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…………………………Le « Sur Racine » de Roland Barthes

…………………………PREMIÈRE PARTIE : L'ÉROS RACINIEN

…………………………CHAPITRE II : « LA "SCÈNE" ÉROTIQUE »



La deuxième des trois principales théories de Roland Barthes relatives à « l'éros racinien » se trouve exposée au début du chapitre « La "scène" érotique » auquel elle donne son titre. Mais elle a déjà fait une rapide apparition ans le quatrième paragraphe du chapitre « Les deux éros ». Nous avons vu qu'au début de ce paragraphe Roland Barthes annonçait son intention de laisser de côté « l'éros sororal » pour se consacrer à l'étude de « l'éros-événement » dont il nous disait aussitôt que « sorti tout armé, tout fini, d'une pure vision, il s'immobilise dans la fascination perpétuelle du corps adverse ». Et il ajoutait alors : « il reproduit indéfiniment la scène originelle qui l'a formé Bérénice, Phèdre, Eriphile, Néron revivent la naissance de leur amour) : le récit que ces héros en font à leur confident n'est évidemment pas une information, mais un véritable protocole obsessionnel » [1]. C'est ce propos que Roland Barthes va reprendre et développer dans les deux premiers paragraphes de « La « "scène" érotique ».

Mais avant d'y venir, il convient de citer le dernier paragraphe du chapitre qui se situe entre « Les deux éros » et « La "scène" érotique ». Dans ce chapitre intitulé « Le trouble », Roland Barthes souligne (mais on ne l'avait évidemment pas attendu pour le faire) l'importance de l' « émoi » et des troubles physiques dans « l'éros racinien ». II en profite naturellement pour essayer de nous refiler aussi quelques fariboles que nous sommes obligés le laisser de côté (on ne saurait les relever toutes) et il conclut en ces termes : « En somme, l'éros racinien ne met les corps en présence que pour les défaire. La vue du corps adverse trouble le langage et le dérègle, soit qu'elle l'exagère (dans les discours excessivement rationalisés), soit qu'elle le frappe d'interdit. Le héros racinien ne parvient jamais à une conduite juste en face du corps d'autrui : la fréquentation réelle est toujours un échec. N'y a-t-il donc aucun moment où l'éros racinien soit heureux ? Si, précisément lorsqu'il est irréel. Le corps adverse est bonheur seulement lorsqu'il est image; les moments réussis de l'érotique racinienne sont toujours des souvenirs » [2].

Ce petit paragraphe constitue évidemment une transition entre le chapitre « Le trouble », dont Roland Barthes commence par résumer l'idée principale, et le chapitre « la "scène" érotique » dont les dernières lignes annoncent le contenu. On saura d'autant plus gré à Roland Barthes d'essayer de faciliter ainsi la tâche du lecteur que ce n'est jamais son intérêt. Aussi bien n'est-ce guère son habitude. S'il l'a fait ici, c'est qu'il a dû sentir plus ou mains confusément que certains lecteurs pourraient être déconcertés en passant du chapitre « Le trouble  » au chapitre « la "scène" érotique  ». Ils risquent, en effet, d'être un peu surpris en découvrant, dans « la "scène" érotique  », que « l'éros racinien » est une source de paix et de bonheur, alors qu'ils avaient cru comprendre, en lisant le chapitre précédent, qu'il était essentiellement une source de trouble et de souffrance. Roland Barthes a voulu prévenir l'objection et il a cru le faire grâce au distinguo qu'il a établi : « l'éros racinien » est malheureux lorsqu'il est « réel » et heureux lorsqu'il est « irréel  », malheureux dans la rencontre effective et heureux dans le souvenir. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point en examinant les exemples de « scènes érotiques  » que nous proposera Roland Barthes. Mais nous pouvons déjà dire, en restant sur un plan général, que son distinguo ne nous convainc guère. Nous avons, en effet, bien du mal à comprendre comment ce qui était échec dans la réalité, peut se transformer en réussite dans le souvenir. Certes on dit volontiers que le souvenir embellit le passé. Mais, dans le cas présent, il s'agirait d'une transformation totale et non d'un simple embellissement. De plus et surtout, à proprement parler, ce n'est pas le souvenir qui embellit le passé; c'est au contraire parce que le souvenir tend à s'estomper, parce qu'il est transformé peu à peu par l'imagination, que le passé finit par paraître plus beau que ne fut la réalité. Or Roland Barthes nous a dit que « l'éros racinien […] reproduit indéfiniment la scène originelle qui l'a formé », que les personnages « revivent [3] la naissance de leur amour » et il le redira dans « la "scène" érotique ». Ainsi, chez l'amoureux racinien, le souvenir de la naissance de son amour resterait toujours immuable, toujours aussi vivace, toujours aussi précis qu'au premier jour. Mais, dans ces conditions, nous désespérons d'arriver à comprendre comment le malheur peut se transformer en bonheur, comment l'échec peut devenir une réussite. Si l'on ne fait que revivre exactement par le souvenir une scène qui fut un échec, comment donc pourrait-on avoir l'impression d'une réussite ?

Le moins que l'on puisse dire déjà, c'est que la théorie de « la "scène" érotique » semble se présenter assez mal. Voyons pourtant comment, après l'avoir esquissée dans « les deux éros  », Roland Barthes la précise et la complète dans le chapitre qu'il lui consacre. L'essentiel se trouve au début du premier paragraphe et nous le citons : « L'éros racinien ne s'exprime jamais qu'à travers le récit. L'imagination est toujours rétrospective et le souvenir a toujours l'acuité d'une image, voilà le protocole qui règle l'échange du réel et de l'irréel. La naissance de l'amour est rappelée comme une véritable "scène" : le souvenir est si bien ordonné qu'il est parfaitement disponible, on peut le rappeler à loisir, avec la plus grande chance d'efficacité » [4]. Dans le second paragraphe, Roland Barthes va insister sur « l'aspect plastique » de ces souvenirs obsessionnels : ce sont « des tableaux, c'est-à-dire qu'ils se rangent délibérément sous les normes de la peinture  : non seulement ces scènes sont composées, les personnages et les objets y ont une disposition calculée en vue d'un sens global, elles appellent le voyeur (et le lecteur) à une participation intelligente, mais aussi et surtout elles ont de la peinture la spécialité même : le coloris; rien de plus près du fantasme racinien qu'un tableau de Rembrandt par exemple » [5].

Ce qui nous inquiète tout d'abord - l'expérience nous ayant appris ce que valaient le « ne…que…  » et le « toujours » barthésiens - c'est, une nouvelle fois, le caractère catégorique de ces affirmations : « L'éros racinien ne s'exprime jamais qu'à travers le récit. L'imagination est toujours rétrospective et le souvenir a toujours l'acuité d'une image ». Car il ne s'agit pas de simples observations inspirées au critique par quelques exemples d' « éros raciniens », mais bel et bien d'une théorie générale : Roland Barthes entend nous livrer par la le critère infaillible qui permet de reconnaître si un personnage de Racine est ou n'est pas véritablement amoureux. S'il fait passer et repasser sans cesse devant son regard intérieur le tableau de sa première rencontre avec l'être aimé, il est bien amoureux; s'il ne le fait pas, il aura beau, comme Titus, dire et redire qu'il est éperdument amoureux et qu'il le restera toujours, Roland Barthes ne le croira jamais.

À l'appui de sa thèse, Roland Barthes invoque d'abord les exemples de Néron, d'Eriphile, d' Andromaque, de Bérénice et de Phèdre : « Ainsi Néron revit le moment où il est devenu amoureux de Junie, Eriphile celui où Achille l'a séduite, Andromaque celui où Pyrrhus s'est offert à sa haine (puisque la haine ne suit pas d'autre procès que l'amour) ; Bérénice revoit avec un trouble amoureux l'apothéose de Titus, Phèdre s'émeut de retrouver dans Hippolyte l'image de Thésée  » [5]. À ces cinq exemples, il en ajoute, quelques lignes plus loin, un sixième, celui d' Athalie : « Le théâtre racinien connaît d'ailleurs un état encore plus explicite du fantasme érotique, c'est le rêve : le songe d'Athalie est, dans la lettre, une prémonition; mythiquement, c'est une rétrospection : Athalie ne fait que revivre l'ééros qui la lie au jeune enfant (c'est-à-dire, une fois de plus, la scène ou elle l'a vu pour la première fois) » [6].

Disons tout d'abord que six exemples, alors que nous avons dénombré trente et un personnages amoureux dans la tragédie racinienne, c'est bien peu, quand il s'agit de dégager un caractère absolument général de « L'éros racinien  ». Il serait donc pour le moins souhaitable que ces six exemples fussent tous parfaitement probants. Or, si l'on prend la peine de les examiner, on s'aperçoit bien vite qu'un seul de ces exemples semble conforme aux propos du critique : celui de Néron. On ne saurait donc parler de règle, puisqu'il s'agit d'un cas unique. De plus, si l'on pousse l'examen un peu plus loin, on ne tarde pas à découvrir que ce cas unique est finalement encore plus incapable que les autres de justifier la thèse de Roland Barthes. Il en fait, au contraire, éclater toute l'absurdité.

Sur les six exemples invoqués par Roland Barthes, on peut, pour commencer, en récuser deux qu'on ne saurait en aucune façon considérer comme des « scènes érotiques ». Nous avons déjà dit ce que nous pensions de la relation érotique que Roland Barthes croit avoir découverte entre Athalie et Eliacin. On ne s'étonnera donc pas que nous refusions tout d'abord d'admettre que, dans son fameux songe, « Athalie ne fait que revivre l'éros qui la lie au jeune enfant ». S'il est vrai qu'Eliacin ne la laisse pas indifférente, quand elle le voit d'abord en songe :

Sa vue a ranimé mes esprits abattus…
J'admirais sa douceur, son air noble et modeste [7]

et ensuite quand il est amené devant elle :

Quel prodige nouveau me trouble et m'embarrasse ?
La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce,
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder… Je serais sensible à la pitié ?

si elle est envahie par un attendrissement qui l'étonne, le spectateur, lui, ne s'en étonne pas. Il sait, en effet, ce qu'Athalie ignore, qu'Eliacin est son petit-fils, et il comprend, comme Athalie le comprendra elle-même à la fin de la pièce, que Dieu réveille en elle la voix du sang et se sert du sentiment maternel pour exaucer la prière de Joad en répandant sur elle :

……Cet esprit d'imprudence et d'erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur [9].

Et, de fait, Athalie va proposer à Eliacin de lui servir de mère  :

Je prétends vous traiter comme mon propre fils [10].

Le plus consternant dans les élucubrations de Roland Barthes, c'est qu'elles ne témoignent pas seulement d'une totale incompréhension des textes, mais aussi, comme nous l'avons déjà vu avec la théorie de la « haine physique » qu'elles révèlent une étonnante méconnaissance des sentiments les plus naturels et des réalités humaines les plus universelles. Roland Barthes ne semble pas savoir que le sentiment maternel et le sentiment amoureux sont deux sentiments nettement distincts, même si parfois le premier peut prendre une coloration plus ou moins incestueuse, ce qui d'ailleurs ne se produit d'ordinaire que lorsque le fils est nettement plus âgé que ne l'est Eliacin. Si l'on doit faire intervenir « éros  » pour expliquer les sentiments qu'Eliacin inspire à Athalie, ne faudra-t-il pas, pendant qu'on y est, le faire intervenir aussi à chaque fois que quelqu'un se penche sur un berceau pour faire des risettes à un bébé ? Ne faudra-t-il pas soupçonner de bestialité tous les gens qui, une fois dans leur vie, ont caressé un chien ou un chat ?

Mais acceptons d'adopter pour un instant le point de vue de Roland Barthes. Si le songe d'Athalie représente, par rapport aux autres « scènes érotiques » invoquées par le critique, « un état encore plus explicite du fantasme érotique », alors les deux vers :

J'ai senti tout à coup un homicide acier
Que le traître en mon sein a plongé tout entier [11]

prennent une signification aussi évidente que nouvelle. Et, certes, dans cette perspective, la surprise d'Athalie se comprend encore bien mieux : le jeune âge d'Eliacin, « sa douceur, son air noble et modeste » ne laissaient guère prévoir ce viol à la cosaque. Mais alors ce qu'on ne comprend plus du tout, c'est que la surprise paraisse tellement désagréable à Athalie. Qui l'eût cru que cette maîtresse femme n'était qu'une sainte Nytouche ? C'est peut-être ce qui explique que Roland Barthes se soit arrêté à mi chemin et n'ait pas cru bon de rappeler ces vers et d'en proposer l'explication qu'imposait pourtant la logique de son interprétation [12].

À vrai dire, c'est le récit tout entier du songe d'Athalie que Roland Barthes n'avait aucun intérêt à rappeler. Si le lecteur de Racine n'a, en effet, aucune peine à comprendre l'effet que produit sur Athalie ce « songe effrayant » [13], le lecteur de Roland Barthes n'y comprend plus rien du tout. Amoins d'être vraiment très distrait, il peut difficilement avoir déjà complètement oublié ce qu'il a lu à la page précédente où Roland Barthes lui a expliqué doctement que, si « l'éros racinien » était hélas! toujours malheureux dans « la fréquentation réelle  », il prenait sa revanche grâce aux souvenirs qui étaient les seuls « moments réussis de l'érotique racinienne ». Voilà maintenant qu'il lui explique, encore plus doctement, que le songe d'Athalie est, en réalité, un souvenir (« mythiquement, c'est une rétrospection  »), le souvenir de la scène ou « l'éros  » s'est emparé d'elle. Logiquement, Athalie devrait éprouver l'impression d'avoir vécu grâce à ce songe qui s'est répété deux fois, des moments tout à fait réussis. Si cela était, il faudrait convenir qu'Athalie s'est exprimée bien maladroitement dans son récit et qu'elle n'a pas su nous faire sentir le contentement qu'elle avait éprouvé. Rappelons seulement le premier vers dont tout le monde se souvient, sauf Roland Barthes (nous y reviendrons dans notre prochain chapitre)  :

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit [14]

et écoutons Athalie évoquer à la fin de son récit ses impressions et ses réactions :

Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.
Lasse enfin des horreurs dont j'étais poursuivie,
J'allais prier Baal de veiller sur ma vie
Et chercher du repos au pied de ses autels.
Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortels!
Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée,
Et d'apaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée [15].

Manifestement Athalie ne semble pas avoir le sentiment qu'elle a vécu des moments particulièrement réussis.

On pourrait, d'ailleurs, commencer par se demander si Roland Barthes a bien le droit d'assimiler le songe d'Athalie à un souvenir. Car c'est vraiment se payer de mots et se moquer du monde que de dire : « le songe d'Athalie est, dans la lettre, une prémonition; mythiquement, c'est une rétrospection ». Toute la "démonstration" de Roland Barthes est contenue dans le mot « mythiquement  ». C'est sans doute un mot magique, car nous n'arrivons pas du tout à comprendre comment il réussit à transformer la « prémonition  » en « rétrospection ». Certes, les mots permettant beaucoup de choses, on pourrait définir la prémonition (précisons que nous n'y croyons pas) comme un souvenir anticipé, la prémonition nous fournissant, comme le souvenir, une espèce de double de l'événement, avec cette différence que, dans la prémonition, le double précéderait l'original. Mais cette différence est évidemment fondamentale et on ne peut l'escamoter d'un mot comme le fait Roland Barthes. Il a assurément le droit de ne pas croire à l'existence des rêves prémonitoires et moins que personne nous ne songerions à le lui reprocher. Il a aussi le droit de considérer, avec Voltaire, Athalie comme une pièce profondément obscurantiste. Mais il n'a pas le droit de refaire la pièce à sa convenance. Racine ayant prêté à Athalie un rêve prémonitoire, Roland Barthes n'a pas le droit de décréter que c'est un souvenir et de le traiter comme tel.

De plus, Roland Barthes a défini la « scène érotique » non seulement comme un souvenir, mais, d'une manière plus précise, comme un souvenir qui est toujours « parfaitement disponible » et que l'on peut « rappeler à loisir ». Et, quelques lignes plus loin, juste avant d'invoquer l'exemple du songe d'Athalie, il a écrit : « Ces scènes érotiques sont en effet de véritables fantasmes, rappelés pour alimenter le plaisir ou l'aigreur [Roland Barthes pense ici à Andromaque], et soumis à tout un protocole de répétition » [16]. Il en va tout autrement du songe même quand il n'est pas envoyé par Dieu, comme l'est celui d'Athalie. On ne saurait le « rappeler à loisir »; rien n'est moins « disponible ». Si Athalie a revu le sien à deux reprises, ce fut bien involontairement. Elle ne l'a assurément pas rappelé pour alimenter son plaisir, du moins si l'on en juge par ce qu'elle dit à Abner et à Mathan :

Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse;
Mais un trouble importun vient, depuis quelques jours,
De mes prospérités interrompre le cours.
Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe ?)
Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge.
Je l'évite partout, partout il me poursuit [17].

Ajoutons, pour en finir avec l'exemple d'Athalie, que Roland Barthes réduit singulièrement la valeur prémonitoire de son songe. Ayant défini la « scène érotique  » comme celle qui reproduit « la naissance de l'amour  », pour lui « Athalie ne fait que revivre […] la scène où elle a vu [Eliacin] pour la première fois ». Ce faisant, il laisse de côté le dénouement du songe, dénouement qui en est assurément l'élément capital. Athalie ne vit pas seulement à l'avance sa rencontre avec Eliacin au temple; d'une manière sans doute inexacte dans la lettre, puisque ce n'est pas Eliacin qui la mettra à mort (dans la tragédie, la vérité des songes, comme celle des oracles, est toujours enveloppée), ce qu'elle vit à l'avance, c'est aussi et surtout sa propre mort à la fin de la tragédie. D'ailleurs c'est apparemment, et on la comprend, ce qui, dans le songe, l'inquiète le plus [18].

L'interprétation que Roland Barthes nous propose du songe d'Athalie, constitue incontestablement un des sommets dans la sottise du Sur Racine. Des propos aussi grotesques auraient dû ouvrir les yeux des lecteurs les moins perspicaces. Le second exemple de « scène érotique » que nous récusons d'emblée, faute d'y trouver quoi que ce soit d'érotique n'atteint sans doute pas au même niveau d'insanité et nous le regrettons (à tant faire que de dire des choses totalement fausses, au moins qu'elles soient aussi bouffonnes que possible!). Il est pourtant bien déconcertant. Car, si l'on ne s'attendait assurément pas du tout à voir le songe d'Athalie évoqué dans un chapitre qui devait traiter des « moments réussis de l'érotique racinienne », on ne s'attendait guère non plus à y trouver l'évocation par Andromaque de la destruction de Troie  :

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle;
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage
Et de sang tout couvert, échauffant le carnage ;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants,
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vint s'offrir à ma vue [19].

Dans cette tirade, Andromaque évoque les événements [20] qui ont irrémédiablement ruiné son existence. Ces vers jouent un rôle essentiel dans l'économie de la pièce. Ce passé si dramatique pèse de tout son poids sur le présent. C'est lui qui crée le conflit qui déchire l'âme d'Andromaque et qui constitue le ressort de toute l'action tragique. Pour enfermer son personnage dans le dilemme sur lequel il construisait toute son intrigue, Racine se devait de souligner avec la plus grande force le caractère obsessionnel d'un souvenir assez affreux pour contrebalancer, chez Andromaque, le sentiment maternel et la volonté de sauver un fils unique.

Il est évident que, dans le souvenir d'Andromaque, ces événements tragiques n'ont rien perdu de leur horreur. D'ailleurs Roland Barthes n'a aucunement prétendu que ces moments affreux étaient devenus, par la magie du souvenir, des « moments réussis ». Aussi bien, nous l'avons vu, lorsqu'il dit des « scènes érotiques  » qu'elles sont « de véritables fantasmes, rappelés pour alimenter le plaisir », il ajoute aussitôt ce correctif pour le moins inattendu : « ou l'aigreur » [21]. Que s'est-il passé ? Roland Barthes, qui venait d'évoquer, dans la phrase précédente, le cas d'Andromaque [22], s'est rendu compte que le lecteur aurait du mal à admettre qu'elle avait évoqué ce passé tragique pour alimenter son plaisir. Certes, il aurait pu se dire alors que l'exemple était décidément bien mal choisi et y renoncer. Mais cela aurait constitué un précédent fâcheux : le Sur Racine n'aurait jamais été écrit, ni les autres livres de Roland Barthes, si leur auteur s'était jamais interrogé sur le bien-fondé de ses propos. ll a préféré ajouter froidement « ou l'aigreur », comme si le contraire, c'était la même chose. Ce procédé, s'il lui est habituel, n'en est pas moins ahurissant. Imaginons un moment que Roland Barthes ait été naturaliste et qu'il ait accepté, bien que connaissant beaucoup mieux les animaux diurnes, d'écrire un ouvrage sur Les Animaux nocturnes. Qu'aurait-il fait ? Pour pouvoir parler aussi et surtout des animaux diurnes, il aurait tout simplement complété la définition classique de l'animal nocturne : « Animal qui veille, se déplace, chasse et se nourrit pendant la nuit », en ajoutant seulement « ou pendant le jour ».

De plus, peut-on dire que le souvenir de la prise de Troie est un souvenir qu'Andromaque rappelle « à loisir » pour « alimenter » son aigreur ? Bien sûr, ce qui était tout à fait impossible dans le cas d'Athalie, puisqu'il s'agissait d'un songe et non d'un souvenir, ne l'est plus dans le cas d'Andromaque. Toujours est-il q'une telle affirmation doit pouvoir s'appuyer sur le texte, sous peine d'apparaître totalement arbitraire. On ne voit rien qui l'autorise. Racine nous présente un personnage qui est poursuivi par ses souvenirs. Pour qu'Andromaque puisse les « rappeler à loisir », il faudrait d'abord qu'ils cessent de la hanter. Mais les événements qu'elle a vécus, sont tels qu'après un an seulement il serait étonnant qu'elle n'en fût pas toujours obsédée. Point n'est besoin, par conséquent, de voir en elle, comme Roland Barthes, un personnage qui se fait son petit cinéma intérieur. Une telle interprétation n'est pas seulement gratuite : elle risque fort de détendre le ressort de la mécanique tragique et de diminuer l'émotion du spectateur à qui il sera moins facile de comprendre et de partager le tourment du personnage. Les auteurs tragiques, en général et Racine, en particulier, s'ingénient à placer leurs personnages dans des situations qui soient pour eux les plus douloureuses possible. En ce faisant, ils les dispensent du moins d'avoir à « alimenter » eux-mêmes leurs souffrances.

Mais la scène de la prise de Troie est aussi celle où Andromaque a vu Pyrrhus pour la première fois. En revivant cette scène, elle revit donc la naissance de sa haine, comme Néron, Bérénice, Eriphile, Phèdre et Athalie [23], revivent la naissance de leur amour. C'est pourquoi Roland Barthes croit pouvoir en faire un exemple de « scène érotique » en nous rappelant, dans une parenthèse, que « la haine ne suit pas d'autres procès que l'amour  ». Il y aurait beaucoup à dire sur les parenthèses de Roland Barthes. Il en use abondamment et très souvent pour faire passer, comme si elles allaient de soi, les affirmations les plus contestables. C'est le cas de celle-ci qui se rattache à l'absurde théorie de la « haine physique  », Certes, chez Andromaque, la naissance de la haine a été immédiate, comme l'est celle de « l'éros-événement  ». Mais, étant donné les circonstances dans lesquelles elle a vu Pyrrhus pour la première fois le contraire eût été très surprenant. Pour se faire haïr immédiatement de quelqu'un, un des moyens les plus sûrs est sans doute de se présenter à lui, comme Pyrrhus s'est présenté à Andromaque, en incendiant sa maison et en massacrant sa famille. Assurément, la haine d'Andromaque n'est pas du tout gratuite. S'il est vrai qu' « elle naît de la vue », c'est de la vue de ce que fait Pyrrhus et de ce qu'il a fait. De Pyrrhus lui-même, elle n'a vu que les deux traits qui ne disaient que trop ce qu'il était en train de faire, « les yeux étincelants  » et « le sang » dont il était « tout couvert ». Cela lui a suffi et on la comprend. La haine, nous a dit Roland Barthes, « est sentiment aigu de l'autre corps ». Quant à nous, nous voyons mal comment Andromaque, dans de telles circonstances, aurait pu avoir, par une espèce d'intuition aussi soudaine que mystérieuse, le « sentiment aigu » du corps de Pyrrhus. En revanche nous voyons sans peine comment elle a pu avoir tout de suite le « sentiment aigu » qu'elle avait affaire à un tueur. Il est tout à fait évident qu'Andromaque aurait éprouvé la même haine immédiate pour quiconque aurait fait ce qu'a fait Pyrrhus. Ainsi, bien loin que Roland Barthes puisse prétexter que « la haine ne suit pas d'autre procès que l'amour », pour illustrer ses propos sur la « scène érotique » en se servant de l'exemple d'Andromaque, cet exemple à lui seul suffirait à montrer, s'il en était vraiment besoin, qu'il faut avoir perdu le sens pour oser affirmer que « la haine ne suit pas d'autre procès que l'amour ». Qui oserait tenir un pareil propos devant quelqu'un dont la famille a été exterminée dans un camp de concentration et qui en a conçu pour les nazis une haine bien compréhensible ?

Certes il peut arriver que l'amour méconnu, bafoué, trahi, tende à se changer en haine. Il en résulte alors une espèce d'ambivalence de l'amour et de la haine, ambivalence que Racine a soulignée avec une particulière insistance dans Andromaque. C'est l'amour d'Hermione pour Pyrrhus qui nous en offre les meilleurs exemples. Rappelons seulement les vers célèbres d'Hermione répondant à Cléone  :

Ah! je l'ai trop aimé pour ne le point haïr [24]

ou s'interrogeant, au début de l'acte V :

Ah! ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais [25] ?

et l'échange de répliques entre Hermione et Oreste :

Ah! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus,
Je vous hairais trop.
…………- Vous m 'en aimeriez plus [26].

Oreste, non plus, ne sait plus très bien parfois s'il aime Hermione ou s'il la hait. Rappelons ce qu'il dit à Pylade, lorsqu'il lui raconte comment il avait cru avoir triomphé de son amour :

Je pris tous mes transports pour des transports de haine [27]

et, un peu plus loin, comment il s'est rendu compte que sa victoire était illusoire :

Je sentis que ma haine allait finir son cours;
Ou plutôt je sentis que je l'aimais toujours [28].

Pyrrhus, lui aussi, balance entre l'amour et la haine. Il en avertit Andromaque :

Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S'il n'aime avec transport, haïsse avec fureur [29].

Mais, même dans ce cas où il y a une espèce de confusion entre la haine et l'amour, où l'amour tend à se changer en une haine qui reste toute chargée d'amour, on ne peut aucunement dire que « la haine ne suit pas d'autre procès que l'amour ». Née de l'amour déçu, elle suit nécessairement un « autre procès » que l'amour. Quant à la haine qu'Andromaque éprouve pour Pyrrhus, elle n'a évidemment rien à voir avec l'amour déçu.

Certains ont prétendu, il est vrai, que, derrière la haine d'Andromaque, il pourrait bien y avoir de l'amour, non pas déçu bien sûr, mais refoulé. Pour ce faire, ils se sont surtout appuyés sur le fait que, dans l'édition de 1668, Andromaque réapparaissait au cinquième acte, après la mort de Pyrrhus et prononçait une tirade dans laquelle elle reprochait à Hermione de lui faire « pleurer ses plus grands ennemis » et allait jusqu'à dire :

Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place [30].

Ainsi Jules Lemaître, qui semble d'ailleurs avoir été le premier à invoquer cette tirade, écrit dans son Jean Racine : « Andromaque peut haïr le fils d'Achille et celui qui atué tant de Troyens  : mais la personne même de Pyrrhus, je crois qu'Andromaque ne la hait point. Et la preuve, c'est qu'aussitôt que Pyrrhus est mort à cause d'elle, Andromaque se met à l'aimer. Je ne dis pas seulement qu'elle lui est reconnaissante et qu'elle le pleure par convenance : je dis qu'elle l'aime ». Certes Jules Lemaître n'est pas Roland Barthes et il se montre prudent. Il sait fort bien qu'on n'a pas le droit d'utiliser un passage qui a été supprimé par l'auteur sans tenir compte du fait qu'il a été supprimé. ll sait qu'on peut d'autant moins en tirer telle ou telle conclusion que l'auteur l'a peut-être supprimé pour éviter justement qu'on le fît. Et il pense, d'ailleurs, que c'est effectivement le cas  : « Racine a supprimé, dans l'édition de 1676, cette rentrée d'Andromaque. Il a senti qu'il ne convenait pas de nous la montrer aimant un autre homme que son premier époux, aimant Pyrrhus, même mort à cause d'elle : car ce ne serait plus l' 'Andromaque d'Hector' (Hectoris Andromache) » [31]. Il n'en conclut pas moins  : « Mais, qu'il ait d'abord écrit cette scène, il me semble que cela révèle un goût assez audacieux de vérité psychologique; car cela suggère l'idée qu'Andromaque pût être touchée, à son insu, de l'amour de Pyrrhus et fût ainsi préparée à ce phénomène tragique  : l'amour naissant subitement du sang versé et de la mort » [32]. Ainsi, selon Jules Lemaître, Racine nous aurait d'abord montré Andromaque devenant effectivement amoureuse de Pyrrhus, aussitôt après sa mort, Il aurait ensuite jugé que cela pourrait choquer et aurait supprimé la scène. Mais, connaissant son métier, il avait fait en sorte de nous préparer à cette scène. Or, s'il a supprimé la scène, il n'a pas supprimé ce qui la préparait. Il en résulterait donc une légère ambiguïté dans l'attitude d'Andromaque à l'égard de Pyrrhus.

Que faut-il penser de cette thèse ? Tout d'abord, nous ne croyons guère que Racine ait songé à rendre Andromaque amoureuse de Pyrrhus après sa mort. Mais peut-être, après coup, a-t-il craint qu'on ne le crût. Et sans doute une telle crainte ne pouvait que l'inciter à renoncer à cette scène. Il est peu probable, pourtant, qu'elle ait joué un rôle déterminant, Il avait, en effet, les meilleures raisons du monde pour supprimer une scène, qui, en dehors du fait qu'elle pouvait donner lieu à une interprétation erronée, était, de toute façon, bien mal inspirée, pour ne pas dire fort incongrue. Pourquoi donc l'avait-il écrite ? Tout simplement parce qu'il hésitait à laisser tomber le rideau sans qu'on ait revu Andromaque qui n'avait pas reparu depuis la première scène de l'acte IV. Mais, pour pouvoir paraître au dénouement, un personnage tragique est tenu à se lamenter. En faisant revenir Andromaque sur scène après la mort de Pyrrhus, Racine était obligé de lui faire prononcer, en quelque sorte, son oraison funèbre. Il a même cru devoir la faire pleurer Pyrrhus, non pas parce qu'elle l'aimerait; mais parce que son sort lui inspire de la pitié [33], et surtout parce qu'elle vient d'épouser Pyrrhus et qu'elle se fait donc un devoir de pleurer celui dont elle est maintenant la veuve [34]. Malheureusement il nous est bien difficile de prendre vraiment au sérieux les lamentations d'Andromaque, Comment ne pas se dire, en effet, qu'elle a plus de raisons de se réjouir qu'elle n'en a de s'affliger et que le dénouement, pour elle loin d'être vraiment tragique, serait plutôt miraculeux ? Quelque désir qu'elle puisse avoir de rejoindre Hector dans la tombe, elle ne peut pas ne pas penser qu'il vaut tout de même mieux qu'elle continue à vivre pour pouvoir veiller elle-même sur son fils, Il est d'autant plus difficile de compatir à la douleur d'Andromaque que, si, pour elle, le dénouement n'est pas tragique, il l'est assurément, pour tous les autres. Si la tirade d'Andromaque paraît incongrue, c'est aussi parce que le spectateur attend la réaction d'Hermione à la mort de Pyrrhus et que cette réaction l'intéresse bien plus que celle d'Andromaque. Il supporte donc avec impatience le discours d'Andromaque et il s'étonne qu'Hermione, qui n'a encore aucun détail sur la mort de Pyrrhus, ait la patience de l'écouter. Et la violence de sa réaction, après le récit d'Oreste rendra encore après coup sa patience plus étonnante.

Mais, s'il est peu probable que Racine ait vraiment craint qu'on interprétât mal la tirade d'Andromaque, c'est aussi parce qu'il n'avait sans doute pas le sentiment de nous avoir préparés, fût-ce très discrètement, à cette interprétation. Il devait plutôt avoir le sentiment qu'il l'avait très nettement écartée. En effet, lorsque Pylade évoque, pour informer Oreste, les relations de Pyrrhus et d'Andromaque, il lui dit :

Il l'aime : mais enfin cette veuve inhumaine
N'a payé jusqu'ici son amour que de haine [36].

De même, lorsque Hermione, dans sa colère jalouse, songe un moment à faire intervenir les Grecs auprès de Pyrrhus pour lui demander la vie d'Andromaque, comme ils lui ont déjà demandé celle d'Astyanax, Cléone s'emploie à l'apaiser, en lui rappelant qu'elle n'a aucune raison de soupçonner Andromaque de vouloir lui enlever Pyrrhus  :

Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes
Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes,
Et qu'un cœur accablé de tant de déplaisirs
De son persécuteur ait brigué les soupirs ?
Voyez si sa douleur en paraît soulagée.
Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée ?
Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté [37] ?

Et Hermione, malgré sa jalousie, n'insiste pas, sachant fort bien, au fond d'elle-même, que Cléone a raison.

Ainsi Racine a clairement indiqué, et par la bouche de deux personnages, Pylade et Cléone, à qui l'on peut se fier, parce qu'ils sont des observateurs désintéressés, qu'Andromaque n'était point amoureuse de Pyrrhus. Cela dit, on peut effectivement penser, comme Jules Lemaître, qu'Andromaque hait en Pyrrhus « le fils d' Achille et celui qui a tué tant de Troyens » plutôt que sa « personne même ». Curieusement, en effet, ce n'est pas la vue de Pyrrhus, mais la vue d'Astyanax qui semble réveiller le plus violemment la colère et la haine d'Andromaque. Jamais, semble-t-il, Pyrrhus n'a trouvé Andromaque aussi « farouche » que lorsqu'il est allé la rejoindre auprès d'Astyanax, si l'on en juge par la façon dont il rappelle cette scène à Phœnix :

…………Tu l'as vu comme elle m'a traité.
Je pensais, en voyant sa tendresse alarmée,
Que son fils me la dût renvoyer désarmée :
J'allais voir le succès de ses embrassements;
Je n'ai trouvé que pleurs mêlés d'emportements.
Sa misère l'aigrit, et, toujours plus farouche,
Cent fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche.
Vainement à son fils j'assurais mon secours :
« C'est Hector, disait-elle, en l'embrassant toujours;
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace;
C'est lui-même, c'est toi, cher époux, que j'embrasse » [36].

Ainsi, parce qu'Astyanax rappelle à Andromaque Hector et son bonheur passé, il lui rappelle en même temps que ce bonheur, Achille et son fils l'ont détruit pour toujours. Mieux que Pyrrhus lui-même, il lui rappelle ce que Pyrrhus a fait. C'est que Pyrrhus, tel que Racine nous le présente un an après ses tristes exploits, ne saurait être confondu totalement avec eux. Lui-même regrette ce qu'il a fait, et il en rejette en partie la responsabilité sur les circonstances et sur cette ivresse du sang qui s'empare des soldats, sans pour autant nier sa part de responsabilité, lorsqu'il dit à Oreste :

La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre et confondaient nos coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère [39] !

De toute évidence, Racine a voulu que nous croyions à la sincérité de ses remords [40]. Il a voulu nous inspirer pour lui, en dépit de tout ce qu'il a fait, une certaine estime et cette sympathie dont un personnage tragique a besoin pour éveiller notre pitié [41]. Il a voulu, que, pour Andromaque elle-même, Pyrrhus ne fût pas seulement l'homme « de sang tout couvert » qu'elle évoque devant Cléone. S'il n'était rien d'autre à ses yeux, on ne comprendrait absolument pas comment elle peut se résoudre à disparaître en lui confiant son fils. Aussi, lorsque, après être allée se recueillir sur le tombeau d'Hector, elle revient annoncer sa décision à Cléone, elle la justifie en disant  :

Je sais quel est Pyrrhus. Violent, mais sincère,
Céphise, il fera plus qu'il n'a promis de faire [42].

Ainsi qu'elle demande à Cléone de le dire à Pyrrhus, elle ne pouvait pas lui donner une meilleure preuve de confiance et d'estime :

Dis-lui qu'avant ma mort je lui fus engagée,
Que ses ressentiments doivent être effacés !
Qu'en lui laissant mon fils, c'est l'estimer assez [43].

Mais, si Racine ne pouvait pas ne pas prêter à Andromaque une certaine estime pour Pyrrhus sans rendre sa décision de se tuer en lui laissant Astyanax totalement incompréhensible [44], il n'avait, en revanche aucune raison d'aller jusqu'à lui prêter de l'amour. Bien au contraire, comme l'écrit Raymond Picard, « faire Andromaque amoureuse de Pyrrhus, […] c'est enlever beaucoup à la pureté de dessin et au tragique de la pièce » [45]. Prétendre que l'amour de Pyrrhus, à la différence de ceux d'Oreste et d'Hermione, est payé de retour, c'est, en effet, détruire la belle et simple rigueur d'un schéma tragique que le même Raymond Picard, sans penser, assurément, avoir fait là une découverte, a résumé ainsi : « Oreste aime Hermione qui ne l'aime pas; Hermione aime Pyrrhus qui ne l'aime pas; Pyrrhus aime Andromaque qui ne l'aime pas; Andromaque aime Hector qui est mort. Telle est la chaîne tragique. Tous ces héros ne sont unis que par le pouvoir dont chacun dispose de faire le malheur de l'autre  » [46]. Les propos de Racine dans la seconde Préface ne laissent d'ailleurs aucun doute sur ses intentions. Expliquant pourquoi il n'a pas suivi Euripide chez qui Andromaque « craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu'elle a eu de Pyrrhus  », et n'a pas voulu qu'elle connût « d'autre mari qu'Hector, ni d'autre fils qu'Astyanax », il nous dit  : « J'ai cru en cela me conformer à l'idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d' Andromaque, ne la connaissent guère que pour la veuve d'Hector et pour la mère d'Astyanax. On ne croit point qu'elle doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils » [47].

Il y a ainsi tant de raisons de rejeter l'hypothèse qu'Andromaque puisse être amoureuse de Pyrrhus que Roland Barthes ne pouvait pas ne pas être fortement tenté de l'adopter. Et, de fait, il va s'y rallier dix-huit pages plus loin, en déclarant  : « En dépit des dédains qu'a suscités cette interprétation, je suis persuadé qu'il y a une ambivalence d'Hector et de Pyrrhus aux yeux d'Andromaque » [48]. Notons en passant que, trente-trois pages plus loin, dans le chapitre consacré à Andromaque, il aura complètement oublié qu'il s'était prononcé pour cette interprétation, affirmant qu'« Andromaque est exclusivement définie par sa fidélité à Hector » [49]. Ce n'est là qu'un exemple de plus de son étonnante liberté d'esprit : Roland Barthes ne se sent jamais lié par ce qu'il a déjà dit. D'ailleurs, en se ralliant à l'hypothèse d'une Andromaque qui serait amoureuse de Pyrrhus, Roland Barthes avait déjà oublié que, dans « La "scène" érotique », il n'avait nullement dit, c'était pourtant le moment ou jamais de le faire, qu'Andromaque éprouvait de l'amour pour Pyrrhus : il n'avait parlé que de haine.

Bien sûr Roland Barthes pourrait penser, comme Jules Lemaître est tenté de le faire, qu'Andromaque éprouve pour Pyrrhus à la fois de la haine et de l'amour. Mais Jules Lemaître pense, et il n'a pas tort que la haine d'Andromaque n'est pas une haine viscérale, qu'elle déteste ce que Pyrrhus a fait et qu'elle ne peut oublier, et non sa « personne même ». Mais sa conception de la haine interdit justement à Roland Barthes de faire une telle distinction. Si la haine est essentiellement, « physique », si elle est « charnelle », si elle est « sentiment aigu de l'autre corps », c'est nécessairement la « personne même » de Pyrrhus qui fait naître et qui nourrit la haine d'Andromaque. Mais alors on ne voit vraiment pas comment elle pourrait en même temps l'aimer. Si la haine, comme l'amour, naît de la vue d'un corps, il est clair que personne ne saurait jamais éprouver pour personne à la fois de la haine et de l'amour.

Au total, ce que Roland Barthes dit, dans le Sur Racine, des sentiments qu'Andromaque nourrit pour Pyrrhus, tient en six lignes environ. C'est peu, mais c'est assez pour que Roland Barthes se contredise de la manière la plus radicale, en affirmant qu'Andromaque éprouve de la haine pour Pyrrhus, et en approuvant ceux qui la croient amoureuse de lui, alors pourtant que sa théorie de la haine rend ces deux affirmations totalement inconciliables. Et, en se contredisant, il peut ainsi contredire Racine deux fois. En admettant qu'Andromaque est amoureuse de Pyrrhus, il contredit et le texte même de la pièce et les déclarations de l'auteur (dans la seconde Préface), et, en même temps, il manifeste son incompréhension de la structure dramatique et du tragique de l'œuvre. Il contredit aussi Racine en faisant de la haine d'Andromaque une haine physique et viscérale. Or ce n'est évidemment pas la personne même de Pyrrhus qui a fait naître la haine d' Andromaque - rien n'eût été plus absurde -, mais seulement ce qu'il a fait. Bien plus Racine n'a même pas voulu, ce qui, en revanche, n'eût pas été absurde, qu'Andromaque s'obstinât à ne voir en Pyrrhus que l'homme qui lui était apparu pour la première fois « les yeux étincelants » et « de sang tout couvert ». Il n'a pas voulu nous montrer Andromaque éprouvant toujours devant Pyrrhus l'horreur qu'elle avait éprouvée la première fois. Il ne l'a pas voulu parce qu'il voulait nous convaincre que Pyrrhus valait mieux que ce qu'il avait fait et le meilleur moyen de nous en convaincre était qu'Andromaque elle-même le reconnût et, sans pouvoir oublier ce qu'il avait fait, lui témoignât pourtant une certaine estime. Il ne l'a pas voulu enfin parce que, si Andromaque avait éprouvé pour Pyrrhus la haine viscérale qu'éprouvent l'un pour l'autre Etéocle et Polynice, elle n'aurait jamais pu se résoudre à lui laisser son fils. Elle n'aurait même pas pu y songer une seconde.

Ajoutons, pour en finir avec l'exemple d'Andromaque que, si elle n'est pas amoureuse de Pyrrhus, elle l'a été d'Hector et semble même l'être encore par-delà la mort. Or, comme nous l'avons déjà noté en discutant la théorie des « deux éros », si elle a sans cesse le nom d'Hector à la bouche, elle ne fait jamais la moindre allusion à la naissance de son amour. Enfin et surtout comment ne pas trouver très étrange que, pour illustrer son propos, Roland Barthes n'évoque que le personnage d'Andromaque et ne dise rien ni d'Oreste, ni d'Hermione, ni de Pyrrhus ? Car, de toute évidence, pour étudier « l'éros racinien » dans Andromaque, si l'on peut ne pas parler d'Andromaque, on ne peut pas ne pas parler d'Oreste, ni d'Hermione, ni de Pyrrhus. Roland Barthes, pourtant, n'en fait rien. C'est qu'entre deux maux, il faut choisir le moindre et, pour faire admettre au lecteur que « l'éros racinien » ne s'exprime jamais qu'à travers le récit sans cesse refait de sa naissance, il valait mieux ne pas lui rappeler l'existence d'Oreste, ni celle d'Hermione, ni celle de Pyrrhus. Ni Oreste, ni Hermione, ni Pyrrhus ne font, en effet, jamais le récit qu'ils devraient refaire sans cesse. Ainsi, bien loin de pouvoir servir à illustrer les propos du critique sur « la "scène" érotique  », la seule pièce d'Andromaque pourrait suffire à montrer combien ils sont arbitraires.

Roland Barthes nous a proposé six exemples de « scènes érotiques  ». Nous venons d'en récuser deux, le songe d'Athalie et le récit qu'Andromaque fait de la prise de Troie. Il n'en reste donc plus que quatre. Du moins va-t-il s'agir maintenant de personnages effectivement amoureux [50] et de textes dans lesquels ils évoquent effectivement l'être qu'ils aiment. Mais il s'en faut bien pourtant que ces exemples justifient vraiment les propos de Roland Barthes. Nous examinerons tout d'abord l'exemple de Bérénice, parce qu'il est sans aucun doute le plus surprenant des quatre. Nous avons déjà noté, au chapitre précédent, que Roland Barthes, en considérant comme « sororal » l'amour d'Antiochus, nous révélait ainsi qu'il n'avait qu'une connaissance très superficielle du texte. Nous ne nous étions pas trompé et l'exemple de « scène érotique » que Roland Barthes a cru découvrir dans Bérénice, va nous le confirmer d'une manière éclatante.

Cette scène, à laquelle Roland Barthes nous renvoie en note [51], c'est celle où Bérénice évoque devant Phénice l'apothéose de Vespasien. C'est, du moins ce qu'avant Roland Barthes, on avait généralement compris. Rappelons cette tirade :

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
Tes yeux ne sont-ils pas tous pleins de sa grandeur ?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat;
Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;
Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards;
Ce port majestueux, cette douce présence.
Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les cœurs en secret l'assuraient de leur foi !
Parle : peut-on le voir sans penser, comme moi,
Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître
Le monde en le voyant eût reconnu son maître [52] ?

Quand Roland Barthes résume cette tirade en écrivant que Bérénice « revoit avec un trouble amoureux l'apothéose de Titus » [53], on commence par sursauter. Mais, tout de suite, on se dit qu'il doit s'agir d'un simple lapsus calami, cela arrive à tout le monde, et que Roland Barthes, par pure distraction, a écrit le nom de Titus à la place de celui de Vespasien. Malheureusement, ce n'est pas un lapsus et on en a la preuve un peu plus loin, lorsque, voulant souligner « l'aspect plastique », de ces grandes « scènes érotiques », Roland Barthes écrit : « l'enlèvement de Junie, le rapt d'Eriphile, la descente de Phèdre au Labyrinthe, le triomphe de Titus et le songe d'Athalie sont des tableaux » [54]. On le voit, Roland Barthes ne semble pas savoir que l'apothéose et le triomphe sont deux cérémonies bien différentes. Il n'a, en tout cas, pas compris que la cérémonie évoquée par Bérénice et qui a eu lieu la nuit précédant la journée tragique, était celle de l'apothéose de Vespasien. Il l'a confondue avec celle du triomphe qui a suivi la victoire de Titus sur les Juifs, cérémonie qui a eu lieu il y a plusieurs années déjà [55] et qui sera évoquée par Titus lui-même, au début de l'acte III, lorsqu'il dira à Antiochus :

Je n'ai pas oublié, prince, que ma victoire
Devait à vos exploits la moitié de sa gloire,
Que Rome vit passer au nombre des vaincus
Plus d'un captif chargé des fers d'Antiochus;
Que dans le Capitole elle voit attachées
Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées [56].

Une telle confusion est tout à fait ahurissante. Le récit que Bérénice fait de l'apothéose de Vespasien, montre, il est vrai, qu'elle a bien peu pensé au défunt au cours de la cérémonie et qu'elle n'a eu d'yeux que pour Titus. Les Romains aussi, si l'on en croit Bérénice, et on peut l'en croire, n'ont eu d'yeux que pour le nouvel empereur. Il est vrai enfin que cette scène, Bérénice, devant Phénice, la « revoit avec un trouble amoureux ». D'ailleurs, elle s'en rend compte elle-même, puisqu'elle ajoute :

Mais, Phénice, où m'emporte un souvenir charmant [57] ?

Ainsi, comme l'écrit Raymond Picard, « dans l'apothéose de Vespasien, Bérénice voit celle de son amour : seul existe Titus, et c'est à lui que toute grandeur au monde emprunte son éclat» [58]. C'est sans doute là qu'il faut chercher l'origine de l'erreur de Roland Barthes [59]. Il n'en reste pas moins vrai qu'une telle erreur, qui serait excusable chez un élève de Seconde ou de Première qui lit la pièce pour la première fois, est inadmissible de la part de quelqu'un qui écrit un livre sur Racine et qui, de plus, est persuadé que personne n'a su « lire » avant lui. Bien sûr, dans cette tirade, Bérénice ne parle pas de Vespasien; bien sûr, elle ne parle que de Titus. Mais Racine connaît son métier et il a fait en sorte qu'un lecteur un peu attentif ne pût pas se tromper. Il lui demande seulement de se souvenir de ce qui s'est dit à la scène précédente. En effet, « cette nuit » que Bérénice revit devant Phénice, elle l'a déjà évoquée, quelques instants plus tôt, devant Antiochus. Elle lui a fait part des inquiétudes qu'elle venait d'éprouver, le deuil de Titus semblant avoir « suspendu son amour », et, Antiochus lui ayant alors demandé :

Il a repris pour vous sa tendresse première [60] ?,

elle lui a répondu :

Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,
Lorsque, pour seconder ses soins religieux,
Le sénat a placé son père entre les dieux.
De ce juste devoir sa piété contente
À fait place, Seigneur, au soin de son amante [61].

Aucun doute, aucune hésitation ne sont possibles. « Cette nuit  » dont Bérénice rappelle « la splendeur » à Phénice, est évidemment « cette nuit dernière » qui a mis fin, par l'apothéose de Vespasien, au deuil de huit jours décrété par Titus; « cette nuit enflammée  » est celle où l'on a brûlé sur un « bûcher » le corps de l'empereur défunt.

D'ailleurs, quand bien même Roland Barthes n'aurait pas commis l'erreur monumentale de confondre l'apothéose de Vespasien avec le triomphe de Titus, quand bien même la scène évoquée par Bérénice aurait été effectivement celle du triomphe de Titus, Roland Barthes n'aurait toujours pas pu invoquer la tirade de Bérénice pour illustrer ses propos sur la « scène érotique ». N'oublions pas, en effet, que ce qui est rappelé, dans la « scène érotique  », c'est « la naissance de l'amour », que, selon Roland Barthes, « Bérénice, Phèdre, Eriphile, Néron revivent la naissance de leur amour  » [62]. Or, en revivant la scène du triomphe de Titus, Bérénice ne revivrait nullement la naissance de son amour. ll est certes tout à fait probable, bien que le texte ne le dise pas, que Bérénice a assisté au triomphe de Titus. Comment, en effet, à moins d'avoir été malade ce jour-là, aurait-elle pu ne pas y assister, puisque ainsi qu'Antiochus le lui rappelle [63], elle a accompagné Titus lorsqu'il est rentré à Rome et y est restée ? Mais, en assistant au triomphe de l'homme qu'elle avait suivi parce qu'elle l'aimait et qu'il l'aimait, elle ne pouvait assurément pas assister à la naissance de son amour pour lui. Si Roland Barthes avait prêté un tout petit peu d'attention aux propos d'Antiochus, il aurait su que Bérénice a connu Titus lorsqu'il est arrivé en Palestine pour réduire la Judée et qu'elle l'a aimé aussitôt. Il aurait su qu'entre la naissance de son amour et le triomphe de Titus, il s'était écoulé un certain nombre de mois, et sans doute même une année au moins. Sans compter le temps que Titus a dû mettre pour rentrer à Rome avec son armée et pour organiser le triomphe, il lui a fallu d'abord terminer la guerre de Judée et s'emparer de Jérusalem et nous savons, par Arsace [64] et par Antiochus [65], que le siège a été long et difficile.

Si Roland Barthes s'était contenté de croire que Bérénice était tombée amoureuse de Titus le jour de son triomphe, il aurait déjà commis une erreur énorme. Mais, comme il a commis aussi l'erreur énorme de prendre la cérémonie de l'apothéose de Vespasien pour celle du triomphe de Titus, l'addition de ces deux erreurs énormes donne un résultat véritablement monstrueux. ll y a cinq ans que Bérénice aime Titus et Roland Barthes fait d'une scène qui date de la « nuit dernière », c'est-à-dire de quelques heures, la scène de la naissance de son amour. Il y a cinq ans que Bérénice voit l'homme qu'elle aime « chaque jour » [66] ou presque, et Roland Barthes, qui sait que Bérénice a aimé Titus la première fois qu'elle l'a vu [67], croit donc qu'elle évoque la scène où elle a vu Titus pour la première fois, alors qu'elle évoque, au contraire, la toute dernière fois où elle l'a vu, il y a quelques instants seulement. Roland Barthes ne pouvait donc pas se tromper plus complètement qu'il ne l'a fait.

Ce n'est pas tout. Ce souvenir étant, selon Roland Barthes, le souvenir de la naissance de son amour, Bérénice est censée le « rappeler à loisir ». En conséquence de quoi, dans le chapitre consacré à Bérénice, Roland Barthes, qui nous renvoie en note à la même tirade, ne craint pas d'affirmer que « Bérénice y revient à loisir, chaque fois qu'elle pense à son amour » [68]. Comment ne pas se dire que Roland Barthes, lui, n'a pas dû revenir à loisir à la lecture de Bérénice ? S'il l'avait fait, il aurait pu constater qu'à aucun moment, dans la suite de la pièce, Bérénice n'évoque à nouveau cette scène. En revanche, nous l'avons vu, elle l'a déjà évoquée, sous la forme d'ailleurs d'une simple allusion et non d'une « image » rappelée « à loisir », devant Antiochus, à la scène précédente. Malheureusement, si Roland Barthes invente aisément des passages qui n'existent pas, il oublie aussi aisément de tenir compte de textes qui existent. S'il avait fait un peu attention à ce que Bérénice dit à Antiochus, il n'aurait sans doute pas confondu ensuite l'apothéose de Vespasien avec le triomphe de Titus et, de ce fait, il n'aurait pas transformé si malencontreusement la scène, qui vient tout juste d'avoir lieu, des funérailles de l'empereur défunt, en celle, vieille de cinq ans, de la naissance de l'amour de Bérénice. Il est vrai qu'il aurait dû alors renoncer à invoquer la tirade de Bérénice pour illustrer sa théorie de la « scène érotique ».

Pour être juste, il convient de noter que, si Roland Barthes s'est trompé d'une manière plus complète et plus radicale que tout autre, il est loin d'être le seul, parmi les critiques contemporains, à avoir mal compris la tirade de Bérénice. Ainsi, nous avons été véritablement sidéré lorsque nous avons lu, dans le petit Racine de M. Clément Borgal, les lignes suivantes : « A l'origine de la passion de Bérénice, se retrouve la même vision nocturne qui alluma l'amour dans le cœur de Néron. Au moment précis où aurait dû s'exacerber sa haine, la reine des Juifs se sent porter par un irrésistible désir vers son ennemi triomphant » [69]. Et M. Clément Borgal cite alors, partiellement [70], la tirade de Bérénice. Les propos de M. Borgal ne sont peut-être pas aussi catégoriques que ceux de Roland Barthes, et surtout ils ne prétendent pas illustrer une théorie qui se veut générale, de « l'éros racinien ». Il n'en reste pas moins que M. Borgal semble bien croire, comme Roland Barthes, que la scène évoquée par Bérénice est à la fois celle de la naissance de son amour et celle du triomphe de Titus. Cette rencontre, bien fâcheuse, avec Roland Barthes est d'autant plus curieuse que M. Borgal, qui a évoqué, au début de son livre, certaines « gloses aussi interminables que ridicules sur l'homo racinianus» [71], n'est manifestement pas un admirateur du Sur Racine.

Mais, si le commentaire que fait M. Borgal de la tirade de Bérénice, n'a donc pas dû lui être inspiré par la lecture de Roland Barthes, il l'a été sans doute par celle de M. Jean Starobinski, dont il cite, quelques lignes plus loin, une « remarquable formule » [72]. M. Borgal n'a certes pas tort de préférer la lecture de M. Starobinski à celle de Roland Barthes. À la différence de ce dernier, il arrive, en effet, assez souvent à M. Starobinski de faire des remarques intéressantes et pertinentes. Mais il lui arrive aussi trop souvent de se livrer à des commentaires qu'on peut juger téméraires. C'est le cas, croyons-nous, lorsque, dans son article sur « Racine et la poétique du regard », il « superpose », à la façon de Charles Mauron, la tirade d' Andromaque évoquant la prise de Troie, celle de Néron évoquant l'enlèvement de Junie et celle de Bérénice évoquant l'apothéose de Vespasien : « Andromaque n'a pas oublié les yeux de Pyrrhus, étincelant dans la lueur de l'incendie de Troie. À la lueur des torches, Néron voit pour la première fois Junie "levant au ciel ses yeux mouillés de larmes". Dans une autre "nuit enflammée", Bérénice voit tous les regards se tourner vers Titus, ces regards mêmes qui apprendront à Titus qu'il lui est interdit d'épouser une reine étrangère. Chacun de ces regards nocturnes a la valeur d'un événement premier, situé avant le début de l'action représentée. C'est le moment originel, où la fatalité prend naissance. Les personnages raciniens le savent : tout a commencé par ces rencontres dans la nuit. Ce qui a déterminé leur destin, c'est d'avoir vu ces yeux, et de n'avoir plus pu se séparer de leur image » [73]. Certes, M. Starobinski ne dit pas que la scène de l'apothéose de Vespasien est celle de la naissance de l'amour de Bérénice et nous ne pensons pas du tout qu'il les ait confondues. Mais ses lecteurs, s'ils connaissent mal Bérénice, pourraient le croire, puisqu'il met la tirade de Bérénice sur le même plan que celles où Andromaque et Néron évoquent leur première rencontre l'une avec Pyrrhus et l'autre avec Junie, et qu'il affirme que « tout a commencé par ces rencontres dans la nuit ». Or il n'est pas vrai du tout que cette scène soit, dans Bérénice, « le moment originel, où la fatalité prend naissance » et qu'elle détermine le destin des personnages. Les sentiments respectifs de Bérénice et de Titus n'ont pas changé depuis cinq ans et cette scène ne les modifie pas. Il n'est même pas vrai - car c'est sans doute cela seulement que M. Starobinski a voulu dire - que cette scène soit celle où Titus comprend enfin qu'il doit renvoyer Bérénice. En effet, ce ne sont pas les regards des Romains qui se tournent vers lui dans cette scène, qui ont pu le lui apprendre. Tout d'abord, si le peuple, l'armée et le sénat sont présents à la cérémonie [74], les regards que Bérénice évoque, ceux qu'elle a vu se porter sur Titus, semblent n'être que ceux de courtisans flatteurs, de gens qui, en tout cas, ne songent qu'à lui complaire :

Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards;
Ce port majestueux, cette douce présence.
Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les cœurs en secret l'assuraient de leur foi [75] !

De tels regards ne peuvent donc rien lui apprendre, sinon ce que lui dira Paulin :

La cour sera toujours du parti de vos vœux [76],

et que, d'ailleurs, Titus savait déjà :

Et je l'ai vue aussi cette cour peu sincère,
Ë ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire [77].

Mais surtout, quand bien même ils l'auraient voulu, ces regards n'auraient jamais pu apprendre à Titus qu'il lui était « interdit d'épouser une reine étrangère  ». M. Starobinski oublie, en effet, que Titus le sait déjà depuis huit jours, depuis l'instant même de la mort de son père, comme il le dit à Paulin :

Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,
Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,
De mon aimable erreur je fus désabusé :
Je sentis le fardeau qui m'était imposé;
Je connus que bientôt, loin d'être à ce que j'aime,
Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même ;
Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,
Livrait à l'univers le reste de mes jours [78].

La « nuit enflammée » de Bérénice n'a donc pas du tout la même importance que celle de Britannicus et, à plus forte raison, que celle d'Andromaque. En réalité, il ne s'y passe rien, rien, du moins, qui ait une conséquence sur le déroulement de l'action. Le récit de Bérénice ne sert qu'à nous montrer les illusions d'une femme amoureuse qui croit toucher enfin au but, qui pense qu'elle va enfin connaître un bonheur sans mélange et sans menace, alors qu'elle vit, au contraire, ses derniers moments de bonheur. Les propos imprudents de M. Starobinski illustrent bien le danger des études thématiques, même lorsqu'elles sont pratiquées avec beaucoup plus de sérieux et d'intelligence des textes qu'on ne peut en attendre d'un Roland Barthes. Le désir de rapprocher, autour d'un même thème, des textes empruntés à des œuvres différentes aboutit trop souvent à des assimilations abusives qui sont elles-mêmes la source d'interprétations erronées. L'erreur de M. Starobinski s'explique aussi par le parti pris, si répandu chez les critiques modernes de vouloir qu'un texte soit toujours le plus « signifiant » possible, en vertu de quoi on lui fait dire quantité de choses qu'il ne dit pas [79].

Cela dit, il nous faut revenir à la thèse de Roland Barthes et constater que Bérénice, bien loin de pouvoir l'appuyer, la contredit complètement. Comme dans Andromaque, en effet, aucun des personnages ne revit la naissance de son amour comme une « scène ». Le plus bavard des trois est encore Antiochus, lorsqu'il rappelle à Bérénice qu'il l'a connue et aimée le premier :

Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance,
Il vous souvient des lieux ou vous prîtes naissance,
Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux
Reçut le premier trait qui partit de vos yeux :
J'aimai [80].

Rien, pourtant, ne ressemble moins à une « scène » que ce rappel si rapide et si imprécis. Quant à Bérénice, elle n'évoque sa première rencontre avec Titus qu'une seule fois au cours de la pièce, devant Phénice :

Plus je veux du passé rappeler la mémoire,
Du jour que je le vis jusqu'à ce triste jour,
Plus je vois qu'on me peut reprocher trop d'amour [81].

Et cette évocation qui tient en un seul hémistiche (« Du jour que je le vis »), ne pouvait pas ressembler moins à une image, à un tableau. Point d'image ni de tableau, non plus, chez Titus qui se contente, lui aussi, d'un seul hémistiche pour évoquer la naissance de son amour :

Bérénice me plut [82].

C'est donc tout à fait à tort que Roland Barthes prétend opposer sur ce point Bérénice et Titus. Selon lui, Bérénice revivrait sans cesse la naissance de son amour, tandis que Titus l'aurait totalement oubliée, ou du moins n'y penserait jamais. Cette affirmation n'aurait pas beaucoup d'importance, si Roland Barthes n'en tirait pas la conclusion que Titus n'éprouve pas pour Bérénice le sentiment qu'il lui inspire. Mais elle est, en réalité, le seul fondement de cette thèse sur laquelle repose toute son interprétation de Bérénice. Le chapitre qu'il consacre à cette tragédie, commence, en effet, par cette déclaration catégorique : « C'est Bérénice qui désire Titus. Titus n'est lié à Bérénice que par l'habitude » [83], Et, pour prouver que Titus n'aime pas Bérénice, il se contente de lui opposer l'exemple de Bérénice  : « Bérénice est au contraire liée à Titus par une image, ce qui veut dire, chez Racine, par ééros; cette image est naturellement nocturne » [84]. Malheureusement, une fois qu'on a rectifié l'erreur de Roland Barthes et rappelé que l'amour de Bérénice, qui dure depuis cinq ans, ne saurait être lié à une vision nocturne qui ne date que de quelques heures, l'argumentation du critique, qui était déjà purement négative, se trouve complètement anéantie.

Pour que Roland Barthes crût en l'amour de Titus, il aurait sans doute fallu que celui-ci détaillât les charmes de Bérénice. En effet, pour appuyer les propos que nous venons de citer, il ajoute en note: « Nous ne connaissons l'éros de Titus que par son allusion aux "belles mains" de Bérénice » [85]. L'ironie du critique est ici doublement déplacée. Tout d'abord cette attention très distraite que Roland Barthes prête à Titus à l'égard de Bérénice, est, en tout cas, celle qu'il a lui-même, nous le savions déjà, à l'égard de la pièce. Car, à aucun moment, Titus ne parle des « belles mains » de Bérénice. C'est Paulin qui le fait, lorsqu'il dit à Titus, en parlant de Bérénice :

On sait qu'elle est charmante, et de si belles mains
Semblent vous demander l'empire des humains [86].

Mais surtout, s'il fallait, pour que nous puissions croire qu'un personnage est véritablement amoureux, l'entendre, sinon détailler les beautés de l'être aimé, du moins évoquer d'une manière un peu précise son image physique, on risquerait fort d'être obligé d'en conclure qu'il n'y a point de personnage véritablement amoureux dans les tragédies de Racine, ni, en général, dans le théâtre classique. Peu importe donc que Titus n'évoque même pas les « belles mains » de Bérénice, peu importe qu'il ne nous en offre aucune « image », peu importe qu'il ne revive jamais devant nous la naissance de son amour. Cela ne prouve que la gratuité des thèses de Roland Barthes; cela prouve que Racine n'a pas jugé nécessaire, pour nous convaincre que Titus était bien amoureux, de lui faire revivre devant nous - car il peut fort bien en avoir gardé un souvenir très précis sans nous en faire part - la naissance de son amour .

Quoi que puisse dire Roland Barthes, il est évident que Racine a construit sa pièce sur l'amour partagé de Titus et de Bérénice. Pour le nier, il faut faire fi de ses déclarations les plus explicites. « On comprend combien la symétrie du invitus invitam antique est ici trompeuse » [87], ose écrire Roland Barthes. Mais cet invitus invitam, Racine ne l'a pas seulement repris à son compte : il lui a fait un sort; c'est lui qui l'a consacré. Sans Racine, Roland Barthes l'aurait très vraisemblablement ignoré. Certes, Racine écrit, dans sa Préface, que « cette action est très fameuse dans l'histoire » [88]. Mais on peut penser, avec M. Jacques Scherer, qu'il ne le dit que parce que « le sujet a besoin de la caution de l'histoire en raison de son originalité  » [89], et qu'en réalité, on a de bonnes raisons d'en douter : « Les historiens hésitent encore sur l'identité de la véritable Bérénice. Avant Racine, les lignes de Suétone avaient eu si peu de retentissement qu'un autre auteur dramatique français, Magnon, avait cru pouvoir conclure son Tite de 1660 par le mariage de Titus et de Bérénice. Il semble bien que le mythe de Bérénice ne date que de Racine » [90].

Il suffit, pour s'en convaincre, de relire Suétone. C'est au chapitre VII de son Titus [91] que l'historien latin évoque l'amour de Titus pour Bérénice dont il n'a encore rien dit jusque-là, et il le fait de la façon suivante : il évoque tout d'abord la mauvaise réputation qu'avait Titus lorsqu'il devint empereur, à cause de son intempérance, de son entourage de mignons et d'eunuques, « de sa passion fameuse pour la reine Bérénice, à laquelle, disait-on, il avait même promis le mariage  » (propterque insignem reginae Berenices amorem, cui etiam nuptias pollicitus ferebatur) et de sa rapacité qu'il satisfaisait en vendant la justice; mais, dit ensuite Suétone, cette mauvaise réputation se changea bientôt en vifs éloges, car Titus se mit à se comporter d'une manière toute différente : il choisit des amis dignes de confiance, « il renvoya aussitôt Bérénice loin de Rome malgré lui malgré elle » (Berenicem statim ab urbe dimisit invitus invitam) , il respecta plus que personne le bien d'autrui, etc… On le voit, l'histoire des relations de Titus et de Bérénice n'est évoquée par Suétone qu'incidemment parmi d'autres éléments qui servent à illustrer le revirement qui se produisit dans la conduite de Titus et dans l'opinion des Romains à son égard, au début de son règne. Et Suétone ne reparle plus jamais de Bérénice dans son récit de la vie de Titus. Il est clair que, pour l'historien latin, cet épisode, sans doute douloureux (le invitus invitam l'indique), n'a pas été le grand drame qui a bouleversé toute la vie de Titus et dont il ne se serait jamais remis.

C'est donc Racine qui a donné au dimisit invitus invitam un relief qu'il n'avait pas chez Suétone. Il lui a suffi, pour tirer du récit de Suétone, une histoire d'amour exemplaire, d'extraire du contexte les membres de phrases relatifs à Bérénice, de les rapprocher et de composer ainsi, suivant l'usage du XVIIème siècle, une citation libre qu'il a mise en tête de sa Préface: Titus reginam Berenicen, cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab Urbe dimisit invitus invitam et qu'il a aussitôt traduite en ces termes : « Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu'on croyait, lui avait promis de l'épouser, la renvoya de Rome, malgré lui, et malgré elle, dès les premiers jours de son empire » [92]. Si Roland Barthes avait raison, il faudrait donc qu'il nous expliquât pourquoi Racine a éprouvé le besoin de faire un pareil sort au invitus invitam de Suétone, pourquoi aussi, n'ayant pu reprendre dans sa citation - la construction ne le permettait pas - le propterque insignem reginae Berenices amorem qui précédait cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, il a néanmoins tenu à rappeler dans sa traduction que Titus « aimait passionnément Bérénice ».

Mais si Roland Barthes refuse d'accorder le moindre crédit à ce que Racine dit dans sa préface, il faudrait du moins qu'il tienne compte du texte de la tragédie et qu'il prenne la peine de nous dire sur quels aveux de Titus, fussent-ils très voilés, fussent-ils inconscients, sur quelles réticences, fussent-elles presque imperceptibles, il appuie son interprétation. ll ne l'a pas fait et pour cause. Il n'avait aucun intérêt à se reporter au texte. Sans vouloir relever toutes les déclarations de Titus qui vont expressément à l'encontre de la thèse de Roland Barthes (nous aurons d'ailleurs l'occasion de la retrouver plus loin et de la discuter de nouveau), nous nous contenterons d'opposer à l'affirmation selon laquelle il « n'est lié à Bérénice que par l'habitude  », ce qu'il dit à Paulin :

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois [93].

Sans doute Roland Barthes pourrait-il prétendre que Titus ment à Paulin, mais encore faudrait-il nous expliquer pourquoi. Et, quand bien même il l'aurait fait, quand bien même il aurait prêté à Titus le désir de faire passer pour un acte de renoncement hautement héroïque la décision de se débarrasser d'une femme qui l'ennuie, il lui aurait fallu alors s'expliquer sur les vers de Bérénice qui, à l'acte I, a confirmé par avance les propos de Titus. Evoquant les jours derniers où Titus lui a témoigné une apparente froideur qu'elle attribue à son deuil et dont elle connaîtra bientôt la véritable cause, elle rappelle a Antiochus qu'avant la mort de son père, Titus semblait ne jamais pouvoir se lasser de la contempler :

Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes :
Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes;
Ce long deuil que Titus imposait à sa cour
Avait même en secret suspendu son amour;
Il n'avait plus pour moi cette ardeur assidue
Lorsqu'il passait les jours attachés sur ma vue [94].

Jusqu'à présent nous n'avons encore trouvé aucun personnage de Racine qui « revivait » la naissance de son amour, et, sur les six exemples invoqués par Roland Barthes, nous avons dû en éliminer trois, ceux d'Athalie, d'Andromaque et de Bérénice. Il n'en reste donc plus que trois: Néron, Eriphile et Phèdre. Et il est vrai que ces trois personnages revivent devant nous la naissance de leur amour. Mais de tous les personnages de Racine, ils sont les seuls à le faire. Ainsi, bien loin que leur cas, comme le voudrait Roland Barthes, permette de formuler une règle, il constitue une exception. On ne s'en étonnera pas, si l'on veut bien se souvenir de ce que nous avons dit, au chapitre précédent, des contraintes qui pèsent sur le dramaturge et qui ne lui permettent guère d'évoquer le passé d'une manière un peu précise que lorsque la chose lui paraît vraiment nécessaire. Au lieu de prétendre que les amoureux raciniens passent leur temps à revivre la naissance de leur amour, Roland Barthes aurait donc mieux fait de se demander pourquoi Néron, Eriphile et Phèdre prenaient, eux, le temps de le faire.

C'est une question, d'ailleurs, à laquelle il est fort aisé de répondre. En effet, les trois scènes dans lesquelles Néron, Eriphile et Phèdre font à Narcisse, à Doris et à Œnone le récit de la naissance de leur amour, sont aussi et d'abord les trois scènes dans lesquelles ils leur font l'aveu de cet amour. Cet amour, ni Narcisse, ni Doris ni Œnone ne le soupçonnaient, Narcisse, parce que l'amour de Néron pour Junie ne date que de quelques heures, Doris et Œnone, parce qu'Eriphile et Phèdre aiment des hommes qu'elles ne s'attendaient pas à les voir aimer. Il n'y a donc point lieu de s'étonner si, dans ces trois scènes où Néron, Eriphile et Phèdre font à leur confidents l'aveu d'un amour dont ils n'ont encore jamais parlé à personne, ils leur font le récit de sa naissance. L'un ne va guère sans l'autre. Quoi de plus naturel, lorsqu'on apprend à un intime qu'on est amoureux, que de lui raconter comment on l'est devenu ? Si Xipharès, nous l'avons vu, ne le fait pas, lorsqu'il apprend à Arbate son amour pour Monime, c'est à regret et il croit devoir s'en expliquer. Ajoutons que, dans le cas de Néron - et nous y reviendrons tout à l'heure - puisque son amour vient tout juste de naître, il serait particulièrement surprenant qu'il ne dise pas à Narcisse comment il est né. Dans le cas d'Eriphile et plus encore dans celui de Phèdre, comment ne pas voir que Racine n'aurait jamais pu réussir à nous convaincre comme il l'a fait du caractère fatal de leur passion, s'il n'en avait pas décrit la naissance ? Georges Le Bidois, qu'on ne lit plus guère et, en tout cas, beaucoup moins que Roland Barthes, l'avait fort bien vu. Après avoir rappelé que, contrairement à ce que prétend Roland Barthes, « à l'ordinaire […] Racine soustrait aux yeux du spectateur la naissance de l'amour », il ajoute : « S'il est arrivé une ou deux fois au poète de nous ménager la confidence de ces premières surprises du cœur, c'est que la passion de Phèdre pour Hippolyte a eu en perfection dès l'origine le caractère qui convient à la tragédie (même raison pour Eriphile)  : l'amour de Phèdre a été dès l'abord le coup de foudre le plus étourdissant et le plus douloureux que le cœur humain puisse ressentir; par un privilège unique, il a été dès le premier instant, et dans toute l'étendue du terme, une cuisante et angoissante passion » [95].

Cela dit, si, à la différence des autres personnages de Racine, Néron, Eriphile et Phèdre revivent bien la naissance de leur amour, si donc, exceptionnellement, trois personnages de Racine semblent se comporter comme Roland Barthes prétend que se comportent tous ses personnages, il s'en faut bien pourtant, quand on les examine avec un peu d'attention, que ces trois exemples eux-mêmes illustrent vraiment les propos du critique.

Commençons par le personnage qui, incarnant plus que tout autre l' « éros racinien », devrait plus que tout autre permettre de vérifier les propos du critique, s'ils étaient fondés. « Phèdre, nous a dit Roland Barthes, s'émeut de retrouver dans Hippolyte, l'image de Thésée ». La tirade à laquelle il fait ici allusion est évidemment celle de la "déclaration" de Phèdre à Hippolyte  :

Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée… [97].

Si l'on en doutait, on en trouverait la confirmation quelques lignes plus loin, lorsque Roland Barthes écrit : « Ce qui frappe dans le fantasme racinien (et qui est sa grande beauté), c'est son aspect plastique : l'enlèvement de Junie, le rapt d'Eriphile, la descente de Phèdre au Labyrinthe, le triomphe de Titus et le songe d'Athalie sont des tableaux » [96]. Mais, pas plus que Bérénice ne le faisait dans les vers invoqués par Roland Barthes, Phèdre ne revit dans cette tirade la naissance de son amour, du moins de son amour pour Hippolyte. C'est de son amour pour Thésée qu'elle revit ou qu'elle essaie de revivre la naissance au début de la tirade. Mais bientôt, retrouvant, en effet, dans Hippolyte l'image de Thésée jeune, elle se laisse aller, dans une sorte de rêve éveillé dont elle sera tirée par la réaction horrifiée d'Hippolyte, à reconstruire le passé tel que sa passion eût souhaité qu'il fût, substituant Hippolyte à Thésée avant de prendre elle-même la place d'Ariane. Bien sûr les mots souffrent tout et Roland Barthes répondrait sans doute que, si « à la lettre » Phèdre ne revit pas dans ces vers la naissance de son amour pour Hippolyte, elle la revit « mythiquement ». Mais nous lui demanderions alors ce qu'il fait des vers où Phèdre revit effectivement la naissance de son amour pour Hippolyte. Car ces vers existent et ils sont, eux aussi, très célèbres. Chacun sait qu'avant d'avouer son amour à Hippolyte Phèdre l'a avoué à Œnone et qu'elle lui a résumé alors toute l'histoire de sa passion, en commençant naturellement par le récit de sa naissance. Comment ne pas trouver très étrange que Roland Barthes ait négligé de rappeler le seul passage que son propos lui imposait de rappeler et qu'il ait préféré en rappeler un autre qui ne saurait illustrer son propos ? Réparons son oubli et rappelons ces vers fameux, s'il en est :

Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Egée
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait s'être affermi;
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvait parler;
Je sentis tout mon cœur et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables [98].

Comme à l'habitude, il suffit de rappeler les vers que Roland Barthes aurait dû rappeler, pour expliquer pourquoi il a préféré ne pas les rappeler. Le récit de Phèdre ne correspond guère, en effet, à la description que le critique afaite de la « scène érotique ». Nous n'y trouvons point du tout le tableau que l'on attendait. Toute la peinture d'Hippolyte tient dans le « Je le vis ». Mais cette première image d'Hippolyte n'a même pas eu le temps de se fixer dans le souvenir de Phèdre, car tout s'est brouillé aussitôt et elle n'a plus rien vu (« Mes yeux ne voyaient plus »). Aussi l'évocation de sa première rencontre avec Hippolyte se réduit-elle à l'évocation du trouble qu'elle a ressenti et contredit-elle tout à fait ce que Roland Barthes écrit, deux lignes après avoir invoqué l'exemple de Phèdre : « le sujet vit la scène sans être submergé ni déçu par elle »» [99]. Il semble bien qu'au contraire, Phèdre ait été complètement « submergée » et qu'aucune « scène » n'ait pu se graver dans son souvenir.

Les deux exemples qu'il nous reste à examiner, sont apparemment plus probants : « Néron revit le moment où il est devenu amoureux de Junie, Eriphile celui où Achille l'a séduite » [100]. Gardons l'exemple de Néron pour la fin, puisqu'il est évidemment celui qui correspond le mieux aux propos de Roland Barthes et qu'il a visiblement inspiré tout son développement. Quant à Eriphile, il est vrai qu'elle revit le moment ou Achille l'a séduite et il est vrai qu'elle le revit souvent. Si nous ne l'entendons qu'une seule fois raconter à Doris la naissance de son amour, les reproches d'lphigénie nous apprennent, un peu plus loin, qu'elle se complaît à évoquer sa première rencontre avec Achille :

……Oui, vous l'aimez, perfide!
Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits dont l'amour l'a gravé dans votre âme;
Et loin d'en détester le cruel souvenir,
Vous vous plaisez encore à m'en entretenir [101].

Si Racine nous a donc bien indiqué - ce qu'il n'a pas fait pour Phèdre - qu'Eriphile revivait souvent la naissance de son amour, peut-on dire pourtant que ce souvenir constitue un véritable tableau et qu'il se range « délibérément sous les normes de la peinture », comme le voudrait Roland Barthes ? Voilà qui est beaucoup moins assuré. Ecoutons, en effet, le récit d'Eriphile :

Rappellerai-je encor le souvenir affreux
Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ?
Dans les cruelles mains par qui je fus ravie
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.
Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté;
Et, me voyant presser d'un bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, et d'un vainqueur sauvage
Craignais de rencontrer l'effroyable visage.
J'entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis : son aspect n'avait rien de farouche;
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche;
Je sentis contre moi mon cœur se déclarer;
J'oubliai ma colère et ne sus que pleurer.
Je me laissai conduire à cet aimable guide [102].

Il nous paraît difficile de voir dans ces vers un tableau, alors que l'évocation d'Eriphile, comme celle de Phèdre, mais moins exclusivement peut-être, est surtout subjective. Si Phèdre cessait de voir presque aussitôt, Eriphile, n'ayant d'abord entrevu qu'un bras ensanglanté, refuse pendant un long moment d'en voir davantage. Et, dès qu'elle voit enfin le visage d'Achille, l'éblouissement amoureux fait qu'elle ne voit plus que lui, et, plutôt que d'une image précise, elle se souvient de l'impression qu'elle a ressentie (« Je sentis »).

Mais, dans ce récit d'Eriphile, Roland Barthes n'a retenu que la première partie et il a fait un sort tout à fait abusif au seul détail qui fasse vraiment image : le « bras ensanglanté » d'Achille. Il écrit, en effet, quelques pages plus loin : « Cette précieuse imagination qui permet à Néron de conduire à sa guise le rythme d'amour, Eriphile l'emploie à débarrasser la figure du héros aimé de ses éléments érotiquement inutiles; d'Achille, elle ne rappelle (sans cesse) que ce bras sanglant qui l'a possédée, et dont la nature phallique est, je suppose, suffisamment évidente  » [103]. Et, pour illustrer cette affirmation, Roland Barthes, en note [104], cite d'abord deux vers d'Eriphile qui se trouvent un peu avant, dans la réplique précédente :

Cet Achille, l'auteur de tes maux et des miens,
Dont la sanglante main m'enleva prisonnière [105].

Du récit d'Eriphile, il ne cite ensuite que les six vers suivants  :

Dans les cruelles mains par qui je fus ravie
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.
Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté;
Et me voyant presser d'un bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, et d'un vainqueur sauvage
Craignais de rencontrer l'effroyable visage.

Disons tout d'abord que, pour nous, de même que pour Pierre-Henri Simon [106] ou pour Raymond Picard [107], la signification phallique du bras ensanglanté n'est pas « évidente  » du tout. En fait, il n'y a même pas lieu de se poser la question. Car ce n'est pas Eriphile qui « débarrasse  » l'image d'Achille de tout ce qui n'est pas le bras « phallique  »; c'est Roland Barthes qui le fait, d'une manière tout à fait abusive et parfaitement absurde. En effet, pour que le récit d'Eriphile parût illustrer son propos, le critique lui a purement et simplement coupé la parole au moment précis où elle allait enfin dire ce qu'elle avait à dire. Il suffit donc pour réfuter l'affirmation de Roland Barthes, de laisser Eriphile poursuivre son récit et de rappeler les vers que nous avons déjà cités :

J'entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis: son aspect n'avait rien de farouche […]

Tout le récit d'Eriphile est évidemment construit sur une opposition entre le « Je le vis » que les vers suivants ne font que développer et qui marque la naissance instantanée de son amour, et les vers qui le précèdent. Dans ces vers, Eriphile s'est attachée à souligner combien les circonstances, dont le détail du « bras ensanglanté » résume toute l' « horreur  », la prédisposaient peu à éprouver de l'amour pour ce « vainqueur sauvage » et combien, en effet, elle se sentait éloignée d'en éprouver (« détestant sa fureur, Et toujours détournant ma vue avec horreur ») . Mais brusquement tout le récit bascule sur le « Je le vis ». Comme par un coup de baguette magique, la « vainqueur sauvage » s'est changé en un « aimable guide » qui n'a plus « rien de farouche ». À cette métamorphose d'Achille correspond, non moins soudaine et non moins complète, celle des sentiments qu'éprouve Eriphile : en une seconde, la crainte, la colère et l'horreur ont fait place à l'abandon (« Je me laissai conduire »), l'attendrissement (« et ne sus que pleurer ») et l'amour (« Je sentis contre moi mon cœur se déclarer »). L'interprétation de Roland Barthes constitue donc un contresens radical et ridicule. Alors que, selon Eriphile, la vue du visage d'Achille a dissipé instantanément toute l'horreur qu'elle éprouvait, horreur que la vision du « bras ensanglanté » avait portée à son paroxysme, Roland Barthes ne retient, lui, pour expliquer la naissance de l'« éros », que le « bras ensanglanté » d'Achille et écarte le visage comme « érotiquement inutile ». Comment ne pas rester pantois devant tant d'inintelligence ou tant de malhonnêteté ? Et, une fois de plus, Roland Barthes n'est pas seulement en désaccord avec Racine, mais aussi avec lui-même. C'était bien la peine, en effet, de nous avoir expliqué que, dans le cas de l'« éros-événement  », la brusque naissance de l'amour était marquée par « un passé défini brutal (Je le vis, elle me plut, etc. ) » [108], pour ne tenir ici aucun compte du « Je le vis » et pour interrompre le récit de la naissance de l'« éros-événement  », avant que l'« événement » se soit produit.

Roland Barthes, il est vrai, a aussi invoqué à L'appui de sa thèse - et la citation semble, à première vue, nettement plus convaincante - les vers d'lphigénie que nous rappelions tout à L'heure. aussitôt après la citation tronquée du récit d'Eriphile, il écrit, en effet : « Iphigénie devine très bien - ce qui est remarquable pour une jeune fille aussi vertueuse - la nature exacte du traumatisme amoureux chez Eriphile. Il est vrai que la jalousie lui donne de l'intuition :

……Oui, vous l'aimez, perfide!
Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits dont l'amour l'a gravé dans votre âme ! » [109].

Les propos d'lphigénie rejoignant les siens, Roland Barthes ne manque pas de la féliciter pour sa remarquable perspicacité. Il est, en effet, tout à fait exceptionnel qu'un personnage de Racine semble partager le point de vue de l'auteur du Sur Racine. Mais cette exception s'explique très aisément  : si Iphigénie tient les mêmes propos que Roland Barthes, c'est que, comme lui, elle connaît mal la pièce. Il est vrai que, contrairement au critique, elle a une excellente excuse. Si Roland Barthes n'a aucune excuse pour ne retenir que le début du récit d'Eriphile, Iphigénie, elle, n'a jamais entendu que ce début. Car bien évidemment lorsque Eriphile raconte à Iphigénie comment elle a rencontré Achille, elle ne manque pas, à chaque fois, d'arrêter son récit là où précisément Roland Barthes a arrêté sa citation. Sans doute même, pour mieux faire croire à Iphigénie qu'elle hait Achille, insiste-t-elle beaucoup plus longuement qu'elle ne l'a fait en s'adressant à Doris sur les images de violence et notamment sur le fameux « bras ensanglanté ». éprouvant le besoin, parce qu'elle aime Achille, de parler sans cesse de lui, mais étant obligée de faire croire qu'elle le déteste, Eriphile est ainsi condamnée à n'évoquer sans cesse que ce qui aurait du faire naître sa haine. Quoi d'étonnant, par conséquent, qu'lphigénie, se rendant compte qu'Eriphile aime Achille et l'ayant toujours entendue évoquer les mêmes images sanglantes, en conclue que son amour est lié à ces images [110] ? Pourtant, contrairement à Roland Barthes et malgré sa perspicacité « remarquable », Iphigénie ne semble pas avoir senti la présence du fantasme phallique derrière l'image du « bras ensanglanté ». Si elle l'avait sentie, elle aurait employé le singulier (« ce bras »), en reprenant cette image, plutôt que le pluriel (« ces bras »).

Nous avons maintenant examiné cinq des six exemples invoqués par Roland Barthes et nous n'en avons pas trouvé un seul qui puisse illustrer vraiment ses propos. En revanche, avec le récit que Néron fait de l'enlèvement de Junie, nous avons bien un « tableau » et ce n'est pas par hasard que Roland Barthes l'a invoqué en premier. C'est ce récit qu'il avait dans L'esprit et dont il a prétendu retrouver les caractères dans tous les autres. C'est ce récit qui a inspiré toute sa théorie de la « scène érotique ». D'une façon plus générale, l' « éros racinien », tel que le décrit Roland Barthes, c'est d'abord et surtout, et parfois même exclusivement, l' « éros Néronien  ». Il est donc nécessaire de nous arrêter un peu plus longuement sur ce dernier exemple.

Certes, le récit de Néron est celui qui correspond le mieux aux affirmations de Roland Barthes. Certes, et c'est la première fois, la naissance de l'amour est ici une véritable « scène » bien ordonnée, un « tableau » bien composé avec des effets d'ombre et de lumière. Mais, pour que ce récit soit tout à fait l'illustration de ce que Roland Barthes appelle la « scène érotique », il manque encore une condition. Dans la « scène érotique », en effet, « le souvenir est si bien ordonné qu'il est parfaitement disponible, on peut le rappeler à loisir, avec la plus grande chance d'efficacité ». Or on constate que ce souvenir n'est plus jamais rappelé par Néron dans la suite de la pièce. Mais, quand bien même il le serait, cela ne suffirait pas encore pour qu'on puisse parler d'un souvenir rappelé à loisir. Il faudrait, pour qu'on puisse le faire, revoir et entendre à nouveau Néron quelques jours, quelques semaines, voire quelques mois plus tard. Car enfin peut-on parler de « souvenir  », alors que, de même que pour la tirade de Bérénice alléguée par Roland Barthes, la « scène  » ne date que de quelques heures. De plus, pendant ces quelques heures, Néron n'a pas cessé d'y penser, comme il l'avoue à Narcisse :

Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour [111].

Peut-on dire, par conséquent, que « Néron revit le moment où il est devenu amoureux de Junie »? Ne faudrait-il pas dire plutôt que ce moment, il le vit encore ?

Ainsi, le seul personnage de Racine qui raconte la naissance de son amour avec beaucoup de détails, est aussi le seul qui n'ait pas besoin de faire appel à sa mémoire pour le faire. Comme ne pas se dire alors que l'exemple de Néron, que Roland Barthes invoque pour prouver que, chez les amoureux de Racine, le souvenir de la naissance de l'amour est toujours « parfaitement disponible », pourrait être invoqué avec beaucoup plus d'apparence de raison par quelqu'un qui voudrait prouver, au contraire, que ce souvenir tend toujours à s'estomper très rapidement et à devenir bientôt si imprécis que les amoureux raciniens en sont réduits à recourir à un « passé défini  », sans doute « brutal », mais aussi très évasif ? Nous ne prétendons pas, pour autant, substituer cette thèse à celle de Roland Barthes. En effet, nous l'avons dit déjà pour Titus, si, en réalité, les personnages de Racine ne racontent guère la naissance de leur amour, cela ne prouve pas qu'ils l'aient oubliée. Cela prouve seulement que Racine, n'ayant pas lu le Sur Racine, n'a pas jugé nécessaire de la leur faire raconter. Si Néron est incontestablement celui de tous les personnages de Racine qui fait le mieux le récit de la naissance de son amour, il y a à cela une excellente raison et ce qui serait très étonnant, c'est qu'il ne le fît pas. L'amour de Néron étant, en effet, une donnée essentielle de l'intrigue, il faut bien que quelqu'un nous en parle. Or personne d'autre que Néron ne peut nous en parler, puisque personne ne connaît l'amour de Néron avant qu'il se confie à Narcisse, et, pour Néron, parler de son amour, c'est nécessairement parler de la naissance de son amour, puisque l'histoire de son amour se réduit encore à l'histoire de sa naissance.

À la suite de M. Philip Butler, nous avons fait remarquer, en discutant la théorie des « deux éros  », que cette absence de passé qui distingue l'amour de Néron de celui de tous les autres amoureux de la tragédie racinienne, devait nous inciter à nous interroger sur la sincérité et sur la profondeur de cet amour. Nous ne ferons, d'ailleurs, que suivre en cela l'exemple d'Agrippine elle-même. Elle a manifestement beaucoup de mal à croire en cet amour né de la dernière nuit et elle ne manque pas de faire sentir son scepticisme à Néron, lorsqu'elle lui reproche les « nouveaux affronts » qu'il vient de faire à sa mère :

……Junie, enlevée à la cour,
Devient en une nuit l'objet de votre amour [112].

Mais Roland Barthes qui, pourtant et contre l'opinion de la grande majorité des critiques, soutient que « le théâtre de Racine n'est pas un théâtre d'amour » [113], prend l'amour de Néron pour Junie beaucoup plus au sérieux qu'aucun critique ne l'avait jamais fait avant lui. Il écrit, en effet, dans le chapitre consacré à Britannicus  : « la solution de Néron, c'est Junie. Il ne doit Junie qu'à lui-même. Face à tout ce qui lui vient d'autrui et l'étouffe, pouvoir, vertu, conseils, morale, épouse, crime même, il n'y a qu'une part de lui qu'il a inventée, son amour » [114].

Il est donc temps maintenant de nous interroger sur la vraie nature des sentiments que Néron nourrit pour Junie. Or, bien loin que le récit de l'enlèvement de Junie puisse servir à définir le critère qui permettrait de reconnaître à coup sûr l'amour racinien, comme le voudrait Roland Barthes, ce récit nous apprend, au contraire, - et tout le reste de la pièce ne fera que le confirmer - que l'amour Néronien n'est qu'une caricature de l'amour racinien. Et ce sont les traits mêmes que Roland Barthes souligne, qui nous l'apprennent. Certes le « souvenir  » est fort « bien ordonné »; certes, l'enlèvement de Junie est un véritable « tableau  »; certes, comme Roland Barthes le dira un peu plus loin, la « scène érotique » est ici « théâtre dans le théâtre » [115]. Mais ce sont justement tous ces caractères qui donnent à ce récit un ton d'artifice et d'insincérité qu'on ne trouve chez aucun autre amoureux racinien; mais cette tirade, qui est effectivement « théâtre dans le théâtre », suffirait à nous apprendre que Néron est un acteur parmi des acteurs. Aussi bien Roland Barthes, qui croit à la profondeur de l'amour de Néron, qui voit, dans le caractère théâtral du récit de sa naissance, non pas l'indice d'une possible simulation, mais le signe même de l'intensité de sa passion, est-il obligé de nier de la manière la plus radicale un des aspects du personnage que Racine semble pourtant avoir le plus souligné : le cabotinage. « Néron parle peu, écrit Roland Barthes, il est fasciné par l'acte. Ce personnage, théâtral selon l'Histoire, est d'un pragmatisme radical sur la scène; il enlève à ses actes tout décor, les enveloppe dans une sorte d'apparence glissante, il en absente la matière pour en purifier l'effet  » [116].

Avant d'aller plus loin, il convient donc d'examiner cette thèse pour le moins surprenante, et, étant donné l'importance que Roland Barthes accorde au personnage de Néron, non seulement dans son explication de l' « éros racinien  », mais dans presque toutes les analyses du Sur Racine, il nous paraît nécessaire de le faire d'une manière aussi systématique que possible, en survolant l'ensemble du rôle. « Néron parle peu », affirme Roland Barthes. Pourtant, d'un point de vue purement quantitatif, cette thèse apparaît déjà bien contestable. Son rôle est sans doute plus court que celui d'Agrippine (454 vers) [117] que Roland Barthes définit comme étant, au contraire de Néron, un « être de langage  » [118]. C'est néanmoins un rôle important (363 vers), le plus long de la pièce après celui d'Agrippine : viennent ensuite Burrhus (286 vers) [119)], Britannicus (242 vers), Junie {169 vers), Narcisse (165 vers) et Albine (89 vers). Mais surtout Racine semble avoir tout fait pour que le spectateur ait, dès le début, l'impression que Néron est un personnage essentiellement « théâtral  », qui non seulement parle, mais qui s'écoute parler.

Néron apparaît pour la première fois à la scène 1 de l'acte II, et, si la scène est très courte, elle permet déjà de camper très fortement le personnage d'une manière qui contredit rigoureusement les propos de Roland Barthes. Sans doute, dans cette scène, Néron ne prononce-t-il que 13 vers, mais il est le seul à parler et ses premiers mots nous apprennent que nous n'assistons qu'à la fin d'une discussion qui a pu être assez longue. Car Racine, bien maladroitement si Néron n'est pas « un être de langage », a fait se lever le rideau alors qu'il était justement en train de parler, en train d'achever de justifier la décision qu'il venait de prendre (l'exil de Pallas) et de répondre aux objections que Burrhus avait cru devoir faire :

N'en doutez point, Burrhus : malgré ses injustices,
C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.
Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir
Le ministre insolent qui les ose nourrir.
Pallas de ses conseils empoisonne ma mère ;
II séduit chaque jour Britannicus mon frère.
Ils l'écoutent tout seul : et qui suivrait leurs pas
Les trouverait peut-être assemblés chez Pallas.
C'en est trop. De tous deux il faut que je l'écarte [120].

Si Roland Barthes avait raison, Néron se serait contenté d'annoncer sa décision; il ne serait pas cru obligé de la justifier; il n'aurait pas accepté d'entrer en discussion avec Burrhus et ne lui aurait pas permis de commencer seulement à exprimer des réserves. Mais la fin de la réplique de Néron est encore beaucoup plus instructive  :

Pour la dernière fois, qu'il s'éloigne, qu'il parte :
Je le veux, je l'ordonne; et que la fin du jour
Ne le retrouve pas dans Rome ou dans ma cour.
Allez : cet ordre importe au salut de l'Empire [121].

Le fait que Néron dise « pour la dernière fois », prouve bien qu'il confirme un ordre qu'il a déjà donné et que Burrhus s'est permis de discuter. Et la façon dont Néron confirme cet ordre, achève d'infirmer les affirmations de Roland Barthes. Si, « fasciné par l'Acte », Néron se souciait vraiment d'économiser les paroles, après avoir dit : « qu'il s'éloigne  », ajouterait-il : « qu'il parte » ? Et, après avoir ainsi réitéré deux fois son ordre, jugerait-il utile de dire encore : « je le veux  »? Et, après avoir dit : « je le veux  », éprouverait-il le besoin de dire : « je l'ordonne » ? Et tout cela pour formuler une dernière fois son ordre d'une manière encore plus insistante :

…………et que la fin du jour !
Ne le retrouve pas dans Rome ou dans ma cour.

Et, comme pour achever de ridiculiser les propos de Roland Barthes, Néron lance enfin ce vers assurément très « théâtral »:

Allez : cet ordre importe au salut de l'Empire.

Ainsi cette première scène nous montre un Néron qui ne ressemble vraiment pas du tout au portrait qu'en a fait Roland Barthes. Bien loin d'être laconique, bien loin de fuir l'emphase, il s'exprime d'une manière particulièrement redondante, solennelle et déclamatoire. Non seulement Néron parle beaucoup, mais il s'écoute parler comme aucun autre personnage de Racine ne s'écoute parler.

Cette impression va se trouver immédiatement et amplement confirmée à la scène 2. Pour que nous n'ayons aucun doute sur le caractère théâtral de son personnage, Racine nous le montre changeant brusquement et complètement de rôle au début de la scène, dès qu'il est seul avec Narcisse. Devant Burrhus et les gardes, il avait joué son rôle d'empereur d'une manière emphatique et théâtrale. Resté seul avec Narcisse, il continue à jouer d'une manière emphatique et théâtrale, mais le rôle est bien différent : Néron est maintenant un amoureux transi qui vient de recevoir le coup de foudre. Seul un cabotin né peut changer d'attitude d'une manière aussi rapide et aussi radicale. Aucun doute n'est possible, Racine ayant très clairement indiqué, par la bouche de Narcisse, quel devrait être le jeu de Néron au début de la scène :

Mais que vois-je ? Vous-même, inquiet, étonné,
Plus que Britannicus paraissez consterné.
Que présage à mes yeux cette tristesse obscure,
Et ces sombres regards errants à l'aventure [122] ?

Et il est bien évident qu'un homme aussi prudent et aussi avisé que Narcisse ne s'étonnerait pas, surtout d'une manière aussi insistante, de l'attitude de Néron, s'il n'avait fort bien compris que Néron voulait qu'il la remarquât et qu'il s'en étonnât. Narcisse lui donnant ainsi la réplique dont il avait besoin, Néron peut alors réciter son texte :

Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux.
…………………………- Vous ?
- Depuis un moment, mais pour toute ma vie,
J'aime, que dis-je aimer ? j'idolâtre Junie [123].

Comment peut-on ne pas sentir l'emphase presque grotesque qu'il y a dans ces vers ? Quel autre amoureux de Racine nous ouvre ainsi son cœur d'une façon si théâtrale que, loin de nous émouvoir, il nous donne presque envie de rire ? Que cet "aveu" que Néron fait à Narcisse, ressemble peu à l'aveu que Phèdre fait à Œnone ! Si Roland Barthes avait raison, Racine alors aurait été bien maladroit. Mais il savait ce qu'il faisait et l'emploi de la troisième personne (« Néron est amoureux »), le « que dis-je ? », suffisent à nous avertir que, pour une large part, Néron joue la comédie de l'amour et se donne en spectacle, non seulement à Narcisse, mais aussi et d'abord à lui-même.

Et cette impression est pleinement confirmée par le fameux récit de l'enlèvement de Junie. S'il s'agit bien d'une « scène », comme le dit Roland Barthes, c'est parce que, contrairement à ce que dit le même Roland Barthes, Néron est un personnage tout à fait « théâtral ». ééécoutons-le  :

…………Excité d'un désir curieux,
Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes;
Belle, sans ornements, dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue,
J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue :
Immobile, saisi d'un long étonnement,
Je l'ai laissé passer dans son appartement.
J'ai passé dans le mien. C'est là que, solitaire,
De son image en vain j'ai voulu me distraire :
Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler;
J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce;
J'employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m'en fais peut-être une trop belle image;
Elle m'est apparue avec trop d'avantage :
Narcisse, qu'en dis-tu [124] ?

Nous reviendrons plus à loisir sur cette tirade tout à l'heure. Pour l'instant, nous nous contenterons de remarquer, comme l'a bien souligné M. Pierre Kuentz dans l'article qu'il lui a consacré, combien tout ce récit donne l'impression que « Néron se voit autant qu'il voit Junie » [125], qu'il « joue son amour en présence de Narcisse » [126]. Sans reprendre toutes les remarques que M. Pierre Kuentz a faites dans ce sens, il nous suffira de relever quelques expressions comme le « quoi qu'il en soit  » du vers 395, le« voilà » du vers 405, et surtout, bien sûr, le « que veux-tu? » du vers 391 et le « Narcisse, qu'en dis-tu? », que Néron ne peut retenir à la fin de son numéro. Visiblement Néron savoure son couplet et il compte bien faire un grand effet sur son public, Narcisse. Le ton de ce récit ne ressemble assurément pas à celui que Phèdre fait à Œnone. On n'imagine pas un seul instant Phèdre ponctuant sa confession si douloureuse d'un « quoi qu'il en soit » ou d'un « que veux-tu ? »), On ne l'imagine pas davantage terminant sur un « Œnone, qu'en dis-tu ? ».

Si, après cette tirade, on pouvait encore douter que Néron fût un personnage théâtral, tout le reste de la pièce, ou presque, serait là pour nous en convaincre. Ainsi, un peu plus loin, dans cette même scène, Néron avoue-t-il à Narcisse qu'il lui arrive de répéter, lorsqu'il est tout seul, le rôle qu'il voudrait jouer devant sa mère, mais qu'il est paralysé par le trac, aussitôt qu'il se trouve en face de sa partenaire :

éloigné de ses yeux, j'ordonne, je menace,
J'écoute vos conseils, j'ose les approuver,
Je n'excite contre elle, et tâche à la braver.
Mais (je t'expose ici mon âme toute nue),
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue […]
Mon Génie étonné tremble devant le sien [127].

Ajoutons que, dans toute cette scène, Néron parle beaucoup et qu'il se confie à Narcisse beaucoup plus facilement qu'Agrippine, l'« être de langage », ne se confiait à Albine dans la première scène de la pièce.

Ë la scène suivante, seul avec Junie, Néron se montre de nouveau très loquace et il est difficile de ne pas le trouver très théâtral, lorsqu'il lui offre de l'épouser :

Et quel est donc, Seigneur, cet époux ?
…………………………- Moi, Madame.
- Vous ?
…………- Je vous nommerais, Madame, un autre nom,
Si j'en savais quelque autre au-dessus de Néron.
Oui, pour vous faire un choix où vous puissiez souscrire,
J'ai parcouru des yeux, la cour, Rome et l'Empire.
Plus j'ai cherché, Madame, et plus je cherche encor
En quelles mains je dois confier ce trésor,
Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,
En doit être lui seul l'heureux dépositaire,
Et ne peut dignement vous confier qu'aux mains
Ë qui Rome a commis l'empire des humains [128].

Théâtral, il l'est encore un peu plus loin, lorsqu'il lui explique qu'elle seule peut alléger pour lui le fardeau du pouvoir :

Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
C'est à vous de passer du côté de l'Empire.
En vain de ce présent ils m'auraient honoré,
Si votre cœur devait en être séparé;
Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes,
Si, tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,
Des jours toujours à plaindre et toujours enviés,
Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds [129].

Mais ces vers emphatiques, qui frisent le ridicule, Roland Barthes, nous le verrons au chapitre suivant, les prend, lui, tout à fait au sérieux.

Quant à l'idée d'obliger Junie à feindre qu'elle n'aime plus Britannicus, c'est assurément une idée d'homme de théâtre. Non content de jouer lui-même la comédie, Néron contraint Junie à la jouer aussi et devient ainsi directeur d'acteurs et metteur en scène.

Comédien et théâtral, Néron l'est encore, à la scène 2 de l'acte IV, lorsque, finalement, il feint de se réconcilier avec sa mère  :

Oui, Madame, je veux que ma reconnaissance
Désormais dans les cœurs grave votre puissance;
Et je bénis déjà cette heureuse froideur,
Qui de notre amitié va rallumer l'ardeur.
Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l'oublie;
Avec Britannicus je me réconcilie;
Et quant à cet amour qui nous a séparés,
Je vous fais notre arbitre et vous en jugerez.
Allez donc et portez cette joie à mon frère.
Gardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère [130].

Et, à la scène suivante, lorsqu'il révèle à Burrhus qu'il a joué la comédie à sa mère et qu'il a décidé de se débarrasser de Britannicus, il le fait d'une manière très théâtrale encore :

J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer [131].

Ce vers est célèbre et il l'est justement. Il ne contient pas seulement une trouvaille stylistique particulièrement heureuse. II exprime aussi admirablement la personnalité de celui qui le prononce et qui est un cabotin né. Burrhus, d'ailleurs, le sait fort bien. Aussi, comme le remarque M. J.D. Hubert, qui a écrit d'excellentes pages sur le cabotinage de Néron, « pour exhorter Néron à la vertu, loin de se fier à sa conscience morale, [il] se borne à lui rappeler le beau rôle qu'il a joué jusqu'à maintenant  :

Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
"Partout, en ce moment, on me bénit, on m'aime.
On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage;
Je vois voler partout les cœurs à mon passage! "

Burrhus n'ignore par que le bonheur de l'Empire, pour être intelligible à son élève, doit se traduire en applaudissements » [132].

Mais, surtout, comment Roland Barthes peut-il prétendre que Racine a gommé l'aspect théâtral du Néron de l'Histoire, alors qu'il a prêté à son personnage la même habitude de s'exhiber dans les amphithéâtres et sur les théâtres ? Comment peut-on oublier qu'au moment le plus crucial de la pièce, Narcisse, pour ramener Néron dans le chemin du crime, pique au vit son amour-propre, en prêtant à Burrhus et à tous ceux qui, comme lui, osent parfois critiquer la conduite de l'empereur, des réflexions sarcastiques sur ses exhibitions publiques ? Et les propos que Narcisse prête ainsi à d'autres, reflètent évidemment ce que lui-même pense secrètement de Néron :

Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
À disputer des prix indignes de ses mains,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains,
À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
À réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre,
Tandis que des soldats, de moments en moments,
Vont arracher pour lui les applaudissements [133].

On se demande vraiment ce que Néron devrait bien taire pour que Roland Barthes consente enfin à le trouver théâtral.

Ë la scène 3 de l'acte V, pour dissiper les inquiétudes de Junie, Agrippine lui raconte un entretien qu'elle vient d'avoir avec son fils et auquel nous n'avons pas assisté. Mais il suffit de l'écouter pour se rendre compte qu'une fois de plus Néron s'est montré un grand comédien :

Ah! si vous aviez vu par combien de caresses
Il m'a renouvelé la foi de ses promesses!
Par quels embrassements il vient de m'arrêter!
Ses bras, dans nos adieux, ne pouvaient me quitter;
Sa facile bonté, sur son front répandue,
Jusqu'aux moindres secrets est d'abord descendue.
Il s'épanchait en fils qui vient en liberté
Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.
Mais bientôt, reprenant un visage sévère,
Tel que d'un empereur qui consulte sa mère,
Sa confidence auguste a mis entre mes mains
Des secrets d'où dépend le destin des humains [134].

Si la soif de pouvoir ne poussait pas Agrippine à croire beaucoup trop facilement qu'elle a retrouvé tout son crédit, elle se méfierait de ces « embrassements » ; elle se souviendrait de cette scène qu'elle a racontée à Albine, au début de la pièce, et où les « embrassements » de Néron avaient marqué pour elle le commencement de la fin :

Ce jour, ce triste jour, frappe encor ma mémoire,
Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire,
Quand les ambassadeurs de tant de rois divers
Vinrent le reconnaître au nom de l'univers.
Sur son trône avec lui j'allais prendre ma place.
J'ignore quel conseil prépara ma disgrâce;
Quoi qu'il en soit, Néron, d'aussi loin qu'il me vit,
Laissa sur son visage éclater son dépit.
Mon cœur même en conçut un malheureux augure.
L'ingrat, d'un faux respect colorant son injure,
Se leva par avance, et, courant m'embrasser,
II m'écarta du trône où je m'allais placer » [135].

II est vrai que le comédien Néron avait alors moins de métier et laissait encore trop voir ses véritables sentiments.

Nous en arrivons enfin au dénouement où Néron, homme de théâtre complet, à la fois acteur, metteur en scène et auteur dramatique, va pouvoir donner vraiment toute sa mesure. C'est aussi l'occasion pour Roland Barthes de donner la sienne et de nous montrer une nouvelle fois jusqu'où peut aller son mépris des textes. Car c'est précisément la mort de Britannicus que le critique a choisi d'évoquer pour prouver que Néron était bien l'homme le moins théâtral qui fût. Pour nous convaincre que Néron « enlève à ses actes tout décor, les enveloppe dans une sorte d'apparence glissante  », il écrit, en effet, ceci : « Ce "glissement" a un substitut funèbre, le poison. Le sang est une matière noble, théâtrale, le fer un instrument de mort rhétorique; mais de Britannicus, Néron veut l'effacement pur et simple, non la défaite spectaculaire; comme la caresse Néronienne, le poison s'insinue, comme elle, il ne livre que son effet, non ses voies; en ce sens, caresse et poison font partie d'un ordre immédiat, dans lequel la distance du projet au crime est absolument réduite; le poison Néronien est d'ailleurs un poison rapide, son avantage n'est pas le retard, mais la nudité, le refus du théâtre sanglant » [136]. Et, à l'appui de cette affirmation, Roland Barthes ajoute en note: « La blessure sanglante est explicitement opposée à l'empoisonnement :

- Quoi ! du sang de mon frère il n'a point eu d'horreur?
- Ce dessein s'est conduit avec plus de mystère (V; 5) » [137].

Disons tout d'abord que si, en effet, dans ces deux vers, le poison est bien opposé au fer, cela ne signifie aucunement que Burrhus ait voulu souligner le caractère non théâtral de la mort de Britannicus. Il a simplement voulu dire, qu'en choisissant le poison au lieu du fer, Néron n'avait pas osé assumer ouvertement la responsabilité de cette mort. S'il avait choisi le fer, il n'aurait évidemment pas pu jouer la comédie que Burrhus décrit à Agrippine :

Cependant sur son lit il demeure penché;
D'aucun étonnement il ne paraît touché :
« Ce mal dont vous craignez, dit-il la violence
À souvent sans péril attaqué son enfance » [138].

Et cette odieuse comédie, dont Néron sait fort bien qu'elle ne trompera vraiment personne, s'explique au moins autant par le plaisir qu'il y prend que par la lâcheté devant un premier crime. Quoi que dise Roland Barthes, Néron a tout fait pour que la mort de Britannicus fût aussi théâtrale que possible. Car, une fois de plus, le critique n'a cité que les vers, qui, séparés de leur contexte, pouvaient sembler lui donner raison. Une fois de plus il s'est bien gardé de citer tous ceux, beaucoup plus nombreux, qui contredisaient formellement ses propos. Si Burrhus avait voulu opposer l'effet non théâtral du poison à celui théâtral du fer, il n'aurait pas dit, en évoquant quelques vers plus loin l'absorption du poison par Britannicus :

La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie;
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
Le fer ne produit pas de si puissants efforts,
Madame, la lumière à ses yeux est ravie,
Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie [139].

Et ce vers de Burrhus, que Roland Barthes avait tellement intérêt à ne pas rappeler :

Le fer ne produit pas de si puissants efforts

fait écho à ce qu'a dit Narcisse, lorsqu'il a raconté à Néron comment Locuste avait expérimenté le poison destiné à Britannicus  :

Elle a fait expirer un esclave à mes yeux,
Et le fer est moins prompt, pour trancher une vie,
Que le nouveau poison que sa main me confie [140].

On le voit, bien loin d'opposer l'action de ce poison à celle du fer, les deux hommes qui l'ont décrite, se sont rencontrés, sans le savoir, pour les rapprocher [141]. Bien plus, ils n'ont pas seulement dit que ce poison avait les mêmes effets que le fer: ils ont précisé que ses effets étaient plus « puissants », son action plus « tranchante » encore et donc plus théâtrale.

Aussi bien, si l'on en juge par leurs réactions que nous décrit Burrhus, les assistants ne semblent guère avoir eu l'impression que Britannicus avait « glissé » sur son lit, comme « caressé  » par une main invisible :

Jugez combien ce coup frappe tous les esprits :
La moitié s'épouvante et sort avec des cris [142].

Quant à ceux qui avaient plus d'expérience de la cour, ils ont eu si peu le sentiment de ne pas être au théâtre qu'ils ont tout de suite regardé le metteur en scène afin de savoir quel rôle ils devaient jouer :

Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage
Sur les yeux de César composent leur visage [143].

De plus, puisque Roland Barthes prétend que « de Britannicus, Néron veut l'effacement pur et simple, non la défaite spectaculaire », il faudrait qu'il nous expliquât alors pourquoi Néron a choisi de faire empoisonner Britannicus pendant un grand festin de réconciliation auquel il a convié toute la jeunesse de la cour, comme Britannicus nous l'apprend, en disant à Junie au début de l'acte V :

Oui, Madame, Néron (qui l'aurait pu penser ?)
Dans son appartement m'attend pour m'embrasser.
II y fait de sa cour inviter la jeunesse;
II veut que d'un festin la pompe et l'allégresse
Confirment à leurs yeux la foi de nos serments,
Et réchauffent l'ardeur de nos embrassements [144].

La « défaite » de Britannicus sera donc d'autant plus « spectaculaire » que tout le monde, sincèrement ou non, s'apprêtait, au contraire, à fêter son retour en grâce. éécoutons Agrippine, qui invite Britannicus à ne pas faire attendre plus longtemps les spectateurs qui le réclament, évoquer l'ambiance de la salle avant que le rideau se lève :

Prince, que tardez-vous ? Partez en diligence :
Néron impatient se plaint de votre absence.
La joie et le plaisir de tous les conviés
Attend pour éclater que vous vous embrassiez.
Ne faites point languir une si juste envie [145].

Enfin, la fausseté des affirmations de Roland Barthes devient encore plus criante, si l'on compare le récit que fait Burrhus de la mort de Britannicus à celui de Tacite. En effet, au lieu que le Néron de Racine se distingue de celui de Tacite en cessant d'être théâtral, il l'est encore bien davantage. Chez l'historien latin, Néron n'éprouve pas le besoin de jouer la comédie de la réconciliation et d'organiser un grand banquet sous prétexte de mieux la sceller : il ne fait aucunement semblant de se réconcilier avec Britannicus et le fait empoisonner au cours d'un repas tout à fait ordinaire [146]. Si, dans le récit de Burrhus, Racine s'est étroitement inspiré de Tacite pour évoquer l'effet du poison et les réactions de l'assistance, il a, en revanche, inventé de toutes pièces tout le début de la scène avec l'entrée de Britannicus, l'embrassade des deux « frères », les serments de réconciliation et les libations offertes aux dieux :

À peine l'Empereur a vu venir son frère,
Il se lève, il l'embrasse, on se tait, et soudain
César prend le premier une coupe à la main :
« Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,
Ma main de cette coupe épanche les prémices,
Dit-il; Dieux que j'appelle à cette effusion,
Venez favoriser notre réunion ».
Par les mêmes serments Britannicus se lie [147].

Comment en douter ? Néron, chez Racine, a tout fait pour que la mort de Britannicus constituât le coup de théâtre le plus spectaculaire possible. Concluons donc sur ce point que, s'il se manifeste heureusement d'une manière beaucoup plus inoffensive, le culot de Roland Barthes n'en vaut pas moins celui de Néron.

Ainsi Néron ne se distingue pas seulement de tous les autres amoureux raciniens par le fait que son amour n'a aucun passé, mais aussi par une nature théâtrale que Racine a très fortement soulignée depuis le début de la pièce et jusqu'à la fin. Si le premier de ces deux caractères distinctifs ne nous fournissait qu'une raison négative de nous interroger sur la sincérité et la profondeur de son amour, le second nous y incite d'une manière beaucoup plus directe. Non seulement nous n'avons pas la preuve qui nous permettrait d'affirmer que Néron aime vraiment Junie, mais nous avons une très forte raison d'en douter. Peut-on aller plus loin et dire que Néron, dont Roland Barthes entend faire le modèle même des amoureux raciniens, est, au contraire, le seul dont on puisse affirmer qu'il n'est pas profondément amoureux ? Nous le croyons et nous souscrivons entièrement à ce jugement de Raymond Picard dans son Introduction à Britannicus : « quoique la situation soit semblable, Néron n'est pas engagé dans son amour comme Roxane l'est dans le sien » [148].

Disons tout d'abord qu'il est bien étrange que, pour définir les principaux caractères de l'« éros racinien  », Roland Barthes fasse principalement appel à une pièce où l'amour n'est certes pas absent, mais où il n'a pas la place primordiale qu'il a dans d'autres tragédies de Racine. Pour citer encore Raymond Picard, qui n'entendait assurément pas faire là une remarque originale, Britannicus « n'est nullement une tragédie amoureuse, comme Andromaque, Bajazet, ou Phèdre» [149]. Rien n'est plus aisé que de le montrer. On sait que, chez Racine, l'action se réduit à une « crise », le rideau se levant au moment où les passions, longtemps contenues, se déchaînent brusquement. « La tragédie racinienne, dit fort bien M. Jean Rousset, se nourrit de passé, d'un passé monstrueusement amassé et tendu à éclater; lorsqu'il est sur le point d'éclater, c'est alors que commence la pièce, dont l'action est comme catapultée par cette tension antérieure dont les cœurs des héros sont si gonflés qu'ils n'en peuvent plus » [150]. Britannicus ne faillit pas à cette règle : la situation était depuis longtemps explosive et il a suffi d'une étincelle pour mettre le feu aux poudres et faire éclater la tragédie. Mais, à la différence d'Andromaque, de Bajazet et de Phèdre, ce n'est pas l'amour qui est la cause de cette tension violente dont la brusque rupture provoque la crise tragique. Qu'il soit sincère ou non, l'amour de Néron pour Junie ne date que de quelques heures. Il ne saurait, par conséquent, être à l'origine d'une crise qui couvait depuis bien longtemps et, depuis quelque temps déjà. ne demandait qu'à éclater.

Ë l'origine de la crise, dans Britannicus, il y a, bien évidemment, le conflit qui oppose Néron à Agrippine. Ce conflit est si ancien qu'on pourrait le faire remonter à la petite enfance de Néron, puisque Agrippine lui dit :

Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.
Dès vos plus jeunes ans mes soins et mes tendresses
N'ont arraché de vous que de feintes caresses [151].

Mais la crise qui va éclater en tragédie, ne commence vraiment que quelque temps après

l'accession de Néron au trône. Et Agrippine se souvient fort bien du jour où cela s'est produit et qui a marqua pour elle le commencement de la fin. Ce jour, ce fut celui où Néron l'empêcha de s'asseoir à côté de lui sur le trône et qu'elle a évoqué avec tant d'amertume devant Albine, au début de la pièce :

Ce jour, ce triste jour, frappe encor ma mémoire
Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire […]
Depuis ce coup fatal le pouvoir d'Agrippine
Vers sa chute, à grands pas, chaque jour s'achemine [152].

Et ce « triste jour », il est assez facile de le dater. Albine nous apprend, d'une part, que Néron règne depuis deux ans. Elle dit, en effet, à Agrippine :

Rome, depuis deux ans par ses soins gouvernée,
Au temps de ses consuls croit être retournée [153].

Agrippine dit, d'autre part, à Néron, lorsqu'elle lui fait « le long récit de [ses] ingratitudes »:

Du fruit de tant de soins à peine jouissant
En avez-vous paru six mois reconnaissant,
Que, lassé d'un respect qui vous gênait peut-être,
Vous avez affecté de ne me plus connaître [154].

II est clair qu'elle fait là allusion à l'incident qu'elle a rappelé devant Albine. Il y a donc deux ans moins six mois, soit dix-huit mois, que la situation est très tendue entre Néron et Agrippine.

Faute d'être à l'origine d'une situation qui, depuis longtemps déjà, était devenue explosive, l'amour de Néron pour Junie pourrait être du moins l'étincelle qui provoque enfin l'explosion attendue. Mais ce serait encore trop dire. Ce serait oublier, en effet, que l'explosion s'est déjà produite lorsque Néron, à ce qu'il dit, tombe amoureux de Junie. Certes la crise qui vient d'éclater entre Agrippine et Néron, va être aggravée par le "coup de foudre" de Néron. Mais ce coup de foudre ne se serait pas produit, si la crise n'avait d'abord éclaté. Car Néron, qui n'avait encore jamais vu Junie, ne vient de faire sa connaissance que parce qu'il vient de la faire enlever. Et, s'il vient de la faire enlever, c'est parce qu'Agrippine vient de se prononcer en faveur du mariage de Britannicus et de Junie et de leur apporter son soutien. Ce n'est pas pour eux qu'elle l'a fait, mais pour elle et contre Néron. Son mariage avec Junie, qui descend d'Auguste, renforcerait encore la légitimité de Britannicus et accentuerait la menace que le fils de Claude représente pour le pouvoir de Néron. Ainsi qu'elle l'explique à Albine, Agrippine se sert donc de Britannicus et de Junie pour faire pression sur Néron :

Néron jouit de tout; et moi, pour récompense,
II faut qu'entre eux et lui je tienne la balance,
Afin que quelque jour, par une même loi,
Britannicus la tienne entre mon fils et moi [155].

L'étincelle qui met le feu aux poudres dans Britannicus, c'est danc Agrippine qui la provoque. Selon un processus éminemment tragique, elle précipite sa perte, en voulant la prévenir. Sentant Néron lui « échapper » de plus en plus, elle espère, comme elle dit à Albine, « l'arrêter » par « ce frein »:

Néron m'échappera, si ce frein ne l'arrête [156].

Mais elle obtient le résultat inverse. Elle le pousse à bout et lui fournit, en même temps, un excellent prétexte pour briser d'un seul coup tous ses liens et s'abandonner à sa « férocité » [157]. Et, si elle est tellement inquiète au début de la pièce, c'est parce qu'elle pressent, mais trop tard, que sa manœuvre risque de se retourner contre elle. Elle n'a guère de peine à comprendre, en effet, quelle est la véritable signification de l'enlèvement de Junie. éécoutons-la s'interroger, devant Albine, sur les mobiles de Néron :

Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour, qui l'inspire
Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire?
Ou plutôt n'est-ce point que sa malignité
Punit sur eux l'appui que je leur ai prêté [158} ?

Certes, bien qu'elle ne sache pas encore que Néron dit aimer Junie, elle envisage cette hypothèse. Mais, visiblement, elle ne croit guère à cette explication. Elle sait fort bien que l'opération est d'abord dirigée contre elle et qu'elle constitue la riposte brutale de Néron à sa propre offensive. Et, même lorsqu'elle apprendra que Néron aime Junie, la soudaineté de cet amour la fera douter, nous l'avons vu, de sa sincérité. Elle y verra surtout la suite logique de l'enlèvement de Junie, c'est-à-dire la seconde phase de la contre-offensive que Néron a lancée contre elle et elle le lui dira :

Aujourd'hui je promets Junie à votre frère;
Ils se flattent tous deux du choix de votre mère :
Que faites-vous ? Junie, enlevée à la cour,
Devient en une nuit l'objet de votre amour [159].

On nous permettra de penser qu' Agrippine connaît beaucoup mieux Néron que Roland Barthes et qu'elle se montre ici plus perspicace que lui.

Aussi, quoi que dise le critique, il n'est pas vrai du tout que Néron ne doive « Junie qu'à lui-même », qu' « il n'y a qu'une part de lui qu'il a inventée, son amour ». Cet amour, il le doit encore à sa mère, puisque c'est contre elle qu'il l'a « inventé  » (et le mot va plus loin que Roland Barthes ne le pense). Car, si Racine a créé, pour ainsi dire, de toutes pièces le personnage de Junie [160], c'est, en premier lieu, pour mieux assurer l'unité d'action, pour que « la mort de Britannicus » et « la disgrâce d'Agrippine » fussent aussi étroitement liées que possible [161]. En enlevant Junie, Néron a d'abord enlevé un pion que sa mère avait poussé contre lui. Et, lorsqu'elle lui reproche cet enlèvement, il ne manque pas de lui retorquer qu'elle a cherché à se servir de Junie contre lui :

Avec Britannicus contre moi réunie,
Vous le fortifiez du parti de Junie [162].

Mais Néron ne se contente pas, en enlevant Junie, d'enlever la carte qu'Agrippine prétendait brandir contre lui. Il veut aller plus loin et entend bien ne pas se contenter d'une simple parade, mais passer à la contre-attaque. En tombant amoureux de Junie et en prétendant l'épouser, après avoir répudié Octavie, il met maintenant dans son propre jeu la carte qu'il a d'abord enlevée à sa mère. Aussi est-il assez probable qu'en jouant le premier coup, Néron préparait déjà le second. Il veut faire croire à Narcisse que l'amour, brusquement, lui est tombé dessus et qu'il lui est arrivé la chose du monde à laquelle il s'attendait le moins. Mais il suffit de l'entendre commencer son récit :

…………Excité d'un désir curieux,
Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux

pour avoir, comme Agrippine, l'impression que le coup de foudre était prémédité. Si quelqu'un aurait dû employer le « passé défini brutal  » dont Roland Barthes a souligné qu'il résumait d'ordinaire la naissance de l'« éros-événement ", c'est bien Néron. Malheureusement pour le propos de Roland Barthes, au lieu du « je le vis » qu'on trouve dans le récit qu'Eriphile fait à Doris comme dans la confession de Phèdre à Œnone, on a ici un passé composé (« je l'ai vue ») et, qui plus est, Néron dit : « je l'ai vue arriver  », ce qui nous éloigne encore davantage de l'impression d'instantanéité absolue du « je le vis ». Mais, si ni Phèdre ni Eriphile ne s'attendaient le moins du monde à ce qui leur est arrivé (Eriphile s'attendait, au contraire, à éprouver une impression bien différente), Néron, lui, attendait Junie, et, « excité d'un désir curieux », il s'attendait à un spectacle intéressant et piquant. Certes le texte ne permet pas d'affirmer que Néron s'attendait à tomber amoureux de Junie, parce qu'il en avait d'avance décidé ainsi. Mais il n'interdit pas de le supposer et il est assez tentant de le faire. En effet la décision d'offrir à Junie de l'épouser apparaît comme la suite logique de la décision de l'enlever. Elle n'était peut-être pas vraiment prise encore lorsque Néron a fait enlever Junie, mais il ne pouvait pas ne pas y avoir déjà songé. Quel meilleur moyen, en effet, d'empêcher Britannicus d'épouser Junie et de faire échouer ainsi la manœuvre de sa mère que de l'épouser lui-même ? C'était aussi l'occasion de faire ce dont il avait envie depuis longtemps : répudier Octavie et, par là même, porter un coup direct à sa mère en défaisant son œuvre [163]. Enfin, s'il est vrai que Néron n'avait encore jamais vu Junie avant de la faire enlever [164], sa pensée avait déjà rôdé autour d'elle, si l'on en juge par ce qu'il dit à Narcisse  :

Fidèle à sa douleur et dans l'ombre enfermée,
Elle se dérobait même à sa renommée;
Et c'est cette vertu, si nouvelle à la cour,
Dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi,Narcisse! tandis qu'il n'est point de Romaine
Que mon amour m'honore et ne rende plus vaine,
Qui, dès qu'à ses regards elle ose se fier,
Sur le cœur de César ne les vienne essayer,
Seule dans son palais la modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie,
Fuit, et ne daigne pas peut-être s'informer
Si César est aimable ou bien s'il sait aimer [165] ?

Cette tirade nous fournit donc une raison de plus pour penser que l'amour de Néron était plus ou moins prémédité. Elle nous montre aussi que Junie avait irrité l'amour-propre de Néron avant d'exciter son amour, et l'on peut déjà soupçonner que, dans l'amour de Néron, il entrera beaucoup d'amour-propre.

Bien sûr, Néron pourrait fort bien avoir décidé, avant de voir Junie, qu'il se dirait amoureux d'elle, et ensuite en tomber effectivement amoureux en la voyant. Et, de fait, la vue de Junie ne l'a pas laissé indifférent. Mais peut-on dire que Junie a vraiment touché son cœur ? Certainement pas. Tout d'abord, ce qui a, sinon ému, du moins troublé, Néron, ce n'est pas la vue du seul personnage de Junie. Dans un article, au demeurant très délirant, M. Serge Doubrovsky écrit à propos de l'arrivée de Junie : « C'est la scène, au sens à la fois pictural et théâtral, la "forme" ombres-flambeaux-cris-silence-farouche aspect qui se trouve investie par le regard désirant, au détriment d'un objet féminin soudain relégué au second plan et comme affadi, s'il lui faut le piment ou pigment de ce spectacle pour en "relever" les "timides douceurs" » [166]. Sans doute est-il excessif de dire que l' « objet féminin  » est « relégué au second plan  » [167]. Mais il est vrai que Junie, même si elle en est le centre, fait ici partie d'un véritable tableau, et, sur ce point, Roland Barthes a raison. Malheureusement, au lieu de voir, dans le caractère pictural de l'évocation de Junie, la preuve indubitable que Néron en est bien amoureux, il aurait été mieux avisé d'y voir, au contraire, une bonne raison d'en douter fortement ou, à tout le moins, de s'interroger. Si Néron a été séduit, non par le seul personnage de Junie, mais par tout un tableau, comment ne pas se dire que le personnage de Junie l'aurait peut-être laissé indifférent, si le tableau avait été tout autre ? Comment ne pas se demander s'il ne s'agit pas d'une impression passagère dans laquelle le décor et les circonstances, très particulières, ont joué un rôle plus grand que Junie elle-même ? II est d'ailleurs si naturel de se poser cette question que Néron lui-même est le premier à le faire :

Que veux-tu? je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses tiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.

Et, de nouveau, il s'interroge et consulte Narcisse, lorsqu'il a achevé son récit :

Mais je m'en fais peut-être une trop belle image;
Elle m'est apparue avec trop d'avantage :
Narcisse, qu'en dis-tu ?

Mais précisément Néron ne pouvait pas mieux répondre à nos interrogations qu'en s'interrogeant lui-même et en se demandant s'il ne se faisait pas de Junie « une trop belle image ». Car, ainsi que le remarque très justement M. Adereth, « quel amant s'est jamais posé une telle question au moment même ou il se croit amoureux "pour toute la vie" ? ». Ce ne sont assurément ni Phèdre ni Eriphile qui se poseraient jamais une telle question. Aussi bien, nous l'avons vu, l'évocation de la naissance de leur amour n'a-t-elle rien d'un tableau, quoi que prétende Roland Barthes. Pour elles, comme pour tous les amoureux de Racine à l'exception du seul Néron, l'être aimé ne fait jamais partie d'un tableau : quand elles sont en face de lui, tout décor s'abolit et elles ne voient plus que lui.

« Ce n'est pas Junie, écrit encore M. Adereth, qui a touché le cœur de Néron, mais une jeune fille dans le plus "simple appareil" qu'il a réussi à faire pleurer, et ce sont ses larmes qui le ravissent ». Assurément et le mouvement de sensualité, fortement teintée de sadisme, que la vue de Junie a suscité chez Néron, ne saurait mériter le nom d' « amour  ». S'il fallait lui donner un nom, nous serions, pour une fois, tente d'être d'accord avec Roland Barthes : le mot « éros » conviendrait assez bien. Mais justement rien ne montre mieux la fausseté radicale de la thèse du critique qui, dans le Sur Racine, remplace systématiquement le mot « amour » par le mot « éros », alors que cette substitution ne se justifierait que dans le seul cas de Néron, parce que, de tous les personnages de Racine, il est le seul qu'on ne puisse croire, quand il se dit « amoureux ».

Mais Roland Barthes, lui, s'il ne croit pas Titus, croit entièrement Néron. Et il le croit tellement qu'aucun autre amour racinien ne le rend aussi lyrique [170] que le sien : « La Femme, écrit-il, dans le chapitre sur Britannicus, est ici, selon les plus anciennes traditions gnostiques (reprises par le Romantisme), la femme est médiatrice de paix, voie de réconciliation, initiatrice de la Nature (contre la fausse nature maternelle) » [171]. Et, pour prouver que « Néron voit dans son amour pour Junie une expérience ineffable qu'aucune description mondaine (et notamment celle qu'en donne Burrhus) ne peut épuiser » [172], il cite [173] la réponse que Néron fait à Burrhus :

Mais, croyez-moi, l'amour est une autre science [174].

Burrhus, rappelons-le, avait dit à Néron, après l'avoir incité à lutter contre son amour naissant  :

Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer,
On n'aime point, Seigneur, si l'on ne veut aimer [175].

Disons, tout d'abord, que, pour une fois, Roland Barthes, qui évoque si souvent Sade à contretemps, aurait été mieux avisé de l'invoquer plutôt que les gnostiques ou les romantiques. Quant au sort qu'il fait à la réplique de Néron, il est tout à fait arbitraire et montre que décidément Roland Barthes est bien naïf en face de Néron. Raymond Picard, lui, ne l'est pas. Il écrit, à propos de ces deux dernières répliques de la scène 1 de l'acte III : « La conception humaniste et cornélienne de l'amour que vient d'exposer Burrhus, se heurte à la théorie de l'amour fatal, que représente Néron : en vérité, l'un et l'autre incarnent assez mal la position qu'ils défendent » [176]. Il nous semble, en effet, évident que ni Néron ni même Burrhus ne sont ici vraiment sincères. On aurait grand tort, croyons-nous, de prendre trop au sérieux la « théorie » de l'amour que défend ici Burrhus. Sans doute n'y croit-il guère lui-même. Plus vraisemblablement, Burrhus, qui est bien loin d'être le militaire borné et « qui ne sait pas parler » que nous dépeint Roland Barthes, s'est dit que, pour éviter de heurter Néron de front et avoir ainsi un peu plus de chances d'être entendu (car il se fait probablement peu d'illusions), il valait mieux présenter comme une « théorie » générale des propos qui ne valent, en fait, que pour le seul Néron. Burrhus, croyons-nous, pense beaucoup moins à l'amour en général qu'à l' "amour" que Néron prétend éprouver pour Junie lorsqu'il lui dit :

On n'aime point, Seigneur, si l'on ne veut aimer.

Et il se montre ainsi beaucoup plus perspicace que Roland Barthes. D'ailleurs Néron semble avoir fort bien senti que Burrhus ne croyait guère à la sincérité de son amour. Et c'est sans doute pour cela qu'il lui lance, en le quittant :

Adieu. Je souffre trop, éloigné de Junie [177].

Mais c'est encore un vers que Roland Barthes a probablement oublié. Car il n'est pas nécessaire d'avoir une oreille particulièrement subtile pour trouver que ce vers si théâtral sonne passablement faux. Quel autre amoureux de Racine s'est jamais exprimé avec une platitude emphatique aussi ridicule ? Si Racine avait voulu nous convaincre de la profondeur des sentiments de Néron en lui prêtant un tel vers, il aurait assurément été bien maladroit.

De plus, si l' « amoureux » Néron n'est guère convaincant lorsqu'il parle de Junie, il ne l'est pas davantage lorsqu'il parle à Junie elle-même. Qu'on relise la scène 3 de l'acte II ! On n'y trouvera qu'une galanterie théâtrale, dont nous avons donné plus haut des échantillons, ou une brutalité menaçante. On y chercherait en vain les accents émouvants que l'on trouve pourtant chez les amoureux raciniens même ies plls brutaux à l'occasion. écoutons Pyrrhus s'adresser à Andromaque à la scène 7 de l'acte III :

…………Madame, demeurez.
On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.
Oui, je sens à regret qu'en excitant vos larmes
Je ne fais contre moi que vous donner des armes :
Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.
Mais, Madame, du moins tournez vers moi les yeux;
Voyez si mes regards sont d'un juge sévère,
S'ils sont d'un ennemi qui cherche à vous déplaire.
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir [178] ?

écoutons la « cruelle » Roxane répondre à Bajazet qui vient de lui dire qu'en le faisant mourir, elle retrouvera peut-être sa place dans le cœur d'Amurat  :

Dans son cœur ? Ah! crois-tu, quand il le voudrait bien,
Que, si je perds l'espoir de régner dans le tien,
D'une si douce erreur si longtemps possédée,
Je puisse désormais souffrir une autre idée,
Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?
Je te donne, cruel, des armes contre moi,
Sans doute; et je devrais retenir ma faiblesse :
Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,
J'affectais à tes yeux une fausse fierté :
De toi dépend ma joie et ma félicité [179].

D'ailleurs, le comportement de Néron, dans tout le reste de la pièce, ne fera que renforcer le scepticisme qu'ont fait naître ses confidences à Narcisse et sa déclaration à Junie écoutons-le, tout d'abord, confier ses impressions à Narcisse, après avoir assisté, caché, à l'entrevue de Junie et de Britannicus :

Hé bien! de leur amour tu vois la violence,
Narcisse, elle a paru jusque dans son silence.
Elle aime mon rival, je ne puis l'ignorer;
Mais je mettrai ma joie à le désespérer.
Je me fais de sa peine une image charmante,
Et je l'ai vu douter du cœur de son amante [180].

Si Néron aimait profondément Junie, est-ce que la joie que lui procure le désespoir de Britannicus, l'emporterait ainsi sur la douleur de ne plus pouvoir douter de l'amour de Junie pour son rival ? Mais Roland Barthes n'a sans doute gardé de ce passage qu'un souvenir assez confus. Il croit, semble-t-il, que Néron parle de Junie et non de Britannicus, lorsqu'il dit :

Je me fais de sa peine une image charmante.

En effet, écrivant que « Néron, dont l'éros est purement imaginaire, organise sans cesse entre Junie et lui une scène identique, dont il est à la fois acteur et spectateur, et qu'il règle jusque dans ses ratés très subtils, tirant son plaisir d'un retard à demander pardon pour les larmes que l'on provoque » [181], il cite en note [182] ce vers pour bien prouver que l'éros de Néron « est purement imaginaire ».

Ë la scène 8 de l'acte Ill, Néron fait un pas particulièrement important sur le chemin qui le conduira au crime, en faisant arrêter Britannicus. Or la découverte de Britannicus aux pieds de Junie, les allusions de son rival aux sentiments très différents qu'ils inspirent l'un et l'autre à Junie, n'auraient sans doute pas suffi à l'y déterminer, si Britannicus n'avait commis l'imprudence fatale de faire une allusion très méprisante à l'indigne subterfuge du rideau :

Je ne sais pas du moins épier ses discours.
Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche,
Et ne me cache pas pour lui fermer la bouche.
- Je vous entends. Hé bien, gardes ! [183].

C'est donc la vanité blessée, bien plus que la jalousie amoureuse, qui fait ici avancer l'action.

Mais c'est à l'acte IV, celui où tout se joue définitivement, que l'on peut le mieux mesurer à quel point finalement l'« amour »»de Néron pour Junie compte peu dans les décisions qu'il prend. Ainsi, lorsqu'il avoue à Burrhus, à la scène 3, qu'il a résolu l'assassinat de Britannicus, il n'invoque d'abord, pour se justifier, que les menaces d'Agrippine :

……C'en est trop; il faut que sa ruine
Me délivre à jamais des fureurs d'Agrippine.
Tant qu'il respirera je ne vis qu 'à demi.
Elle m'a fatigué de ce nom ennemi;
Et je ne prétends pas que sa coupable audace
Une seconde fois lui promette ma place [184].

Et, un peu plus loin, lorsque Burrhus lui demande :

Et qui de ce dessein vous inspire l'envie?

il lui répond :

Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie [185].

On voit qu'il n'invoque son « amour » qu'en passant et parmi d'autres raisons. Il n'y a, dans toute la scène, aucune autre allusion à Junie dont le nom n'est pas prononcé. Il n'y pense même pas lorsque, à la fin de la scène, cédant à l'éloquente, et habile, supplication de Burrhus, il accepte de renoncer à son projet et de se réconcilier avec son frère. Il va pourtant de soi qu'il ne peut escompter se réconcilier avec Britannicus sans accepter de renoncer à Junie. On doit donc constater qu'il semble avoir oublié l'existence de Junie au moment même où, s'il était vraiment amoureux d'elle, il devrait être déchiré à la pensée d'être obligé de la céder à son rival.

Mais c'est encore la scène suivante entre Néron et Narcisse qui est la plus instructive. Les critiques [186] ont toujours souligné l'importance tout à fait primordiale de cette scène 4 de l'acte IV, où se scellent le destin de Britannicus et celui de Néron. On ne s'étonnera donc pas que Roland Barthes semble n'en faire aucun cas. Il n'en cite, en effet, aucun vers et n'y fait allusion qu'une seule fois, et en note, et non pour nous parler de Néron, mais pour nous dire que « politiquement, Narcisse est un "ultra"; il parle du peuple à peu près comme Polynice (IV, 4) » [187]. Or, si cette scène est capitale sur le plan dramatique, elle est aussi très éclairante sur le plan psychologique. Les efforts que fait Narcisse pour ramener son maître dans la voie du crime, ont pour effet de porter une vive et pleine lumière sur les sentiments de Néron et ainsi sur les véritables raisons du meurtre de Britannicus. Narcisse essaie d'abord de faire jouer la crainte, en suggérant que Britannicus pourrait un jour songer à se venger :

Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire!
Mais peut-être il fera ce que vous n'osez faire [188].

L'échec est total :

On répond de son cœur; et je vaincrai le mien [189]

répond seulement Néron. On sait ainsi qu'il ne craint pas vraiment Britannicus dont il connaît le caractère. II ne croit pas non plus, ou du moins il ne croit plus, que sa mère puisse sérieusement songer à le remplacer par celui-ci. Elle a, en effet, elle-même reconnu devant lui l'absurdité d'une telle politique :

Moi, le faire empereur, ingrat ! L'avez-vous cru?
Quel serait mon dessein ? Qu'aurais-je pu prétendre?
Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?
Ah! si sous votre empire on ne m'épargne pas,
Si mes accusateurs observent tous mes pas,
Si de leur empereur ils poursuivent la mère,
Que ferais-je au milieu d'une cour étrangère?
Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,
Des desseins étouffés aussitôt que naissants,
Mais des crimes pour vous commis à votre vue,
Et dont je ne serais que trop tôt convaincue [190].

Le meurtre de Britannicus ne sera donc pas, quoi que prétendent certains [191], un crime politique. Mais il ne sera pas, non plus, un crime passionnel. En effet, lorsque Narcisse essaie ensuite de faire jouer la jalousie, il échoue encore :

Et l'hymen de Junie en est-il le lien?
Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?
- C'est prendre trop de soin. Quoi qu'il en soit, Narcisse,
Je ne le compte plus parmi mes ennemis [192].

Certes, on sent que Néron est un peu agacé. Il ne parvient pas à dissimuler un mouvement d'irritation (« C'est prendre trop de soin »). Narcisse vient de lui rappeler l'existence de Junie qu'il avait oubliée et la perspective de renoncer à elle ne saurait lui être agréable. À défaut d'amour, l'amour-propre suffirait à rendre ce renoncement pénible. Pourtant cet argument ne réussit pas à ébranler Néron. Sa nervosité ne dure que le temps d'un hémistiche, et déjà il reprend le ton froid et distant qu'il a adopté depuis le début de la scène. Mais, si le nom de Junie, contrairement à ce qu'espérait Narcisse, se révèle bien inefficace, il est un autre nom dont l'effet, en revanche, va être tout à fait magique : celui d'Agrippine. Narcisse semble, d'ailleurs, le comprendre au moment même où il le prononce, et il marque une légère pause aussitôt après, comme si, cette fois-ci, il se sentait enfin sûr du résultat  :

Agrippine, Seigneur, se l'était bien promis;
Elle a repris sur vous son souverain empire [193].

Et, en effet, le poisson, qui avait boudé ies deux appâts précédents, se jette maintenant sur l'hameçon, et, à la façon dont il secoue violemment la ligne, on sent tout de suite qu'il est enfin bien accroché :

Quoi donc ? Qu'a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ? [194].

Le changement de ton et d'attitude est aussi brusque que total. Néron, qui, jusque-là, n'avait répondu à Narcisse que sur un ton froid et d'une manière évasive, qui semblait vouloir couper court aux explications, et avoir hâte de mettre un terme à l'entretien, ce même Néron presse maintenant Narcisse de questions avec la plus vive impatience. Mais celui-ci, qui sait désormais que l'arrivée de Junie n'a rien changé et que, pour manœuvrer son maître, c'est toujours la même ficelle qu'il faut tirer, prend tout son temps et fait languir Néron avant d'évoquer le « triomphe » d'Agrippine  :

Elle s'en est vantée assez publiquement.
- De quoi ?
…………- Qu'elle n'avait qu'à vous voir un moment;
Qu'à tout ce grand éclat, qu'à ce courroux funeste,
On verrait succéder un silence modeste;
Que vous-même à la paix souscririez le premier,
Heureux que sa bonté daignât tout oublier [195].

Bien sûr, il restera encore à Narcisse à répondre aux raisons de Burrhus que Néron va reprendre brièvement à son compte et lui opposer, mais en souhaitant qu'il les réfute. Il lui restera encore, pour vaincre les dernières résistances de Néron, à piquer au vif son amour-propre, en prêtant à Burrhus et aux autres censeurs de l'empereur des propos méprisants sur son incapacité à régner et des railleries cruelles sur ses exhibitions en public. Mais, pratiquement, la partie est déjà gagnée, comme le prouve aussitôt le fait que Néron recommence à tutoyer Narcisse, et à lui demander conseil :

Mais, Narcisse, dis-moi que veux-tu que je fasse [196] ?

Ce n'est donc pas l'amour, mais l'amour-propre qui ramène Néron dans le chemin du crime. Il renonce à épargner Britannicus, parce qu'il ne peut supporter l'idée que sa mère croie avoir été l'artisan de la réconciliation et que tout le monde le croie avec elle. Or c'est assurément ce qui se produirait, s'il se réconciliait avec Britannicus. C'est, d'ailleurs, ce qui se produit effectivement au début de l'acte V, quand on croit à cette réconciliation. Ainsi, lorsque Junie s'étonne devant Britannicus du brusque changement de Néron :

Néron m 'aimait tantôt, il jurait votre perte ;
II me fuit, il vous cherche : un si grand changement
Peut-il être, Seigneur, l'ouvrage d'un moment ?

Britannicus lui répond aussitôt :

Cet ouvrage, Madame, est un coup dAgrippine [197].

Sans doute veut-il ainsi la rassurer, mais il n'a besoin, pour cela, que de lui dire ce dont il ne doute pas une seconde. Il lui explique d'ailleurs pourquoi :

Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine.
Grâce aux préventions de son esprit jaloux,
Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.
Je m'en fie aux transports qu'elle m'a fait paraître [198].

Agrippine, bien sûr - le dernier vers de Britannicus le montre bien Ð est pleinement persuadée que c'est elle, et elle seule, qui a obtenu de Néron qu'il se réconciliât avec Britannicus. Elle est si sûre d'avoir gagné, d'avoir repris toute son emprise sur son fils, qu'elle est presque choquée de voir que Junie persiste à s'inquiéter :

Doutez-vous d'une paix dont je fais mon ouvrage ? […]
Il suffit, j'ai parlé, tout a changé de face.
Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.
Je réponds d'une paix jurée entre mes mains [199].

Et comment ne triompherait-elle pas ? Elle ne sait pas que c'est, en réalité, Burrhus qui avait obtenu de Néron qu'il se réconciliât avec Britannicus. Elle ne sait pas qu'elle avait, elle, totalement échoué et que la soumission et les promesses de Néron, à la fin de la scène 2 de l'acte IV, n'étaient que de la comédie. Et c'est d'ailleurs ce qui rend la perspective du triomphe d'Agrippine encore plus insupportable pour Néron. Car ainsi, sans le vouloir, il aura lui-même tout fait pour qu' Agrippine fût convaincue de sa réussite. Néron se trouve, en quelque sorte pris à son propre piège. Il a pris un plaisir évident à tromper sa mère par ses propos hypocrites, à faire semblant de céder à toutes ses exigences et de vouloir se comporter désormais en fils respectueux et soumis. Si donc Néron se réconciliait effectivement avec Britannicus, le jeu deviendrait, après coup, réalité, il aurait dit la vérité à sa mère, alors qu'il croyait bien lui mentir et il se serait trompé lui-même, en croyant la tromper. Sans vouloir, bien sûr, lui chercher des excuses, il faut bien reconnaître que, d'une certaine façon, il n'a pas eu de chance. Pour la première fois de sa vie, sans doute, il est sorti vainqueur d'un tête-à-tête avec sa mère. Lui qui redoutait tant « ce fâcheux entretien » [200} et ce « long récit de [ses] ingratitudes » [201], pour la première fois, il a su riposter et dire à sa mère toutes ses vérités [202]. Et pourtant Agrippine, qui avait soigneusement préparé son réquisitoire, y avait vraiment mis, si l'on peut dire, tout le paquet. Malheureusement pour Néron, s'il fait la paix avec Britannicus, ni sa mère, ni les autres, à l'exception de Burrhus, ne sauront qu'il lui avait enfin tenu tête. Ils seront même persuadés du contraire et c'est à lui-même que Néron devra s'en prendre. Comment pourrait-il se résoudre à laisser Agrippine triompher si mal à propos ? Aussi ne le fera-t-il pas. Mais il nous paraît important de souligner - car les commentateurs ne semblent pas l'avoir fait - que Néron est ici, d'une certaine façon [203], la victime des circonstances - en même temps que de sa propre hypocrisie - c'est-à-dire, en réalité, de l'habileté du dramaturge.

Pourtant, si, de toute évidence, Néron pense beaucoup à Agrippine et fort peu à Junie, lorsqu'il se décide finalement à faire périr Britannicus, il semble que le fait d'avoir vu Junie lui échapper pour toujours soit la principale raison de son désespoir que nous dépeint Albine à la fin de la pièce :

Il rentre. Chacun fuit son silence farouche.
Le seul nom de Junie échappe de sa bouche.
Il marche sans dessein; ses yeux mal assurés
N'osent lever au ciel leurs regards égarés;
Et l'on craint, si la nuit jointe à la solitude
Vient de son désespoir aigrir l'inquiétude,
Si vous l'abandonnez plus longtemps sans secours,
Que sa douleur bientôt n'attente sur ses jours [204].

On peut trouver cette réaction assez surprenante et se demander si Racine n'a pas quelque peu sacrifié la cohérence psychologique aux exigences du dénouement qui, dans la tragédie classique, doit, comme on le sait, montrer le châtiment des coupables. Certes, comme l'a dit Raymond Picard, le véritable châtiment de Néron consiste « avant tout dans le fait d'être soi » [205], et ce châtiment-là Agrippine s'est chargée de l'annoncer à Néron dans ses fameuses imprécations [206]. Mais Racine a sans doute jugé que cela ne suffisait pas, qu'il fallait aussi qu'il fût puni d'une manière plus immédiate et que les prédictions d'Agrippine parussent commencer déjà à se réaliser [207].

On pourrait aussi se demander - et cela permettrait alors de conserver la cohérence psychologique - si le désespoir de Néron est bien sérieux. Raymond Picard, pour sa part, ne le croit guère  : « Néron est un enfant gâté. Il a vu Junie un instant : il la veut comme un jouet ou une sucrerie; la lui enlève-t-on ? il "fait une colère" » [208]. De plus, c'est un comédien né, quoi que dise Roland Barthes, et il se pourrait qu'il joue ici la dernière scène de la comédie dont nous l'avons vu jouer la première scène devant Narcisse, à la scène 2 de l'acte II. Son jeu, d'ailleurs, dans cette dernière scène rappellerait celui de la première. Albine dit, en effet, que

…………ses yeux mal assurés
N'osent lever au ciel leurs regards égarés.

Et Narcisse demandait à Néron :

Que présage à mes yeux cette tristesse obscure,
Et ces sombres regards errants à l'aventure [209] ?

Il ne faut pas oublier enfin que le « désespoir  » de Néron nous est dépeint par Albine, c'est-à-dire par un personnage qui semble se laisser aisément tromper par les apparences, et qui, en tout cas, croyait encore naïvement, au commencement de la pièce, que Néron était tout à la fois le meilleur des empereurs et le meilleur des fils. Quoi qu'il en soit du « désespoir » final de Néron [210,] tout le reste du rôle nous impose de souscrire entièrement à l'opinion de M. Adereth : « Sadisme, vanité, recherche du nouveau, affirmation de soi, tels sont les éléments qui sont à la base de "l'amour" de Néron. Le mot « "amour" ne convient évidemment pas, et c'est d'infatuation qu'il faut parler » [211]

Nous voilà maintenant à l'heure du bilan. Il sera bref. Selon Roland Barthes, tous les amoureux raciniens revivent sans cesse la naissance de leur amour comme une véritable « scène » dont le souvenir est ordonné comme un « tableau ». Or on en trouve, dans toutes les tragédies de Racine, qu'un seul personnage qui fasse de la naissance de son amour un récit vraiment théâtral et pictural : Néron. On ne saurait ainsi - et encore à la condition de bien vouloir considérer comme un « souvenir » le rappel d'une scène qui ne date que de quelques heures et de supposer, ce qui paraît bien peu probable, que ce souvenir reviendra sans cesse obséder Néron - alléguer qu'un seul exemple à l'appui de la thèse de Roland Barthes. On peut donc dire que c'est l'exception qui confirme la règle, mais à la condition de préciser que cette formule employée d'ordinaire pour désigner plaisamment un exemple qui fait exception à la règle, doit être ici prise à la lettre. La règle étant, chez Roland Barthes, que les exemples ne confirment jamais la règle, l'exception, c'est l'exemple qui la confirme effectivement.

Mais ce serait encore trop dire. Car, si Néron est le seul des amoureux raciniens que Roland Barthes puisse invoquer à l'appui de sa thèse, il est aussi le seul des amoureux raciniens à l'amour duquel on ne puisse vraiment croire. Ainsi donc, pour définir le critère qui permettrait de reconnaître à coup sur qu'un personnage de Racine est amoureux, Roland Barthes est allé choisir non seulement un trait propre au seul personnage de Racine qui se dise amoureux sans l'être vraiment, mais encore un trait évidemment destiné à nous faire comprendre, dès le début, qu'il n'est pas véritablement amoureux. C'est assurément un exploit. On dirait que Roland Barthes a volontairement et systématiquement cherché à énoncer l'affirmation qui fût la plus fausse possible. Mais il n'a eu besoin que de se fier à son instinct. L'exemple de Néron n'est pas même l'exception qui confirme la règle, en ce sens qu'il serait le seul exemple conforme à la règle : il est l'exception qui constitue la règle, en ce sens que la règle n'est tout entière fondée que sur le seul exemple qui ne saurait servir à l'établir.


 

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NOTES :

1. S.R., p. 24.

2. S.R., p. 28.

3. C'est Roland Barthes qui souligne.

4. S.R., pp. 28-29.

5. S.R., p. 29.

6. S.R., p. 29.

7. Acte II, scène 5, vers 510 et 512.

8. Acte II, scène 7, vers 651-654.

9. Acte I, scène 2, vers 293-294.

10. Acte II, scène 7, vers 698.

11. Acte II, scène 5, vers 513-514.

12. Roger Planchon, qui s'inspire volontiers des "travaux" de la « nouvelle critique » en général et de Roland Barthes en particulier, n'a pas craint, lui, de franchir le pas et d'affirmer que le poignard d'Eliacin était bien un symbole sexuel. Il écrit, en effet, dans un article intitulé « Athalie est une pièce d'agit'prop  »: « Athalie rêve d'embrasser un enfant qui, en même temps, la poignarde : on est en plein Freud, les symboles pleuvent » (Les Nouvelles littéraires, 12-19 juin 1980, p. 34). On notera que, bien que Roger Planchon ait mis en scène la pièce, il semble n'en avoir pas un souvenir très précis: ce n'est pas Eliacin qu'Athalie veut embrasser, mais Jézabel, sa mère.

13. Acte II, scène 5, vers 537.

14. Ibid., vers 490.

15. Acte II, scène 5, vers 521-528.

16. S.R., p. 29.

17. Acte II, scène 5, vers 484-489.

18. C'est ce qu'elle en retient d'abord, si l'on en juge par la façon dont elle le résume dans les deux vers (loc. cit.) :
Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.

19. Acte II1, scène 8, vers 997-1006.

20. Andromaque a évoqué la mort d'Hector, quelques vers plus haut (vers 993-994) :
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?

21. Le mot « aigreur » n'est employé ni par Andromaque ni par aucun autre personnage de la pièce. Si Roland Barthes l'a écrit en italiques, c'est, très vraisemblablement, en faisant allusion aux propos de Pyrrhus, lorsqu'il décrit à Phœnix l'attitude d'Andromaque quand il est allé la rejoindre auprès d'Astyanax (acte II, scène 5, vers 648-650) :
Je n'ai trouvé que pleurs mêlés d'emportements.
Sa misère l'aigrit, et, toujours plus farouche,
Cent fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche.
Rappelons qu'au XVIIème siècle les mots « aigreur » et « aigrir  » ont un sens beaucoup plus fort que de nos jours (les vers ci-dessus le montrent bien). L' «aigreur », c'est l'exaspération de la douleur et de la colère. Rien donc n'est plus éloigné du « plaisir  ».

22. Citons cette phrase: « La rhétorique classique possédait une figure pour exprimer cette imagination du passé, c'était l'hypotypose (Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants…) ; un traité de l'époque dit que dans l'hypotypose, l'image tient lieu de la chose : on ne peut mieux définir le fantasme ».

23. Du moins, selon Roland Barthes.

24. Acte II, scène 1, vers 416.

25. Acte V, scène 1, vers 1395.

26. Acte II, scène 2, vers 539-540.

27. Acte I, scène 1, vers 54.

28. Acte I, scène 1, vers 87-88.

29. Acte I, scène 4, vers 367-368.

30. Voir O.C.I., p. 1089, note 1 de la page 296.

31. Jean Racine, p. 144.

32. Ibid., p. 145.

33. C'est l'opinion de Raymond Picard (O.C.I., p. 1089, note 1 de la page 296) : « C'est dans cette tirade que se trouve le vers : Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place qui a fait croire à une Andromaque amoureuse de Pyrrhus. Il n'en est rien. Il s'agit là d'une réaction de pitié de la part d'Andromaque, et Racine, attentif à maintenir la dureté inflexible du drame, l'a supprimée  ».

34. C'est M. R.G. Knight, dans son Racine et la Grèce (p. 274) qui nous semble avoir donné la meilleure explication de la tirade d'Andromaque. Après avoir rappelé que Jules Lemaître « entendait qu'Andromaque avoue ici, Eriphile avant la lettre, une passion longtemps refoulée pour l'homme qu'elle avait déclaré haïr », il écrit : « J'y verrais beaucoup moins. N'a-t-on pas commenté [M. Knight nous renvoie ici au Racine de Mornet, p. 41] dans la Mort de Cyrus de Quinault un raffinement sentimental absolument semblable, mais qui, poussé à l'excès, devient absurde ? Dans cette pièce, Cyrus qui aime Tomyris et en est aimé, tue l'intrigant Odatirse qui a contraint cette reine à l'épouser; mais le mariage est fait, et son devoir d'épouse oblige Tomyris à venger un époux, même odieux, en punissant un assassin qu'elle aime, et qu'elle suit dans le tombeau. Andromaque proclame seulement, dans les vers qu'on vient de lire, que du moment que la cérémonie s'est accomplie, elle doit pleurer Pyrrhus comme son mari, devoir qu'elle déteste comme une infidélité envers Hector ». Si l'explication de M. Knight nous paraît tout à fait satisfaisante (elle supprime notamment l'apparente ambiguïté du vers toujours cité (« Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place »), il n'en reste pas moins vrai que la tirade d'Andromaque était, elle, bien peu satisfaisante. Tel est bien, d'ailleurs, le sentiment de M. Knight qui conclut en ces termes : « L'explication que je propose […] n'empêche pas le morceau d'être d'un goût très contestable ». Et, dans l'Introduction à l'édition critique qu'il a donnée d'Andromaque avec M. H.T. Barnwell, on lit ce jugement sur la même tirade: « Ce qui peut rebuter notre goût moderne ici, c'est de voir Racine renchérir, et pour en tirer si peu de parti affectif, sur le "sublime" à base de paradoxe qui avait si bien servi son vieux rival Corneille  » (p. 33). Et certes, et ce n'est pas seulement notre goût moderne que ce passage peut rebuter, sinon Racine l'aurait gardé. Mais, puisque MM. Knight et Barnwell sont justement convaincus que Racine afort bien fait de le supprimer, nous comprenons assez mal pourquoi ils soutiennent qu'une édition doit toujours, ainsi que la leur, prendre « comme texte de base celui de l'édition originale » (p. 7). Ils s'appuient sur Gustave Rudler qui, dans Les Techniques de la critique, demandait : « Pourquoi la pensée et la volonté finales de l'auteur auraient-elles plus de prix que sa pensée et sa volonté premières ? » (p. 85). La question est surprenante tant la réponse est évidente. Quoi d'étonnant qu'avec le temps et de la réflexion un auteur puisse s'apercevoir de ses erreurs et les corriger ? Bien sûr, on ne saurait affirmer que la pensée et la volonté finales de l'auteur doivent être préférées dans tous les cas à sa pensée et à sa volonté premières. Mais, en dehors des accidents (il y en a toujours) et, cela va de soi, de l'influence éventuelle du vieillissement, le dernier état du texte est logiquement celui qui a le plus de chances d'être le plus satisfaisant. Le nier revient à nier le rôle du travail et de la réflexion, à réduire la création à la pure spontanéité et, à la limite, à prôner l'écriture automatique.

36. Acte I, scène 1, vers 109-110.

37. Acte II, scène 1, vers 449-455.

38. Acte lI, scène 5, vers 644-654.

39. Acte I, scène 2, vers 211-213.

40. Pyrrhus les exprime aussi devant Andromaque (acte I, scène 4, vers 313-317) et devant Hermione (acte IV, scène 5, vers 1341-1342).

41. Avouons-le, Racine nous demande de faire un effort de bonne volonté. Dans la réalité, il serait assurément bien difficile d'éprouver de l'estime et de la sympathie pour quelqu'un qui aurait commis les mêmes actes que Pyrrhus.

42. Acte IV, scène 1, vers 1085-1086.

43. Acte IV, scène 1, vers 1110-1113.

44. Cette décision, malgré les efforts de Racine pour essayer de la justifier, n'en reste pas moins bien difficile à admettre. Elle constitue, à notre avis, la seule invraisemblance d'une intrigue, par ailleurs tout à fait logique. Si nous ne pouvons approuver l'interprétation générale que M. J.D. Hubert nous propose d'Andromaque dans son Essai d'exégèse racinienne (Andromaque serait essentiellement l'histoire de « La revanche troyenne »), nous sommes tout à fait d'accord avec lui pour estimer qu'Andromaque fait ici « preuve d'un optimisme exagéré ». Nous irons même plus loin que lui. « Les actions passées de l'infidèle Pyrrhus écrit-il, ne justifient guère une telle confiance : si Andromaque se tuait, le roi d'Epire serait capable d'oublier toutes ses promesses et, dans un accès de rage typique, livrer Astyanax aux Grecs » (p. 82). En réalité, si Andromaque se tuait et si Pyrrhus livrait Astyanax aux Grecs, il n'aurait pas besoin pour cela « d'oublier ses promesses ». Il aurait, en effet, les meilleures raisons du monde pour estimer qu'il a été berné par Andromaque et que, par conséquent, il n'est plus lié par ses promesses. Comment Andromaque peut-elle ne pas y penser ? Racine, lui, y a certainement pensé. Et c'est sans doute pourquoi il a voulu qu'Andromaque demandât à Cléone de parler à Pyrrhus, après sa mort, et de lui faire valoir qu'elle avait consenti à l'épouser et qu'elle l'avait estimé assez pour lui laisser son fils. Mais il ne pouvait aller plus loin et donner à Andromaque la claire conscience du risque qu'elle faisait courir à son fils sans rendre sa décision tout à fait impossible. Et sans doute s'est-il dit qu'après tout cela n'avait pas tellement d'importance, puisque la mort de Pyrrhus n'allait pas tarder à tout arranger. Mais, si Racine le savait, Andromaque, elle, n'était pas censée le savoir. M. Knight a donc tout à fait raison de relever « comme une dernière note romanesque dans son rôle, le stratagème par lequel Andromaque pense obliger Pyrrhus à sauver Astyanax tout en le frustrant, par le suicide, de sa récompense » et de conclure : « séduit par les extravagances de ses contemporains, Racine nous semble s'écarter ici de la vérité humaine » (Racine et la Grèce, p. 274).

45. 0. C.l., p. 1086, note 1 de la page 280.

46. 0.C.l., p. 235.

47. 0.C.l., p. 243.

48. S.R., p. 47, note 4.

49. S.R., p. 80.

50. Bérénice, Eriphile, Phèdre et Néron, qui, s'il n'est pas vraiment amoureux, affecte de l'être et peut-être le croit.

51. S.R., p. 29, note 2.

52. Acte I, scène 5, vers 301-316.

53. Loc. cit.

54. Loc. cit.

55. Rappelons que Racine a pris quelques libertés avec l'histoire. En réalité, il s'est écoulé près de neuf ans entre la prise de Jérusalem, en 70, et la mort de Vespasien, en 79. Or, dans la pièce, il n'y a que cinq ans entre l'arrivée de Titus en Palestine et la mort de son père. Le triomphe de Titus, qui a eu lieu peu après son retour à Rome, remonterait donc à quatre ans environ.

56. Acte III, scène 1, vers 687-692.

57. Acte I, scène 5, vers 317.

58. 0.C.I., p. 1109, note 2 de la page 479.

59. Il y a de plus, dans l'évocation de Bérénice, un détail qui à pu contribuer à induire Roland Barthes en erreur, celui des lauriers qui rappellent la victoire de Titus.

60. Acte I, scène 4, vers 163.

61. Acte I, scène 4, vers 164-168.

62. Loc. cit.

63. Voir acte I, scène 4, vers 233 :
Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.

64. Voir acte I, scène 3, vers 105-106 :
Il [Titus] se souvient du jour illustre et douloureux
Qui décida du sort d'un long siège douteux.

65. Voir acte I, scène 4, vers 229 :
Enfin, après un siège aussi cruel que lent…

66. Voir ce que Titus dit à Paulin (acte II, scène 2, vers 423-424)  :
Je me suis fait un plaisir nécessaire
De la voir chaque jour, de l'aimer, de lui plaire.

67. Rappelons qu'il cite ramour de Bérénice comme exemple d' « éros-événement ».

68. S.R., p. 94.

69. Racine, p. 72.

70. Il cite le vers 301 et les vers 303-308.

71. Ibid., p. 9-10.

72. Ibid., p. 73. II se pourrait d'ailleurs que Roland Barthes se soit lui aussi inspiré de M. Starobinski.

73. L'Œil vivant, p. 80. Comme Charles Mauron (voir L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine, p. 228-230), M. Starobinski croit trouver le prototype de ces trois scènes dans la lettre d'Uzès où Racine raconte à l'abbé Le Vasseur qu'il est allé « faire un tour à Nîmes » et y a vu un « feu de joie »: « II y avait tout autour de moi des visages qu'on voyait à la lueur des fusées, et dont vous auriez bien eu autant de peine à vous défendre, que j'en avais […]. Mais, pour moi, je n'avais garde d'y penser; je ne les regardais pas même en sûreté; j'étais en la compagnie d'un révérend père de ce chapitre, qui n'aimait pas trop à rire » (O.C.II., pp. 407-408). Il se peut, en effet, que cette scène ait marqué l'imagination de Racine. Il se peut aussi qu'il l'ait assez rapidement oubliée. En tout cas, il est fort probable que, même s'il n'avait jamais vu de feu de joie, Racine aurait évoqué, et sans doute dans les mêmes termes, les trois« nuits enflammées » d'Andromaque, de Britannicus et de Bérénice. M. Starobinski semble d'ailleurs l'admettre, puisqu'il écrit  : « Cette lettre d'Uzès, certes, n'apporte pas le témoignage d'un événement capital de la biographie de Racine. […] Il n'était pas nécessaire que Racine rencontrât, à la lumière de ce feu de joie, la séduction et la honte du Regard nocturne: il l'aurait inventé » (Ibidem). Mais, selon M. Starobinski, si Racine n'avait sans doute pas besoin d'assister à une scène de ce genre pour avoir l'idée de la décrire, c'est parce qu'elle correspondait, en fait, à une hantise personnelle. « Tout se passe, écrit-il, comme si ce moment [le feu de joie] lui avait fait reconnaître, en pleine réalité, un thème issu des régions les plus secrètes de l'imagination : un mythe personnel  » (Ibidem). Peut-être. Pourtant, avant de rechercher dans « les régions les plus secrètes de l'imagination » une explication hypothétique et, par nature, peu éclairante, il faudrait d'abord essayer de se mettre à la place de l'écrivain à sa table de travail et se demander s'il n'y a pas des raisons très claires et très conscientes qui l'ont amené à introduire ces scènes nocturnes dans ses tragédies. Pour notre part, nous nous faisons fort d'en trouver d'assez évidentes pour faire apparaître l'explication de M. Starobinski, et de Charles Mauron, sinon comme fausse (ce type d'explication échappe, par nature, à la réfutation), du moins comme gratuite.

74. Acte I, scène 5, vers 304-305.

75. Acte I, scène 5, vers 309-313.

76. Acte II, scène 2, vers 350.

77. Acte II, scène 2, vers 351-352.

78. Acte II, scène 2, vers 459-466.

79. Parmi d'autres critiques qui, à la suite de M. Starobinski, de Charles Mauron ou de Roland Barthes, ont proposé des commentaires très discutables de cette scène, citons M. Marc Eigeldinger, dans son livre La Mythologie solaire dans l'œuvre de Racine, livre sur lequel nous aurons l'occasion de revenir dans notre prochain chapitre. Voici, pour l'essentiel, ce qu'il dit de cette tirade: « Le thème archétypal de la "nuit enflammée" que Racine a perçu pour la première fois à Nîmes, à l'occasion des feux d'artifice saluant la naissance du dauphin, qu'il a traduit dans Andromaque et Britannicus, se retrouve dans le premier acte de Bérénice, où la reine de Palestine se représente l'éclat des fêtes nocturnes qui ont marqué les funérailles de Vespasien et le triomphe de Titus […] Dans cette évocation des funérailles de Vespasien, Racine ne recourt pas aux sensations auditives, comme il l'a fait dans l'évocation de la destruction de Troie et de l'enlèvement de Junie. L'imagination racinienne recrée ici une scène purement visuelle et plastique où le décor du clair-obscur est destiné à mettre en évidence la gloire de Titus. L'empereur se détache du fond de l'obscurité nocturne, il sort de l'ombre pour entrer dans la lumière, selon un mouvement figurant la possession de l'univers […] La vision de "cette nuit enflammée" représente et constitue le lien affectif par lequel Bérénice se sent attachée indissociablement à Titus; autrement dit l'amour de la reine, comme l'observe R. Barthes, est associé à une image "naturellement nocturne", il se situe dans un espace auréolé des prestiges magiques du clair-obscur  » (pp. 54-55).

80. Acte I, scène 4, vers 187-191.

81. Acte II, scène 5, vers 632-634.

82. Acte II, scène 2, vers 509.

83. S.R., p. 94.

84. Ibidem.

85. Ibidem., note 2.

86. Acte II, scène 2, vers 373-374. 87. S.R., p. 95. 88. O.C.I., p. 465.

89. Bérénice, édition avec analyse dramaturgique, p. 17.

90. Ibidem.

91. Voir Vies des douze Césars, édition Budé, tome III, p. 72-73.

92. O.C.1., p. 465.

93. Acte II, scène 2, vers 545-546.

94. Acte I, scène 4, vers151-156.

95. La Vie dans la tragédie de Racine, pp. 181-182.

96. Loc. cit.

97. Acte II, scène 5, vers 634 sq.

98. Acte I, scène 3, vers 269-278.

99. S.R., p. 29.

100. Ibidem.

101. Acte II, scène 5, vers 678-684.

102. Acte II, scène 1, vers 487-501.

103. S.R., p. 34.

104. Ibid., note 2.

105. Acte II, scène 1, vers 472-473.

106. Voir son compte rendu du Sur Racine, Le Monde, 12 juin 1963.

107. Voir Nouvelle critique ou nouvelle imposture, p. 33.

108. Loc. cit.

109. S.R., p. 34-35, note 2.

110. Si, à notre connaissance, Roland Barthes est le premier à avoir vu un symbole phallique dans le « bras ensanglanté  » d'Achille, si, sans doute, jamais personne avant lui n'avait encore commenté d'une manière si outrageusement erronée le récit d'Eriphile, il est vrai pourtant que ce récit avait déjà donné lieu à des commentaires bien imprudents et que trop de critiques avaient cru devoir prêter à Eriphile des goûts sado-masochistes que le texte n'autorise pas à lui prêter. Rappelons quelques-uns de leur propos.
Citons tout d'abord une formule de Jules Lemaître qui définit Eriphile comme une « amoureuse perverse d'Achille, pour s'être sentie pressée dans les bras "ensanglantés"  » de ce jeune homme et y avoir un instant perdu connaissance  » (Jean Racine, p. 246).
Citons ensuite Jean Segond (Psychologie de Jean Racine, pp. 84-85). Après avoir rappelé les trois vers du récit d'Eriphile :
Et me voyant pressée d'un bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, et d'un vainqueur sauvage
Craignais de rencontrer l'effroyable visage
le voilà qui s'étonne et qui s'interroge : « D'où procéderait cette impression de sauvagerie et d'effroi, alors qu'elle n'a pas encore vu le visage de son ravisseur, lequel la presse sans la brutaliser, si elle n'émanait justement de ce corps mâle dont elle est pressée, si cette émanation n'était pas au principe de son propre "frémissement" » ? » Il y aurait d'autres remarques à faire sur ces lignes, mais nous n'en ferons qu'une : comment, en lisant ces trois vers, Jean Segond a-t-il bien pu se demander d'où procédait « cette impression de sauvagerie et d'effroi » ressentie par Eriphile ? N'a-t-elle pas donné elle-même l'explication de cette impression, dans le premier de ces trois vers ? Si Roland Barthes fait un sort au « bras ensanglanté » d'Achille, Jean Segond, lui, préfère l'escamoter. C'est qu'il n'ose pas encore, comme Roland Barthes, prendre carrément le contre-pied du texte et prétendre que c'est ce « bras ensanglanté » qui a fait naître l'amour d'Eriphile. Mais, comme il veut à tout prix qu'il y ait quelque chose de profondément ambigu dans l' « impression de sauvagerie et d'effroi » ressentie par Eriphile, il ne veut pas voir qu'elle en a donné une explication assez naturelle pour que son interprétation paraisse tout à fait gratuite. Et, bien entendu, il croit trouver dans les vers d'lphigénie la confirmation de ses propos : « L'innocente Iphigénie ne s'y méprend pas; son exégèse est très significative de cette complaisance dans l'horreur de la chair ».
Citons encore Pierre Moreau pour qui « Eriphile se souvient avec une horreur amoureuse et pâmée de ce bras ensanglanté d'Achille qui l'emportait à travers les cadavres; et la pure Iphigénie a su deviner, avec son instinct de femme et de rivale, cette hantise inavouée » (Racine, p. 111).
Même M. Jacques Vier, si peu porté pourtant à s'abandonner à des interprétations aventureuses, décrit, dans son excellent petit livre sur Iphigénie  : « On sait trop à quoi étaient réservées les princesses emmenées en esclavage; toute la galanterie du XVIIe siècle ne peut empêcher que le spectateur mette en doute la pureté d'Eriphile. Admettons qu'il ne se soit rien passé; mais que de lourds aveux sur le caractère d'abord physique et même un peu sadique de cette passion ! Ici l'amour commence par la haine ». M. Vier cite alors les vers où Eriphile évoque le « bras ensanglanté » et dit son « horreur  ». Et, lui aussi, il invoque ensuite les vers d'lphigénie, en les commentant ainsi : « Si peu avertie qu'elle soit, Iphigénie discerne l'aspect ténébreux d'un tel amour et fait la lumière sur un sentiment qui n'ose pas dire son nom » (pp. 40-41).
Tous ces jugements sont antérieurs au Sur Racine. Parmi ceux qui sont plus récents, citons seulement celui de M. Alain Niderst dans son « Que sais-je ? » sur Racine et la tragédie classique. Il ne manque pas de voir dans l'évocation du « bras ensanglanté  », la preuve de la « perversité » d'Eriphile et ajoute, avant de citer les vers d'Iphigénie, « et sa rivale, avec la lucidité d'une Atride, la démasque  » (p. 54).
Nous n'avons finalement trouvé que Pierre Brisson pour défendre Eriphile et affirmer qu'il n'y a « aucune dépravation dans son cas, mais l'âcreté d'un cœur inassouvi » (Les deux Visages de Racine, p. 118). Les pages qu'il a consacrées à Eriphile (pp. 117-122), sont sans doute les plus justes qu'on ait écrites sur ce personnage.
Quant à Raymond Picard, on ne trouve rien, ni dans son Introduction à Iphigénie ni dans les notes qu'il lui à consacrées, qui permette de savoir quelle idée il se fait d'Eriphile. Mais, dans une note consacrée à Andromaque, évoquant, pour la rejeter, la thèse de ceux qui veulent qu'Andromaque soit amoureuse de Pyrrhus, il écrit : « Comme l'Eriphile d'lphigénie qui se plaît à se souvenir d'Achille, le ravisseur sanglant auquel elle a donné son cœur, Andromaque aurait été doublement conquise par Pyrrhus au moment où elle le vit apparaître les yeux étincelants. Cette interprétation romanesque est peu solide. Eriphile est un caractère pervers, Andromaque est l'héroïne de la fidélité conjugale » (O.C.I., p. 1086, note 1 de la page 280). On le voit, Raymond Picard semble bien partager l'opinion des nombreux critiques qui prêtent à Eriphile un goût morbide pour la violence.
Pourtant, comme Pierre Brisson, malgré l'autorité de Raymond Picard et contre l'opinion la plus répandue, nous ne croyons pas que Racine ait voulu peindre en Eriphile « un caractère pervers », ni qu'il l'ait fait sans le vouloir. Pourquoi aurait-il voulu noircir le personnage d'Eriphile, au risque d'aller à l'encontre du principe qu'à la suite d'Aristote, il a défendu dans la première Préface d'Andromaque, principe suivant lequel « les personnages tragiques » ne doivent être « ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants  », mais avoir « une bonté médiocre, c'est-à-dire une vertu capable de faiblesse », afin qu'ils « tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester » (O.C.I., p. 242) ? Or, ce principe, il ne l'a évidemment pas oublié en créant le personnage d'Eriphile, puisque, dans la préface d'lphigénie, il en parle en ces termes : « J'ai été très heureux de trouver dans les Anciens cette autre lphigénie, que j'ai pu présenter telle qu'il m'a plu, et qui tombant dans le malheur où cette amante jalouse voulait précipiter sa rivale, mérite en quelque façon d'être punie, sans être pourtant tout à fait indigne de compassion » (O.C.I., p. 670).
Il est très probable que le récit d'Eriphile aurait paru bien innocent à la plupart des critiques, sans les reproches qu'lphigénie adresse plus loin à Eriphile. Et, de fait, ceux qui croient à la « perversité  » d'Eriphile, invoquent presque toujours contre elle le témoignage d'lphigénie, témoignage qui leur paraît d'autant probant qu'lphigénie est, elle, au-dessus de tout soupçon. C'est ce qu'ont fait, nous l'avons vu, Jean Segond, Pierre Moreau, M. Jacques Vier et M. Niderst. Et, si Jules Lemaître n'a pas évoqué les vers d'lphigénie, cela ne veut pas dire qu'il les ignore et que son jugement n'a pas été influencé par celui d'lphigénie. Ce sont donc, croyons-nous, les propos d'lphigénie qui ont conduit les critiques à « décrypter » le récit d'Eriphile et à découvrir de l'ambiguïté là ou il y avait seulement une antithèse. Certes, on peut se demander si Racine n'a pas mis ces reproches dans la bouche d'lphigénie pour nous aider à deviner ce que seul le récit d'Eriphile n'aurait pas suffi à nous faire deviner ou pour nous confirmer ce que, sans elle, nous n'aurions pu que soupçonner. Nous ne le pensons pas.
Mais, si Racine n'a pas voulu se servir d'lphigénie pour nous éclairer sur la vraie nature d'Eriphile, pourquoi donc lui a-t-il prêté de tels propos ? Une chose est sûre : Racine a attendu du spectateur qu'il se souvienne du récit d'Eriphile lorsqu'il écoute Iphigénie. « Il semble, note avec raison Raymond Picard, qu'lphigénie ait entendu Eriphile dire à sa confidente dans la première scène du même acte : Et me voyant presser d'un bras ensanglanté…» (O.C.I., p. 1139, note 1 de la page 697). Le spectateur, qui sait qu'lphigénie n'était pas là lorsque Eriphile a fait son récit à Doris, doit donc se dire qu'Eriphile a dû raconter aussi à Iphigénie, et plus d'une fois, ce qu'elle a raconté à Doris. Mais il doit comprendre en même temps, nous l'avons dit, qu'Eriphile n'a pas pu raconter à sa rivale tout ce qu'elle a raconté à sa confidente. Racine n'a pas voulu faire admirer la perspicacité d'lphigénie. Il a voulu donner au spectateur l'occasion d'exercer la sienne. Il a voulu, en bon auteur dramatique, lui ménager le plaisir de se sentir, par rapport au personnage qui parle devant lui, celui qui sait tout et qui comprend tout. Mais surtout l'erreur d'Iphigénie, erreur tout à fait naturelle et parfaitement logique, sert à illustrer la malchance, ou plutôt la malédiction qui pèse sur l'infortunée Eriphile. Parce qu'elle a été obligée de refouler ses sentiments et de feindre de haïr celui qu'elle aimait, elle se voit maintenant injustement accusée de n'aimer Achille que pour les raisons qui auraient dû le lui faire haïr. Tant il est vrai que le destin d'Eriphile est d'être toujours méconnue et sans cesse incomprise. D'ailleurs, un peu plus loin, à la fin de la tirade, Iphigénie adresse à Eriphile d'autres reproches et ces reproches, s'ils sont, de la part d'lphigénie, tout à fait naturels et logiques eux aussi, n'en sont pas moins évidemment injustes (acte II, scène 5, vers 695-700) :
Je vous pardonne, hélas! des vœux intéressés,
Et la perte d'un cœur que vous me ravissez.
Mais que sans m'avertir du piège qu'on me dresse,
Vous me laissiez chercher jusqu'au fond de la Grèce
L'ingrat qui ne m'attend que pour m'abandonner,
Perfide, cet affront se peut-il pardonner ?
Nous pensons que ce qui est vrai de la fin de la tirade, l'est aussi du début. Aussi, plutôt que d'inviter les élèves, comme le fait, par exemple, Mme Danièle Achach, à « expliquer l'étonnante lucidité dont fait preuve Iphigénie » (Iphigénie, Nouveaux classiques Larousse, p. 69), il vaudrait mieux les inviter à admirer l'acharnement de la fatalité, et derrière lui, l'habileté du dramaturge qui condamnent la malheureuse Eriphile à voir son amour ou bien être ignoré ou bien être calomnié.

111. Acte II, scène 2, vers 405-406.

112. Acte IV, scène 2, vers 1213-1214.

113. S.R., p. 35. Nous discuterons cette thèse dans un prochain chapitre.

114. S.R., p.92

115. S.R., p. 32.

116. S.R., p. 91.

117. Ce chiffre, comme les suivants, est tiré de la Concordance de Freeman et Batson (p. 1476).

118. S.R., p. 91, note 2. Comme si Agrippine n'était pas aussi, comme si elle n'était pas d'abord un être d'action !

119. Roland Barthes prétend que Burrhus est « un militaire qui ne sait pas parler » (p. 87). II suffit pourtant de lire une fois le rôle de Burrhus pour se convaincre du contraire. Rappelons seulement que les deux tirades les plus longues de la pièce, après celle, exceptionnellement longue (107 vers) que prononce Agrippine à la scène 2 de l'acte IV, sont prononcées par Burrhus. Et ces deux tirades, qui ont respectivement 51 vers (acte I, scène 2, vers 169-220) et 48 vers (Acte IV, scène 3, vers 1337-1385), sont particulièrement éloquentes et éminemment rhétoriques.

120. Acte II, scène 1, vers 359-367.

121. Ibid., vers 368-371.

122. Acte II, scène 2, vers 377-380.

123. Ibid., vers 382-384.

124. Acte II, scène 2, vers 385-409.

125. « Lecture d'un fragment de Britannicus», Langue française, no 7, septembre 1970, p. 25.

126. Ibid., p. 27.

127. Acte II, scène 2, vers 496-500 et 506.

128. Acte II, scène 3, vers 572-582.

129. Ibid., vers 587-595.

130. Acte IV, scène 2, vers 1295-1304.

131. Acte IV, scène 3, vers 1314.

132. Essai d'exégèse racinienne, p. 115. Les vers cités sont les vers 1359-1364.

133. Acte IV, scène 4, vers 1471-1478.

134. Acte V, scène 3, vers 1587-1598. On sait que Racine s'est ici étroitement inspiré de l'ultime comédie que, selon Tacite, Néron aurait jouée à sa mère, avant de la faire assassiner (voir Annales, XIV, 4).

135. Acte I, scène 1, vers 99-110.

136. S.R., pp. 91-92.

137. S.R., p. 92, note 1. Les vers cités sont les vers 1618-1619.

138. Acte V, scène 5, vers 1637-1640.

139. Ibid., vers 1628-1632.

140. Acte IV, scène 4, vers 1394-1396.

141. La comparaison vient d'ailleurs de Tacite. Selon l'historien latin un premier poison fut administré à Britannicus, mais il ne produisit pas l'effet escompté. Néron se mit en colère et menaça Locuste et le tribun Pollio Julius, qu'il avait chargés de préparer le poison. Ils lui promirent alors d'en préparer un autre dont l'effet serait foudroyant : Promittentibus dein tam prascipitem necem quam si ferro urgeretur, cubiculum Cæsaris juxta decoquitur virus coginitis antea venenis rapidum (Annales, XII, 15, p. 371).

142. Acte V, scène 5, vers 1633-1634.

143. Ibid., vers 1635-1636.

144. Acte V, scène 1, vers 1481-1486.

145. Acte V, scène 2, vers 1563-1567.

146. Voir Annales, XII, 16.

147. Acte V, scène 5, vers 1620-1627.

148. O.C. I., p. 374.

149. Ibidem.

150. La littérature de l'âge baroque en France, p. 247.

151. Acte IV, scène 2, vers 1270-1272.

152. Acte I, scène 1, vers 99-112.

153. Ibid., vers 27-28.

154. Acte IV, scène 2, vers 1197-1200.

155. Acte I, scène 1, vers 67-70.

156. Ibid., vers 72.

157. Rappelons en quels termes Burrhus nous fait part de ses inquiétudes à la scène 2 de l'acte III (vers 800-804) :
Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie.
Cette férocité que tu croyais fléchir,
De tes faibles liens est prête à s 'affranchir.
En quels excès peut-être elle va se répandre !

158. Acte I, scène 1, vers 55-58.

159. Acte IV, scène 2, vers 1211-1214.

160. Elle n'a de commun avec la Junia Calvina que Racine invoque dans sa Préface (voir O.C.I., p. 386) que d'être jeune et belle.

161. Rappelons la déclaration, très souvent citée, de la seconde Préface: « Ma tragédie n'en est pas moins la disgrâce d'Agrippine que la mort de Britannicus » (O. C. I., p. 391). Sans doute, chez Tacite déjà, la mort de Britannicus était présentée comme une étape décisive de la disgrâce d'Agrippine, et Racine a d'ailleurs rappelé comment Agrippine, selon Tacine, avait ressenti la mort de Britannicus : « Agrippine perdait en lui sa dernière espérance, et ce crime lui en faisait craindre un plus grand : Sibi supremum auxilium ereptum et parricidii exemplum intelligebat» (Ibidem). Chez Tacite déjà, la mort de Britannicus apparaissait, pour une large part, comme une riposte de Néron aux menaces de sa mère qui avait parlé de révéler tout ce qu'elle avait fait pour porter Néron au pouvoir, et même d'aller, avec Britannicus, au camp des prétoriens pour y plaider, contre son fils, la cause de l'héritier légitime (voir Annales, livre XIII, ch. 14, p. 369). On sait que Racine s'est servi de ce passage pour la scène 3 de l'acte III entre Agrippine et Burrhus. Mais il a pensé que cela ne suffisait pas et qu'il fallait, pour mieux assurer l'unité d'action, associer plus étroitement les destins des deux personnages d'Agrippine et de Britannicus. Il a pensé qu'Agrippine ne devait pas se contenter de menacer seulement en paroles Néron de rétablir Britannicus sur le trône de son père, mais faire un acte politique en faveur du fils de Claude.

162. Acte IV, scène 2, vers 1251-1252.

163. Rappelons comment Néron parle d'Octavie à Narcisse (acte II, scène 2, vers 463-468) :
Non que pour Octavie un reste de tendresse
M'attache à son hymen et plaigne sa jeunesse.
Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins,
Rarement de ses pleurs daignent être témoins :
Trop heureux si bientôt la faveur d'un divorce
Me soulageait d'un joug qu'on m'imposa par force!

164. Agrippine nous l'apprend lorsqu'elle demande à Burrhus des explications sur l'enlèvement de Junie (acte I, scène 2, vers 231-232) :
Elle qui, sans orgueil jusqu'alors élevée,
N'aurait point vu Néron s'il ne l'eût enlevée.

165. Acte II, scène 2, vers 415-426.

166. « L'arrivée de Junie dans Britannicus : la tragédie d'une scène à l'autre », Littérature n° 32, décembre 1978, pp. 30-31.

167. Mais M. Doubrovsky n'a garde d'en rester là. Il continue ainsi : « Mais cette contemplation esthétique n'est pas le point d'arrêt de la description. le tableau savamment équilibré en ombres/flambeaux, cris/silence, se déconstruit, redevient "fond", sur lequel se détachent, en dernière instance, le farouche aspect de ses fiers ravisseurs. La fameuse "harmonie imitative", celle des "serpents qui sifflent sur vos têtes", a, le plus souvent, chez Racine, une connotation sexuelle. La consonne aspirante, f, insistant fortement dans le farouche aspect des fiers ravisseurs, se renforce encore des doubles flambeaux, dont il n'est pas besoin d'être une lumière pour saisir, au choix, la valeur de symbole phallique ou l'initiale, survivant à la censure dans l'usage typographique, du mot f…outre. Cette irruption armée et même hérissée de robustes soudards "relève" (on méditera une seconde fois le terme) les appas un peu ternes de Junie. […] on peut dire que le centre rhétorique du récit se déporte du spectacle de l'arrivée de Junie à celui d'une agressivité mâle livrant une femelle apeurée et éplorée. […] Si les "fiers ravisseurs" se détachent finalement du tableau, c'est que s'arrête sur eux le désir de virilité, qui se donne d'emblée dans l'identification à l'agresseur » (pp. 31-32). Mais ce n'est là qu'une étape et la suite du récit montre, selon M. Doubrovsky, que « l'identification réelle est féminine […] Par rapport aux signifiants virils de la violence, Néron jouit d'être violé; la capture amoureuse de Néron n'est pas désir de Junie, mais captation par son image. Ce qu'il voit inconsciemment en elle, c'est lui. Jouissance narcissique, d'un narcissique pervers, "féminine" d'être "masochiste", en mettant naturellement les guillemets. La femelle en larmes parmi les armes, c'est Néron  » (p. 33). Cette belle découverte ne suffit pas encore à M. Doubrovsky : il est freudien et il lui faut sa dose d'Œdipe, On découvre donc, deux pages plus loin, que, dans cette scène, Junie n'est pas seulement Néron lui-même, mais aussi et surtout Agrippine : « Quand Néron dit qu'il se fait "une trop belle image" [de Junie], c'est qu'en effet l'image est trop belle pour convenir à son objet, lequel n'est certes pas cette belle fille dévêtue, sur qui le regard ne fait que se poser; elle paraît "avec trop d'avantage", pour qui la simple raison qu'à travers Junie, qu'il voit ou imagine, c'est Agrippine qui est inconsciemment visée et investie, terme ultime du désir de Néron » (p. 35). Mais laissons-là les calembredaines de M. Doubrovsky. Contentons-nous de remarquer (nous y reviendrons d'ailleurs dans le prochain chapitre) qu'il s'est fait le défenseur de Roland Barthes contre Raymond Picard, dans Pourquoi la nouvelle critique, et que, dans cet article-ci, il cite à plusieurs reprises le Sur Racine pour illustrer ce qu'il dit. Or il apparaît clairement que, pour l'essentiel, le propos de M. Doubrovsky, dans cet article, contredit totalement celui de Roland Barthes. Contrairement à ce dernier qui prend très au sérieux l'amour de Néron pour Junie, M. Doubrovsky ne croit pas que Néron s'intéresse vraiment à Junie. Cette divergence fondamentale, M. Doubrovsky n'a pas osé la passer tout à fait sous silence. Mais il l'a évoquée avec une grand discrétion et en cherchant visiblement à la minimiser le plus possible. Voici comment « l'importance stratégique capitale de Junie, […] Barthes [1']a très bien analysée  : "la solution de Néron, c'est Junie […] il n'y a qu'une part de lui qu'il a inventée, son amour" (Sur Racine, p. 92). Mais il faut s'entendre : cet amour, nous l'avons vu, est dans son essence déplacement d'affect, pur alibi, dont il est impossible de savoir s'il est gratification érotique ou dessein politique, destinés dans les deux cas à mettre Junie à la place d'Agrippine » (p. 42). « Il faut s'entendre », dit M. Doubrovsky. Malheureusement, Roland Barthes et lui ne peuvent pas s'entendre sur l'amour de Néron pour Junie. Il suffit, pour faire éclater l'incompatibilité de leurs points de vue, de prolonger d'une seule phrase la citation que M. Doubrovsky a faite du Sur Racine : « on sait comment il [Néron] découvre Junie, et que cet amour naît de la spécialité même de son être, de cette chimie particulière qui lui fait rechercher l'ombre et les larmes » Il est donc clair que, selon Roland Barthes, Néron aime Junie parce que c'est lui, parce que c'est elle, comme dirait Montaigne. Ainsi l' « importance capitale » de Junie pour Néron ne saurait être seulement ni même d'abord « stratégique » et son amour est le contraire d'un « alibi ». Ajoutons que M. Doubrovsky ne se contente pas toujours d'essayer d'atténuer, d'une manière très jésuitique, son désaccord avec Roland Barthes. Quand il croit pouvoir le faire, il préfère carrément le taire. Ainsi, quand il écrit, très justement d'ailleurs, à propos du « qu'en dis-tu ? » que « c'est le "l'ai-je bien descendu ?" de l'histrion Néron, aspect capital du personnage, que Racine a pris grand soin de retenir » (p. 39}, il se garde bien de rappeler que, selon Roland Barthes, Racine a pris grand soin, au contraire, d'effacer ce que le personnage avait de « théâtral selon l'Histoire ».

168. Britannicus, « Les classiques du peuple », introduction, p. 59.

169. Ibidem.

170. « Quelles belles pages sur Britannicus ! », s'est exclamé M. Jacques Truchet àpropos du Sur Racine (La Tragédie classique en France, p. 195, note 5}. À ce qu'il nous a dit un jour, ce sont les pages sur Junie qu'il admire le plus. Nous ne lui avons pas caché que nous les trouvions ridicules.

171. S.R., p. 92.

172. Ibidem.

173. Ibidem, note 3.

174. Acte III, scène 1, vers 796.

175. Ibid., vers 789-790.

176. O.C.I., p. 1101, note 2 de la page 419.

177. Acte III, scène 1, vers 799.

178. Acte III, scène 7, vers 947-955.

179. Acte II, scène 1, vers 747-752.

180. Acte II, scène 8, vers 747-752.

181. S. R., p. 33-34.

182. S.R., p. 33, note 4.

183. Acte II1, scène 8, vers 1066-1069.

184. Acte IV, scène 3, vers 1315-1320.

185. Ibid., vers 1323-1324.

186. Nous ne parlons, bien sûr, que des critiques qui méritent ce nom, c'est-à-dire de ceux qui s'intéressent vraiment aux textes, et non de ceux qui, comme Lucien Goldmann, ne songent qu'à y retrouver à tout prix les schémas arbitraires qu'ils ont échafaudés. Comme cette scène ne peut servir son propos, Goldmann n'en dit pas un seul mot dans son analyse de Britannicus (voir Le Dieu caché, pp. 363-370}.

187. S.R., p. 88, note 3.

188. Acte IV, scène 4, vers 1407-1408.

189. Ibid., vers 1409.

190. Acte IV, scène 2, vers 1258-1268.

191. C'est le tort, nous l'avons dit, de M. Philip Butler. Pour lui, Britannicus est une « tragédie de la raison d'état » (Classicisme et baroque dans l'œuvre de Racine, p. 185} et il ne craint pas d'écrire sur Néron ces lignes ahurissantes : « C'est un monstre, dit Racine; mais Néron est certes moins monstrueux que Pyrrhus : il ne s'en prend pas à un enfant innocent; ou que Roxane : il ne menace pas de mort Junie; ou que Phèdre même. Il se débarrasse d'un rival, mais il frappe en même temps un ennemi, qui met littéralement sa vie et la sécurité de l'état en péril. Il n'y a pas un des crimes raciniens pour lesquels on puisse trouver autant d'excuses » (p. 191}.
M. Jean-Pierre Miquel ne semble pas avoir lu le livre de M. Butler. Mais l'idée directrice qui a inspiré toute sa mise en scène de Britannicus, est la même. Britannicus « est un drame politique » (« Une mise en scène de Britannicus» Cahiers de l'Association internationale des études françaises, n° 31, mai 1979, p. 153}. Voici comment il résume sa conception de la pièce  : « Néron déclenche donc un plan mûrement réfléchi pour "prendre le Pouvoir", en plusieurs temps, à l'intérieur d'une durée très courte. Dans un premier temps, il a éloigné Sénèque pour isoler Burrhus, et s'est assuré le double jeu de Narcisse, le "rassembleur" du parti de Britannicus. Dans un deuxième temps, il enlève Junie à Brutannicus; puis il tente de se l'approprier pour gagner la légitimité qui lui manque. Donc il répudie sa première épouse Octavie. Le mariage avec Junie lui permet de liquider les prétentions de Britannicus de façon définitive. Enfin, il bannit Pallas et ôte ainsi à Agrippine tout appui : il écarte donc sa mère. Le plan de Néron est prodigieusement intelligent, efficace et rapide. Cette prise de pouvoir doit se faire, comme en bonne stratégie, en jouant sur l'effet de surprise. À cause de la résistance de Junie, Néron sera obligé de modifier son plan, et de prendre le pouvoir autrement : en tuant Britannicus, et sans mariage avec Junie. Au lieu de devenir un empereur légitime régnant dans la paix et le consensus général, il deviendra un Prince "machiavélien" régnant par la terreur qu'il fera peser sur son entourage » (Ibid., p. 151).
Certes, dans cette perspective, Britannicus devient « une pièce claire, voire lumineuse, qui raconte une histoire précise et nette » (p. 150). Mais cette histoire n'est pas celle que raconte Racine et le Néron de M. Miquel n'est pas le Néron de Racine. II serait trop long de réfuter de façon systématique tout le propos de M. Miquel, et cela nous amènerait à redire ce que nous avons déjà dit ou à anticiper sur ce que nous avons encore à dire. Nous ne ferons donc que quelques remarques. Il est tout à fait arbitraire de dire que Néron « a éloigné Sénèque pour isoler Burrhus ». Rien n'indique dans la pièce que Sénèque ait été « éloigné ». Tout ce qu'on sait de son absence tient dans les deux vers de Burrhus (acte III, scène 2, vers 805-806) :
Sénèque, dont les soins me devraient soulager,
Occupé loin de Rome, ignore ce danger.
L'absence de Sénèque n'est manifestement que momentanée (il est « occupé loin de Rome »). Ce n'est pas Néron, c'est Racine qui l'a « éloigné  » quelques jours, et il n'a pas jugé nécessaire de nous préciser le motif de son absence. Mais, si nous ne savons pas pourquoi Sénèque n'est pas à Rome, nous savons pourquoi Racine ne voulait pas qu'il y fût. Dans la seconde Préface de Britannicus, Racine nous explique que, voulant « opposer un honnête homme » à Narcisse, .« cette peste de cour », il avait le choix entre Burrhus et Sénèque, « tous deux gouverneurs de la jeunesse de Néron ». S'il a « choisi [Burrhus] plutôt que Sénèque  », c'est, dit-il, en citant Tacite, parce que le premier avait une solide réputation de vertu, tandis que le second était « fameux […] pour son éloquence et le tour agréable de son esprit », ce qui suggère qu'il ne l'était guère pour sa vertu, beaucoup moins que Burrhus en tout cas (voir O.C.I., p. 390). Notons, en passant, que lorsque Roland Barthes écrit : « Comme conseiller vertueux, l'Histoire suggérait plutôt Sénèque » (S.R., p. 87), il montre qu'il a mal lu Tacite et qu'il a complètement oublié ce que Racine a dit dans la seconde Préface. Cela dit, Racine ayant choisi de ne retenir que Burrhus, il lui fallait expliquer pourquoi Sénèque ne paraissait pas dans la pièce, et, pour cela, l'éloigner. Il est tout à fait arbitraire, aussi, de dire que Néron « s'est assuré le double jeu de Narcisse ». Outre que, là encore, rien dans le texte ne peut servir à étayer cette affirmation, la peinture que Racine a faite de Narcisse, « cette peste de cour », nous incite fortement à penser que Néron n'a pas eu besoin de chercher à « s'assurer » des services que Narcisse est très probablement venu lui offrir de lui-même.
D'une façon plus générale, il n'est pas vrai que la tragédie éclate parce que « Néron déclenche […] un plan mûrement réfléchi pour prendre le Pouvoir ». C'est Agrippine qui « déclenche  » la tragédie en essayant, désespérément, de reprendre, au moins en partie, un pouvoir dont « l'ombre seule [lui] reste », comme elle le dit à Albine (acte I, scène 1, vers 114). À la différence de beaucoup de metteurs en scène actuels, M. Miquel n'a pas trouvé l'idée directrice de sa mise en scène dans les élucubrations de la « nouvelle critique ». Malheureusement, il ne l'a pas trouvée non plus là où il aurait dû la chercher d'abord : dans Britannicus. En réalité, il l'a trouvée ailleurs : dans le film de Rossellini, La Prise de pouvoir par Louis XIV. C'est en le regardant que, brusquement, il a compris, ou cru comprendre, Britannicus. Il l'a seulement laissé entendre lorsqu'il a dit devant l'A.I.E.F. : « Nous savons maintenant, grâce à Philippe Erlanger et à Roberto Rossellini, qu'un grand monarque comme Louis XIV, qui détient officiellement le Pouvoir, doit en fait "le prendre" ». Et c'est bien ce que raconte Britannicus» (pp. 150-151). Mais il l'avait dit, très clairement, quelques mois plus tôt à la Sorbonne, devant les étudiants de M. Marc Fumaroli qui l'avait invité à venir faire une conférence pendant un de ses cours où, disposant de deux fois plus de temps, il l'avait utilisé à dire deux fois plus de sottises. Il avait notamment prétendu que Néron, dans son « plan mûrement réfléchi », avait prévu, non seulement de ruiner les prétentions politiques de Britannicus, en épousant lui-même Junie, non seulement d'écarter définitivement du pouvoir Agrippine, Sénèque et Burrhus, mais aussi d'écarter ensuite Narcisse, afin d'être totalement libre et de ne plus subir aucune espèce de tutelle. Mais il eût fallu d'abord que Néron sût qu'il était maintenant tombé sous celle de Narcisse. Or Néron est bien loin d'avoir le flair politique que lui prête M. Miquel et Narcisse est assez habile pour lui donner toujours l'impression de n'avoir que l'ambition de le servir aveuglément Néron ne soupçonne aucunement que Narcisse aspire à exercer le même pouvoir occulte qu'Agrippine a exercé au début de son règne. Et c'est pour mieux assurer encore son empire sur Néron, qu'il le pousse au crime. C'est lui qui veut prendre le pouvoir, plutôt que Néron. Car, en fait, le pouvoir, Néron l'a déjà. Ce qui lui manque le plus, c'est d'être capable de l'exercer et de savoir quoi en faire.

192. Acte IV, scène 4, vers 1410-1413.

193. Ibid., vers 1414-1415.

194. Ibid., vers 1416.

195. Ibid., vers 1417-1422.

196. Ibid., vers 1423.

197. Acte V, scène 1, vers 1508-1511.

198. Ibid., vers 1512-1515.

199. Acte V, scène 3, vers 1576 et 1583-1585.

200. Cf. acte II, scène 2, vers 85.

201. Cf. ibid., vers 84.

202. Pour bien mesurer l'importance psychologique de cet épisode, il faut se rappeler les confidences que Néron avait faites à Narcisse sur l'espèce de paralysie qu'il éprouvait devant sa mère (Ibid., vers 500-506) :

sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n'ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j'ai lu si longtemps mon devoir,
Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d'elle,
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien,
Mon Génie étonné tremble devant le sien.

203. Redisons-le bien : il ne s'agit aucunement de sous-estimer la responsabilité morale de Néron. Outre que l'erreur d'Agrippine vient de ce qu'il l'a trompée, c'est à cause de son amour-propre exacerbé et de sa « férocité » que le triomphe de sa mère lui paraît tellement insupportable.

204. Acte V, scène 8, vers 1755-1762.

205. 0.C.l., p. 1106, note 1 de la page 452.

206. Cf. acte V, scène 6, vers 1672-1694.

207. D'ailleurs, comme l'a noté Lanson, dans son édition de Britannicus (p. 194), « Racine s'est souvenu ici de l'état où Tacite nous dit que fut Néron après le parricide : Reliquo noctis, modo per silentium defixus, sæpius pavore exsurgens et mentis inops, lucem opperiebatur, tamquam exitium ad litteram» (Annales, XIV, 10, p. 415).

208. 0.C.l., p. 377.

209. Acte II, scène 2, vers 379-380.

210. S'il fallait choisir entre ces deux explications du « désespoir  » de Néron, nous nous arrêterions plutôt à la première. Ce « désespoir  » sert surtout à rendre le dénouement plus moral et plus tragique.

211. Britannicus, introduction, pp. 59 sq.

 

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