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………Une scène de ménage un peu insolite



…… Mmes de Nevers et de Martigues, en sortant de chez elle, allèrent chez la reine dauphine; M. de Clèves y était. Cette princesse leur demanda d'où elles venaient; elles lui dirent qu'elles venaient de chez Mme de Clèves où elles avaient passé une partie de l'après-dînée avec beaucoup de monde et qu'elles n'y avaient laissé que M. de Nemours. Ces paroles, qu'elles croyaient si indifférentes, ne l'étaient pas pour M. de Clèves. Quoiqu'il dût bien s'imaginer que M. de Nemours pouvait trouver souvent des occasions de parler à sa femme; néanmoins la pensée qu'il était chez elle, qu'il y était seul et qu'il lui pouvait parler de son amour lui parut dans ce moment une chose si nouvelle et si insupportable que la jalousie s'alluma dans son cœur avec plus de violence qu'elle n'avait encore fait. Il lui fut impossible de demeurer chez la reine; il s'en revint, ne sachant pas même pourquoi il revenait et s'il avait dessein d'aller interrompre M. de Nemours. sitôt qu'il s'approcha de chez lui, il regarda s'il ne verrait rien qui lui pût faire juger si ce prince y était encore; il sentit du soulagement en voyant qu'il n'y était plus et il trouva de la douceur à penser qu'il ne pouvait y avoir demeuré longtemps. Il s'imagina que ce n'était peut-être pas M. de Nemours, dont il devait être jaloux et, quoiqu'il n'en doutât point, il cherchait à en douter; mais tant de choses l'en auraient persuadé qu'il ne demeurait pas longtemps dans cette incertitude qu'il désirait. Il alla d'abord dans la chambre de sa femme et, après lui avoir parlé quelque temps de choses indifférentes, il ne put s'empêcher de lui demander ce qu'elle avait fait et qui elle avait vu; elle lui en rendit compte. Comme il vit qu'elle ne lui nommait point M. de Nemours, il lui demanda, en tremblant, si c'était tout ce qu'elle avait vu, afin de lui donner lieu de nommer ce prince et de n'avoir pas la douleur qu'elle lui en fît une finesse. Comme elle ne l'avait point vu, elle ne le lui nomma point, et M. de Clèves reprenant la parole avec un ton qui marquait son affliction :
…… - Et monsieur de Nemours, lui dit-il, ne l'avez-vous point vu ou l'avez-vous oublié ?
…… - Je ne l'ai point vu, en effet, répondit-elle; je me trouvais mal et j'ai envoyé une de mes femmes lui faire des excuses.
…… - Vous ne vous trouviez donc mal que pour lui, reprit M. de Clèves. Puisque vous avez vu tout le monde, pourquoi des distinctions pour M. de Nemours ? Pourquoi ne vous est-il pas comme un autre ? Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue ? Pourquoi lui laissez-vous voir que vous la craignez ? Pourquoi lui faites-vous connaître que vous vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur lui ? Oseriez-vous refuser de le recevoir si vous ne saviez bien qu'il distingue vos rigueurs de l'incivilité ? Mais pourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour lui ? D'une personne comme vous, madame, tout est des faveurs hors l'indifférence.
…… - Je ne croyais pas, reprit Mme de Clèves, quelque soupçon que vous ayez sur M. de Nemours, que vous pussiez me faire des reproches de ne l'avoir pas vu.
…… - Je vous en fait pourtant, madame, répliqua-t-il, et ils sont bien fondés. Pourquoi ne pas le voir, s'il ne vous a rien dit ? Mais, madame, il vous a parlé; si son silence seul vous avait témoigné sa passion, elle n'aurait pas fait en vous une si grande impression. Vous n'avez pu me dire la vérité tout entière, vous m'en avez caché la plus grande partie; vous vous êtes repentie même du peu que vous m'avez avoué et vous n'avez pas eu la force de continuer. Je suis plus malheureux que je ne l'ai cru et je suis le plus malheureux de tous les hommes.

………………………………La Princesse de Clèves, pp. 274-276.



L'aveu de Mme de Clèves à son mari inaugure entre les deux époux une période de tension croissante qui aboutira à la mort de M. de Clèves, consumé par la douleur et par la jalousie, persuadé qu'il sera d'avoir été trompé par sa femme, lorsqu'il apprendra, par le gentilhomme qu'il a chargé de suivre M. de Nemours, que celui-ci s'est introduit à deux reprises la nuit dans le parc de Coulommiers. Sa femme ayant refusé de lui apprendre le nom de l'homme qu'elle aimait, M. de Clèves se torture l'esprit pour deviner de qui il s'agit et ne peut s'empêcher de faire part à sa femme de ses soupçons. Il en vient enfin, nous l'avons vu, à tendre un piège à sa femme pour le savoir.

Un autre épisode va alors accroître encore la tension qui règne entre les deux époux, celui de l'indiscrétion de M. de Nemours. Nous avons déjà souligné son importance. Rappelons seulement qu'il donne lieu à une séance d'explications très pénible entre les deux époux dont ils sortent pleins d'amertume et de défiance réciproque : « Ils étaient si occupés l'un et l'autre de leurs pensées qu'ils furent longtemps sans parler, et ils ne sortirent de ce silence que pour redire les mêmes choses qu'ils avaient déjà dites plusieurs fois, et demeurèrent le cœur et l'esprit plus éloignés et plus altérés qu'ils ne l'avaient encore eu [1]». Peu de jours après va avoir lieu un nouvel accident qui va raviver la tension qui règne dans le couple et amener M. de Clèves à faire une sorte de scène de ménage à sa femme. C'est l'objet de notre passage.

Il se situe peu après la mort d'Henri II. Toute la cour doit aller à Reims pour le sacre du nouveau roi, mais Mme de Clèves, avec l'accord de son mari, a décidé, pour éviter d'être exposée à rencontrer souvent M. de Nemours, de ne pas faire le voyage de Reims et de se retirer à Coulommiers. M. de Nemours, l'ayant appris, veut à tout prix la voir avant de partir à Reims et décide d'aller chez elle assez tard pour pouvoir espérer la trouver seule. C'est le calcul qu'il avait déjà fait, et cela lui avait réussi, lorsqu'il était venu présenter ses condoléances à Mme de Clèves après la mort de Mme de Chartres [2]. La chance, c'est-à-dire la romancière, semble d'abord vouloir lui sourire une seconde fois, puisqu'il arrive de nouveau chez Mme de Clèves au moment précis où ses dernières visiteuses, Mmes de Nevers et de Martigues, en sortent. Mais, quand on annonce à Mme de Clèves que M. de Nemours veut la voir, elle est prise d'une sorte de panique et ne peut se résoudre à le recevoir : « La crainte qu'elle eut qu'il ne lui parlât de sa passion, l'appréhension de lui répondre trop favorablement, l'inquiétude que cette visite pouvait donner à son mari, la peine de lui en rendre compte ou de lui cacher toutes ces choses, se présentèrent en un moment à son esprit et lui firent un si grand embarras qu'elle prit la résolution d'éviter la chose du monde qu'elle souhaitait peut-être le plus. Elle envoya une de ses femmes à M. de Nemours, qui était dans son antichambre, pour lui dire qu'elle venait de se trouver mal et qu'elle était bien fâchée de ne pouvoir recevoir l'honneur qu'il lui voulait faire [3]». M. de Nemours repart la mort dans l'âme, et, bien sûr, sans être dupe un seul instant du prétexte invoqué par Mme de Clèves pour ne pas le recevoir : « Quelle douleur pour ce prince de ne pas voir Mme de Clèves et de ne pas la voir parce qu'elle ne voulait pas qu'il la vît [4] ! ». Quant à Mme de Clèves, une fois passé le moment de panique que lui avait causé la perspective d'un tête-à-tête avec M. de Nemours, elle va, en reprenant peu à peu ses esprits, se rendre compte qu'elle a commis une très grosse erreur en refusant de le recevoir : « sitôt que Mme de Clèves fut un peu remise du trouble que lui avait donné la pensée de la visite de ce prince, toutes les raisons qui la lui avaient fait refuser disparurent; elle trouva même qu'elle avait fait une faute et, si elle eût osé ou qu'il eût encore été assez à temps, elle l'aurait fait rappeler [5]». Mme de Clèves n'a évidemment pas tort de penser qu'elle a commis une grave erreur et elle va en avoir aussitôt la confirmation avec les très vifs reproches de son mari qui, sans le savoir, va lui dire avec beaucoup force et de netteté ce que sans doute elle venait de se dire à elle-même d'une manière beaucoup plus confuse.



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Le mouvement du texte est très simple. Mme de Lafayette nous dit d'abord très rapidement comment M. de Clèves apprend que M. de Nemours vient d'arriver chez sa femme après le départ de toutes les personnes qui étaient chez elle. Cette nouvelle déclenche aussitôt en lui une violente crise de jalousie qui l'oblige à rentrer chez lui où il éprouve un soudain soulagement en voyant que M. de Nemours n'y est plus. Il se rend alors chez sa femme et ne peut s'empêcher de la soumettre à un véritable interrogatoire jusqu'à ce qu'elle lui apprenne qu'elle a refusé de recevoir M. de Nemours. M. de Clèves lui reproche alors de ne l'avoir pas reçu, en dégageant avec une rigueur implacable les implications d'un tel refus qui suppose non seulement que sa femme et M. de Nemours savent parfaitement l'un et l'autre que leur amour est réciproque, mais que l'est aussi la connaissance qu'ils ont de cette réciprocité. Mme de Clèves ayant cru devoir protester contre ses reproches, M. de Clèves pousse plus loin ses déductions : le geste de Mme de Clèves prouve que M. de Nemours lui a fait part de sa passion. M. de Clèves en conclut que l'aveu de sa femme a été incomplet. Il termine en disant son désespoir.

Les premières lignes du texte nous expliquent par quel hasard, une fois de plus soigneusement réglé par la romancière, M. de Clèves est informé que M. de Nemours s'est rendu chez sa femme assez tôt pour avoir tout lieu de penser qu'il y est encore : « Mmes de Nevers et de Martigues, en sortant de chez elle [Mme de Clèves], allèrent chez la reine dauphine; M. de Clèves y était. Cette princesse leur demanda d'où elles venaient; elle lui dirent qu'elles venaient de chez Mme de Clèves où elles avaient passé une partie de l'après-dînée avec beaucoup de monde et qu'elles n'y avaient laissé que M. de Nemours ». C'est le lendemain que toute la cour doit se transporter à Reims, de sorte que beaucoup de gens sont venus faire une visite à Mme de Clèves, puisqu'ils ne la verront pas pendant un certain temps, et M. de Nemours a donc pensé qu'il pouvait lui aussi lui rendre visite sans éveiller les soupçons. Mais, nous l'avons vu, voulant en même temps la voir seul à seule, il a fait en sorte d'arriver assez tard pour avoir de bonnes chances de ne plus trouver personne chez elle et cependant encore assez tôt pour que sa visite puisse encore passer pour une banale visite de courtoisie [6], et il a parfaitement réussi, puisqu'il a croisé, en arrivant chez Mme de Clèves, les dernières visiteuses qui sortaient de chez elle, Mmes de Nevers et de Martigues. Si celles-ci sont parties les dernières de chez Mme de Clèves, c'est sans doute parce qu'elle sont l'une et l'autre de ses intimes : Mme de Nevers est la femme du frère aîné de M. de Clèves, devenu duc de Nevers après la mort de leur père, et donc la belle-sœur de Mme de Clèves; quant à Mme de Martigues, c'est la maîtresse du vidame de Chartres et Mme de Clèves, qui l'invitera à passer quelques jours avec elle à Coulommiers après les cérémonies du sacre, est assez liée avec elle [7].

Mmes de Nevers et de Martigues n'ont évidemment pas imaginé un seul instant que Mme de Clèves pourrait ne pas recevoir M. de Nemours et elles sont donc parties persuadées de les avoir laissés en tête-à -tête. C'est donc ce qu'elle vont dire à la reine dauphine. Cela n'aurait point eu de conséquences, si le même hasard, si complaisant envers la romancière, qui les avait fait sortir de chez Mme de Clèves au moment précis où M. de Nemours y arrivait, ne les avait fait aussi arriver chez la reine dauphine alors que M. de Clèves s'y trouvait lui-même. Et c'est ainsi que M. de Clèves va apprendre que M. de Nemours est allé rendre visite à sa femme, visite qu'il aurait pu ne jamais apprendre, mais que la romancière tenait absolument à lui apprendre, puisqu'elle n'avait envoyé M. de Nemours rendre visite à Mme de Clèves qu'afin que M. de Clèves pût l'apprendre.

Et cette nouvelle ne va pas manquer de lui faire tout l'effet que la romancière en escomptait : « Ces paroles, qu'elles croyaient si indifférentes, ne l'étaient pas pour M. de Clèves. Quoiqu'il dût bien s'imaginer que M. de Nemours pouvait trouver souvent des occasions de parler à sa femme; néanmoins la pensée qu'il était chez elle, qu'il y était seul et qu'il lui pouvait parler de son amour lui parut dans ce moment une chose si nouvelle et si insupportable que la jalousie s'alluma dans son cœur avec plus de violence qu'elle n'avait encore fait ». Mme de Lafayette souligne le caractère irrationnel de la réaction de M. de Clèves. Il se rend bien compte qu'en soi la visite de M. de Nemours est, somme toute, un événement assez banal et qui, logiquement, n'est pas de nature à modifier vraiment la situation. M. de Nemours n'a fait que profiter d'une des fréquentes « occasions »que la vie de cour peut lui offrir de parler à sa femme. Celle-ci, lorsqu'elle lui a avoué qu'elle aimait un autre homme, a assuré M. de Clèves qu'on ne lui avait jamais rien dit dont elle ait pu s'offenser [8]. Ou bien donc elle lui a menti et M. de Nemours lui a déjà parlé de sa passion; mais alors, s'il le fait de nouveau, cela ne fera qu'une fois de plus. Ou bien elle ne lui a pas menti, et alors elle saura sans doute faire en sorte une fois de plus de ne pas se laisser dire ce qu'elle ne veut pas se laisser dire. Aussi sa réaction aurait-elle été sans doute beaucoup moins violente, s'il n'avait appris cette visite qu'une fois qu'elle eût été finie. Ce qu'il ne peut supporter, c'est moins le fait même du tête-à-tête entre M. de Nemours et sa femme que la pensée qu'il a lieu « dans ce moment ». Ce qu'il ne peut supporter, c'est de se dire qu'en cet instant même M. de Nemours est seul avec sa femme. Ce qu'il ne peut supporter, c'est cette concomitance entre la visite de M. de Nemours et l'annonce qui lui en est faite. Cette concomitance confère à cette visite une sorte de proximité et de présence quasi magiques. M. de Clèves a un peu l'impression qu'il aurait s'il faisait un cauchemar, et s'il rêvait que M. de Nemours et sa femme étaient tout à côté, dans la pièce voisine, séparés de lui par une glace sans tain si épaisse et si solide qu'il ne pourrait ni la briser ni se faire entendre [9].

Cette idée lui est si insupportable qu'il va écourter sa visite à la reine dauphine et rentrer tout droit chez lui : « Il lui fut impossible de demeurer chez la reine; il s'en revint, ne sachant pas même pourquoi il revenait et s'il avait dessein d'aller interrompre M. de Nemours ». On le voit, il est saisi d'une impulsion aussi irrésistible et aussi irréfléchie que celle qui a saisi M. de Nemours le jour où, s'étant égaré au cours d'une partie de chasse et ayant appris qu'il se trouvait près de Coulommiers, il avait aussitôt lancé son cheval au grand galop dans la direction qu'on lui indiquait [10]. M. de Clèves ne sait pas encore s'il va effectivement faire quelque chose et mettre fin au tête-à-tête de M. de Nemours et de sa femme, mais il éprouve le besoin impérieux de se mettre en situation de pouvoir le faire. On ne peut savoir ce qu'il aurait finalement fait, si le problème s'était effectivement posé, mais on peut penser pourtant, étant donné la « violence »avec laquelle la jalousie s'est emparée de lui, qu'il n'aurait pas pu s'empêcher d'aller interrompre M. de Nemours.

Mais le problème ne va pas se poser, puisque M. de Clèves va vite constater, en arrivant chez lui, que M. de Nemours n'y est plus : « sitôt qu'il approcha de chez lui, il regarda s'il ne verrait rien qui lui pût faire juger si ce prince y était encore; il sentit du soulagement en voyant qu'il n'y était plus et il trouva de la douceur à penser qu'il ne pouvait y avoir demeuré longtemps ». Le soudain soulagement qu'éprouve alors M. de Clèves en voyant que M. de Nemours est déjà reparti [11], nous confirme que ce qui lui était positivement insupportable, c'était bien de se dire que « dans ce moment »M. de Nemours était chez sa femme. Son soulagement tourne presque à l'euphorie (« il trouva de la douceur »), lorsqu'il se dit alors « qu'il ne pouvait y avoir demeuré longtemps ». Nous avons, avec ce brusque passage d'une violente douleur à une sorte de joie, un exemple de ces sentiments contradictoires dont il se plaindra tout à l'heure à sa femme d'être devenu le jouet [12]. Egaré par cette espèce d'euphorie passagère, il en arrive presque à douter de ce qu'il considère pourtant comme une évidence : « Il s'imagina que ce n'était peut-être pas M. de Nemours, dont il devait être jaloux et, quoiqu'il n'en doutât point, il cherchait à en douter ». Si la jalousie porte si souvent à croire ce que l'on craint, inversement, par une sorte de mouvement de balancier, quand elle s'apaise, on peut être porté à croire ce que l'on souhaite. Si M. de Clèves en arrive presque à douter que M. de Nemours est bien l'homme que sa femme aime, c'est parce qu'il voudrait pouvoir en douter, et, s'il voudrait pouvoir en douter, c'est parce que M. de Nemours est plus aimable qu'aucun autre et constitue donc pour lui le plus dangereux de tous les rivaux. Aussi a-t-il été celui qu'il a soupçonné en premier lorsque, après l'aveu, il a cherché à savoir qui était celui que sa femme aimait [13]. Ainsi donc, soit qu'elle s'allume, soit qu'elle s'apaise momentanément, la jalousie perturbe le fonctionnement de l'esprit et provoque des réactions irrationnelles.

Pourtant l'évidence est trop forte pour que M. de Clèves puisse nourrir vraiment l'illusion que son rival n'est pas M. de Nemours : « mais tant de choses l'en auraient persuadé qu'il ne demeurait pas longtemps dans cette incertitude qu'il désirait ». Aussi sa jalousie va-t-elle bien vite se rallumer : « Il alla d'abord dans la chambre de sa femme et, après lui avoir parlé quelque temps de choses indifférentes, il ne put s'empêcher de lui demander ce qu'elle avait fait et qui elle avait vu; elle lui en rendit compte ». M. de Clèves se rend tout de suite (c'est le sens de « d'abord [14]» ) auprès de sa femme. Pendant « quelque temps », il réussit à prendre sur lui pour ne pas poser tout de suite à sa femme les questions qui lui brûlent les lèvres, mais on devine que c'est au prix d'un gros effort de volonté. Mais, bien vite, malgré lui (« il ne put s'empêcher »), car il répugne à jouer les juges d'instruction, il va passer à l'interrogatoire. C'est un comportement dont il a honte, mais qui lui est devenu habituel depuis le jour de l'aveu, et, nous l'avons vu, il avait dès lors averti sa femme de ce qui l'attendait [15].

M. de Clèves, persuadé que sa femme a vu M. de Nemours, s'attendait à ce qu'elle le nommât, en essayant de prendre un ton aussi indifférent que possible, en même temps que les autres personnes dont elle a reçu la visite. Il est donc non seulement très surpris, puisqu'il croyait en la sincérité de sa femme qui, en lui avouant qu'elle aimait un autre homme, semblait lui en avoir donné la meilleure des preuves, mais véritablement consterné de voir qu'elle ne mentionne pas M. de Nemours. Aussi va-t-il vouloir lui donner une dernière chance de dire la vérité : « Comme il vit qu'elle ne lui nommait point M. de Nemours, il lui demanda, en tremblant, si c'était tout ce qu'elle avait vu, afin de lui donner lieu de nommer ce prince et de n'avoir pas la douleur qu'elle lui en fît une finesse ». Autant et plus même qu'à sa femme, c'est à lui-même que M. de Clèves veut donner une dernière chance. Il se comporte comme un policier qui interroge un malfaiteur ou comme des parents qui veulent faire avouer un méfait ou une sottise à un enfant [16]. Mais ses sentiments sont bien différents. Ce n'est ni par jeu ni par calcul que M. de Clèves tente désespérément de faire avouer à sa femme ce qu'il croit être la vérité [17]. Ici c'est celui qui mène l'interrogatoire qui est sur le gril; c'est lui qui a peur (« il lui demanda, en tremblant »). Car, si sa femme lui cache qu'elle a vu M. de Nemours, ce ne peut être que parce qu'elle a d'autres choses à lui cacher que le seul fait qu'il lui a rendu visite.

Mme de Clèves, elle, ne doit certes pas se sentir très à son aise. Pourtant, comme son mari lui a demandé « si c'était tout ce qu'elle avait vu »et que, de fait, elle n'a pas vu M de Nemours, elle croit, un peu jésuitiquement, pouvoir ne pas parler de lui : « Comme elle ne l'avait point vu, elle ne le lui nomma point ». Bien sûr, si elle avait pu se douter que son mari croyait qu'elle avait vu M. de Nemours, elle se serait empressée de lui dire qu'elle n'avait pas voulu le voir. Mais comment pourrait-elle deviner que son mari connaît la vérité, mais qu'il n'en connaît qu'une partie seulement ? Comment pourrait-elle deviner qu'il a appris que M. de Clèves était venu lui rendre visite, mais qu'il n'a pas su qu'elle ne l'avait pas reçu ? Mme de Clèves pourrait, en effet, soupçonner son mari d'avoir interrogé des domestiques en rentrant chez lui, mais, en ce cas, il aurait appris que M. de Nemours était reparti sans avoir été reçu. M. de Clèves va donc maintenant être convaincu que ce qu'il craignait tant est malheureusement vrai et que sa femme lui a menti : « et M. de Clèves reprenant la parole avec un ton qui marquait son affliction : - Et monsieur de Nemours, lui dit-il, ne l'avez-vous point vu ou l'avez-vous oublié ? [18]» . Si le « ton »de sa réplique témoigne de son « affliction », l'ironie méprisante du « l'avez-vous oublié ? »traduit aussi tout son ressentiment. Son erreur ne va, bien sûr, pas durer puisque sa femme lui expliquera alors qu'elle n'a pas reçu M. de Nemours : « Je ne l'ai point vu, en effet, répondit-elle; je me trouvais mal et j'ai envoyé une de mes femmes lui faire des excuses ».

Mais, si M. de Clèves éprouvera, certes, un certain soulagement en apprenant que sa femme ne lui avait pas caché qu'elle avait vu M. de Nemours, il ne va manquer de se dire qu'elle n'avait pas osé lui avouer qu'elle n'avait pas voulu recevoir M. de Nemours, et de s'interroger sur les véritables raison de ce refus, dont il va dégager progressivement toutes les implications avec une lucidité impitoyable. Il commence par faire sentir à sa femme qu'il n'accorde pas le moindre crédit à l'explication qu'elle lui a donnée, en ironisant sur l'étrangeté de ce soudain malaise qui, par un bien curieux hasard, s'est produit au moment précis où on lui annonçait la visite de M. de Nemours : « Vous ne vous trouviez donc mal que pour lui, reprit M. de Clèves ».

Il va alors entreprendre d'analyser cet étrange malaise en montrant qu'il est le symptôme d'un mal moral très profond qu'il va peu à peu mettre à nu. Pour ce faire, il utilise toute une série de questions qu'il semble poser à sa femme. Car tous ces « Pourquoi ? »sont moins des questions (au lieu d'attendre que sa femme réponde, c'est M. de Clèves qui se charge de répondre lui-même aux questions qu'il pose) que des reproches, dont la succession haletante a quelques chose d'accablant, non seulement à cause de leur accumulation, mais surtout à cause de leur implacable progression. Mais, si les reproches de M. de Clèves prennent la forme de questions, c'est aussi parce qu'il pense - en partie à tort, car nous savons, nous, que Mme de Clèves s'est rendu compte qu'elle avait fait une grave erreur - que sa femme croit avoir bien fait en refusant de recevoir M. de Nemours. S'il procède ainsi par des interrogations successives qui lui permettent d'aller, à chaque fois, un peu plus profond dans la plaie, c'est par un souci pour ainsi dire pédagogique et pour essayer de faire découvrir à sa femme, d'une manière aussi claire et aussi précise que possible parce que méthodique et progressive, tout ce que signifie son refus de recevoir M. de Nemours.

M. de Clèves reproche d'abord à sa femme de ne pas se comporter avec M. de Nemours comme elle se comporte avec tous les autres : « Puisque vous avez vu tout le monde, pourquoi des distinctions pour M. de Nemours ? ». À cette première question, M. de Clèves répond par une nouvelle question qui trouvera elle-même sa réponse dans la question suivante. Si Mme de Clèves ne se comporte pas avec M. de Nemours comme elle se comporte avec tous les autres, c'est bien évidemment parce que, pour elle, M. de Nemours n'est pas du tout un homme comme les autres : « Pourquoi ne vous est-il pas comme un autre ? ». Et, si, pour elle, il n'est pas du tout un homme comme les autres, c'est parce qu'elle a peur d'affronter ses regards : « Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue ? ». Jusque-là M. de Clèves s'est seulement interrogé sur les raisons qui ont conduit sa femme à refuser de recevoir M. de Nemours et il est vite arrivé à la conclusion qu'elle n'avait pas osé affronter ses regards. Mais M. de Nemours n'a pas dû manquer de s'interroger, lui aussi, sur ce refus et il n'a pu arriver qu'à la même conclusion. Et c'est ce que M. de Clèves va maintenant faire remarquer à sa femme. Elle craint la vue de M. de Nemours, elle craint de lui laisser voir qu'elle la craint, mais en refusant de le recevoir, elle lui laisse voir qu'elle craint sa vue : « Pourquoi lui laissez-vous voir que vous la craignez ? ». Mme de Clèves refuse de recevoir M. de Nemours parce qu'elle a peur de se trahir, mais, en refusant de le recevoir, elle lui révèle qu'elle a peur de se trahir, c'est-dire qu'elle fait précisément ce qu'elle a peur de faire. Elle refuse de le recevoir parce qu'elle a peur de lui laisser voir son amour, mais son refus de le recevoir est lui-même un aveu d'amour. Et c'est aussi, en même temps, une reconnaissance implicite de l'amour que lui porte M. de Nemours : « Pourquoi vous servez-vous du pouvoir que sa passion vous donne sur lui ? »M. de Clèves fait justement remarquer à sa femme que, si elle ne savait pas que M. de Nemours est amoureux d'elle, elle ne pourrait pas se permettre de ne pas le recevoir, alors qu'elle a reçu tout le monde avant lui. C'est la passion qu'il a pour elle qui lui donne la possibilité de le faire. Mais, en usant de cette possibilité, elle officialise en quelque sorte l'existence de cette passion, alors qu'elle devrait faire comme si elle l'ignorait.

M. de Clèves montre ensuite qu'en refusant de le recevoir, sa femme ne prouve pas simplement à M. de Nemours qu'elle connaît sa passion et que sa conduite en tient compte; elle lui prouve aussi qu'elle sait qu'il lit dans son âme : « Oseriez-vous refuser de le recevoir si vous ne saviez bien qu'il distingue vos rigueurs de l'incivilité ? »Cette remarque va plus loin qu'il ne semble au premier abord. En analysant les conditions qui ont rendu possible la conduite de Mme de Clèves, M. de Clèves découvre que M. de Nemours et sa femme se comprennent parfaitement. Il est impensable, pour M. de Clèves, que sa femme ait pu prendre le risque de paraître incivile à M. de Nemours en refusant de le recevoir. Car il ne suffit pas que le refus de Mme de Clèves ne soit pas une incivilité, il faut encore qu'il ne puisse pas paraître en être une à M. de Nemours. Pour que Mme de Clèves puisse être sûre de ne pas commettre une incivilité, il faut qu'elle puisse être sûre que M. de Nemours ne croira pas qu'elle en a commis une. Mais pour qu'elle puisse en être vraiment sûre, il faut qu'elle puisse être sûre que M. de Nemours sera sûr qu'elle était sûre qu'il ne le croirait pas. En d'autres termes, pour que le refus de Mme de Clèves ne puisse être interprété par M. de Nemours comme une incivilité, il ne suffit pas qu'elle sache qu'il l'aime : il faut, bien sûr, qu'il sache aussi qu'elle le sait. Mais il ne suffit pas que M. de Nemours sache qu'elle le sait, il faut encore qu'elle-même sache que M. de Nemours le sait. Et cela même il faut encore que M. de Nemours le sache lui-même, et il faut encore qu'elle-même sache qu'il le sait. Le refus de Mme de Clèves de recevoir M. de Nemours implique donc non seulement qu'ils ont l'un et l'autre une parfaite connaissance des sentiments de l'autre, non seulement qu'ils ont l'un et l'autre une parfaite connaissance de la connaissance qu'en a l'autre, mais qu'ils ont encore une parfaite connaissance de la connaissance que chacun a de la réciprocité de cette connaissance.

Mais M. de Clèves va pousser encore un peu plus loin son analyse. Si Mme de Clèves sait que M. de Nemours distingue ses rigueurs de l'incivilité, alors ses rigueurs ne sont plus vraiment des rigueurs, ou, du moins, elles ne sont plus seulement des rigueurs; elles deviennent aussi des sortes de « faveurs »: « Mais pourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour lui ? D'une personne comme vous, madame, tout est des faveurs hors l'indifférence ». Ce que découvre M. de Clèves, c'est que, faute de donner à M. de Nemours des signes positifs de sa passion, sa femme ne cesse de lui en donner de négatifs. Faute de lui témoigner son amour par ses « faveurs », elle le lui témoigne par ses « rigueurs », lesquelles, même si elles sont assurément beaucoup moins agréables pour lui que ne le seraient des faveurs, n'en ont pas moins à ses yeux la même signification : elles lui disent, d'une manière certes bien différente, mais très pathétique, la passion que Mme de Clèves a pour lui. L'amour s'exprime toujours : quand il ne peut pas le faire directement, il le fait indirectement, voire a contrario. Il s'est établi entre Mme de Clèves et M. de Nemours une espèce de langage codé qui fait que M. de Nemours interprète comme des signes d'amour toutes les marques de froideur ou d'aigreur que peut lui donner Mme de Clèves.

M. de Clèves est d'autant plus affecté de découvrir qu'il existe ainsi une sorte de code secret entre sa femme et M. de Nemours, qu'il ne manque pas de comprendre aussitôt que ce n'est certainement pas la première fois qu'il sert. Et, de fait, nous le savons, c'est tout de suite, c'est dès l'instant qu'elle a fait la connaissance de M. de Nemours que l'amour naissant de Mme de Clèves s'est manifesté d'une manière négative, lorsqu'elle n'a pas voulu admettre qu'elle l'avait reconnu sans l'avoir jamais vu. Si M. de Nemours n'avait certainement pas pu alors décrypter le sens de la dénégation de Mme de Clèves, la reine dauphine, elle, nous l'avons vu, avait su entrevoir la vérité [19]. Et, par la suite, lorsque M. de Nemours aura acquis la conviction qu'il ne laisse pas Mme de Clèves indifférente, il ne manquera pas certainement pas d'interpréter comme elles doivenbt l'être toutes les marques de froideur apparente qu'il recevra d'elle. Ainsi, peu de temps après la mort de Mme de Chartres, M. de Clèves relevant de maladie, il lui rendra de longues et fréquentes visites pour avoir l'occasion de rencontrer Mme de Clèves et celle-ci, au bout de quelques jours, prendra le parti de sortir chaque fois qu'il viendra chez son mari [20]. Sans doute, sur le moment, M. de Nemours ne semble pas avoir compris la véritable raison de la conduite de Mme de Clèves [21], mais il ne manquera d'y repenser dans les jours qui suivront, quand il se sera rendu compte qu'il ne la laissait pas indifférente [22], et nul doute qu'alors il aura deviné la vérité. De même, après son accident de cheval, il ne manquera pas d'interpréter l'indifférence apparente que lui témoignera Mme de Clèves en étant la seule à ne pas lui demander de ses nouvelles lorsqu'il reparaîtra chez la reine quelques heures plus tard [23], comme une marque négative de son amour, tout aussi éloquente, et peut-être plus éloquente encore que la marque positive qu'elle lui en avait donnée au moment même de l'accident [24]. Mais, nous le savons, c'est surtout au cours de l'épisode de la lettre perdue que Mme de Clèves donnera à M. de Nemours des signes négatifs de passion qu'il n'aura aucune peine à décoder, tout d'abord en refusant de le recevoir lorsqu'il se présente chez elle [25] et plus encore ensuite en l'écoutant avec beaucoup de froideur et en lui répondant avec aigreur lorsqu'il commence à essayer de lui expliquer que la fameuse lettre ne s'adresse pas à lui [26].

Mais la même lucidité qui fait découvrir à M. de Clèves l'espèce de complicité qui s'est établie entre sa femme et M. de Nemours, lui fait aussi reconnaître non seulement que sa femme n'est pas vraiment responsable de cette situation, mais que c'est au contraire parce qu'elle est si différente des autres femmes que les choses en sont arrivées là. Aussi le ton de M. de Clèves est-il ici plutôt celui de la douleur profonde que celui du reproche. Comme Charles Bovary et plus justement encore, il pourrait dire que c'est la faute de la fatalité : « Mais pourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour lui ? ». Et il ne peut s'empêcher de rendre hommage au caractère et aux vertus de sa femme : « D'une personne comme vous, madame, tout est des faveurs hors l'indifférence ». Par cette formule qui ressemble à une sorte de maxime, il souligne l'exceptionnelle noblesse d'une femme qui, loin de s'abandonner à ses sentiments, loin de se laisser gouverner par la passion, ne cesse de lutter contre eux pied à pied, il salue en elle ce renversement instinctif des attitudes habituelles qui fait sa grandeur. Ce qu'une autre femme laisserait deviner par sa joie, Mme de Clèves le fait deviner par son trouble et par son chagrin. La formule qu'emploie ici M. de Clèves rappelle celle qu'il avait employée, lorsque, pour voir la réaction de sa femme, il lui avait fait croire que M. de Nemours avait été choisi pour accompager avec lui Madame Elisabeth en Espagne. Mme de Clèves, nous l'avons vu, n'avait pu dissimuler le trouble que lui causait cette nouvelle et avait essayé de le cacher en feignant de regretter le choix de M. de Nemours parce que son mari serait obligé de partager tous les honneurs avec lui. M. de Clèves lui avait alors répondu : « Ce n'est pas la gloire, madame, […] qui vous fait appréhender que M. de Nemours ne vienne avec moi. Le chagrin que vous en avez vient d'une autre cause. Ce chagrin m'apprend ce que j'aurais appris d'une autre femme par la joie qu'elle en aurait eue [27]».

La réponse de Mme de Clèves est empreinte d'une évidente mauvaise foi : « Je ne croyais pas, reprit Mme de Clèves, quelque soupçon que vous ayez sur M. de Nemours, que vous pussiez me reprocher de ne l'avoir pas vu ». Certes, elle semble avoir la logique pour elle et les reproches que M. de Clèves fait à sa femme ont assurément quelque chose de paradoxal. D'ordinaire c'est lorsque sa femme a vu l'homme qu'elle aime, que son mari lui fait une scène, et non lorsqu'elle a refusé de le voir. Mais nous savons que Mme de Clèves est parfaitement consciente d'avoir fait une faute en ne recevant pas M. de Nemours. Au fond d'elle-même, elle sait donc fort bien que les reproches que vient de lui faire son mari, s'ils peuvent paraître injustes, si même ils le sont, d'une certaine façon, et M. de Clèves, nous venons de le voir, s'en rend parfaitement compte, ces reproches n'en sont pas moins pourtant tout à fait fondés. Mais le reconnaître, serait reconnaître que l'homme qui l'aime et qu'elle aime est bien M. de Nemours. Or, contre toute évidence et alors même qu'elle vient, par son refus de le recevoir, de donner à son mari, qui n'en avait pas besoin, une nouvelle preuve que c'est bien M. de Nemours, elle s'obstine toujours à refuser de le reconnaître, tout en se gardant bien de dire explicitement que ce n'est pas M. de Nemours [28]. La formule qu'elle emploie (« quelque soupçon que vous ayez sur M. de Nemours ») suggère, mais sans l'affirmer, que M. de Clèves a tort de soupçonner M. de Nemours.

Bien loin de réussir à faire cesser les reproches de son mari, la timide protestation de Mme de Clèves va, au contraire, les relancer : « Je vous en fais pourtant, madame, répliqua-t-il, et ils sont bien fondés. Pourquoi ne pas le voir, s'il ne vous a rien dit ? Mais, madame, il vous a parlé; si son silence seul vous avait témoigné sa passion, elle n'aurait pas fait en vous une si grande impression ». Décidément on se dit que M. de Clèves aurait fait un excellent juge d'instruction. Il vient de prendre conscience, en dégageant les implications du refus de sa femme de recevoir M. de Nemours, de la connivence secrète qui s'est instaurée entre eux. Il pousse maintenant son analyse plus loin en se demandant comment cette connivence a bien pu s'instaurer et en concluant que M. de Nemours a nécessairement parlé de sa passion à sa femme. Et nous savons bien qu'il a raison. Si M. de Nemours n'a jamais déclaré sa passion à Mme de Clèves d'une manière vraiment directe, il l'a fait, nous le savons, plus d'une fois d'une manière qui, pour être toujours indirecte, n'en était pas moins transparente.

Mais, en prenant conscience que M. de Nemours a nécessairement parlé à sa femme, M. de Clèves prend alors conscience que celle-ci ne lui a pas tout dit : « Vous n'avez pu me dire la vérité tout entière, vous m'en avez caché la plus grande partie; vous vous êtes repentie même du peu que vous m'avez avoué et vous n'avez pas eu la force de continuer ». Et, une nouvelle fois, nous savons que M. de Clèves voit juste. Il est vrai que, sans parler du fait qu'elle s'est refusée à nommer M. de Nemours, Mme de Clèves non seulement ne lui a pas dit la vérité tout entière, mais l'a déformée, pour ne pas dire qu'elle lui a menti, notamment lorsqu'elle a affirmé ne s'être jamais rien laissé dire dont elle ait pu s'offenser, et plus encore lorsqu'elle a affirmé n'avoir jamais laissé paraître ses sentiments [29].

Ainsi M. de Clèves voit incontestablement juste quand il pense que sa femme, au moment de l'aveu, n'a pas été aussi sincère avec lui qu'elle a prétendu l'être [30]. En revanche, lorsqu'il ajoute : « vous vous êtes repentie même du peu que vous m'avez avoué et vous n'avez pas eu la force de continuer », s'il a sans doute raison sur le second point, il est probablement injuste en ce qui concerne le premier. Rien ne semble indiquer, en effet, que Mme de Clèves se soit repentie d'avoir dit ce qu'elle a dit [31]. Mais il est vrai que l'aveu est resté incomplet, qu'il n'a été qu'un demi-aveu. En disant qu'elle n'a« pas eu la force de continuer », M. de Clèves se souvient sans doute de ce qu'elle lui a répondu alors, lorsqu'il l'a conjurée de lui apprendre le nom de l'homme qu'elle aimait : « Vous m'en presseriez inutilement […]; j'ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L'aveu que je vous ai fait n'a pas été fait par faiblesse, et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher [32]». Il se dit maintenant, et il lui dit, qu'en réalité, loin d'avoir eu la force de se taire, elle n'a pas eu la force de parler. Et l'on peut considérer, en effet, nous l'avons dit, que cet aveu, dont Mme de Clèves se glorifie un peu trop, n'a pas été ce qu'il aurait pu et ce qu'il aurait dû être : il a été en partie détourné de sa fonction initiale de libération par un réflexe d'amour-propre mal placé et assez dérisoire (Mme de Clèves croit ou affecte de croire qu'il y va de sa gloire de ne rien faire qui pût ressembler à une délation et donc de ne pas nommer M. de Nemours), en même temps aussi, et sans doute surtout, même si elle n'en est pas clairement consciente, que par un souci de défendre jusqu'au bout son amour contre la jalousie de son mari et de préserver la part la plus précieuse de son secret.

C'est, en tout cas, le soupçon que son mari n'a pas dû cesser de nourrir au fond de lui depuis le jour de l'aveu, et qui vient maintenant de se renforcer singulièrement. On sent que M. de Clèves, qui n'a cessé d'être malheureux depuis le jour de l'aveu [33], vient brusquement de s'apercevoir qu'il pouvait l'être encore beaucoup plus : « Je suis plus malheureux que je ne l'ai cru et je suis le plus malheureux de tous les hommes [34]». C'est que, pour la première fois sans doute, il se demande vraiment s'il peut faire confiance à sa femme, si elle est aussi digne d'estime qu'il le croyait jusqu'ici.



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À l'évidence, dans cette page, c'est, une fois de plus, l'analyse psychologique qui constitue le principal centre d'intérêt. Mme de Lafayette nous offre, tout d'abord, une nouvelle peinture d'un sentiment quit tient une si grande place dans La Princesse de Clèves comme dans l'ensemble de l'œuvre de la romancière : la jalousie [35]. M. de Clèves, qui jusque-là ne l'avait pas connue [36], l'a découverte, fort logiquement, le jour où Mme de Clèves lui a avoué qu'elle aimait un autre homme [37] et elle n'a pas cessé depuis de le tourmenter. Mais c'est la première fois qu'elle se manifeste avec une telle « violence »et qu'elle prend la forme d'une véritable crise dont Mme de Lafayette fait ressortir tout d'abord le caractère en partie irrationnel de son déclenchement : ce que M. de Clèves ne peut supporter, c'est moins l'idée en elle-même que M. de Nemours a rendu visite à sa femme, que l'idée que cette visite est en train d'avoir lieu. Aussi la jalousie de M. de Clèves s'apaise-t-elle tout d'un coup, aussitôt qu'il s'aperçoit que la visite est déjà terminée et il en vient presque à se bercer de l'illusion que son rival n'est pas M. de Nemours. Mais elle se rallume bien vite, et le pousse à aller tout droit chez sa femme dans l'espoir de l'entendre dire ce qu'il redoute tant qu'elle ne préfère lui cacher. On peut croire un instant que sa jalousie va de nouveau s'apaiser, lorsque sa femme lui expliquera qu'elle n'a pas reçu M. de Nemours. Mais il n'en sera rien, car finalement le refus de sa femme de recevoir M. de Nemours lui paraît, quoique sans doute de façon un peu différente, aussi grave que si elle avait refusé d'avouer qu'elle l'avait reçu. M. de Clèves fait, en effet, preuve d'une exceptionnelle lucidité, lorsqu'il analyse toutes les implications du refus de Mme de Clèves de recevoir M. de Nemours, enchaînant ses déductions avec une rigueur et une logique impitoyables.

Mme de Lafayette se sert de M. de Clèves pour faire le point sur l'état des rapports entre Mme de Clèves et M. de Nemours. En même temps que M. de Clèves en prend conscience, elle nous fait prendre conscience du fait qu'à côté du couple légitime que constituent les deux époux, il s'est en quelque sorte formé un autre couple, celui, illégitime, de M. de Nemours et de Mme de Clèves, un couple qui, comme il le peut, douloureusement et d'une manière toute platonique, n'en réussit pas moins, d'une certaine façon, à la fois dérisoire et émouvante, à vivre son amour. Si insatisfaisantes, si frustrantes que puissent être les marques d'amour que M. de Nemours reçoit de Mme de Clèves, elles n'en sont pas moins réelles et profondes, et M. de Clèves a, en effet, tout lieu d'en être jaloux.

Comme toutes les pages importantes de La Princesse de Clèves, ce passage constitue une étape dans l'évolution des sentiments des personnages et sert à préparer la suite du récit. Il marque une étape dans les relations de M. et de Mme de Clèves. C'est la première, et ce sera aussi la dernière [38], "scène de ménage" qui éclate entre M. et Mme de Clèves, si l'on peut employer une expression triviale qui n'est assurément pas du tout dans le ton de l'œuvre, mais qui, si l'on fait abstraction de la dignité du langage, n'en correspond pas moins à la réalité de ce à quoi Mme de Lafayette nous a fait assister. Si leurs rapports se sont brusquement tendus, dès la scène de l'aveu, celle-ci n'avait pourtant pas alors tourné à la scène de ménage, car, si M. de Clèves n'avait pu s'empêcher de poser des questions à sa femme et d'essayer de lui faire dire le nom de l'homme qu'elle aime, il avait pourtant admis, un peu trop facilement peut-être, qu'elle avait raison de vouloir garder le silence. M. et Mme de Clèves frôleront, en revanche, la scène de ménage, quelques jours plus tard, lorsqu'ils auront une explication à la suite de l'épisode de l'indiscrétion de M. de Nemours, indiscrétion dont chacun d'eux voudra rejeter la responsabilité sur l'autre. Mais c'est seulement avec notre passage que l'on peut véritablement parler d'une scène de ménage [39]. Bien sûr, M. de Clèves n'en vient ni aux injures ni à la vulgarité, mais, même s'il s'exprime en un style châtié et en des termes très mesurés, il ne le fait pas moins avec une sorte de violence contenue et presque de brutalité [40].

C'est que, jusqu'ici, il se disait que, si sa femme ne répondait pas à son amour, si même elle en aimait un autre, elle n'en était pas moins plus digne d'estime que la plupart des autres femmes, voire que toutes les autres femmes. L'aveu de Mme de Clèves, si douloureux qu'ait pu être pour M. de Clèves le fait d'apprendre que sa femme aimait un autre homme, l'avait amené à se dire que sa femme était encore plus exceptionnelle qu'il ne le pensait et à la mettre sur une sorte de piédestal. Il en vient maintenant à se demander s'il ne va pas devoir renoncer aussi à cette dernière illusion, à cette dernière consolation. Pour la première fois, la confiance absolue qu'il avait en la sincérité et en la vertu de sa femme se trouve sérieusement ébranlée. Cette scène constitue donc un jalon important pour la suite du roman, puisqu'elle prépare l'épisode du gentilhomme espion que M. de Clèves va charger de suivre M. de Nemours pour voir s'il n'entre pas la nuit dans le jardin sur lequel ouvre le pavillon dans lequel Mme de Clèves a l'habitude de passer ses soirées. Si M. de Clèves avait gardé une entière confiance en la vertu de sa femme, il n'aurait peut-être pas cru si facilement, en apprenant que M. de Nemours était entré deux nuits de suite dans le jardin, que sa femme le trompait. Mais d'abord il n'aurait peut-être pas eu l'idée de faire suivre M. de Nemours. C'est donc tout à fait à tort qu'après Valincour, un certain nombre de critiques et de commentateurs reprochent à M. de Clèves de se montrer trop soupçonneux à l'égard de sa femme et de croire trop facilement qu'il est trompé [41]. Si Mme de Clèves n'avait pas altéré la vérité dans l'épisode de l'aveu et si, en refusant de recevoir M. de Nemours, elle n'avait pas permis à M. de Clèves de le découvrir, celui-ci aurait sans doute continué à lui faire confiance.


 

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NOTES :

[1] P. 260.

[2] Voir p. 273 : « M. de Nemours qui avait attendu son retour avec une extrême impatience et qui souhaitait ardemment de lui pouvoir parler sans témoins, attendit pour aller chez elle l'heure que tout le monde en sortirait et qu'apparemment il ne reviendrait plus personne. Il réussit dans son dessein et il arriva comme les dernières visites en sortaient ».

[3] PP. 273-274.

[4] P. 274

[5] Ibidem.

[6] Voir p. 273 : « Il alla chez elle aussi tard que la bienséance le pouvait permettre ».

[7] Si Mme de Clèves s'est liée avec Mme de Martigues, ce n'est pas seulement parce que celle-ci est liée au vidame de Chartres, c'est aussi parce que celui-ci est lié à M. de Nemours, comme Mme de Lafayette nous l'expliquera un peu plus loin : « La qualité de nièce du vidame rendait Mme de Clèves plus chère à Mme de Martigues; et Mme de Clèves l'aimait aussi comme une personne qui avait une passion aussi bien qu'elle et qui l'avait pour l'ami intime de son amant »(p. 278).

[8] Voir p. 243 : « Contentez-vous de l'assurance que je vous donne encore, qu'aucune de mes actions n'a fait paraître mes sentiments et que l'on ne m'a jamais rien dit dont j'aie pu m'offenser ».

[9] C'est ce même sentiment qui torture Phèdre et porte au paroxysme sa jalousie, lorsqu'elle vient d'apprendre l'amour d'Hippolyte et d'Aricie (Phèdre, acte IV, scène 6, vers 1253-1256) :
Au moment que je parle, ah ! mortelle pensée !
Ils bravent la fureur d'une amante insensée.
Malgré ce même exil qui va les écarter,
Ils font mille serments de ne se point quitter.
Et Phèdre sans doute ne se trompe guère, car nous sommes à la dernière scène de l'acte IV, et, à la première scène de l'acte V, nous entendrons Hippolyte et Aricie se jurer un amour éternel. Si donc ils ne sont peut-être pas encore ensemble au moment où Phèdre parle, ils vont se retrouver dans quelques minutes.

[10] Voir p. 238 : « Comme ils [M. de Nemours et le vidame de Chartres] étaient à la chasse à courir le cerf, M. de Nemours s'égara dans la forêt. En s'enquérant du chemin qu'il devait tenir pour s'en retourner, il sut qu'il était proche de Coulommiers. À ce mot de Coulommiers, sans faire aucune réflexion et sans savoir quel était son dessein, il alla à toute bride du côté qu'on le lui montrait ».
La réaction de M. de Clèves rappelle aussi celle de sa femme lorsque la reine dauphine lui a donné à lire la lettre de Mme de Thémines en lui disant qu'elle était adressée à M. de Nemours : « L'impatience et le trouble où elle était ne lui permirent pas de demeurer chez la reine; elle s'en alla chez elle, quoiqu'il ne fût pas l'heure où elle avait accoutumé de se retirer. Elle tenait cette lettre avec une main tremblante; ses pensées étaient si confuses qu'elle n'en avait aucun distincte »(p. 210).

[11] Mme de Lafayette, toujours avare d'explications, quand elles ne sont pas absolument indispensables, ne nous a pas dit à quoi M. de Clèves s'était aperçu que M. de Nemours n'était plus là. Mais la chose est aisée à deviner. M. de Nemours n'est évidemment pas venu tout seul et à pied. Il n'y a que les manants, dans La Princesse de Clèves, qui se déplacent de cette façon ou, du moins, qui le feraient, si la romancière pouvait s'intéresser à eux. M. de Nemours est venu ou bien à cheval et donc, M. de Clèves, en arrivant chez lui, pourrait voir son cheval (le cheval de M. de Nemours ne saurait se confondre avec celui d'aucun autre) en train de piaffer dans la cour (le cheval de M. de Nemours est toujours en train de piaffer, même quand il dort), ou bien en carrosse (lequel carrosse ne saurait, non plus, se confondre avec celui d'un autre), accompagné de plusieurs de « ses gens », et dans ce cas, s'il avait été toujours là, M. de Clèves l'aurait remarqué encore plus facilement. Cette seconde hypothèse est d'ailleurs la plus vraisemblable, si l'on se souvient de ce que nous a dit Mme de Lafayette, lorsque Mme de Clèves a fait venir M. de Nemours pour lui redemander la fameuse lettre et que, M. de Nemours l'ayant déjà rendue au vidame de Chartres, ils ont décidé de la refaire de mémoire : « Ils s'enfermèrent pour y travailler; on donna ordre à la porte de ne laisser entrer personne et on renvoya tous les gens de M. de Nemours »(p. 234). On voit donc non seulement que M. de Nemours n'est pas venu tou seul, ni même avec un ou deux de « ses gens » (Mme de Lafayette ne dirait pas "tous les gens de M. de Nemours"), mais qu'il est venu, au moins, avec trois ou quatre. On peut assurément trouver cela étrange, mais, on ne saurait trop le répéter, La Princesse de Clèves n'est pas précisément un roman prolétarien.

[12] Un peu après notre extrait. Voir pp.276-277 : « je n'ai que des sentiments violents et incertains dont je ne suis pas le maître. Je ne me trouve plus digne de vous; vous ne me paraissez plus digne de moi. Je vous adore, je vous hais, je vous offense, je vous demande pardon; je vous admire, j'ai honte de vous admirer. Enfin il n'y a plus en moi ni de calme ni de raison ».

[13] Voir p.246 : « Ce qui l'occupait le plus était l'envie de deviner celui qui avait su lui plaire. M. de Nemours lui vint d'abord dans l'esprit, comme ce qu'il y avait de plus aimable à la cour ». Lorsque M. de Clèves aura enfin acquis la certitude que M. de Nemours est bien l'homme dont il doit être jaloux, il dira à sa femme : « M. de Nemours était de tous les hommes celui que je craignais le plus »(p.250).

[14] Rappelons qu'au XVIIe siècle « d'abord » signifie généralement « incontinent, aussitôt »(Richelet). Citons seulement ce que Harpagon dit à Maître Jacques lorsqu'il lui donne ses instructions pour le souper qu'il veut offrir à Mariane : « Il faudra de ces choses dont on ne mange guère et qui rassasient d'abord »(Molière, L'Avare, acte III, scène 1).

[15] Comme sa femme refusait de répondre à ses questions il lui avait dit : « Vous avez raison, madame, […] je suis injuste. Refusez-moi toutes les fois que je vous demanderai de pareilles choses; mais ne vous offensez pourtant pas si je vous les demande »(p.244).

[16] On songe ici à l'interrogatoire qu'Argan fait subir à la petite Louison : « N'avez-vous rien à me dire ? - Je vous dirai, si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de Peau d'âne ou bien la fable du Corbeau et du Renard, qu'on m'a apprise depuis peu. - Ce n'est pas là ce que je vous demande […] Ne vous ai-je pas recommandé de me venir dire d'abord tout ce que vous voyez ? - Oui, mon papa. - L'avez-vous fait ? - Oui, mon papa. je vous suis venue dire tout ce que j'ai vu. - Et n'avez-vous rien vu aujourd'hui ? - Non, mon papa. - Non ? - Non, mon papa. - Assurément ? - Assurément - oh ! çà, je m'en vais vous faire voir quelque chose moi (Il va prendre une poignée de verges) - Ah ! mon papa. - Ah ! ah ! petite masque, vous ne me dites pas que vous avez vu un homme dans la chambre de votre sœur ? »(Le Malade imaginaire, acte III, scène 8).

[17] Le policier qui veut faire avouer à un malfaiteur ce qu'il sait déjà, le fait parfois par jeu, mais le plus souvent par calcul : il procède ainsi parce qu'il espère, en tâchant de lui faire croire qu'il sait encore d'autres choses qu'en réalité il ne sait pas, l'amener à lui révéler aussi ce qu'il ignore. C'est ce que fait Argan avec la petite Louison : il sait seulement qu'un jeune homme était avec Angélique dans sa chambre en même temps que Louison, mais il ne sait pas ce qu'ils ont dit ni ce qu'ils ont fait, et il veut que Louison le lui apprenne. En l'obligeant à dire ce qu'il sait déjà, il compte l'amener ainsi à lui dire plus facilement ce qu'il ne sait pas, en espérant qu'elle croira qu'il le sait déjà aussi et qu'il veut seulement l'obliger, pour la forme, à tenir la promesse qu'elle lui avait faite de lui dire tout ce qu'elle verrait et tout ce qu'elle entendrait chez sa sœur.

[18] On notera le passage au style direct. Jusque-là Mme de Lafayette a eu recours au style indirect, ce qui lui a permis d'aller plus vite, en ne donnant que les grandes lignes de la conversation, alors que, si elle avait eu recours au style direct, elle aurait été obligée d'entrer dans des détails inutiles et notamment de faire nommer par Mme de Clèves toutes les personnes qu'elle a reçues. Une fois de plus, le style direct n'intervient donc que lorsqu'on arrive au moment crucial où il ne suffit plus de résumer la substance du dialogue, mais où il faut absolument nous le faire entendre.

[19] Rappelons ce qu'elle avait répondu à Mme de Clèves : « Vous devinez fort bien […]; et il y a même quelque chose d'obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu ». La reine dauphine avait donc senti confusément que le refus de Mme de Clèves d'admettre qu'elle avait bien reconnu M. de Nemours, loin de s'expliquer par l'indifférence, était déjà une des ces « faveurs » dont parlera M. de Clèves.

[20] Voir pp. 194-195.

[21] Voir p. 195 : « Ce prince vit bien qu'elle le fuyait, et en fut sensiblement touché ».

[22] C'est, en effet, dans les jours qui suivent que M. de Nemours va en prendre conscience. Voir p. 198 : « Quelque application qu'elle eût à éviter ses regards et à lui parler moins qu'à un autre, il lui échappait de certaines choses qui partaient d'un premier mouvement, qui faisaient juger à ce prince qu'il ne lui était pas indifférent. Un homme moins pénétrant que lui ne s'en fût peut-être pas aperçu; mais il avait déjà été aimé tant de fois qu'il était difficile qu'il ne connût pas quand on l'aimait ». Et, bien sûr, M. de Nemours va comprendre après coup pourquoi Mme de Clèves évitait ses regards et lui parlait moins qu'à un autre, et ainsi pourra-t-il interpréter toutes ces petites « rigueurs » comme étant autant de petites « faveurs ».

[23] Voir p. 209 (Loc. cit.).

[24] Voir p. 3207 (Loc. cit.).

[25] Voir p. 228 : « Mme de Clèves était encore au lit, l'esprit aigri et agité de tristes pensées qu'elle avait eues pendant la nuit. Elle fut extrêmement surprise lorsqu'on lui dit que M. de Nemours la demandait; l'aigreur où elle était ne lui fit pas balancer à répondre qu'elle était malade et qu'elle ne pouvait lui parler.
« Ce prince ne fut pas blessé de ce refus : une marque de froideur, dans un temps où elle pouvait avoir de la jalousie, n'était pas d'un mauvais augure ».

[26] Rappelons quelle est alors la réaction de M. de Nemours : « L'aigreur que M. de Nemours voyait dans l'esprit de Mme de Clèves lui donnait le plus sensible plaisir qu'il eût jamais eu et balançait son impatience de se justifier »(p. 229).

[27] P. 249.

[28] Mme de Clèves reste fidèle à la tactique qu'elle a adoptée, dès que M. de Clèves a cherché à savoir quel était l'homme qu'elle aimait et lui a dit qui il soupçonnait. Ses soupçons se sont d'abord portés, nous le savons, sur trois hommes et il a essayé d'interroger sa femme tout en lui disant qu'il ne voulait pas l'interroger : « Vous me cachez un nom qui me donne une curiosité avec laquelle je ne saurais vivre. Je ne vous demande pourtant pas de la satisfaire; mais je ne puis m'empêcher de vous dire que je crois que celui que je dois envier est le maréchal de Saint-André, le duc de Nemours ou le chevalier de Guise. - Je ne vous répondrai rien, lui dit-elle en rougissant, et je ne vous donnerait aucun lieu, par mes réponses, de diminuer ni de fortifier vos soupçons »(pp. 247-248). Le comportement de Mme de Clèves s'explique fort bien : elle ne veut pas mentir et elle ne veut donc pas démentir ce qui est vrai, mais elle ne veut pas non plus démentir ce qui ne l'est pas, parce que ce serait faire le jeu de M. de Clèves, en lui permettant de déblayer le terrain et d'avancer par éliminations. Plus tard, lorsque les soupçons de M. de Clèves se seront définitivement arrêtés sur M. de Nemours, Mme de Clèves continuera à suivre la même politique. Ainsi, lorsqu'elle apprend à son mari que l'histoire de l'aveu lui a été racontée par la reine dauphine qui la tenait du vidame de Chartres qui la tenait lui-même de M. de Nemours, M. de Clèves s'écrie : « Quoi ! M. de Nemours sait que vous l'aimez et que je le sais ? È et elle lui répond : Ç Vous voulez toujours choisir M. de Nemours plutôt qu'un autre […] je vous ai dit que je ne vous répondrais jamais sur vos soupçons »(p.259).

[29] Nous renvoyons le lecteur à ce que nous avons dit sur ce ce sujet dans la précédente étude.

[30] Cela n'empêche pas certains critiques de reprocher à M. de Clèves d'accuser injustement sa femme, comme le fait M. Vincent Grégoire « Le prince, incapable de croire sa femme, en vient alors à l'accuser à demi-mots d'être une menteuse […] La méprise dans laquelle se fourvoie le prince est si complète, animé qu'il est par un fort sentiment de jalousie, qu'elle engendre un mépris injuste à l'égard de la princesse désemparée » ("La Princesse de Clèves ou le roman de la méprise", Papers on French Seventeenth Century Literature, 1996, no 44, p.257). Ce n'est pas M. de Clèves qui « se fourvoie », mais M. Grégoire parce qu'il n'a pas lu le roman avec assez d'attention.

[31] Certes, aussitôt après la scène de l'aveu, lorsqu'elle se retrouvera seule, après le départ de M. de Clèves, elle va avoir un moment de désarroi et elle va se demander un instant si elle n'a eu tort de parler à son mari, mais cela ne durera pas : « Lorsque ce prince fut parti, que Mme de Clèves demeura seule, qu'elle regarda ce qu'elle venait de faire, elle en fut si épouvantée qu'à peine elle put s'imaginer que ce fût une vérité. Elle trouva qu'elle s'était ôté elle-même le cœur et l'estime de son mari et qu'elle s'était creusé un abîme dont elle ne sortirait jamais. Elle se demandait pourquoi elle avait fait une chose si hasardeuse, et elle trouvait qu'elle s'y était engagée sans en avoir presque eu le dessein. La singularité d'un pareil aveu, dont elle ne trouvait point d'exemple, lui en faisait voir tout le péril.
« Mais quand elle venait à penser que ce remède, quelque violent qu'il fût, était le seul qui la pouvait défendre contre M. de Nemours, elle trouvait qu'elle ne devait point se repentir et qu'elle n'avait point trop hasardé »(p. 244).

[32] P. 242.

[33] Il va dire à sa femme un tout petit peu plus loin : « Je ne sais comment j'ai pu vivre depuis que vous me parlâtes à Coulommiers »(p.277).

[34] Il le lui redira à la fin de la scène : « Je vous demande seulement de vous souvenir que vous m'avez rendu le plus malheureux homme du monde » (p. 277).

[35] Voir sur ce sujet l'article de Mme Claudette Delhez-Sarlet : "Les jaloux et la jalousie dans l'œuvre romanesque de madame de Lafayette", in Revue des Sciences humaines, juillet-septembre 1964, pp. 279-309.

[36] Voir p. 151 (M. de Clèves vient d'épouser Mlle de Chartres) : « M. de Clèves ne pensa pas que Mlle de Chartres eût changé de sentiments en changeant de nom. La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges; mais elle ne lui donna pas une autre place dans le cœur de son mari […]. Il conservait pour elle, une passion violente et inquiète qui troublait sa joie; la jalousie n'avait point de part à ce trouble : jamais mari n'a été si loin d'en prendre et jamais femme n'a été si loin d'en donner ». On ne peut donc aucunement considérer M. de Clèves comme un homme naturellement et foncièrement jaloux. M. de Clèves n'est pas Othello.

[37] « J'ai tout ensemble la jalousie d'un mari et celle d'un amant », lui dit-il alors (p. 241), et cette jalousie, nous l'avons vu, se manifeste aussitôt par les questions qu'il ne peut s'empêcher de lui poser.

[38] Il n'y aura plus d'entretien entre M. et Mme de Clèves avant celui, le dernier, qu'ils auront quand M. de Clèves sera sur son lit de mort et cette ultime explication, elle, ne fera plus vraiment penser à une scène de ménage. Les reproches que M. de Clèves fera alors à sa femme, seront empreints d'une amertume, d'une douleur et d'un désespoir trop profonds pour être encore chargés d'agressivité. Certes, on sentira, au moment où Mme de Clèves commencera à protester de son innocence, que, s'il en avait encore eu la force, il se serait sans doute emporté, mais les explications de sa femme le convaincront rapidement qu'elle n'était pas coupable (voir pp. 290-293).

[39] Ce passage rappelle évidemment celui que nous avons étudié dans notre première explication. C'était bien déjà, en effet, une espèce de petite scène de ménage avant la lettre que M. de Clèves faisait alors à Mlle de Chartres. Après le mariage, il semble que ces sortes de scènes aient cessé, M. de Clèves s'étant, semble-t-il, peu à peu résigné tant bien que mal à ne pas trouver chez sa femme ce qu'il avait tant souhaité y trouver, si l'on en juge par ce qu'il lui dira lorsqu'elle lui avouera qu'elle aime un autre homme : « Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? Je m'étais consolé en quelque sorte de ne l'avoir pas touché par la pensée qu'il était incapable de l'être » (p. 241). Mais l'aveu de Mme de Clèves va recréer, en l'aggravant sensiblement, le climat de tension qui régnait dans les jours qui ont précédé le mariage.

[40] Cela se traduit notamment par le martèlement implacable et sans répit de toutes ces fausses questions qui commencent par le même « pourquoi ? »hargneux et cinglant (« pourquoi des distinctions ? Pourquoi ne vous est-il pas… ? Pourquoi faut-il… ? Pourquoi lui laissez-vous… ? Pourquoi lui faites-vous… ? »), par la sécheresse impitoyable avec laquelle il balaie la timide protestation de Mme de Clèves (« Je vous en fais pourtant… et ils sont bien fondés »), et assène ses dernières accusations (« Vous n'avez pu me dire…, vous m'en avez caché…, vous vous êtes repentie… et vous n'avez pas eu… »).

[41] Valincour estime que M. de Clèves ne mérite pas d'être plaint : « Et de bonne foi, quelle compassion pour un homme qui meurt parce qu'il veut mourir; qui meurt comme un sot, sans vouloir être éclairci; qui s'afflige et qui se désespère, sans savoir de quoi. Monsieur de Nemours est entré deux nuits dans le jardin de la forêt; je ne sais ce qu'il y a fait; je ne sais même s'il a vu ma femme : n'importe, je ne veux pas le savoir; il faut désespérer, il faut mourir »(Op. cit., p. 76). Parmi les critiques qui partagent le point de vue de Valincour, citons M. Vincent Grégoire qui écrit ceci : « La méprise finale à laquelle va cependant succomber M. de Clèves relève d'un malentendu reposant en un premier temps sur du "non-vu" et en un deuxième temps sur du "non-entendu" soit sur du "non-dit". Le prince envoie un confident espionner le duc […] De retour ce gentihomme, comme il l'avoue lui-même à M. de Clèves, ne rapporte pas un témoignage complet et empreint de certitude : "Je n'ai rien à vous apprendre, lui répondit le gentihomme, sur quoi on puisse faire un jugment assuré. Il est vrai que M. de Nemours a entré deux nuits de suite dans le jardin de la forêt, et qu'il a été le jour d'après à Coulommiers avec Mme de Mercœur", à quoi le prince de Clèves va répondre, à la manière d'un Thésée croyant sans réelles preuves à la culpabilité de son fils : "C'est assez, […] c'est assez, en lui faisant encore signe de se retirer, et je n'ai pas besoin d'un plus grand éclaircissement". Parler d'éclaircissement est, en l'occurrence, exagéré dans la mesure où le gentilhomme n'a apporté aucun élément vraiment compromettant qui puisse concrètement incriminer la princesse. Un esprit serein évoluerait dans la confusion la plus profonde. Ce témoignage incomplet est cependant suffisant pour un être comme le prince en proie à une monomanie amoureuse qu'exacerbe une profonde jalousie »(op. cit., pp. 257-258). Passons sur la comparaison de M. de Clèves avec Thésée, en conseillant seulement à M. Grégoire de relire Phèdre avec suffisamment d'attention : peut-être s'apercevra-t-il alors que Racine a tout fait pour que l'accusation d'Œnone parût tout à fait vraisemblable à Thésée. Il est de même tout à fait logique et naturel que le rapport du gentilhomme persuade M. de Clèves qu'il est trompé. M. Grégoire prend naïvement à la lettre le propos du gentilhomme qui dit à M. de Clèves qu'il n'a rien à lui apprendre « sur quoi on puisse faire un jugement assuré ». Il est pourtant évident que le gentilhomme n'en pense rien et qu'il ne le dit que pour essayer, sans vraiment y croire, d'atténuer un peu le coup que son rapport va porter à M. de Clèves. Car malheureusement pour M. de Clèves, c'est la vérité qui est invraisemblable. Comment M. de Clèves pourrait-il soupçonner que M. de Nemours est entré la nuit dans le jardin et plus encore qu'il a recommencé le lendemain, s'il ne s'est rien passé du tout ?
Parmi les critiques qui se montrent très injustes envers M. de Clèves, on pourrait encore citer Mme Catherine Pradeilles qui écrit que « la jalousie […] rend [M.de Clèves] à la fois terriblement aveugle et terriblement clairvoyant : clairvoyant, quand il parvient au prix d'un mensonge, à arracher à sa femme le nom de celui qui trouble son cœur et son visage; aveugle, lorsque ayant donné ordre à un de ses gentihommes d'espionner le Duc, il refuse "la cruelle incertitude" qu'entretiendrait une relation objective des événements et donne à son appréhension le visage de la vérité »("Mensonge romanesque et vérité morale dans La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette", Thèmes et genres littéraires aux XVIIe et XVIIe siècles, Mélanges en l'honneur de Jacques Truchet, P. U.F., 1992, p. 114), ou Mme Nola Leov qui écrit que M. de Clèves « is incapable of living with the truth about love and comes almost to prefer deception. This is in effect to adopt the attitude of the Court at large : to consent to disorder, providing it is decently veiled by dissimulation. Paradoxically, the Princess's sincerity, in an environment where it is too rare to be understood or believed in, leads to tragedy » ("Sincerity an Order in the Princesse de Clèves", Journal of the Australian Universities Language and Literature Association, no 30, nov. 1968, p. 149), ou encore Mme Ruth Willard Redhead qui voit dans le fait que M. de Clèves est tombé amoureux de sa future femme chez un joaillier, le signe qu'il sera toujours trompé par les apparences et incapable de reconnaître la sincérité de sa femme : « It is appropriate that the scene of the firts meeting of Mlle de Chartres and M. de Clèves took place in a jewelry store […] M. de Clèves, who never appreciated her true value - her sincerity - and who was always concerned with appearances fell in love with her beauty […] The jewelry business flourishing, the jeweler, likes his customers, surrounded himself with spectacular luxury. In this setting the Prince de Clèves chose his bride. The scene prepares the way for the tragic outcome of the Prince's judging from appearances and his inability to believe the truth of his wife's confession » (Actes de Davis, édités par Claude Abraham, PFSCL, Paris-Seattle-Tübingen, 1988,p. 631). Après ce dernier exemple, il semble difficile d'aller plus loin dans l'ineptie. M. Delacomptée y parvient néanmoins, car voici ce qu'il ose écrire : « Jouissant de son titre sans avoir couru le risque des armes, ce n'est pas un guerrier, mais un rouage. Un homme de cour. Tributaire d'autrui, façonné par autrui, et qui n'existe que par autrui. Donc un personnage sans individualité, sans vérité propres […] Pour qu'il puisse exister il lui faut un rival. Sa jalousie comme sa mort le prouvent. Quand il apprend la visité de M. de Nemours à Coulommiers, il déclare au gentilhomme espion, détective occasionnel, ne pas "avoir besoin d'un plus grand éclaircissement" : plutôt que de croire sa femme innocente, il choisit de la croire coupable […] Et de fait ce n'est pas la fièvre qui le tue. C'est d'apprendre de la bouche même de son épouse que la trahison qu'il croyait consommée ne l'a pas été. Jusqu'alors il conservait la force de vivre - de vivre jusqu'à la fièvre - soutenu par l'idée d'un rival vainqueur. Mais sitôt l'épouse innocentée il meurt. C'est qu'au sein même de sa défaite il pouvait se définir, fût-ce négativement, par référence à M. de Nemours. Mais dès que se décompose l'illusion de la victoire de l'Autre, sa vie se désintègre, se décompose à son tour, tel M. Valdemar, dans les Histoires de Poe, une fois levée l'hypnose È(op. cit., pp. 110-111). Le moins que l'on puisse dire, c'est que M. Delacomptée raconte absolument n'importe quoi. Il faudrait écrire tout un article pour vraiment sonder toute la sottise de ces lignes. Contentons-nous de quelques brèves remarques. Tout d'abord, contrairement à ce que dit M. Delacomptée, M. de Clèves ne « choisit » pas de croire sa femme coupable : pour qui veut bien prendre la peine de lire vraiment le texte et ensuite d'en tenir compte, M. de Clèves est logiquement amené à croire sa femme coupable, à la fois à cause de la conduite de Mme de Clèves et de l'habileté de la romancière qui a su créer les circonstances propres à l'induire en erreur. Mais l'affirmation que M. de Clèves n'est qu'un fantoche qui a besoin d'avoir un rival pour commencer à se sentir exister est encore bien plus arbitraire. Si M. Delacomptée avait raison, M. de Clèves n'aurait pas attendu, pour commencer à être jaloux, que sa femme lui apprenne qu'elle aime un autre homme : il aurait donné des signes de jalousie dès le début de son mariage et même avant. Or non seulement Mme de Lafayette ne nous a rien dit de tel, mais, nous l'avons vu, elle a dit tout le contraire lorsqu'elle a résumé les sentiments que M. de Clèves éprouvait pour sa femme aussitôt après son mariage : « Il conservait pour elle une passion violente et inquiète qui troublait sa joie; la jalousie n'avait point de part à ce trouble : jamais mari n'a été si loin d'en prendre et jamais femme n'a été si loin d'en donner » (p. 151). Mais là où M. Delacomptée délire, déraille le plus complètement, c'est lorsqu'il explique à sa façon la mort de M. de Clèves. On peut trouver, avec Valincour (voir op. cit., pp. 251-263) et un certain nombre de critiques, que cette mort est assez surprenante et que la fièvre qui emporte en quelques jours M. de Clèves, comme celle qui a déjà emporté Mme de Chartres, est d'abord imputable au désir qu'a la romancière de le voir disparaître (si Valincour a tort de croire que M. de Clèves n'a pas vraiment lieu de se croire trompé, il a assurément raison de penser que la jalousie, si violente qu'elle puisse être, ne devrait pas le faire mourir si rapidement). Mais le docteur Delacomptée nous apprend que, contrairement aux apparences, ce n'est aucunement la fièvre causée par la jalousie qui fait mourir M. de Clèves. Bien au contraire, raisonnant comme les médecins de Molière qui se montrent toujours d'autant plus rassurants que les symptômes sont plus inquiétants, le docteur Delacomptée voit dans cette fièvre un signe extrêmement positif, celui d'un brusque réveil d'une vitalité qui fait d'ordinaire tant défaut à M. de Clèves. Non seulement ce n'est pas la fièvre qui va tuer M. de Clèves, mais, bien que Mme de Lafayette ait totalement négligé de le préciser, c'est la chute soudaine de cette fièvre lorsqu'il apprendra qu'il n'avait pas lieu d'être jaloux. On se réjouira que M. Delacomptée n'ait pas choisi la carrière médicale : il aurait sans doute tué encore beaucoup plus de gens que les plus dangereux médecins du XVIIe siècle.

 

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