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………IIe partie

………Une solution absurde

…… Si, après avoir lu la première partie des Pensées, l'incrédule a déjà toutes les raisons de penser que l'explication que Pascal va lui proposer dans la deuxième partie ne pourra être retenue, il peut quand même, reconnaissons-le, être tenté de l'écouter. S'il est de bonne foi, il ne peut nier, en effet, qu'il y ait un problème de la condition humaine et il peut même reconnaitre qu'il y a un 'mystère' de la condition humaine, si l'on entend par ce mot qu'il s'agit d'un problème dont personne ne semble connaître la réponse. Pascal, en effet, a touché juste lorsqu'il a dépeint la profonde injustice de notre condition. Même s'il la peint parfois sous des couleurs trop noires, il a tout à fait raison de penser qu'elle est parfaitement scandaleuse. Et il serait tout à fait souhaitable, à mon avis, d'organiser à l'échelle de la planète, tous les cinquante ans au moins, afin que la plupart des hommes aient la possibilité d'y participer une fois dans leur vie, une grande manifestation de protestation, une manifestation muette avec seulement des pancartes ou des banderoles portant ces simples mots : « Et alors ? ». Mais Pascal, lui, pense, en réalité que notre condition n'est injuste qu'en apparence et seulement pour celui qui ne connaît pas ou ne veut pas reconnaître les 'vérités' chrétiennes. Après avoir crié au scandale, dans la première partie des Pensées, et joué, pour ainsi dire, au dirigeant syndicaliste en faisant prendre conscience aux hommes de la scandaleuse injustice de leur condition, il retourne brusquement sa veste dans la deuxième partie, et prend alors fait et cause pour la direction. Il accuse le personnel d'être le seul responsable de la situation qui lui est faite et prétend que c'est lui qui, n'ayant pas tenu ses engagements, a obligé la direction à prendre des sanctions. Et c'est là qu'il devient très difficile de le suivre.

…… Selon Pascal, le mystère de l'homme ne peut trouver de solution que dans la doctrine chrétienne. Pour pouvoir expliquer ce mystère, il faut d'abord le voir. Or, selon Pascal, seule la doctrine chrétienne a su le voir. Elle seule sait voir la dualité de l'homme; elle seule sait voir à la fois sa grandeur et sa misère, nous dit Pascal dans le fragment 433-215-248 : « Il faut pour faire qu'une religion soit vraie, qu'elle ait connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse, et la raison de l'une et de l'autre. Qui l'a connue que la chrétienne ? » Les autres doctrines, philosophiques ou religieuses, ne voient ou bien que la grandeur de l'homme ou bien que sa misère, comme le montrent l'opposition dans le domaine de la connaissance des dogmatistes et des pyrrhoniens [1], comme dans le domaine moral celle des stoïciens et des épicuriens [2], ainsi que dans le domaine métaphysique celle des déistes et des athées [3]. Seule à avoir su voir la dualité de l'homme, la doctrine chrétienne est donc aussi la seule à pouvoir expliquer ses contradictions. Et cette explication, elle réside dans le dogme du péché originel. Quoi d'étonnant si l'homme semble être une créature anormale, puisque, de fait, il n'est pas, ou plutôt il n'est plus, dans son état normal ? L'état normal de l'homme, c'est, en effet, l'état d'Adam et d'Eve avant la chute. Le dogme du péché originel permet ainsi d'expliquer le caractère contradictoire de l'homme, grand par ses aspirations et misérable par son impuissance à les satisfaire. Ses aspirations à des formes de bonheur et de connaissance qui ne sont pas de ce monde, s'expliquent par le souvenir confus de l'état qui était le sien avant la chute, et son impuissance à les satisfaire est la conséquence de cette chute. C'est ce que Pascal dit dans le fragment 430-149-182 : « Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature [4]». On trouve la même idée dans le fragment 434-131-164 : « Si l'homme n'avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance; et si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude ». Et Pascal d'en conclure qu' « il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus [5]». 

…… Mais la formule la plus importante pour bien comprendre la pensée de Pascal est sans doute celle qu'on trouve à la fin du fragment 489-205-237 : « il faut que nous naissions coupables ou Dieu serait injuste ». Pour Pascal donc, la condition actuelle de l'homme, qui paraît profondément injuste, le serait effectivement, si elle était sa condition naturelle et originelle, c'est-à-dire que Dieu n'aurait pas pu, sous peine d'être lui-même injuste, créer le premier homme tel que nous sommes actuellement. Or il convient de noter que, si cette affirmation peut sembler assez logique de la part de quelqu'un qui croit au péché originel, elle n'est pourtant pas orthodoxe, puisque le pape Pie V, lorsqu'il a condamné en 1567, dans la bulle Ex omnibus afflictionibus, les erreurs de l'augustinien Baïus, a notamment censuré la proposition suivante : « Deus non potuisset ab initio talem creare hominem qualis nunc nascitur [6]» (Dieu n'aurait pu, à l'origine, créer l'homme tel qu'il naît actuellement). Ainsi donc la thèse qui, est sans doute la thèse maîtresse des Pensées puisque toute la première partie ne fait que l'illustrer et que la deuxième repose sur elle, cette thèse est, en fait, une thèse que l'Eglise a déclarée hérétique, bien que ce soit une thèse essentielle de la pensée de saint Augustin et de toute la tradition augustinienne. Mais l'Eglise, qui a pu condamner un théologien assez obscur comme Baïus, ne pouvait pas se permettre de condamner en Augustin un de ses plus grands saints, un des principaux docteurs de l'Eglise, un des trois hommes qui, avec saint Paul et saint Thomas, ont eu la plus grande part dans l'élaboration de la théologie chrétienne.

…… Mais laissons de côté les querelles doctrinales qui ont tellement marqué l'histoire de l'Eglise pour nous en tenir à la position de Pascal, On pourrait tout d'abord estimer qu'il s'avance beaucoup lorsqu'il affirme que seule la doctrine chrétienne a su reconnaître à la fois la grandeur et la misère de l'homme, prétendant qu'aucune autre religion et aucune autre philosophie n'a su le faire. Pour pouvoir l'affirmer, il aurait fallu, pour commencer, qu'il eût une connaissance aussi large et aussi complète que possible des diverses religions et des diverses philosophies. Or il était assurément très loin du compte : en dehors de la religion juive, que d'ailleurs il ne connaissait sans doute qu'assez superficiellement, il ne connaissait vraiment qu'une seule religion, la sienne, et il semble n'avoir guère lu d'autres philosophes qu'Epictète et Montaigne. S'il avait cherché un peu, il aurait pu assez facilement, au moins chez les philosophes, trouver des auteurs qui avaient à la fois souligné la grandeur et la misère de l'homme, à commencer par Platon [7].

…… Cette objection, il est vrai, ne mérite guère qu'on s'y attarde. Car il importe au fond assez peu de savoir si, oui ou non, la doctrine chrétienne est la seule à avoir vu à la fois la grandeur et la misère de l'homme. Il est beaucoup plus important de savoir si la réponse que Pascal croit trouver dans la doctrine chrétienne est vraiment une réponse. Pour lui, il ne fait pas de doute que le dogme du péché originel apporte une réponse au problème que pose le caractère profondément contradictoire de la condition humaine, et que cette réponse est la seule possible. Il reconnaît pourtant que cette réponse « choque » profondément notre raison et « heurte » violemment notre sens de la justice : « Il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d'y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous semble même très injuste; car qu'y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté, pour un péché où il paraît avoir si peu de part qu'il est commis six mille ans avant qu'il fût en être ? Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine » (434-131-164 [8]).

…… Cela étant, on pourrait d'abord s'étonner que Pascal puisse se flatter de nous proposer une « religion aimable » (c'est le titre de la liasse 18). Comment trouver aimable une doctrine, quand « rien ne choque plus notre raison », quand « rien ne nous heurte plus rudement » ? Tu prétends, ô Blaise, que tous les plaisirs terrestres sont empestés et que la seule activité sérieuse consiste à se mettre à genoux , à prier et à prendre de l'eau bénite. Tu prétends que ton dieu exige que l'on ne pense sans cesse qu'à lui, que l'on ne vive que pour lui, que l'on n'aime que lui et que, pour ce faire, l'on ne s'attache jamais à aucune créature [9]. Tu prétends que ce dieu punit de la mort éternelle non seulement tous ceux qui n'ont pas voulu le reconnaître, mais même tous ceux qui n'en ont jamais eu l'opportunité de le faire, mais même tous ceux qui n'ont jamais eu l'opportunité de faire ou de penser quoi que ce soit, comme les nouveau-nés morts sans baptême. Et tu oses prétendre que ta religion est aimable ! Qu'est-ce que cela serait, ô Blaise, si elle ne l'était pas ! Il faudrait être profondément masochiste, il faudrait être complétement malade, ô Blaise, pour trouver ta religion aimable !

…… On peut ensuite s'étonner que Pascal prétende expliquer le caractère incompréhensible de notre condition par le péché originel dont il reconnaît qu'il est lui-même incompréhensible  : « sans ce mystère le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme; de sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n'est inconcevable à l'homme », écrit-il dans le fragment 434-131-164 [10]. Mais Voltaire est évidemment fondé à lui objecter, dans la 25° Lettre philosophique : « Est-ce raisonner que de dire : l'homme est inconcevable sans ce mystère inconcevable ? [11]». Et cette objection lui ayant, à juste titre, semblé capitale, il l'a reprise avec plus d'insistance dans les éditions ultérieures, notamment dans celle de Genève en 1742 : « Une chose que je ne connais pas ne servira certainement pas à m'en faire connaître une autre. Si dans l'obscurité je me mets un bandeau sur les yeux, pourrais-je mieux voir ? »; ou dans celle de Dresde en 1748 : « C'est bien assez de ne rien entendre à notre origine sans l'expliquer par une chose qu'on n'entend pas […] Serai-je bien reçu à expliquer ces obscurités par un système inintelligible ? Ne vaut-il pas mieux dire : je ne sais rien ? Un mystère ne fut jamais une explication, c'est une chose divine et inexplicable [12]». Toutes ces formules sont tout à fait judicieuses, mais c'est sans doute Ernest Havet, dans son édition commentée des Pensées , qui a formulé l'objection de la manière la plus lumineuse et la plus définitive en disant simplement  : « un fait incompréhensible est encore un fait; une explication incompréhensible n'est plus du tout une explication [13]».

…… Pourtant, si les formules de Voltaire et de Havet suffisent assurément à faire éclater la contradiction fondamentale de l'argumentation pascalienne, on peut la faire ressortir d'une manière plus précise encore. Car Pascal - et c'est l'intérêt de sa démarche - ne se contente pas de nous demander de croire au péché originel pour la seule raison qu'il fait partie des vérités dites 'révélées'. Il essaie d'en donner au moins un commencement de justification rationnelle. En effet, si la deuxième partie des Pensées prétend fournir la solution du problème soulevé dans la première, celle-ci devait elle-même nous préparer à accepter cette solution, en nous amenant à prendre conscience de la gravité du problème. Pascal, ayant montré, dans la première partie, que notre condition était profondément injuste, en tire argument en faveur du péché originel dans la deuxième partie, en affirmant, nous l'avons vu, dans le fragment 489-205-237, qu' « il faut que nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste ». Pascal ne nous dit pas : « Croyez au péché originel parce que l'Eglise vous ordonne d'y croire ». Il nous dit : « Croyez au péché originel, parce que c'est la seule façon d'expliquer l'incompréhensible injustice de notre condition ». Or il reconnaît en même temps que le dogme du péché originel nous paraît parfaitement injuste.

…… Mais à quoi sert de tant souligner, comme le fait Pascal, l'injustice de notre condition, s'il ne trouve rien de mieux pour l'expliquer que l'hypothèse du péché originel dont il reconnaît lui-même que rien ne saurait nous paraître plus injuste ? Pour expliquer l'incompréhensible injustice de notre condition, il ne trouve rien de mieux que l'incompréhensible injustice du péché originel. Il ne fait ainsi que déplacer la difficulté et reculer pour mieux sauter. Certes, pour Pascal l'injustice du péché originel n'est qu'apparente : elle ne s'oppose qu'à « notre misérable justice » et non à la vraie justice. Mais, si l'injustice du péché originel n'est qu'apparente, sans que nous puissions jamais, Pascal le reconnaît, commencer seulement à comprendre pourquoi elle n'est qu'apparente, alors pourquoi n'en serait-il pas de même de l'injustice de notre condition et qu'avons-nous besoin de l'hypothèse du péché originel pour l'expliquer ? Puisque c'est l'injustice apparente de notre condition qui fait problème, une solution qui nous paraît parfaitement injuste, ne saurait en aucune façon répondre au problème posé. Pascal ne peut pas à la fois faire appel à notre sentiment de la justice pour nous inciter à nous tourner vers l'idée du péché originel et le récuser ensuite. Si notre justice n'est qu'une « misérable justice », alors Pascal ne peut pas affirmer « qu'il faut que nous naissions coupables ou Dieu serait injuste ». Si notre justice n'est pas qu'une « misérable justice », alors Dieu serait injuste de nous faire naître coupables. Ainsi donc, dans tous les cas, nous n'avons que faire du péché originel. Encore une fois, ô Blaise, on se demande à quoi tu penses.

…… De plus, si le péché originel n'est injuste qu'aux yeux de « notre misérable justice », et non aux yeux de la justice de Dieu, pourquoi diable celui-ci a-t-il éprouvé le besoin d'envoyer son fils pour racheter les hommes de la faute originelle ? Pascal pense que, si nous étions à la place de Dieu, si nous avions son intelligence infinie, nous comprendrions qu'il est parfaitement juste que tous les hommes soient punis pour le péché du premier d'entre eux. Mais si Dieu a décidé d'envoyer un rédempteur, n'est-ce pas parce qu'il s'est dit, à la réflexion, que le sort des hommes était injuste ? En sacrifiant son fils unique, le dieu de Pascal prétend vouloir racheter le péché du premier homme, mais comment ne pas se dire qu'en fait, c'est sa propre erreur, c'est sa propre injustice qu'il tente de réparer tant bien que mal ? Comment ne pas se dire qu'il n'a compris qu'au bout d'un certain temps ce que les hommes comprennent tout de suite ?

…… De plus, avant de prétendre expliquer la misère de notre condition par le péché originel, il aurait fallu que Pascal eût pris le peine de nous expliquer comment et pourquoi le premier homme a péché. Or non seulement Pascal ne le fait pas, mais tout ce qu'il nous dit de l'état dans lequel se trouvait le premier homme avant son péché, rend ce péché parfaitement incompréhensible. Dans le fragment 430-149-182, Pascal fait parler la 'sagesse de Dieu' : « J'ai créé l'homme saint, innocent, parfait. Je l'ai rempli de lumière et d'intelligence. Je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L'œil de l'homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n'était pas alors dans les ténèbres qui l'aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l'affligent. Mais il n'a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption, il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours [14]». Si Dieu a créé l'homme « saint, innocent, parfait », comment expliquer que l'homme n'ait rien eu de si pressé que de pécher ? De plus, Pascal nous explique que le premier homme a péché parce qu'il a voulu « se rendre centre de lui-même ». Mais c'est là la définition même qu'il donne sans cesse de l'amour-propre dont il prétend en même temps qu'il est lui-même le fruit du péché originel. Pascal ne cesse de nous dire que c'est depuis le péché originel et à cause du péché originel que l'homme veut « n'aimer que soi » et « ne considérer que soi [15]». Il faudrait pourtant savoir si l'amour-propre est la conséquence du péché originel ou s'il en est la cause. Il ne saurait être les deux à la fois et il y a gros à parier qu'il n'est ni l'une ni l'autre. Si l'amour-propre, qui est pour Pascal la source de tous les péchés des hommes, est la conséquence du péché originel, on ne comprend pas pourquoi le premier homme a péché; et, si le premier homme a pu pécher, alors pourquoi expliquer par le péché originel tous les péchés de ses descendants ? C'est ce que Rousseau faisait remarquer très justement, mais bien inutilement, à l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont : « Nous sommes, dites-vous, pécheurs à cause du péché de notre premier père; mais notre premier père, pourquoi fut-il pécheur lui-même ? Pourquoi la même raison par laquelle vous expliquez son péché ne serait-elle pas applicable à ses descendants sans le péché originel et pourquoi faut-il que nous imputions à Dieu une injustice, en nous rendant pécheurs et punissables par le vice de notre naissance, tandis que notre premier père fut pécheur et puni comme nous sans cela [16] ? »

…… « Qui démêlera cet embrouillement ? » dit Pascal dans le fragment 434-131-164, après avoir éloquemment résumé les contradictions de l'homme [17]. Mais on pourrait dire la même chose à propos de la doctrine du péché originel grâce à laquelle Pascal prétend justement le démêler, et puisqu'il emploie l'image du « nœud », on serait tenté de lui répondre que son explication du « nœud de notre condition » n'est elle-même qu'un sac de nœuds. On pourrait encore ajouter, que si le dogme du péché originel heurte profondément notre raison et nous paraît parfaitement injuste, celui de la Rédemption, qui en est le corollaire, n'est guère plus satisfaisant. On a, en effet, bien du mal à comprendre pourquoi et comment la souffrance d'un juste peut effacer la faute d'un pécheur. Comment ne pas se dire que l'idée de Rédemption relève d'une pensée archaïque et magique, qui a inspiré tant de pratiques anciennes comme celle du bouc émissaire ? Il me paraît bien difficile de ne pas partager, une nouvelle fois, le sentiment de Roger-E. Lacombe : « Devant cette solution chrétienne si peu satisfaisante, l'incrédule en vient à se demander si les difficultés qu'elle présente pour la pensée claire ne s'expliquent pas parce que le christianisme garderait la trace d'un mode de pensée relativement primitif et grossier. On peut comprendre la condamnation de l'humanité à la suite du péché d'Adam si on la replace dans le cadre des conceptions anciennes de la responsabilité collective, où la faute ne peut être rachetée que lorsqu'elle est équilibrée par une souffrance au moins équivalente, même si cette souffrance n'est pas celle de l'auteur du crime [18]». Quand Pascal dit que toute la doctrine chrétienne se résume dans la corruption et dans la Rédemption, on a envie de lui dire que c'est tout l'obscurantisme foncier, toute l'absurdité fondamentale de la doctrine chrétienne qui se trouvent ainsi résumés.

…… La réponse que Pascal prétend apporter au problème de la condition humaine ne saurait donc être retenue. Pascal reconnaît lui-même que, si la religion dépasse la raison, elle ne saurait la contredire : « Si on soumet tout à la raison, notre religion n'aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule » (273-173-204). Il reconnaît, à la suite de saint Augustin, que la raison ne peut accepter de s'incliner devant une explication qui la dépasse, que si elle a de bonnes raisons de le faire : « Saint-Augustin. La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu'il y a des occasions où elle doit se soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle doit se soumettre » (270-174-205). Pascal reconnaît donc que c'est toujours la raison qui décide en dernier ressort. Pour qu'elle juge qu'elle doit se soumettre, il faut que cela lui semble plus raisonnable. Cela étant, comment peut-il espérer que l'incrédule puisse accepter d'incliner sa raison devant le tissu d'absurdités qu'il lui propose en guise d'explication ?

…… Il nous dit, dans le fragment 267-188-220, que « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la dépassent ». Assurément. Mais la solution que Pascal nous propose, ne dépasse pas la raison, elle la contredit : elle n'est pas seulement incompréhensible, elle est parfaitement absurde. Pascal pense ou affecte de penser qu'à partir du moment où l'incredule n'a pas d'explication de remplacement à lui proposer, il doit accepter la sienne, même si elle lui paraît incompréhensible. Mais les 'vérités' chrétiennes ne sont pas incompréhensibles, elles sont absurdes; elles ne sont pas inintelligibles, elles sont ineptes; ce ne sont pas des mystères, mais des histoires à dormir debout. Devant les 'vérités' chrétiennes, l'incrédule ne se dit pas qu'il ne comprend pas : il comprend tout de suite qu'il n'y a rien à comprendre, qu'on ne lui propose que des absurdités. L'existence d'un fait incompréhensible ne nous oblige aucunement à accepter une explication incompréhensible de ce fait, et encore moins une explication absurde. L'incrédule est généralement tout disposé à admettre avec Pascal que « tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d'être » (430-149-182 [19]). Il est prêt à reconnaitre que l'homme, que l'univers, que tout ce qui est, est finalement incompréhensible. Mais on n'est pas nécessairement obligé de connaître la vraie réponse à une question, de pouvoir donner la solution d'un problème pour être en droit d'affirmer que telle ou telle réponse ou telle ou telle solution sont manifestement fausses : il suffit qu'elles contredisent les règles de la pensée logique. Si la raison humaine n'est pas capable de répondre aux questions essentielles que l'homme se pose, elle est très capable de récuser les fausses réponses. S'il y a une infinité de choses qui la dépassent, il y a des choses qui ne la dépassent pas du tout et sur lesquelles elle peut se prononcer en toute certitude et c'est ainsi qu'elle peut affirmer en toute certitude que le dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Pascal n'a jamais existé que dans l'imagination d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Pascal.

…… « Les athées doivent dire des choses parfaitement claires. Or il n'est point parfaitement clair que l'âme soit matérielle », dit Pascal dans le fragment 221-161-193. Il a sans doute raison, mais encore faut-il savoir de quels athées il parle. S'il s'agit de ceux qui nient l'idée même de Dieu, de ceux qui nient l'existence de Dieu, comme principe d'explication du monde, il est vrai qu'ils ne peuvent pas prouver de façon parfaitement claire que ce dieu n'existe pas : il faudrait, pour ce faire, qu'ils puissent eux-mêmes expliquer le monde en faisant abstraction de Dieu. Pas plus que toute autre, la philosophie matérialiste n'est capable de dire à l'homme qui il est et ce que c'est que le monde. Mais il est plus que probable qu'au-delà des athées proprement dit, de ceux qui nient aussi bien l'existence du dieu des philosophes que du dieu des religions, Pascal pense à ceux qui se contentent de contester le second : en même temps que les athées proprement dits, il vise les agnostiques et tous les incrédules Or, si l'on peut, en effet, demander à ceux qui nient l'existence du dieu des déistes d'être capables d'expliquer le monde en se passant de lui, il n'en est pas de même de ceux qui nient l'existence du dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Pascal, non plus que de ceux qui nient l'existence de Jehovah ou d'Allah ou du dieu de quelque religion que ce soit. Ceux-là ne sont point tenus de dire des chose claires sur l'homme et sur le monde, de se prononcer sur l'origine et sur la fin de l'univers ou sur la nature de l'âme. Pour être en droit d'affirmer que le dieu de Pascal n'existe pas, il suffit d'avoir des raisons précises et claires de le faire et celles-ci ne manquent pas.

…… Pascal aurait de même raison de dire dans le fragment 230-809-656 : « Incompréhensible que Dieu soit; incompréhensible qu'il ne soit pas », s'il s'agissait dans son esprit du dieu créateur et principe de l'univers, du dieu des déistes. De ce dieu, on peut, en effet, dire qu'il est incompréhensible qu'il soit, puisqu'on ne peut se faire aucune idée claire, aucune image précise d'un être parfait et infini, et dire en même temps qu'il est incompréhensible qu'il ne soit pas, puisqu'on peut estimer, comme le font les déistes, qu'on a besoin de lui pour expliquer l'univers. C'est le sentiment qu'expriment les vers si célèbres de Voltaire :

…… L'univers m'embarrasse et je ne puis songer
……Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger [20]



…… Et même si l'on n'est pas déiste, mais seulement agnostique, on peut accepter de dire qu'il est incompréhensible qu'il y ait un dieu et incompréhensible qu'il n'y en ait pas, dans la mesure où cela peut revenir à dire que l'explication nous échappe totalement et que pourtant il doit y avoir une explication. En revanche, quand il s'agit du dieu des chrétiens, comme du dieu des juifs ou des musulmans, ou du dieu de n'importe quelle religion, si l'incrédule sera évidemment d'accord pour dire qu'il est impossible que ce dieu soit, il ne sera aucunement disposé à admettre qu'il est impossible qu'il ne soit pas. Dire qu'il est impossible que le dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, que le dieu de Blaise Pascal ne soit pas, lui paraîtra à peu près aussi incongru que de dire qu'il est impossible que Jupiter ou qu'Osiris ne soit pas.

…… Les mêmes remarques vaudraient pour le fameux pari auquel Pascal prétend obliger l'incrédule. Il commence par poser en principe que la raison est incapable de se prononcer dans un sens ou dans l'autre : « Examinons donc ce point, et disons : 'Dieu est, ou il n'est pas'. Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n'y peut rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l'extrémité de cette distance infinie où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux. Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix; car vous n'en savez rien » (233-418-680 [21]). Sa raison étant en quelque sorte neutralisée, l'incrédule n'a plus qu'à consulter son intérêt. Or celui-ci semble très clair : il y a, en effet, une très grande, une immense, une infinie disproportion entre la mise, les plaisirs terrestres auxquels l'incrédule devra renoncer, s'il parie pour Dieu, plaisirs qui sont nécessairement finis, et l'enjeu qui est infini, puisque l'incrédule peut espérer gagner « une infinité de vie infiniment heureuse [22]». La mise peut donc être considérée comme inexistante par rapport à l'enjeu de sorte qu'on aurait encore intérêt à parier, quand même la probabilité de gagner serait extrêmement faible, quand même elle serait quasiment nulle. Il suffit qu'elle ne soit pas absolument nulle. Or, selon Pascal, non seulement la probabilité de gagner n'est pas nulle, mais « il y a pareils hasards de gain que de perte [23]» (pp. 440, et 470), puisque « la raison n'y peut rien déterminer ».

…… Mais c'est là justement que réside le grand défaut du raisonnement de Pascal. On pourrait certes parier sans être certain de gagner, puisqu'on ne cesse d'entreprendre sans être sûr de réussir, comme Pascal le fait remarquer dans le fragment 234-577-480 : « S'il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la religion, car elle n'est pas certaine. Mais combien de choses fait-on pour l'incertain : les voyages sur la mer, les batailles ! ». Mais, si l'on peut parier pour l'incertain, on ne saurait parier pour l'impossible. Pour que l'incrédule puisse accepter de parier, il faut évidemment qu'il n'exclue pas totalement qu'il puisse y avoir effectivement quelque chose à gagner. Or précisément pour un rationaliste digne de ce nom, il n'y a pas une chance sur mille, une chance sur cent mille, une chance sur un million pour que l'hypothèse chrétienne soit vraie : il n'y en a absolument aucune. Certes, s'il s'agissait de parier pour ou contre l'existence de Dieu, sans préciser la nature de ce dieu, s'il s'agissait de parier pour ou contre l'existence du dieu des déistes, du dieu de Voltaire ou de celui de Rousseau, il en irait tout autrement. Faute de connaître soi-même la réponse, on ne peut exclure a priori aucune réponse, même peu vraisemblable, pourvu qu'elle ne soit pas manifestement absurde. Mais, si le début du fragment peut nous faire croire que Pascal nous invite à parier seulement pour l'existence d'un dieu indéfini, la suite va vite nous ôter cette illusion. C'est bien pour son dieu que Pascal nous invite à parier, « Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants », comme dit le Mémorial.

…… En effet, à l'incrédule qui sera naturellement porté à lui objecter que, dans l'incertitude, le plus sage est de ne pas se prononcer et donc que « le juste est de ne pas parier », Pascal répond : « Oui; mais il faut parier; cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué »; et par la suite, tout en s'employant à lui démontrer qu'il a tout intérêt à parier pour l'existence de Dieu, il va lui rappeler continuellement que, de toute façon, il n'a pas le choix [24]. On pourrait d'abord s'étonner qu'il ne dise pas pourquoi l'on est obligé de parier. C'est que pour lui cela va de soi : ne pas parier, c'est parier contre Dieu. Le dieu de Pascal qui, dans le fragment 899-775-640, rappelle la parole du Christ : « Qui n'est point pour moi est contre moi [25]», ce dieu n'aime pas, ne tolère pas les abstentionnistes. S'il s'agissait de parier pour le dieu des déistes, Pascal ne pourrait pas dire à l'incrédule qu'il ne peut pas ne pas parier. Car, à la différence du dieu de Pascal, ou du dieu d'autres religions, le dieu des déistes, le dieu de Rousseau ou de Voltaire, lui, n'exige pas qu'on parie pour lui. Certes, on peut penser qu'il est sans doute un peu mieux disposé à l'égard de ceux qui croient en lui. Mais il est suffisamment raisonnable pour comprendre que, faute de renseignements suffisants, l'on préfère ne pas se prononcer.

…… Une fois que l'incrédule a compris que Pascal lui demande de parier pour son dieu à lui, l'incrédule n'est plus disposé à admettre, comme il pouvait l'être au début, que sa raison n'est pas plus blessée en choisissant l'un que l'autre. Car il ne s'agit pas de parier seulement pour l'existence de Dieu, mais pour tout un ensemble de croyances que l'incrédule ne saurait admettre, même à titre de simples hypothèses. Accepter de parier pour le dieu de Pascal, c'est accepter le péché originel et la Rédemption, c'est accepter la Trinité et l'Incarnation, c'est accepter de regarder la Bible comme l'expression de la parole de Dieu, c'est accepter tout le fatras, tout l'échafaudage de fariboles que les théologiens catholiques ont peu à peu constitué.

…… Et derrière cela même sur quoi compte Pascal pour amener l'incrédule à oublier toutes les objections qu'il peut avoir à l'égard de la foi chrétienne, à savoir la disproportion qu'il y a entre la mise et l'enjeu, disproportion infinie qui rendrait le pari infiniment avantageux, il y a, en réalité, ce qui constitue, aux yeux de l'incrédule, une des absurdités les plus choquantes de la doctrine chrétienne. Pour Pascal, ce qui attend les hommes après la mort, c'est soit un bonheur infini et éternel, bonheur auquel l'incrédule peut espérer accéder, s'il consent à parier, soit un malheur infini et éternel, malheur auquel l'incrédule sera nécessairement condamné, s'il refuse de le faire. Mais précisément une des choses que l'incrédule peut le moins admettre dans la doctrine chrétienne, c'est l'absolu, c'est l'absurde manichéisme, en vertu duquel les hommes après leur mort se retrouvent pour l'éternité ou infiniment heureux ou infiniment malheureux. Logiquement les récompenses ou les châtiments éternels devraient être exactement proportionnés au mérite et au démérite de chaque individu, lesquels sont toujours relatifs, la responsabilité de l'être humain n'étant jamais absolument pleine et entière mais toujours plus ou moins diluée. Aucun homme n'a donc jamais totalement mérité ni ce que le dieu de Pascal promet aux élus ni ce qu'il prédit aux réprouvés. Par conséquent, si Pascal peut prétendre que l'on a tout intérêt à parier pour son dieu, c'est parce que la justice de ce dieu n'est pas du tout ce qu'elle devrait être. C'est son absurdité même qui fait paraître le pari de Pascal infiniment avantageux.

…… Mais l'argument du pari soulève encore bien d'autres difficultés. Ainsi, comme l'ont fait observer déjà Montesquieu [26], Diderot [27] et Condorcet [28], l'argument que Pascal utilise pour essayer de rallier l'incrédule à la religion chrétienne, pourrait tout aussi bien être utilisé pour essayer de le rallier à d'autres religions ou à d'autres croyances. Et, à la limite, comme le remarque Roger E. Lacombe, « n'importe quel fou qui prétendrait faire dépendre le salut de l'âme d'une action déterminée, si saugrenue soit-elle, pourrait tenir le raisonnement de Pascal, et nous prouver qu'il est de notre intérêt, étant donné l'infinité de ce qu'il s'agit de gagner, de parier pour son système [29]». Et, de fait, l'argument qui a beaucoup été utilisé déjà avant Pascal, ne l'a pas été seulement par des auteurs chrétiens [30], mais aussi par un théologien musulman, El Ghazal. Dans ces conditions, avant de parier pour le dieu de Pascal, l'incrédule fera donc bien d'examiner toutes les autres religions et toutes les autres doctrines qui lui promettent un bonheur éternel, afin de choisir celle qui lui paraîtra avoir le plus de chances d'être vraie. Et, même s'il choisit finalement la religion chrétienne, il ne sera pas encore au bout de ses peines, car il lui faudra encore choisir entre la religion orthodoxe, la religion protestante et la religion catholique. Au total, il risque de devoir consacrer une grande partie de sa vie, voire sa vie tout entière à chercher quelle religion il lui faudra pratiquer. Comme le dit si bien Rousseau dans la 'Profession de foi du vicaire savoyard', « à grand peine celui qui aura joui de la santé la plus robuste, le mieux employé son temps, le mieux usé de sa raison, vécu le plus d'années saura-t-il dans sa vieillesse à quoi s'en tenir, et ce sera beaucoup s'il apprend avant sa mort dans quel culte il aurait dû vivre [31]».

…… J'ajouterai, pour en finir avec l'argument du pari, que ce qui fait à première vue sa force, à savoir qu'il paraît très avantageux et même infiniment avantageux, ne peut manquer d'inciter l'incrédule à s'interroger, non seulement sur l'étrange manichéisme de la justice divine, mais aussi sur son arbitraire. Car, si l'incrédule peut d'abord avoir le sentiment qu'on lui propose une très bonne affaire et même la meilleure affaire qui ait jamais été proposée à qui que ce soit, il ne va pas tarder sans doute à penser à tous ceux qui n'auront pas eu la même chance que lui. Ceux-là même qui, parce qu'ils auront connu le pari de Pascal, vont pouvoir accéder à la béatitude éternelle, auraient été condamnés à la damnation éternelle, s'ils ne l'avaient pas connu. Mais combien d'hommes connaissent le pari de Pascal ? S'il est donc vraiment l'affaire mirobolante qu'il est censé être, alors comment ne pas trouver extrêmement choquant que cette affaire mirobolante soit réservée à quelques privilégiés, comment ne pas se dire alors qu'on a là le plus colossal, le plus scandaleux délit d'initiés qu'on puisse imaginer ? Et cette objection ne vaudrait pas seulement pour l'argument du pari, mais aussi, j'y reviendrai tout à l'heure, pour l'ensemble des Pensées, et plus généralement, pour toute œuvre apologétique, pour toute activité missionnaire, pour tout prosélytisme religieux.

…… On ne sait pas, il est vrai, si Pascal aurait bien fait intervenir l'argument du pari dans son Apologie et à quel moment il l'aurait fait. En effet, le fragment 233-418-680 ne fait pas partie des Pensées que Pascal a classées et la conférence de Port-Royal ne fait pas appel au pari. Sans doute ce fragment a-t-il été écrit après juin 1658. Si Pascal l'avait finalement utilisé, il l'aurait probablement fait en introduction comme le pense Philippe Sellier [32], ou à la fin de la deuxième partie, pour le cas où l'incrédule pourrait n'être pas encore convaincu que la doctrine chrétienne est la seule explication possible du mystère de l'homme. L'allusion à l'Ecriture (« N'y a-t-il point moyen de voir le dessous du jeu ? - Oui, l'Ecriture et le reste, etc [33]») semble indiquer, en tout cas, qu'il serait intervenu avant la partie historique. Mais il est fort possible que Pascal aurait jugé inutile d'avoir recours à l'argument du pari, puisqu'il pense non seulement qu'il y a effectivement « moyen de voir le dessous du jeu », mais que l'on peut ainsi apporter des preuves incontestables de la vérité de la religion chrétienne. Malheureusement pour lui, il ne pouvait mieux faire, pour convaincre définitivement l'incrédule que sa solution ne vaut rien, que de produire des preuves qu'il croit décisives, et qui le sont effectivement parce qu'après en avoir pris connaissance, l'incrédule ne saurait plus douter un instant que l'auteur des Pensées n'a rien d'autre à lui proposer qu'une histoire à dormir debout. Après avoir, dans la première partie des Pensées, sapé à l'avance la solution qu'il propose dans la deuxième partie, en voulant la préparer, Pascal va, dans la troisième partie, achever de la ruiner en prétendant la prouver


 

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NOTES :

[1] Voir notamment le fragment 395-406-25 : « Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme ».

[2] Voir notamment le fragment 431-430-683 : « 'Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns. Voyez celui auquel vous ressemblez et qui vous a faits pour l'adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui. La sagesse vous y égalera, si vous voulez le suivre.' - 'Haussez la tête, hommes libres', dit Epictète. - Et les autres lui disent : 'Baissez les yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon' ». 

[3] Voir notamment le fragment 556-449-690 : « Il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa misère et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l'en peut guérir » (pp. 580, 557 et 490).

[4] PP. 523, 520 et 229.

[5] PP.531-532, 515 et 212.

[6] Voir Denzinger-Schönmetzer, Enchiridion symbolorum definitionum et declarationum de rebus fidei et morum, editio XXXIV, Herder, 1963, p.434 (proposition 55).

[7] Mais, comme le remarque Brusnchvicg (note du fragment 219-612-505), Pascal << ne paraît pas l'avoir lu >>.

[8] PP. 532, 515 et 213

[9] Voir notamment le fragment 479-618-511 : « S'il y a un Dieu il faut n'aimer que lui, et non les créatures passagères […] Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créatures est mauvais, puisque cela nous empêche ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher, si nous l'ignorons ».

[10] PP. 532, 515 et 213.

[11], Op. cit., tome II, p. 187.

[12] Ibidem.

[13] Pensées de Pascal, édition de Ernest Havet, Delagrave, 1894, p. 229, note 1.

[14] PP. 522-523, 520 et 228-229.

[15] Voir le début du fragment 100-978-743 : « La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi ».

[16] Lettre à Christophe de Beaumont. Voir Œuvres complétes, tome IV, bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1969, p. 939.

[17] Voir le passage déjà cité : « Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? […] ».

[18] Op. cit., p. 198.

[19] PP. 524-525, 521 et 231.

[20] Les Cabales, vers 111-112.

[21] PP. 437, 550 et 469.

[22] PP. 439. 551 et 470.

[23] PP. 440, 551 et 470.

[24] « puisqu'il faut choisir […] ; puisqu'il faut nécessairment choisir […] ; puisque vous êtes dans la nécessité de jouer […] ; étant obligé à jouer […] ; quand on est forcé à jouer » (pp. 439, 550-551 et 469-470).

[25] Matthieu, 12, 30.

[26] « L'argument de Pascal : 'vous gagnez tout à croire et ne gagnez rien à ne pas croire', très bien contre les athées. mais il n'établit pas une religion plutôt qu'une autre » (Spicilège, voir Œuvres complètes, bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1951, tome II, pp. 1307-1308).

[27] « Pascal a dit : 'si notre religion est fausse, vous ne risquez rien à la croire vraie; si elle est vraie, vous risquez tout à la croire fausse'. Un iman peut en dire autant que Pascal » ( Addition aux Pensées philosophiques, 59, voir Œuvres complètes, Bouquins, tome I, p. 46).

[28] « Il s'ensuivrait de cet argument que, s'il se trouvait sur terre cinq ou six religions qui toutes menaceraient les non-conformistes de peines éternelles, il faudrait les croire et les pratiquer toutes à la fois, ce qui pourrait être embarrassant ». (Préface de son édition des Pensées de Pascal)

[29] Op. cit., p. 100

[30] Arnobe, Raymond Sebond, Antoine Sirmond.

[31] Emile, livre IV, op. cit., p. 624.

[32] Op. cit., p. 39.

[33] PP. 440, 551 et 471.

 

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