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………Comme il vous plaira
…… Avec Comme il vous plaira, René Girard croit avoir trouvé l'exception qui confirme la règle. Si surprenant que cela puisse sembler, cette pièce lui paraît, échapper, en effet, à la loi du désir mimétique : « Y a-t-il des pièces de Shakespeare auxquelles la loi du désir ne s'appliquerait pas ? S'il en est une qui peut apparemment prétendre au titre de pièce non mimétique, c'est bien Comme il vous plaira, la comédie qui suit Beaucoup de bruit pour rien. Dans cette comédie pastorale, les rapports entre les protagonistes semblent être aussi conventionnellement idylliques que le veut la loi du genre » (p. 115).
…… C'est le cas tout d'abord des deux principaux personnages de la pièce, Célia et Rosalinde : « Les deux jeune filles ont été élevées ensemble et sont on ne peut plus proches l'une de l'autre :
…… Célia : Nous avons toujours dormi ensemble,
…… Levées au même instant, nous apprenions nos leçons, jouions,p; [mangions ensemble,
…… Et partout où nous allions, pareilles aux cygnes de Junon,
…… Nous allions toujours en couple, inséparables (I, 3, 73-76) [1]
…… L'intimité parfaite dès la plus tendre enfance est le terreau idéal de la rivalité mimétique. Célia et Rosalinde devraient y être particulièrement vulnérables, car elles sont l'un et l'autre héritières de deux pères qui sont déjà rivaux, et pourtant aucune rivalité n'éclate jamais entre elles »(ibidem).
…… Mais René Girard croit bien avoir l'explication de cette étrange anomalie : il s'agit d'une pièce pastorale. On pourrait, bien sûr, commencer par se demander dans quelle mesure on peut effectivement ranger Comme il vous plaira dans la catégorie des comédies pastorales. On pourrait faire remarquer que le premier acte, où l'on voit Rosalinde tomber amoureuse d'Orlando sans pour autant, comme le reconnaît René Girard, qu' « aucune rivalité n'éclate » entre elle et Célia, ne semble en rien annoncer une comédie pastorale. Mais il est vrai qu'à partir de deuxième acte où la scène se déplace dans la forêt d'Ardenne et où l'on voit apparaître des personnages de bergers, on peut, en effet considérer que l'on est dans le cadre de la comédie pastorale. Et il est vrai que le monde de la pastorale est généralement idyllique. On y ignore les problèmes matériels et l'harmonie y règne volontiers. On y connaît pourtant la jalousie [2] et l'on ne saurait s'en étonner puisque le principal et bien souvent le seul sujet y est l'amour.
…… Mais, bien qu'il nous ait expliqué qu'il était tout à fait normal de ne pas trouver de rivalité mimétique entre Célia et Rosalinde, René Girard croit pouvoir en déceler quand même une faible trace : « On ne voit pas pourquoi Rosalinde s'efforcerait d'inoculer à sa cousine Célia le désir qu'elle éprouve pour Orlando. Il ne devrait pas y avoir d'incitation mimétique dans cette pièce. Et pourtant, chose étonnante, Shakespeare en introduit une :
…… CELIA : […] Est-il possible que tout d'un coup tu sois prise d'un si fort sentiment pour le plus jeune fils du vieux Sire Roland ?
…… ROSALINDE : Le Duc, mon père, aimait son père profondément.
…… CVELIA : S'ensuit-il que tu doives aimer profondément son fils ? En poursuivant ce raisonnement je devrais le haïr, puisque mon père haïssait son père : pourtant je ne hais point Orlando.
…… ROSALINDE : Ma foi non, ne le hais point pour l'amour de moi.
…… CELIA : Pourquoi pas ? peut-être le mérite-t-il ?
…… ROSALINDE : Je veux l'aimer quoi qu'il en soit, et toi, aime-le parce que je l'aime !
………………………………(I, 3, 26-39) [3]
…… « Ce dernier vers est une magnifique définition du double bind mimétique. Tout désir qui s'affiche comme le fait celui de Rosalinde émet en direction de l'interlocuteur deux messages contradictoires : parce que je l'aime, aime-le donc, et toujours parce que je l'aime, ne l'aime pas. Innocente Rosalinde, quelle tentatrice diabolique tu fais ! » (pp. 116-117)
…… Remarquons d'abord que, comme à son habitude, René Girard prend de grandes libertés avec le texte, en lui faisant dire ce qu'il ne dit pas. Rosalinde n'émet pas « deux messages contradictoires »: elle n'en émet qu'un seul. Elle dit bien « parce que je l'aime, aime-le donc », mais elle n'ajoute pas « et toujours parce que je l'aime, ne l'aime pas ». Bien sûr, on peut supposer que, si elle ne le dit pas, elle le pense. Et c'est même assez probable. Mais peu importe. Car, quand bien même elle émettrait effectivement ces deux messages, elle ne se contredirait nullement, contrairement à ce que prétend René Girard. Si elle disait « parce que je l'aime, aime-le donc, et toujours parce que je l'aime, ne l'aime pas », tout le monde comprendrait qu'elle ne donnerait pas alors le même sens au verbe « aimer » en disant « aime-le » et en disant « ne l'aime pas ». Lorsqu'elle dit « aime-le », elle veut évidemment dire « aime le bien, éprouve de la sympathie et de l'amitié pour lui » tandis que si elle ajoutait « ne l'aime pas », elle voudrait dire « ne tombe pas amoureuse de lui ». Tout le monde le comprend. Mais René Girard n'est pas tout le monde : c'est quelqu'un qui comprend ce que personne d'autre ne comprend et qui ne comprend pas ce que tous les autres comprennent.
…… René Girard fait de nouveau dire au texte ce qu'il ne dit pas en prétendant que Célia parage son opinion sur le peu d'importance et le peu de pouvoir qu'on réellement les pères : « En règle générale, les pères jouent un rôle beaucoup moins important que ne le prétendent leurs enfants et autres psychanalystes. Tel est déjà, je l'ai suggéré, le véritable message du Songe d'une nuit d'été. Il est ici tellement explicite qu'on ne peut douter de la thèse shakespearienne sur ce point. Lorsque Rosalinde tente, avec son air de sainte nitouche d'expliquer son amour pour Orlando par l'obéissance qu'elle doit à son père et au sien, Célia conteste avec humour cette façon mythique et si répandue de voir les choses » (p. 117). Reconnaissons tout d'abord que Rosalinde n'est guère convaincante lorsqu'elle invoque l'obéissance qu'elle doit à son père pour justifier l'amour qu'elle éprouve pour Orlando. Mais aussi bien n'est-elle guère convaincue elle-même d'être tombée amoureuse d'Orlando par respect pour son père et ne cherche-t-elle pas vraiment à en convaincre Célia. Et c'est pourquoi elle ne proteste nullement lorsque celle-ci refuse de la prendre au sérieux. Mais Célia ne songe nullement pour autant à prétendre que les pères sont en réalité dépourvus de toute autorité sur leurs enfants.
…… Après ces deux tentatives pour démontrer que, dans Comme il vous plaira, Shakespeare n'avait malgré tout pas complément oublié qu'il était profondément girardien, René Girard fait marche arrière pour affirmer de nouveau que la pièce ignore la rivalité mimétique : « Les œuvres du début ne constituent pourtant pas un guide fiable pour comprendre ce qui se passe effectivement dans Comme il vous plaira. Célia ne tombera jamais amoureuse d'Orlando et l'amitié entre les deux jeunes filles restera sans nuages. Finalement, voilà donc bien une pièce où le principe mimétique ne s'applique pas ?
…… « Shakespeare a-t-il voulu décrire à travers Célia une véritable héroïne, une sainte authentique de la renonciation ? A-t-il décidé, en fin de compte, de créer un être humain et un seul qui soit vraiment immunisé contre la peste universelle ? Je n'en crois rien » (p. 117)
…… On l'a déjà remarqué, lorsque René Girard est amené à envisager une hypothèse qui va à l'encontre de ses thèses, il ne manque de la balayer avec un péremptoire : « je n'en crois rien ». Si donc Célia semble imperméable à la rivalité mimétique, c'est que Shakespeare ne la considère pas comme un véritable être humain.,
…… « Ce serait une erreur, continue René Girard, de trop s'interroger sur Clélia. Son rôle est mineur et sa place minime. Ce n'est pas elle qui est imperméable à la tentation mimétique, c'est le genre de la pastorale qui l'est pour elle.
…… « Dès lors que Rosalinde est la première à tomber amoureuse, Célia s'abstient poliment d'en faire autant. Si Célia avait été la première, Rosalinde lui aurait rendu la politesse et se serait abstenue du moindre coup d'œil en direction d'Orlando. Les héros et héroïnes de pastorale n'ont jamais le mauvais goût de tomber amoureux quand ce n'est pas leur tour. Pour ce qui est d'éviter la rivalité des proches, les règes de parenté les plus complexes des aborigènes d'Australie sont moins efficaces que la littérature pastorale.
…… « Cette pièce incarne l'aveuglement propre à toute littérature superficielle, non mimétique. La loi du genre interdit qu'entrent en conflit deux héroïnes aussi charmantes que Rosalinde et Célia ; Shakespeare se plie fort docilement à cette loi. Il ne peut quand même pas s'empêcher de suggérer les conséquences de cette docilité pour se moquer doucement du genre pastoral, il fait en sorte que tous les indicateurs annoncent un violent orage entre les deux jeunes filles, le plus violent qu'on puisse imaginer, mais aucune tempête ne se déclenche »
…… « Dans la relation Célia/Rosalinde, sinon ailleurs dans Comme il vous plaira, Shakespeare tient sa promesse d'auteur de pastorale. Rien de plus facile ; il suffit de suspendre l'application d'une loi, dont, de toute façon, personne ou presque ne soupçonne l'existence. Pour apprécier la dimension parodique de Comme il vous plaira, il faut d'abord percevoir le redoutable potentiel de rivalité qui existe entre Célia et Rosalinde ». (pp. 117-118).
…… Si l'on en croit René Girard, Shakespeare aurait donc fait de Célia un personnage imperméable à la rivalité mimétique pour se moquer du genre pastoral et en dénoncer le caractère foncièrement « superficiel ». Dans ce but, il nous ferait attendre un événement qui devrait se produire et qui pourtant ne se produira pas. Mais quels sont « tous ces indicateurs » qui « annoncent un violent orage entre les deux jeunes filles »? Il ne croit pas devoir nous le dire. Et pour cause : rien ne laisse présager qu'un orage puisse éclater entre les deux jeunes filles. L'amitié profonde qui unit les deux jeunes filles semble, au contraire, indéfectible. Le Beau les dépeint à Orlando comme deux jeunes filles
………………………………Whose loves
…… Are dearer than the natural bond of sisters (I, 2, 218-219) [4].
…… Absolument rien, dans leurs propos, ne permet de deviner le « redoutable potentiel de rivalité » qui existerait entre elles, selon René Girard. C'est de Célia que pourrait venir la menace, mais elle ne cesse d'assurer Rosalinde que rien ne pourra jamais les séparer. Ce faisant, elle pense essentiellement à la violente hostilité que son père manifeste envers sa nièce. Et lorsqu'il bannit Rosalinde, elle déclare à celle-ci que son père l'a bannie avec elle. Et Rosalinde lui objectant qu'il n'a rien fait de tel, elle lui répond :
…… No, hath ? Rosalind, lack'st thou then the love
…… Which teacheth thee that thou and I am one ?
…… Shall we be sundered ? Shall we part, sweet girl ?
…… No. Let my father seek another heir (I, 3, 87-90) [5].
…… Il faut lui reconnaître ce mérite, René Girard est un grand auteur comique. Malheureusement il est, en tant que tel, totalement méconnu. Car il faut bien reconnaître que la valeur comique de ses écrits n'est pas, le plus souvent, directement accessible. On peut certes ! arriver à pouffer de rire en le lisant comme je le fais souvent, à la condition d'avoir déjà acquis une assez bonne pratique de ses œuvres dont une lecture rapide et superficielle ne permet guère de percevoir la profonde drôlerie. Mais même un lecteur encore peu familier avec ses œuvres ne pourra s'empêcher, me semble-t-il, de trouver bien plaisante la façon dont René Girard entend nous expliquer comment Shakespeare s'y prend pour respecter l'esprit de la comédie pastorale : « Rien de plus facile ; il suffit de suspendre l'application d'une loi, dont, de toute façon, personne ou presque ne soupçonne l'existence ». Shakespeare assurément ne risquait guère de surprendre ou de décevoir son public en renonçant au désir mimétique. « Rien de plus facile »assurément pour lui de prendre ce risque, non seulement parce qu'il était infinitésimal, mais d'abord et surtout parce qu'il ne le soupçonnait aucunement pour la bonne raison que, tout comme son public, il ne soupçonnait aucunement l'existence de la loi dont, selon René Girard, il se serait résigné à suspendre l'application.
…… Périodiquement René Girard se souvient que personne ne voit jamais ce qui lui paraît à lui si évident. Mais cela ne l'étonne pas vraiment, cela ne l'inquiète pas vraiment. La première chose qui devrait lui venir à l'esprit, c'est de se dire que, si personne ne voit jamais ce qu'il voit, c'est parce qu'il voit ce qui n'existe pas. Certes, nous l'avons vu, il lui arrive parfois d'envisager cette éventualité, mais c'est toujours pour la rejeter aussitôt avec vigueur. Pour essayer de se rassurer, il préfère se raccrocher à son hypothèse d'un petit « cercle d'initiés » et c'est ce qu'il fait de nouveau ici : « "Aime-le parce que je l'aime" est une formule du même genre que "l'amour par ouï dire" et "l'amour par les yeux d'un autre". Impossible de croire que ces définitions du désir mimétique ne furent jamais comprises de personne et que Shakespeare les écrivit pour rien ! L'hypothèse s'impose plus que jamais d'un cercle d'initiés auxquels de temps en temps l'auteur adresse de petits signes de complicité, incompréhensibles du reste du public » (118).
…… Passons sur le fait que « Aime-le parce que je l'aime » n'est aucunement « une formule du même genre que "l'amour par ouï dire" et "l'amour par les yeux d'un autre" » et que ces trois formules ne sont aucunement des « définitions du désir mimétique ». Je ne veux pas revenir sur ce que j'ai déjà dit à ce sujet, mais plutôt sur ce qui rend souvent la lecture de René Girard si plaisante, à savoir qu'il se plaît à souligner lui-même l'absurdité de ses interprétations. C'est de nouveau le cas ici « Impossible de croire que ces définitions du désir mimétique ne furent jamais comprises de personne et que Shakespeare les écrivit pour rien ! ». On ne saurait mieux dire. Il est, en effet, impossible de croire que, si ces formules sont effectivement des définitions du désir mimétiques, jamais personne ne les ait comprises avant René Girard. Il y a certes ! des écrivains qui n ne se soucient guère d'être vraiment compris, il y a en a même qui ne semblent pas se soucier de se comprendre eux-mêmes, mais, à ma connaissance, on n'a encore jamais vu un auteur dramatique qui se moque totalement d'être ou non compris de son public. On n'en a même jamais vu qui se soient contentés d'être compris seulement d'un petit « cercle d'initiés » et de leur adresser « de temps en temps […] de petits signes de complicité, incompréhensibles du reste du public ». Cette hypothèse, René Girard est persuadé qu'elle s'impose, mais elle est tout bonnement ridicule. Outre qu'il est très difficile, pour ne pas dire tout à fait impossible, d'imaginer qu'un génie comme Shakespeare aurait pu se satisfaire d'une pareille situation, comment, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer dans mon introduction, peut-on concevoir que, si quelques hommes d'une exceptionnelle perspicacité avaient su déceler les véritables intentions de Shakespeare, l'on en ait strictement aucune trace. Ces êtres d'une intelligence si remarquable auraient dû pourtant avoir eu le sentiment, comme René Girard, d'avoir vu ce que personne n'avait jamais vu et, comme René Girard, ils auraient dû brûler de l'envie de le faire savoir.
…… René Girard, lui, ne s'en étonne pas et il poursuit en ces termes : « À l'époque où parut Comme il vous plaira, le petit cercle des connaisseurs devait déjà regarder l'interaction mimétique comme un trait essentiel de l'art shakespearien. Les allusions que l'auteur y fait fonctionnent comme un message codé, mais le code n'a rien d'arbitraire. "Aime-le parce que je l'aime" est la signature personnelle de Shakespeare apposée par lui-même sur une relation on ne peut moins shakespearienne. L'auteur ne peut pas faire jouer son mécanisme de prédilection, mais il nous signale qu'il ne l'a pas oublié. La définition qu'il en donne est la meilleure qu'il en ait encore donnée.
…… « Si nous avions rencontré cet "aime-le [ou plutôt aime-la] parce que je l'aime" dans les Deux Gentilshommes de Vérone, le Viol de Lucrèce, le Songe d'une nuit d'été, Beaucoup de bruit pour rien, la formule nous aurait aidé dans nos analyses. Dans Comme il vous plaira, paradoxalement, elle ne nous est d'aucun secours. Elle n'a guère de sens là où elle devrait en avoir le plus, c'est-à-dire dans le contexte de sa propre pièce. Son véritable contexte est celui de l'œuvre tout entière, de ce qu'on appellerait aujourd'hui, un peu pompeusement, l'intertextualité shakespearienne. » (pp. 118-119). Comment ne pas se dire, en lisant ces lignes que René Girard est vraiment un bouffon ? Il donne à une phrase (« Aime-le parce que je l'aime ») un sens qu'elle n'a pas et il s'étonne ensuite de la trouver dans un contexte qui ne semble pas lui convenir : « Elle n'a guère de sens là où elle devrait en avoir le plus, c'est-à-dire dans le contexte de sa propre pièce ». Comment ne pas se dire que c'est René Girard qui « n'a guère de sens »? Il veut voir dans cette phrase « la signature personnelle de Shakespeare ». Mais c'est une phrase que n'importe quel amoureux ou n'impiété quel amoureux pourrait dire à un ami ou à une amie. À moins donc de très bien connaître Comme il vous plaira et de se souvenir que Rosalinde prononce en effet cette phrase, personne n'aurait l'idée d'aller la chercher chez Shakespeare plutôt que chez un autre écrivain.
…… Mais René Girard ne peut se résigner à admettre que cette phrase est tout à fait banale et n'a aucunement la signification qu'il prétend lui donner : « Ce que nous savons des œuvres précédentes, nous interdit de croire que le "aime-le parce que je l'aime" est une tournure sans importance, une simple fioriture verbale. La formule renvoie trop clairement à l'amitié et à la rivalité mimétiques pour ne pas refléter les préoccupations permanentes de l'auteur dans ce domaine, et cependant elle ne s'applique pas à Comme il vous plaira. Pour savoir ce qu'il en est de son application et pour comprendre qu'elle n'a rien de gratuit ni de fortuit, il faut faire un détour par les pièces où le mimétisme joue à fond. Les critiques qui entendent traiter chaque pièce comme une œuvre d'art autonome, entièrement séparée des autres, les apôtres du splendide isolement esthétique, ne sauraient découvrir ce dont nous parlons. Toute une dimension du génie shakespearien leur échappe.
…… « Si l'on aborde chaque pièce isolément, comme l'a toujours fait la critique de langue anglaise, par souci de formalisme esthétique, jamais on n'apercevra l'enchevêtrement d'allusions qui se révèle ici essentiel à une compréhension exacte non seulement de ce qui fait communiquer les pièces entre elles, mais de chaque pièce prise isolément. Le formalisme esthétique est le grand éteignoir de la satire shakespearienne » (p. 119).
…… René Girard affiche volontiers un profond désaccord avec le structuralisme, mais, on le voit ici une fois de plus, il s'inspire sans cesse de ses méthodes les plus contestables et reprend ses thèses les plus discutables. On ne saurait s'en étonner : quiconque veut à tout prix faire dire aux textes ce qu'il a décidé leur faire dire plutôt que ce que l'auteur a voulu dire, est tout naturellement amené à se servir des précieuses recettes mises au point par les structuralistes pour parvenir à cette fin. L'intertextualité est une des plus employées et René Girard n'a pas voulu s'en priver. Il reprend donc ici l'idée, chère à Lucien Goldmann [6]comme à Charles Mauron [7], selon laquelle le sens d'une œuvre particulière ne peut être compris qu'à partir de l'ensemble des œuvres d'un auteur. J'ai plus d'une fois réfuté cette thèse notamment dans mes études sur Le Tartuffe [8]. J'y faisais remarquer que, si l'on admettait un tel postulat, il n'y avait sans doute pas par d'œuvre dont on pût dire avec certitude qu'elle avait été vraiment comprise. Car, sans parler des auteur dont une partie de l'œuvre s'est perdue, on ne peut être jamais sûr qu'un écrivain n'est pas mort avant d'avoir écrit tout ce qu'il portait en lui ou que les circonstances de la vie lui ont bien laissé la possibilité de le faire. Loin de s'en servir pour mieux éclairer les œuvres, Goldmann et Mauron ne se servent de l'intertextualité que pour mieux les déformer. Si l'on doit toujours commencer par aborder chaque pièce isolément, et cette démarche n'est pas propre à la critique de langue anglaise comme semble le croire René Girard, ce n'est pas « par souci de formalisme esthétique » mais tout simplement parce que chaque pièce a été écrite pour être vue isolément. Le spectateur qui va voir une pièce de théâtre doit pouvoir la comprendre même, s'il ne sait rien de l'auteur et ne connaît aucune de ses autres œuvres. Si René Girard avait raison, le spectateur qui voit ou qui lit pour la première fois voir une pièce de Shakespeare serait donc assuré de ne pas la comprendre Ce n'est qu'après avoir vu ou lu toutes les pièces qu'il pourrait commencer à les comprendre, à la condition, bien sûr, qu'il ait gardé un souvenir suffisamment précis de chacune d'elles.
…… Avec René Girard, nous ne sommes jamais au bout de nos surprises. Et il nous en a réservé une de taille en écrivant au début du second chapitre qu'il consacre à Comme il vous plaira : « Même s'il est absent, comme il se doit, du centre de la pièce, le désir dérivé n'en prolifère pas moins sur les marges de Comme il vous plaira, notamment dans l'histoire de Phébé et de Silvius » (p. 125). Quand on lit ces lignes, on n'en croit pas ses yeux. René Girard nous a longuement expliqué que, si, dans Comme il vous plaira, le désir mimétique semblait quasiment absent, c'était parce qu'il s'agissait d'une pièce pastorale Et il nous dit maintenant que le désir mimétique « prolifère » dans l'histoire de Phébé et de Silvius qui, est sans doute « sur le marges » de la pièce, mais met en scène des bergers, et, comme le dit Henri Suhamy, « introduit une pastorale dans la pastorale [9]». Pourtant, plus encore que Célia, Phébé et Silvius devraient être imperméables au désir mimétique,.
…… Mais, quand il s'agit de dire des sottises, René Girard fait rarement les choses à moitié. Il ne se contente donc pas de se contredire outrageusement en prétendant découvrir chez des bergers le désir mimétique dont il vient de soutenir qu'il était exclu de la littérature pastorale, il contredit aussi le texte, mais, bien sûr, ce n'est pas une surprise. Car ce désir mimétique qu'il croit découvrir là où, selon ses dires, on ne devrait pas le trouver, ce désir, il l'invente une fois de plus. Pour ma part, je ne serais, certes, nullement étonné de rencontrer des bergers frappés par le désir mimétique, si je croyais à la réalité de ce désir.
…… Mais, quoi que puisse dire René Girard, j'ai beaucoup de peine à croire que ce soit le cas de Phébé et Silvius soient vraiment atteints de ce mal. René Girard évoque d'abord le cas de Phébé : « Silvius tient plus de l'esclave que de l'amant. Il est si gauche et si soumis dans son attachement à Phébé qu'elle profite de lui sans vergogne ; plus elle devient tyrannique, plus s'accroît sa docilité.
…… « Rosalinde surprend par hasard Phébé en train de malmener le malheureux Silvius. Jouant quelque peu les don Quichotte, elle intervient en faveur de la victime et lui explique que son attitude de vénération dessert ses propres intérêts ; s'imaginant grâce à son amant, plus belle qu'elle n'est en réalité, Phébé a fini par croire qu'elle mérite mieux que ce pauvre Silvius. Rosalinde s'efforce de convaincre le jeune homme qu'il est beaucoup plus séduisant que sa dulcinée :
……Comme homme vous êtes mille fois mieux qu'elle
……Comme femme (III, 5, 51-52) [10].
…… « Phébé se sert de Silvius comme d'un miroir trompeur : elle imite le désir qu'il a d'elle et se voit sous le même jour et sous un angle aussi flatteur que lui la voit :
……Ce n'est pas son miroir qui la flatte, c'est vous
……Et en vous elle se voit plus belle
……Qu'aucun de ses traits ne saurait la montrer (54-56) [11].
« Ce qui structure la relation des deux partenaires n'est pas une appréhension objective par chacun d'eux de leurs mérites respectifs, mais le caractère unilatéral du désir de Silvius, qui, s'affichant trop ouvertement, contamine Phébé. Celle-ci s'imprègne avec avidité de l'adulation idolâtre de Silvius, et le résultat est qu'elle ne peut aimer qu'elle-même » (pp. 125-126).
…… Phébé est sans doute flattée par la cour que lui fait Silvius, même si elle refuse de le dire, mais rien dans le texte n'autorise René Girard à dire qu'elle « s'imprègne avec avidité de l'adulation idolâtre de Silvius ». Certes ! Rosalinde dit à Silvius qu'il ne fait que rendre Phébé plus fière en lui faisant la cour avec trop d'ardeur, mais on a plutôt l'impression que l'idolâtrie de Silvius ennuie Phébé. Lorsque Sivius lui dit souhaiter la voir tomber amoureuse pour qu'elle puisse enfin connaître à son tour les souffrances de l'amour, elle lui répond :
;
……………But till that time
……Come not thou near me (III, 5, 32-33) [12] .
…… Le texte n'autorise donc guère René Girard à prétendre qu'« elle imite le désir qu'il a d'elle ». Mais il ne peut se passer du triangle mimétique et il faut à tout prix qu'il le retrouve partout, même lorsque cela paraît a priori impossible, comme c'est le cas quand deux personnages seulement sont en jeu, comme ici, dont l'un aime l'autre qui ne l'aime pas sans en être aimé. Qu'à cela ne tienne ! Il suffit de dédoubler l'un des deux personnages en décrétant qu'il est narcissique et qu'il est donc à la fois le sujet et l'objet de son désir. Quant au personnage dont il est aimé, il devient tout naturellement le médiateur du désir qu'il éprouve pour lui-même. Il faut évidemment beaucoup de bonne volonté pour admettre cette hypothèse. Je ne me sens aucunement compétent pour traiter du narcissisme, mais René Girard ne l'est pas plus que moi. Mais j'aurais tendance à croire que le désir narcissique n'a pas besoin d'autre médiateur que le miroir. Pour tomber amoureux de son image, il suffit à Narcisse la voir reflétée sur l'eau.
…… Quoi qu'il en soit, il semble bien difficile, dans le cas de Silvius et d'Hébé, de faire apparaître ce triangle mimétique dont René Girard ne saurait se passer. On a tout d'abord du mal à voir en Silvius un personnage de médiateur, car il ne semble guère répondre aux critères définis par René Girard, même si ceux-ci semblent passablement fluctuants. Quand on lit son premier livre, Mensonge romantique et vérité romanesque, on croit comprendre que, pour jouer le rôle de médiateur, il faut bénéficier d'un certain prestige et pouvoir inspirer de l'admiration ou de l'envie. Quand on lit, en revanche, Shakespeare. Les feux de l'envie, loin d'être quelqu'un vis à vis duquel le sujet du désir éprouve un sentiment d'infériorité, le médiateur est, au contraire, son double, son alter ego, comme c'est le cas de Valentin vis à vis de Protée. Or Silvius ne peut répondre ni à l'un ni à l'autre de ces deux modèles.
…… Quant à Hébé, on peut fortement douter de son prétendu narcissisme puisque dès qu'elle aperçoit le soi-disant Ganymède, elle tombe aussitôt amoureuse de lui. On se demande donc comment René Girard peut bien affirmer « qu'elle ne peut aimer qu'elle-même ». Mais sa faculté d'occulter ce qui ne cadre pas avec ses thèses ne connaît pas de limite. L'exemple le plus extraordinaire en est sans doute le fait qu'il passe complètement sous silence le fait qu'Hébé, découvrant qu'elle est tombée amoureuse, reprenne, pour en souligner la profonde vérité, le fameux vers de Marlowe qui, à lui seul, suffirait à ruiner la théorie mimétique :
…… Dead shepherd, now I find thy saw of might :
« Who ever loved that loved not at first sight » (III, 5, 80-81) [13].
…… On ne saurait, en effet, contredire plus clairement et plus complètement la théorie de René Girard que ne le fait ici Marlowe en nous disant que le véritable désir amoureux naît toujours spontanément et immédiatement à la seule vue de l'être qui le fait naître. Si ce vers est si célèbre, c'est parce qu'il exprime une vérité incontestable et universelle. On comprend aisément que René Girard ait préféré l'oublier. Il n'a pas pu pourtant ne pas se rendre compte du risque qu'il prenait en ne le citant pas. Mais il s'est sans doute dit que, pour la grande majorité d'entre eux, les lecteurs de son livre ne s'en souviendraient pas et qu'ils n'auraient pas la hardiesse et l'insolence de vouloir relire Shakespeare pour contrôler ses dires.
Mais, s'ils ne sont pas tous aussi accablants que celui-ci, les oublis volontaires sont fréquents dans le livre de René Girard, et le dernier acte de Comme il vous plaira permet d'en relever deux autres encore, qui ne laissent pas d'être bien gênants. René Girard s'est bien gardé de rappeler, en effet, ce que dit Orlando à Olivier qui vient de tomber amoureux de Célia :
…… « Is'it possible that on so little acquaintance you should like her ? That but seing, you should love her ? And loving, woo ? And wooing, she should grant ? And will you persevere to enjoy her ? » (V, 2, 1-3) [14]
…… Il s'est de même bien gardé de rappeler en quels termes, très peu après, Rosalinde, s'adressant à Orlando, commente devant Orlando l'aventure d'Olivier et de Célia :
…… « There was never anything so sudden but the fight of two rams, and Caesar's thrasonical brag of "I came, saw, and overcame", for your brother and my sister no sooner met but they looked ; no sooner looked but they loved ; no sooner loved but they sighted ; no sooner sighted but they asked one another the reason ; no sooner knew the reason but they sought the remedy ; and in these degrees have they made a pair of stairs to marriage, which they climb very incontinent, or else be incontinent before mariage. They are in the very wrath of love, and they will together. Clubs cannot part them » (V, 2, 24-29) [15]
…… Pauvre René Girard ! Après Hébé, après Orlando, c'est maintenant Rosalinde qui semble prendre un malin plaisir à le contredire.
…… Mais j'en resterais là concernant l'analyse que René Girard a faite Comme il vous plaira. Il a déclaré tout au début que c'était sans doute la pièce qui faisait le moins de place au désir mimétique. On aurait donc pu s'attendre à ce qu'il dît un peu moins de sottises qu'à propos des œuvres précédentes, mais cela aurait été mal le connaître. Il n'est jamais à court de sornettes.
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NOTES :
[1]…… We still have slept together,
…… Rose at an instant, learned, played, eat together,
…… And wheresoe'ver we went, ljke Juno's swans
…… Still we went coupled and inséparable.
[2] Je connais mal la littérature pastorale, à l'exception de l'Astrée, œuvre sur laquelle j'ai eu à faire cours. Loin d'en être absente, la jalousie y est peut-être à l'origine des pages les plus intéressantes avec notamment l' « Histoire de Darmon et de Damonte ».
[3]…… Is it possible on such a sudden you should fall into so strong a liking with old Sir Rowland's youngest son ?
…… The Duke my father loved his father dearly.
…… Doth it therefore ensue that you should love his son dearly ?
…… By this kind of chase I should hate him, for my father hated his father dearly ; yet I hate not Orlando.
…… No, faith, hate him not, for my saké.
…… Why should I not ? Doth he not deserve well,
…… Let me love him for that, and do you love him because I do.
[4] « Leur amour est plus fort que le lien naturel entre deux sœurs ».
[5]…… « Non ? Vraiment ? Rosalinde, tu n'as donc pas l'amour
…… Qui te dirait que je ne fais qu'une avec toi ?
…… Nous serions séparées ? Se dire adieu, ma douce ?
…… Non ! Que mon père se cherche une autre héritière ».
[6] « Le sens d'un ouvrage se comprend, en grande partie du moins, à partir de sa place dans les ensembles plus vastes de l'œuvre entière de l'écrivain et de la situation historique totale » (Le dieu caché, Gallimard, 1955, p. 383)
[7] C'est sur cette idée que repose sa grande méthode de « superposition de textes ».
[8] SEDES, 1994, nouvelle édition Eurédit 2005.
[9] « La présence d'un berger, Silvius, amoureux transi d'une bergère, Phébé, venus tout droit de l'Antiquité, et s'exprimant en vers très élaborés, introduit une pastorale dans la pastorale, comme si par une ingénieuse mise en abyme, Shakespeare avait voulu indiquer d'où venait son inspiration littéraire » (Dictionnaire Shakespeare, sous la direction de Henri Suhamy, Ellipses, 2005, p. 86.)
[10]…… You are a thousand times a properer man
……… Than she a woman.
[11]…… ‘Tis not her glass but you that flatters her,
……… And out of you she sees herself more proper
……… Than any of her lineaments can show her.
[12]………Mais d'ici ce temps-là
……… Ne viens pas traîner près de moi ».
[13]…… « Ton mot, défunt berger, est d'une vérité rare =
……… "Nul n'a aimé, s'il n'aima au premier regard" »
[14] « Est-il possible que, l'ayant tout juste rencontrée, elle vous ait plu ? Que, rien qu'à la voir, vous vous mettiez à l'aimer ? Que l'aimant, vous la courtisiez ? Et que, courtisée, elle consente ? Et vous entendez poursuivre jusqu'à ce qu'elle soit vôtre ? »
[15] Jamais on n'a vu chose aussi soudaine, sauf le choc frontal de deux béliers ou la fanfaronnade hyperbolique de César : "Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu", car à peine votre frère et ma sœur s'étaient-ils aperçus, qu'ils se sont regardés ; s'étant regardés, qu'ils se sont plus ; se plaisant, qu'ils ont soupiré ; soupirant qu'ils se sont demandé pourquoi ; et sachant pourquoi, qu'ils ont cherché le remède. Et un degré à la fois, ils ont ainsi bâti tout un escalier vers le mariage, qu'ils vont gravir incontinent ou alors ils seront incontinents avant le mariage. Ils sont en pleine frénésie et tout prêts à s'accoupler. On ne les séparerait pas à coups de bâton ».
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