre à une plaisanterie du même genre, mais cette fois-ci devant Mariane :

………[…] si son Tartuffe est pour lui si charmant,
………Il le peut épouser sans nul empêchement [116].

Or il est difficile de ne pas penser que, si Dorine soupçonnait effectivement Orgon d'éprouver pour Tartuffe un sentiment équivoque, elle croirait peut-être pouvoir y faire allusion devant son beau-frère, mais non devant sa fille. Mais, si ces vers sont autre chose qu'une plaisanterie, un peu facile assurément, faudra-t-il aussi prendre au sérieux, à la fin de Monsieur de Pourceaugnac, les propos d'Eraste qui dit à Julie, feignant devant son père de l'épouser à contre-cœur : « Ne croyez pas que ce soit pour l'amour de vous que je vous donne la main : ce n'est que de monsieur votre père dont je suis amoureux et c'est lui que j'épouse [117]» ? Faudra-t-il prendre au sérieux, dans Dom Juan, ce que Sganarelle dit à Gusman à propos de son maître : « Tu me dis qu'il a épousé ta maîtresse : crois qu'il aurait fait plus pour sa passion, et qu'avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat [118]» ? Et faudra-t-il alors voir une confirmation de la bestialité de Dom Juan dans le souvenir très vif que lui a laissé le petit chien de Monsieur Dimanche (« Et votre petit chien Brusquet ? Gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous [119]? »), animal dont la vertu farouche, ou l'inexpérience, lui aurait fait connaître un des rares échecs, et peut-être le seul, de sa longue carrière amoureuse ?
Mais, si Mariane est à mille lieues de soupçonner le caractère équivoque que les vers de Dorine peuvent prendre pour un Roger Planchon, c'est d'abord qu'à la différence de celui-ci, elle voit Tartuffe tel qu'il est. Et l'idée que l'on puisse, quel que soit son sexe, être amoureux de Tartuffe, est bien la dernière qui puisse lui venir à l'esprit, comme, bien sûr, à l'esprit de Dorine. Comment, en effet, Roger Planchon ne voit-il pas que les vers de Dorine ne peuvent prendre la signification qu'il leur donne, qu'à la condition d'oublier que le personnage qui les prononce, est celui-là même qui ne cesse de souligner, avec quelle vigueur ! la laideur de Tartuffe ? Tout se tient dans une pièce bien faite. Bien loin qu'on puisse invoquer ces vers de Dorine pour soutenir que Tartuffe est capable de séduire, c'est parce que Molière ne cesse de lui faire dire le contraire qu'il peut se permettre de prêter à Dorine de telles plaisanteries. De plus, cette insistance à souligner la laideur de Tartuffe n'enlève pas seulement tout caractère équivoque aux plaisanteries de Dorine; elle contribue à les nourrir (bien entendu, ce n'est sans doute pas là qu'il faut chercher le meilleur comique de la pièce) : la laideur de Tartuffe rend les propos de Dorine encore un peu plus incongrus.
Bien sûr, on peut toujours prétendre que Dorine, sans s'en douter le moins du monde et, au contraire, en croyant bien plaisanter, est pourtant tombée juste. Car, si le texte dit très clairement que Tartuffe n'est pas séduisant, il ne dit nulle part (nous le reconnaissons bien volontiers) qu'Orgon n'est pas amoureux de lui. On peut donc soutenir, si l'on y tient absolument, qu'Orgon est bien un homosexuel, mais qu'il n'est jamais attiré que par des individus si peu attirants que jamais personne ne pourrait soupçonner qu'il l'est. C'est sans doute ce qui expliquerait aussi que lui-même n'en sache rien. Assurément ce serait une « lecture » singulièrement audacieuse, vertigineuse et originale, comme dirait M. Claude Mauriac, que de nous inviter à voir dans le personnage d'Orgon la peinture d'un homosexuel qui aurait le goût si mauvais qu'étant lui-même incapable d'arriver à concevoir qu'on puisse à ce point manquer de goût, il passerait sa vie entière sans jamais se douter de ses véritables goûts. Et il serait vain d'objecter à cette thèse qu'absolument rien dans le texte ne permet de l'étayer. Comment, en effet, le dramaturge aurait-il pu, sans se contredire lui-même, faire comprendre aux spectateurs des sentiments que, par définition, jamais personne, pas même celui qui les éprouve, ne pourrait seulement commencer à soupçonner ?
Certes, « l'hypothèse » de Roger Planchon, dans la mesure où il pense, lui, que Tartuffe est séduisant, n'atteint pas à un degré d'absurdité aussi caricatural. Elle n'en paraît pas moins d'une grande invraisemblance à qui n'accorde pas aux «vérités» freudiennes (auxquelles, pour notre part, nous n'accordons aucun crédit), une priorité assez absolue pour interdire à son esprit logique d'intervenir dans le cours de ses réflexions. Sans vouloir entrer, en effet, dans une longue discussion psychologique qui nous ferait sortir du cadre de la critique littéraire, il est permis de douter qu'il puisse exister une homosexualité inconsciente qui soit autre chose que ces traces d'homosexualité dont les psychologues nous disent, avec raison sans doute, qu'on les trouve chez tout le monde et qui, d'ailleurs, peuvent fort bien n'être pas inconscientes. Avant même de confronter l'hypothèse de Roger Planchon avec le texte, on pourrait donc se demander si l'idée qu'on puisse éprouver, pour qui que ce soit une « passion » inconsciente, n'est pas en elle-même tout à fait arbitraire, pour ne pas dire parfaitement absurde. Et nous serions porté à croire que, pour penser que l'on puisse vraiment être amoureux sans le savoir (sauf, peut-être, quand c'est la toute première fois et que c'est tout récent), il faut ne pas savoir soi-même ce que c'est que d'être amoureux. Mais, nous le savons bien, le snobisme et la sottise font que, pour certains, les sornettes à la mode sont des dogmes auxquels ni la logique, ni le bon sens, ni même leur propre expérience ne sauraient jamais les empêcher de croire aveuglément.
…… Mais nous préférons rester sur le terrain plus solide de la seule critique textuelle. Car, si nous rejetons, et de la façon la plus catégorique, « l'hypothèse » de Roger Planchon, ce n'est nullement parce qu'elle nous paraît moralement choquante. Le problème de savoir si oui ou non l'attachement d'Orgon pour Tartuffe est de nature homosexuelle ou non relève strictement de la critique littéraire et, quelles que soient les opinions que l'on puisse avoir en matière de morale sexuelle, elles n'ont pas à intervenir dans le débat. Pour notre part, nous sommes tout disposé à admettre que, les préférences sexuelles ne se commandant pas, il n'y a aucunement lieu de porter quelque condamnation morale que ce soit contre l'homosexualité, ni aucune raison, non plus, d'en faire l'apologie. Mais cela ne change rien au fait que l'hypothèse de Planchon, outre qu'elle se heurte à des indications très nombreuses et très précises qui, toutes, nous dépeignent un Tartuffe incapable de séduire qui que ce soit, bien loin de rendre au texte toute la vigueur qu'il avait au premier jour, ne peut qu'affaiblir considérablement la portée de la pièce.
Si Tartuffe, en effet, séduit Orgon par son charme physique et non plus par la seule comédie de la fausse dévotion, le rôle de l'hypocrisie s'en trouve nécessairement réduit et la satire de la fausse dévotion perd beaucoup de sa force, ce qui va à l'encontre de toutes les déclarations d'intention que Molière a faites. Mais, en même temps, et c'est encore plus grave dans la mesure où Molière, qui s'était chargé du rôle, lui attachait sans doute plus d'importance encore qu'à celui de Tartuffe, si le comportement d'Orgon s'explique par l'homosexualité autant, sinon davantage, que par la sottise et la bigoterie, la satire de la bêtise et de la crédulité, sans lesquelles l'hypocrisie et l'imposture perdraient beaucoup de leur raison d'être, s'en trouve aussi très affaiblie. Si Tartuffe n'est plus, comme pourtant Molière le souligne lui-même, un « franc hypocrite [120]», alors Orgon n'est plus un franc imbécile; si Tartuffe n'est plus un gredin sans envergure, alors Orgon n'est plus un crétin facile à gruger; si Tartuffe n'est plus un grossier cagot que ses grimaces et ses simagrées démasquent immédiatement, alors Orgon n'est plus un nigaud gratiné, un bigot gâteux, un gogo grotesque qui gobe tous les boniments d'un soi-disant gourou qui se goberge et devient gras comme un goret.
Et ce serait bien dommage. Car, à l'évidence, l'imposture et la crédulité, le mensonge et la sottise, sont autrement dangereux que l'homosexualité. Si tous les imposteurs, si tous les meneurs, si tous ceux qui ont su se rendre maîtres de l'esprit des foules, avaient dû joindre à leurs dons de comédiens le charme personnel, leurs méfaits en auraient été singulièrement limités et certaines carrières particulièrement monstrueuses n'auraient jamais pu seulement commencer; si la contagion du fanatisme devait nécessairement passer par la séduction physique, combien l'histoire humaine en serait moins sanglante ! Ainsi, si l'on voulait donner un prolongement proprement politique (mais elle est bien assez forte pour pouvoir s'en passer, et, quoi qu'en pense Roger Planchon « l'Histoire » n'y intervient guère que comme un deus ex machina [121]»), il faudrait montrer qu'0rgon est un mouton prêt à suivre n'importe quel meneur qui saurait comment le prendre et que ses défauts feraient de lui le parfait militant d'un parti totalitaire. Nous voulons simplement indiquer par là que, si l'on voulait apporter à la pièce un éclairage résolument moderne et lui donner une signification véritablement politique, il serait sans doute possible de trouver des solutions plus satisfaisantes que celle de Roger Planchon. Mais, de toute façon, une telle entreprise ne saurait être que boiteuse et bâtarde : si l'on veut des pièces qui soient vraiment modernes et qui traitent vraiment des problèmes de notre temps, il n'est de meilleur moyen que de les écrire. Le malheur, c'est qu'il est infiniment plus aisé et plus rapide de déformer et de dénaturer des pièces anciennes que d'en écrire de nouvelles.



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Si Roger Planchon a rajeuni Le Tartuffe, c'est à la façon dont Sganarelle, dans Le Médecin malgré lui, a renouvelé la médecine : en mettant le cœur à droite et le foie à gauche [122]. On ne sera pas surpris, par conséquent, si, pour éblouir les jobards, Roger Planchon a recours aux mêmes procédés que les médecins de Molière. Ceux-ci, on le sait, ne cessent d'invoquer l'autorité de Galien, d'Hippocrate et surtout d'Aristote : « Ah ! c'était un grand homme dit Sganarelle à Géronte, un grand homme tout à fait : un homme qui était plus grand que moi de tout cela [123]». Quoi d'étonnant, qu'inconsciemment bien sûr ! le comédien, en Roger Planchon, se souvienne mieux des textes que le metteur en scène, et, pour se jouer de lui, le fasse conclure en invoquant aussi « les grandes ombres » (mais Hippocrate est remplacé par Marx et Galien par Hegel) et en affirmant, comme Sganarelle, que tout est déjà dans Aristote ? : « Et comme il faut invoquer les grandes ombres pour faire peur aux contradicteurs ou plus simplement pour se rassurer, on pourrait citer ici Hegel pour justifier cette méthode (et Marx qui sur ce point ne l'a jamais contredit) mais à quoi bon ? Tout se trouve déjà dans la Poétique d'Aristote [124]».
On le voit, Roger Planchon se prend hélas ! très au sérieux. Ce qui rend son entreprise particulièrement irritante, ce n'est pas seulement qu'elle ne rime à rien, c'est aussi que, loin de la considérer comme un exercice sans lendemain, comme une simple expérience de mise en scène qui ne tirerait pas à conséquence, il est intimement persuadé d'avoir apporté à la compréhension de la pièce une contribution dont on ne saurait plus se passer désormais. Il l'a dit tout récemment encore : « Patrice Chéreau et moi estimons que, lorsque nous présentons Marivaux ou Molière, le fait des les regarder d'un œil neuf est une action culturelle qui peut porter ses fruits aussi bien à l'école que dans le public. On ne peut plus parler de Marivaux comme on en parlait avant Chéreau. Le Tartuffe a la même fonction que La Dispute [125]». Si Charles Mauron, peut-être parce qu'il n'a jamais joué, lui, de personnage de Molière, ne s'est pas exprimé avec autant de fatuité naïve que Roger Planchon, il ne doutait pas que la superposition de Mithridate, de L'Avare et du Tartuffe présentait une rigueur quasi algébrique et il croyait bien que le statut de fils et la séduction presque fascinante qu'il avait attribués à Tartuffe, ne lui seraient plus sérieusement disputés. Et, de fait, plus que toute autre pièce, Le Tartuffe a valu à Roger Planchon la réputation d'un metteur en scène qui, par les « lectures » décapantes qu'il en donne, sait restaurer les chefs-d'œuvre classiques, leur restituer leur vigueur originelle et leur rendre tout bonnement la vie. Et, de fait, la conception d'un Tartuffe jeune et séduisant s'est si bien répandue qu'un enseignant qui ose la contester, ne peut manquer de constater la surprise des étudiants et de rencontrer leur incrédulité, tant qu'il ne s'est pas livré à une réfutation en forme qui, fort heureusement, sauf exceptions rarissimes, ne laisse pas de les convaincre.
Mais comment ne pas s'étonner d'avoir à réfuter de telles foutaises, d'être obligé d'épiloguer sur des fariboles et de supputer des stupidités ? Comment ne pas s'étonner de constater que l'œuvre d'un Charles Mauron, qui contient des sornettes de cette sorte, est considérée par beaucoup comme l'une de celles qui comptent le plus dans la critique contemporaine ? Comment ne pas s'étonner de constater que, sous prétexte de rajeunir un texte qui, pourtant, a si peu vieilli, un metteur en scène se permet de le traiter d'une façon aussi étrange, de le trahir et de le travestir d'une manière aussi extravagante, qu'en outre il est assez content de lui pour se complimenter lui-même et qu'il a l'outrecuidance de croire que l'on devra dorénavant tenir compte de ses contresens et lui en témoigner de la reconnaissance ? Comment ne pas s'étonner quand tant de gens s'en laissent conter au point que nul n'ose plus contester une thèse qui ne peut pourtant s'appuyer sur aucun mot du texte, une thèse qui, bien au contraire, est en contradiction absolue avec les indications multiples et précises que ce texte nous donne, une thèse qui va directement à l'encontre des intentions les plus évidentes de l'auteur dans sa pièce et de toutes les déclarations qu'il a faites, une thèse, enfin, qui est en complète opposition avec les données les plus fondamentales et les plus constantes de son théâtre ? Et, puisqu'il s'agit du Tartuffe, comment ne pas conclure que, dans les études littéraires aussi, et aujourd'hui plus que jamais, il y a des imposteurs et des dupes, des escrocs et des gogos, des hâbleurs et des jobards ?


 

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NOTES :

[1] Op. cit., p. 19.

[2] Compte rendu paru dans Arts , 18 mars 1964. Cité d'après Jean-Pierre Collinet, Lectures deMolière, Armand Colin, 1974, p. 255-256.

[3] Il n'est pas absolument sûr que Du Croisy ait vraiment créé le rôle. D'après M. Jacques Schérer, Molière l'aurait peut-être confié « pour la représentation unique du 12 mai 1664, au corpulent Du Parc qui avait joué les Jupiter et figurait dans les farces sous le nom de Gros-René  » (Molière, Œuvres complètes, édition de René Bray et Jacques Schérer, Club du Meilleur Livre, 1955, tome II, p. 981). Il n'importe guère, mais, si cela était, ce serait une raison de plus pour penser que Molière ne voyait pas son personnage de la même façon que Roger Planchon.

[4] Mercure de France, 1954. Voir p. 299.

[5] P.U.F., 1960. Voir p. 157.

[6] Op. cit., p. 74.

[7] Op. cit., p. 165.

[8] Cité par M. Descotes, op. cit., p. 154.

[9] Impressions de théâtre, quatrième série, Molière, Comédie Française : Représentation de retraite de M. Coquelin aîné , 20 mai 1889. Voir Jean-Pierre Collinet, op. cit. , p. 185.

[10] Ces deux articles ont été réunis dans Les Contemporains, études et portraits littéraires, septième série, « Les deux Tartuffe », 13 juillet 1896. On en trouvera les extraits les plus significatifs dans Jean-Pierre Collinet, op. cit., pp. 185-186.

[11] Voir « Stendhal et Molière », article publié dans la N.R.F. du 1er novembre 1924 : « Nettoyons Le Tartuffe de toute la convention dont l'ont empâté les polémiques religieuses et les générations de spectateurs. Tartuffe n'est ni vieux, ni laid, ni malpropre » (p. 598).

[12] Voir Molière et la comédie classique, Gallimard, 1965, p. 250  : « Actuellement on le [Tartuffe] joue en paillard […] Quand une erreur s'est imposée à ce point, comment faire ? Les gens appellent "Tartuffe" un hypocrite, un homme qui se frotte les mains avec onction, un sacristain, un bedeau d'église… Que faire contre une tradition pareille ? […] Le jour où on rejouera Tartuffe, il faudra trouver un garçon charmant, inquiétant, très intelligent ; et qu'on sente, pendant la scène d'Elmire et de Tartuffe, ce qu'elle a de scandaleux. Il n'y a aucune déclaration d'amour, dans aucun théâtre, qui soit aussi suave, aussi charmante que celle de Tartuffe à Elmire. On doit sentir depuis le début de la pièce que c'est un individu dangereux mais n'avoir pas de haine pour lui. Or, dans toutes les représentations de Tartuffe, dès le commencement, on le couvre de haine. Non. Il est charmant, inquiétan ».

[13] Op. cit., p. 16.

[14] Ibid., p. 13.

[15] C'est ce que fait notamment M. Jacques Truchet, qui écrit  : « On critique avec raison certaines applications abusives ou ridicules de la psychanalyse à la littérature; ces critiques ne s'appliquent pas à l'œuvre de Mauron prudente et respectueuse du génie […] la psychocritique rejoint les plus hautes spéculations philosophiques sur l'essence de la tragédie » (La Tragédie classique en France, P.U.F., 1975, p. 192).

[16] Voir op. cit., p. 20 : « Il [Mauron] écrit avec euphémisme : "Il n'est pas douteux que le labyrinthe représente symboliquement les entrailles maternelles, au centre desquelles de nombreux fantasmes d'enfants placent une image du père" (Phèdre, p. 120), là où tout le monde pense au phallus ». On le voit, M. Georgin croit naïvement que « tout le monde  » partage ses lubies ridicules.

[17] Ibidem, p. 20.

[18] Il y en a quatre : Le Tartuffe, Dom Juan, L'Avare et Les Fourberies de Scapin.

[19] Sauf exceptions rarissimes (je ne vois guère que Dom Juan), le conflit entre le père et les enfants a pour origine la monomanie du père qui perturbe profondément la vie des siens. Ce conflit devient particulièrement aigu lorsque, et c'est ce qui fait éclater la crise sur laquelle va reposer l'intrigue de la pièce, le père veut sacrifier le bonheur de ses enfants, en prétendant leur imposer un mariage qui, à eux, ne leur convient pas du tout, mais qui, pour lui, a l'immense mérite de flatter sa lubie. Or, le plus souvent, pour que le père puisse espérer tirer parti du mariage d'un de ses enfants pour satisfaire sa lubie, il faut que cet enfant soit une fille et non un fils. Si Argan avait un fils à marier, et non une fille, il ne pourrait espérer réaliser le projet qui lui tient tant à cœur d'avoir un gendre médecin afin, explique-t-il à Toinette, « de m'appuyer de bons secours contre ma maladie, d'avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d'être à même des consultations et des ordonnances » (Le Malade imaginaire, acte I, scène 5). Si Monsieur Jourdain avait un fils à marier, et non une fille, il ne pourrait rêver d'un mariage qui anoblirait sa descendance, et lui donnerait le sentiment d'être lui-même comme anobli d'une manière rétroactive. Dans Les Femmes savantes, la situation est, bien sûr, un peu différente, puisque c'est la mère, et non le père, qui joue le rôle du parent tyrannique et monomane, mais le schéma fondamental de l'intrigue reste le même, et Philaminte ne peut espérer faire entrer dans sa famille quelqu'un qui, pour elle, représente véritablement l'esprit et la littérature incarnés, Trissotin, que parce qu'elle a une fille à marier, et non un fils : car il est clair que, malgré son féminisme, une femme de lettres ne saurait, et de loin, avoir aux yeux de Philaminte le même prestige qu'un homme de lettres. Et la même analyse vaut pour Le Tartuffe. Orgon, lui, a, à la fois, un fils et une fille à marier. Mais ce n'est pas un hasard si c'est du mariage de sa fille, et non de celui de son fils, qu'il veut se servir pour satisfaire sa lubie. Faute d'être prêtre, voire évêque ou archevêque (mais Orgon ne pourrait pas envisager de lui faire épouser sa fille), le fait d'être un homme permet à Tartuffe d'incarner la sainteté aux yeux d'Orgon, ce qu'une femme n'aurait sans doute jamais réussi à faire, du moins au même degré, quoi qu'elle fît pour cela. Car, s'il y a des « hommes de Dieu », ou, du moins, des hommes qui passent pour tels, il n'y a pas, du moins dans la langue, de « femme de Dieu ».

[20] Des Métaphores obsédantes au mythe personnel , Corti, 1962, p. 293

[21] Mauron la résume ainsi : « En superposant des textes d'un même auteur comme des photographies de Galton, on fait apparaître des réseaux d'associations ou des groupements d'images, obsédants et probablement involontaires » (Ibidem, p. 32).

[22] Voir acte III, scène 5;

[23] Voir acte IV, scène 3.

[24] Voir Psychocritique du genre comique, Corti, 1962, p. 69.

[25] Voir Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Gallimard, 1955, p. 383 : «Le sens d'un ouvrage se comprend, en grande partie du moins, à partir de sa place dans les ensembles plus vastes de l'œuvre entière de l'écrivain et de la situation historique totale ».

[26] Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, p. 278.

[27] Ibid., p. 273.

[28] L'Information littéraire, janvier-février 1964, pp. 2-3.

[29] Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, p. 278.

[30] Voir acte I, scène 2, vers 192.

[31] Op. cit., p. 598.

[32] Ibidem.

[33] Op. cit., p. 155., note 1;

[34] Acte I, scène 1, vers 45-48.

[35] Ibid., vers 61-66.

[36] Voir acte IV, scène 1, vers 1185 sq.

[37] Voir ibid., vers 1219

[38] Acte V, scène 7, vers 1949-1954.

[39] Vers 1422.

[40] Molière, Le Tartuffe, Classiques du Théâtre, Hachette, 1967, texte présenté par Pierre Brunet dans la mise en scène de Roger Planchon au Théâtre de la Cité, avec des « Propos de Roger Planchon sur sa mise en scène », p. 196.

[41] Ibid., p. 198.

[42] Acte V, scène 7, vers 1921-1926.

[43] Acte 1, scène 4, vers 235, 241, 249, 256.

[44] Acte I, scène 5, vers 272.

[45] Ibid., vers 263-264.

[46] Acte IV, scène 3, vers 1347.

[47] Acte III, scène 3, vers 966.

[48] Acte III, scène 6, vers 1101.

[49] Voir acte III, scène 6, vers 1074, 1107, 1109, 1112;

[50] Voir acte III, scène 7, vers 1144, 1151, 1161, 1162. P. 63.

[51] Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, p. 273, note 6.

[52] Voir acte II, scène 3, vers 657 sq.

[53] Voir Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, p. 278, texte déjà cité.

[54] Acte I, scène 2, vers 191-194.

[55] Acte I, scène 4, vers 239-240.

[56] Ibid., vers 234.

[57] Acte II, scène 2, vers 513-514.

[58] Ibid., vers 559-560.

[59] Op. cit., p. 155. Mais M. Descotes se trompe, croyons-nous, sur la nature de la « bévue énorme » commise par Sarcey. M. Descotes croit que Sarcey considère Orgon comme « l'homme sage de la pièce ». Outre que cela relèverait de l'erreur de jugement plutôt que de la « bévue  », ce serait, en effet, tellement énorme qu'il me paraît plus vraisemblable, ou plutôt un peu moins invraisemblable, car, de toute façon, l'erreur reste « énorme », que Sarcey ait attribué à Cléante ce qui est dit par Orgon.

[60] Voir vers 33, 378, 596, 645, 651, 722, 1208, 1561.

[61] Acte I, scène 1 vers 17-20.

[62] Acte I, scène 5.

[63] Voir acte II, scène 5.

[64] C'est l'expression utilisée par Harpagon, lorsque Cléante feint de se trouver mal, quand il apprend que son père veut épouser Mariane : « Voilà de mes damoiseaux flouets, qui n'ont plus de vigueur que des poules » (acte I, scène 4).

[65] Acte II, scène 3, vers 647-653.

[66] Ibid., vers 654-655.

[67] Ibid., vers 672.

[68] Ibid., vers 674.

[69] M. Georgin croirait volontiers, en effet, que Tartuffe, comme le diable, « a des yeux d'ange » (Op. cit., p. 74).

[70] Acte III, scène 2, vers 865-868.

[71] Molière,Tartuffe ou L'Imposteur, nouvelle édition classique revue et publiée avec notices, analyses, appréciations et notes, par M. l'abbé Figuière, Poussielgue frères, 1882. Sur cette édition, voir Herman P. Salomon, « Tartuffe »devant l'opinion française, P.U.F., 1962, p. 148-156.

[72] Voir acte I, scène 5, vers 281-310.

[73] Molière, Œuvres complètes, éd. de Georges Couton, bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1971, tome I, p. 1153.

[74] Voir acte I, scène 1, vers 84 :
………Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux.

[75] Voir ibid., vers 61-66.

[76] Acte I, scène 4, vers 183-184.

[77] À la scène 4 de l'acte I.

[78] Acte I, scène 1, vers 13-15.

[79] Acte II, scène 2, vers 476-477.

[80] Acte I, scène 1, vers 85.

[81] Acte V, scène 5, vers 1821.

[82] Voir acte II, scène 4, vers 801-806.

[83] Ce qui permet d'envisager cette hypothèse, c'est qu'à la fin de l'acte II, Dorine dit qu'elle veut « dans notre parti jeter la belle-mère» (Ibidem, vers 814).

[84] Elle dit, en effet, à Elmire qui, elle, semble persuadée que Tartuffe va tomber dans le piège (acte IV, scène 3, vers 1355-1356) : Son esprit est rusé, Et peut-être à surprendre il sera malaisé.

[85] Op. cit., p. 198.

[86] Molière, op. cit., tome I, p. 884.

[87] Ibidem.

[88] Op. cit., p. 183.

[89] Molière, op. cit., tome I, p. 884.

[90] Ibid., p. 890.

[91] Le Lutrin, chant I, vers 19.

[92] Fables, VII, 16, Le Chat, la Belette et le Petit Lapin, vers 34. Voir aussi Fables, VII, 3, Le Rat qui s'est retiré du monde, vers 11-12 :
………Il devint gros et gras : Dieu prodigue ses biens
………À ceux qui font vœu d'être siens.

[93] Op. cit., p. 183

[94] Molière, op. cit., tome I, p. 1174.

[95] Ibid., pp. 1172-1180.

[96] Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, p. 274.

[97] Acte I, scène 1, vers 63-64.

[98] Voir acte II, scène 1;

[99] Voir acte I, scènes 1 et 3.

[100] Voir acte IV, scène 3, vers 1299-1300.

[101] Acte III, scène 2, vers 875.

[102] Ibid., vers 877.

[103] Acte III, scène 3, vers 953-956. Voir aussi les vers 981-986  :
………Que si vous contemplez d'une âme un peu bénigne
………Les tribulations de votre esclave indigne,
………S'il faut que vos bontés veuillent me consoler
………Et jusqu'à mon néant daignent se ravaler,
………J'aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
………Une dévotion à nulle autre pareille.

[104] Ibid., vers 1000.

[105] Ibid., vers 979-980.

[106] Dom Juan, acte II, scène 2

[107] Ibid., acte I, scène 2.

[108] Acte IV, scène 5, vers 1494-1495.

[109] Acte III, scène 3, vers 989-994.

[110] Voir L'Ecole des femmes, vers 35, 292, 1102, 1227, 1350, 1495, 1500, 1508, 1720.

[111] Dom Juan, acte I, scène 1.

[112] Mauron n'est pas cité dans les Propos de Roger Planchon sur sa mise en scène. Mais on peut penser pourtant qu'il a dû le lire, comme il a dû lire les principaux travaux parus sur Le Tartuffe, puisqu'il évoque le metteur en scène qui « courageusement dévore la lourde bibliothèque des thèses sur le gueux qui abusa Monsieur Orgon » (op. cit., p. 195).

[113] Op. cit., p. 196. Précisons, puisque Roger Planchon n'a pas cru devoir le faire, que, Du Croisy étant né en 1626 et Molière en 1622, leur différence d'âges était de quatre à un peu moins de cinq ans au plus (Molière est né le 13 ou le 14 janvier) et peut donc être considérée comme négligeable. Ce qu'on sait du physique de Du Croisy peut même faire penser qu'il paraissait peut-être plus âgé que Molière.

[114] Ramon Fernandez, La Vie de Molière, Gallimard, 1929, p. 159. Le livre a été réédité sous un nouveau titre: Molière ou l'essence du génie comique, Grasset, 1979 (voir pp. 164-165).

[115] Op. cit., p. 196. Voir acte 1, scène 2, vers 189-190.

[116] Acte II, scène 3, vers 595-596.

[117] Acte III, scène 1;

[118] Acte I, scène 1.

[119] Acte IV, scène 3. 1

[120] Loc. cit.

[121] Selon Roger Planchon, en effet, « L'Histoire que l'on écrit aujourd'hui avec un H noblement majuscule, étaye toute la structure de la pièce et les comportements des personnages » (op. cit., p. 197).

[122] Voir acte II, scène 4;

[123] Ibidem.

[124] Op. cit., p. 199.

[125] Dans Les Nouvelles Littéraires, 18 mars 1976, p. 20. C'est, en partie, cette déclaration qui nous a déterminé à écrire cette étude.

 

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