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…………………………Hamlet



Je n'ai examiné qu'une partie des inepties que nous offre René Girard dans son analyse de Troïlus et Cressida, mais ce sont celles qui concernent l'intrigue principale, à savoir les amours de Troïlus et de Cressida. Or c'est sur elle et sur le rôle décisif qu'y jouerait, selon lui, Pandarus, que s'appuie essentiellement René Girard pour affirmer que Troïlus et Cressida est la pièce de Shakespeare la plus propre à démonter que l'intuition de la nature mimétique du désir constitue le fondement et le cœur de tout son théâtre.
Me voici maintenant arrivé à plus de la moitié du livre de René Girard et je pense avoir déjà convaincu de sa totale absurdité tous les lecteurs que j'avais des chances de convaincre. Car je sais bien que je n'ai aucune chance de convaincre les girardiens enragés. René Girard est leur Messie et celui qui entreprend de déboulonner leur idole ne peut que leur inspirer le plus profond mépris. Mais je risquerais fort de lasser les autres si le jeu de massacre se prolongeait trop. Un polémiste ne peut se permettre d'être vraiment exhaustif que s'il travaille sur des textes relativement courts. J'ai ainsi pu l'être lorsque j'ai examiné l'analyse ubuesque qu'Anne Ubersfeld avait donnée du poème des Contemplations, « Aux feuillantines »; j'ai pu l'être encore lorsque que j'ai passé au crible l'interprétation du Misanthrope que Pierre Barbéris a cru pouvoir nous proposer en nous invitant à y découvrir un épisode de la lutte des classes ; j'ai pu l'être également lorque j'ai contesté la vision totalement imaginaire de Barcos que Lucien Goldmann a prétendu nous imposer dans l'introduction de son édition de sa Correspondance ; j'ai pu l'être même lorsque, dans ma thèse de doctorat d'État, j'ai entrepris de réfuter le Sur Racine de Roland Barthes. Pour ce faire, il m'a fallu écrire un gros livre, mais il me faudrait en écrire un beaucoup plus gros encore, si je voulais faire un sort à toutes les sornettes que René Girard nous débite sur Shakespeare. Car son livre est beaucoup plus long que celui de Roland Barthes. Et je risquerais d'autant plus de lasser le lecteur qu'à la différence de celles de Roland Barthes, les sottises de René Girard se ressemblent toutes. Roland Barthes qui semble incapable de se souvenir de ce qu'il a écrit à la page, voire à la phrase précédente, change d'idées comme l'on change de chemise quand on en change toutes les cinq minutes. René Girard est, lui, l'homme des idées fixes, pour ne pas dire d'une idée fixe : le désir mimétique. Et il devient à la longue bien fastidieux d'avoir sans cesse à démontrer que ce désir mimétique, qu'il prétend trouver partout chez Shakespeare, ne se trouve en réalité nulle part. J'ai donc pensé qu'il était temps de mettre un terme à mon travail, mais, bien sûr, seulement après avoir examiné l'analyse que René Girard nous propose de la pièce la plus célèbre de Shakespeare, celle qui a suscité le plus d'études et de controverses, Hamlet.
Si la pièce a fait l'objet de tantcommentaires, c'est surtout, à l'évidence, à cause du caractère passablement énigmatique du héros éponyme et de la difficulté que l'on a à expliquer pourquoi il hésite tant à venger son père. Mais René Girard est venu et tout enfin est devenu parfaitement clair : si Hamlet hésite à venger son père, c'est parce qu'au fond de lui, il condamne l'esprit de vengeance et, s'il le condamne, c'est parce qu'il partage pleinement sur ce sujet les sentiments de l'auteur de la pièce, Shakespeare : « Hamlet relève de la tragédie de la vengeance, genre galvaudé et pourtant incontournable à l'époque de Shakespeare […] Dans Hamlet, Shakespeare part de la nécessité où se trouve le dramaturge de continuer à écrire sempiternellement le même type de tragédie et il en fait l'occasion d'un débat presque public sur les questions que j'ai tenté de définir. La lassitude qu'il éprouve à l'égard de la vengeance et de la catharsis doit être réelle puisque, dans Hamlet, elle occupe le centre de la scène et s'exprime à la fois très directement et pourtant, une fois de plus, de façon ironiquement ambiguê […]. Tout fatigué qu'il est de la vengeance, Shakespeare ne peut y renoncer, ou alors il renonce à son public et à son métier d'auteur dramatique. Shakespeare transforme une histoire typique de vengeance, Hamlet, en une méditation sur la difficile situation d'un dramaturge à qui la vengeance donne la nausée » (pp. 332-334).
Selon René Girard, si Hamlet hésite tant à venger son père, c'est parce qu'il ne croit pas vraiment à la culpabilité de son meurtrier et s'il ne croit pas à sa culpabilité, c'est parce qu'il ne croit pas à l'innocence de sa victime : « Pour se venger avec conviction, il faut croire en la justice de sa propre cause, c'est-à-dire en l'innocence de la victime qu'on entend venger. Le futur vengeur ne peut affermir que sur cette foi préalable sa croyance en la culpabilité de sa future victime. Si la première victime est un premier tueur, celui qui cherche à la venger risque de repérer la circularité de la vengeance ; il ne peut que cesser de croire aux vertus de cette dernière.
« C'est exactement ce qui se produit dans Hamlet. Si Shakespeare laisse entendre que le vieil Hamlet, le roi assassiné, était lui-même un assassin, ce n'est certainement pas sans arrière-pensée. Aussi détestable que soit Claudius, il le paraît un peu moins du fait qu'il évolue dans le contexte de mille vengeances antérieures, c'est-à-dire de crimes très analogues au sien. Ce personnage banal ne peut susciter le zèle absolu que la situation réclame d'Hamlet. Le problème de notre héros est qu'il ne peut oublier le contexte. Résultat : le crime de Claudius n'est à ses yeux qu'un maillon de plus à l'intérieur d'une chaine déjà longue, et dans sa propre vengeance, il ne voit qu'un autre maillon encore, parfaitement identique aux précédents » (p. 333).
On le voit, le commentaire de René Girard décolle tout de suite, s'élevant hardiment au-dessus du texte. Car, bien sûr, celui ci ne dit nullement ce que René Girard prétend lui faire dire. Il nous invite à mettre sur le même plan le meurtre de Fortinbras commis par le vieil Hamlet et le meurtre de celui-ci commis par Claudius. Mais il n'y a aucune commune mesure entre ces deux meurtres. Le vieil Hamlet a tué Fortinbras en combat singulier et parce que celui-ci l'avait défié, comme nous l'apprend Horatio au début de la pièce :

…………………………Notre dernier roi
…………Dont l'image à l'instant vient de nous apparaître,
…………Fut, comme vous le savez, par Fortinbras de Norvège,
…………Que piquait l'aiguillon d'un orgueil plein d'envie
…………Défié en combats singulier. Notre vaillant Hamlet –
…………Car on le jugea tel de ce côté du monde connu -
…………Tua ce Fortinbras (I, 1, 79-85).

Certes, le vieil Hamlet est un meurtrier puisqu'il a effectivement tué. Mais ce n'est aucunement un « tueur », comme le prétend René Girard. Il n'aurait pas tué Fortinbras, si celui-ci ne l'avait pas défié et il ne pouvait pas ne pas relever son défi sous peine de passer pour un lâche aux yeux de tous, perspective qu'un roi, moins que tout autre, ne saurait envisager. Aussi bien son acte, nous dit Horatio, a-t-il été célébré par tous. Claudius lui est véritablement un « tueur ». Il n'est pas seulement un meurtrier, mais un assassin et le plus lâche des assassins puisqu'il a tué sa victime pendant son sommeil. Cet assassin est, de plus, un parricide puisqu'il a tué son propre frère et un parricide particulièrement odieux puis qu'il l'a tué dans le seul but de s'emparer de son trône et de sa femme. Comment René Girard peut-il oser créer un amalgame entre deux actes aussi dissemblables ? On tremble à la pensée qu'il aurait pu faire carrière dans la magistrature et devenir président de cour d'assises.
En tuant son frère, Claudius n'a évidemment pas voulu venger la mort de Fortinbras et René Girard n'a pas osé aller jusqu'à le dire explicitement, mais il n'en parle pas moins de son crime comme d'un maillon dans une chaîne de vengeances et prétend que Claudius « évolue dans le contexte de mille vengeances antérieures, c'est-à-dire de crimes très analogues au sien ». Pourtant, si l'on se reporte au monologue de Claudius à la scène 3 de l'acte III lorsqu'en proie au remords, il évoque longuement son crime, avant de s'agenouiller pour essayer de prier, il apparaît clairement qu'il ne partage nullement le point de vue de René Girard. Loin de chercher à situer son crime « dans le contexte de mille vengeances antérieures, c'est-à-dire de crimes très analogues au sien », il en souligne, au contraire, le caractère exceptionnellement monstrueux [1]. Pour en trouver l'équivalent, loin de penser au meurtre de Fortinbras, il croit devoir remonter au premier meurtre de l'histoire humaine, au premier fratricide, celui de Caïn :

…………Oh ! mon crime est fétide ! Il se sent jusqu'au ciel.
…………Il a sur lui l'antique malédiction des origines,
…………Le meurtre d'un frère (36-38).

Loin de se songer à dire qu'en tuant Hamlet, il n'a fait que tuer un tueur, puisque celui-ci avait tué Fortinbras, Claudius ne cherche aucune excuse, aucune circonstance atténuante à son crime. Il reconnaît que son seul mobile a été le désir de s'emparer du trône et de la femme de son frère :

…………………………Oh ! quelle prière
…………Peut bien me convenir ? “Pardonnez-moi mon meurtre
…………………………[affreux” ?
…………Cela ne peut se faire, vu que je garde encore
…………Les profits pour lesquels j'ai perpétré le meurtre -
…………Ma couronne, ce que j'ambitionnais, et ma reine (51-55).

Si Claudius lui-même ne pense jamais à rattacher son crime au meurtre de Fortinbras, il serait encore plus surprenant qu'Hamlet y pensât et, de fait, il n'y pense apparemment jamais. « Le problème de notre héros est qu'il ne peut oublier le contexte », ose écrire René Girard. Hamlet a sans doute des problèmes, mais il n'a pas celui que lui prête René Girard. Celui-ci a, en revanche, un très gros problème : il est sans cesse obligé d'oublier le texte. Mais il ne se contente pas de l'oublier : quant le texte contredit directement et clairement ses thèses, il ne craint pas de prétendre qu'il veut dire en réalité tout le contraire de ce qu'il semble dire de la manière la plus explicite, voire la plus insistante. Le commentaire qu'inspire à René Girard la scène où Hamlet affronte sa mère est véritablement stupéfiant : « La signification des jumeaux et des frères – non seulement dans la mythologie, mais aussi dans une tradition théâtrale qui inclut naturellement les Ménechmes de Plaute – doit être présente à notre esprit si nous voulons interpréter correctement la scène secrètement comique où Hamlet, tenant dans ses mains les deux portraits de son père et de son oncle, ou le montrant du doigt sur la muraille, essaie de convaincre sa mère qu'il existe entre ceux-ci une différence considérable. Il n'y aurait pas de “problème Hamlet” si le héros croyait vraiment ce qu'il affirme. Plus encore que sa mère, c'est lui-même qu'il essaie de convertir à la vengeance. La colère qui perce dans sa voix et l'exagération de ses propos ornés de froides métaphores donnent à penser que ses efforts seront vains :

…………Regardez ici ce tableau, puis celui-ci,
…………Cette représentation imagée des deux frères,
…………Voyez quelle grâce trônait sur ce visage :
…………Les boucles d'Ypérion, le front de Jupiter,
…………L'œil de Mars qui menace et commande, […]
…………Une image et une forme en vérité
…………Où chaque dieu semblait avoir apposé son sceau
…………Pour donner au monde la certitude d'un homme.
…………Tel fut votre mari. Regardez à présent ce qui suit.
…………Tel est votre mari, pareil à un épi moisi,
…………Infectant la beauté de son frère. Avez-vous des yeux ?
…………………………(III, 4, 53-65)

« Protestations excessives. La symétrie de la présentation à laquelle se livre Hamlet et celle des expressions qu'il emploie lui-même font resurgir la ressemblance qu'il essaie de nier : “Tel fut votre mari…/Tel est votre mari…” » (p. 335).
On a beau être habitué à voir René Girard nous proposer les interprétations les plus arbitraires, les plus contraires au sens le plus évident des textes, on n'en a pas moins le souffle coupé quand on découvre cette analyse. Je n'avais jamais pensé à Plaute et aux Ménechmes en lisant cette scène et personne sans doute n'y avait jamais pensé non plus avant René Girard. Je n'avais jamais soupçonné, en effet, qu'elle était « secrètement comique »et personne sans doute ne l'avait jamais soupçonné non plus avant René Girard. Mais ce qui est évident, en revanche, c'est que René Girard, lui, se moque du monde. « Il n'y aurait pas de “problème Hamlet” si le héros croyait vraiment ce qu'il affirme », ose-t-il écrire. Ainsi, selon lui, Hamlet ne croit pas à ce qu'il dit à sa mère. Mais il ne dit à celle-ci que ce qu'il s'est déjà dit à lui-même au début de la pièce, lorsqu'il évoquait son père qu'il comparait à Hypérion comme il le fait avec sa mère :

…………Un roi si excellent auprès de celui-ci,
…………Tel Ypérion auprès d'un satyre (I, 2, 139-140

Et il importe de préciser qu'Hamlet alors ne savait pas encore que Claudius avait tué son père. Maintenant qu'il le sait, le jugement qu'il porte sur son oncle ne peut être que beaucoup plus sévère encore, et l'opposition qu'il établit entre les deux frères plus radicale que jamais.
L'insistance avec laquelle Hamlet souligne cette opposition devant sa mère, l'éloquence qu'il déploie pour la convaincre sont pour René Girard la preuve qu'il pense, en réalité, tout le contraire : « Protestations excessives. La symétrie de la présentation à laquelle se livre Hamlet et celle des expressions qu'il emploie lui-même font resurgir la ressemblance qu'il essaie de nier : “Tel fut votre mari…/Tel est votre mari…” ». Ce beau raisonnement rappelle, bien sûr, celui des freudiens, pour qui ceux qui relèvent le plus de la psychanalyse sont toujours ceux qui le contestent le plus. Si l'on suit René Girard, il va falloir relire quantité de textes célèbres et l'on découvrira qu'ils signifient tout le contraire de ce que tout le monde avait toujours cru. À en croire René Girard, plus on a recours aux antithèses et plus on veut, en réalité, faire apparaître d'analogies ; plus on insiste sur les différences et plus on fait ressortir les ressemblances ; plus on établit d'oppositions et plus on rend manifestes les rapprochements. Il devient donc tout à fait clair, par exemple, que, lorsque, dans Le Tartuffe, Cléante consacre deux tirades très éloquentes à essayer de convaincre Orgon, à grand renfort d'antithèses et d'oppositions rhétoriques, de la nécessité de ne pas confondre les vrais et les faux dévots, il veut, tout au contraire, faire comprendre à son beau-frère qu'il est grand temps d'en finir avec une distinction qui n'a, en fait, jamais eu le moindre fondement. Je suis, bien sûr, tout disposé à admettre cette interprétation, mais je ne puis quand même m'empêcher de m'étonner que les gens du parti dévot, si hostiles à Molière, si attentifs à relever dans ses œuvres tout ce qu'ils considéraient, sans doute avec raison, comme des atteintes à la religion, n'aient pas songé à s'indigner de l'éloquence que déploie Cléante pour essayer de convaincre son beau-frère de renoncer à faire la moindre distinction entre la vraie et la fausse dévotion.
Mais revenons à Hamlet. René Girard prétend que l'insistance qu'il met devant sa mère à opposer son père et son oncle, prouve qu'il a besoin de se convaincre lui-même de leur réelle dissemblance. Pourtant, si l'on compare ce qu'il dit à sa mère à la scène 4 de l'acte III à ce qu'il se disait à lui-même à la scène 2 de l'acte I, on constate qu'il développe longuement devant sa mère ce qu'il disait très brièvement quand il était seul. Quoi de plus naturel ? Quoi de plus normal ? L'explication de cette différence saute aux yeux. Hamlet pense que seule sa mère, sa mère qui a épousé Claudius et qui partage tous les jours son lit, a besoin d'être convaincue que son second mari est tout l'opposé du premier. En ce qui le concerne, n'ayant pas lu René Girard, Hamlet n'a aucune raison de penser qu'il doive à tout prix essayer de se persuader que son oncle ne ressemble en rien à son père. Il pense en être aussi convaincu qu'on peut l'être.
René Girard ne se contente pas de prétendre que c'est lui aussi, que c'est lui d'abord qu'Hamlet cherche à convaincre en même temps que sa mère. Il entend nous expliquer pourquoi et, bien sûr, cette explication fait intervenir la théorie mimétique : « Hamlet supplie sa mère de renoncer à ses liens conjugaux avec Claudius. Les tonnes de freudisme qui ont été déversées sur ce passage en ont obscurci le sens. Hamlet n'est pas assez indigné pour se précipiter à la gorge du traître et le tuer. Il se sent, de ce fait, mal à l'aise et s'en prend à sa mère qui à l'évidence est encore plus indifférente que lui. Ce qu'il voudrait, c'est que sa mère engage à sa place le processus de la vengeance. Il tente de susciter en elle l'indignation qu'il est personnellement incapable de ressentir, et cela afin qu'elle lui renvoie cette même indignation - de seconde main en quelque sorte et par l'effet d'une résonance mimétique. Il aimerait qu'entre Claudius et Gertrude se produise une rupture spectaculaire qui le contraigne à se ranger résolument du côté de sa mère « (335-336)
Je ne suis pas shakespearien et je me garderai bien d'essayer, après beaucoup d'autres bien plus compétents que moi pour ce faire, de sonder l'âme d'Hamlet. Je me hasarderai seulement à dire, que, tout compte fait, il me paraît peut-être un peu moins énigmatique qu'on ne le dit généralement [2]. Quoi qu'il en soit, le comportement d'Hamlet dans cette scène ne me paraît avoir rien d'étrange. Il supportait très mal que sa mère se soit remariée avec son oncle, et cela très peu de temps après la mort de son père, alors même qu'il ignorait que celui-là avait tué celui-ci. Maintenant qu'il le sait, l'idée que sa mère partage son lit avec le l'assassin de son père lui est devenue véritablement insupportable et il voudrait qu'elle cessât de le faire. Quoi de plus compréhensible ? 
Non content de prétendre que Claudius ressemble à son frère, René Girard prétend qu'il ressemble aussi à son neveu : « Claudius ressemble à Hamlet par l'incapacité où il se trouve d'exercer contre ses ennemis une vengeance prompte et publique. On s'attendrait à ce que le roi réagisse de façon plus catégorique et tranchée au meurtre de Polonius, qui après tout, est très proche du trône : le crime était pour Claudius un affront personnel. Les raisons qui font hésiter le roi, puis n'agir qu'en secret, sont différentes sans doute de celles d'Hamlet, mais le résultat final est le même. Lorsque Laêrte lui demande pourquoi le meurtrier demeure impuni, la réponse de Claudius trahit une certaine gêne » (p. 346).
Reconnaissons-le, les propos que tient ici René Girard ne témoignent pas du même monstrueux mépris du texte que les précédents. Ils sont pourtant dénués de fondement. Contrairement à René Girard, on ne s'attend aucunement à ce que Claudius réagisse différemment au meurtre de Polonius. Il ne le peut pas. Les raisons qui le font hésiter sont tout à fait claires et parfaitement compréhensibles. L'analyse de la situation lui impose de n'agir qu'avec la plus grande circonspection. René Girard prétend qu'il « ressemble à Hamlet l'incapacité où il se trouve d'exercer contre ses ennemis une vengeance prompte et publique ». Mais, outre que son problème n'est pas de se venger, mais d'échapper à la vengeance, l'incapacité où il se trouve d'agir rapidement et publiquement n'est aucunement d'ordre psychologique.

Claudius évoque lui-même les raisons qui l'empêchent d'agir ouvertement contre Hamlet. La première est la popularité d'Hamlet qu'il évoque dans un petit monologue :

…………Comme il est dangereux qu'il soit en liberté !
…………Pourtant nous ne pouvons sévir selon la loi.
…………Il est aimé de la multitude insensée (IV, 3 2-4)



Il reprend cet argument et en invoque un second, le grand amour que Gertrude porte à son fils, lorsque Laêrte lui demande pourquoi il n'a pas encore agi contre Hamlet :

…………Oh ! pour deux raisons spéciales
…………Qui à vos yeux peut-être sembleront assez faibles
…………Mais qui comptent pour moi. La reine, sa mère
…………Ne vit quasiment pas sans le voir ; et pour moi –
…………Que ce soit mon honneur ou que ce soit ma perte
…………Elle est si fort liée à ma vie, à mon âme,
…………Que de même qu'un astre ne sort pas de sa sphère
…………Je ne puis me mouvoir sans elle. L'autre motif
…………Qui s'opposait à une accusation publique
…………Est le très grand amour que lui portent les gens (IV, 7, 9-18)

Ces deux raisons comptent assurément beaucoup pour Claudius. Mais il y a une troisième raison qui compte sans doute encore plus pour lui et celle-là il ne veut pas, il ne peut pas la dire à Laêrte. S'il lui a révélé qu'Hamlet n'avait tué son père que par erreur et qu'il voulait le tuer, lui, il s'est bien gardé de lui dire pourquoi Hamlet voulait le tuer. Or c'est la principale raison qui explique son apparente passivité. Si Claudius accusait publiquement Hamlet d'avoir voulu le tuer, il s'exposerait à ce que celui-ci expliquât les raisons de son geste. Il est donc tout fait normal, tout à fait naturel, tout à fait logique que Claudius choisisse de n'agir contre Hamlet que d'une manière occulte. 
Non content d'affirmer de manière tout à fait gratuite que Claudius, comme Hamlet, souffre d'une secrète inaptitude à la vengeance, René Girard prétend que « tout le monde dans Hamlet présente des exemples de ce type » (p. 346). Mais prudemment il ne prend pas la peine d'être plus précis et de nous donner d'autres noms.
Dans les dernières pages de son chapitre sur Hamlet, René Girard revient sur ce qui constitue l'idée-force de son interprétation, à savoir qu'il s'agit d'une pièce contre la vengeance, d'une pièce qui se propose de nous inviter à « rompre avec la vengeance [3]» : « Hamlet n'est pas une fête gratuite du langage. Il est possible de déchiffrer cette pièce tout comme de déchiffrer notre monde, à condition de comprendre que la pièce met la vengeance en question. C'est ainsi que Shakespeare entendait qu'on lise Hamlet et c'est ainsi qu'on aurait dû lire cette pièce depuis longtemps. Si aujourd'hui, à ce moment singulier de notre histoire, nous ne pouvons toujours pas lire Hamlet à rebours de l'idée de vengeance, qui le pourra jamais ? » (p. 352)
Malheureusement pour René Girard, jamais personne, à aucun moment de la pièce, ne songe à condamner la vengeance, même pas au dénouement, devant les cadavres accumulés d'Hamlet, de Gertrude, de Laêrte et de Claudius et il reconnaît lui-même « l'absence […] de tout plaidoyer contre la vengeance » (p. 346). Loin de songer à s'interroger sur le bien-fondé du meurtre de Claudius et de jamais émettre le moindre doute sur sa légitimité, doute qui pourrait justifier ses hésitations, Hamlet le regarde comme un devoir impérieux auquel il ne saurait se dérober :

…………Lui qui a tué mon roi, et prostitué ma mère,
…………Surgi entre le trône et ce que j'espérais,
…………Jeté son hameçon pour prendre ma vie même,
…………Et de façon si fourbe – ne dois je pas en conscience
…………Le châtier de mon bras ? Et n'est-ce pas damnable
…………Que de laisser ce chancre de la nature humaine
…………Faire encore plus de mal ? (V, 2, 65-71)



On le voit, ce que René Girard considère comme un acte de vengeance est d'abord et surtout, aux yeux d'Hamlet, une exigence morale (« en conscience ») et un devoir de justice. Il ne se sent pas comptable seulement devant son père, mais devant la société tout entière au sein de laquelle on ne peut laisser vivre et à plus forte raison régner, un être aussi malfaisant que Claudius.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que, si Shakespeare voulait, ainsi que le prétend René Girard, qu'on lût sa pièce comme une pièce contre la vengeance, il s'y est bien mal pris, puisque, pendant plus de trois siècles, personne ne l'a jamais soupçonné et que, sans René Girard il en serait toujours ainsi et sans doute pour longtemps encore. Mais, avant lui, le premier grand précurseur de René Girard s'était montré tout aussi malhabile. Et la chose est encore bien plus étonnante, puisqu'il s'agit de celui qui a inspiré les auteurs de l'Ancien et du Nouveau Testament, à savoir Dieu lui-même. La principale mission qu'il aurait confiée à ces auteurs aurait été, selon René Girard, de mettre en garde l'humanité contre le principal danger qui la menace, le désir mimétique et de l'inviter à rompre le cycle sans fin de vengeances qu'il engendre nécessairement. Malheureusement, nous dit René Girard, pas plus que Shakespeare, ces auteurs n'ont jamais réussi à se faire comprendre, ni par les croyants ni par les incroyants : « Loin d'être épuisé ou presque comme beaucoup le croient, il se pourrait que l'effet de la révélation judéo-chrétienne n'ait été que retardé par l'inaptitude universelle à lire correctement les textes, leur lumière subversive filtrée par les voiles sacrificiels que les lectures antireligieuses comme les lectures religieuses traditionnelles ont jetés sur eux » (p. 345).
Quand on lit ces lignes, il est difficile de ne pas se dire que René Girard n'est pas seulement fou : il est aussi stupide. Il prétend que l'humanité ne peut espérer échapper au désastre qui l'attend qu'en se tournant vers le dieu des chrétiens. Et il fait de ce dieu un incapable, un imbécile, une nullité. Il s'y serait, en effet, si mal pris qu'il aurait fallu attendre René Girard pour qu'on pût enfin comprendre le sens de sa Parole. On en revient toujours à la même objection fondamentale : si René Girard a raison, comment se fait-il qu'il soit venu si tard ? 


NOTES :

[1] Il a déjà exprimé toute l'horreur que lui inspire son crime à la première scène de l'acte :
La joue que la catin sait plâtrer de beauté
N'est pas plus laide auprès de ce qui la rehausse
Que n'est mon acte auprès de mes mots plus que peints (III, 1, 53-55).

[2] C'est aussi, me semble-t-il, l'opinion d'Henri Suhamy qui, dans son livre, Hamlet, Lear, Macbeth. Histoire de trois personnages Shakespeariens (Ellipses, 2010), nous offre une excellente mise au point sur le sujet.

[3] C'est le titre d'u petit livre de M Denis Jeffrey, Rompre avec la vengeance. Lecture de René Girard, Les Presses de l'Université Laval, 2001. Ce livre a le mérite d'exposer clairement les principales thèses de René Girard, mais il prouve aussi que, comme tous les girardiens, M. Denis Jeffrey a rompu avec tout exercice de l'esprit critique. C'est sans doute une étape nécessaire pour renoncer à la vengeance.

 

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