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………Les plaintes de M. de Clèves
…… Ce dialogue entre Mlle de Chartres et M. de Clèves se situe à un moment qui semble correspondre à une pause, à un temps mort dans l'action du roman. Il a lieu, en effet, dans les semaines qui précédent le mariage de Mlle de Chartres et de M. de Clèves, et alors que tous les problèmes sont réglés et que l'on n'attend plus que la cérémonie, puisque le contrat a été signé, que le roi a été informé et ne s'y est pas opposé, et que la nouvelle a été rendue publique, comme Mme de Lafayette nous l'a appris dans la phrase qui précède notre extrait : « Les articles furent conclus, on parla au roi, et ce mariage fut su de tout le monde [2]». Ce dialogue, que Mme de Lafayette va nous présenter comme un des échantillons des dialogues quasi quotidiens qui ont lieu entre les deux jeunes gens, est destiné à faire le point d'une manière aussi précise que possible sur leurs sentiments respectifs à la veille de leur mariage [3]. Si M. de Clèves s'apprête à faire un mariage d'amour, il en va tout autrement pour Mlle de Chartres qui ne fera, elle, qu'un mariage de raison. M. de Clèves le sent fort bien, et cela altère profondément la joie que lui donne le fait de pouvoir enfin épouser celle qu'il y a peu de jours encore, il croyait ne pouvoir jamais épouser. …… Dans un premier paragraphe, qui constitue une sorte d'introduction, la romancière nous dit l'insatisfaction de M. de Clèves qui, presque tous les jours, adresse ses plaintes à sa future femme. Celle-ci, bien sûr, essaye de lui répondre et le corps de notre texte va être constitué par un de ces dialogues de sourds auxquels donnent lieu à chaque fois les plaintes de M. de Clèves. Dans la première réplique, M. de Clèves se plaint de la profonde indifférence de Mlle de Chartres. Elle proteste et essaie alors de justifier sa réserve en se retranchant derrière la bienséance. Mais M. de Clèves retourne contre elle cet argument, en lui disant que, si elle se montre un peu aimable avec lui, c'est seulement parce qu'elle croit ne pas pouvoir faire autrement, avant de redire, encore plus nettement, qu'elle n'éprouve rien pour lui. Mlle de Chartres proteste de nouveau et invoque le fait qu'elle rougit souvent. M. de Clèves lui rétorque que sa rougeur ne s'explique que par son extrême pudeur. Le dialogue tourne court et, dans un bref paragraphe, qui tient lieu de conclusion, la romancière reprend la parole pour constater l'échec de la démarche de M. de Clèves, dont Mlle de Chartres ne semble pas comprendre les reproches, échec qui ne peut que renforcer ses inquiétudes. …… La première phrase résume les sentiments très ambigus qu'éprouve M. de Clèves à la veille de son mariage : « M. de Clèves se trouvait heureux sans être néanmoins entièrement content ». Quand Mme de Lafayette dit que « M. de Clèves se trouvait heureux », elle veut dire qu'il se jugeait, qu'il s'estimait heureux. Le mot « heureux » traduit une satisfaction, en quelque sorte, objective. M. de Clèves pense qu'il a eu finalement bien de la chance que l'affaire de son mariage qui avait d'abord si mal commencé, se soit terminée, à la suite d'un heureux concours de circonstances, d'une façon tout à fait inespérée. Et, en effet, si l'on se souvient des pages précédentes, dans lesquelles Mme de Lafayette nous a raconté les péripéties qui ont précédé le mariage de son héroïne, on se dit, que, tout compte fait, M. de Clèves a effectivement eu de la chance. Certes, il n'a d'abord pas eu de chance, puisque, lorsqu'il a manifesté son désir d'épouser Mlle de Chartres, le duc de Nevers, son père, s'y est opposé très violemment [4]. Mme de Chartres, qui ne s'attendait pas du tout à cette réaction, en avait été d'autant plus affectée que le cardinal de Lorraine avait déjà, lui aussi, publiquement condamné le même dessein qu'avait formé son frère cadet, le chevalier de Guise, et, bien qu'elle ne souhaitât pas ce mariage, elle avait été profondément blessée par l'attitude du cardinal [5]. Mme de Chartres avait espéré ensuite prendre une éclatante revanche en faisant épouser à sa fille le fils du duc de Montpensier qui « était ce qu'il y avait de plus grand à la cour », et la chose paraissait fort bien se présenter, lorsque Mme de Valentinois, ayant entendu parler de ce projet de mariage, mit tout en œuvre pour faire échouer un projet que sa mortelle ennemie, la reine dauphine, prenait très à cœur, et elle fit tant et si bien qu'elle décida le roi à faire savoir au duc de Montpensier qu'il désapprouvait ce mariage [6]. Faute d'avoir réussi lui-même à épouser Mlle de Chartres, M. de Clèves pouvait du moins se flatter maintenant que personne d'autre ne l'épouserait, puisque « personne n'osait plus penser à Mlle de Chartres, par la crainte de déplaire au roi ou par la pensée de ne pas réussir auprès d'une personne qui avait espéré un prince de sang royal [7]». Débarrassé de ses rivaux, M. de Clèves, d'une manière quasi inespérée, va l'être aussi presque aussitôt de celui qui, seul, pouvait encore s'opposer à son bonheur : « La mort du duc de Nevers, son père, qui arriva alors, le mit dans une entière liberté de suivre son inclination [8]». Ici le lecteur ne peut s'empêcher de penser que, si cette mort fait l'affaire de M. de Clèves, elle fait aussi celle de la romancière qui, autant que lui, voulait à tout prix que ce mariage se fît. Aussi n'a-t-elle pas hésité à faire disparaître le duc de Nevers pour le faire aboutir. Certes, il est tout à fait normal que les romanciers qui, comme Dieu, donnent la vie, aient, comme lui, le droit de la retirer. Mais d'ordinaire ils essaient de faire croire au lecteur qu'ils ne sont pour rien dans ce qui arrive à leurs personnages. Le moins que l'on puisse dire, c'est que Mme de Lafayette, elle, ne se donne aucunement la peine d'essayer de cacher qu'elle est la seule maîtresse du jeu. Elle se débarrasse du duc de Nevers, comme elle se débarrassera plus tard de Mme de Chartres, d'une façon on ne peut plus expéditive, sans chercher à donner la moindre explication de cette mort aussi soudaine que bienvenue. Quoi qu'il en soit, voilà M. de Clèves libre de faire sa demande dans les meilleures conditions possibles : « Il se trouvait heureux d'en faire la proposition dans un temps où ce qui s'était passé avait éloigné les autres partis et où il était quasi assuré qu'on ne la lui refuserait pas [9]». Et, bien sûr, sa demande a été agréée. …… Mais, si M. de Clèves est heureux que, grâce surtout à la mort de son père, le projet auquel il tenait tant ait pu enfin aboutir, pour autant, il n'est pas « entièrement content », et l'on devine que c'est une litote [10]. On en a d'ailleurs la confirmation aussitôt après, lorsque Mme de Lafayette nous dit : « Il voyait avec beaucoup de peine que les sentiments de Mlle de Chartres ne passaient pas ceux de l'estime et de la reconnaissance ». Le diagnostic que porte M. de Clèves sur les sentiments que Mlle de Chartes éprouve à son égard, est tout à fait exact. Elle ne ressent, en effet, pour lui rien qui ressemble à de l'amour, mais seulement une vague sympathie fondée sur l'estime et la reconnaissance. Cette reconnaissance tient au fait qu'avant de demander à Mme de Chartres si elle voulait bien lui accorder la main de sa fille, M. de Clèves a tenu à parler d'abord à Mlle de Chartres, à l'interroger sur ses sentiments et à lui demander en quelque sorte son consentement à elle avant d'aller le demander à sa mère, ainsi que Mme de Lafayette nous l'a appris plus haut : « Il la pressa de lui faire connaître quels étaient les sentiments qu'elle avait pour lui et il lui dit que ceux qu'il avait pour elle étaient d'une nature qui le rendrait éternellement malheureux si elle n'obéissait que par devoir aux volontés de madame sa mère [11]». Certes, cela nous semble aujourd'hui être la moindre des choses, mais il ne faut pas oublier qu'à l'époque, il n'en allait pas de même et que, si M. de Clèves s'était adressé tout de suite à Mme de Chartres, sans consulter sa fille, personne n'en aurait été ni étonné ni choqué. Quoi qu'il en soit, Mme de Lafayette nous a dit que Mlle de Chartres lui en avait effectivement été reconnaissante : « Comme Mlle de Chartres avait le cœur très noble et très bien fait, elle fut véritablement touchée de reconnaissance du procédé du prince de Clèves. Cette reconnaissance donna à ses réponses et à ses paroles un certain air de douceur qui suffisait pour donner de l'espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l'était ce prince; de sorte qu'il se flatta d'une partie de ce qu'il souhaitait [12]». …… On le voit, cette première conversation entre Mlle de Chartres et M. de Clèves semble avoir fait naître un certain malentendu de part et d'autre. Mlle de Chartres n'a pas très bien compris la nature et les véritables raisons de la démarche de M. de Clèves. Elle n'y a vu qu'un « procédé », alors que c'était quelque chose de bien plus profond, procédé dicté, et c'est pourquoi elle lui en a été très reconnaissante, par la délicatesse et la générosité, alors que, même si la délicatesse et la générosité entraient sans doute pour une part dans la démarche de M. de Clèves, elle s'expliquait d'abord par la revendication amoureuse : parce qu'il était « éperdument amoureux », M. de Clèves souhaitait, voulait trouver chez Mlle de Chartres, et, sans se l'avouer clairement, il avait tendance à penser au fond de lui qu'il était en droit de les trouver, des sentiments qui répondissent aux siens [13]. Mais, si Mlle de Chartres s'est un peu méprise sur le sens de la démarche de M. de Clèves, il s'est, lui aussi, quelque peu mépris sur les sentiments de Mlle de Chartres. Il a voulu savoir si les sentiments qu'elle avait pour lui répondaient aux sentiments qu'il avait pour elle. Il ne s'est pourtant pas donné la peine de pousser l'examen bien loin. Il lui a suffi qu'elle lui répondît avec « une certaine douceur », pour qu'il s'estimât satisfait. Il s'est bien gardé d'insister pour obtenir des réponses plus précises qui n'auraient pas manqué de lui ôter ses illusions. Mais celles-ci n'ont guère duré, comme le montre notre texte [14]. S'il est donc exact que Mlle de Chartres éprouve de la « reconnaissance » envers M. de Clèves, il est exact aussi qu'elle a de « l'estime » pour lui. Et cette estime ne tient pas seulement à la façon dont il en a usé avec elle. Nous le savons par l'entretien que Mlle de Chartres a eu avec sa mère à la suite de sa conversation avec M. de Clèves : « Elle rendit compte à sa mère de cette conversation, et Mme de Chartres lui dit qu'il y avait tant de grandeur et de bonnes qualités dans M. de Clèves et qu'il faisait paraître tant de sagesse pour son âge que, si elle sentait son inclination portée à l'épouser, elle y consentirait avec joie. Mlle de Chartres répondit qu'elle lui remarquait les mêmes bonnes qualités; qu'elle l'épouserait même avec moins de répugnance qu'un autre, mais qu'elle n'avait aucune inclination particulière pour sa personne [15]». On le voit, M. de Clèves a mille fois raison de penser que les sentiments de Mlle de Chartres ne répondent pas du tout aux siens. Non seulement elle s'apprête à l'épouser sans avoir aucune inclination pour lui, mais avec une certaine, une vague « répugnance », sinon elle ne dirait pas qu'elle l'épouserait « avec moins de répugnance qu'un autre ». L'inquiétude et l'insatisfaction de M. de Clèves sont d'autant plus grandes qu'il a perdu maintenant l'illusion qu'elle pouvait nourrir pour lui d'autres sentiments que l'estime et la reconnaissance : « il ne pouvait se flatter qu'elle en cachât de plus obligeants puisque l'état où ils étaient lui permettait de les faire paraître sans choquer son extrême modestie ». En effet, tant que le mariage n'avait pas été annoncé officiellement, M. de Clèves pouvait essayer de se rassurer en se disant que Mlle de Chartres ne voulait pas ou n'osait pas lui laisser voir ses sentiments, et mettre sa froideur sur le compte de cette « extrême modestie [16]», qui l'avait frappé, en même temps que son exceptionnelle beauté, la première fois qu'il l'avait vue [17]. Mais il ne peut plus se raccrocher à cette explication maintenant que le contrat a été signé et que la nouvelle a été rendue publique. …… Bien sûr, si M. de Clèves était tout à fait raisonnable, il devrait ou bien se résigner à épouser Mlle de Chartres, telle qu'elle est, c'est-à-dire bien qu'elle n'ait manifestement pas pour lui les sentiments qu'il a pour elle, ou bien renoncer à l'épouser. Mais M. de Clèves est « éperdument amoureux », et il ne peut s'empêcher de réclamer à Mlle de Chartres des sentiments dont il devrait bien savoir, dont, au fond de lui, il sait bien qu'ils ne se commandent pas. La même raison qui l'avait poussé à consulter Mlle de Chartres sur ses sentiments avant de la demander en mariage à sa mère, l'amène maintenant à lui exprimer ses doléances d'une manière quasi quotidienne : « Il ne se passait guère de jours qu'il ne lui en fît ses plaintes ». Notons, avec Mme Delhez-Sarlet, que la locution faire ses plaintes, grâce notamment à l'emploi du possessif ses au lieu de l'indéfini des, a quelque chose de plus expressif que le verbe se plaindre . Comme le remarque encore Mme Delhez-Sarlet, « la phrase sert à introduire le dialogue : par le caractère concret de l'expression faire ses plaintes, elle prépare habilement le lecteur à entendre une des plaintes de M. de Clèves [18]». …… Le double dessein qu'a Mme de Lafayette de nous donner une idée générale de toutes les conversations qu'ont eues Mlle de Chartres et M. de Clèves pendant ces jours qui ont précédé leur mariage, et de nous faire entendre en même temps, parmi toutes ces conversations, une conversation bien précise et spécifique, explique la façon un peu étrange et déroutante dont elle va user des temps. Elle va, en effet, employer l'imparfait pour présenter la première réplique du dialogue (« Est-il possible, lui disait-il,…? »), alors que, pour toutes les répliques suivantes, elle abandonnera l'imparfait pour le passé simple (« Il y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondit-elle… »; « Il est vrai, lui répliqua-t-il…»; « Vous ne sauriez douter, reprit-elle… »; « Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il… »). Ayant commencé avec l'imparfait, Mme de Lafayette aurait dû normalement continuer à employer l'imparfait, mais elle aurait suggéré ainsi que, quasi quotidiennement, la même conversation se reproduisait dans les mêmes termes, ce qui serait assurément tout à fait invraisemblable. Si, en gros, la substance de leurs entretiens est à chaque fois la même, et c'est pourquoi Mme de Lafayette emploie d'abord l'imparfait, il n'en reste pas moins qu'ils ne s'expriment jamais tout à fait de la même façon, et que la conversation que retranscrit Mme de Lafayette, n'a pu avoir lieu, exactement dans les mêmes termes, qu'une seule fois, et c'est pourquoi elle emploie ensuite le passé simple. Toujours est-il que ce changement de temps peut paraître assez incongru. …… Les « plaintes » de M. de Clèves prennent d'abord la forme d'un compliment : « Est-il possible, lui disait-il, que je puisse n'être pas heureux en vous épousant ? ». Et le compliment est souligné par la redondance : « Est-il possible que je puisse…? » Il veut insister par là sur le caractère invraisemblable de ce qui lui arrive. L'étonnement, l'espèce d'incrédulité de M. de Clèves qui n'arrive pas à comprendre comment on peut ne pas être heureux quand on a, comme lui, la chance exceptionnelle d'épouser une personne comme Mlle de Chartres, sont évidemment très flatteurs pour elle. Mais, si la question est formulée d'une façon propre à ménager la susceptibilité de Mlle de Chartres, si elle est aussi un hommage, la réponse n'en est pas moins sans ambiguïté, pour ne pas dire brutale, M. de Clèves ayant de nouveau recours à la redondance. Il ne dit pas seulement : « Cependant je ne le suis pas ». Il insiste, il est catégorique : « Cependant il est vrai que je ne le suis pas ». …… Mais il ne se contente pas d'affirmer. Il va s'efforcer de prouver. Il va tout d'abord essayer de définir la nature du sentiment qu'il pense inspirer à Mlle de Chartres : « Vous n'avez pour moi qu'une sorte de bonté qui ne me peut satisfaire ». Tous les termes traduisent l'amertume de M. de Clèves : la locution « ne… que », l'expression « une sorte de » et plus encore le mot « bonté ». Car la « bonté » est plutôt ce qu'un vieil homme est heureux de trouver chez sa gouvernante que ce qu'un jeune homme attend d'abord de sa future femme. Aussi M. de Clèves est-il, une nouvelle fois, catégorique : cette vague affection, semblable à celle que pourrait éprouver pour lui une parente éloignée, ne peut le satisfaire. …… Après avoir ainsi défini, d'une manière si dédaigneuse, le sentiment que Mlle de Chartres lui porte, M. de Clèves complète son diagnostic en se plaignant de ne jamais trouver chez elle les signes d'un vrai sentiment amoureux : « vous n'avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ». Un tel reproche, est, à première vue, paradoxal, et Mlle de Chartres doit être un peu déconcertée. Car ce que M. de Clèves se plaint de ne pas trouver chez sa future femme, c'est ce que d'autres hommes se plaignent de ne trouver que trop chez leurs épouses. M. de Clèves se plaint de ce que l'humeur de Mlle de Chartres soit toujours parfaitement égale. Il se plaint qu'elle ne manifeste jamais d'aigreur ou d'irritation, alors que les autres hommes se plaignent plus souvent de l'humeur acariâtre et irritable de leurs femmes. Il y a, de plus, une gradation entre les trois termes qu'emploie M. de Clèves, le deuxième étant plus fort que le premier et le troisième plus fort que le deuxième. Ces trois sentiments présentent, en effet, d'évidentes analogies (on peut passer assez aisément de l'impatience à l'inquiétude, et de l'inquiétude au chagrin). Mais, s'il s'agit de trois sentiments négatifs et pénibles, le deuxième l'est plus que le premier et le troisième l'est plus que le deuxième. Et il en est de même de leurs manifestations : presque toujours pénibles pour l'entourage, celles du deuxième le sont généralement plus que celles du premier et celles du troisième plus que celles du second. Cette gradation accentue par conséquent le caractère apparemment paradoxal des plaintes de M. de Clèves : il regrette que Mlle de Chartres ne montre pas d'impatience, et plus encore qu'elle ne montre pas d'inquiétude, et plus encore qu'elle ne montre pas de chagrin, alors qu'à première vue, il devrait se réjouir, au contraire, qu'elle ne montre pas d'impatience, et plus encore qu'elle ne montre pas d'inquiétude et plus encore qu'elle ne montre pas de chagrin. …… Mais, si les reproches de M. de Clèves peuvent ainsi paraître injustes, ils n'en sont pas moins fondés. Car il n'a pas tort de penser que la trop parfaite équanimité de Mlle de Chartres témoigne de sa profonde indifférence. Il n'a pas tort de penser que, si elle était véritablement amoureuse, elle ne pourrait pas, de temps en temps, ne pas laisser échapper des signes, sinon d'un véritable chagrin, du moins d'impatience et d'inquiétude. Cette impatience pourrait se manifester à l'occasion des visites que lui rend M. de Clèves, dont elle pourrait trouver qu'il ne vient jamais assez tôt ni jamais assez souvent, ou à propos de la date du mariage qu'elle pourrait souhaiter la plus proche possible. Elle devrait aussi, de temps à autre, s'inquiéter de savoir s'il est bien heureux, au lieu qu'elle lui laisse manifestement, à chaque fois, le soin d'aborder lui-même la question et de lui dire qu'il ne l'est pas. Elle devrait s'inquiéter aussi des relations qu'il peut avoir avec les autres femmes de la cour, et, sinon lui faire déjà des scènes de jalousie, du moins manifester parfois un peu d'humeur et de dépit. L'impatience, l'inquiétude et le chagrin, M. de Clèves, lui, ne les connaît que trop depuis le jour où il a rencontré pour la première fois Mlle de Chartres, et il ne cessera de les connaître jusqu'au jour de sa mort [19]. Et ces plaintes quasi quotidiennes qu'il ne peut s'empêcher de lui faire en sont précisément la manifestation. Et, de fait, lorsqu'elle sera amoureuse de M. de Nemours, Mme de Clèves n'aura plus la même égalité d'âme, elle donnera parfois des signes d'humeur et d'aigreur [20], elle ne connaîtra que trop, elle aussi, l'impatience, l'inquiétude et le chagrin. …… En ce qui concerne l'impatience, M. de Nemours la lui fera connaître avant même qu'elle ne le connaisse lui-même, ainsi que Mme de Lafayette nous le dit quelques pages plus loin : « Elle avait ouï parler de ce prince à tout le monde comme de ce qu'il y avait de mieux fait et de plus agréable à la cour; et surtout Mme la dauphine le lui avait dépeint d'une sorte et lui en avait parlé tant de fois qu'elle lui avait donné de la curiosité et même de l'impatience de le voir [21]». Ainsi donc Mme de Clèves n'a pas attendu de rencontrer M. de Nemours pour penser à lui, pour rêver à lui : elle s'est déjà fait une certaine idée, une certaine image de lui et elle a hâte de les comparer à la réalité. Quant à l'inquiétude, on peut dire que ce sera le climat même dans lequel Mme de Clèves ne cessera de vivre, à partir du moment où elle connaîtra la passion, et c'est pourquoi son principal souci deviendra celui d'assurer son « repos ». Quant au chagrin, Mme de Clèves le découvrira aussi en découvrant qu'elle est amoureuse, puisque c'est en découvrant la souffrance de la jalousie qui'elle se rendra compte qu'elle est amoureuse, et cette seconde découverte lui causera, bien sûr, une souffrance encore plus grande [22]. …… M. de Clèves conclut ses plaintes, en reprochant à Mlle de Chartres de ne pas savoir reconnaître sa passion : « vous n'êtes pas plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui ne serait fondé que sur les avantages de votre fortune et non pas sur les charmes de votre personne ». M. Roland Derche estime que M. de Clèves se montre ici inconséquent et injuste : « En comparant maintenant l'indifférence dont il se plaint […] à celle que provoquerait un attachement uniquement fondé sur les avantages de la fortune, il refuse cette fois d'admettre chez Mlle de Chartres estime et reconnaissance, puisque ces sentiments ne peuvent être inspirés par un attachement intéressé, qui fait naître au contraire mépris et dégoût [23]». Mais M. de Clèves ne dit pas que Mlle de Chartres pense qu'il l'épouse par intérêt : il dit seulement qu'elle n'est « pas plus touchée de [s]a passion » que si c'était le cas. À vrai dire, mais, bien sûr, la faute en revient, en réalité, à Mme de Lafayette, on peut trouver que M. de Clèves s'exprime d'une manière un peu étrange. Car enfin dire : « Vous n'êtes pas plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui ne serait fondé que sur les avantages de votre fortune et non pas sur les charmes de votre personne », cela revient à dire : « Vous n'êtes pas plus touchée de ma passion que si je n'en avais pas du tout ». Or ce serait là s'exprimer d'une manière assurément incongrue (ce pourrait, il est vrai, répondre à une intention ironique) et il serait assurément plus simple et plus naturel de dire : « Vous n'êtes aucunement touchée de ma passion ». Quoi qu'il en soit, ce qu'il dit ne signifie pas vraiment, me semble-t-il, qu'il refuse d'admettre qu'elle éprouve pour lui de l'estime et de la reconnaissance. Ce que veut dire M. de Clèves, ce n'est pas qu'elle n'a pas de l'estime et de la reconnaissance pour lui; ce qu'il veut dire, c'est que cela ne lui suffit pas, et même que cela ne compte pas pour lui, s'il n'y a pas autre chose. Ce qu'il veut que Mlle de Chartres reconnaisse, ce ne sont pas ses « bonnes qualités », ce n'est pas la délicatesse et la noblesse dont il a fait preuve en lui demandant en quelque sorte sa main à elle-même avant de la demander à sa mère; ce qu'il veut qu'elle reconnaisse, c'est sa « passion ». Ce qu'il veut, c'est qu'elle soit sensible au fait qu'il l'aime, au fait qu'il l'aime passionnément, c'est qu'elle y soit sensible et qu'elle en soit heureuse, profondément et intensément heureuse. Ce reproche annonce celui qu'il lui fera plus tard, lorsqu'elle sera devenue sa femme, à savoir qu'elle ne voit en lui qu'un mari et oublie qu'il est aussi, et plus encore, son amant [24]. …… La réponse de Mlle de Chartres témoigne de son embarras, et cet embarras n'est pas pour nous étonner. Au fond d'elle-même elle sait bien, en effet, que M. de Clèves a raison de penser qu'elle n'éprouve pour lui rien qui ressemble à de l'amour, puisqu'elle a dit à sa mère qu'elle n'avait « aucune inclination particulière pour sa personne ». Aussi, si elle rejette le reproche de M. de Clèves, le fait-elle assez prudemment. Si M. de Clèves s'est montré catégorique, on la sent, elle, sur la défensive. Elle ne dit pas : « Vous avez tort de vous plaindre », ou « Vos plaintes sont injustes ». Elle emploie une formule plus hésitante : « Il y a de l'injustice à vous plaindre ». M. Roland Derche explique autrement la formule employée par Mme de Clèves. Il n'y voit qu'un souci de courtoisie : « La formule partitive 'Il y a de…' atténue poliment le reproche ». En effet, selon lui, nous l'avons vu, le reproche d'injustice qu'elle lui fait, est parfaitement fondé et « la suite de la réponse va prouver que la jeune fille ne comprend nullement les sentiments qui ont dicté à son fiancé cette injustice : 'Je ne sais ce que vous pouvez souhaiter au-delà de ce que je fais' [25]». Sans doute, Mlle de Chartres ne comprend-elle pas bien (elle ne le comprendra vraiment bien, nous le verrons, que lorsqu'elle sera elle-même amoureuse) le sens des plaintes de M. de Clèves. On ne saurait pourtant croire qu'elle ne les comprend « nullement ». Car, si cela était, elle n'aurait pas avoué à sa mère qu'elle n'avait « aucune inclination particulière pour sa personne », ce qui est précisément ce dont se plaint M. de Clèves. Certes, elle ne sait pas d'une manière claire et positive ce que c'est que d'aimer; mais elle le sait quand même d'une manière confuse et négative, puisqu'elle sait qu'elle n'aime pas. Aussi, lorsqu'elle dit à M. de Clèves : « je ne sais pas ce que vous pouvez souhaiter au-delà de ce que je fais, et il me semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage », on peut penser qu'elle fait preuve d'une certaine mauvaise foi, en feignant de croire que M. de Clèves lui réclame des choses que la bienséance interdit. Mais M. de Clèves n'y a jamais songé. Il n'a jamais songé à lui demander de se livrer ou de se prêter à des privautés que la bienséance n'autorise qu'après le mariage. M. de Clèves est un jeune homme très sérieux, qui a été élevé dans les meilleurs principes et une femme aussi austère que Mme de Chartres ne lui aurait pas reconnu « tant de bonnes qualités », s'il avait été, si peu que ce fût, porté sur le dévergondage. Il ne songe donc évidemment pas à remettre en cause les conventions sociales. Il n'est donc absolument pas question pour lui de se livrer, avant le mariage, à des chatouillis illicites, à des gratouillis incongrus, à des titillations intempestives, des léchotis déshonnêtes ou des papouilles déplacées. Mlle de Chartres croyait sans doute, en invoquant la bienséance, avoir opposé à M. de Clèves un argument décisif, particulièrement propre, sinon à lui faire reconnaître « l'injustice » de ses reproches, du moins à les faire cesser. Il n'en est rien. Bien loin de couper court aux plaintes de M. de Clèves, cet argument va lui permettre d'aller encore plus loin, et de faire encore mieux ressortir la profonde indifférence que Mlle de Chartres éprouve à son égard. Elle lui a dit qu'elle croyait faire tout ce qu'il lui était permis de faire. Il va commencer par lui répondre que ce qu'elle fait pourrait, en effet, le satisfaire, s'il n'y manquait ce sans quoi il ne saurait s'en satisfaire : « Il est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines apparences dont je serais content s'il y avait quelque chose au-delà ». Il semble lui faire d'abord une concession : « Il est vrai que vous me donnez… ». Mais elle est purement formelle. Ce que lui donne Mlle de Chartres, ce ne sont, en effet, que des « apparences », « de certaines apparences », dit-il avec amertume, en employant de nouveau une expression péjorative [26]. Ce que fait pour lui Mlle de Chartres est à ses yeux sans valeur parce qu'il ne sent pas, derrière ce qu'elle fait, l'envie, le besoin de le faire. Les apparences que lui donne Mlle de Chartres ne sont donc que des apparences, et qu'est-ce que des apparences qui ne sont que des apparences, sinon de fausses apparences, sinon des apparences trompeuses ? En invoquant la bienséance, Mlle de Chartres a voulu se retrancher derrière les convenances; elle prétend se justifier en rappelant la nécessité de jouer le jeu de la comédie sociale. Mais la comédie qu'elle joue est tout juste l'inverse de celle qu'elle prétend jouer. …… C'est ce que M. de Clèves va lui rétorquer ensuite avec une lucidité impitoyable : « et au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui vous fait faire ce que vous faites ». Mlle de Chartres a prétendu ne pas pouvoir en faire plus à cause de la bienséance. M. de Clèves reconnaît implicitement que la bienséance ne permet pas qu'elle en fasse plus, mais, de toute façon, elle n'a aucune envie d'en faire plus, et c'est cela précisément qu'il déplore, c'est de cela qu'il se plaint. Bien plus, non seulement elle n'a aucune envie d'en faire plus, mais elle aurait plutôt envie d'en faire moins. Et pourquoi, alors, en fait-elle finalement plus qu'elle n'a envie d'en faire ? À cause précisément de cette bienséance dont elle prétend qu'elle l'empêche d'en faire plus. Car, si la bienséance interdit de faire certaines choses avant le mariage, elle veut aussi que l'on se montre aimable entre futurs époux; elle veut qu'à défaut de gratouilles, on se fasse du moins des gracieusetés, qu'à défaut de papouilles, on échange des politesses, qu'à défaut de s'abandonner aux fureurs du rut, l'on se permette quelques tendres risettes. M. de Clèves suggère très clairement que, si Mlle de Chartres se montre aimable avec lui, c'est seulement parce qu'elle croit devoir se montrer aimable. Bien loin qu'elle soit obligée de se retenir pour ne pas en faire plus qu'il ne faut, elle est obligée de se forcer pour faire ce qu'elle ne peut pas ne pas faire. Elle prétend jouer, parce qu'il le faut, la comédie de la réserve et de la retenue; mais celle qu'elle joue, parce qu'il le faut, et qu'elle joue mal, c'est la comédie de la tendresse. Ainsi, non seulement M. de Clèves se rend parfaitement compte que Mlle de Chartres n'éprouve pour lui que de l'indifférence; mais il semble même deviner ce qu'elle avait avoué à sa mère, à savoir que la perspective de devenir sa femme pourrait bien lui inspirer une vague « répugnance ». …… Mais M. de Clèves n'a pas la cruauté ni sans doute l'envie d'insister sur ce point : c'est une conclusion trop douloureuse pour lui pour qu'il n'hésite pas à la regarder trop en face. Il se contente donc, pour terminer sa réplique, de redire ce qu'il a déjà dit dans la première, mais avec plus de netteté encore : « Je ne touche ni votre inclination ni votre cœur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir ni de trouble ». La première partie de la phrase (« Je ne touche ni votre inclination ni votre cœur ») reprend ce qu'il disait plus haut : « Vous n'avez pour moi qu'une sorte de bonté qui ne me peut satisfaire ». Mais ce qui n'était dit qu'indirectement, l'est maintenant directement : Mlle de Chartres n'a aucune inclination pour son futur époux. De plus, en disant qu'il ne touche pas non plus « son cœur », M. de Clèves déprécie encore un peu plus cette « sorte de bonté » dont il avait parlé, au point presque de ne plus même la reconnaître. Il ne semble même plus croire ici qu'elle ressente pour lui, à défaut d'une inclination, du moins, une vague affection ou un peu de sympathie [27]. …… Comme dans la première réplique, après avoir affirmé qu'il ne trouvait pas, chez sa future femme, des sentiments répondant aux siens, M. de Clèves entend ensuite le lui prouver : « et ma présence ne vous donne ni de plaisir ni de trouble ». Et là encore, s'il redit ce qu'il a déjà dit, il le fait d'une manière encore plus claire et plus nette. Car, plus encore que l'impatience, l'inquiétude et le chagrin, le plaisir et le trouble, et tout particulièrement quand on les éprouve ensemble, sont des sentiments étroitement et habituellement associés à la passion amoureuse. Et, de fait, une fois qu'elle sera amoureuse, Mme de Clèves ne manquera pas, en même temps que l'impatience, l'inquiétude et le chagrin, de connaître sans cesse, et souvent simultanément, le plaisir et le trouble. Ainsi Mme de Lafayette nous dira, à un moment où, grâce à la maladie de Mme de Chartres, M. de Nemours peut facilement trouver des prétextes pour se rendre chez M. de Clèves et y rencontrer sa femme, qu' « elle ne pouvait s'empêcher d'être troublée de sa vue, et d'avoir pourtant du plaisir à le voir [28]». …… Plus encore peut-être que la première, la seconde réplique de Mlle de Chartres témoigne de son embarras. C'est seulement à la toute dernière affirmation de M. de Clèves qu'elle va essayer de répondre : « Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble ». Elle ne peut dire à M. de Clèves qu'elle a de l'inclination pour lui, puisqu'elle a dit le contraire à sa mère, et elle se garde bien d'invoquer de nouveau la bienséance, car la réplique de M. de Clèves lui a fait comprendre un peu tard que cet argument se retournait contre elle. Elle va donc se contenter d'affirmer que M. de Clèves ne peut dire que sa présence ne lui 'donne ni de plaisir ni de trouble'. Mais, même sur ce dernier point, si le ton se veut catégorique ('vous ne sauriez douter', dit-elle par deux fois), on la sent mal à l'aise. La preuve en est qu'elle n'ose pas reprendre le premier des deux mots qu'a employés M. de Clèves, « plaisir », et qu'elle ne peut s'empêcher de le remplacer par un autre, « joie ». Cette substitution est hautement révélatrice. Si le mot « plaisir » ne peut passer, si elle a le sentiment qu'il lui écorcherait la bouche, c'est parce qu'il implique une attirance physique, un émoi sensuel qu'elle n'éprouve absolument pas. Cela prouve que, même si elle fait preuve d'une certaine mauvaise foi, même si elle se montre un peu jésuite, même si, et cela ne lui réussit pas, elle essaie de tricher en invoquant la bienséance, Mlle de Chartres n'en est pas moins foncièrement honnête : elle ne peut se résoudre à dire vraiment qu'elle éprouve ce qu'elle n'éprouve pas du tout. Sans doute ne doit-elle pas être tout à fait sincère en employant le mot « joie », car on peut douter qu'elle puisse éprouver vraiment de la « joie » à voir un homme qu'elle ne s'apprête à épouser qu'avec une vague « répugnance ». Toujours est-il que ce mot, contrairement à « plaisir », ne lui paraît pas vraiment mensonger. Si le mot « plaisir », dans le sens que M. de Clèves lui donne, évoque cette fièvre, ce frisson que peut seule donner la présence d'un être pour lequel on éprouve de l'amour, le mot « joie » évoque le sentiment bien différent et tout à fait serein que donne la présence d'un être pour lequel on éprouve de l'amitié, de l'affection ou de la sympathie. Si, en présence de M. de Clèves, Mlle de Chartres n'éprouve jamais rien qui ressemble si peu que ce soit au plaisir, en revanche, elle n'en ressent pas moins pour lui, à cause de l'estime qu'elle a pour ses qualités et de la reconnaissance qu'elle lui garde, une sorte de sympathie affectueuse qui fait que sa présence lui procure un certain sentiment de sécurité, de confort familial qui l'autorise, pense-t-elle, à parler de joie. Quoi qu'il en soit, en substituant le mot « joie » au mot « plaisir », Mlle de Chartres ne pouvait pas mieux confirmer la justesse du diagnostic de M. de Clèves qui disait qu'elle n'avait pour lui qu' « une sorte de bonté ». …… Si Mlle de Chartres a été manifestement embarrassée par le mot « plaisir », qu'elle n'a pas osé reprendre, elle se sent, en revanche, beaucoup plus sûre d'elle pour affirmer à M. de Clèves que sa présence lui donne bien du « trouble ». Car, cette fois-ci, elle croit avoir un excellent argument à lui opposer : « et je rougis si souvent en vous voyant que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble ». Nous le savons, en effet, Mlle de Chartres rougit très facilement lorsqu'on la regarde. En même temps que son extrême beauté, c'est ce qui a frappé M. de Clèves la première fois qu'il l'a vue, et nul doute qu'il n'ait eu depuis souvent l'occasion de le constater de nouveau. …… De même que Mlle de Chartres n'avait repris, pour lui répondre, que la fin de sa réplique, M. de Clèves va, lui aussi, ne reprendre que la seconde affirmation de Mlle de Chartres et laisser tomber la première : « Vous ne sauriez douter […] que je n'aie de la joie de vous voir ». Mais, alors que Mlle de Chartres l'avait fait parce qu'elle ne savait pas trop que lui répondre et qu'au fond elle savait bien qu'il avait raison, il en va tout autrement pour M. de Clèves. Ce n'est aucunement parce qu'il admet implicitement le bien-fondé de la première affirmation de Mlle de Chartres qu'il s'abstient de la relever. Il n'a, bien sûr, pas manqué de remarquer qu'elle avait substitué le mot « joie » au mot « plaisir » et il n'a pas manqué non plus, d'en comprendre aussitôt la signification. Aussi pourrait-il très facilement, comme il l'a fait plus haut au sujet de la bienséance, se servir de son propos pour le retourner contre elle et lui faire observer qu'elle ne pouvait pas mieux montrer combien il avait eu raison de dire qu'elle n'avait pour lui qu' « une sorte de bonté ». S'il ne le fait pas, c'est sans doute par délicatesse, et parce que, s'il ne peut s'empêcher de se plaindre qu'elle n'éprouve pas pour lui ce qu'il éprouve pour elle, il sait aussi que ses plaintes sont vaines, comme, d'ailleurs, Mme de Lafayette va nous le dire ensuite. …… En revanche, il ne peut s'empêcher, sans doute parce que Mlle de Chartres a apporté un argument précis à l'appui de son affirmation et qu'il la croit trop sûre d'elle sur ce point pour ne pas avoir envie de réagir, de répondre à la seconde partie de sa réplique : « Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il; c'est un sentiment de modestie et non pas un mouvement de votre cœur, et je n'en tire que l'avantage que j'en dois tirer ». Une nouvelle fois, M. de Clèves n'a aucune peine à réfuter l'argument de Mlle de Chartres, car, s'il sait fort bien qu'elle rougit souvent, il sait aussi fort bien comment il doit interpréter ce phénomène. Il sait fort bien que, derrière cette rougeur, il n'y a que de l'embarras, celui d'une jeune fille très réservée et très pudique, et rien qui ressemble si peu que ce soit à un émoi amoureux. Il en sera tout autrement lorsque Mme de Clèves aura rencontré M. de Nemours et sa rougeur alors traduira bien un trouble amoureux [29]. …… La conclusion de M. de Clèves : « et je n'en tire que l'avantage que j'en dois tirer » est empreinte d'une évidente amertume. Le dialogue arrive à sa fin, et l'on sent qu'il se parle à lui-même plus qu'il ne parle à Mlle de Chartres, et c'est sans doute pour cette raison, en même temps que par délicatesse, qu'il reste dans le vague. Mais, si Mlle de Chartres ne le comprend vraisemblablement pas, il nous est, à nous, aisé de deviner ce qu'il veut dire [30]. Cet « avantage » dont parle M. de Clèves, est celui d'épouser une femme qui n'est assurément pas du genre dévergondé. Mais c'est un avantage qui lui paraît (c'est le sens du « ne… que ») bien négatif. S'il se dit que la future Mme de Clèves n'est assurément pas une marie-couche-toi-là, il doit se dire aussi que, selon toute apparence, c'est un glaçon qu'il va mettre dans son lit. …… Le dialogue s'arrête là, car, nous dit Mme de Lafayette qui reprend son récit pour indiquer rapidement quel est l'état d'esprit de chacun des deux personnages à l'issue de leur entretien, « Mlle de Chartres ne savait que répondre, et ces distinctions étaient au-dessus de ses connaissances ». Mais on serait tenté de nuancer un peu le diagnostic de la romancière. Car, ce qui fait que Mlle de Chartres renonce à répondre à la dernière réplique de M. de Clèves, comme, d'ailleurs, elle avait déjà, au cours de l'entretien, renoncé à répondre à certains de ses propos, c'est aussi qu'au fond d'elle-même elle sent bien qu'il a raison. Ainsi donc, si sans doute elle ne les comprend pas très clairement, les « distinctions » que fait M. de Clèves ne sont pourtant pas entièrement « au-dessus de ses connaissances ». Elle n'aurait pas avoué à sa mère qu'elle n'avait « aucune inclination particulière » pour M. de Clèves, si elle n'était capable de distinguer la vague sympathie qu'elle peut éprouver pour lui d'une véritable inclination. …… Si M. de Clèves ne peut pas s'empêcher, quasi quotidiennement, de « faire ses plaintes » à Mlle de Chartres, c'est parce que, à chaque fois, sans trop y croire, il espère sans doute plus ou moins confusément, que ses réponses vont lui permettre de découvrir, sinon que les sentiments de sa future épouse sont enfin ceux qu'il voudrait tant trouver en elle, du moins qu'ils commencent à s'en rapprocher un tout petit peu. Mais, à chaque fois, il se rend compte, au contraire, qu'il n'en est rien : « M. de Clèves ne voyait que trop combien elle était éloignée d'avoir pour lui des sentiments qui le pouvaient satisfaire puisqu'il lui paraissait même qu'elle ne les entendait pas ». On le voit, comme Mme de Lafayette, M. de Clèves croit que Mlle de Chartres n'a pas du tout compris le sens de ses plaintes. Rien de plus normal, puisque, à la différence de Mme de Lafayette, il ignore, lui, tout de la conversation que Mlle de Chartres a eue avec sa mère. S'il savait que Mlle de Chartres est consciente de n'avoir « aucune inclination particulière » pour lui, sans doute serait-il alors encore un peu plus inquiet, encore un peu plus insatisfait qu'il ne l'est. ¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤ ¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤ …… Comme c'est pratiquement le cas de toutes les pages de La Princesse de Clèves, l'intérêt de ce texte réside essentiellement dans l'analyse psychologique. Il est d'abord destiné, nous l'avons dit, à faire le point sur les sentiments respectifs de Mlle de Chartres et de M. de Clèves à la veille de leur mariage. Il est particulièrement intéressant, et amusant, de comparer ce dialogue avec le dialogue de Charlotte et de Pierrot à la première scène de l'acte II de Dom Juan. Il me paraît, en effet, difficile de trouver deux textes qui soient à la fois plus proches l'un de l'autre en ce qui concerne le fond et plus dissemblables par le style et par le ton. Comme Mlle de Chartres et M. de Clèves, Charlotte et Pierrot sont sur le point d'être mariés, et la chose est officielle, puisqu'ils sont fiancés. Comme M. de Clèves, Pierrot est très amoureux de la jeune fille qu'il va épouser, mais, comme lui, il se désole de ne pas trouver chez elle un sentiment qui réponde au sien, et, comme lui, il ne peut s'empêcher de s'en plaindre à elle d'une façon quasi quotidienne, car il est clair que le dialogue auquel Molière nous fait assister n'est, comme celui de Mlle de Chartres et de M. de Clèves, ni le premier ni le dernier dialogue de ce genre [31]. Comme M. de Clèves, c'est, bien sûr, Pierrot qui prend l'initiative d'une conversation dont Charlotte, comme Mlle de Chartres, se serait bien passée [32], et, comme M. de Clèves, il dit sans ambages à Charlotte qu'il n'est pas satisfait d'elle [33]. Comme Mlle de Chartres, Charlotte prétend ne pas comprendre les reproches de son fiancé et ne pas voir ce qu'elle pourrait faire pour le satisfaire [34]. Comme M. de Clèves, Pierrot pense que, quand on aime vraiment quelqu'un, on ne peut s'empêcher de le montrer : « quand ça est, ça se voit [35]». Et, comme celles que M. de Clèves se plaint de ne pas trouver chez Mlle de Chartres, les marques d'un véritable amour que Pierrot se plaint de ne pas trouver chez Charlotte, ne laissent pas d'être, à première vue, assez déroutantes. Si M. de Clèves se plaint de ne trouver chez Mlle de Chartres « ni impatience ni inquiétude ni chagrin », Pierrot se plaint, lui, que Charlotte ne lui donne jamais de gifle ni de bourrade et ne lui joue jamais de méchants tours : « Regarde la grosse Thomasse comme elle est assottée du jeune Robain, alle est toujou autour de ly à lagacer, et ne le laisse jamais en repos. Toujou al ly fait queuque niche, ou ly baille quelque taloche en passant, et l'autre jour qu'il était assis sur un escabiau, al fu le tirer de dessous ly, et le fit choir tout de son long par tarre. Jarny vla où len voit les gens qui aimont ». …… Mais tout en faisant le point sur la situation au moment où Mlle de Chartres et M. de Clèves vont se marier, Mme de Lafayette, et là encore on pourrait dire la même chose de bien des pages du roman, n'en prépare pas moins la suite. Ces plaintes de M. de Clèves, que Mlle de Chartres ne comprend pas encore vraiment, elle s'en souviendra quand elle se rendra compte qu'elle est amoureuse de M. de Nemours, et c'est alors seulement qu'elle en comprendra vraiment tout le sens. En effet, aussitôt après nous avoir appris comment Mme de Clèves s'est rendue compte qu'elle est amoureuse de M. de Nemours, Mme de Lafayette ajoutera : « Elle vit alors que les sentiments qu'elle avait pour lui étaient ceux que M. de Clèves lui avait tant réclamés [36]». Ainsi, on peut dire que M. de Clèves, en se plaignant continuellement à Mlle de Chartres de ne pas trouver chez elle les sentiments qu'il attend, l'aura préparée à prendre conscience de ceux qu'elle éprouvera pour M. de Nemours. …… Mais le grand événement que Mme de Lafayette ne cesse pour ainsi dire de préparer tout au long de son roman, c'est la décision de son héroïne de renoncer à épouser M. de Nemours [37]. Or cette décision sera essentiellement liée à la conviction, qui sera la sienne à la fin du roman, que l'amour ne dure que s'il reste insatisfait. Mais, si Mme de Clèves s'est peu à peu persuadée qu'il ne saurait y avoir d'amour heureux parce qu'il ne saurait y avoir d'amour qu'insatisfait, c'est parce que, sans parler de son cas à elle, elle n'a jamais entendu parler que d'amours insatisfaits, elle n'a jamais rencontré autour d'elle que des amours insatisfaits. Et, de tous ces amours malheureux, c'est évidemment celui de M. de Clèves qui l'a le plus marquée, non seulement par ce que c'est, bien sûr, celui qu'elle a le mieux connu, mais surtout parce qu'il lui a paru particulièrement exemplaire. M. de Clèves est, en effet, à ses yeux, l'exemple même de la force et de l'intensité de la passion amoureuse, à tel point que son cas peut sembler constituer, à première vue, une exception à la règle générale qu'elle a cru pouvoir dégager, à savoir que l'amour ne peut durer dans le mariage. Mais elle a finalement compris, ou du moins elle a cru comprendre, que, non seulement l'exception n'était qu'apparente, mais qu'en réalité elle ne faisait que confirmer la règle d'une manière particulièrement éclatante. Car, pour elle, si l'amour ne peut durer dans le mariage, c'est parce que, plus ou moins lentement, mais inévitablement, il finit par s'éteindre. une fois qu'il est satisfait. Si celui de M. de Clèves ne s'est jamais éteint, s'il est resté toujours aussi fort qu'au premier jour, c'est parce qu'il n'a jamais trouvé chez sa femme l'amour qui aurait répondu au sien, comme Mme de Clèves le dira à M. de Nemours, lorsqu'elle lui expliquera à la fin du roman, pourquoi elle renonce à l'épouser : « M. de Clèves était peut-être l'unique homme du monde capable de conserver de l'amour dans le mariage […] peut-être aussi que sa passion n'avait subsisté que parce qu'il n'en avait pas trouvé en moi [38]».
NOTES : [1] Ce texte a déjà été étudié par Mme Claudette Delhez-Sarlet, in Cahiers d'analyse textuelle, Liège, 1961, pp. 54-66) et par M. Roland Derche (Études de textes francais, XVIIe siècle, S.E.D.E.S., Paris, 1964, pp. 328-350) avec lesquels je me trouve très largement d'accord. [2] P. 149 [3] Mme de Lafayette se sert du dialogue pour nous éclairer sur les sentiments de ses personnages, mais elle ne cherche guère à nous donner l'impression que nous entendons vraiment un dialogue pris sur le vif. Conçu essentiellement pour être un instrument de l'analyse psychologique, il a quelque chose d'abstrait. C'est moins un dialogue particulier que la quintessence de tous les dialogues qui ont eu lieu sur ce thème entre les futurs époux. C'est ce qu'a bien vu M. Alain Niderst : « On ne nous dit rien des gestes, ni des regards des personnages. L'entretien est coupé aussi sèchement qu'il était introduit. Ce n'est donc qu'un document - et tellement net, tellement pur de tout élément extérieur, tellement typique, qu'il semble fabriqué; on ne croit pas vraiment que la romancière nous rapporte une conversation des deux fiancés; il semble plutôt qu'elle invente un dialogue idéal pour nous faire comprendre leur situation, et leurs sentiments. Ce n'est pas exactement ce qu'ils ont dit, c'est ce qu'ils auraient dû dire » (La Princesse de Clèves, le roman paradoxal, p. 159). [4] Voir p. 144 : « Il blâma ce dessein, il s'emporta et cacha si peu cet emportement que le sujet s'en répandit bientôt à la cour et alla jusqu'à Mme de Chartres ». Le lecteur n'est pas surpris de la réaction du duc de Nevers que Mme de Lafayette avait clairement laissé prévoir en écrivant deux pages plus haut : « Ce duc avait d'étroites liaisons avec la duchesse de Valentinois : elle était ennemie du vidame, et cette raison était suffisante pour empêcher le duc de Nevers de consentir que son fils pensât à sa nièce » (pp. 141-142). [5] Voir p. 144. On s'étonne d'autant moins de sa réaction que Mme de Lafayette nous a appris plus haut que « Mme de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille » (p. 137). [6] Voir pp. 144-146. [7] P. 147. [8] Ibidem. [9] PP. 147-148 [10] On peut sans doute s'étonner un peu de cette litote. Si Mme de Lafayette avait reproduit les propos de M. de Clèves s'adressant à Mlle de Chartres, la litote aurait été très naturelle. Mais dans la mesure où c'est la narratrice elle-même qui fait le point sur les sentiments de M. de Clèves, la litote s'explique assez mal. Elle s'explique d'autant plus mal, que, dans le dialogue qui va suivre, M. de Clèves, lui, ne va pas recourir à la litote pour faire part de son insatisfaction à Mlle de Chartres. [11] P. 148 [12] Ibidem. [13] Si Mlle de Chartres avait eu un peu plus d'expérience, elle l'aurait d'autant mieux compris que M. de Clèves l'avait clairement laissé entendre : « il lui dit que ceux [les sentiments] qu'il avait pour elle étaient d'une nature qui le rendrait éternellement malheureux si elle n'obéissait que par devoir aux volontés de madame sa mère ». [14] Elles n'ont duré sans doute que le temps, pour M. de Clèves, d'obtenir le consentement de Mlle de Chartres, ce qu'il fit « dès le lendemain » (p. 149), et de voir son mariage annoncé officiellement. [15] PP. 148-1549. [16] Le mot « modestie » a, bien sûr, ici le sens de « pudeur ». Rappelons la définition que donne le Dictionnaire de l'Académie (1694) : « Modération, retenue dans les sentiments et dans tout ce qui paraît au-dehors » et il ajoute : « Se prend aussi quelquefois pour Pudeur ». [17] Voir pp. 138-139 : « Il fut tellement surpris de sa beauté qu'il ne put cacher sa surprise; et Mlle de Chartres ne put s'empêcher de rougir en voyant l'étonnement qu'elle lui avait donné. […] Il s'aperçut que ses regards l'embarrassaient, contre l'ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisir l'effet de leur beauté; il lui parut même qu'il était cause qu'elle avait de l'impatience de s'en aller, et en effet elle sortit assez promptement. […] Il demeura si touché de sa beauté et de l'air modeste qu'il avait remarqué dans ses actions qu'on peut dire qu'il conçut pour elle dès ce moment une passion et une estime extraordinaires. » [18] Op. cit., p. 57 [19] Mme de Lafayette nous apprend un peu plus loin qu'après le mariage, M. de Clèves « conservait pour elle [Mme de Clèves] une passion violente et inquiète qui troublait sa joie » (p. 151). Cette inquiétude ne fera, bien sûr, que grandir encore à partir du moment où Mme de Clèves lui avouera qu'elle aime un autre homme. Rappelons seulement ce qu'il dira à sa femme le jour où il lui fera une sorte de scène parce qu'elle aura refusé de recevoir M. de Nemours : « Je n'ai que des sentiments violents et incertains dont je ne suis pas le maître […]. Enfin il n'y a plus en moi ni de calme ni de raison. Je ne sais comment j'ai pu vivre depuis que vous me parlâtes à Coulommiers » (pp. 276-277). [20] Ainsi, tout au début, au moment où elle vient de découvrir qu'elle était amoureuse de M. de Nemours, manifeste-t-elle un peu d'humeur envers la reine dauphine, pour qui elle croit que M. de Nemours éprouve une grande passion, lorsqu'elle lui dit que M. de Nemours semble ne plus s'intéresser à aucune des nombreuses maîtresses qu'il avait : « Elle se sentait quelque aigreur contre Mme la dauphine de lui voir chercher des raisons et s'étonner d'une chose dont apparemment elle savait mieux la vérité que personne. Elle ne put s'empêcher de lui en témoigner quelque chose » (p. 170). Citons encore l'aigreur qu'elle manifeste d'abord envers M. de Nemours, avant qu'il ne se soit disculpé, lorsqu'il vient la trouver pour lui expliquer que la lettre de Mme de Thémines était adressée au Vidame de Chartres, et non à lui, comme le croyait Mme de Clèves : « L'aigreur que M. de Nemours voyait dans l'esprit de Mme de Clèves lui donnait le plus sensible plaisir qu'il eût jamais eu et balançait son impatience de se justifier » (p. 229). Citons encore la réaction de Mme de Clèves au moment où, entrant par hasard dans la pièce où elle se trouve, M. de Nemours la surprend alors qu'elle vient, malgré elle, d'apporter à M. de Clèves la certitude que c'était bien de lui qu'elle était amoureuse, et lui demande « ce qui la rendait plus rêveuse que de coutume […] - Au nom de Dieu, lui dit-elle, laissez-moi en repos ! » (pp. 249-250). [21] P. 153. [22] C'est Mme de Chartres qui a été involontairement à l'origine de cette découverte. Soupçonnant fortement sa fille d'être amoureuse de M. de Nemours et voulant en avoir le cœur net, elle se mit un jour à lui dire que le bruit courait que M. de Nemours avait une grande passion pour la reine dauphine. Mais Mme de Chartres n'avait pas pensé qu'en cherchant à s'éclairer sur les sentiments de sa fille, elle risquait fort de l'éclairer en même temps sur ses propres sentiments, et c'est ce qui s'est passé : « Mme de Clèves n'avait jamais ouï parler de M. de Nemours et de Mme la dauphine; elle fut si surprise de ce que lui dit sa mère, et elle crut si bien voir combien elle s'était trompée dans tout ce qu'elle avait pensé des sentiments de ce prince qu'elle en changea de visage […]. L'on ne peut exprimer la douleur qu'elle sentit de connaître par ce que lui venait de dire sa mère, l'intérêt qu'elle prenait à M. de Nemours : elle n'avait encore osé se l'avouer à elle-même » (p. 169). Le chagrin, Mme de Clèves amoureuse, l'a même déjà connu avant de savoir qu'elle était amoureuse, lors de l'épisode du bal du maréchal de Saint-André auquel elle n'était pas allée pour faire plaisir, sans se l'avouer à elle-même, à M. de Nemours qui ne pouvait s'y rendre et dont le prince de Condé avait dit devant elle qu'il n'aimait pas que sa maîtresse aille à un bal où il n'était pas. Le lendemain, la reine dauphine, s'étonnant de la bonne mine de Mme de Clèves, lui tint, en présence de M. de Nemours, des propos qui, sans qu'elle-même s'en doutât, pouvait lui faire deviner la vérité. Mme de Chartres qui était présente, intervint alors pour dissiper les éventuels soupçons de M. de Nemours, en affirmant bien haut que sa fille avait réellement été malade : « Mme de Clèves avait d'abord été fâchée que M. de Nemours eût eu lieu de croire que c'était lui qui l'avait empêchée d'aller chez le maréchal de Saint-André; mais ensuite elle sentit quelque espèce de chagrin que sa mère lui en eût entièrement ôté l'opinion » (p. 168). Mais, bien sûr, ce n'est là encore qu'un chagrin très vague (Mme de Lafayette dit « quelque espèce de chagrin »), puisque Mme de Clèves ne sait pas encore consciemment qu'elle est amoureuse. De tous les chagrins que connaîtra ensuite Mme de Clèves amoureuse, le plus violent sera sans doute celui qu'elle éprouvera après la lecture de la lettre de Mme de Thémines qu'elle croit adressée à M. de Nemours : « Jamais affliction n'a été si piquante et si vive […] ce mal qu'elle trouvait si insupportable, était la jalousie avec toutes les horreurs dont elle peut être accompagnée » (pp. 212-213). Le souvenir de cette souffrance jouera un rôle essentiel dans sa décision finale de ne pas épouser M. de Nemours. [23] Op. cit., p. 339. [24] Dans l'espèce de 'scène' qu'il lui fait lorsqu'elle n'a pas voulu recevoir M. de Nemours, il en vient à lui reprocher de lui avoir avoué qu'elle aimait un autre homme, en lui disant : « Vous aviez donc oublié que je vous aimais éperdument et que j'étais votre mari ? L'un des deux peut porter aux extrémités : que ne peuvent les deux ensemble ? » (p.276). [25] Op. cit., p. 339. [26] L'expression « de certaines apparences » rappelle celle qu'il a employée dans la première réplique : « une sorte de bonté ». [27] Comme Mme de Lafayette va nous l'apprendre, dans le paragraphe qui suit immédiatement notre extrait, le chevalier de Guise qui n'a pas eu, comme M. de Clèves, la chance de pouvoir épouser Mlle de Chartres, a du moins réussi, grâce à son infortune, à lui inspirer de la pitié et donc à toucher son cœur : « Le chevalier de Guise revint d'un voyage peu de jours avant les noces […]. Il lui fit connaître, à son retour, qu'elle était cause de l'extrême tristesse qui paraissait sur son visage; et il avait tant de mérite et d'agréments qu'il était difficile de le rendre malheureux sans en avoir quelque pitié. Aussi ne se pouvait-elle défendre d'en avoir; mais cette pitié ne la conduisait pas à d'autres sentiments : elle contait à sa mère la peine que lui donnait l'affliction de ce prince » (p. 150). [28] P. 171. Par la suite Mme de Lafayette nous parlera souvent du « trouble » qu'éprouve Mme de Clèves à cause de M. de Nemours. C'est le cas lors de la visite de condoléances qu'il lui fait après la mort de Mme de Chartres : « L'inclination qu'elle avait pour ce prince lui donnait un trouble dont elle n'était pas maîtresse » (p. 193). C'est le cas les jours suivants : « Elle voyait M. de Nemours chez Mme la dauphine; elle le voyait chez M. de Clèves, où il venait souvent avec d'autres personnes de qualité de son âge, afin de ne pas se faire remarquer; mais elle ne le voyait plus qu'avec un trouble dont il s'apercevait aisément » (p. 197). C'est le cas lors de l'accident de M. de Nemours : « On courut à lui, et on le crut considérablement blessé. Mme de Clèves le crut encore plus blessé que les autres. L'intérêt qu'elle y prenait lui donna une appréhension et un trouble qu'elle ne songea pas à cacher » (p. 207). C'est le cas lorsque la reine dauphine lui donne à lire la lettre qu'elle croit adressée à M. de Nemours : « Mme la dauphine […] la laissa si étonnée et dans un si grand saisissement qu'elle fut quelque temps sans pouvoir sortir de sa place. L'impatience et le trouble où elle était ne lui permirent pas de demeurer chez la reine » (p. 210). C'est le cas lorsque M. de Clèves lui dit, pour voir sa réaction, que M. de Nemours doit les accompagner en Espagne : « Le nom de M. de Nemours et la pensée d'être exposée à le voir tous les jours pendant un long voyage, en présence de son mari, donna un tel trouble à Mme de Clèves qu'elle ne put le cacher » (p. 249). C'est le cas lorsque M. de Nemours veut lui rendre visite, avant de partir à Reims avec la cour, et que, dans un moment de panique, elle lui fait dire qu'elle se trouve mal, comprenant trop tard qu'elle a commis une grave erreur : « Sitôt que Mme de Clèves fut un peu remise du trouble que lui avait donné la pensée de la visite de ce prince, toutes les raisons qui la lui avaient fait refuser disparurent » (p. 274). C'est encore le cas lorsque M. de Nemours la contemple à son insu à Coulommiers, et que, tournant la tête, « elle crut le reconnaître et sans balancer ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes. Elle y entra avec tant de trouble qu'elle fut contrainte, pour le cacher, de dire qu'elle se trouvait mal » (p. 283). [29] C'est le cas notamment lorsque M. de Nemours vient lui présenter ses condoléances après la mort de Mme de Chartres : « Cette princesse était sur son lit, il faisait chaud et le vue de M. de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuait pas sa beauté » (p. 191). [30] M. Roland Derche ne semble pas avoir compris ce que voulait dire M. de Clèves, puisqu'il traduit son propos de la façon suivante : « c'est-à-dire un vague sentiment de fierté masculine…». Cette explication est bien peu satisfaisante : M. de Clèves n'est pas du genre faraud et le fait d'effaroucher une jeune fille sans expérience ne saurait le rendre fier. D'ailleurs, M. Roland Derche n'est sans doute lui-même pas très sûr de son explication, comme semblent l'indiquer les points de suspension. [31] Charlotte dit, en effet, à Pierrot : « Mon quieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la mesme chose », ce à quoi Pierrot lui répond : « Je te dis toujou la mesme chose, parce que c'est toujou la mesme chose, et si ce n'estoit pas toujou la mesme chose, je ne te dirois pas toujou la même chose ». [32] Rappelons qu'au début de la scène Pierrot a raconté à Charlotte comment il avait sauvé Dom Juan de la noyade, et, au lieu de se mettre lui-même en valeur, comme il en avait l'occasion, il n'a réussi qu'à lui donner l'envie d'aller voir au plus vite l'homme qu'il a sauvé : « Par ma fi, Piarrot, il faut que j'aille voir un peu ça ». C'est alors qu'il la retient, en lui disant : « O accoute un peu auparavant, Charlotte, j'ay queuque autre chose à te dire moy ». [33] « Vois-tu, Charlotte, il faut, comme dit l'autre, que je débonde mon cœur. Je t'aime, tu le sçais bian, et je somme pour estre mariez ensemble, mais marquenne, je ne suis point satifait de toy ». [34] « Quement ?qu'est-ce donc qu'iglia ? (…) Mais, qu'est-ce qu'il te faut ? que veux-tu ? (…) Quement veux-tu donc qu'on fasse » [35] Un peu plus loin, Charlotte lui ayant répondu : « Que veux-tu que j'y fasse ? c'est mon himeur, et je ne me pis refondre », il lui réplique : « Ignia himeur qui quienne. Quand en a de l'amiquié pour les personnes,lan en baille toujou queuque petite signifiance ». [36] P. 275. [37] Je suis assez largement d'accord avec ce que dit sur ce point M. Gérard Genette : « tout, dans La Princesse de Clèves, serait suspendu à ceci, qui serait proprement son telos : Mme de Clèves, veuve, n'épousera pas M. de Nemours, qu'elle aime, de même que tout, dans Bérénice, est suspendu au dénouement énoncé par Tacite : invitus invitam dimisit ' ('Vraisemblance et motivation', Figures II, Le Seuil, 1969, p. 95). Encore faut-il, pour bien le montrer, s'appuyer sur une étude attentive du texte, ce que ne fait guère M. Genette qui juge sans doute un tel travail trop subalterne. Notons, en passant, que la formule qu'il attribue à Tacite, et qui est, pour être tout à fait exact, dimisit invitus invitam, appartient en réalité à Suétone. [38] P. 387.
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