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………IIIe partie ………Des « preuves » consternantes …… Pascal est profondément persuadé qu'il peut prouver, et qu'il peut prouver de manière irréfutable que la religion chrétienne est vraie. Dans le fragment 430-149-182, il fait parler la Sagesse de Dieu et lui fait dire à l'incrédule : « Je n'entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie […] j'entends vous faire voir clairement, par des preuves convaincantes, des marques divines en moi, qui vous convainquent de ce que je suis, et m'attirent autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser [1]». Si Pascal pense avoir des preuves irréfutables, des preuves que les incrédules ne sauraient récuser, c'est parce qu'il prétend s'appuyer sur des faits, des faits précis, des faits nombreux, des faits tout à fait avérés, parfaitement établis, indéniables, incontestables. Malheureusement ces faits, Pascal les trouve essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, dans un livre, la Bible, dont le moins que l'on puisse dire, c'est que son contenu, surtout dans ses parties les plus anciennes, est largement légendaire. Certes à l'époque de Pascal, l'étude critique et méthodique de la Bible n'a pas encore vraiment commencé (les premiers travaux importants seront ceux de Spinoza avec, en 1670, son Tractatus theologico-politicus et de Richard Simon qui publie, en 1678, son Histoire critique du Vieux Testament ) et Pascal n'avait pas les connaissances philologiques (Richard Simon, lui, sans parler du grec, savait l'hébreu, le syriaque, l'araméen et lisait l'arabe)) qui lui auraient permis d'amorcer cette critique. Mais, faute d'être conscient des innombrables difficultés que l'exégèse moderne a soulevées, on pouvait déjà se poser bien des questions. Et de fait, beaucoup s'étaient aperçu depuis longtemps qu'il y avait dans la Bible des incohérences très nombreuses, et n'avaient pas manqué de relever le caractère évidemment légendaire de quantité de récits à commencer par ceux de la Création du monde et du Déluge. …… Il n'est pas nécessaire, en effet, de savoir l'hébreu, il n'est pas nécessaire d'avoir des connaissances très étendues, historiques ou philologiques, il n'est pas nécessaire de faire quelques recherches que ce soit, pour s'apercevoir qu'on ne saurait prendre au sérieux tous les récits de la Bible ni accorder du crédit à tous les faits qui y sont racontés. Il suffit, en effet, d'ouvrir la Bible et de se mettre à lire au hasard pour découvrir assez rapidement quelques-unes des contradictions, extravagnances, absurdités qu'on y trouve presque à toutes les pages, comme celles que Voltaire a relevées dans Les Questions de Zapata. …… Certes il arrive parfois à Pascal d'apercevoir telle ou telle difficulté, mais, outre que c'est extrêmement rare compte tenu du fait qu'elles sont innombrables, il s'emploie à chaque fois à la minimiser et s'empresse de la balayer à l'aide d'arguments bien peu convaincants, pour ne pas dire dérisoires. C'est le cas des difficultés relatives à la naissance du Christ qui semblent avoir surtout retenu son attention. Ainsi, dans le fragment 742-299-330, essaie-t-il d'expliquer le fait que l'Ecriture ne parle pas de la virginité de Marie autant que l'on pourrait s'y attendre : « L'Evangile ne parle de la virginité de la Vierge que jusques à la naissance de Jésus-Christ. Tout par rapport à Jésus-Christ ». On peut s'étonner, en effet, et les incrédules n'ont pas manqué de le faire, qu'un fait aussi inhabituel ne soit pas souligné davantage. Aussi Pascal commence-t-il par minimiser singulièrement la discrétion de l'Ecriture sur ce sujet. Il ne distingue pas, en effet, entre les quatre Evangiles, préfèrant parler de « l'Evangile » en général. Volontairement ou non, la formule qu'il emploie est tendancieuse dans la mesure où elle peut faire croire que, si les quatre Evangiles ne parlent de la virginité de Marie que « jusques à la naissance du Christ », du moins en parlent-ils effectivement tous les quatre. Or il n'y a, en fait, que deux Evangiles qui en parlent, ceux de saint Matthieu et de saint Luc, et ils n'en parlent qu'au début, lorsqu'ils évoquent la naissance et l'enfance du Christ. Les deux autres Evangiles, ceux de saint Marc et de saint Jean, qui n'évoquent pas la naissance et l'enfance du Christ, ne parlent pas du tout de la virginité de Marie. De plus il n'y a pas que saint Marc et saint Jean qui ne parlent pas de la virginité de Marie : il y a aussi saint Paul et l'auteur ou les auteurs des Actes des Apôtres, mais Pascal n'en parle pas. Quant à l'explication qu'il nous propose de la discrétion de l'Ecriture, elle est pour le moins déconcertante. Il essaie de lever la difficulté en disant que dans l'Evangile tout est centré sur le Christ. Et certes, s'il y a des récits qui sont tout entiers centrés autour d'un seul et même personnage, c'est bien le cas des Evangiles. Mais cela n'explique nullement qu'on y parle si peu de la virginité de Marie, bien au contraire. Car enfin, si les théologiens ont décidé que Marie devait être vierge, c'est bien « par rapport à Jésus-Christ ». S'ils ont voulu, si l'on peut dire, faire une fleur à Marie, en lui accordant le privilège d'être la seule femme à devenir mère sans avoir couché avec un homme, de même qu'ils lui feront plus tard une seconde fleur, en décrétant qu'elle est le seul être humain à avoir échappé à la contagion du péché originel, c'est bien « par rapport à Jésus-Christ ». C'est la mère du Christ qu'ils ont voulu honorer ainsi, ou plutôt ils n'ont pas voulu, jugeant cela indigne d'un Dieu, que le Christ naisse, comme tout le monde, d'une mère qui s'est accouplée avec un homme, comme, plus tard, ils ne voudront pas qu'il naisse d'une mère souillée par le Péché originel. Ainsi, en croyant lever la difficulté, Pascal ne fait que la souligner : c'est justement « par rapport à Jésus-Christ » qu'il était important de dire que Marie était vierge. Quoi que puisse dire Pascal, il est donc très étonnant, au regard de la foi chrétienne, que saint Matthieu et saint Luc ne parlent de la virginité de Marie qu'au début de leurs Evangiles, et encore plus que saint Marc et saint Jean n'en parlent pas du tout, non plus que saint Paul et les Actes des Apôtres. …… Ce qui est encore plus étonnant, c'est le silence que garde, si l'on en croit deux passages de saint Jean, le Christ lui-même, et cela alors même que les propos que l'on tient autour de lui appelleraient une rectification de sa part. Pascal fait allusion à ces deux passages, en prétendant expliquer le silence du Christ, dans le fragment 796-233-265 : « Jésus-Christ ne dit pas qu'il n'est pas de Nazareth, pour laisser les méchants dans l'aveuglement, ni qu'il n'est pas fils de Joseph [2]». Bien sûr Pascal ne peut imaginer une seule seconde que, si le Christ ne dit pas qu'il n'est pas le fils de Joseph, c'est sans doute tout simplement parce qu'il n'en a jamais douté, ayant toujours cru, comme la plupart des gens, qu'il était bien le fils de son père. Il lui faut donc absolument trouver une autre explication. Malheureusement celle qu'il nous propose (« pour laisser les méchants dans l'aveuglement ») apparaît fort peu convaincante. Car, en voulant tromper les méchants, le Christ trompe aussi tous les autres. Quand il s'agit des prophéties, nous le verrons, Pascal peut, même si finalement son argumentation ne résiste pas à l'examen, essayer de prétendre que Dieu veut à la fois éclairer les bons et aveugler les méchants, puisque selon lui les prophéties ont à la fois un sens littéral que ne dépassent pas les méchants et un sens figuré que seuls les bons peuvent percevoir. Mais, dans le cas présent, on ne voit vraiment pas comment le tri entre les bons et les méchants pourrait bien s'opérer. …… Mais, concernant la naissance du Christ, ce qui est gênant dans l'Ecriture au regard de la foi chrétienne, beaucoup plus que ce qu'on n'y trouve pas, c'est ce qu'on y trouve. Car, si l'on peut s'étonner de certains silences, on peut encore plus s'étonner de certains propos qui, pour un lecteur naïf, semblent clairement contredire la thèse de la naissance miraculeuse du Christ. Or Pascal les passe sous silence, à l'exception des deux généalogies du Christ données respectivement par saint Matthieu [3] et saint Luc [4], sans pourtant sembler voir la redoutable difficulté qu'elles soulèvent. Voici en effet ce qu'il en dit dans le fragment 578-236-268 : « Ainsi toutes les faiblesses très apparentes sont des forces. Exemple : les deux généalogies de saint Matthieu et de saint Luc. Qu'y a-t-il de plus clair que cela n'a pas été fait de concert ? ». On le voit, le seul problème que semblent poser pour lui ces deux généalogies réside dans leurs divergences. L'on peut certes s'en étonner, et d'ailleurs les incrédules n'avaient pas manqué de le faire, comme Voltaire le fera à son tour dans ses Questions de Zapata [5]. Or non seulement Pascal ne s'en inquiète guère, mais il prétend que cette « faiblesse » est en réalité une « force » parce qu'elle prouve que saint Matthieu et saint Luc n'ont pas travaillé de concert. Ce raisonnement est assez étrange : Pascal considère que saint Matthieu et saint Luc ne sont pas suspects parce qu'ils ne sont pas d'accord; est-ce à dire qu'il considère que tous les passages où les évangélistes sont d'accord doivent être tenus pour suspects ? On peut, de plus, s'étonner que le même Pascal qui, j'y reviendrai, affirme que la Bible est un livre d'histoire extrêmement fidèle, puisse s'accommoder si aisément de divergences qui sont considérables, puisque, de David à Joseph, les deux listes n'ont en commun que deux noms. Ne devraient-ils pas être toujours d'accord puisque, pour Pascal, ils sont tous les deux inspirés par Dieu, puisque leurs deux Evangiles ont en réalité le même auteur, le Saint-Esprit ? …… Mais le plus étonnant dans ce fragment, ce n'est pas de voir Pascal prendre si aisément son parti des divergences des deux évangélistes. En effet, ce qui est le plus gênant au regard de la foi chrétienne dans ces deux généalogies, ce n'est pas ce sur quoi Matthieu et Luc ne sont pas d'accord; c'est ce sur quoi ils sont d'accord. Car, chez saint Matthieu comme chez saint Luc, cette généalogie du Christ, fils de David, n'est pas celle de Marie, mais celle de Joseph, dont l'ascendance davidique est rappelée par ailleurs [6]. Dira-t-on que, si Joseph n'est pas le père de Jésus selon la nature, il l'est selon la loi, et que les deux généalogies du Christ ne nous présentent pas une lignée naturelle, mais une lignée légale [7]. Malheureusement les textes que la tradition chrétienne considère comme des prophéties messianiques semblent bien indiquer que le Messie attendu doit être un authentique descendant de David [8]. Quant à saint Paul, il dit très clairement que le Christ est « issu de la lignée de David selon la chair [9]». Mais Pascal préfère ignorer ce passage, comme il préfère ignorer le passage où saint Luc parle de Jésus comme du « fils premier-né » de Marie [10] et ceux où saint Marc parle des frères et des sœurs de Jésus [11]. …… Le refus de Pascal de prendre vraiment en compte les difficultés que soulèvent continuellement les textes bibliques, n'apparaît peut-être nulle part mieux que dans le fragment 651-575-478 : « Qui voudra fonder des opinions extravagantes sur l'Ecriture en fondera par exemple sur cela : il est dit que 'cette génération ne passera point, jusqu'à ce que tout cela se fasse'. Sur cela je dirai qu'après cette génération, il viendra une autre génération, et toujours successivement ». Pascal évoque ici un propos du Christ rapporté dans les trois Evangiles synoptiques [12]. Ce propos du Christ pose un redoutable problème au théologien puisque le Christ fait une prophétie qui ne s'est pas réalisée, comme les incrédules ont toujours pris plaisir à le faire remarquer [13]. C'est là assurément un fait bien gênant. Si un prophète, du fait qu'il est censé être inspiré par Dieu, n'a déjà, semble-t-il, jamais le droit de se tromper, le fils de Dieu l'a encore beaucoup moins. Si donc il fait des prophéties et qu'elles ne se réalisent pas, on se demande bien quelles prophéties pourront jamais se réaliser. Rien d'étonnant par conséquent, que les incrédules fassent des gorges chaudes d'une prophétie aussi malencontreuse. Encore n'en ont-ils pas tiré tout le parti qu'ils pouvaient en tirer. Car, si cette prédiction est singulièrement embarrassante pour les théologiens, ce n'est pas seulement parce qu'elle nous montre le Christ se trompant grossièrement en annonçant, comme tant de gourous l'ont fait à toutes les époques, que la fin du monde est toute proche : cette prédiction est particulièrement surprenante de la part de celui qui est censé être venu racheter les hommes du péché originel. S'il pense que la fin du monde est vraiment toute proche, pourquoi diantre n'est-il pas venu plus tôt ? On attend qu'il vienne sauver le monde quasiment depuis le commencement du monde et il ne viendrait sauver le monde que quasiment à la fin du monde ? Que dirait-on d'un pompier qui n'arriverait jamais pour éteindre un incendie que lorsque presque tout a déjà brûlé ? Cette prédiction du Christ, si vraiment il l'a faite, pourrait suffire à prouver, s'il en était besoin, qu'il n'a jamais cru qu'il était venu racheter les hommes du péché commis par le premier d'entre eux. Pascal pense, j'y reviendrai, que « la plus grande des preuves de Jésus-Christ sont les prophéties » (706-335-368) : on aurait envie de lui dire, s'il n'y en avait beaucoup d'autres très fortes, que cette prophétie de Jésus-Christ est la plus grande des preuves que Jésus-Christ n'est pas Jésus-Christ, c'est-à-dire qu'il n'est pas celui que les Chrétiens croient qu'il est. …… On comprend, en tout cas, que Pascal ait éprouvé le besoin de répondre aux incrédules qui se plaisent à rappeler cette prophétie si malencontreuse, mais sa réponse est singulièrement déconcertante. Aussi bien les différents éditeurs des Pensées se sont-ils prudemment gardés de nous dire en note comment ils la comprenaient. Certes, à première vue, ce que dit Pascal paraît très clair, mais cela revient à prendre l'exact contre-pied de ce que dit le Christ [14], ce qui est pour le moins étrange. Comme pour tant de fragments des Pensées, il s'agit évidemment d'un premier jet, d'une note que Pascal a jetée à la hâte sur le papier avec l'intention de revenir plus tard à loisir sur le sujet et il est quasi certain qu'il ne l'aurait certainement pas conservée telle quelle. On en est donc réduit à essayer de deviner ce qu'il a vraiment voulu dire. Sans doute ne le savait-pas exactement lui-même, mais il est probable qu'il a voulu dire qu'il ne fallait pas prendre l'expression « cette génération » à la lettre. Visiblement Pascal ne sait pas trop comment il faut le comprendre ce propos du Christ, mais il est sûr qu'il ne faut pas le comprendre comment on croit le comprendre lorsqu'on le lit pour la première fois, car, pour lui, il faut être « extravagant » pour supposer que le Christ ait pu, comme un vulgaire gourou, faire une prédiction qui ne s'est pas réalisée. Malheureusement les Evangiles nous proposent deux formulations de cette prophétie et celle que ne cite pas Pascal (« il en est d'ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Fils de l'Homme venant avec son Royaume ») ne laisse aucun doute sur le fait que le Christ annonce que la fin du monde est proche. S'il y a ici quelqu'un qui « extravague », j'ai bien peur, ô Blaise, que ce ne soit d'abord toi …… Non content de ne donner que des réponses dérisoires, voire inintelligibles, lorsque, très exceptionnellement, il daigne essayer de répondre aux difficultés que soulèvent les incrédules, Pascal ne craint pas de proposer parfois des réponses parfaitement contradictoires. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il entend répondre aux incrédules qui s'étonnent volontiers que les historiens de l'époque du Christ n'aient que très peu parlé de lui. Tantot Pascal répond que la discrétion des historiens est tout à fait naturelle : « Jésus-Christ dans une telle obscurité (selon ce que le monde appelle obscurité) telle que les historiens, n'écrivant que les importantes choses des Etats, l'ont à peine aperçu » (786-300-331). Tantôt il dit, au contraire, que cette discrétion ne peut s'expliquer que par une volonté délibérée de ne pas parler de lui, à moins qu'elle ne s'explique par le fait que les textes des historiens ont été ultérieurement amputés des passages qui parlaient du Christ : « sur ce que Josèphe ni Tacite ni les autres historiens n'ont point parlé de Jésus-Christ. Tant s'en faut que cela fasse contre, qu'au contraire cela fait pour. Car il est certain que Jésus Christ a été et que sa religion a fait grand bruit et que ces gens-là ne l'ignoraient pas et qu'ainsi il est visible qu'ils ne l'ont celé qu'à dessein, ou bien qu'ils en ont parlé et qu'on l'a supprimé ou changé » (787-746-619). On le voit, tantôt Pascal dit qu'il est parfaitement normal qu'on ait très peu parlé du Christ, tantôt il dit qu'il n'est pas possible que l'on n'ait pas beaucoup parlé de lui. On serait donc tenté de ne lui répondre qu'en lui rappelant, comme d'ailleurs on pourrait le faire en bien d'autres occasions, ce qu'il dit lui-même dans le fragment 384-177-208 : « Contradiction est une mauvaise marque de vérité ». …… Mais, bien qu'elles soient contradictoires, on peut récuser l'une et l'autre de ses réponses. Quand Pascal dit dans le fragment 786-300-331 qu'il est normal que les historiens aient « à peine aperçu » le personnage du Christ, il a assurément raison ou plutôt il aurait raison, s'il acceptait de voir le Christ tel qu'il a effectivement été, un prophète juif comme il y en a eu beaucoup d'autres. En revanche, si le Christ avait vraiment été celui que Pascal et les Chrétiens croient qu'il est, s'il avait fait tous les miracles que lui prêtent les Evangiles, si vraiment, au moment de sa mort, de nombreux morts étaient sortis de leurs tombeaux et s'étaient montrés à beaucoup de gens ainsi qu'il est dit dans l'Evangile de saint Matthieu [15], s'il était effectivement ressuscité, il est certain qu'on aurait parlé alors de lui beaucoup plus qu'on ne l'a fait. Et c'est bien parce que Pascal en est conscient qu'il prétend dans le fragment 787-746-619 que le Christ et sa religion ont certainement « fait grand bruit ». Malheureusement l'explication qu'il donne de la discrétion des historiens est dénuée de tout fondement. Non seulement il n'y a pas le moindre indice qu'on ait « supprimé ou changé » quoi que ce soit chez Tacite ou chez Flavius Josèphe pour effacer ou pour minimiser ce qu'ils avaient écrit sur le Christ et sa religion, mais il y a des preuves qu'on a parfois fait le contraire. En effet, s'il n'y a aucune raison de douter que le passage où Tacite dit que Néron, en 65, accusa les chrétiens d'être responsables de l'incendie de Rome et les persécuta, ne soit bien authentique [16], comme le sont certainement aussi les deux brèves mentions que Suétone fait des chrétiens [17], il y a, en revanche, de très fortes raisons de penser que l'on a parfois introduit après coup quelques allusions au christianisme chez des auteurs juifs du premier siècle, l'exemple le plus notable de cette pratique étant un passage souvent cité de Flavius Josèphe concernant Jésus, passage d'une inspiration si évidemment et si maladroitement chrétienne que la fraude saute aux yeux [18]. …… La facilité déconcertante qu'a Pascal à se satisfaire de réponses contradictoires, quand il se voit opposer des objections, apparaît peut-être encore mieux dans le fragment 568-760-629 : « Objection : Visiblement l'Ecriture pleine de choses non dictées du Saint-Esprit. Réponse : Elles ne nuisent donc point à la foi. Objection : Mais l'Eglise a décidé que tout est du Saint-Esprit. Réponse : je réponds deux choses, que l'Eglise n'a jamais décidé cela; l'autre, que quand elle l'aurait décidé, cela se pourrait soutenir ». On le voit, Pascal ne choisit pas entre les deux réponses : il remet sa décision à plus tard, persuadé qu'il n'y a pas de véritable problème et que, le moment venu, il saura bien trouver la bonne réponse. Non seulement le fait d'être amené à proposer des réponses contradictoires ne l'inquiète nullement, mais cela semble le rendre encore plus sûr de lui : il croit prouver par là qu'il n'est aucunement gêné pour répondre à l'objection, n'ayant que l'embarras de choisir entre les réponses. Malheureusement pour lui, par ces réponses contradictoires, ce qu'il fait apparaître, ce qu'il souligne sans s'en rendre compte, c'est le caractère inextricable de la difficulté. On se trouve, en effet, devant un dilemme redoutable. Ou tout est dicté par le Saint-Esprit ou tout n'est pas dicté par le Saint-Esprit. Si tout est dicté par le Saint-Esprit, comme il y a dans la Bible quantité de contradictions, d'extravagances, d'absurdités, sans parler de toutes les choses choquantes, scandaleuses, voire monstrueuses que les incrédules ont toujours relevées, on est obligé de conclure que le Saint-Esprit dit n'importe quoi. Et c'est bien pourquoi Pascal semble d'abord tout disposé à admettre que tout, dans la Bible, n'est pas dicté par le Saint-Esprit. Mais, si tout n'est pas dicté par le Saint-Esprit, alors se pose le problème singulièrement épineux de savoir ce qui dicté par le Saint-Esprit et ce qui ne l'est pas. Rien de plus simple, dira-t-on : est dicté par le Saint-Esprit tout ce qui est conforme à la foi; n'est pas dicté par le Saint-Esprit tout ce qui est étranger, voire contraire à la foi. Ainsi, pour distinguer ce qui est dicté par le Saint-Esprit et ce qui ne l'est pas, il faut d'abord savoir ce qui est de foi et ce qui ne l'est pas. Certes le catholique du XVIIe siècle sait ou est censé savoir ce qui est de foi ou ce qui ne l'est pas, les dogmes, en dépit des querelles doctrinales qui divisent, voire qui déchirent encore l'Eglise, et que Pascal ne connaît que trop, étant pour l'essentiel bien définis depuis un certain temps déjà. Mais ils ne l'ont pas toujours été, tant s'en faut. La foi chrétienne ne s'est fixée qu'au terme d'une très longue histoire, après des siècles de controverses interminables, après des siècles de schismes et d'hérésies sans nombre. Comment donc ceux qui ont établi les dogmes et fixé la foi, ont-ils fait pour distinguer ce qui était dicté par le Saint-Esprit et ce qui ne l'était pas ? Il leur a fallu nécessairement en décider par eux-mêmes et se mettre ainsi à la place du Saint-Esprit. Mais se mettre à la place de Dieu, n'est-ce pas le péché suprême ? Ainsi, si tout n'est pas dicté par le Saint-Esprit, on est évidemment devant un cercle vicieux : quand on veut savoir ce qui est dicté par le Saint-Esprit, on vous répond que c'est ce qui est de foi et, quand on veut savoir ce qui est de foi, on vous répond que c'est ce qui est dicté par le Saint-Esprit. Aussi sent-on bien que, si Pascal était mis en demeure de choisir entre les deux réponses qu'il propose, il choisirait sans doute la seconde, et dirait que tout dans la Bible a été dicté par le Saint-Esprit [19], quitte à ajouter sans doute que tout ce que dit le Saint-Esprit ne doit pas toujours être pris à la lettre [20]. …… Pour Pascal, non seulement la Bible est le livre le plus important de l'humanité, mais elle est le seul livre vraiment important. Car l'homme y trouve tout ce qu'il lui importe vraiment de savoir, à commencer par l'histoire de ses origines. Pour Pascal, la Bible est le livre du peuple qui est le plus ancien peuple du monde; elle est donc le livre qui est le plus capable, et même le seul vraiment capable de nous instruire sur les premiers temps de l'humanité. Ses auteurs (et, pour Pascal, c'est, bien sûr, Moïse qui est l'auteur et le seul auteur du Pentateuque) sont presque contemporains des événements qu'ils ont racontés. S'ils ne les ont pas vécus, s'ils n'ont pas directement connu ceux qui les ont vécus, ils ont connu ceux qui ont connu ceux qui ont connu… ceux qui les ont vécus : « Sem qui a vu Lamech qui a vu Adam a vu aussi Jacob, qui a vu ceux qui ont vu Moïse », écrit-il dans la fragment 625-296-327. Il prend à la lettre le récit de la Genèse. Il est persuadé qu'Adam a vécu 930 ans, que Seth, son fils a vécu 912 ans, qu'Enosh, son petit-fils a vécu 905 ans, etc. Ainsi, comme, d'une part, pour Pascal, qui adopte la chronologie la plus répandue de son temps, chronologie fondée, bien sûr, sur la Bible [21], le monde a été créé 4000 ans seulement avant Jésus-Christ et que, d'autre part, les premiers hommes, ceux qu'on appelle les patriarches, ont eu une longévité tout à fait extraordinaire, il n'y a qu'un petit nombre de générations qui sépare Moïse, l'auteur du Pentateuque, d'Adam et des premiers hommes. Moïse a donc eu sur la création du monde et les premiers siècles de l'humanité des renseignements, sinon tout à fait de première main, du moins transmis directement de pères en fils. …… Et ces renseignements ont été d'autant mieux transmis que les pères ont eu tout loisir d'instruire leurs fils puisqu'ils ont tous vécu environ huit cents ans avec eux, puisqu'ils n'avaient pas d'autres histoires à raconter à leurs fils que celles de leurs ancêtres, l'histoire de l'humanité se confondant encore avec l'histoire des patriarches, et puisque enfin, ne disposant d'aucune des possibilités de distractions qu'offre la vie moderne, il leur fallait bien meubler des soirées qui, au bout de deux ou trois siècles, devaient souvent leur paraître interminables, comme Pascal l'explique avec une ingénuité tout à fait étonnante dans le fragment 626-290-322 : « La longévité de la vie des patriarches, au lieu de faire que les histoires des choses passées se perdissent, servait au contraire à les conserver. Car ce qui fait que l'on n'est pas quelquefois assez instruit dans l'histoire de ses ancêtres, est que l'on n'a jamais guère vécu avec eux et qu'ils sont morts souvent avant que l'on eût atteint l'âge de raison. Or, lorsque les hommes vivaient si longtemps, les enfants vivaient longtemps avec leurs pères. Ils les entretenaient longtemps. Or de quoi les eussent-ils entretenus, sinon de l'histoire de leurs ancêtres, puisque toute l'histoire était réduite à celle-là, qu'ils n'avaient point d'études ni de sciences ni d'arts, qui occupent une grande partie des discours de la vie ? » Ce qui est particulièrement plaisant, c'est que Pascal essaie, pour une fois, de faire preuve de sens historique; il essaie d'imaginer ce que devait être la vie des hommes de cette époque; il essaie d'imaginer comment on pouvait passer ses soirées quand on vivait 900 ans, et qu'on n'avait ni livres ni musique, pour ne pas parler du cinéma et de la télévision, si utile pour les personnes âgées et que Mathusalem aurait sans doute appréciée plus que quiconque. Mais, avant de se demander comment on pouvait bien réussir à tuer le temps quand on vivait 900 ans, il aurait mieux fait de commencer par se demander si le problème s'était jamais vraiment posé. Il ne semble pas y avoir songé un seul instant. …… Non seulement Pascal ne songe pas à mettre en doute l'extraordinaire longévité des partiarches, mais il est persuadé qu'il a trouvé son explication. Une première illumination lui a fait comprendre que l'extraordinaire longévité des patriarches, en même temps qu'elle leur donnait tout loisir de bien faire l'instruction de leurs descendants, a permis à Moïse, que Dieu a choisi pour être l'historien unique des premiers temps [22], de n'être séparé d'Adam que par un petit nombre de générations. Et, dans une seconde illumination qui a dû suivre presque aussitôt, il s'est dit que c'était précisément la raison pour laquelle les patriarches avaient vécu si longtemps. Cette longévité a été voulue par Dieu; elle est un des éléments et un élément essentiel du plan divin. Dieu a tout fait pour que les hommes puissent disposer d'une histoire parfaitement fiable des débuts de l'humanité et, s'ils sont de bonne foi, qu'ils ne puissent pas douter de la réalité de la Création et du Déluge. C'est ce que Pascal explique dans le fragment 741 de l'édition Sellier [23] : « car quoiqu'il y eût environ deux mille ans qu'elles [24] avaient été faites, le peu de générations qui s'étaient passées faisait qu'elles étaient aussi nouvelles aux hommes qui étaient en ce temps-là que nous le sont à présent celles qui sont arrivées il y a environ trois cents ans. Cela vient de la longueur de la vie des premiers hommes. En sorte que Sem, qui a vu Lamech, etc. Cette preuve suffit pour convaincre les personnes raisonnables de la vérité du Déluge et de la Création », ainsi que dans le fragment 624-292-324 : « Pourquoi Moïse va-t-il faire la vie des hommes si longue et si peu de générations ? Car ce n'est pas la longueur des années, mais la mutitude des générations qui rendent les choses obscures. Car la vérité ne s'altère que par le changement des hommes. Et cependant il met les deux choses les plus mémorables qui se soient jamais imaginées, savoir la Création et le Déluge, si proches qu'on y touche ». …… Certes tout cela se tient, mais c'est vraiment le cas de dire qu'il n'y a personne de plus logique qu'un fou. Si effectivement les patriarches avaient tous vécu huit ou neuf siècles, si effectivement il n'y avait eu qu'un petit nombre de générations entre Adam et Moïse, Pascal pourrait essayer d'en tirer argument pour « convaincre les personnes raisonnables de la vérité du Déluge et de la Création ». Mais il aurait fallu d'abord nous convaincre de la vérité de la longévité des patriarches. Car avant de conclure que la longévité des patriarches suffit à prouver que des récits qui paraissent aussi hautement légendaires que ceux de la Création et du Déluge, sont parfaitement véridiques, toute personne un tant soit peu « raisonnable », ô Blaise, se dirait aussitôt que la longévité des patriarches, comme le récit de la Création ou celui du Déluge, suffirait à prouver que l'auteur de la Genèse ne rapporte pas des faits historiques, mais seulement des légendes. Et ce qui saute aux yeux de toute personne << raisonnable >> c'est que de telles légendes n'ont pu naître qu'à une époque où les hommes étaient d'une très grande ignorance de toutes choses. O Blaise ! à quoi tu penses ? À quoi tu penses ? ô Blaise ! d'oser nous proposer de pareilles foutaises ! …… De la prétendue longévité des patriarches Pascal conclut que les récits de la Création et du Déluge sont vrais. Mais c'est, au contraire, le caractère évidemment légendaire des récits de la Création et du Déluge qui aurait dû l'amener à conclure que les récits concernant les patriarches devaient être également légendaires ? Car, en admettant, et il faut pour ce faire beaucoup de bonne volonté, que la longévité des patriarches ait pu ne pas lui paraître nécessairement légendaire, comment le grand savant qu'il était a-t-il pu ne pas considérer comme légendaires les récits de la Création et du Déluge ? S'il ne pouvait, bien sûr, connaître certaines découvertes modernes qui sont en contradiction avec les récits bibliques, comme celle de l'évolution, il savait quand même assez de choses pour se rendre compte que ces récits ne pouvaient pas être vrais. Croire à la Création est une chose, croire qu'elle s'est passée comme le raconte l'auteur de la Genèse en est une autre. Si Pascal croit sans doute que Dieu a créé d'une seul coup tous les végétaux, puis tous les animaux, puis l'homme, il ne peut tout de même pas croire que Dieu a créé la lumière le deuxième jour et le soleil le quatrième jour. Il ne peut pas croire, comme l'auteur de la Genèse, que Dieu a créé le firmament pour séparer les « eaux d'en bas » des « eaux d'en haut ». Il sait bien que les « eaux d'en haut » ne proviennent pas d'immenses réservoirs situés au-dessus de la voûte céleste, mais qu'avant de tomber sur la terre, elles ont commencé par s'en élever en s'évaporant. Comment peut-il donc croire que la terre tout entière ait pu être recouverte par les eaux. ? De même, comment ne songe-t-il pas que, si les hommes d'alors avaient eu connaissance de l'infinie variété des espèces animales, ils n'auraient sans doute jamais imaginé que Noé ait pu construire un bateau assez grand pour y accueillir un couple de toutes les espèces d'animaux impurs et sept couples de toutes les espèces d'animaux purs, et de quoi les nourrir pendant près d'un an ? À quoi tu penses ? O Blaise! vraiment à quoi tu penses ? Tu ne doutes pas un instant de la longévité des patriarches, tu en conclus qu'il ne faut faut pas douter un instant des récits de la Création et du Déluge, et, ce faisant, tu ne doutes pas un instant que tu es « raisonnable », ô Blaise ! Qu'est-ce que cela serait, ô Blaise ! si tu ne l'étais pas ! …… Quand Pascal dit que la longévité des patriarches fait que la Création et le Déluge sont « si proches qu'on y touche », il nous livre sans doute la raison principale pour laquelle il croit à cette longévité : c'est parce qu'il veut à tout prix croire que la Création et le Déluge sont encore très proches. Mais comment le même Pascal, qui peint avec tant d'éloquence l'homme complètement perdu entre les deux infinis, comment ce même Pascal peut-il croire que la Création est toute proche ? Philippe Sellier relève justement l'étrange contradiction qu'il y a entre la conception très moderne que Pascal se fait de l'espace et celle singulièrement archaïque qu'il se fait de l'histoire, évoquant avec raison « la singularité de Pascal figure de proue de la modernité scientifique, poète du tout nouveau 'monde infini' découvert par la physique, mais en même temps ardemment convaincu de la brièveté de l'Histoire humaine. Un espace vertigineux, une histoire étriquée [25]». …… Mais la contradiction n'est pas seulement entre la conception que Pascal se fait de l'espace et celle qu'il se fait de l'histoire. Nous l'avons vu, en effet, si Pascal insiste tout particulièrement sur le fait que l'homme est perdu dans l'espace entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, il le peint aussi perdu dans le temps entre « l'éternité précédant et suivant » (205-68-102) [26]. On pourrait certes se demander si lorsqu'il évoque « l'éternité précédant », il ne pense pas à l'éternité qui a précédé la création. Mais, dans la célèbre pensée 206-201-233 (« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie »), il semble bien envisager l'éternité de l'univers et la mettre en parallèle avec son infinité. Bien sûr, on pourra répondre une fois de plus qu'il ne s'exprime pas en son nom propre, mais fait parler l'incroyant. Mais pour pouvoir prêter à l'incroyant l'idée que l'univers est sans doute aussi vieux qu'il est grand, il faut bien qu'il l'ait envisagée. Et comment aurait-il pu ne pas l'envisager ? N'est-il pas logique, surtout pour un esprit scientifique, de se dire que, si l'univers est infiniment grand, il serait bien étrange qu'il soit apparu brusquement il y a quelques milliers d'années seulement ? N'est-il pas logique de se dire que son ancienneté doit être à la mesure de son immensité ? Comment ne pas penser que le savant qui est en Pascal, en même temps qu'il a eu la prescience de l'immensité que la science moderne reconnaît à l'univers, ce savant a eu aussi une confuse prescience des durées qui ont présidé à sa formation ? Mais cette prescience, il l'a refoulée : le croyant a fait taire le savant Car, si le croyant Pascal peut admettre que l'univers soit immense, à la condition de réserver à la seule terre le privilège d'être habitée, il ne peut admettre que le monde et l'homme ne soient pas vieux que de quelques milliers d'années. …… S'il veut absolument croire que la Création est encore toute proche, ce n'est pas seulement parce qu'il fait totalement confiance à la Bible : c'est aussi et sans doute surtout parce qu'il se rend compte plus ou moins confusément que l'hypothèse chrétienne suppose que l'humanité soit encore, sinon au commencement de son histoire, du moins assez proche de son commencement. Si le péché du premier homme a fait que ses descendants étaient tous automatiquement condamnés, si Dieu ne leur envoyait un Sauveur, il fallait de toute évidence que la venue de ce Sauveur se fît attendre le moins possible. On peut même penser, en bonne logique, qu'elle n'aurait pas dû se faire attendre du tout. Pascal croit qu'elle ne s'est fait attendre que pendant 4000 ans, mais c'est encore 4000 ans de trop, si on pense à tous les hommes qui sont nés pendant ces 4000 ans et qui auraient peut-être pu être sauvés, s'ils n'avaient pas eu la malchance de venir au monde avant la venue du Sauveur. Or la science actuelle nous apprend que l'Homo sapiens est apparu il y a environ 200.000 ou 300.OO0 ans [27]. Quand il y a un accident ou une catastrophe, on se plaint souvent, à tort ou à raison, de la lenteur des secours. Mais si la théologie chrétienne dit vrai, la plus grande catastrophe, pour ne pas dire la seule véritable catastrophe de l'histoire humaine a incontestablement été le Péché originel. Comment ne pas se dire alors que, pour ce qui est de la lenteur des secours, la divine Providence a établi un record qui ne sera jamais battu ? …… Certes Pascal ne pouvait pas savoir ce que personne ne savait de son temps. Mais le tort de Pascal n'est pas d'ignorer ce qu'il ne pouvait pas savoir : son tort est de croire, d'être intimement persuadé qu'il sait, et qu'il sait de science absolument certaine ce qu'en réalité il ignore. On a assurément toujours le droit d'ignorer ce que personne ne sait encore, sauf lorsque l'on prétend tout savoir, sauf lorsqu'on prétend être en mesure de tout expliquer et c'est bien le cas de Pascal qui, grâce à Jésus-Christ, croit connaître « la raison de toutes choses [28]». Aussi ne puis-je être d'accord avec Philippe Sellier lorsqu'il écrit : « comment reprocher à Pascal des conceptions qui se maintiendront jusqu'à la fin du XIXe siècle ;[29] ? ». Car Pascal entend s'appuyer sur des faits qu'il regarde comme parfaitement établis, sur des données qu'il considère comme définitivement acquises. Ainsi, dans la mesure où il raisonne comme si elles n'étaient aucunement susceptibles d'être jamais remises en cause, on est en droit de lui reprocher des conceptions que le progrès des connaissances a rendues tout à fait caduques. Quand, comme Pascal, on prétend faire dans l'éternel, on ne doit jamais rien dire qui puisse ensuite devenir anachronique. …… Et on est d'autant plus fondé à reprocher à Pascal d'avoir cru que sa chronologie n'était pas susceptible d'être contestée que tout le monde au XVIIe ne partageait pas ce sentiment. Car, si personne ne pouvait imaginer alors que l'espèce humaine était vieille de deux ou trois cent mille ans ni que le grand bang qui serait à l'origine de notre univers actuel (mais qu'y a-t-il eu avant ?) s'est produit il y a quinze milliards d'années, beaucoup de bons esprits [30] s'étaient pourtant aperçu que la chronologie fondée sur la Bible devait être trop étroite, l'histoire de certains peuples, celles de la Chine notamment, remontant manifestement au-delà de la date présumée du Déluge [31]. Mais Pascal, lui, s'obstine à penser qu'on ne saurait remettre en cause l'autorité de Moïse [32]. …… Si, pour Pascal, la Bible est le livre d'histoire par excellence, puisque c'est elle seule qui nous raconte les débuts de l'humanité, elle est aussi, bien sûr, le livre de théologie par excellence. Pour Pascal, toute la théologie chrétienne se trouve déjà dans la Bible, et même déjà dans l'Ancien Testament, puisque, pour lui, le Nouveau Testament est déjà contenu tout entier dans l'Ancien. Malheureusement le lecteur de la Bible, qui n'est pas d'avance convaincu que les dogmes chrétiens ne peuvent qu'être présents partout dans La Bible, aura le plus souvent bien du mal à les apercevoir. Pour nous en tenir aux deux dogmes centraux de la théologie chrétienne et des Pensées, ceux de la Chute et de la Rédemption, ils n'apparaissent vraiment que dans saint Paul. Mais, pour Pascal, ils sont présents dès la Genèse : « Moïse d'abord [33] enseigne la Trinité, le péché originel, le Messie », écrit-il dans le fragment 752-315-346. Certes la Genèse nous raconte le péché d'Adam et ses conséquences : Adam et Eve et leur descendance sont chassés du paradis terrestre et condamnés à gagner leur pain à la sueur de leur front. Mais il faut beaucoup de bonne volonté pour retrouver, derrière le naïf récit de la Genèse, l'idée proprement chrétienne que la faute d'Adam a contaminé toute sa descendance et l'a condamnée, en tant que telle, à la damnation éternelle. Certes, dans l'Exode, Dieu est présenté comme « un Dieu jaloux qui punit la faute des pères sur les enfants, jusqu'à la troisième et quatrième génération [34]». Mais le Deutéronome rejette l'idée que les enfants puissent être responsables des fautes de leurs pères et affirme la responsabilité strictement personnelle de chaque individu : « Les pères ne seront pas mis à mort pour les fils, ni les fils pour les pères. Chacun sera mis à:mort pour ses propres péchés [35]». Ce thème sera repris par Jérémie [36] et par Ezéchiel [37], qui présentent l'idée que la faute du père rejaillit sur les fils comme une conception archaïque. Et le Christ lui-même semble leur faire écho [38]. Pascal ne peut pas ne pas connaître ces textes, mais il semble avoir choisi de les ignorer. …… S'il est donc singulièrement difficile de prétendre retrouver le dogme du péché originel chez l'auteur ou les auteurs du Pentateuque, il est peut-être encore plus difficile d'y retrouver celui de la Rédemption. Les textes qu'invoque la tradition chrétienne sont bien peu convaincants. Sans parler des paroles étranges que Dieu adresse au serpent après la faute d'Adam, et que Pascal n'a d'ailleurs pas citées [39], les deux textes de la Genèse [40] et du Deutéronome [41] qu'invoque Pascal [42], annoncent la venue d'un prophète ou d'un chef auquel tous les peuples obéiront, mais non la venue de Celui qui doit racheter l'humanité. …… En revanche il est très aisé de trouver des textes qui montrent clairement que l'auteur ou les auteurs du Pentateuque ne savent pas que Dieu doit envoyer un Rédempteur. C'est le cas notamment du récit du Déluge, et, si l'on peut s'étonner que Pascal ne mette pas un instant sa véracité en doute, ce n'est pas seulement à cause du caractère si évidemment légendaire de ce récit. En effet, le Déluge n'apparaît pas seulement inconcevable aux yeux du savant ou de quiconque a une once de bon sens, il l'est aussi, ou du moins il devrait l'être, aux yeux du théologien. Le Déluge n'est pas seulement une absurdité au regard de la science : il l'est aussi au regard de la foi. Il ressort, en effet, de ce récit que Yahvé semble avoir complétement oublié le péché d'Adam et ses conséquences, comme il semble ignorer qu'il enverra un jour son fils racheter l'humanité. Au début du récit, il constate la méchanceté des hommes et regrette de les avoir créés [43]. Or cette méchanceté ne devrait pas l'étonner : il devrait se dire qu'elle est la conséquence inéluctable du péché d'Adam. Mais il ne songe aucunement à établir un lien entre la méchanceté des hommes et le péché d'Adam, qui lui est manifestement sorti de l'esprit. Et, s'il ne lui était pas sorti de l'esprit, il ne choisirait pas de recourir au Déluge. Dieu veut repartir à zéro en quelque sorte, mais la solution qu'il adopte est bâtarde : pour repartir vraiment à zéro, il aurait fallu noyer l'humanité tout entière et la récréer de nouveau. Si tous les hommes naissent souillés par la faute du premier d'entre eux, et si cette faute ne peut être effacée que par le sacrifice d'un Rédempteur, en épargnant la descendance de Noé, Dieu ne fait que reculer pour mieux sauter. Les descendants de Noé et de ses fils sont toujours des descendants d'Adam et donc toujours souillés par la faute originelle. Plutôt que d'envoyer aux hommes le Déluge, Dieu aurait mieux fait de leur envoyer tout de suite le Rédempteur promis. Pascal aurait sans doute répondu que Dieu ne pouvait pas envoyer le Rédempteur dès l'époque de Noé, parce qu'il avait décidé de préparer sa venue pendant 4000 ans. Mais cette idée que Dieu devait longuement préparer la venue du Rédempteur se heurte elle aussi, j'y viendrai bientôt, à des difficultés considérables. En tout cas, une chose est claire : l'auteur du récit du Déluge ne connaissait pas la théologie chrétienne de la Chute et de la Rédemption. Le contraire, il est vrai, eût été surprenant, puisqu'il n'avait pas lu saint Paul. …… On voit donc déjà qu'il est difficile d'admettre que la Rédemption est annoncée tout au long de l'Ancien Testament. C'est pourtant ce que pense Pascal et c'est même l'argument central de sa démonstration. Pour lui, l'Ancien Testament est essentiellement une longue prophétie, celle de la venue du Christ., et c'est à essayer de le montrer qu'il s'est principalement attaché dans la troisième partie des Pensées. Il serait, par conséquent, très long de se livrer à une discussion exhaustive de tous les arguments de Pascal et cela me ferait sortir du cadre de ce petit livre. Je ne vais donc pas entrer dans le détail de tous les textes que Pascal invoque - d'autres d'ailleurs l'ont déjà fait et qui étaient plus qualifiés que moi pour le faire [44] - et je m'en tiendrai à des remarques assez générales, en m'employant surtout à faire ressortir l'incohérence de la théorie que Pascal a échafaudée. …… Au début du fragment 706-335-368, nous l'avons vu, Pascal écrit que « la plus grande des preuves de Jésus-Christ sont les prophéties ». Et c'est, en effet, sur les prophètes que Pascal s'appuie essentiellement; de tous les auteurs de la Bible, ce sont les prophètes qu'il cite principalement [45]. Ce sont les prophéties, selon Pascal, qui distinguent la religion chrétienne des autres religions et permettent d'affirmer qu'elle seule est vraie [46]. Pascal afffirme que la venue du Christ a été annoncée par des prophéties depuis le commencement du monde et qu'un peuple tout entier, le peuple juif, s'est employé à conserver et à diffuser ces prophéties [47]. Il ne fait, en effet, aucun doute pour Pascal que le Messie annoncé par les prophètes ne peut être que le Christ. Et ce qui le prouve, c'est d'abord que les circonstances temporelles de la venue du Messie indiquées par les prophètes sont toutes concordantes, bien qu'elles soient différentes, et s'accordent toutes avec celles de la venue du Christ. Celles que retient Pascal sont au nombre de quatre : l'avènement du Christ devait avoir lieu à l'époque du second temple [48], à la fin du règne de Juda [49], pendant la dernière des quatre monarchies prédites par Daniel [50], à la fin des soixante-dix semaines d'années, soit 490 ans, indiquées par le même Daniel [51], et il souligne la hardiesse et l'assurance dont les prophètes ont ainsi fait preuve dans le fragment 709 -336-367 : « Il faut être hardi pour prédire une même chose en tant de manières : il fallait que les quatre monarchies, idolâtres ou païennes, la fin du règne de Juda, et les soixante-dix semaines arrivassent en même temps, et le tout avant que le temple fût détruit [52]». …… Si, selon Pascal, le Christ est bien venu au moment indiqué par les prophètes, en revanche, il n'a pas été celui que les prophètes avaient prédit et il n'a pas fait ce que les prophètes avaient annoncé. Les prophètes avaient, en effet prédit la venue d'un Messie triomphant, d'un Libérateur qui délivrerait des Juifs du joug de leurs oppresseurs, d'un Roi qui vaincrait tous les ennemis d'Israêl et établirait sa domination dans le monde. C'est ce Messie triomphant qu'attendaient les Juifs et non pas un Messie souffrant et mourant d'une mort ignominieuse [53]. Pascal le reconnaît : « Jésus-Christ est venu dans le temps prédit, mais non pas dans l'éclat attendu », écrit-il dans le fragment 670-270-301. Pour prévenir l'objection que cette constatation ne saurait manquer d'inspirer aux incrédules, Pascal soutient que les prophéties messianiques ont un double sens : un sens littéral qui est seulement apparent et un sens figuré qui est le sens réel. Lorsque les prophètes semblent promettre des biens matériels, ils entendent, en réalité, promettre des biens spirituels; lorsqu'ils parlent de grandeur matérielle, ils veulent, en réalité, parler de grandeur spirituelle [54]. …… Mais, si Pascal a raison, s'il est vrai que les prophéties ont toujours un double sens, il faut alors expliquer pourquoi les prophètes ont choisi de s'exprimer d'une manière ambiguê, pourquoi Dieu, puisque c'est lui qui les fait parler, n'a pas voulu qu'ils s'exprimassent d'une manière claire. À cette question Pascal répond de la façon suivante : Dieu est un dieu caché [55] qui ne veut être découvert que par ceux qui le cherchent [56], que par ceux qui sont dignes de le découvrir [57]. Et il nous livre, dans le fragment 566-232-264, le principe fondamental qu'il faut, selon lui, avoir toujours à l'esprit pour interpréter les prophéties et l'Ecriture en général : « On n'entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu'il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres ». Le double sens des prophéties permet ainsi de faire le tri entre ceux que Dieu veut aveugler et ceux que Dieu veut éclairer. Les charnels, qui ne s'intéressent qu'aux biens matériels, ne verront dans les prophéties que le sens littéral qui leur promet des biens matériels, tandis que seuls ceux qui sont avides de biens spirituels sauront y voir, derrière le sens littéral, le sens figuré qui leur promet des biens spirituels. Pascal croit ainsi expliquer parfaitement pourquoi « Jésus-Christ est venu dans le temps prédit, mais non pas dans l'éclat attendu », et c'est ce qu'il fait dans le fragment 758-255-287 : « Dieu, pour rendre le Messie connaissable aux bons et méconnaissable aux méchants, l'a fait prédire en cette sorte. Si la manière du Messie eût été prédite clairement, il n'y eût point eu d'obscurité, même pour les méchants. Si le temps eût été prédit obscurément, il y eût eu obscurité même pour les bons ». …… Cette distinction entre le sens littéral et le sens figuré ne permet pas seulement à Pascal de répondre à ceux qui s'étonnent que le Messie annoncé par les prophètes ressemble si peu à celui qui est venu, il s'en sert aussi pour expliquer comment Dieu a fait en sorte que les prophéties fussent conservées et transmises dans les meilleures conditions possibles. Si Dieu a, en effet, choisi le peuple juif pour conserver et transmettre les prophéties, c'est parce que le sens littéral des prophéties qui semblent promettre des biens matériels, était tout à fait propre à séduire ce peuple charnel. Mais la même raison qui rendait les juifs particulièrement zélés pour conserver et transmettre les prophéties, les rendait en même temps incapables d'en comprendre le véritable sens et en faisait par là même des témoins qu'on ne pourrait suspecter [58]. …… Voilà donc rapidement résumée l'argumentation de Pascal concernant les prophéties, argumentation qui constitue la pièce essentielle de sa démonstration historique. Si elle peut un instant faire illusion et paraître à la fois cohérente et ingénieuse, non seulement elle ne tarde pas à laisser apparaître son extrême fragilité, mais elle se révèle finalement particulièrement propre à faire éclater l'absurdité de la foi chrétienne dont elle prétend établir la vérité. …… Puisque Pascal prétend s'appuyer sur des faits, on est tout d'abord obligé de constater que les faits qu'il croit parfaitement établis ne le sont aucunement. Selon lui, la venue du Christ n'a cessé d'être annoncée depuis les débuts de l'humanité. Or, nous l'avons vu, non seulement les textes les plus anciens de la Bible ne l'annoncent jamais, mais ils montrent parfois très clairement que les notions de péché originel et de Rédemption étaient parfaitement étrangères à leurs auteurs. Par la suite, et principalement à l'époque d'Isaïe, de Jérémie et d'Ezéchiel, il y a incontestablement un fait prophétique et une attente messianique qui vont effectivement jouer un rôle tout à fait primordial dans la naissance du christianisme. Mais outre que, comme le dit Roger-E. Lacombe, « l'espérance messianique ne précède que de sept siècles et non de 4000 ans la naissance du Christ [59]», il s'en faut bien que le fait prophétique ait le sens que Pascal veut lui donner ni qu'il ait joué le rôle que Pascal veut lui faire jouer. En réalité, le rôle qu'a effectivement joué le mouvement prophétique dans la naissance du christianisme, est beaucoup plus grand, beaucoup plus essentiel que Pascal ne le croit. …… Pour Pascal, le rôle des prophètes est un rôle d'annonciateurs et de témoins. Et les deux rôles sont, bien sûr, étroitement liés : c'est parce que les prophètes ont annoncé très longtemps à l'avance la venue du Christ qu'ils deviennent, une fois que le Christ est venu, les témoins de sa mission divine, leurs prophéties une fois réalisées constituant les meilleures preuves qu'il est bien Celui que Dieu avait promis d'envoyer. Mais, si Pascal a assurément raison de penser que les prophètes ont préparé la venue du Christ, il a encore bien plus raison qu'il ne le pense lui-même. Car les prophètes n'ont pas joué un rôle de témoins, mais un rôle d'acteurs. Pour se prendre pour Napoléon, il faut en avoir entendu parler. Sans le mouvement prophétique, sans l'attente messianique qui en est résulté, le Christ n'aurait jamais eu l'idée de se prendre pour le Messie. Les prophètes n'ont pas annoncé le Christ, ils l'ont suscité. Pascal croit souligner avec force le rôle des prophètes; en fait il le sous-estime singulièrement, il le méconnaît profondément. Ce n'est pas Dieu le Père qui a engendré Jésus-Christ : ce sont les prophètes qui l'ont fait naître. …… Si le Christ s'est pris pour le Messie annoncé par les prophètes, les prophètes eux, n'avaient nullement pensé à lui, quoi que Pascal puisse prétendre. Tout d'abord, lorsque Pascal affirme, dans le fragment 571-502-738, que « le temps et l'état du monde ont été prédits si clairement qu'il est plus clair que le soleil [60]», on ne peut que s'étonner d'une telle assurance. Car les quatre indications temporelles, qu'il invoque (la quatrième monarchie, la fin du règne de Juda, le second temple, les soixante-dix semaines d'années), outre qu'elles sont bien difficiles à interpréter, ne semblent pas correspondre à l'époque du Christ. En ce qui concerne la quatrieme monarchie que Pascal interprète comme désignant l'empire romain, les exégètes pensent généralement qu'elle désigne plus vraisemblablement l'empire des Séleucides à l'époque d'Antiochus Epiphane, soit environ deux cents ans avant le Christ [61]. La fin du règne de Juda et le second temple semblent de même renvoyer à une époque nettement antérieure au Christ [62]. Quant à l'indication qui semble la plus précise, les soixante-dix semaines d'années, elle ne serait précise que si l'on savait vraiment à partir de quel moment il faut les compter. Or ce n'est pas le cas [63], comme Pascal le reconnaît lui-même dans le fragment 723-341-373 : « Les septante semaines de Daniel sont équivoques pour le terme de leur commencement, à cause des termes de la prophétie; et pour le terme de la fin, à cause des diversités des chronologistes. mais toute cette différence ne va qu'à deux cents ans ». Comment ne pas partager le sentiment de Roger-E. Lacombe : « Une imprécision de deux cents ans sur une durée de 490 ans, c'est une marge d'erreur plutôt large [64]» ? On est d'autant plus surpris de voir Pascal prendre si aisément son parti de cette imprécision qu'il ne doute pas que la Bible ne permette de dater à une année près la Création du monde ou le Déluge. …… Au total, non seulement les prophètes ne semblent pas avoir situé la venue du Messie à l'époque du Christ, mais ils semblent désigner une époque nettement antérieure. Cette impression est d'ailleurs confirmée par les prophètes que ne cite pas Pascal, comme le fait remarquer Roger-E. Lacombe : « Bien d'autres prophètes ont indiqué l'époque de l'avènement messianique […] Or la plupart l'annoncent comme peu éloigné. 'Le jour de Iahvé est proche', disent-ils souvent. Les prophètes d'avant l'exil attendent le règne messianique pour l'instant, qui ne saurait tarder, où les ennemis d'Israêl seront enfin vaincus; ceux de l'exil le placent à la fin de la captivité et au retour de Jérusalem; ceux d'après l'exil le prévoient au moment où le temple sera reconstruit. Or aucun de ces espoirs ne s'est réalisé [65]». Il n'y a d'ailleurs rien d'étonnant à ce que les prophètes aient prédit la venue du Messie pour une époque peu éloignée. Soit qu'ils les redoutent soit qu'ils les espèrent, les prophètes ont toujours tendance à situer les événements qu'ils prédisent dans un avenir assez proche [66]. La raison en est bien simple : eux-mêmes, comme ceux à qui ils s'adressent, ne se sentent vraiment concernés que par les événements qui sont susceptibles de se produire pendant qu'ils sont encore en vie. …… Bien loin que les indications temporelles données par les prophètes prouvent, comme le prétend Pascal, qu'ils ont bien prédit la venue du Christ, elles seraient donc plutôt de nature à prouver le contraire, si ce qu'ils nous disent du Messie attendu ne suffisait à nous en convaincre. Pascal croit lever la difficulté en disant que, si les prophètes semblent annoncer un Messie triomphant et non un Messie souffrant, c'est parce qu'ils se sont exprimés « en figures ». Mais c'est Pascal qui le dit, à la suite, il est vrai, de saint Augustin et de beaucoup d'autres. Il n'est pas du tout évident, en réalité, que les prophéties aient un double sens, un sens apparent promettant des biens matériels et un sens caché promettant des biens spirituels. Car, comme le fait remarquer Roger-E. Lacombe, « les promesses spirituelles, clairement exprimées, sont au moins aussi nombreuses que les promesses temporelles. Bien plus, ce sont souvent les mêmes prophéties qui apportent simultanément des promesses matérielles et des promesses sprirituelles en leur conférant, semble-t-il, une égale réalité. Cela paraît difficile à comprendre si les promesses matérielles avaient pour unique objet d'exprimer en figures des promesse spirituelles, qui devaient rester cachées aux charnels [67]». Pour ne prendre qu'un exemple, le célèbre Chant du serviteur de Iahvé [68] que la tradition catholique et bien sûr Pascal lui-même regardent comme le passage de l'Ancien Testament qui annonce le plus nettement la Passion du Christ, pose alors un grave problème. Si Pascal a raison, ce texte constitue, en effet, une exception qu'il n'explique pas à la règle qui voudrait que les prophéties aient toujours un double sens et que le Messie souffrant soit toujours caché derrière la figure du Messie triomphant. …… Mais Roger-E. Lacombe ayant dit l'essentiel de ce qu'il y avait à dire sur ce point, je préfère m'attarder davantage sur la façon dont Pascal prétend expliquer pourquoi Dieu, par la bouche des prophètes, a choisi de s'exprimer en figures. Il prétend que Dieu ne veut éclairer que ceux qui méritent de l'être et aveugler tous les autres. Or il ne semble pas se rendre compte des très graves problèmes que cette explication soulève. Le plus immédiatement visible est sans doute le rôle qu'elle fait jouer au peuple juif. On peut tout d'abord trouver le raisonnement de Pascal déconcertant. Il prétend qu'il fallait que les Juifs pussent s'intéresser aux prophéties pour les conserver et les transmettre, et qu'il fallait aussi qu'ils n'en comprissent pas le véritable sens afin d'être des témoins qu'on ne pût suspecter. Or, si l'on comprend fort bien la première de ces deux affirmations, il n'en est pas de même pour la seconde. Car à partir du moment où les prophéties les intéressent, où ils espèrent et attendent impatiemment qu'elles se réalisent, ils peuvent devenir des témoins suspects, qu'ils les comprennent correctement ou non. De plus, Pascal semble ne pas se rendre compte que son raisonnement peut se retourner contre lui, comme le fait remarquer Jean Lhermet. Ce qu'écrit Pascal dans le fragment 571-502-738 (« S'ils [les Juifs] avaient aimé ces promesses spirituelles, et qu'ils les eussent conservées incorrompues jusqu'au Messie, leur témoignage n'eût pas eu de force, puisqu'ils en eussent été témoins [69]»), lui inspire le commentaire suivant : « Voilà une explication bien fantaisiste, d'après laquelle l'aveuglement du peuple juif donnerait toute la force à leur témoignage. Singulier raisonnement ! dans ces conditions que vaudra l'argument tiré des apôtres qui 'ont conservé incorrompu' l'enseignement de Jésus-Christ ? D'ailleurs l'hypothèse contraire a pour elle autant de vraisemblance et concluerait aussi bien. Nous en avons pour preuve l'aveu de Pascal lui-même qui écrit : << Que pouvaient faire les Juifs, ses ennemis ? S'ils le reçoivent, ils le prouvent par leur réception, car les dépositaires de l'attente du Messie le reçoivent; s'ils le renoncent, ils le prouvent par leur renonciation [70]». …… Mais le raisonnement de Pascal n'est pas seulement déconcertant, il est aussi et surtout fort choquant. Comme chacun le sait, les Juifs, du moins les Juifs religieux, et c'est ce qui rend leur religion particulièrement détestable, se considèrent comme le peuple élu par Dieu, celui dans lequel il a mis toute sa complaisance. Pascal lui, aussi considère que le peuple juif a été élu par Dieu, mais il s'agit, selon lui d'une élection à l'envers. Pour Pascal, le peuple élu est, en réalité, le jouet de Dieu qui ne l'a pas choisi pour ses qualités, pour ses vertus, mais, au contraire, pour ses défauts. Bien loin d'éprouver une tendresse particulière pour les Juifs, le Dieu de Pascal les tient en piètre estime, considérant qu'à de rares exceptions près [71], ils sont globalement cupides. À vrai dire, il est difficile de savoir si Pascal pense que Dieu a choisi le peuple juif parce qu'il était charnel et que cela servait ses desseins, ou si, pour servir ses desseins, il l'a rendu charnel. On trouve, en effet, des formules qui suggèrent l'une et l'autre de ces deux hypothèses [72]. Toujours est-il qu'elles sont l'une et l'autre fort choquantes et qu'elles nous autorisent l'une et l'autre à taxer de racisme le Dieu de Pascal et, bien sûr, Pascal lui-même [73]. Mais, loin d'en être choqué, Pascal s'extasie devant la façon dont Dieu se sert des Juifs : « Cela est admirable d'avoir rendu les Juifs grands amateurs des choses prédites, et grands ennemis de l'accomplissement » (745-273-304). À quoi tu penses, ô Blaise, de croire Dieu aussi retors et capable de coups aussi tordus ? …… Mais Pascal qui ne s'aperçoit pas de ce que sa théorie a de profondément choquant par rapport au peuple juif, ne s'aperçoit pas non plus, et c'est encore plus étonnant, qu'elle est en réalité en totale contradiction avec les dogmes fondamentaux de la foi chrétienne, ceux de la Chute et de la Rédemption. En effet, si Dieu veut éclairer les uns et aveugler les autres, c'est parce qu'il estime que certains méritent d'être éclairés alors que d'autres ne le méritent pas; et s'il estime que certains méritent d'être éclairés alors que d'autres ne le méritent pas, c'est parce qu'il estime que certains méritent d^être sauvés alors que d'autres ne le méritent. Dieu semble ainsi avoir oublié que, depuis la faute d'Adam, tous les hommes sans exception méritent d'être damnés. Pascal explique dans le fragment 578-236-268 qu' « il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d'obscurité pour les humilier. Il y a assez d'obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables ». Ainsi donc pour mériter vraiment d'être réprouvé, il faudrait être « inexcusable ». Certes cela semble tout à fait juste et logique. Mais Pascal oublie qu'il a récusé la logique et la justice humaines lorsqu'il a affirmé, dans le fragment 434-246-164, que même si rien ne paraissait « plus contraire aux règles de notre misérable justice », Dieu, lui, se sentait parfaitement en droit de « damner éternellement un enfant incapable de volonté, pour un péché où il paraît avoir si peu de part, qu'il est commis six mille ans avant qu'il fût en être ». Or comment pourrait-on être moins inexcusable que cet enfant ? …… À quoi tu penses, ô Blaise ? on se le demande une fois de plus. Après nous avoir expliqué qu'aux yeux de Dieu tous les hommes étaient également coupables de la faute du premier d'entre eux et à ce titre également dignes de l'enfer, tu nous peins ce même Dieu très soucieux de bien distinguer entre ceux qu'il faut éclairer et ceux qu'il faut aveugler, entre 'les bons' et 'les méchants', entre 'les élus' et 'les réprouvés'. On aimerait comprendre, ô Blaise ! Et cela étant, on se demande bien pourquoi Dieu qui, comme chacun sait, sonde les reins et les cœurs, éprouve le besoin d'avoir recours à la ruse et d'utiliser un langage codé pour faire le tri entre ceux qui méritent d'être sauvés et ceux qui ne le méritent. On se demande enfin, puisque Dieu, en dépit du péché originel, considère qu'il y a des hommes qui méritent d'être sauvés et d'autres qui méritent d'être damnés, et puisqu'il est par définition parfaitement capable de les distinguer sans jamais risquer de commettre la moindre erreur, pourquoi, diantre, choisit-il de faire appel à un Rédempteur ? Pourquoi, diable, Dieu décide-t-il d'envoyer un Messie pour faire ce qu'il pourrait faire lui-même ? …… On se le demande d'autant plus, ô Blaise, que la mission de ce Messie était à l'évidence tout à fait impossible. Tu nous expliques, ô Blaise, que Dieu a préparé cette mission avec le plus grand soin pendant 4000 ans, qu'il a pris toutes les précautions pour assurer son plein succès, que, pour ce faire, il a fait annoncer pendant 4000 ans la venue du Messie et s'est servi des Juifs pour répandre les prophéties dans le monde entier. Mais si Dieu se montre si soucieux que le Messie puisse être reconnu partout, c'est, à l'évidence, parce qu'il considère que tous les hommes doivent être mis en situation de pouvoir le reconnaître afin que tous puissent, s'ils le veulent, saisir la chance qui leur est offerte. Et certes on n'en attendait pas moins de la sagesse et de la justice de Dieu. Mais autant l'intention était louable, autant la réalisation a laissé à désirer. En insistant sur le soin avec lequel Dieu a préparé sa venue, Pascal fait surtout ressortir l'absurdité de la mission confiée au Christ, porteur d'un message qui aurait dû être universel et qui ne pouvait pas l'être. Pascal n'en finit pas d'admirer le fait que sa venue aurait été préparée pendant 4000 ans. Mais la préparer pendant 4000, ans, c'était aussi la retarder pendant 4000 ans. Ainsi, pour tous les hommes qui avaient eu le malheur de naître avant sa venue, et ils ont été infiniment plus nombreux que Pascal ne le croyait, le Christ ne pouvait-il venir que trop tard. Quant aux autres, la très grande majorité d'entre eux n'attendait pas sa venue et n'en a pas été informée. Lorsque Pascal écrit dans le fragment 706-335-368 que « Dieu a suscité des prophètes durant seize cents ans; et [que] pendant quatre cents ans après, il a dispersé toutes ces prophéties avec tous les Juifs qui les portaient dans tous les lieux du monde », il oublie tout bonnement que les Juifs étaient bien en peine d'assurer la diffusion des prophéties « dans tous les lieux du monde », puisque, sans même parler des continents qui ne devaient être découverts que bien des siècles plus tard, beaucoup de ces lieux leur étaient encore inconnus. Et la même raison qui avaient empêché la plupart des hommes d'être informés que le Christ allait venir, les a ensuite empêchés d'être informés qu'il était enfin venu. Et à l'époque de Pascal encore, dix-sept siècles après la venue du Christ, il y avait toujours nettement plus d'hommes qui n'avaient jamais entendu parler du Christ que d'hommes qui en avaient entenu parler. Alors, ô Blaise alors ? ô Blaise, à quoi tu penses ? …… Enfin quand tu nous dis, ô Blaise, que Dieu a très habilement et très soigneusement dosé la lumière et l'obscurité pour n'éclairer que ceux qu'il veut éclairer et aveugler tous les autres, comment ne pas se dire alors que tu es singulièrement téméraire, pour ne pas dire totalement inconscient, d'interférer avec Dieu et de prendre le risque de déjouer ses plans ? De quoi te mêles-tu, ô Blaise, de fourrer ton nez dans les affaires de Dieu ? Puisque Dieu lui-même a donné toutes les indications nécessaires dans la Bible, puisqu'il y a mis juste autant de clarté et d'obscurité qu'il le fallait pour que ceux qui le veulent vraiment, puissent comprendre, et que les autres ne le puissent pas, écrire soi-même un ouvrage d'apologétique, c'est supposer que Dieu a mal fait son travail; c'est vouloir essayer de sauver des gens que Dieu ne veut pas sauver. Si tu as vu son jeu, comme tu l'affirmes avec une présomption sans égale [74], pourquoi t'avises-tu de le dévoiler ? Si Dieu sait si bien qui il veut sauver et qui il ne veut pas sauver, s'il sait si bien comment s'y prendre pour se faire reconnaître par les premiers et non par les seconds, alors ô Blaise, alors, que ne le laisses-tu faire ? Si c'est Dieu qui a fait la donne, pourquoi veux-tu la changer ? …… Mais c'est toujours la même chose : les apôtres des diverses religions prétendent que leur dieu est tout puissant, infiniment intelligent, infiniment juste et infiniment bon; moyennant quoi, ils se croient sans cesse obligés de faire son travail. Tu nous dis, ô Blaise, que tout est dans la Bible, que Dieu a lui-même donné aux hommes le Livre qui contient tout ce qu'il leur importe vraiment de savoir. Alors pourquoi, ô Blaise, écrire les Pensées de Pascal ? Si elles peuvent servir à quelque chose, si, grâce à elles, certains hommes peuvent trouver le chemin de Dieu qu'ils n'auraient pas trouvé sans elles, alors c'est que la Bible ne suffit pas toujours ? Et faut-il alors penser que Dieu lui-même s'en est rendu compte, qu'il a éprouvé le besoin de s'exprimer de nouveau et l'a fait par ta bouche ? Mais cela poserait de nouveaux problèmes. À tous ceux qui auront eu la malchance de naître avant la venue du Sauveur, il faudrait ajouter tous ceux qui auront eu la malchance de naître avant Blaise Pascal. Et parmi tous ceux qui auront eu la chance de naître après Blaise Pascal, combien auront la chance de pouvoir lire les Penséses ? À tous les hommes qui n'auront jamais eu la chance de pouvoir lire la Bible, il faudrait donc ajouter aussi tous ceux, encore beaucoup plus nombreux, qui n'auront jamais eu la chance de pouvoir lire les Pensées de Pascal ? …… Et l'on touche là à l'absurdité fondamentale de toute entreprise apologétique, de tout prosélytisme religieux. Ou bien ils ne servent à rien et alors il vaut mieux se livrer à une autre activité. Ou bien ils servent à quelque chose et des hommes peuvent effectivement devoir leur salut au zèle de prédicateurs, de missionnaires ou d'apologistes. Mais, dans ce cas, comment ne pas s'interroger sur le rôle considérable que le hasard va alors jouer dans le salut ou la perte de beaucoup d'hommes ? Le salut ou la perte d'un individu pourra dépendre alors non des ses actes, de ses vertus ou de ses vices, mais des circonstances qui lui auront permis ou non d'entendre tel ou tel prédicateur, de rencontrer tel ou tel missionnaire, de lire tel ou tel apologiste, ainsi que du talent ou de la maladresse de ceux-ci. Il pourra suffire qu'un prédicateur ne soit pas en forme ou que, comme celui que Pascal évoque lorsqu'il veut illustrer la puissance de l'imagination [75], il soit mal rasé ou ait une voix qui prête à rire, pour que tel homme, qui aurait pu être ébranlé par sa parole, ne puisse saisir l'occasion peut-être unique qui lui était offerte de pouvoir faire son salut. Comment ne pas trouver cela tout à fait injuste et parfaitement absurde ? Or Pascal ne semble jamais se poser la question, alors qu'il note pourtant dans un fragment : « Mort soudaine seule à craindre, et c'est pourquoi les confesseurs demeurent chez les Grands [76]». S'il pense que la mort soudaine est seule à craindre, c'est, bien sûr, parce qu'il croit qu'une bonne confesssion peut racheter toutes les fautes et donc faire qu'un homme qui se serait pour toujours retrouvé en enfer, pourra pour toujours accéder au paradis. Encore faut-il avoir la chance d'avoir un confesseur sous la main, et c'est pourquoi, observe Pascal, les grands ont soin d'avoir toujours un confesseur chez eux. Mais il ne pense pas une seconde à se dire qu'il est absurde que le sort éternel d'une âme soit <« remis au hasard de la dernière heure [77]», et qu'il est profondément injuste et choquant que les grands, parce qu'ils en ont les moyens, puissent se prémunir contre le risque de mourir sans se confesser et aient ainsi plus de chance d'être sauvés que les autres hommes. À quoi tu penses ? ô Blaise, on n'en finit pas de se le demander. …… Mais, à vrai dire, quand on arrive à la fin des Pensées, on ne pense plus à se le demander. La troisième partie de l'apologie qui devait, dans l'esprit de Pascal, achever de convaincre de la vérité de la religion chrétienne un lecteur qui lui était déjà largement acquis, cette troisième partie, particulièrement consternante, ne peut, au contraire, qu'achever de convaincre un lecteur, que la deuxième partie avait déjà grandement éclairé, de la profonde absurdité de cette même religion. Quoi d'étonnant à cela ? On ne peut soutenir des sottises que par d'autres sottises, on ne peut défendre des sornettes que par d'autres sornettes encore plus énormes. Pascal dans la troisième partie des Pensées a cru prouver la vérité de la religion chrétienne, mais il n'a fait que confirmer ce qui ressortait déjà du seul exposé de la solution chrétienne, à savoir qu'elle est le produit d'une mentalité prélogique, primitive, et qu'elle ne pouvait naître qu'à une époque où l'on ignorait tout de la cosmologie, de la géographie, de la climatologie, des origines de l'humanité et de bien d'autres choses encore. Pour prouver la vérité de la foi chrétienne, Pascal prétend s'appuyer sur des faits précis et bien établis, mais il ne réussit qu'à nous convaincre qu'elle est née sur un arrière-fond de fables ancestrales et de légendes archaïques; il prétend apporter des preuves historiques incontestables, mais il ne réussit qu'à nous convaincre de son caractère profondément anachronique. Il veut nous persuader qu'elle est éternelle, mais il nous montre mieux que personne combien elle est datée. Ce que Pascal nous explique, sans le savoir, c'est comment la foi chrétienne a pu se constituer; ce qu'il nous explique, c'est comment, grâce à une vision du monde préscientifique, grâce aux vieilles croyances véhiculées par la Bible et notamment grâce à l'attente messianique créée par la tradition prophétique, la croyance au péché originel et à la Rédemption a pu se développer. Ce que, malheureusement pour Pascal, la troisième partie des Pensées fait le mieux ressortir, c'est le caractère historique et humain de la religion qu'il prétend éternelle et divine.
NOTES : [1] PP. 525-526, 521 et 232. [2] Dans ces deux passages, saint Jean rapporte les propos que les Juifs tiennent autour de Jésus : « N'est-il pas, disaient-ils, ce Jésus fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment peut-il dire à présent : Je suis descendu du ciel ? » (VI, 41-42); <« Est-ce de la Galilée que le Christ doit venir ? L'Ecriture n'a-t-elle pas dit que c'est de la descendance de David et de Bethléem, le village où était David, que doit venir le Christ ? » (VII, 42-43)). Or ni le Christ ni ses disciples, ne semblent rien répondre à ces propos, En tout cas, saint Jean ne dit point qu'ils le font. [3] 1, 1-16. [4] 3, 23-38. [5] Dans la 50e question. Voir Voltaire, Mélanges, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961, p. 943. [6] Voir Matthieu I, 20 et Luc I, 27; II, 4. Voltaire, bien sûr, ne manque de se demander, lui, « pourquoi cet arbre généalogique est celui de Joseph, qui n'était pas le père de Jésus » (Ibidem). [7] C'est ce que suggère la Bible de Jérusalem : « Les deux listes aboutissent à Joseph, qui n'est que le père légal de Jésus : c'est qu'aux yeux des anciens, seule la paternité légale (par adoption lévirat, etc.) confère tous les droits héréditaires, ici ceux de la lignée messianique » (p.1290, note a). [8] Voir notamment Isaïe qui annonce « une pousse sortie de l'arbre de Jessé » (XI, 1) et Jérémie : « Oracle de Yahvé : je susciterai à David un germe juste » (XXIII, 5). Les images de la « pousse » et du « germe » suggèrent bien évidemment une filiation réelle. [9] Epître aux Romains, I, 3. Manifestement saint Paul n'a jamais entendu parler de la naissance miraculeuse de Jésus. Comme le dit M. Jacques Duquesne, « il est permis de penser que, s'il avait eu connaissance de la conception virginale de Jésus, ce défenseur de la virginité en eût tiré argument et l'eût célébrée très haut » (Jésus, Editions J'ai lu, p. 32). [10] II, 7. [11] III, 31-35; VI, 3. [12] Matthieu XVI, 28 : « En vérité, je vous le dis : il en est d'ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Fils de l'homme venant avec son Royaume » et XXIV, 34 : « En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé »; Luc XXI, 32 : « En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout ne soit arrivé »; Marc IX, 1 : « En vérité, je vous le dis : il en est d'ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Royaume de Dieu venu avec sa puissance ». [13] Notamment Voltaire (voir Les Questions de Zapata, 58e question, op. cit., p. 945). [14] On peut noter que Pascal évite de rappeler que c'est le Christ lui-même qui a fait cette prophétie (« il est dit que »). [15] XXVII, 51-53. [16] Voir Annales; XV, 44. On a prétendu que ce passage était une interpolation datant de la Renaissance, mais sa 'tacitéité' ne fait guère de doute. [17] Voir Vie de Claude, XXV et Vie de Néron , XVI. [18] Voir Antiquités juives, XVIII, 3. Voltaire a commenté avec beaucoup d'ironie cette interpolation grossière dans son Dictionnaire Philosophique, au début de l'article Christianisme. [19] C'est d'ailleurs, bien que Pascal dise que « l'Eglise n'a jamais décidé cela », la doctrine de l'Eglise. Voici, en effet, ce que dit le Concile de Trente après avoir énuméré les livres de la Bible considérés comme canoniques : « Si quis autem libros ipsos integros cum omnibus suis partibus […] pro sacris et canonicis non susceperit […] anathema sit » (Sessio IV, 8. Apr. 1546). [20] Bien sûr, un nouveau problème se pose alors, celui de savoir quand il faut prendre ce que dit le Saint-Esprit à la lettre, et quand il ne le faut pas. [21] Les chronologies fondées sur la Bible sont très nombreuses au XVIIe siécle, puisque dans sa Sainte Chronologie du monde, publiée en 1632, J. d'Auzoles en dénombre cent vingt-deux. La plus répandue est celle d'un prélat anglican, Jack Usher, dit Ussérius. Pascal la connaît certainement. Mais il dispose aussi de la chronologie de la Bible de Louvain et, bien qu'elle n'ait été publiée que l'année de sa mort en 1662, il a sans doute eu connaissance de la chronologie de Claude Lancelot, qu'adoptera Lemaître de Sacy pour sa traduction de la Bible et que suivra Bossuet dans son Discours sur l'Histoire universelle. Mais il importe assez peu de savoir sur laquelle de ces chronologies s'appuie Pascal puisque, dans l'ensemble, elles ne diffèrent que fort peu. [22] Voir le fragment 622-474-711 : « La création du monde commençant à s'éloigner, Dieu a pourvu d'un historien unique contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de ce livre, afin que cette histoire fût la plus authentique du monde et que tous les hommes pussent apprendre par là une chose si nécessaire à savoir et qu'on ne pût la savoir que par là ». [23] Ce fragment ne se trouve pas dans l'édtion Brunscvicg, et Lafuma ne donne pas ce petit passage dans son édition de la collection l'Intégrale, mais seulement dans une note de la pensée 292 de sa grande édition des Pensées (Editions du Luxembourg, 1952, tome II, p. 55) [24] Le mot « elles » renvoie visiblement aux premiers événements de l'histoire humaine. Il est sans doute mis pour « choses ». Voir le fragment 626-322 : « La longueur de la vie des patriarches, au lieu de faire que les histoires des choses passées se perdissent, servait au contraire à les conserver ». [25] Philippe Sellier, 'La Bible de Pascal', dans Le Grand Siècle et la Bible, Beauchesne, Paris, 1989, p.706) [26] Rappelons aussi le fragment 194-427-681 dans lequel l'incrédule se demande « pourquoi ce peu de temps qui [lui] est assigné à vivre [lui]est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui [l]'a précédé et de toute celle qui [l]e suit ». [27] La science moderne nous apprend aussi que l'évolution qui a conduit des premiers primates à l'homo sapiens a duré des millions d'années. Pascal ne pouvait pas le savoir, mais il n'en reste pas moins que la théorie du péché originel est plus facilement, ou plutôt moins difficilement, acceptable dans l'hypothèse où l'homme a été créé en un jour, comme le croyait Pascal, que dans celle où il n'est apparu qu'au terme d'une très longue évolution. [28] « Jésus-Christ est l'objet de tout et le centre où tout tend. Qui le connaît connaît la raison de toutes choses », écrit Pascal dans le fragment 556-449-690 (pp. 580, 558 et 490). [29] 'La Bible de Pascal', op. cit., p. 706. [30] Notamment le théologien Jacques Forton, sieur de Saint-Ange dont Pascal avait dénoncé en 1647 à Rouen les thèse hétérodoxes, et qui soutenait que « les Chinois avaient des mémoires de 36.000 ans » (cité par Philippe Sellier, dans son édition des Pensées, p. 455, note 4), et le jésuite Martino Martini qui publie en décembre 1658 la Première décade de l'histoire chinoise. Mais on n'avait pas attendu le dix-septième siècle pour exprimer l'idée que le monde devait être beaucoup plus ancien que ne le dit la Genèse. Au deuxième siècle déjà, dans son Discours vrai contre les Chrétiens, Celse, après avoir dit que la cosmogonie de Moïse était « d'une puérilité qui dépasse les bornes », ajoutait : << Le monde est autrement vieux qu'il ne croit » (texte établi et traduit par Louis Rougier à partir du Contre Celse d'Origène, éditions Phébus, collection 'liberté sur parole', 1999, p.42; voir aussi L'Idée libre, revue de la Libre Pensée, n° 240, mars-avril 1999, p.12). [31] 2322 avant J.C. d'après la chronologie de la Bible de Louvain; 2344 d'après la chronologie de Lancelot. [32] Voir les fragments 593-822-663 et 594-481-716. On peut s'étonner de la note que ces deux fragments sur la Chine inspirent à Brunschvicg : « Nous ne savons pas quel développement Pascal comptait donner à ces notes sur la Chine; dans l'état, ces sommaires allusions sont peu de choses; elles attestent cependant l'infatigable curiosité de Pascal et préviennent le fameux reproche que Voltaire ne cesse de faire à Bossuet pour avoir omis la Chine dans son Discours sur l'histoire universelle» (p. 596, note 2). Brunschvic admire « l'infatigable curiosité de Pascal », alors qu'il refuse de tenir compte de l'histoire de la Chine sous prétexte qu'il ne veut croire « que les histoires dont les témoins se font égorger » (593-622-663). [33] Rappelons qu'au XVIIe siècle 'd'abord' signifie 'aussitôt', 'd'emblée'. [34] 20, 5. [35] 24, 16. [36] Voir 31, 29-30 : « En ces jours-là on ne dira plus : Les pères ont mangé des raisins verts, les dents des fils sont agacées. Mais chacun mourra pour son propre crime. Tout homme qui aura mangé les raisins verts, ses propres dents seront agacées »; voir aussi 32, 19 : (Jérémie s'adresse à Yahvé) « toi dont les yeux sont ouverts sur toutes les voies des humains pour rendre à chacun selon sa conduite et d'après le fruit de ses actes ». [37] Voir 18, 1-5 et 21 : « La parole de Yahvé me fut adressée en ces termes : Qu'avez-vous à répéter ce proverbe au pays d'Israêl : Les pères ont mangé des raisins verts, les dents des fils sont agacées. Par ma vie, oracle du Seigneur Yahvé, vous n'aurez plus à répéter ce proverbe en Israêl. Voici ; toutes les vies sont à moi, aussi bien celle du fils que celle du père, elles sont à moi. Celui qui a péché, c'est lui qui mourra […] Mais si le méchant renonce à tous les péchés qu'il a commis, observe toutes mes lois et pratique le droit et la justice, il doit vivre, il ne mourra pas ». [38] Voir Matthieu, 12, 36-37 : « Or, je vous le dis, de toute parole sans fondement que les hommes auront proférée, ils rendront compte au jour du Jugement. Car c'est d'après tes paroles que tu seras justifié, et c'est d'après tes paroles que tu seras condamné ». [39] Voir Genèse III, 15 : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t'écrasera la tête et tu l'atteindras au talon ». [40] Voir Genèse XLIX, 10 : (Jacob, mourant, réunit ses fils autour de lui pour les bénir et leur révéler l'avenir) « Le sceptre ne s'éloignera pas de Juda, ni le bâton de chef d'entre ses pieds jusqu'à la venue de celui à qui il est, à qui obéiront les peuples ». Texte cité par Pascal dans le fragment 711-719. [41] Voir Deutéronome, 18, 18-19 : (Dieu s'adresse à Moïse) « Je leur susciterai du milieu de leurs frères un prophète semblable à toi, je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce que je lui commanderai. Si un homme n'écoute pas mes paroles que ce prophète aura prononcées en mon nom, alors c'est moi-même qui en demanderai compte à cet homme ». [42] Voir notamment le fragment 726-718. [43] Voir Genèse, 6, 5-6 : « Yahvé vit que la méchanceté de l'homme était grande sur la terre et que son cœur ne formait que de mauvais desseins à longueur de journée. Yahvé se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre et il s'affligea dans son cœur ». [44] On trouvera une excellente synthèse des objections que l'on peut faire à Pascal dans le chapitre très substantiel que Roger-E Lacombe a consacré au sujet (Op. cit., ch. X, pp. 219-262). [45] Comme le fait remarquer Philippe Sellier, « la Bible pascalienne est avant tout prophétique » ('La Bible de Pascal', op. cit., p. 715) [46] Voir le fragment 693-198-229 : « Je vois plusieurs religions contraires et partant toutes fausses excepté une. Chacune veut être crue par sa propre autorité et menace les incrédules. Je ne les crois donc pas là-dessus. Chacun peut dire cela. Chacun peut se dire prophète. Mais je vois la chrétienne où je trouve des prophéties, et c'est ce que chacun ne peut faire ». [47] Voir notamment le fragment 706-335-368 : « Dieu a suscité des prophètes pendant seize cents ans et pendant quatre cens ans après il a dispersé ces prophéties avec tous les Juifs qui les portaient dans tous les lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la naissance de Jésus-Christ »; le fragment 710-3332-364 : « Quand un seul homme aurait fait un livre des prédictions de Jésus-Christ pour le temps et pour la manière et que Jésus-Christ serait venu conformément à ces prophéties, ce serait une force infinie. Mais il y a bien plus ici. C'est une suite d'hommes durant quatre mille ans qui constamment et sans variations viennent l'un ensuite de l'autre prédire ce même avènement. C'est un peuple tout entier qui l'annonce et qui subsiste depuis quatre mille années pour rendre en corps témoignage des assurances qu'ils en ont et dont ils ne peuvent être divertis par quelques menaces et persécutions qu'on leur fasse. Ceci est tout autrement considérable »; et le fragment 737-793-646 : « Il est annoncé constamment aux hommes qu'ils sont dans une corruption universelle, mais qu'il viendra un Réparateur. Que ce n'est pas un homme qui le dit, mais une infinité d'hommes et un peuple entier, prophétisant et fait exprès, durant quatre mille ans ». On voit que Pascal dit tantôt qu'il y a eu des prophètes pendant seize cents ans et tantôt qu'il y en a eu pendant quatre mille ans. C'est que, pour lui, s'il y a eu des prophéties depuis le commencement du monde, elles se sont multipliées à partir d'Abraham. [48] Voir Aggée, 2, cité par Pascal dans le fragment 726-718. [49] Voir Genèse, 49, texte déjà cité. [50] Voir Daniel, 2, 27-46, cité par Pascal dans le fragment 722-720. [51] Voir Daniel, 9, 20-27, cité par Pascal dans le fragment 722-720 [52] Voir aussi les fragments 708-333-365, 724-333-370, 738-339--371 [53] Comme l'écrit Ad. Lods, « l'idée d'un Messie souffrant paraît avoir été totalement étrangère au judaïsme des environs de l'ère chrétienne » (Ad. Lods, La Religion d'Israêl, p. 222, cité par Louis Rougier, op. cit., p. 37) [54] Voir notamment le fragment : 659-501-737 : « Figures. Pour montrer que l'Ancien Testament n'est que figuratif et que les prophètes entendaient par les biens temporels d'autres biens, c'est que : 1. cela serait indigne de Dieu. - 2. que leurs discours expriment très clairement la promesse de biens temporels et qu'ils disent néanmoins que leurs discours sont obscurs et que leur sens ne sera point entendu : d'où il paraît que ce sens secret n'était point celui qu'ils exprimaient à découvert, et que par conséquent ils entendaient parler d'autres sacrifices, d'un autre Libérateur, etc. Ils disent qu'on ne l'entendra qu'à la fin des temps […] ». [55] Pascal reprend très souvent la formule d'Isaïe (45,15) : « vere tu es Deus absconditus ». Voir notamment les fragments 194-427-681; 242-781-644; 518-921-752; 585-242-275; 751-228-260. [56] « Dieu est caché. mais il se laisse trouver à ceux qui le cherchent » (Sellier 785. Ce fragment ne se trouve dans aucune édition antérieure. Il fait partie d'une série de treize fragments découverts par M. Jean Mesnard) [57] « Pourquoi Dieu ne se montre-t-il pas ? En êtes-vous dignes ? - Oui. - Vous êtes bien présomptueux et indigne par là - Non - Vous en êtes donc indigne » (Sellier 784. Voir la note précédente). [58] Voir notamment le fragment 571-502-738 : « Raison pourquoi figures […] Il fallait que pour donner foi au Messie il y eût des prophéties précédentes, et qu'elles fussent portées par des gens non suspects et d'une diligence et fidélité et d'un zèle extraordinaire et connu de toute la terre. Pour faire réussir tout cela Dieu a choisi ce peuple charnel, auquel il a mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie comme libérateur et dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait. Et ainsi il a eu une ardeur extraordinaire pour ses prophètes et a porté à la vue de tout le monde ces livres qui prédisent leur Messie, assurant toutes les nations qu'il devait venir, et en la manière prédite dans les livres qu'ils tenaient ouverts à tout le monde. Et ainsi ce peuple, déçu par l'avènement ignominieux et pauvre du Messie, ont été ses plus cruels ennemis. De sorte que voilà le peuple du monde le moins suspect de nous favoriser, et le plus exact et zélé qui se puisse dire pour sa loi et pour ses prophètes, qui les porte incorrompus […] c'est pour cela que les prophéties ont un sens caché, le sens spirituel, dont ce peuple était ennemi, sous le charnel dont il était ami. Si le sens spirituel eût été découvert ils n'étaient pas capables de l'aimer; et, ne pouvant le porter, ils n'eussent point eu le zèle pour la conservation de leurs livres et de leurs cérémonies. Et, s'ils avaient aimé ces promesses spirituelles et qu'ils les eussent conservées incorrompues jusqu'au Messie, leur témoignage n'eût point eu de force, puisqu'ils en eussent été amis […] » (pp. 586-587, 573 et 539-540). [59] Op. cit., p. 230. [60] PP. 588. 573 et 540. [61] Voir Roger-E. Lacombe, op. cit., p. 232. [62] Voir M.J. Lagrange : « Le règne de Juda était depuis longtemps terminé quand a paru le Christ et la prophétie de Jacob à laquelle il est fait allusion signifie seulement que le sceptre était tenu en réserve dans Juda pour le roi à venir. Le temple que visita Jésus était bien plutôt le troisième temple, et d'ailleurs Aggée n'avait point annoncé que le Messie se présenterait dans le second » ('Pascal et les prophéties messianiques', Revue biblique, 1906, pp. 539-540, cité par Roger-E. Lacombe, op. cit., p. 231, note 47) [63] Il faut compter les années « depuis que la parole sortira pour rétablir et réédifier Jérusalem » (voir fragment 722-485-720). Le problème est de savoir ce que Daniel entend par « la parole ». Certains pensent qu'il s'agit de la prophétie de Jérémie citée par Daniel, d'autres de l'édit de Cyrus (538), d'autres de l'un des édits d'Artaxerxès (458, 435). Et bien d'autres solutions (une centaine) ont été proposées. [64] Op. cit., p. 231. [65] Ibid., pp. 232-233. [66] Et c'est ce qu'a fait le Christ lui-même dans la malencontreuse prophétie rappelée plus haut. [67] Op. cit., p. 238. [68] Isaïe 52, 13-15; 53, 1-12. Comme on le sait, ce passage, et l'ensemble des chapitres 40 à 55, n'est plus considéré aujourd'hui comme ayant été écrit par Isaïe, mais par un auteur qui a vécu deux siècles plus tard. [69] PP. 587, 573 et 540. [70] Pascal et la Bible, Vrin, 1931, p. 418. Le second fragment cité par Jean Lhermet est le fragment 762-262-293. [71] Voir notamment le fragment 609-286_318 : « deux sortes d'hommes en chaque religion […] Parmi les Juifs, les charnels et les spirituels, qui étaient les chrétiens de la Loi ancienne ». [72] « Dieu a choisi ce peuple charnel », écrit Pascal dans le fragment 571-502-738, tandis que, dans le fragment 641-495-736, il écrit : « c'est visiblement un peuple fait exprès pour servir de témoin au Messie ». [73] Rappelons que Pascal n'a pas craint d'écrire dans le fragment 759-102 (ce fragment ne figure pas dans l'édition Sellier) : « Il faut que les Juifs ou les Chrétiens soient méchants ». Certes Pascal a ensuite rayé cette phrase, et c'est la raison pour laquelle Philippe Sellier ne l'a pas retenue. Mais cela n'implique probablement pas qu'il ait regretté de l'avoir écrite. Lafuma pense, en effet, qu'il a rayé ce texte, au moment où il a classé ses papiers en dossiers, parce qu'il « se trouve intercalé dans le fragment 101 » (Editions du Luxembourg, tome III, p. 25). Quoi qu'il en soit, ce texte est tout à fait dans la logique de son argumentation. [74] Rappelons qu'il ose écrire dans le fragment 566-232-264 : « On n'entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu'il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres ». [75] Voir le fragment 82-44-78. Après nous avoir invités à imaginer un magistrat aussi vénérable que pieux prêt à écouter un sermon « avec un respect exemplaire », Pascal nous dit alors : « Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur » (pp. 364, 504 et 175). [76] Fragment retrouvé par M. Jean Mesnard et qui n'est donné que dans l'Edition Sellier (781). [77] Renan, lui, y a pensé. Commentant la confession que le futur monseigneur Dupanloup encore jeune abbé, avait réussi à obtenir in extremisde Talleyrand, il dit fort justement : « Si les rémunérations et les châtiments futurs ont quelque réalité, il est clair que ces rémunérations et ces châtiments doivent être proportionnés à une vie entière de vertu ou de vice. Le catholique ne l'entend pas ainsi. Une bonne mort couvre tout. Le salut est remis au hasard de la dernière heure » (Les Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Le Livre de poche, 1967, p. 107).
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