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V


La conviction où est Thérèse d'Avila que Dieu, qu'il se montre ou non, lui parle très fréquemment et qu'il l'assiste continuellement dans ses entreprises, ne s'explique pas seulement par une crédulité et, pour tout dire, une sottise exceptionnelles, elle s'explique aussi par un grand, par un très grand, par un immense orgueil. C'est là un trait de sa personnalité qui n'a guère été souligné que par Leuba, qui y voit d'ailleurs un trait propre à tous les mystiques chrétiens. Parmi les besoins qui, chez eux, « se manifestent avec une particulière intensité », il note en premier lieu : « les tendances à l'affirmation de soi et le besoin de se sentir estimé [1]». Le besoin d'être estimée, d'être aimée, d'être préférée à tous les autres transparaït continuellement dans les écrits de Thérèse d'Avila. Elle se plaït à remarquer qu'elle attire naturellement la sympathie et l'affection, et les efforts qu'elle fait pour essayer de dissimuler le contentement qu'elle en éprouve sont si maladroits qu'ils le rendent encore plus visible. Cela apparaït, dès le début de son autobiographie, lorsqu'elle écrit  : « Nous étions trois sœurs et neuf frères. Tous par la bonté de Dieu, ressemblèrent à leurs parents pour la vertu; je fus la seule à faire exception. J'étais pourtant la préférée de mon père, et tant que je n'avais pas offensé Dieu, ce n'était pas, ce me semble, sans quelque raison. Aussi ne puis-je que gémir en me rappelant les bonnes inclinations que le Seigneur m'avait données, et combien peu je sus en profiter! [2]». Certes, à première vue, elle se montre, dans ces lignes, particulièrement sévère avec elle-même, puisqu'elle dit être la seule des douze enfants de la famille à ne pas avoir su imiter les vertus de leurs parents. Mais cette affirmation apparaït purement formelle, comme lorsqu'elle dit qu'elle se regarde comme la créature la plus misérable qui soit. Elle sait bien que personne ne la croira et elle-même est certainement la première à ne pas croire à ce qu'elle dit. Ce qu'on retiendra, en revanche, c'est qu'elle était la préférée de son père et elle tient à préciser qu'il ne s'agissait pas d'un caprice (« ce n'était pas, ce me semble, sans quelque raison »).

Un peu plus loin, évoquant les dangers que lui a fait courir, selon elle, la compagnie de ses cousins dont les dispositions mondaines auraient pu la détourner de sa vocation, elle ne peut s'empêcher de nous apprendre qu'ils avaient, pour elle, « beaucoup d'affection [3]». Elle ne songe pas à nous dire si elle, elle avait ou non de l'affection pour eux. Ce qui est important, c'est seulement de nous faire savoir que, pour sa part, elle suscite naturellement l'affection de tous ceux qui l'approchent. Cela se confirme encore, nous dit-elle, lorsqu'on l'envoie parfaire son éducation au couvent des Augustines de Notre-Dame de Grâce : « Tout le monde d'ailleurs était satisfait de moi : c'est une grâce que Dieu m'a faite, partout où je me suis trouvée, j'ai été bien vue, et l'on m'a porté de l'affection [4]». Et elle ne manque pas de nous préciser que cela s'est reproduit « partout  ». Certes elle semble se rendre compte confusément qu'une telle déclaration pourrait la faire soupçonner de se montrer trop contente d'elle-même. Aussi essaie-t-elle de s'excuser en quelque sorte de susciter si aisément l'affection, en suggérant qu'elle n'y a aucun mérite et que c'est seulement une grâce que lui fait Dieu. Mais, loin de dissiper l'impression qu'elle craint d'avoir fait naïtre, cette explication serait plutôt de nature à la renforcer singulièrement. Certes elle croit certainement qu'il y a là, pour une part, une grande part peut-être, une grâce de Dieu (il lui en fait tellement). Cela pourtant ne l'empêche certainement pas de penser en même temps que, si on lui montre partout de l'affection, ce n'est pas, ainsi qu'elle le disait à propos de la préférence que lui marquait son père, « sans quelque raison ». De plus, si elle croit nécessaire d'expliquer l'affection qu'elle inspire par une grâce que Dieu lui fait, comment ne pas se dire alors que, s'il lui fait cette grâce, ce n'est pas, non plus « sans quelque raison » ? En voulant s'excuser d'attirer naturellement l'affection des autres, elle nous dit qu'elle attire aussi et d'abord celle de Dieu. Mais, à vrai dire, c'est ce qu'elle nous dit, j'y reviendrai, dans tous ses écrits.

D'ailleurs, si elle a pu sentir parfois un peu gênée de nous dire que tout le monde l'aimait, c'est, semble-t-il, surtout au début de son autobiographie. Par la suite, elle s'est si bien habituée à susciter beaucoup d'affection et de vénération qu'elle en parle sans la moindre réticence, notamment lorsqu'elle déclare dans le Prologue des Fondations : « La grande affection que mes filles ont pour moi, leur fera tout accepter [5]» ou lorsqu'elle nous dit en parlant de dona Louise de la Cerda, chez qui elle alla loger en arrivant à Tolède pour y fonder le monastère Saint-Joseph : « Elle m'accueillit avec la joie la plus vive, car elle me porte beaucoup d'affection [6]», ou lorsqu'elle écrit à son frère Lorenzo  : « J'ai eu, il y a un an à peu près, des fièvres quartes qui m'ont laissée ensuite mieux portante. Je me trouvais alors à la fondation de Valladolid et j'y étais excédée des attentions de dona Maria de Mendoza, qui m'aime tendrement [7]».

Elle est tellement persuadée que ses religieuses l'aiment et la vénèrent profondément qu'elle est incapable de soupçonner qu'elles puissent parfois la percer à jour, voire se moquer gentiment d'elle. C'est ce qui ressort d'un épisode que les biographes de Thérèse d'Avila reprennent complaisamment, en adoptant sans examen l'explication qu'elle en donne, et qui se situe pendant les cinq années qu'elle a passées à Saint-Joseph d'Avila après la fondation : « Un jour que nous étions au réfectoire, on nous servit des portions de concombre. Il m'en échut un fort petit et pourri en dedans. J'appelai, sans faire semblant de rien, une des religieuses qui avaient le plus de jugement et de capacité afin d'éprouver son obéissance. Je lui dis d'aller planter ce concombre dans un petit jardin que nous avions. Elle me demanda si elle devait le placer droit ou couché. Je lui répondis de le mettre couché. Elle partit, et fit ce que j'avais dit, sans qu'il lui vïnt à l'esprit que ce concombre sécherait nécessairement. Le respect de l'obéissance aveugla en elle la raison naturelle et lui fit croire que l'ordre donné était très raisonnable. Il m'arriva quelquefois de confier à une sœur six ou sept offices incompatibles. Et elle de les accepter sans mot dire, convaincue qu'elle pourrait s'en acquitter [8]». Marcelle Auclaire résume rapidement l'épisode en concluant : « C'est ainsi qu'on obéit [9]». Thérèse d'Avila a présenté cet épisode comme une illustration de ce que devait être une obéissance parfaite [10] et Marcelle Auclaire, mais le contraire eût été tout à fait surprenant, ne songe pas un instant à y chercher autre chose. Philippe de Saint Chéron se rallie, lui aussi sans hésiter à l'explication de Thérèse d'Avila : « L'obéissance, excessive en cette occasion, avait aveuglé son jugement [11]». Pourtant, on le voit, à la différence de Marcelle Auclaire, il estime, quant à lui, qu'une obéissance aussi aveugle est « excessive », et semble suggérer que c'est d'ailleurs l'opinion de Thérèse d'Avila. Rien ne l'indique cependant [12]. Mais ce qu'il n'a pas vu [13], c'est d'abord et surtout que Thérèse d'Avila n'a manifestement pas compris, ce qui ressort pourtant fort bien de son récit, que la religieuse en question avait parfaitement saisi son intention. Ce qui le prouve, ou du moins ce qui incite très fortement à le penser, c'est le fait qu'elle lui demande s'il faut placer le concombre debout ou couché. Comment ne pas se dire qu'elle veut par là faire comprendre à sa supérieure qu'elle a parfaitement compris qu'elle cherchait à éprouver son obéissance et, par la même occasion, se payer gentiment sa tête ? Thérèse d'Avila a cru bon de nous indiquer que cette religieuse était « une des religieuses qui avaient le plus de jugement et de capacité  ». Elle pense ainsi rendre son exemple plus démonstratif  : l'obéissance, lorsqu'elle est parfaite, est capable de faire taire le jugement même chez ceux qui en ont le plus. Mais cette religieuse, dont elle nous dit qu'elle était une de celles qui avaient le plus de jugement, pourrait bien en avoir eu plus que sa supérieure. Car c'est elle, ici, qui manque de jugement et qui n'est pas assez fine pour comprendre ce que la religieuse essaie discrètement et subtilement de lui faire comprendre. Et, en la circonstance, elle ne manque pas seulement de jugement : elle manque aussi et peut-être d'abord de modestie. Elle pense que l'obéissance a aveuglé la raison de la religieuse, mais il est permis de penser que c'est l'orgueil qui, en l'occurrence, a aveuglé, chez Thérèse d'Avila, un jugement déjà naturellement bien déficient. Parce qu'elle est la Prieure, parce qu'elle est Thérèse d'Avila, une grande "spirituelle" qui converse régulièrement avec Dieu, elle ne peut envisager un instant qu'une simple religieuse puisse ne pas réagir comme elle a prévu qu'elle devait réagir et ainsi faire rater sa petite expérience; elle ne peut pas admettre que "sa fille" se soit montrée ici plus fine que sa Mère, puisque, ainsi qu'elle l'écrit dans les Fondations, « Sa Majesté, il faut le reconnaïtre, donne aux supérieurs plus de lumières qu'aux autres [14]». On peut penser, de plus, que l'orgueil n'explique pas seulement pourquoi elle ne veut pas admettre que son expérience a échoué; il explique sans doute aussi pourquoi elle l'a tentée. Elle dit vouloir éprouver l'obéissance de ses religieuses en leur donnant des ordres absurdes ou contradictoires; il est permis de penser qu'elle veut aussi et surtout éprouver son pouvoir, se comportant ainsi avec ses religieuses comme se comportent trop souvent les supérieurs avec leurs subordonnés dans beaucoup de communautés et notamment chez les militaires.

De même que Thérèse d'Avila se plaît à nous faire savoir qu'elle suscite naturellement la confiance et l'affection, elle parle volontiers, comme le remarque très justement Leuba, « avec un orgueil manifeste de l'influence qu'elle exerce sur les personnes les plus diverses [15]». C'est le cas notamment lorsqu'elle nous raconte, nous l'avons vu, comment, grâce à « la grande affection qu'il [lui] portait », elle a réussi à obtenir d'un de ses confesseurs qu'il lui remette l'amulette que sa maïtresse lui faisait porter [16]. Or elle nous avait bien précisé à la page précédente qu'avant elle « personne n'avait eu assez d'empire sur lui pour l'amener à s'en séparer [18]» et elle compte bien qu'on ne l'aura pas oublié. Elle nous parle aussi du cas d'un prêtre qui vint la trouver pour lui avouer qu'il ne pouvait ni se corriger ni se confesser du « péché mortel des plus abominables » dans lequel il vivait [18]. Elle lui écrit des lettres pour le convaincre de se confesser et de s'amender, et « dès la première, il se confessa ». Il lui écrit peu après qu'il ne pèche plus, mais qu'il est toujours affreusement torturé par la tentation. Thérèse d'Avila supplie alors Dieu de faire en sorte que les démons qui le torturaient viennent plutôt la torturer elle-même, ce qui ne manque pas de se produire [19]. Le prêtre se trouve alors totalement libéré  : « Dieu le permettant ainsi, les démons laissèrent cet infortuné en repos. On me l'écrivit, quand je lui eus fait savoir ce que j'avais souffert. Son âme se fortifia, et il retrouva une entière liberté. Il ne se lassait pas de rendre grâce à Dieu et de me remercier moi-même, comme si j'y eusse été pour quelque chose. À la vérité, la persuasion que Dieu me favorisait de ses grâces lui avait été utile. Se trouvait-il plus vivement pressé par la tentation, il n'avait, disait-il, qu'à lire mes lettres pour la voir cesser ». Une fois de plus, on le voit, Thérèse d'Avila est prise entre le désir de souligner le rôle déterminant qu'elle a joué, et la crainte de paraïtre orgueilleuse. Aussi, après avoir évoqué avec complaisance (« il ne se lassait pas ») les remerciements que lui adresse le prêtre, éprouve-t-elle le besoin d'attribuer à Dieu seul la transformation qui s'est opérée en lui (« comme si j'y eusse été pour quelque chose »). Mais, comme si elle regrettait d'avoir alors donné à croire qu'elle n'y avait effectivement été pour rien, elle ajoute en conclusion : « Se trouvait-il plus vivement pressé par la tentation, il n'avait, disait-il, qu'à lire mes lettres pour la voir cesser ».

Ceux qu'elle n'a pas besoin d'arracher au péché, parce qu'ils sont déjà des modèles de sagesse, de vertu et de piété, n'en manquent pas néanmoins, à l'en croire, de faire à son contact et grâce à ses prières de grands progrès vers la sainteté. C'est le cas notamment du père Garcia de Tolède, dont elle nous fait faire la connaissance dans le chapitre 34 de son autobiographie. « Dieu lui fait la grâce de se servir d'elle pour attirer à la perfection un religieux de haute naissance [20]», annonce-t-elle dans le petit résumé qui est en tête du chapitre. Elle raconte ensuite comment, séduite par les exceptionnelles qualités du père Garcia, elle s'est empressée de supplier Dieu de faire en sorte qu'il se donne entièrement à lui, et avec un plein succès : « Il m'a pleinement exaucée : qu'il en soit béni à jamais! Toutes les fois que je m'entretiens avec ce père, je suis stupéfaite de ce que je découvre en lui. Qu'il ait pu recevoir en si peu de temps des faveurs si relevées, et se trouver absorbé en Dieu au point de sembler mort à tout ce qui est de la terre, j'aurais de la peine à le croire si je ne l'avais constaté [21]». Si elle s'extasie tellement sur la transformation du père Garcia qu'elle juge quasiment miraculeuse, si elle s'en réjouit tellement, c'est, on le sent bien, parce qu'elle est persuadée d'avoir été à l'origine d'une métamorphose aussi remarquable [22].

Elle est également très fière d'avoir réussi à persuader un ermite très pieux, qui, depuis des années, refusait d'intégrer un ordre, malgré les injonctions du Concile de Trente, d'entrer dans le monastère de religieux qu'elle allait fonder à Pastrana. Il lui a suffi, pour ce faire, de lui parler une fois : « Ma joie était intense à la pensée de la gloire que cet ermite rendrait à Dieu, s'il entrait dans notre Ordre. Sa Majesté, qui l'y voulait, toucha tellement son cœur pendant cette nuit [la nuit qui suit son entretien avec Thérèse d'Avila], qu'il me fit demander le lendemain. Je le trouvai entièrement décidé, et de plus, fort étonné du changement si soudain qui s'était opéré en lui, surtout - il me le répète encore de temps en temps - par le moyen d'une femme. Comme si j'en étais cause ! et comme si ce n'était pas Dieu qui change les cœurs ! Que ses jugements sont profonds ! Ce père avait passé tant d'années sans pouvoir se déterminer pour un état fixe […] et voilà que soudain Dieu le touche [23]». Bien sûr, comme à son habitude, elle affecte de croire que Dieu est le seul auteur de ce petit miracle et qu'elle-même n'y est pour rien. Mais elle fait tout pour que nous pensions le contraire, en insistant sur le caractère soudain de la décision prise par l'ermite, dès le lendemain de leur entretien, de faire ce qu'il s'était refusé à faire pendant « tant d'années », et en n'oubliant pas de nous faire savoir que lui-même ne doutait pas évidemment que c'était elle qui avait réussi à le faire changer d'avis, et qu'il aimait à le lui rappeler.

Même ceux qui sont déjà trop proches de la perfection pour que l'influence de Thérèse d'Avila puisse vraiment les faire progresser, n'en sont pas moins sensibles à son rayonnement et le manifestent notamment en lui confiant des secrets qu'ils n'ont jamais confiés à âme qui vive. C'est le cas du père Jérôme Gratien dont elle fait le portrait et nous raconte l'histoire au chapitre 23 des Fondations : « Il eut à soutenir, nous dit-elle, trois mois avant sa profession, des tentations très violentes. Mais, appelé à être un vaillant capitaine des fils de la Vierge, il combattait avec courage. Le démon le pressait-il vivement de quitter l'habit, il lui résistait en promettant à Dieu de le garder toujours et de se lier par les vœux. Il m'a remis un écrit qu'il composa au plus fort de ses tentations […] On pourra trouver étrange qu'il m'ait communiqué tant de particularités concernant son âme. Peut-être Dieu l'a-t-il permis pour que je les consigne ici et qu'on le loue dans ses créatures. Je sais que ce père n'en a jamais tant dit à aucun de ses confesseurs, ni, du reste, à qui que ce soit [24]». Thérèse d'Avila s'étonne ou feint de s'étonner elle-même d'avoir suscité une telle confiance, et suggère une intervention divine. Mais elle n'en souligne ainsi que mieux un fait dont elle n'est manifestement pas peu fière.

L'orgueil que tire Thérèse d'Avila de l'influence qu'elle exerce, apparaït tout particulièrement dans le récit qu'elle nous fait de son premier séjour chez dona Louise de la Cerda, récit qui constitue, comme le dit Leuba, « un excellent exemple de contentement de soi, aggravé par d'extravagantes protestations d'humilité et de malice [25]». Quiconque lit Thérèse d'Avila en conservant son esprit critique, ce que ses hagiographes ne font pas, ne peut que partager ce jugement. Dans ce récit, en effet, les continuelles protestations d'humilité, bien loin de dissiper l'impression de contentement de soi, ne cessent de la renforcer singulièrement. Dès le début, le ton est donné et le moins que l'on puisse dire est que cela sonne bien faux : « Une dame qui habitait une grande ville [Tolède] à plus de vingt lieues d'ici était très affligée par la mort de son mari. Son accablement était tel que l'on craignait même pour sa vie. On lui parla de cette chétive pécheresse, et le Seigneur, à cause des avantages qui devaient en résulter, permit qu'on lui en dït du bien [26]». On est déjà en pleine ambigu•té : elle n'est qu'une « chétive pécheresse » et pourtant on dit du bien d'elle; si Dieu « permet » qu'on en dise, c'est qu'il n'y aurait normalement pas lieu de le faire, et pourtant il en résultera de grands avantages. Thérèse d'Avila n'oublie pas ensuite de nous indiquer au passage que « cette dame était d'une naissance très illustre » et d'insister sur le fait que, voulant à tout prix l'avoir chez elle, elle a usé de toute son influence pour arriver à ses fins : « Poussée sans doute par un mouvement irrésistible, elle fit toutes les démarches possibles pour me faire venir chez elle [27]». Dona Louise de la Cerda fait notamment intervenir le Père provincial qui donne à Thérèse d'Avila l'ordre de partir sur le champ. Celle-ci affecte d'en avoir été très affligée, mais la raison qu'elle en donne nous incite à croire le contraire : « A cette nouvelle que je reçus la veille de No‘l, j'éprouvai quelque trouble et une peine très vive. La bonne opinion qu'on avait de moi était, je le voyais, la cause de cette demande  : comme je me voyais si misérable, je ne pouvais supporter cette pensée [28]». D'ailleurs, et j'aurais pu citer aussi cet exemple pour montrer que les paroles du Christ répondaient toujours à ses attentes, comme à chaque fois qu'elle affecte de ne pas vouloir faire ce qu'elle est, en réalité, impatiente de faire, le Christ intervient pour lui ordonner de le faire et ses paroles lui procurent, bien sûr, un grand soulagement [29]. Elle part donc, et elle essaie de nouveau de cacher sa joie d'aller en un lieu où elle est attendue avec impatience et où on lui témoignera le plus grand respect, en affectant d'en être, au contraire, profondément troublée  : « Ma confusion était indicible, voyant à quel titre on me faisait venir, et combien l'on se trompait sur mon compte [30]».

Et elle s'empresse, d'ailleurs, de nous apprendre que l'on ne s'était pas trompé sur son compte, puisque sa présence produit très rapidement tous les heureux effets qu'on en attendait : « Dieu permit que ma présence apportât une très grande consolation à la dame qui m'avait fait venir. Elle commença visiblement à se mieux porter; de jour en jour, sa douleur s'apaisait. On en fut très frappé, car, ainsi que je l'ai dit, le chagrin l'avait réduite à l'état le plus déplorable. Le Seigneur, sans doute, accordait cette grâce à tant de prières que les saintes âmes de ma connaissance faisaient pour moi et pour l'heureux succès de mon voyage [31]». Tout en affectant de croire que le mérite en revient principalement au Seigneur et aux prières de quelques pieuses personnes, elle ne manque pas de souligner le caractère spectaculaire, pour ne pas dire quasi miraculeux, du rétablissement tant physique que moral de dona Louise de la Cerda (« On en fut très frappé, car, ainsi que je l'ai dit, le chagrin l'avait réduite à l'état le plus déplorable  »). Aussi dona Louise de la Cerda s'attache-elle tous les jours un peu plus à Thérèse d'Avila qui dit, une nouvelle fois, beaucoup souffrir de la vénération dont on l'entoure : « Elle [dona Louise de la Cerda] s'affectionna beaucoup à moi, et la voyant si bonne, je le lui rendais bien. Néanmoins tout m'était une croix. Les soins délicats dont je me voyais entourée me devenaient un tourment, la grande estime dont j'étais l'objet m'inspirait un véritable effroi [32]». Il est difficile de ne pas se dire, en lisant ces lignes, que décidément elle manque singulièrement de finesse. Elle croit avoir trouvé le moyen de nous dire qu'on lui témoigne les plus grands égards sans qu'on puisse la taxer d'orgueil. Mais comment ne se rend-elle pas compte qu'elle en fait vraiment trop en essayant de nous faire croire qu'elle est véritablement effrayée par la grande estime qu'elle suscite ? De plus, quand elle nous dit qu'elle rendait bien à dona Louise de la Cerda l'affection qu'elle lui portait, il est permis de penser à cette remarque de La Rochefoucauld : « Nous aimons toujours ceux qui nous admirent [33]»; et ce n'est pas la seule fois que l'on pourrait citer Thérèse d'Avila pour illustrer certaines de ses maximes sur l'amour-propre. Elle-même reconnaïtra plus loin avoir été portée à s'attacher trop facilement et trop fortement aux personnes qui avaient de l'inclination pour elle : « J'avais un défaut très grave et qui m'occasionnait de notables préjudices  : venais-je à m'apercevoir qu'une personne avait de l'inclination pour moi, si par ailleurs elle me plaisait, je m'affectionnais tellement à elle que ma mémoire lui demeurait fortement attachée. C'était sans aucune intention d'offenser Dieu, mais enfin je prenais plaisir à la voir, à penser à elle, à me souvenir des bonnes qualités que je voyais en elle [34]». On le voit, elle prend soin de préciser qu'il ne suffisait pas pour lui plaire d'avoir de l'inclination pour elle : il fallait aussi avoir des qualités propres (« si par ailleurs elle me plaisait »). Mais on devine qu'il devait être très facile de lui plaire à partir du moment où l'on se montrait attiré par elle. Elle prétend avoir été guérie de ce défaut par la contemplation de « l'ineffable beauté » de Jésus-Christ [35]; mais, quand ce serait vrai, bien loin d'en conclure qu'elle a ainsi vaincu son orgueil, ne faudrait-il pas plutôt penser qu'elle l'a poussé encore beaucoup plus loin ? Si elle ne fait plus guère de cas des affections humaines, c'est parce qu'elle est persuadée d'être devenue l'objet de la prédilection divine.

Mais son rayonnement n'agit pas seulement sur dona Louise de la Cerda : il transforme aussi, et Thérèse d'Avila n'omet pas de nous l'apprendre, tous ceux qui vivent chez elle, et ils sont, bien sûr, nombreux, puisqu'elle mène grand train : « Pendant mon séjour dans cette maison, ceux qui l'habitaient firent, par la grâce de Dieu, de notables progrès dans son service [36]». Certes, elle ne manque pas d'imputer ces progrès à la grâce de Dieu; mais elle est évidemment l'instrument de celle-ci puisqu'ils se produisent pendant son séjour. Celui-ci va prendre fin, bien sûr, par la volonté du Seigneur, qui a besoin que Thérèse rentre à Avila. Et celle-ci ne n'oublie pas de nous dire que son départ a été, pour dona Louise de la Cerda, un véritable déchirement : « Le chagrin qu'éprouva cette personne à la seule pensée de mon éloignement était pour moi un autre supplice; de fait, elle ne m'avait obtenue qu'avec beaucoup de peines et après des instances de toutes sortes. Vu ses dispositions, je regardai comme un bonheur inespéré de la voir souscrire à mon départ. Entre bien d'autres raisons, je lui représentai qu'elle pouvait par là se rendre très agréable à Notre-Seigneur, et lui fis en même temps entrevoir la possibilité d'une nouvelle visite. Comme elle a beaucoup de crainte de Dieu, elle se rendit enfin, quoique avec bien de la peine [37]». On sent que, tout en soulignant le chagrin et la longue résistance (« elle se rendit enfin ») de dona Louise de la Cerda qui ne consent à la laisser partir que parce que c'est Dieu qui la demande et qu'elle espère la revoir bientôt, Thérèse d'Avila est non seulement surprise par ce qu'elle appelle « un bonheur inespéré », mais secrètement déçue : quand on la chance extraordinaire d'avoir pu, « avec beaucoup de peines et après des instances de toutes sortes », faire venir chez soi Thérèse d'Avila elle-même, devrait-on jamais pouvoir consentir à la laisser partir ?

Au total, tout ce récit, à chaque ligne, sue le contentement de soi et les efforts que Thérèse d'Avila fait pour le cacher sont si maladroits, ses protestations d'humilité sont si outrées qu'ils ne font que le souligner davantage. Quand elle prétend que les grandes marques d'affection et d'estime dont on l'entoure, sont pour elle un véritable supplice, parce qu'elle s'en juge profondément indigne, on se dit qu'en tout cas, cela lui permet de revenir sur le sujet et de s'assurer que le lecteur même le plus distrait ne pourra pas ignorer ce qu'elle tient tant à lui faire savoir. Mais si cette impression est particulièrement forte dans cet épisode, on la retrouve dans bien d'autres passages, et notamment dans ces lignes : « C'était pour moi un supplice - et c'en est un encore - que l'estime et les louanges, surtout celles qui viennent des personnes hauts placées. j'en ai bien souffert [38]». Molière n'avait probablement pas lu Thérèse d'Avila; mais, s'il l'avait fait, il aurait certainement pensé à elle en écrivant son Tartuffe.

Mais point n'est besoin de multiplier les exemples. Thérèse d'Avila est évidemment convaincue qu'elle exerce une influence bénéfique partout où elle passe [39]; elle est convaincue que beaucoup de ceux qu'elle a rencontrés ont fait, à son contact, de très grands progrès dans la vie spirituelle; elle est convaincue que, grâce à elle, de très nombreuses personnes ont bénéficié, de la part de Dieu, de faveurs considérables et elle le dit : « C'est très fréquemment que, sur ma demande, Notre-Seigneur a daigné arracher des âmes au péché grave, qu'il en a conduit d'autres à la perfection, qu'il en a tiré du purgatoire, enfin qu'il a accordé bien d'autres faveurs signalées. Ces faveurs sont en si grand nombre que je ne pourrais en faire le récit sans me fatiguer, et sans fatiguer en même temps ceux qui les liraient. D'ordinaire, elles regardaient beaucoup plus la santé de l'âme que celle du corps. Tout cela est très connu, et bien des personnes peuvent l'attester. Au début, c'était pour moi un sujet de scrupule, car je ne pouvais m'empêcher de croire qu'en cela le Seigneur avait égard à mes prières : bien entendu la raison principale était sa pure bonté. Maintenant ces faits sont en si grand nombre et constatés par tant de témoins que je n'éprouve plus de difficulté à leur attribuer cette cause [40]». Certes elle se croit obligée, une fois de plus, de rappeler que le premier mérite en revient à Dieu et à sa bonté (« bien entendu la raison principale était sa pure bonté »); mais on ne saurait nier, selon elle, que cette bonté ait été mise en œuvre grâce à elle. Les hommes se flattent volontiers d'avoir le bras long, et se plaisent, quand ils le peuvent, à se vanter de leur influence auprès des puissants, influence qu'ils ne manquent pas d'ordinaire d'exagérer grandement; Thérèse d'Avila se flatte, elle aussi, d'avoir le bras long et pense même l'avoir beaucoup plus long que quiconque, puisque c'est auprès du Tout-puissant que s'exerce sou influence.

De même que Thérèse d'Avila est très fière, et ne peut s'empêcher de le laisser voir, de l'influence qu'elle exerce et des marques de grande estime qu'elle reçoit, tout particulièrement lorsqu'elles viennent de hauts personnages, elle est de même très fière de ses écrits et n'arrive pas davantage à le cacher. Certes elle prétend n'avoir écrit ses livres que qu'à contrecœur et sur l'ordre de ses supérieurs, mais il y a tout lieu de croire qu'elle avait pensé à le faire bien avant qu'on le lui dise. C'est sur l'ordre exprès de Pierre Ibanez, nous dit elle, qu'elle a écrit, son premier livre, son autobiographie. Mais, s'il n'y a assurément aucune raison de douter qu'il lui ait effectivement demandé d'écrire son autobiographie, il est probable qu'elle en avait parlé elle-même, en affectant probablement de le faire sur le mode de la plaisanterie, tout en espérant, tout en escomptant qu'on ne manquerait pas de prendre l'idée très sérieux. Car elle a toujours ressenti le besoin de parler des faveurs surnaturelles qu'elle recevait, même nous l'avons vu, quand son confesseur aurait voulu qu'elle les tût, et elle l'a toujours fait. En effet non seulement ses confesseurs ou ses supérieurs en ont connaissance, mais aussi toutes les religieuses du couvent de l'Incarnation et des différents couvents qu'elle a fondés, puisqu'elles en tirent gloire elles-même [41], quand elles ne s'en inspirent pas [42]. Comment n'aurait-elle donc pas eu l'idée, comment n'aurait-elle pas eu l'envie de fixer par écrit les visions dont elle avait bénéficié et les paroles que le Christ lui avait dites ? Celui-ci, d'ailleurs, toujours si soucieux d'aller au-devant de ses souhaits, n'a pas manqué de l'inviter instamment à le faire [43]. De même, si c'est le père Ripalda qui lui a ordonné, nous dit-elle, d'écrire les Fondations, il est là encore très probable qu'elle y avait déjà pensé. Après avoir raconté dans son autobiographie la fondation de son premier monastère, elle a certainement eu envie de raconter celles qui ont suivi. Et là encore le Christ a su l'y encourager [44].

D'ailleurs, ses œuvres une fois écrites, elle ne s'en désintéresse aucunement, bien au contraire. Certes, sur l'ordre de son confesseur, elle a jeté au feu le manuscrit des Pensées sur le Cantique des Cantiques [45], mais plusieurs copies en avaient été faites et elle le savait certainement. Comme la plupart des auteurs, en effet, elle se montre très soucieuse de ce que deviennent ses manuscrits : elle invite ceux qui les détiennent à les lui renvoyer dès qu'ils n'en ont plus besoin et à prendre les plus grandes précautions pour éviter qu'ils ne se perdent [46]. Comme la plupart des auteurs aussi, elle souhaite être lue et d'abord par les hommes qu'elle estime le plus, persuadée qu'ils prendront un grand plaisir à la lire [47] et elle se montre très sensible à l'intérêt que suscitent ses ouvrages et aux compliments qu'ils lui valent [48]. Comme beaucoup d'auteurs enfin elle avoue volontiers être très satisfaite de ses ouvrages [49], avec, semble-t-il, une prédilection pour les plus récents [50], et pense que la postérité ne manquera pas de s'y intéresser et d'en faire grand cas [51]. Elle se plaït à souligner à l'occasion l'intérêt tout particulier que présente tel ou tel passage ou tel ou tel chapitre [52]. Pour se convaincre de la très grande importance que Thérèse d'Avila attache à ses écrits, il n'est d'ailleurs que de lire les petits résumés qui sont en tête de chaque chapitre : elle y dit volontiers qu'ils sont de la plus haute utilité et méritent d'être lus avec l'attention la plus vigilante [53].

Dira-t-on que tous les auteurs sont plus ou moins persuadés non seulement que leurs livres méritent d'être lus, mais que tout le monde devrait les lire ? Certes et les vanités d'auteur de Thérèse d'Avila pourraient n'être, comme le fait d'être très contente de susciter l'affection et l'estime des autres, que des manifestations d'orgueil assez banales et relativement bénignes ? Mais l'orgueil de Thérèse d'Avila écrivain va beaucoup plus loin puisqu'elle est visiblement persuadée que Dieu s'exprime volontiers par sa plume et se sert d'elle pour instruire les autres, comme le ne craint pas de l'expliquer à ses religieuses [54]. N'est-ce pas là, pour un écrivain, le comble même de l'orgueil ? Et, bien sûr, pour qui ne croit pas à la réalité de ce qu'elle voit et de ce qu'elle entend au cours de ses extases, non plus qu'à la réalité de l'assistance que Dieu ne cesserait de lui accorder pour lui permettre de mener à bien ses entreprises, c'est là aussi qu'apparaït le mieux l'immense orgueil de Thérèse d'Avila, c'est là aussi qu'il donne toute sa mesure, proprement monstrueuse [55]. Car peut-on pousser l'orgueil plus loin que de croire, comme elle le fait, que Dieu approuve tous ses desseins et s'emploie sans cesse à les faire aboutir, tandis que le diable s'efforce en vain de les faire échouer [56], qu'il se montre souvent à elle, qu'il lui parle continuellement pour l'encourager, la féliciter, lui dire son amour, qu'il lui offre des bijoux et des vêtements somptueux, qu'il lui met une couronne sur la tête, qu'il fait d'elle son épouse et remet son honneur entre ses mains ? N'est-ce pas se considérer comme le centre du monde et se mettre presque à la place de Dieu lui-même ? Et, de fait, Thérèse d'Avila ne craint pas à l'occasion de dire à ceux qui se mettent en travers de sa route, qu'ils s'opposent à la volonté de Dieu [57] et de leur donnez rendez-vous devant Dieu lui-même qui saura bien lui donner raison [58].

L'auteur du Chemin de la perfection est, en effet, manifestement persuadée, et cette conviction sous-tend tout son livre, que jamais personne n'est allé aussi loin qu'elle sur un chemin qu'elle connaït mieux que personne. Dans La Nuit obscure, traitant de « quelques imperfections spirituelles des commençants par rapport à l'orgueil », Jean de la Croix déplore que : « parfois […], quand le maître spirituel, c'est-à-dire le confesseur ou le supérieur, n'approuve pas leur esprit ou leur manière d'agir, car ils veulent qu'on estime et qu'on loue leurs œuvres, ils déclarent qu'ils ne sont pas compris. D'après eux ce directeur n'est pas un homme spirituel, dès lors qu'il n'approuve pas leur conduite et qu'il ne se prête pas à leur manière de voir [59]». Je ne sais si Jean de la Croix a pensé à Thérèse d'Avila en écrivant ces lignes, mais, en les lisant, on ne peut pas ne pas penser à elle. Elle a, en effet, très volontiers le sentiment que ses supérieurs et ses confesseurs ne sont pas assez avancés dans la vie spirituelle pour pouvoir vraiment la comprendre (seul le Christ la comprend toujours). Aussi est-elle persuadée que Dieu a été parfois obligé, sinon d'élever ses directeurs au même niveau qu'elle même, ce qu'elle juge sans doute impossible, du moins de les rendre plus "spirituels", afin qu'il puissent mieux la comprendre et ainsi se ranger à ses points de vue [60]. À de très rares exceptions près, comme Jean de la Croix et Jérôme Gratien, les religieux eux-mêmes qui passent pour être les plus vertueux et les plus dévots, ne lui paraissent pas, d'ordinaire, pratiquer suffisamment l'oraison et se donner assez entièrement à Dieu [61]. Quant aux visions et aux extases, elle se considère manifestement comme la meilleure spécialiste en la matière et la seule capable de juger de manière infaillible si elles sont authentiques ou non [62].

Certes, par ailleurs, nous l'avons vu, elle accumule les protestations d'humilité, disant et redisant qu'elle est la plus misérable de toutes les créatures et terminant un très grand nombre de lettres en se disant l' « indigne servante » de ses correspondants. Mais toutes ces protestations, je l'ai dit, apparaissent purement formelles [63]. Elles sont d'ailleurs contredites non seulement par le fait qu'elle prétend recevoir sans cesse de Dieu toutes sortes de faveurs extraordinaires et qu'elle est persuadée qu'elle est la grande chérie du Christ, la préférée du Père éternel, la chouchoute de la Trinité, mais aussi par un certain nombre de déclarations où elle se dit assurée d'être en état de grâce, ce que le Christ ne manque pas d'ailleurs de lui confirmer [64], et de n'avoir guère à se reprocher que des peccadilles [65]. Non seulement toutes ses protestations d'humilité ne prouvent pas que Thérèse d'Avila ne se considère pas comme une sainte et même comme une très grande sainte, mais c'est, au contraire, parce qu'elle se considère comme une très grande sainte qu'elle prétend se regarder comme la créature la plus misérable. Convaincue d'être une très grande sainte, elle se convainc, parce qu'on lui a dit que l'un n'allait pas sans l'autre, qu'elle se considère comme la créature la plus misérable, et cela ne fait que la confirmer davantage dans sa conviction d'être une très grande sainte. On ne se tromperait guère sans doute, si l'on résumait son sentiment profond de la façon suivante : « Dire que je me considère comme la créature la plus misérable qui soit, moi qui suis une si grande sainte! Il faut croire que je suis encore plus sainte que je ne le pensais ».

Rien n'est plus révélateur, d'ailleurs, que la distinction que Thérèse d'Avila prétend établir entre ce qu'elle appelle la fausse humilité, inspirée par le diable et dont elle a peu à peu réussi à triompher, et la vraie humilité qui, elle, viendrait de Dieu. Alors, nous dit-elle, que la première laisse toujours l'âme inquiète, profondément insatisfaite, la seconde, au contraire, lui procure un grand repos, un sentiment de confort et sécurité [66]. Peu s'en faut qu'elle ne nous dise qu'alors que, dans la fausse humilité, on se sent profondément mécontent de soi, dans la vraie humilité, au contraire, on éprouve un plein contentement de soi. Rien d'étonnant à cela puisque ce qu'elle appelle la vraie humilité est, en réalité, un sentiment lié à la certitude sinon d'avoir atteint l'absolue perfection, du moins de s'en être approché autant que l'homme peut le faire. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette vraie humilité que célèbre Thérèse d'Avila ressemble à s'y méprendre à celle des pharisiens.

« Célébrer la bonté et la toute puissance du Seigneur […] c'est encore pour eux [les mystiques] un moyen de célébrer indirectement leurs propres mérites  », remarque très justement Leuba [67]. Thérèse d'Avila prétend et croit sans doute s'anéantir sans cesse devant Dieu, elle affecte de s'abïmer sans cesse dans le sentiment de son infinie bassesse en face de l'infinie grandeur du Divin Maïtre. Mais on croirait beaucoup plus aisément à la réalité de ce sentiment, si elle ne prétendait pas en même temps que Dieu la comble sans cesse des faveurs les plus extraordinaires. Louer sans cesse, exalter sans cesse un dieu qui ne cesse lui-même de l'encourager et de l'assister dans toutes ses entreprises, qui ne cesse de la féliciter, de lui dire combien elle lui est chère, et qui va jusqu'à faire d'elle son épouse spirituelle, c'est encore une façon de se louer et de s'exalter sans cesse elle-même. L'orgueil et l'amour-propre exacerbé de Thérèse d'Avila se reflètent d'ailleurs dans la conception même qu'elle se fait de Dieu, comme beaucoup de croyants il est vrai. On connaït la célèbre formule de Voltaire : « Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu [68]». C'est son propre orgueil et sa propre vanité que Thérèse d'Avila prête à Dieu en prétendant qu'il veut qu'on se donne tout entier à lui, qu'on ne pense qu'à lui, qu'on consacre le plus clair de son temps à le louer, à célébrer sa bonté et sa Toute-Puissance, qu'on le bénisse du matin au soir et du soir au matin [69]. Le dieu de Thérèse d'Avila est un dieu terriblement vaniteux, m'as-tu-vu, imbu de lui-même et parfaitement imbuvable [70].

Les théologiens catholiques nous disent que, depuis le péché, originel, l'homme est soumis à l'amour-propre qui porte chacun de nous à tout rapporter à lui-même et à se considérer. comme le centre de toutes choses. Or, ce qu'il y a peut-être de plus extraordinaire chez Thérèse d'Avila, c'est justement la puissance et l'extrême na•veté de son amour-propre. Rarement quelqu'un aura eu autant besoin de se regarder comme le centre du monde et y sera parvenu aussi complètement et aussi ingénument [71]. L'Eglise, on le sait, considère que l'orgueil fait partie des sept péchés dits capitaux, parce qu'ils sont, selon elle, à l'origine de beaucoup d'autres. Non contente de considérer l'orgueil comme un péché capital, elle tend volontiers à le considérer comme le péché suprême, dans la mesure où c'est de lui que se nourrirait principalement l'incrédulité [72]. Mais comment ne pas trouver pour le moins paradoxal, qu'on ose accuser d'orgueil des hommes qui, s'ils refusent de croire à d'évidents stupidités, non seulement, pour la plupart d'entre eux, ne prétendent aucunement savoir ce que tout le monde ignore, mais reconnaissent sans difficulté être bien incapables d'apporter le moindre commencement de réponse aux grandes questions que les hommes se posent, alors que l'on fait une sainte et un Docteur de l'Eglise de quelqu'un qui a poussé l'orgueil jusqu'à se considérer comme la créature que Dieu chérit le plus et se placer en quelque sorte elle-même dans ses bras ?


 

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NOTES :

[1] Op. cit., p. 169.

[2] La Vie de sainte Thérèse, ch.1, p. 44.

[3] Ibid., ch. 2, p. 48.

[4] Ibid., p. 51.

[5] P. 16. Voir aussi ibid., ch. 27, p. 162 : « Elles [ses religieuses] sont très détachées de tout le reste, mais Dieu ne leur a pas donné de l'être de moi ».

[6] Ibid., ch. 15, p. 87.

[7] Lettre du 17 janvier 1570, p. 1406.

[8] Ibid., ch. 1, p. 20.

[9] Op. cit., p. 175.

[10] « De la vertu d'obéissance je pourrais rapporter bien des traits, dont j'ai été témoin. Cette vertu m'est extrêmement chère; mais, je dois l'avouer, je n'en connaissais pas la pratique avant que ces servantes de Dieu me l'eussent enseignée. Et elles l'ont fait de manière à m'en laisser bien instruite, n'eût été mon imperfection  » (ibid., p. 19).

[11] Op. cit., p. 77.

[12] Les lignes qui précèdent l'épisode et que je viens de rappeler, suggèrent même tout le contraire.

[23] Elisabeth Reynaud, qui relate elle aussi l'incident (op. cit., p. 277), ne l'a pas vu, elle non plus. Mais le contraire eût été fort surprenant.

[14] Ch. 31, p. 202. Et le Christ ne manque pas d'ailleurs de l'entretenir dans ce sentiment. Voir Relations spirituelles, XXVIII, p. 431 : « Notre-Seigneur me dit aussi de bien me souvenir de ces paroles qu'il adressa à ses apôtres : Le serviteur ne doit pas être plus que le maïtre ».

[15] Op. cit., p. 144.

[16] La Vie de sainte Thérèse, ch. 5, p. 67.

[17] Ibid., p. 66.

[18] Pour cet épisode, voir ibid., ch. 31, pp. 284-285.

[19] Mais les opérations que les démons montent contre elle semblent assez formelles, en même temps que passablement rocambolesques, si l'on en juge notamment par les deux actions qu'elle a racontées à la page précédente. La première fois, elle en est quitte pour leur jeter de l'eau bénite, ce qui ne manque pas de les faire fuir après avoir marqué leur territoire : « Deux Sœurs entrèrent après que les démons eurent disparu : ce sont deux religieuses très dignes de foi et, qui, pour rien au monde, ne diraient un mensonge. Elles sentirent une très mauvaise odeur, comme de soufre. Pour moi, je ne la sentis point; mais elle dura assez longtemps pour qu'on eût toute facilité de la constater ». On me permettra de remarquer en passant que, si l'on peut fort bien admettre que les deux religieuse ont effectivement senti une odeur de souffre, il n'est peut-être pas nécessaire de faire appel aux démons pour l'expliquer. Cette odeur, que Thérèse d'Avila, elle, ne sent pas, pourrait bien venir de ses problèmes de transit, (elle parle volontiers, trop volontiers, dans sa Correspondance, des fréquentes purges qu'elle est obligée de prendre). Ainsi le phénomène qui lui paraït être indubitablement d'ordre surnaturel, pourrait bien avoir été d'ordre intestinal. La seconde offensive des démons n'est pas plus convaincante : « Une autre fois, tandis que j'étais au chœur, il me survint une très forte impression de recueillement. Je me retirai pour que l'on ne s'en aperçut point. bientôt toutes les sœurs entendirent frapper de grands coups dans une pièce voisine, où je m'étais rendue. Moi-même, j'entendis auprès de moi un bruit de paroles comme si l'on eût formé quelque complot; mais je ne saisis que des sons menaçants. J'étais si absorbée en oraison que je ne distinguai pas ce qui se disait et n'éprouvai aucune frayeur ». Au total, les deux interventions démoniaques ont indiscutablement foiré.

[20] La Vie de sainte Thérèse, ch. 34, p. 315.

[21] Ibid., p. 320.

[22] Elle souligne de nouveau cette métamorphose deux pages plus loin : « Dieu a opéré dans ce religieux une transformation quasi complète de sorte qu'il ne se reconnaït presque plus lui-même comme l'on dit. Il lui a, entre autres choses, accordé pour la pénitence des forces corporelles que sa faible santé ne lui fournissait pas; il l'a rempli de courage pour toute espèce de bonnes œuvres. Enfin il est visible que le Seigneur lui a fait entendre un appel très spécial. Qu'il en soit à jamais béni! […] J'étais ravie de joie en contemplant cette âme. Le Seigneur voulait me montrer clairement de quels trésors il l'avait enrichie. Venant à considérer ensuite que, malgré ma totale indignité, il avait bien voulu se servir de moi pour les lui départir, je m'estimais plus heureuse et plus obligée des faveurs qu'il lui avait faites, que si elles eussent été accordées à moi-même » (ibid., pp. 322-323).

[23] Les Fondations, ch. 17, p. 100.

[24] P. 136.

[25] Op. cit., p. 144.

[26] La Vie de sainte Thérèse, ch. 34, p. 315.27.

[27] Ibidem.28.

[28] Ibid., pp. 3215-316.

[29] « Notre-Seigneur me dit de me mettre en chemin sans hésiter et de ne point m'arrêter aux objections qui me seraient faites, parce que peu me conseilleraient sans témérité […] Ces paroles me laissèrent extrêmement fortifiée et consolée » (ibid., p. 316).

[30] Ibidem.

[31] Ibidem.

[32]Ibid., pp. 316-317.

[33] Voir la maxime 294 : « Nous aimons toujours ceux qui nous admirent; et nous n'aimons pas toujours ceux que nous admirons ».

[34] La Vie de sainte Thérèse, ch. 37, p. 350.

[35] « Mais dès que j'eus contemplé, l'ineffable beauté de Notre-Seigneur, il ne s'est plus trouvé de créature qui, comparée, à lui, pût encore charmer et occuper mon esprit. Je n'ai qu'à reporter intérieurement mes yeux sur l'image que je porte imprimée dans mon âme, pour me sentir parfaitement libre […] À moins que le Seigneur ne permette, pour mes péchés, qu'un tel souvenir s'efface de ma mémoire, je regarde comme impossible désormais qu'aucune créature occupe tellement ma pensée qu'il ne me suffise, pour me trouver libre, de songer un instant à ce divin Maïtre » (ibid., pp. 350-351).

[36] Ibid., ch. 34, p. 317.

[37] Ibid., ch. 35, p. 330.

[38] Ibid., ch. 31, p. 287.

[39] Voir la lettre du 16 juillet 1574 à la Mère Marie-Baptiste à Valladolid : « En vérité, il me semble que ma venue quelque part apporte un peu de profit, même quand il n'y a rien à faire, semble-t-il » (p. 1480).

[40] Ibid., ch. 39, p.372.

[41] Les visions de Thérèse d'Avila ne manquent pas de flatter l'amour-propre de ses "sœurs" ou de ses "filles". Ainsi, à propos de l'épisode des noces spirituelles, Marcelle Auclaire note que « ses sœurs, émues de voir dans leur couvent ces merveilles, n'approchaient plus qu'en tremblant du communicatoire, "heureux lit nuptial de telles épousailles" » (op. cit., p. 257). Mais bien entendu, loin de déplorer cette alliance de la vanité et de la crédulité, Marcelle Auclaire ne voit rien là que d'admirable.

[42] En voici un exemple. Au début des Fondations, Thérèse d'Avila évoque une vision du Christ qui lui dit : « Attends un peu, ma fille, et tu verras de grandes choses » (ch. 2, p. 22). Plus loin, elle raconte la mort édifiante d'une religieuse qui expire en lui disant : « Oh! ma mère, que je vais voir de grandes choses! » (Ibid., ch. 16, p.95). On peut donc supposer que cette religieuse s'est souvenu de ce que le Christ avait dit à Thérèse d'Avila, soit qu'elle en ait eu connaissance par Thérèse d'Avila elle-même ou par une de ses compagnes. Il peut même arriver que des religieuses aient des visions qui reproduisent celles de Thérèse d'Avila. C'est le cas d'une vision d'Anne de Saint Barthélemy racontée par Marcelle Auclaire. Nous sommes le 24 décembre 1578, Thérèse d'Avila reçoit un décret qui soumet les Déchaux et les Déchaussées au Provincial et aux prélats des Mitigés de Castille et d'Andalousie. Accablée, elle ne veut rien manger. Le soir Anne de Saint Barthélemy réussit à l'emmener au réfectoire. Mais laissons Marcelle Auclaire nous raconter la suite : « Elle resta longtemps immobile devant son assiette; rien ne semblait pouvoir l'arracher à la vision de son œuvre en ruine. Ana de San Bartolomé n'osait plus insister. Mais soudain elle vit Notre-Seigneur Jésus, en sa robe de lin, debout près de la table; il déplia la serviette de Teresa de Jésus, rompit son pain, et la fit manger lui-même, comme on fait manger un enfant, bouchée après bouchée. Il disait  : - Ma fille mange. Je vois combien tu endures de peines. Prends courage : ça n'est rien. Teresa mâchait son pain sans cérémonie, sans que l'émerveillement lui contractât la gorge. Les noces spirituelles avaient été au ciel une fête grandiose, avec un grand concours d'anges et d'archanges, mais c'est aujourd'hui, la vie quotidienne de l'Epouse avec l'Epoux. dans la salle commune, une petite sœur converse se tient seule auprès d'eux. Il y a déjà tant d'années qu'ils s'aiment! L'un pour l'autre, l'un avec l'autre, ils ont tant lutté, tant souffert! Et malgré ces combats, dans ces combats même, ils ont connu tant de joies! De leur union des œuvres magnifiques sont nées » (op. cit., p. 373). Passons sur l'infinie niaiserie du récit et du commentaire de Marcelle Auclaire. Car ce qu'il faut noter surtout, c'est que Marcelle Auclaire se garde bien de rapprocher cette vision d'une vision de Thérèse d'Avila elle-même, antérieure à celle d'Anne de Saint-Barthélemy (elle remonte au 8 avril 1572). Voici ce qu'écrit Thérèse d'Avila : « Après être demeurée un certain temps dans ce tourment [la privation de Dieu], je vis que l'heure de la collation était passée. Je me sentais hors d'état de prendre de la nourriture, à cause de mes vomissements ordinaires. Cependant, comme j'éprouve une grande faiblesse lorsque je n'en prends point un peu auparavant, je me fis violence et plaçai du pain devant moi, dans l'intention de faire effort pour le manger. À ce moment, Jésus-Christ m'apparut. Il me sembla qu'il rompait ce pain et m'en portait un morceau à la bouche, en disant : Mange, ma fille, et résigne-toi de ton mieux. J'ai de la peine de te voir souffrir, mais c'est là maintenant ce qui te convient. Je me sentis délivrée de mon tourment et toute consolée, parce que je compris que Notre-Seigneur était avec moi » (Relations spirituelles, XXII, p.428). Marcelle Auclaire n'a pas pu ne pas se souvenir de ce texte, lorsqu'elle a évoqué la vision d'Anne de Saint-Barthélemy. Mais elle a préféré ne pas le rappeler pour une raison évidente : elle veut absolument nous faire croire à la réalité de la vision et éviter que des esprits sceptiques en concluent que, si Anne de Saint-Barthélemy n'avait pas eu connaissance de la vision de Thérèse d'Avila, elle ne se serait jamais imaginé qu'elle voyait le Christ dépliant sa serviette et lui coupant son pain avant de l'emboquer.

[43] Voir notamment Relations spirituelles, LII, p. 446, où elle fait dire au Christ : « Ne manque pas d'écrire mes paroles, car si elles ne te sont pas utiles à toi-même, elles pourront l'être à d'autres ». Voir aussi ibid., LXIV : « Ne manque pas [lui dit le Christ] d'écrire les avis que je te donne, afin de ne pas les oublier. Puisque tu aimes tant à avoir par écrit ceux qui te viennent des hommes, comment regardes-tu comme une perte de temps d'écrire ceux que tu reçois de moi ? Un temps viendra où les uns et les autres te seront nécessaires ». On le voit, le Christ intervient ici fort opportunément pour la rassurer, quand elle pourrait être tentée de se reprocher de se livrer à une activité futile, voire mondaine, ou de se laisser impressionner par les propos de ceux qui pourraient le lui reprocher.

[44] Voir la lettre qu'elle adresse le 5 octobre 1576 au père Jérôme Gratien qui lui a ordonné de continuer son livre interrompu depuis un an : « Je vais me mettre aux Fondations. Joseph [Jésus-Christ] m'a dit que ce livre serait utile à un grand nombre d'âmes. Si Dieu m'assiste, je le crois; mais, indépendamment de cette parole, j'étais résolue à écrire pour la seule raison que vous me l'aviez commandé » (op. cit., p. 1610). Elle dit au père Gratien qu'elle lui aurait obéi même si le Christ ne l'y avait pas encouragée; mais il est encore plus évident qu'elle se serait mise à écrire un livre que le Christ jugeait très utile, même si le père Gratien ne le lui avait pas ordonné.

[45] Voir l'Introduction aux Pensées sur le Cantique des Cantiques, pp. 463-464.

[46] Voir notamment la lettre à dona Louise de la Cerda du 23 juin 1568 : « Songez que c'est mon âme [son autobiographie] que je vous ai confiée. Ainsi, veuillez me le renvoyer en toute sûreté et le plus rapidement possible. […] Pour l'amour de Notre-Seigneur, dès que ce saint [Jean d'Avila] en aura pris connaissance, renvoyez-le moi » (op. cit., p. 1380); la lettre au père Jérôme Gratien des 10 et 11 janvier 1580 : « Ce livre que le Père [Bartolomé de] Medina a fait copier, dites-vous, il me semble que c'est mon grand livre [son autobiographie]. Voudriez-vous me dire ce que vous en savez. Ne l'oubliez pas surtout, j'en aurais tant de joie s'il en existe maintenant un exemplaire autre que celui que les Anges [les Inquisiteurs] ont en leur possession, on ne risque plus de le perdre » (ibid., p. 2016); voir aussi la lettre du 8 novembre 1581 à la Mère Marie de Saint-Joseph, à Séville : « Notre père m'a dit qu'il avait laissé chez vous un livre [Le Château intérieur] écrit de ma main, que, selon votre bonne habitude, vous ne serez pas disposée à lire. Si vous le trouvez opportun, lorsque le Père Rodrigo Alvarez ira vous voir, lisez-lui, mais seule à seul, la dernière Demeure […] Si cette lecture ne peut se faire chez vous, ne laissez emporter ce livre sous aucun prétexte, car il pourrait lui arriver quelque chose » (ibid., p. 2192).

[47] Voir notamment les lettres du 18 mai (op. cit., pp. 1372-1373), du 25 mai (p. 1376), du 9 juin (p. 1379) et du 23 juin 1568 (p. 1380), dans lesquelles elle presse avec beaucoup d'insistance dona Louise de la Cerda de transmettre au plus vite à Juan d'Avila l'exemplaire de son autobiographie qu'elle lui a envoyé et de le lui réexpédier aussitôt qu'il l'aura lu; voir aussi la lettre du 9 avril 1577 à la Mère Marie de Saint-Joseph à Séville : « Oh que j'aimerais envoyer mon petit livre (Le Chemin de la perfection] au saint prieur de Las Cuevas Il me le fait demander, et je lui dois tant que je voudrais lui procurer cette joie » (p. 1750). On le voit, elle ne doute pas de la « joie » que la lecture du Chemin de la perfection apportera au prieur de Las Cuevas.

[48] Voir notamment la lettre du l7 décembre 1577 au Père Gaspar de Salazar à Grenade, où elle parle de son autobiographie qui se trouve entre les mains du grand Inquisiteur, Gaspar de Quiroga, archevêque de Tolède : « Elle [Thérèse elle-même] lui fait savoir aussi que quant à l'affaire au sujet de laquelle elle écrit de Tolède à la personne que vous savez, elle est toujours restée sans résultat. Ce que l'on sait positivement, c'est que ce joyau est toujours entre les mains du même personnage. Il en fait un très grand cas, aussi est-il déterminé à ne s'en dessaisir que lorsqu'il en sera fatigué car il veut l'examiner de près » (op. cit., p.1798). Voir aussi la lettre qu'elle adresse, le 19 novembre 1581, à Don Pedro de Castro y Nero qui a lu son autobiographie et lui a écrit un billet enthousiaste : « La faveur que vous me faites par votre lettre m'a tellement attendrie que j'ai d'abord rendu grâce à Notre-Seigneur par un Te Deum laudamus avant de vous remercier vous-même, car il me semblait recevoir cette faveur de Celui qui m'en en a déjà accordé tant d'autres. Maintenant je vous baise mille fois les mains et je voudrais vous témoigner ma reconnaissance autrement que par des paroles. Que la miséricorde de Dieu est admirable! » (ibid., p. 2197). On le voit, elle est si contente que son livre ait plu, qu'elle croit devoir en remercier Dieu et réciter un Te deum.

[49] Elle se montre aussi, à l'occasion, très satisfaite des lettres qu'elle écrit, comme en témoigne notamment ce passage d'une lettre au père Jérôme Gratien (10-11 janvier 1580) : « Sachez que la veille du nouvel an, la duchesse [d'Albe] m'a envoyé un courrier exprès porteur de la lettre ci-jointe et d'une autre pour moi seule. Vous lui auriez dit, paraït-il, que j'avais plus d'affection pour le duc que pour elle, mais je n'en ai pas convenu; j'ai répondu seulement que vous m'aviez dit beaucoup de bien de lui, de son progrès dans la vie spirituelle et que sans doute c'était là votre pensée; j'ai ajouté que je n'aimais que Dieu pour lui-même; quant à elle, je n'avais pas de raison de ne pas l'aimer, et je lui devais plus d'affection qu'à lui. C'était mieux tourné que cela  » (op. cit., pp. 2015-2016). On le voit, elle craint de n'avoir pas donné au père Gratien une juste idée de l'heureuse façon dont elle avait su tourner sa lettre. Certes il ne s'agit là que d'un tout petit mouvement d'amour-propre, mais qui peut néanmoins surprendre de la part de quelqu'un qui se dit et qui se croit tellement au-dessus de toutes les vanités terrestres.

[50] Voir notamment la lettre du 31 octobre 1576 au père Gratien : « Les Fondations touchent à leur fin. Je crois que vous aurez plaisir à les lire, car vraiment c'est savoureux » (ibid., p. 1653); voir aussi la lettre du l7 décembre 1577 au Père Gaspar de Salazar à Grenade : « Si le Seigneur Carillo venait par ici, il verrait un autre bijou [Le Château intérieur comparé à son autobiographie] qui, semble-t-il, est encore bien supérieur, car il ne traite que de lui [Jésus-Christ] avec des émaux plus délicats et un travail plus fini; car, dit-elle, le bijoutier n'en savait pas autant que maintenant, et l'or en est beaucoup plus pur, bien que les pierres précieuses n'y soient pas aussi visibles [les pierres précieuses, c'est-à-dire les grâces mystiques, sont moins apparentes dans le Château que dans La vie de sainte Thérèse, parce voilées par l'anonymat] » (ibid., p. 1798); voir encore la lettre des 10-11 janvier 1580 au Père Gratien : « Selon moi, celui que j'ai écrit depuis [Le Château intérieur] est supérieur [à son autobiographie] » (ibid., p. 2016).

[51] « Elle était convaincue - et elle l'avait dit à plusieurs de ses mais - que ses œuvres seraient lues et très appréciées après sa mort », nous dit Rosa Rossi (Op. cit., p. 187), qui rapporte qu'elle aurait dit tenu au licencié Aguiar, qui l'a aidé lors de la fondation du monastère de Burgos, après lui avoir confié qu'elle était en train d'écrire l'histoire de ses dernières fondations : « C'est ce que j'ai fait pour les autres fondations, parce que ces souvenirs procureront beaucoup de plaisir à ceux qui les liront plus tard » (ibid., p. 189).

[52] Voir notamment Les Fondations, ch. 6, p. 46 : « Ce chapitre est si important à bien comprendre que, malgré l'ennui qu'en causera la lecture, je ne regrette pas de l'avoir écrit. Je voudrais même que les personnes qui ne l'auraient pas compris à une première lecture, le relussent plus d'une fois ».

[53] Pour La Vie de sainte Thérèse, voir ch. 14 : « Importance de cette matière »; ch. 15 : <« Les points traités ici sont utiles et même nécessaires à connaïtre »; ch.18 : « Il [ce chapitre] demande à être lu avec attention, car les matières y sont très heureusement traitées et il contient nombre de points importants »; ch. 19 : « Cette matière est très importante »; ch. 22 : « Ce chapitre est d'une grande utilité »; ch. 25 : « Ces avis seront très utiles aux âmes parvenues à ce degré d'oraison, parce qu'ils sont clairs et très instructifs »; ch. 27 : «Á Ce chapitre est très important »; ch. 28 : « Ce chapitre est très important et très utile »; ch. 31 : « Remarques très importantes pour l'instruction des personnes qui s'adonnent à la perfection »; ch. 34 : « Tout ceci est digne d'attention ». Pour Le Chemin de la perfection, voir ch. 16 : « Ce chapitre et le suivant méritent une grande attention »; ch. 31 : « Cette matière réclame une grande attention »; ch. 38 : « Ce sujet mérite une attention spéciale  ». Pour Le Château intérieur, voir "Troisièmes demeures", ch. 1 : « Quelques-uns de ces points pourront être utiles »; "Cinquièmes demeures", ch. 2 : « Ce chapitre mérite attention  »; ch. 3 : « Ce chapitre est d'une grande utilité  »; "Sixièmes demeures", ch. 3 : « Ce chapitre est très profitable »; ch. 5 : « Explication intéressante de cette faveur divine. Ce qui en est dit est d'une grande utilité »; ch. 7 : « Il y a là un enseignement très profitable »; ch. 9 : « Ce qui en est dit sera d'une grande utilité  »; "Septièmes demeures, ch.1 : « Plusieurs des points traités ici méritent attention »; ch. 4 : « Ce qui en est dit sera d'une grande utilité ».

[54] Voir Le Château intérieur, "premières demeures", ch.2, p. 532 : « Oui, vraiment il m'arrive quelquefois de prendre la plume à la façon d'une personne idiote, qui ne sait que dire ni par où commencer. Ce que je sais très bien, c'est qu'il vous est d'une grande utilité que j'explique ici de mon mieux certains points de la vie spirituelle […] Notre-Seigneur, au moyen d'autres écrits que j'ai composés, a déjà donné quelque lumière sur ce sujet ». Pour un peu elle prétendrait que ses œuvres devraient faire partie du canon de l'Eglise.

[55] Cet immense orgueil que traduisent toutes ses visions, se manifeste jusque dans le moindre détail. Ainsi, dans la célèbre vision de la Transverbération, outre que le dard avec lequel l'ange lui transperce le cœur, est en or (on s'étonne d'ailleurs que sa pointe soit en fer et non en diamant), l'ange lui-même appartient « à la plus haute hiérarchie ». Il aurait, bien sûr, été tout à fait choquant qu'une telle besogne eût été confiée à un tout-venant, un subalterne, un sous-fifre, voire un contractuel ou un intérimaire.

[56] C'est, bien sûr, encore l'orgueil qui fait croire à Thérèse d'Avila que le diable cherche sans cesse à l'effrayer, à la décourager et à faire échouer ses projets. C'est son orgueil qui la pousse encore à croire, nous l'avons vu, que le diable s'est peu à peu découragé en voyant qu'il n'arrivait pas à l'effrayer et qu'il en a été réduit à essayer à l'occasion de lui faire peur par personne interposée, comme elle le prétend notamment dans le récit de la fondation du monastère de Saint-Joseph de Salamanque. Elle nous raconte que la maison retenue pour la fondation était occupée par des étudiants qu'il avait fallu expulser et qu'ils en avaient été fort mécontents. Aussi la religieuse qui passait la première nuit avec elle dans cette maison, était-elle très effrayée à la pensée qu'un étudiant était peut-être resté caché dans un coin, ce qui fait dire à Thérèse d'Avila que « le démon sans doute y était pour beaucoup, lui faisant la peinture de danger imaginaires, afin d'arriver à me troubler moi-même » (Les Fondations, ch. XIX, p. 110). On le voit, Thérèse d'Avila est persuadée que le diable n'aurait pas pris la peine d'effrayer la religieuse, s'il n'avait espéré par là atteindre un but beaucoup plus important et plus difficile, qu'il ne pouvait atteindre directement : l'effrayer elle-même.

[57] « Mon Père, considérez que nous résistons au Saint-Esprit », dit-elle au Père Provincial afin de le décider à la laisser quitter le monastère de l'Incarnation à Avila pour celui de Saint-Joseph (voir Marcelle Auclaire, op. cit., pp. 163-164).

[58] Ainsi, au moment de la fondation du couvent de Tolède, ne craint-elle pas de menacer le Gouverneur ecclésiastique en ces termes : « Si cette fondation échoue du seul fait de votre Seigneurie, pensez-vous pouvoir vous en justifier, lorsque vous vous trouverez devant Notre-Seigneur » (Voir Marcelle Auclaire, op. cit., p. 218). De même, écrivant en janvier-février (?) 1576 au père Juan Bautista Rubeo, général des carmes, pour se plaindre de la façon dont sont traitées les carmélites déchaussées, elle lui lance  : « Lorsque nous serons en sa divine Présence, vous verrez à ce que vous devez à votre vraie fille Thérèse de Jésus » (op. cit., p. 1543).

[59] Œuvresspirituelles de saint Jean de la Croix, Seuil, 1971, p. 488.

[60] Voir La Vie de sainte Thérèse, ch. 13, p. 132 : « Qu'un directeur doive être spirituel, je l'ai déjà montré; mais si la doctrine lui fait défaut, c'est un grave inconvénient. Il y aura donc grand avantage à traiter avec des théologiens, pourvu qu'ils aient de la vertu. À supposer qu'ils ne s'adonnent point à la vie spirituelle, ils nous seront encore utiles. Dieu les éclairera sur les points dont ils doivent nous instruire; il les rendra même spirituels pour les mettre en état de nous faire du bien. Je ne parle ainsi qu'après en avoir fait l'épreuve : cela m'est arrivé avec plus de deux ».

[61] Voir par exemple la lettre du 12 décembre 1579 au père Jérôme Gratien : « Que Dieu ait en son paradis le père Germain! Il avait de bonnes qualités, mais la portée de son esprit ne lui faisait pas saisir jusqu'où va la perfection » (p. 1999).

[62] Comme le montre notamment ce passage des Fondations que j'ai cité plus haut et où elle parle évidemment d'elle-même : « Il y a quelques années, et bien moins encore; un homme dérouta complètement des gens très doctes et fort spirituels, jusqu'au jour où il entra en relations avec une personne qui avait l'expérience des faveurs divines. Celle-ci reconnut avec évidence qu'il n'y avait dans son fait que folie et illusion; et pourtant, la chose, loin d'être apparente, était encore très obscure. Peu après le Seigneur dévoila toute l'affaire; mais en attendant celle qui avait vu clair eut beaucoup à souffrir, parce qu'on ne voulait pas la croire ». On le voit, elle souligne, avec une visible satisfaction (« celle qui avait vu clair  »), que, bien que l'affaire fût « très obscure » et que cet homme eût réussi à abuser « complètement des gens très doctes et très spirituels », elle a su, et elle seule, démêler la vérité et cela sans hésitation (« avec évidence »).

[63] William James parle avec raison de son « humilité stéréotypée » (op. cit., p. 300).

[64] Voir, outre les textes que j'ai déjà cités, Relations spirituelles, XIII p. 422 : « [Thérèse d'Avila évoque une "vision intellectuelle" qu'elle a eue de la Trinité] Je compris aussi le sens de ces paroles de Notre-Seigneur : Les trois personnes habiteront dans l'âme qui est en état de grâce, car je les voyais au-dedans de moi de la manière que je viens de dire ».

[65] Voir notamment une lettre de novembre 1576 (?) au père Jérôme Gratien : « Il est certain que, toute mauvaise que je suis, depuis que j'ai commencé à avoir des filles, j'ai marché avec réserve et circonspection, veillant à ce que le démon ne puisse les tenter à mon sujet. Et grâce à Dieu, c'est bien rarement, je crois, qu'elles ont pu remarquer en moi des fautes notables (parce que Sa Majesté m'a prêté secours pour cela)  » (op. cit., p. 1639).

[66] Voir notamment La Vie de sainte Thérèse, ch. 30, p. 274 : « Ce qui montre bien que cette fausse humilité est son œuvre [l'œuvre du diable], c'est qu'elle commence par le trouble et par l'inquiétude; puis, tout le temps qu'elle dure, ce n'est dans l'âme que bouleversement, obscurité, affliction, sécheresse, dégoût de l'oraison et de tout bien. On a l'âme comme suffoquée, le corps comme lié, et l'on est incapable de tirer profit de quoi que ce soit. Dans l'humilité véritable, au contraire, on se reconnaït abject, on s'afflige à la vue de ce que l'on est, on sent très vivement sa propre malice - aussi vivement même que je le peignais tout à l'heure - on en est profondément convaincu, mais cette humilité n'est accompagnée d'aucun trouble : elle ne bouleverse point, elle ne cause ni obscurité ni sécheresse, au contraire, elle apporte la consolation, elle procure même suavité, lumière. Si c'est une peine, c'est une peine qui réconforte ». Voir aussi Le Chemin de la perfection, ch. 39, p. 401 : « L'humilité, si grande qu'elle soit, ne cause ni inquiétude, ni crainte, ni bouleversement; elle est accompagnée de paix, de consolation, de repos. À la vérité en voyant ses misères, on comprend clairement qu'on mérite l'enfer, on s'afflige, on se juge digne de l'exécration de tous les hommes, on ose à peine implorer la divine miséricorde. Mais quand cette humilité est la véritable, la peine que l'on éprouve est tellement pénétrée de suavité et de plaisir qu'on voudrait la ressentir toujours; elle ne trouble ni ne resserre l'âme; elle la dilate au contraire et la rend plus apte à servir Dieu. L'autre peine n'apporte que trouble et désordre, elle bouleverse l'âme, elle est pleine d'inquiétude  ». Une fois de plus on nage dans l'absurdité. Thérèse d'Avila nous dit que, dans la vraie humilité, « on comprend clairement qu'on mérite l'enfer, on s'afflige, on se juge digne de l'exécration de tous les hommes », et en même temps qu'on ressent une impression « de paix de consolation, de repos », que « la peine que l'on éprouve est tellement pénétrée de suavité et de plaisir qu'on voudrait la ressentir toujours ». La pensée qu'elle mérite l'enfer ne fait que la confirmer dans la conviction qu'elle a atteint le plus haut degré de la sainteté et de l'union avec Dieu.

[67] Op. cit., p. 146.

[68] Le Sottisier, "Faits divers".

[69] La vanité qu'elle prête à Dieu s'exprime avec na•veté dans ces paroles qu'elle fait dire au Christ : « Je vis alors Jésus-Christ dans une gloire et une majesté très grandes qui témoignait une vive satisfaction de ce qui se passait en ce lieu [Thérèse d'Avila est dans un parloir en train de s'entretenir de spiritualité avec le père Garcia]. Il me l'exprima même par ses paroles afin de me montrer avec évidence qu'il est toujours présent aux conversations de ce genre, et que mettre ses délices à s'entretenir de lui, c'est se rendre très agréable à ses yeux » (La Vie de sainte Thérèse, ch. 34, p. 324). Jésus-Christ lui explique que « mettre ses délices à s'entretenir de lui, c'est se rendre très agréable à ses yeux ». C'est assurément un moyen généralement très efficace de se rendre agréable à quelqu'un, du moins ici-bas, mais on aurait pu penser que Dieu était au-dessus de ce genre de vanité.

[70] La meilleure illustration, ou du moins la plus comique, de cette vanité que les chrétiens prêtent volontiers à Dieu se trouve dans un passage de Bossuet où il nous résume ce que, selon lui, Dieu dira continuellement aux élus : « Toute l'éternité, il ne fera que leur dire : Voilà ce que j'a fait; voyez  : n'ai-je pas bien réussi dans mes desseins ? Pouvais-je me proposer une fin plus excellente ? » (Sermon pour la fête de tous les Saints, édition Lebarq, revue par Urbain et Levesque, Desclée de Brouwer, 1926, tome I, p. 54). Comment ne pas se dire, quand on lit ces lignes, que le dieu de Bossuet est un vrai personnage de Molière ?

[71] Voir notamment La Vie de sainte Thérèse, ch. 31, p, 287 : « Suis-je en butte aux persécutions […] Mon âme règne alors en souveraine. Et cependant, d'autre part, la nature souffre et s'afflige. Comment cela se fait-il ? Je l'ignore, mais c'est bien l'exacte vérité. Il est très certain que mon âme est alors comme à la tête d'un royaume et qu'elle voit tout le monde à ses pieds »; Relations spirituelles, XX, p. 426 : « Un jour, pendant que j'étais en oraison, le Seigneur me montra, par une vision intellectuelle bien extraordinaire, l'état d'une âme qui est en grâce. Je voyais, toujours par vision intellectuelle, que la sainte Trinité était avec cette âme, et une si divine compagnie lui communiquait une souveraineté sur la terre entière ».

[72] Voir notamment ce que dit Bossuet dans l'Oraison funèbre d'Anne de Gonzague : « Qu'est-ce donc, après tout, Messieurs, qu'est-ce enfin que leur malheureuse incrédulité, sinon une erreur sans fin, une témérité qui hasarde tout, un étourdissement volontaire et, en un mot, un orgueil qui ne peut souffrir son remède, c'est-à-dire qui se prend pour une autorité légitime ? Ne croyez pas que l'homme ne soit emporté que par l'intempérance des sens. L'intempérance de l'esprit n'est pas moins flatteuse. Comme l'autre, elle se fait des plaisirs cachés, et s'irrite par la défense. Ce superbe croit s'élever au-dessus de tout et de lui-même, quand il s'élève, ce lui semble, au-dessus de la religion, qu'il a si longtemps révérée : il se met au rang des gens désabusés; il insulte en son cœur aux faibles esprits qui ne font que suivre les autres sans rien trouver par eux-mêmes; et devenu le seul objet de ses complaisances, il se fait lui-même son Dieu » (Bossuet, Œuvresoratoires, édition Lebarq, revue par Urbain et Levesque, Hachette 1923, tome VI, pp. 305-306).

 

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