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………Le Viol de Lucrèce



…… Avec Le Viol de Lucrèce René Girard est persuadé de tenir enfin l'œuvre profondément, parfaitement girardienne que le génie de Shakespeare ne pouvait pas manquer de produire : « J'ai le sentiment que Shakespeare a écrit cette scène juste après avoir découvert le désir mimétique. Il est si plein de sa découverte, si impatient de souligner le paradoxe fondamental qu'elle renferme qu'il crée aussitôt cette monstruosité quelque peu déconcertante dans une œuvre littéraire mais nullement incroyable, un viol à l'aveugle » (p. 10).
…… Cette œuvre est un poème mais, nous l'avons vu, après avoir cru quelque temps que seuls les romanciers, à condition qu'ils fussent particulièrement géniaux, étaient capables de percevoir le rôle essentiel du désir mimétique, René Girard a vite changé d'avis. Il a vite compris que toutes les grandes œuvres littéraires, à quel que genre qu'elle, appartinssent, et la poésie elle-même, bien qu'elle parût si souvent célébrer l'autonomie et la spontanéité du désir, l'amour « at fist sight », devaient nécessairement témoigner de la toute puissance du désir mimétique. Il s'est vite rendu à l'évidence : lorsqu'une œuvre est vraiment géniale, la question de savoir si elle est ou n'est pas girardienne, ne se pose même pas : elle ne peut être que girardienne. Le girardisme fondamental du génie shakespearien devait donc s'exprimer dans toutes ses productions, dans ses poèmes comme dans ses œuvres dramatiques : « Loin d'être une marotte passagère du jeune Shakespeare, le désir mimétique est ce qui structure les rapports humains non seulement dans son œuvre théâtrale, mais dans Le Viol de Lucrèce, poème publié en 1594, année le plus souvent annoncée pour la publication des Deux Gentilshommes de Vérone [1].
« On se souvient qu'à la fin de la comédie, Protée tente de violer Silvia, mais sans succès à cause de l'intervention in extremis de Valentin. Dans le poème un viol brutal est effectivement perpétré, et dans le même contexte mimétique. De même que Valentin vante les mérites de Silvia devant Protée, de même le mari de Lucrèce, Collatin, chante inconsidérément la beauté et la vertu de sa femme devant Tarquin, avec des résultats similaires » (p.33).
Mais René Girard ne croit pas seulement avoir trouvé avec Tarquin un nouvel exemple de désir mimétique qui rappelle celui de Protée, il est persuadé que, cette fois-ci, plus aucun doute, plus aucune hésitation ne sont possibles : « Le poème, comme la comédie, définit le désir mimétique, mais la définition est, cette fois, si, précise et complète qu'aucun doute n'est permis :

…… Peut-être de Lucrèce exaltant la beauté
…… Excita-t-il d'un roi l'orgueilleux rejeton :
…… Par l'oreille souvent notre cœur se corrompt.
…… Peut-être cette envie d'un être si précieux
…… Et sans comparaison blessa le dédaigneux
…… À l'altière pensée qu'un humble se vantait
…… Du bonheur d'or qui à plus grand que lui manquait.
……………(36-42) [2]

…… « Ce qui me paraît décisif ici, c'est la conjonction de deux mots essentiels : l'un est, bien sûr, le mot "envie", le terme de prédilection chez Shakespeare pour désigner le désir mimétique ; l'autre est le mot "excita" (ou "suggestionna ", en anglais : suggested). Si pour une raison ou une autre, l'expression désir mimétique ne convenait pas à certains, s'ils la trouvaient trop étrangère à Shakespeare qu'ils la remplacent par celle de l'auteur lui-même à savoir le désir suggéré. Tous les termes sont ici équivalents » (pp. 33-34).
On le voit, René Girard triomphe : il le tient solidement son désir mimétique ; il est là, il est bien là, incontestable, irrécusable. Il n'est pourtant pas sûr que l'exemple de Tarquin soit aussi « décisif » qu'il le pense. René Girard a, en effet, une fâcheuse tendance à élargir abusivement la compréhension de ses concepts pour pourvoir leur donner la plus grande extension possible. C'est le cas pour le premier d'entre eux : le désir mimétique. Il est en conséquence parfois nécessaire de rappeler au père du désir mimétique qui est vraiment son enfant. Rappelons donc que le désir mimétique est un désir triangulaire. Au lieu d'être rectiligne et d'aller directement du sujet à l'objet, il passe d'abord par un médiateur. Le rôle de celui-ci n'est pas seulement celui d'un informateur. Il ne suffit qu'il désigne l'objet au sujet, il faut qu'il le désire lui-même. C'est, en effet, son désir qui va faire naître celui du sujet. Mais, pour que le désir du médiateur puisse avoir un effet contagieux sur le sujet, pour que celui-ci se mette à désirer le désir du médiateur, il faut nécessairement que celui-ci ne soit pas pour le sujet quelqu'un de parfaitement indifférent. Il ne suffit pas que le sujet sache que le médiateur désire l'objet. Il pourrait le savoir et s'en désintéresser totalement. Il faut que le seul fait que le médiateur désire l'objet confère à celui-ci un intérêt qu'il n'aurait pas aux yeux du sujet s'il était désiré par quelqu'un d'autre. Il faut donc que le médiateur soit quelqu'un qui compte beaucoup pour le sujet, il faut qu'il l'admire, qu'il l'envie, qu'il éprouve envers lui un certain sentiment d'infériorité ou de dépendance. 
 On le voit, si l'on se souvient d'une manière suffisamment précise de l'analyse que René Girard a faite du désir mimétique, il devient toute de suite plus difficile de le suivre lorsqu'il affirme que Collatin a été le médiateur du désir de Tarquin. Certes, c'est bien lui qui, en vantant devant Tarquin la beauté et la vertu de sa femme, a fait naître le désir de celui-ci. Certes, Collatin est profondément amoureux de sa femme. Mais comment peut-on savoir si c'est bien le désir de Collatin qui a gagné Tarquin ? Comment ne pas se dire qu'il aurait peut-être réagi de la même manière, si un tiers nullement amoureux de Lucrèce, si une femme lui avait vanté sa beauté ? Enfin et surtout rien n'indique que Tarquin éprouve le moins du monde envers Collatin les sentiments qu'il devrait éprouver si celui-ci était jouait vraiment le rôle du médiateur. Rien n'indique qu'il admire ou envie Collatin qui n'est pas quelqu'un que Tarquin semble estimer particulièrement. Loin de se sentir inférieur à lui, il a, au contraire, lui qui est le fils du roi, le sentiment d'être très au-dessus de lui, comme cela ressort très clairement des vers que René Girard a cités :

…… Perchance the boast of Lucrece' sov'reignty
…… Suggested this proud issue of a king,
…… For by our ears our hearts oft tainted be.
…… Perchance that envy of so rich a thing,
…… Braving compare, disdainfully did sting
…… His high-pitched thoughts, that meaner men should vaunt
…… That golden hap which their superiors want (36-42).

Shakespeare, on le voit, souligne l'orgueil de Tarquin (« this proud issue of a king », « his high-pitched thoughts ») et le puissant sentiment de supériorité qui l'habite (« disdainfully », « meaner men », « their superiors »). Ajoutons que les propos de Collatin sont particulièrement propres à le blesser dans son orgueil de fils de roi et à attiser sa jalousie :

…… Reck'ning his fortune at such high-proud rate,
…… That kings might be espoused to more fame,
…… But king nor peer to such a peerless dame (19-21) [3].

Concluons donc que la personnalité de Tarquin, la force de ses pulsions sexuelles et son orgueil, ainsi que sa condition de fils de roi peuvent suffisamment expliquer son désir et sa jalousie, sans qu'il soit nécessaire de chercher d'autres explications et de faire intervenir le désir mimétique.
Non content de faire appel au désir mimétique pour expliquer le comportement de Tarquin, René Girard prétend le faire intervenir aussi pour expliquer celui de Collatin : « L'élan auquel obéit Collatin paraît irrationnel, et cependant une étrange rationalité le traverse, une logique folle mais rigoureuse, analogue à la frénésie froide du spéculateur qui se dit qu'il doit risquer tout son avoir pour ramasser le gros lot.
« Les hommes les plus orgueilleux souhaitent posséder les objets les pus désirables. Ils ne sont pas certains qu'il en est ainsi tant que leur choix n'est exalté que par de creuses flagorneries Il leur faut des preuves plus tangibles, à savoir la concurrence d'autres désirs, aussi nombreux et prestigieux que possible. Et ils doivent alors, à grands risques, exposer leur trésor le plus précieux au feu croisé de ces désirs » (p. 34).
Ainsi, selon René Girard, les mobiles qui poussent Collatin à exalter la beauté de Lucrèce devant Tarquin sont les mêmes que ceux qui poussaient Valentin à exalter la beauté de Silvia devant Protée : « C'est seulement sous les feux éclatants de l'envie que Collatin peut vraiment apprécier la beauté de sa femme. Pour lui, l'envie est l'aphrodisiaque par excellence le véritable philtre d'amour. Le désir de Tarquin est un désir envieux, comme celui de Collatin. L'envie qu'éprouve ce dernier pour l'envie de Tarquin fait de lui un être tout aussi mimétique que son rival, un être identique. La différence entre le héros et le traître s'est volatilisée » (p. 35).
On peut certes ! penser, puisque Shakespeare lui-même le dit, que Collatin se montre passablement imprudent en faisant un tel éloge de sa femme, mais il n'y a aucune raison sérieuse de penser qu'il cherche ainsi à exciter le désir des autres, et en particulier celui de Tarquin, pour essayer de raviver le sien qui serait en train de faiblir. Il n'y a, en effet, aucune raison de penser que son amour pour sa femme soit en train de faiblir. Si tel était le cas, Shakespeare aurait pris soin de nous le dire. Un écrivain cherche d'ordinaire à se faire comprendre et le meilleur moyen de nous faire comprendre qu'un mari commence à se lasser de sa femme n'est certainement pas de nous dire qu'il ne peut se lasser d'en faire l'éloge.
S'il était déjà bien difficile de suivre René Girard lorsqu'il prétendait que Shakespeare, même s'il n'avait pas encore osé le dire d'une manière tout à fait explicite, nous avait invités à voir en Protée et en Valentin des personnages interchangeables, ça l'est encore bien davantage lorsqu'il prétend assimiler Valentin à Tarquin. « Shakespeare, ose-t-il écrire, ne se contente pas de transférer la responsabilité du viol d'un personnage sur l'autre ; il fait des deux hommes les coauteurs d'un crime dont ils ne vont pas tarder à se punir l'un l'autre » (p. 35). Le moins que l'on puisse dire, c'est que Lucrèce, elle, ne partage aucunement le point de vue de René Girard :

…… Let my good name, that senseless reputation,
…… For Collatine's dear love be kept unspotted ;
…… If' that be made a theme for disputation,
…… The branches of another root are rotted,
…… And undeserved reproach to him alloted
…… That is a clear from this attaint of mine
…… As I ere this was pure to Collatine (820-826) [4].

L'amour et l'estime qu'elle éprouve pour son mari n'ont d'égal que l'horreur que lui inspire Tarquin. Mais René Girard s'est bien gardé d'évoquer les vers où elle exprime longuement
sa détestation de Tarquin et le désir qu'il soit impitoyablement puni de son crime [5].
Il semble, d'ailleurs, n'avoir lu que le début du poème. Trop content d'y avoir trouvé, ou plutôt d'avoir cru y trouver, un exemple particulièrement démonstratif de désir mimétique, il n'a pas jugé nécessaire de poursuivre sa lecture. Selon lui, effet, le cas de Tarquin offre, avec celui de Protée, une différence capitale qui constitue une preuve éclatante, irréfutable du caractère mimétique de son désir. Car ce désir s'est manifesté dès qu'il a entendu Collatin vanter la beauté de Lucrèce qu'il n'avait encore jamais vue, alors que Protée, lui, avait pu voir un instant Silvia avant, par rapport à celui de protée d'entendre valentin faire son éloge : « Dans les Deux Gentilshommes de Vérone, Protée n'avait rencontré Silvia que quelques secondes avant de tomber amoureux d'elle, mais au moins il l'avait vue. Tel n'est pas le cas de Tarquin qui part pour Rome, le cœur rempli d'intentions criminelles, sans avoir jamais posé les yeux sur sa future victime. Une strophe ultérieure confirme de façon explicite cette ignorance remarquable. Lorsque finalement Tarquin se trouve en présence de Lucrèce, c'est bien pour la première fois ; on ne peut pas en douter, puisqu'il la trouve plus belle encore que ne l'annonçait la description de Collatin :

…… Now thinks he that her husband's shallow tongue,
…… The niggard prodigal that praised her so,
…… In that high task done her beauty wrong,
…… Which far exeeds his barren skill to show :
…… Tarquin answers with surmise,
…… In silent wonder of still-gazing eyes (vers 78-84) » (p.37) [6].

On ne saurait nier, en effet, que Tarquin n'a encore jamais vu Lucrèce lorsque Collatin vante devant lui son extrême beauté. René Girard en conclut aussitôt que cela rend le caractère mimétique de son désir encore plus évident que celui de Protée. Encore faudrait-il d'abord que celui de Protée le fût un peu, alors qu'il ne l'est pas du tout. Mais surtout, si Protée n'est pas tombé amoureux de Silvia avant de l'avoir vue, comme l'aurait évidemment souhaité René Girard, Tarquin, lui non plus, n'est pas tombé amoureux de Lucrèce avant de l'avoir vue, par la seule vertu de l'éloge enthousiaste que Collatin a fait de sa beauté. Certes ! il a été aussitôt saisi d'un violent désir d'aller la voir et il sait que, lorsqu'il sera devant elle, il ne pourra sans doute pas s'empêcher de vouloir la posséder et au besoin la prendre de force. Mais, à proprement parler, il n'en est pas encore amoureux. Si on entend dire qu'une femme est d'une beauté extraordinaire, il est naturel d'avoir très envie de la voir. Cela ne veut pas dire qu'on en est déjà amoureux, ni qu'on le deviendra nécessairement et encore moins qu'on voudra la violer. On n'est jamais vraiment amoureux d'une femme que l'on n'a pas vue. Certes ! certains hommes tombent amoureux de toutes les belles femmes et, lorsqu'ils doivent en rencontrer une qu'ils n'ont encore jamais vue, l'on peut donc prévoir avec une quasi certitude, qu'ils vont aussitôt en tomber amoureux Toujours est-il qu'il ne le sont effectivement que lorsqu'ils les voient. Mais René Girard est d'une opinion différente qu'il croit partagée par Shakespeare qui aurait été le premier à oser peindre « l' amour privé de tout regard »: « Si l'on admet que Les Deux Gentilshommes de Vérone ont été publiés en premier, on peut supposer que Shakespeare fut déçu de voir le public rester indiffèrent à sa révélation mimétique. Soucieux de forcer l'attention, il décida d'écrire une œuvre dans laquelle le contact direct avec l'objet et la vision de cet objet ne jouerait plus le moindre rôle. Le désir aveugle de Tarquin se laisse guider à la façon dont un aveugle demandé au premier venu de l'aider à traverser la rue. Shakespeare révèle ainsi la primauté absolue du médiateur. Du love at first sight, c'est-à-dire de l'amour au premier regard dans Les Deux Gentilshommes de Vérone, il passe dans Lucrèce à l'amour privé de tout regard». (p. 39).
On le voit, plus encore que Tarquin, René Girard est un violeur invétéré, à ceci près qu'il ne viole pas les femmes, mais les textes. Car il faut vraiment faire preuve d'un singulier culot pour oser affirmer qu'avec Le Viol de Lucrèce, Shakespeare aurait entrepris d'écrire « une œuvre dans laquelle le contact direct avec l'objet et la vision de cet objet ne jouerait plus le moindre rôle ». Il faut vraiment se moquer du monde pour prétendre qu'avec ce poème, Shakespeare nous fait passer « à l'amour privé de tout regard». En ce faisant, René Girard contredit, effet, de nombreux vers qui affirment, au contraire, la primauté du regard dans la naissance de l'amour, comme ces deux vers :

…… Beauty itself doth of itself persuade
…… The eyes of men without an orator (29-30) [7]

qu'il a cités lui-même pour souligner « la folie tout à la fois téméraire et harpagonesque que représente l'éloge qu'il [Collatin] fait de sa femme » (p. 35).
René Girard semble avoir aussi complètement oublié deux vers qu'il a pourtant cités deux pages plus haut :

…… Tarquin answers with surmise,
…… In silent wonder of still-gazing eyes.

Il invoque ces vers pour prouver ce qui n'avait pas besoin d'être prouvé à savoir que Tarquin n'avait encore jamais vu Lucrèce. Mais il ne voit pas que ces vers prouvent aussi et surtout que Tarquin serait tombé amoureux de Lucrèce dès qu'il l'aurait vue, même si personne ne lui avait jamais vanté sa beauté. Il voit dans un texte la paille qui lui paraît renforcer sa thèse, mais il ne voit pas la poutre qui la met en pièces. 
Mais, outre les vers que René Girard cite lui-même, il y a aussi, pour contredire sa thèse, tous ceux qu'il ne cite pas. Il croit avoir trouvé en Shakespeare un illustre précurseur. Et l'on pourrait en effet, avoir parfois l'impression que Shakespeare a pressenti qu'un jour il se trouverait, l'esprit humain étant d'une infinie fécondité en matière de sottises, quelqu'un d'assez foldingue pour soutenir que le désir n'était jamais spontané mais toujours copié sur un autre, tant il semble avoir mis d'obstination et d'acharnement à contredire la conception girardienne du désir et à souligner la primauté de la vue dans la naissance de celui-ci. C'est ce qu'il ne cesse de faire dans Le Viol de Lucrèce, l'œuvre même que René Girard nous présente comme étant par excellence la peinture de « l'amour privé de tout regard ».
 René Girard n'ayant, non sans raisons, évoqué que le début du poème, nous allons donc en poursuivre la lecture. Après avoir entendu Collatin vanter la beauté de sa femme, Tarquin quitte aussitôt l'armée pour rentrer à Rome et rendre visite à Lucrèce. Lorsque il se présente devant elle,

…… […] nothing in him seemed inordinate
…… Save something too much wonder of his eye » (94-95) [8]

Mais Lucrèce, non plus que René Girard, ne remarque pas ce regard chargé de désir. Elle et Tarquin vont se coucher. Celui-ci, qu'obsède l'image de Lucrèce, ne peut trouver le sommeil. Il se relève donc et allume une torche :

…… His falchion on a flint he softly smiteth,
…… That from the cold stone sparks of fire do fly,
…… Whereat a waxen torch forthwith he lighteth,
…… Which must be lodestar to his lustful eye (176-179) [9].

Mais ce regard chargé de désir échappe de nouveau à l'attention de René Girard. Tout en se dirigeant vers la chambre de Lucrèce, Tarquin se débat avec sa conscience qui lui dépeint toute l'horreur de l'acte qu'il s'apprêt à commettre et la honte qui l'accablera et rejaillira sur tous ses descendants. Mais le souvenir de la vision de Lucrèce est plus fort que tout et balaie tous ses scrupules.

…… All orators are dumb when beauty pleadeth (vers 268) [10]

conclut-il, montrant ainsi qu'il n'a rien compris à la véritable nature du désir, ce qu'il confirme en ajoutant peu après : .

…… My heart shall never countermand mine eye « (vers 276) [11].

Et Shakespeare oublie, une nouvelle fois, qu'il veut peindre « l'amour privé de tout regard  en disant de son héros :

…… That eye which looks on her confounds his wits (vers 290) [12].

Et, bien loin de se rattraper, il s'enferre encore un peu plus en ajoutant :

…… The curtains being close, about he walks,
…… Rolling his greedy eye-balls in his head
…… By their high treason is his heart misled (vers 367-369) [13]

Mais c'est lorsque Tarquin arrive enfin devant le lit de Lucrèce que Shakespeare, comme lui, achève de perdre la tête et accumule les propos les plus maladroits :

…… What he beheld, on that he firmly doted,
…… And in his will his willful eye he tired
…… With more than admiration he admired (vers 416-418)
…… Her azure veins, her alabaster skin
…… Her cotral lips, her snow-white dimple chin.

…… As the grim lion fawneth o'er his prey
…… Sharp hunger by the conquest satisfied,
…… So o'er this sleeping soul dotht Tarquin stay,
…… His rage of lust by gazing qualified,
…… Shaked not suppressed for standing by her side,
…… His eye which late this mutiny restrains
…… Unto a great uproar tempts his veins (vers 416-427) [14].

…… Thus I [15] forestall thee, if thou mean to chide :
…… Thy beauty hath ensnared thee to this night,
…… Where thou with patience must my will abide,
…… My will that marks thee for my earth's delight,
…… Which I to conquer sought with all my migt.
…… But as reproof and reason beat it dead,
…… By thy bright beauty was it newly bred […].

…… But the will is deaf, and hears no heedful friends.
…… Only he hath an eye to gaze on beauty,
…… And dotes on what he looks, ‘gains law or duty (vers 484-490 et 495-497) [16].

Selon René Girard, Shakespeare aurait été déçu de l'accueil que le public avait réservé aux Deux Gentilshommes de Vérone, déçu de voir qu'il ne comprenait pas ce que personne ne comprendra avant que, plus de trois siècles plus tard, ne vienne enfin René Girard. Il aurait donc écrit le Viol de Lucrèce pour que cette fois-ci le public ne pût pas ne pas comprendre. Mais le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il s'y est bien mal pris et il tellement insisté sur l'importance du regard dans le désir de Tarquin que le public n'avait vraiment aucune chance de comprendre qu'il avait voulu, en réalité, peindre « l'amour privé de tout regard». Aussi bien n'a-t-il certainement pas compris. Pourtant, et cela est tout à fait étrange, pour ne pas dire totalement incompréhensible de la part de quelqu'un qui pense être le seul, avec peut-être un petit groupe d'initiés proches de Shakespeare dont on n'a jamais trouvé la moindre trace, à avoir compris la véritable signification de l'œuvre shakespearienne, René Girard est persuadé que le public a effectivement compris le sens profond du Viol de Lucrèce et que c'est précisément pour cette raison qu'il n'aurait guère goûté cette œuvre, ce qui aurait amené Shakespeare à avancer désormais toujours masqué : « Après Lucrèce, Shakespeare ne tenta plus jamais d'imposer à un public réticent son propre savoir du désir mimétique. Il lui fallut une seconde expérience pour comprendre ce qu'il n'avait pas compris la, première fois, à savoir l'inutilité de toute tentative de ce genre. Lucrèce fut moins bien accueillie, semble-t-il, que Vénus et Adonis, œuvre d'où le désir mimétique est absent et que Shakespeare écrivit vraisemblablement avant de découvrir ce phénomène » (p .41). Dorénavant Shakespeare prendra donc soin de camoufler la signification profonde de ses œuvres ; et il va, pour ce faire, mettre au point une tactique subtile dont Le Songe d'une nuit d'été nous offre le premier exemple : « Avec le Songe d'une nuit d'été, Shakespeare adopta pour la première fois une stratégie parfaitement adaptée au genre de résistance que suscite immanquablement tout excès de révélation mimétique » (ibidem). C'est à cette pièce que sont consacrés les chapitres suivants du livre de René Girard que nous allons examiner maintenant.


 

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NOTES :

[1] Les Deux Gentilshommes de Vérone n'a pas été publiée avant l'édition de 1623. Mais il est vrai qu'elle é été écrite au plus tard en 1594 et peut-être même dès 1592.

[2] Perchance his boast of Lucrece' sov'reignty
…… Suggested this proud issue of a king,
…… For by our ears our hearts oft taited be,
…… Perchance that envy of so rich a thing,
…… Braving compare, disdainfully did sting
…… His high-pitched thoughts, that meaner men should vaunt
…… That golden hap which their superiors want.

[3] « [Il] fit de sa fortune si orgueilleuse estime
…… Qu'il concédait à royale union plus de gloire,
…… Mais à ni roi ni pair, femme à ce point sans pair »

[4] Que mon beau renom d'insensible chasteté
…… Demeure pour l'amour de Collatin sans tache ;
…… Car, si l'on en faisait un thème de débat,
…… Des branches de sa souche apparaissant pourries,
…… L'injuste déshonneur retomberait sur lui,
…… Lui qui est aussi pur de mon indignité
…… Qu'auparavant j'étais pure pour Collatin ».

[5] Voir notamment les vers 967-1008.

[6] « Son époux, pense-t-il, prodigue avaricieux,
…… Qui n'a su la a louer qu'en mots insuffisants,
…… En ce noble devoir fit tort à sa beauté
…… Que son piètre talent ne pouvait exalter,
…… Et ce que Collatin en louant n sut dire,
…… Sous ce charme Tarquin en silence l'exprime
…… Par l'émerveillement de ses yeux extasiés »

[7] « La beauté d'elle-même a le don de convaincre
…… Qui la contemple sans le secours d'un orateur ».

[8] « Rien en lui ne donnait de signe de désordre,
…… Sauf en ses yeux l'excès de l'émerveillement ».

[9] « Il frappe doucement de son glaive un silex
…… Et de la pierre froide fait jaillir des flammèches ;
…… Il y allume alors une torche de cire
…… Qui doit pour l'œil lubrique être étoile polaire ».

[10] « L'orateur est muet quand plaide la beauté ».

[11] « Non, jamais mon cœur ne contredira mes yeux ».

[12] « L'œil qui la regarde égare sa raison »

[13] « Il marche tout le long des courtines tires
…… Et dans sa tête roule des prunelles avides ;
…… Leur haute trahison va dévoyer son cœur ».

[14] « Cc qu'il contemple avive une violente envie
…… Et ses yeux désirants à désirer s'épuisent.
…… Il admire – et l'émoi passe l'admiration –
…… L'albâtre de sa peau et ses veines d'azur,
…… Le corail de ses lèvres, la neige aux fossettes du menton».

[15]Tarquin s'adresse à Lucrèce.

[16] « Su tu veux me tancer, je préviens tes reproches:
…… C'est ta beauté qui fit de cette nuit un piège
…… Où tu dois patiemment subir ma volonté
…… Mon désir t'a choisie pour mon bonheur terrestre;
…… J'ai fait tous les efforts pour chercher à le vaincre,
…… Mais quand raison et repentir l'eurent tu»
…… L'éclat de ta beauté l'a bientôt fait renaître […]

…… Mais le désir est sourd aux conseils d'amis sages.
…… Il n'a d'yeux que pour la beauté: ce qu'il contemple,
…… Il en raffole, contre toute loi, tout devoir».

 

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