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………Conclusion



…… « Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale » écrit Pascal dans le fragment 347-200-232 [1]. Comment ne pas approuver un tel propos et un tel programme ? Mais, le moins que l'on puisse dire, quand on arrive à la fin des Pensées, c'est que l'auteur s'est bien mal acquitté de la noble tâche qu'il s'était fixée et qu'il n'a cessé de bafouer lui-même et de fouler aux pieds le beau « principe » qu'il avait formulé. Loin de travailler à bien penser, Pascal s'est obstiné, il s'est acharné, il s'est ingénié à déraisonner sans se laisser jamais arrêter par aucune contradiction, par aucune invraisemblance, si grandes qu'elles pussent être. 

…… Il a voulu, dans la première partie des Pensées, nous faire prendre conscience du mystère incompréhensible de notre condition afin de nous préparer à admettre que l'explication chrétienne qu'il entendait nous proposer dans la deuxième partie, était la seule possible, avant de nous prouver qu'elle était vraie, dans la troisième partie. Mais il ne s'est pas rendu compte que sa première partie, plutôt qu'à préparer la deuxième, était surtout propre à la saper d'avance et que la troisième partie, loin d'établir la vérité de la seconde, achevait de faire éclater toute sa puérilté et toute son absurdité. La première partie est destinée à nous donner envie de croire que la deuxième partie est vraie, et la troisième à nous prouver qu'elle l'est effectivement . Mais, en réalité, la première partie nous incite à nous méfier fortement de la deuxième et la troisième achève de nous convaincre que nous avions bien raison de nous méfier. Au total, Pascal est fort dans la première partie des Pensées, quand il pose le problème de la condition de l'homme, mais il est singulièrement faible dans la deuxième partie, quand il prétend le résoudre, et franchement affligeant dans la troisième partie, quand il entend démontrer que sa solution est vraie. Il pose le problème avec tant de force que l'on se doute que la réponse ne pourra être que bien décevante, et elle est en effet si décevante que l'on sait d'avance que les preuves qu'il prétendra apporter ne pourront être que consternantes, et elles le seront en effet. Loin de résoudre le problème qu'il a posé dans la première partie, il ne fait, dans les deuxième et troisième parties, que nous convaincre encore davantage, s'il en était besoin, du caractère insoluble de ce problème. Pascal ne pouvait mieux nous montrer que la condition humaine est profondément injuste et incompréhensible et que les hommes ont le plus grand mal à la regarder vraiment en face, qu'en nous invitant à croire au dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et en nous disant que la clé de toutes les questions que nous nous posons se trouve dans la Bible. Il ne pouvait mieux nous prouver que les hommes, fussent-ils comme lui-même des esprits supérieurs, sont très souvent prêts à croire n'importe quoi plutôt que de se résigner à n'avoir pas de réponse.

…… Ce qui frappe le plus à la lecture des Pensées , ce qui nous surprend, ce qui nous sidère le plus, c'est, redisons-le, l'incroyable décalage entre le problème posé dans la première partie et la réponse apportée dans la seconde partie, décalage que la troisième partie ne fait que rendre encore plus éclatant. Le problème est posé par un grand esprit, par un savant au fait des découvertes les plus récentes et capable d'anticiper sur celles des siècles à venir, et la réponse est apportée par la plus bornée des grenouilles de bénitier, par un gogo d'une crédulité proprement claudélienne, par un adepte des témoins de Jéhovah. On ne saurait imaginer une plus totale contradiction entre l'immensité, l'infinie difficulté d'un problème qui semble à tout jamais insoluble et l'infantilisme de la réponse. Dans la première partie des Pensées, Pascal veut désarçonner l'incrédule, le désorienter complètement, lui donner le vertige, lui faire perdre tous ses repères en lui faisant prendre conscience de la place dérisoire qu'il occupe dans l'espace et dans le temps, pour lui proposer ensuite l'explication la plus puérilement anthropomorphique et lui révéler que le monde a été créé 4000 ans avant Jésus-Christ, que nous connaissons les noms de tous les ancêtres du Christ depuis Adam, et que tout ce qui s'est passé d'important dans l'univers depuis sa création s'est fort heureusement passé sur la seule planète terre et, qui plus est, dans un espace très circonscrit, une petite partie du Proche-Orient. Dans le fragment 194-427-681, nous l'avons vu, pour discréditer l'incrédule, Pascal lui fait d'abord avouer son ignorance de toutes choses sur un ton angoissé et lui fait ensuite dire sur un ton désinvolte qu'il s'en accommode fort bien et qu'il ne veut strictement rien faire pour essayer d'en sortir. Mais il serait facile de retourner le procédé contre lui : c'était bien la peine, ô Blaise ! de déplorer notre ignorance avec tant d'éloquence pour te satisfaire ensuite si aisément de réponses parfaitement ineptes !

…… Non content de ne répondre à nos interrogations que par des fables puériles et des fariboles infantiles, Pascal ne semble jamais douter un seul instant de leur absolue vérité. Il est persuadé qu'elles lui permettent de tout expliquer, de connaître « la raison de toutes choses [2]» et de pouvoir répondre « à toutes les objections [3]». Les Pensées abondent en formules qui traduisent une totale confiance, une conviction inébranlable, une certitude sans faille [4]. Non content de présenter les stupidités les plus ridicules comme les vérités les mieux établies, Pascal s'étonne volontiers de la « hardiesse » des incroyants et s'indigne de leur présomption. Il affirme qu'ils n'ont à dire contre la religion que « des choses si faibles et si basses, qu'ils vous persuaderont du contraire [5]». Parce qu'il ne doute pas un seul instant de détenir la vérité, il ne peut pas comprendre que les incroyants puissent de leur côté ne pas douter un seul instant du contraire. Bien loin de soupçonner qu'on puisse le taxer de dogmatisme, il est persuadé que ce sont les incroyants qui font preuve de dogmatisme et s'entêtent absurdement sur leurs positions.

…… C'est là, il est vrai, une attitude très fréquente chez les croyants. Mes amis catholiques m'accusent volontiers d'être dogmatique sous prétexte que je leur dis sans le moindre ménagement que leurs croyances sont parfaitement absurdes. Ils préféreraient, bien sûr, que je me contente seulement de suggérer qu'ils pourraient peut-être n'avoir pas toujours raison. Ils prétendent que je suis mal placé pour me gausser de leurs certitudes, puisque je me montre aussi et peut-être plus assuré qu'ils ont tort qu'eux-mêmes ne sont assurés d'avoir raison. Ainsi entendent-il tirer argument du fait même que j'affirme qu'ils se trompent pour prétendre que je n'en ai pas le droit. Mais, si l'on raisonne de cette façon, personne n'aura plus jamais le droit d'affirmer d'une manière catégorique que quelqu'un se trompe, quelque absurdité, quelque énormité qu'il puisse dire. Ils oublient de plus qu'il y a entre eux et moi une différence fondamentale. Eux, ils croient savoir; ils croient avoir la réponse aux grandes questions que l'homme se pose. Mais moi je ne prétends aucunement avoir la vérité : je prétends simplement que ceux qui croient l'avoir ne l'ont pas plus que moi. Mes certitudes sont purement négatives : je sais que je ne sais pas et je sais que ceux qui croient savoir, eux non plus, ne savent pas. On fait assurément preuve de présomption quand on prétend avoir la solution d'un problème que personne n'est en mesure de résoudre; on ne fait aucunement preuvre de présomption quand on affirme qu'une solution dans laquelle on relève d'innombrables fautes de raisonnement, qui repose sur d'innombrables erreurs ou falsifications, et qui, au total, se révèle constituer un tissu de contradictions et d'absurdités, ne saurait, en aucun cas, être retenue.

…… Or l'apologie pascalienne n'est qu'un tissu de contradictions et d'absurdités, qu'un échafaudage bancal de balivernes et de calembredaines. Pascal dénonce ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie, mais lui-même, tout au long des Pensées, ne fait que nous proposer des fausses fenêtres pour la symétrie. Il ne cesse d'établir des analogies artificielles, des correspondances incongrues, des parallélismes délirants, des rapprochements rocambolesques. Ainsi, et c'est là le genre de fariboles dont un Claudel raffole, prétendant s'appuyer sur un verset d'Isaïe, il veut voir dans le passage de la mer Rouge une « image de la Rédemption [6]». De même ne craint-il pas de reprendre à son compte les élucubrations ridicules de saint Augustin qui établit une correspondance entre les six jours que Dieu aurait mis pour créer le monde et les six âges, qui, selon lui, ont marqué l'histoire du monde jusqu'à Jésus-Christ [7]. Et lui-même se plaît à dresser des listes d'analogies vaseuses comme en témoigne le fragment 828-856-436 : « Contestations; Abel, Caïn. Moïse, magiciens. Elie, faux prophètes. Jérémie, Ananias. Michée, faux prophètes. Jésus-Christ, pharisiens. Saint Paul, Barjésu. Apôtres, exorcistes. Les chrétiens et les infidèles. Les catholiques et les hérétiques ». Et l'on pourrait à loisir multiplier les exemples, car c'est en réalité toute son interprétation de la Bible, qui fait de l'Ancien Testament la figure du Nouveau, et tout particulièrement sa théorie des prophéties, et, en fin de compte, c'est toute la théologie pascalienne qui relève de la pratique des fausses fenêtres pour la symétrie. Qu'il ne t'en déplaise, il ne suffit pas, ô Blaise ! de mettre en parallèle des stupidités, de faire se répondre des absurdités pour les transformer en vérités. L'idée de péché originel est une absurdité, celle de Rédemption en est une autre, et le fait de les accoupler ne les rend pas moins absurdes l'une et l'autre.

…… Non seulement l'incrédule ne peut se laisser le moins du monde convaincre par les balivernes avariées, les sornettes vermoulues que Pascal lui propose comme des vérités divines et indubitables, mais il ne peut que les rejeter avec rage. Car elles ne sont pas seulement une insulte à l'intelligence humaine : elles sont aussi, et c'est sans doute cela qui les rend le plus insupportables, une insulte à notre ignorance. On ne demanderait pas mieux, ô Blaise, que de se voir enfin proposer une explication ou seulement un début d'explication un tant soit peu crédible. On ne demanderait pas mieux que de commencer seulement à avoir les éclaircissements auxquels assurément on aurait droit. Mais, quand aux questions qu'on ne cesse hélas de se poser en vain pendant toute sa vie, on se voit proposer des réponses aussi puériles et aussi absurdes que les tiennes, ô Blaise ! comment alors ne pas suffoquer de douleur et de colère ? Un homme qui crève de faim, si on lui présentait du pain en pierre, du fromage en plâtre et des fruits en bois, il nous les jetterait à la tête, ô Blaise et c'est bien ce que j'aurais envie de faire avec tes Pensées., si j'avais pu te rencontrer. Tu ne cherches pas la vérité, ô Blaise ! On ne cherche pas la vérité, quand on se satisfait de sottises et d'absurdités; on n'a pas faim et soif de vérité, quand des fables suffisent à vous désaltérer, quand des foutaises parviennent à vous rassasier. Tu ne cherches pas la vérité, tu la rejettes, tu la fuis comme la peste. C'est qu'il faut du courage pour la regarder en face. «~ La vérité est peut-être triste », disait Renan. C'était sans doute une litote, car la vérité n'est pas triste : elle est sinistre. La vérité, c'est que nous sommes dans la nuit, dans la nuit la plus noire;, et qu'il n'y a nulle part l'ombre d'une lueur.

…… Ceux qui pensent qu'il n'y a rien après la mort et que nous entrerons dans le néant sans avoir jamais eu de réponse ont très vraisemblablement raison. La seule chose que l'on puisse dire, c'est que, dans ce cas, la condition de l'homme serait tellement injuste, tellement scandaleuse qu'il n'est pas interdit de se demander s'il n'y a pas autre chose, malgré tout ce qui rend cette hypothèse très peu probable. Il n'y a aucun signe, aucun indice, absolument rien qui nous permette d'espérer autre chose, sinon le sentiment que nous y aurions droit. Si l'on peut donc le souhaiter, car cela ne saurait faire de mal à personne, il convient de s'en tenir là et de ne pas prétendre que l'on sait quoi que ce soit et encore moins d'essayer d'en convaincre les autres. On peut faire des suppositions, mais à la condition d'être bien conscient que ce ne sont que des suppositions infiniment hasardeuses et de ne pas chercher à les présenter commes des certitudes, ainsi que le font Pascal et tous les croyants [8]. Car dire aux hommes qu'ils auront la vie éternelle, s'ils veulent bien croire à des stupidités ridicules, ô Blaise, c'est parfaitement inadmissible, et lancer des anathèmes contre ceux qui s'y refusent, ô Blaise, c'est véritablement scandaleux. Tous ceux qui, comme toi, prétendent savoir ce que tout le monde ignore et nous expliquer en long et en large « les ouvrages de Dieu », tout en ne cessant de nous dire que leur dieu est « un dieu caché », tous ceux-là s'abusent eux-mêmes et nous abusent. 

…… Tu prétends, ô Blaise ! répondre à toutes les questions que l'homme se pose, tu prétends répondre à toutes les objections que les incrédules peuvent te faire. Mais, ô Blaise ! tu ne réponds à aucune des questions auxquelles nous aimerions avoir des réponses; tu ne réponds à aucune des objections que les incrédules peuvent te faire. Par tes prétendues réponses, tu ne cesses, au contraire, de faire naître de nouvelles questions et de susciter de nouvelles objections. Plus tu veux prouver que ta religion répond à tout et qu'elle est vraie, et plus tu t'empêtres, plus tu t'enferres, plus tu t'enfonces dans tes contradictions. Les seules questions auxquelles tu apportes une réponse dans tes Pensées, sont les questions que les croyants posent en désespoir de cause aux incrédules lorsqu'ils ne savent plus comment répondre à leurs objections, en espérant les mettre enfin dans l'embarras. Pour ce faire, ils leur demandent, en effet, de leur expliquer comment leurs croyances auraient pu durer si longemps et obtenir l'adhésion de beaucoup d'hommes intelligents et parfois d'esprits supérieurs, si elles étaient aussi absurdes qu'ils le disent. Or à cette question, ô Blaise, tu ne cesses dans ton livre d'apporter des réponses en insistant notamment sur les effets des « puissances trompeuses » et surtout en dépeignant la misère de l'homme incapable d'accepter sa condition, et plus encore en essayant de l'expliquer et en prétendant en apporter le remède. Dans tes Pensées, ô Blaise rien ne nous montre mieux la misère de l'homme que la misère de l'apologiste.

…… Rien ne saurait mieux nous convaincre, en effet, de la misère de l'homme que de constater qu'un grand esprit comme toi a besoin de se raccrocher à des croyances aussi absurdes qu'anachroniques. Mais tu aurais mieux fait d'oser la regarder pleinement en face. Tu le dis toi-même, c'est « être misérable que de se connaître misérable, mais c'est être grand que de se connaître misérable » (397-114-146). Tu aurais donc montré plus de grandeur en acceptant de te rendre, si irritante, si douloureuse qu'elle puisse être, à l'évidence que l'homme n'a pas de réponse aux questions qui l'intéressent le plus. Puisque tu nous dis toi-même, ô Blaise ! dans le fragment 347-200-231, que « toute notre dignité consiste donc en la pensée », et que nous devons donc d'abord travailler « à bien penser », on est en droit de te dire, et de dire à tous ceux partagent tes croyances et qui voudraient que nous les partagions aussi, que nous ne saurions nous y résoudre, quand bien même nous pourrions ainsi être un peu plus heureux, parce qu'il nous faudrait, pour ce faire, renoncer à bien penser, parce qu'il nous faudrait renoncer à notre dignité qui nous interdit de nous raccrocher à des sornettes, de nous bercer avec des balivernes et de nous consoler avec des fariboles.


 

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NOTES :

[1] Voir aussi le fragment 146-620-513 : « L'homme est visiblement fait pour penser. C'est toute sa dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de penser comme il faut ».

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[2] Loc. cit.

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[3] Voir le fragment 737-793-646 : « Par là je trouve réponse à toutes les objections ». Voir aussi le fragment 201-441-690 : « Toutes les objections des uns et des autres ne vont que contre eux-mêmes, et point contre la religion » (Sellier, p. 488). >

[4] J'en ai déjà cité quelques-unes, comme le fragment 571-502-738 : « le temps et l'état du monde ont été prédits si clairement qu'il est plus clair que le soleil »; ou le fragment 556-232-264  : « On n'entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu'il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres ». Mais on pourrait en citer encore bien d'autres comme le fragment : 224-168-199 : « Que je hais ces sottises, de ne pas croire l'Eucharistie, etc. », ou le fragment 847-777-642 : « L'histoire de l'Eglise doit proprement être appelée l'histoire de la vérité ».

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[5] Fragment 194-427-681 : «Et en effet faites-leur rendre compte de leurs sentiments et des raisons qu'ils ont de douter de la religion : ils vous diront des choses si faibles et si basses, qu'ils vous persuaderont du contraire. C'était ce que leur disait un jour fort à propos une personne : 'Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-il, en vérité vous me convertirez'. Et il avait raison, car qui n'aurait horreur de se voir dans des sentiments où l'on a pour compagnons des personnes si méprisables ! »

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[6] Voir le fragment 643-275-306 : « Isaïe 51. La mer Rouge image de la Rédemption » et le fragment 675-503-738 : « Isaïe 51 dit que la Rédemption sera comme le passage de la mer Rouge. Dieu a donc montré en la sortie d'Egypte, de la mer, en la défaite des rois, en la manne, en toute la généalogie d'Abraham, qu'il était capable de sauver, de faire descendre le pain du ciel, etc. de sorte que ce peuple ennemi est la figure et représentation du même Messie qu'ils ignorent ». Est-il besoin de le dire ? il est bien difficile de voir une allusion à la Rédemption dans le passage d'Isaïe sur lequel Pascal prétend s'appuyer : « N'est-ce pas toi qui as desséché la mer, les eaux du grand Abîme, pour faire du creux de la mer un chemin afin que les rachetés le traversent ? » (51,10)

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[7] Voir le fragment 655-283-315 : « Les six âges. Les six pères des six âges. Les six merveilles à l'entrée des six âges. Les six orients à l'entrée des six âges »; et le fragment 656-590-489 : « Adam forma futuri. Les six jours pour former l'un, les six âges pour former l'autre. Les six jours que Moïse représente pour la formation d'Adam ne sont que la peinture des six âges pour former Jésus-Christ et l'Eglise. Si Adam n'eût point péché et que Jésus-Christ ne fût point venu, il n'y eût eu qu'une seule alliance, et qu'un seul âge des hommes, et la Création eût été représentée comme faite en un seul temps ». Ernest Havet nous donne l'explication de ces énigmes : « Tout cela est pris dans le livre d'Augustin De Genesi contra Manicheos, I, 23, 35. Ce chapitre est fort étrange. On y voit que les six âges du monde répondent aux six jours de la création suivant la Genèse, avec leur matin et leur soir. Les six matins (ou les six orients) sont la création, la sortie de l'arche, la vocation d'Abraham, le règne de David, la transmigration à Babylone, la prédication de Jésus. Les six soirs sont le déluge, la confusion des langues, etc. Les Pères sont Adam, Noé, etc.; il n'y en a pas d'indiqué pour le cinquième âge. Le troisième âge, qui répond à l'adolescence, c'est-à-dire au temps où l'homme acquiert la faculté d'engendrer, est en effet celui où a été engendré le peuple de Dieu, qui n'existait pas encore. Cet âge a eu quatorze générations, ainsi que les deux suivants. Les deux premiers n'en ont eu que dix chacun; c'est qu'ils répondent à la première et à la seconde enfance, âge où toute la vie est enfermée dans les sens ; et que cinq, qui est le nombre des sens, mutiplié par deux, qui est celui des sexes, donne dix. Le dernier âge du monde est sans limite précise, comme la vieillesse dans la vie » (op. cit., p. 532, note 2). Comme on le voit, Havet a eu recours à la litote lorqu'il a parlé d'un « chapitre fort étrange ». Si saint Augustin n'avait jamais écrit que des élucubrations de ce genre, on serait en droit de ne voir en lui qu'un illuminé, ou plutôt qu'un allumé. À quoi tu penses, ô Blaise, de reprendre de pareilles inepties ?

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[8] Proust me semble avoir dit tout ce qu'on peut dire en ce sens lorqu'il a commenté la mort de Bergotte : « Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites pas plus que les dogmes religieux n'apportent de preuvce que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure; il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinnement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les avait tracées […]. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance ». (À la Recherche du temps perdu, La Prisonnière, Bibliothèqie de la Pléiade, Gallimard, 1954, tome III, pp. 188-189). Je souscrirais totalement à ces lignes si, au lieu de conclure d'une manière trop optimiste, me semble-t-il, que l'idée de la survie de Bergotte était « sans invraisemblance », Proust avait dit qu'elle n'était peut-être pas absolument invraisemblable, si faible, si infime, si infinitésimale que pût être la probabilité de cette hypothèse.

 

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