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………Le Songe d'une nuit d'été



« En ce qui concerne ma découverte personnelle de Shakespeare, nous dit René Girard, l'œuvre la plus déterminante (cela n'aura pas échappé au lecteur) est le Songe d'une nuit d'été» (p. 361). C'est en tout cas l'œuvre sur laquelle il s'attarde le plus, puisqu'il lui consacre pas moins de huit chapitres, d'abord les chapitres V à VIII (pp. 43-100), puis le chapitre XIX (pp. 209-215) et enfin le chapitre XXVII (pp. 289-298). Elle va donc nous retenir assez longtemps, même si nous ne pourrons pas - il faudrait y consacrer un livre entier - passer au crible tout ce qu'en dit René Girard.
Pour lui, la clé du Songe d'une nuit d'été, c'est, bien sûr, ce ne peut être que le désir mimétique. Mais pour faire jouer pleinement cette clé, René Girard est d'abord obligé de gommer un élément qui joue pourtant un rôle essentiel dans l'intrigue, l'élixir d'amour : « Quand on lit la pièce sous l'angle mimétique qui est le sien, on voit qu'il faut remplacer l'élixir d'amour par une explication beaucoup plus satisfaisante de tous les incidents qui la jalonnent. Le Songe cesse alors d'être la mosaïque de thèmes hétérogènes dépeinte depuis longtemps par les critiques » (p. 44). Cet élixir, René Girard le honnit ; il lui donne des boutons sur tout le corps. Il s'agit manifestement d'une allergie. Tout autre élixir d'amour l'aurait sans doute mis très mal à l'aise. Mais la façon dont celui-ci est administré et l'organe sur lequel il agit ne peuvent que provoquer chez lui une réaction de rejet particulièrement violente. Cet élixir provient d'une herbe dont on extrait le jus mais, au lieu de le faire boire à la personne que l'on veut rendre amoureuse, on le verse sur ses paupières, comme Obéron l'explique à Robin :

………The juice of it on sleeping eyelids laid
………Will make or man or woman madly dote
………Upon the next live creature that it sees ((II, 1) 170-172) [1]

…… On le voit, une nouvelle fois, on pourrait être tenté de croire que Shakespeare a effectivement eu la prescience de la théorie mimétique, à ceci près que, au lieu d'être séduit par elle, il l'aurait jugée parfaitement ridicule et se serait employé à tout faire pour éviter qu'un jour un maboul totalement givré, un foldingue complètement fondu ne s'avisât de vouloir à tout prix se servir d'elle pour expliquer ses œuvres et démontrer qu'elles en constituaient une continuelle et éclatante illustration. La signification symbolique de ce philtre que l'on verse sur des yeux endormis d'une personne qui tombera amoureuse du premier être vivant qu'elle verra en les ouvrant, est apparemment transparente. Si Shakespeare avait voulu nous faire comprendre qu'il était, comme René Girard, convaincu que l'amour « at first sight » était une « illusion romantique », le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il s'y serait bien mal pris. Rien d'étonnant donc si René Girard ne goûte pas du tout cet élixir d'amour. Il l'agace, il l'irrite, il l'exaspère autant que le malheureux coq qui, dans les Évangiles, a l'impertinence de chanter aussitôt après que saint Pierre a renié le Christ [2].

…… Il choisira donc de ne tenir aucun compte de cet élixir, parfaitement inutile selon lui, puisque le désir mimétique suffit à tout expliquer et d'abord le fait que Démétrius oublie Hélena pour Hermia : « Malgré ses personnages féeriques, la pièce est d'un réalisme extrême. Tout, dans le texte, se tient et est fonction d'une logique mimétique, ce qu'on peut aisément déduire d'un certain nombre d'incidents. Commençons par Démétrius dont le cas est des plus patents : il imite Lysandre parce que celui-ci lui a enlevé, Hermia, et, comme tous les rivaux battus, il est – chose affreuse - médiatisé par son vainqueur.

…… « Son désir pour Hermia reste furieux aussi longtemps que Lysandre lui sert de modèle. Dès que Lysandre se tourne vers Héléna, Démétrius lui emboîte le pas. Ce parfait perroquet est une vision caricaturale de Protée. L'imitation est chez lui quelque chose de tellement irrésistible que, s'il y avait une troisième jeune fille dans le système, il tomberait certainement amoureux d'elle – mais pas avant que Lysandre l'ait précédé dans cette voie » (pp. 47-48).

…… René Girard a manifestement écrit son livre pour des lecteurs qui n'ont jamais lu Shakespeare. Si, au contraire, l'on a lu les œuvres dont il parle et si l'on a le mauvais goût de s'en souvenir, on est continuellement sidéré par le caractère totalement arbitraire de ses affirmations et l'on se demande sans cesse s'il n'a pas eu entre les mains un autre texte. Car enfin où a-t-il pris que Lysandre a enlevé Hermia à Démétrius ? Pour qu'il pût la lui enlever, il aurait fallu qu'elle ait été à lui. Or, si Égée, le père d'Hermia, veut marier sa fille à Démétrius rien n'indique qu'elle ait jamais approuvé le choix de son père. Bien au contraire, la façon dont elle parle de Démétrius suggère qu'elle éprouve et qu'elle a sans doute toujours éprouvé pour lui une profonde aversion. À Thésée, qui lui dit qu'en refusant d'obéir à son père, elle se condamne à vivre et à mourir dans la solitude, elle répond, en effet :

………So will I grow, so live, so die, my lord
………Ere I will yield my virgin patent up
………Unto his lordship whose unwished yoke
………My soul consents not to give sovereignty ( (I, 1, 79-82) [3]

…… Mais tout d'abord, pour pouvoir affirmer que Démétrius est tombé amoureux d'Hermia à cause de Lysandre, il faudrait pouvoir être sûr qu'il savait que celui-ci l'aimait. Peut-être que oui, peut-être que non. Le texte ne permet pas de répondre. Mais, si Shakespeare n'a pas jugé bon de nous renseigner sur ce point, c'est sans doute parce qu'il a jugé que cela n'avait pas d'importance. Démétrius tombe amoureux d'Hermia parce que et dès qu'il la voit. Il serait tombé amoureux d'elle quels que fussent les sentiments de Lysandre envers elle ; il serait tombé amoureux d'elle même si Lysandre n'avait pas existé.
C'est la seule beauté d'Hermia qui fait naître l'amour de Démétrius C'est en tout cas ce que se dit Héléna :

………… ere Demetrius looked on Hermia's eyne
………He hailed down oaths that he was only mine,
………And when this hail some heat from Hermia felt,
………So he dissolved, and showers of oaths did melt (I, 1, 242-245) [4]

C'est ce qu'elle a dit plus haut à Hermia elle-même :

………Demetrius loves your fair – O happy fair !
………Your eyes are lodestars (I, 1, 182-183) [5]

Elle ne songe apparemment jamais à se demander si Lysandre ne pourrait pas avoir joué un rôle quelconque dans le fait que Démétrius l'a quittée pour Hermia.

…… René Girard fait de nouveau preuve de la même désinvolture vis à vis du texte lorsqu'il écrit un peu plus loin : « Démétrius reste très amoureux d'Hermia au début de la pièce parce que c'est elle qui a rompu avec lui, tout comme Démétrius lui-même avait rompu, peu de temps auparavant, avec Héléna. L'entreprenante Hermia a commencé par voler le soupirant de sa meilleure amie, puis elle s'est désintéressée de lui, plongeant ainsi dans le malheur deux personnes au lieu d'une « (pp. 48-49)

…… De nouveau, il résume le texte à sa façon. De nouveau, il le réécrit pour qu'il corresponde à ses vues. Où a-t-il vu que « l'entreprenante Hermia » avait « subtilisé » Démétrius à Héléna, qu'elle avait « commencé par voler le soupirant de sa meilleure amie »? Où a t-il pris qu'elle s'était « détournée de lui », qu'elle « avait rompu avec lui »? Elle n'a apparemment rien fait pour le séduire. « L'entreprenante Hermia » n'a rien entrepris du tout. Pour pouvoir se détourner de lui, il aurait fallu qu'elle se montrât d'abord attirée par lui. Rien n'indique qu'elle ait jamais été attirée par lui ; rien n'indique qu'elle ait jamais répondu à ses avances, qu'elle l'ait jamais encouragé le moins du monde. Personne ne le dit, ni Héléna, ni Démétrius, ni elle-même. Hermia n'a jamais « rompu » avec Démétrius : elle ne s'est jamais liée à lui. Elle ne s'est pas « désintéressée de lui »: elle ne s'est jamais intéressée à lui.

…… Non content de prétendre, d'une manière tout à fait gratuite, qu'Hermia a « subtilisé » Démétrius à Héléna, René Girard entend nous expliquer pourquoi : « Pourquoi Hermia a t-elle subtilisé Démétrius à sa meilleure amie ? Nous voyons bien qu'elle s'est très vite détournée de lui puisqu'elle lui préfère Lysandre désormais. Il ne saurait être question d'expliquer ses palinodies ni par l' “ amour vrai” ni par la potion magique qui n'était pas encore là. De quel autre ressort peut-il s'agir ? Poser la question, c'est y répondre. La nature mimétique du comportement d'Hermia est confirmée par l'étroite similitude avec les Deux gentilshommes de Vérone. Hermia et Héléna sont le même genre d'amis que l'étaient, côté hommes, Valentin et Protée : elles ont partagé la même enfance ; elles ont reçu la même éducation, elles agissent, pensent, sentent et désirent toujours de la même manière.

…… « Dans la préhistoire de la nuit d'été, on a un premier triangle mimétique qui, à l'inversion des sexes près, est le même que dans les Deux Gentilshommes de Vérone. Héléna est le Valentin de la nouvelle comédie, Hermia son Protée ; et Démétrius une variante masculine et inconstante de Silvia » (p. 48).

…… Je l'ai déjà dit, René Girard affecte volontiers son mépris pour le structuralisme, mépris parfaitement justifié en soi, mais, en réalité, il ne cesse de s'inspirer des mêmes méthodes, de faire appel aux mêmes recettes que Roland Barthes, Lucien Goldmann, Charles Mauron et les autres tenants de la « nouvelle critique ». En prétendant retrouver dans Le Songe d'une nuit d'été, le même triangle qu'il a cru avoir trouvé dans Les Deux Gentilshommes de Vérone, il s'inspire de la « superposition de textes »chère à Charles Mauron [6]. Cette méthode est, en effet, très utile pour tous qui, comme René Girard, veulent à tout prix faire dire aux textes, non ce que l'auteur a voulu dire, ce qu'il a effectivement dit, mais ce qu'ils auraient voulu qu'il dît. Comme en beaucoup de choses, le plus difficile, c'est le commencement. Dès que l'on a réussi ou que l'on croit avoir réussi à faire dire à un premier texte ce à quoi l'auteur n'avait jamais songé, on pourra plus aisément faire dire la même chose à un autre, texte en prétendant que les deux textes se superposent.

…… Lorsqu'il commentait Les Deux Gentilhommes de Vérone, René Girard forçait le texte en affirmant que Valentin et Protée avaient les mêmes goûts en tout, puisqu'ils différaient radicalement sur un sujet au moins, mais tout à fait essentiel, l'amour. Il dit la même chose d'Héléna et d'Hermia : « elles ont partagé la même enfance ; elles ont reçu la même éducation, elles agissent, pensent, sentent et désirent toujours de la même manière » Certes, elles sont, elles aussi, des amies d'enfance ; certes, elles ont été, elles aussi, été très proches l'une de l'autre. Hermia, en effet, dit à Héléna lorsqu'elle lui confie qu'elle va s'enfuir avec Lysandre :

…………In the wood where often you and I
………Upon faint primrose beds were wont to lie,
………Emptying our bosoms of their counsel sweet,
………There my Lysander and myself shall met […]
………Farewell, sweet playfellow (I, 1, 214-217 et 220)

Mais c'est surtout Héléna qui nous renseigne sur leur intimité passée, lorsqu'elle reproche à Hermia, à l'acte III, de s'être alliée à Démétrius et à Lysandre pour se moquer d'elle :

………Is all the counsel that we two have shared
………The sisters' vows, the hours that we have spent
………When we have chid the hasty-footed time
………For parting us – O, is all quite forgot ?
………All shooldays, friendship, childhood innocence ?
………We, Hermia, like two artificial gods
………Have with our needles created both one flower,
………Both on one sampler, sitting on one cushion,
………Both warbling of one song, both in one key,
………As if our hands, our sides, voices, and minds
………Have been incorporate. So we grew together,
………Like to a double cherry : seeming parted,
………But yet an union in partition.
………Two lovely berries moulded on one stem.
………So, with two seeming bodies but one heart,
………Two of the first - like coats in heraldry,
………Due but to one and crowned with one crest. (III, 2, 109-215)

…… Mais, si proches qu'aient pu être Helena et Hermia, René Girard ne peut pas dire qu'elle « désirent toujours de la même manière ». Car, comme c'était déjà le cas pour Valentin et protée, il y a un domaine dans lequel leurs désirs diffèrent profondément, l'amour, puisqu'Héléna est folle de Démétrius alors qu'Hermia aime Lysandre et ne peut apparemment pas voir Démétrius en peinture. Et l'on ne voit vraiment pas comment René Girard peut prétendre faire jouer à Héléna auprès d'Hermia le même rôle de médiateur qu'il fait jouer à Valentin auprès de Protée. Il faudrait, pour pourvoir commencer seulement à envisager cette hypothèse qu'Héléna vantât les mérites de Démétrius à Hermia avec autant d'enthousiasme que Valentin célébrait la beauté de Silvia devant Protée. Il n'est évidemment pas impossible qu'elle l'ait fait, et l'on peut même considérer que c'est assez probable, puisqu'elles avaient l'habitude de se confier leurs secrets amoureux. Toujours est-il que Shakespeare n'a pas pris la peine de nous en informer, ce qu'il n'aurait pas manqué de faire s'il avait voulu nous faire comprendre qu'Héléna avait joué auprès d'Hermia le rôle d'un médiateur. Mais il faudrait surtout qu'Hermia fût un jour tombée amoureuse de Démétrius, ce que rien dans le texte ne peut faire supposer. L'hypothèse du désir mimétique, qui était déjà fort peu convaincante dans le cas de Protée, est parfaitement saugrenue dans celui d'Hermia. 

…… René Girard est pourtant absolument convaincu qu'on ne saurait envisager d'autre explication : « Il ne saurait être question d'expliquer ses palinodies ni par l' “amour vrai” ni par la potion magique qui n'était pas encore là ». Il y a là de quoi sauter au plafond. René Girard prétend expliquer les « palinodies » d'Hermia. Mais ces « palinodies » n'existent que dans son imagination puisque rien ne laisse supposer qu'Hermia ait jamais aimé Démétrius avant de tomber amoureuse de Lysandre. Quant à savoir pourquoi elle est tombée amoureuse de Sylvandre, l'explication ne saurait faire de doute pour quiconque se fie davantage à Shakespeare qu'à René Girard. Cette explication, c'est cet « amour vrai » auquel, selon René Girard, seuls peuvent croire les esprits simples. Et il ose mettre sur le même plan, pour discréditer la première, l'explication par l' « amour vrai », qui semble s'imposer, et l'explication par l'élixir qui n'a évidemment rien à faire ici.

…… En affirmant qu' « il ne saurait être question » d'expliquer autrement que par le désir mimétique le comportement d'Hermia, René Girard manifeste avec éclat son incroyable outrecuidance, son absolue conviction d'être le seul à détenir la vérité, la certitude inébranlable qui ne le quitte jamais de son infaillibilité. Il ne saurait donc jamais être question, pour lui, de tenir compte du texte quand il ne s'accorde pas avec la théorie mimétique. René Girard n'ose jamais exprimer tout à fait clairement le fond de sa pensée, mais il la laisse sans cesse entrevoir. À l'évidence, dans ce livre comme dans tous les autres, il ne cesse de se dire : « Il ne saurait être question que je puisse me tromper ».

…… La phrase qui suit traduit la même intime, la même indéracinable conviction qu'il détient la réponse à toutes les questions : « De quel autre ressort peut-il s'agir ? Poser la question, c'est y répondre ». Quand on s'appelle René Girard, poser une question, c'est toujours y répondre. Comment pourrait-il en être autrement puisqu'il a le privilège de posséder la clé miraculeuse, le passe-partout magique qui ouvre toutes les serrures, puisqu'il détient, grâce au désir mimétique, l'explication universelle ?

…… René Girard semble admettre, en revanche, qu'il peut sembler difficile de faire intervenir le désir mimétique pour expliquer le comportement d'Héléna. Mais, bien sûr, il surmonte vite ce petit moment de doute et d'hésitation : « Héléna est le seul personnage dont le désir ne change jamais d'objet, ni avant ni pendant la nuit d'été. Elle est l'unique exception dans un monde tissé d'infidélités mimétiques, mais sa constance ne veut pas dire que son désir lui appartienne, loin de là.

…… « Pendant toute une partie de la pièce, Héléna donne l'impression d'être très différente de l'impérieuse Hermia. Mais, lorsque la nuit atteint son plus haut degré d'intensité, on voit notre douce jeune fille répliquer avec colère aux insultes de son amie : sa gentillesse a soudain succombé à l'ouragan de la rivalité mimétique » (p. 55).

…… Quoi que dise René Girard, la colère d'Héléna s'explique tout naturellement et ne nécessite nullement de faire appel à la « rivalité mimétique ». La façon dont Démétrius et Lysandre, qui la dédaignaient pour ne s'intéresser qu'à Hermia, se mettent soudainement à l'accabler des protestations d'amour les plus enflammées, ne peut que la convaincre qu'ils veulent se payer sa tête avec la complicité d'Hermia. Il lui a, semble-t-il, suffi de voir Démétrius pour tomber amoureuse de lui et elle continue à l'aimer bien qu'il l'ait abandonnée. Elle est une parfaite illustration de cet « amour vrai » auquel René Girard refuse de croire.

…… « Et Lysandre ? quand il se tourne vers Héléna, il n'a aucun modèle possible puisque personne n'est amoureux de la pauvrette. Cela veut-il dire que son désir est véritablement spontané ? » se demande René Girard. Question parfaitement saugrenue puisque son désir, provoqué par un philtre magique, ne saurait être considéré comme spontané. Son désir ne vient pas de lui ; son amour pour Héléna ne relève évidemment pas de « l'amour vrai ».

…… Mais, pour autant, il ne s'agit pas non plus d'un désir mimétique, même si René Girard en est convaincu et croit pouvoir le prouver : « Quand le désir mimétique est contrarié, il se renforce, et quand il ne rencontre pas d'obstacle, il dépérit. Le Songe est précisément la pièce où ces deux volets sont discrètement mais systématiquement exploités : c'est leur conjugaison qui donne à la “nuit d'été” sa dynamique.

…… « Dans les Deux gentilshommes de Vérone, Shakespeare mettait l'accent sur la stabilité du désir insatisfait. Dans le Songe d'une nuit d'été, cet accent demeure, mais il est complété par une insistance égale sur l'instabilité du désir satisfait.

…… « On comprend maintenant pourquoi Lysandre abandonne Hermia. Tous les abandons ont leur source dans le désenchantement qui naît d'une possession sans histoire. Lysandre a triomphé de son rival, Démétrius et personne ne peut lui enlever Hermia. Il lui manque donc l'aiguillon de la rivalité mimétique. Si, à cet instant, Héléna paraît attirante à ses yeux, c'est parce qu'elle ne s'intéresse pas à lui, mais à Démétrius. À quoi s'ajoute qu'il n'a personne d'autre à se mettre sous la dent » (p. 49).

…… Constatons tout d'abord que René Girard, une fois de plus, ne tient aucun compte du philtre magique qui constitue pourtant selon Shakespeare la seule explication du fait que Lysandre oublie instantanément Hermia pour tomber éperdument amoureux d'Héléna. Il préfère une explication psychologique : « Quand le désir mimétique est contrarié, il se renforce, et quand il ne rencontre pas d'obstacle, il dépérit ». C'est donc, nous dit René Girard, parce que le désir de Lysandre ne rencontre plus d'obstacle que Lysandre abandonne Hermia pour Héléna. Il est exact que le désir tend souvent à se renforcer quand il est contrarié et à s'affaiblir quand il ne rencontre plus d'obstacle. Mais cela n'est pas propre au désir mimétique comme semble le penser René Girard, qui voudrait nous faire croire qu'en conséquence, tout désir qui se renforce lorsqu'il est contrarié ou qui, au contraire, s'affaiblit, lorsqu'il ne rencontre plus d'obstacle, ne peut être de ce fait qu'un désir mimétique. 

…… Le désir de Lysandre ne rencontre certes ! pas d'obstacle du côté d'Hermia, mais il a en a toujours été ainsi. Il n'a jamais eu besoin de triompher de son rival Démétrius parce qu'Hermia a toujours été à lui. Il s'en faut bien pourtant qu'il jouisse d'une « possession sans histoire, » René Girard semble oublier, en effet, que le père d'Hermia ne veut à aucun prix qu'elle épouse Lysandre et entend l'obliger à épouser Démétrius sous peine de mort ou d'enfermement à vie. Si Lysandre a besoin d'obstacle, il est servi. Mais René Girard n'oublie pas l'obstacle paternel. Il pense seulement qu'il ne compte pas vraiment. Il prétend qu'en dépit des apparences, Shakespeare a renoncé à ce qui est sans doute le ressort le plus ancien et le plus contant de la comédie : « La tradition des obstacles extérieurs et des tyrans non mimétiques constitue la tradition comique par excellence. Elle est aujourd'hui plus puissante que jamais ; sur elle reposent l'idéologie de la psychanalyse, celle de notre “contre-culture” et de toutes sortes de “libérations”, y compris tout ce qui tourne autour du culte de la jeunesse […]

…… « Le mythe des obstacles extérieurs est si puissant dans la culture en général et dans le théâtre en particulier que même Shakespeare fut incapable de s'en défaire à la première tentative. Les Deux Gentilshommes de Vérone sont une pièce de transition, mi-conventionnelle mi-shakespearienne, une comédie hybride où les différences habituelles, par exemple, la dichotomie héros/traître, sont déjà entamées mais non encore abolies […]. Le rival mimétique n'est que l'un de des deux obstacles réels qui s'opposent à l'amour. Le père a perdu son monopole, il est clair qu'il est sur le déclin, mais il n'a pas encore abdiqué complètement.

…… « Dans le Songe d'une nuit d'été, Héléna ne pense pas un seul instant à Égée ou à Thésée lorsqu'elle apprend que Lysandre et Hermia sont sur le point de s'enfuir et qu'elle cherche à leur mettre des bâtons dans les roues ; elle s'adresse uniquement au rival mimétique. L'insignifiance des pères et des ducs devient manifeste : ce ne sont que des tigres de papier.

…… « Dans les pièces de la maturité, la seule et unique source de conflit est l'entrecroisement des désirs mimétiques qui, se singeant les uns les autres, convergent sans relâche vers le même objet. Malgré le caractère trompeur de la première scène, cela est déjà vrai du Songe d'une nuit d'été. Les seuls obstacles auxquels se heurtent les amants sont les amants eux-mêmes » (pp 52-53)

……  Pour essayer de prouver que dans Le Songe d'une nuit d'été, les détenteurs du pouvoir familial et du pouvoir politique ne sont plus que « des tigres de papier », René Girard fait valoir qu'Héléna ne songe pas à avertir Égée ou Thésée du projet de fuite d'Hermia et de Lysandre. Elle ne manquerait pas de les en informer, si son but était de contrarier les amours d'Hermia et de Lysandre. Mais elle n'a aucune raison de le faire. Elle ne peut, bien au contraire, que souhaiter qu'Hermia et Lysandre continuent à s'aimer. Certes, en avertissant Démétrius, elle prend le risque de faire échouer le plan d'Hermia et de Lysandre, ne serait-ce que parce que Démétrius pourrait décider, lui, d'avertir Égée ou Thésée. Mais ce n'est aucunement le but qu'elle recherche en ce faisant. Si Héléna informe le seul Démétrius, c'est parce qu'elle est prête à tout pour essayer de le reconquérir. Elle espère qu'il sera touché par une action aussi insolite, aussi désintéressée, par laquelle elle semble prête à sacrifier son propre bonheur au sien, et qu'elle lui fera peut-être prendre conscience de son ingratitude. Cela n'a pourtant guère de chances de marcher et ne marchera pas, en effet. La manœuvre est désespérée, mais Héléna ne voit pas d'autre moyen de regagner Démétrius.
René Girard est profondément agacé par la première scène de la pièce dans laquelle le pouvoir absolu des « pères et des ducs » est affirmé avec tant de force. Il ne craint pas d'en dénoncer le « caractère trompeur ». Car malheureusement pour lui, Shakespeare évoque avec une particulière insistance le triste sort auquel Hermia se condamne si elle refuse d'obéir à son père. Lorsqu'elle lui demande à quoi elle s'expose en ce cas, Thésée lui répond :

………Either to die the death, or to abjure
………For ever the society of men.
………Therefore, fair Hermia, question yours desires.
………Know of your youth, examine well your blood,
………Whether, if you yield not to your father's choice,
………You can endure the livery of a nun
………For aye to be in shady cloister mewed,
………To live a barren sister all your life,
………Chanting faint hymns to the cold fruitless moon (I, I, 65-73) [7].

Et il croit bon de le lui rappeler un peu plus loin :

………Take time to pause, and by the next new moon –
………The sealing day betwixt my love and me
………For everlasting bond of fellowship –
………Upon that day either prepare to die
………For disobedience to your father's will,
………Or else to wed Demetrius, as he would,
………Or on Diana's altar to protest
………Fo aye austerity and single life (83-90) [8].

Enfin, ayant sans doute peur qu'elle ne les prenne, Égée et lui, pour des « tigres de papier », avant de s'en aller, il s'adresse de nouveau à elle en ces termes :

………For you, fair Hermia, look you arm yourself
………To fit your fancies to your father's will,
………O else the law of Athens yields you up -
………Which by no means we may extenuate –
………To death or to a vow of single life (117-121) [9].

…… Assurément, si Shakespeare a vraiment voulu tromper les spectateurs et les lecteurs, il n'a pas fait les choses à moitié. Aussi bien René Girard pense-t-il manifestement qu'il en a fait trop. Selon lui, Shakespeare n'a pas osé être d'emblée pleinement shakespearien et il a choisi, pour éviter de trop déconcerter son public, d'avoir l'air de faire semblant, au début de la pièce, de respecter les ressorts traditionnels de la comédie : « Dans toutes les pièces purement shakespeariennes, le bonheur des amants est menacé de l'intérieur, et non de l'extérieur. Mais les préjugés du public sont si profondément ancrés qu'il suffît, pour accréditer le mythe d'un Songe conforme aux conventions d'exhiber les vieux épouvantails au début de la pièce. Ceux-ci continuent, quatre siècles plus tard, de présider à l'interprétation d'une comédie où ils n'ont en réalité rien à faire. 

…… « La première scène agite sous nos yeux - cruelle tentation - tous les stéréotypes auxquels nous sommes attachés : enfants contre parents, jeunesse contre vieillesse, magnifiques amants injustement privés de leur innocente liberté, adultes hypocrites tenant d'une main tyrannique les rênes du pouvoir… Tout cela n'est que chimère : l'autorité parentale est morte et enterrée ; plus jamais elle ne jouera le moindre rôle dans la le théâtre de Shakespeare » (pp. 53-54).

…… Quand on lit que « dans toutes les pièces purement shakespeariennes, le bonheur des amants est menacé de l'intérieur, et non de l'extérieur», on se dit que René Girard n'a jamais lu Roméo et Juliette. Il l'a pourtant bien lue, mais à sa façon, qui assurément renouvelle profondément le sens de la pièce. S'il faut l'en croire, en effet, tous ceux qui, depuis quatre siècles, se sont laissés émouvoir par cette histoire de deux jeunes gens dont l'amour se heurte à la haine de leurs familles, sont des gogos, des nigauds, des benêts affligés de la plus niaise et de la plus sotte sentimentalité. René Girard n'a pas cru devoir consacrer un chapitre spécial à la pièce ; il s'est contenté d'une petite page qui mérite d'être citée en entier : « La mort de ces deux jeunes gens n'est pas due à la querelle de leur parents, mais à leur absurde précipitation – qu'il convient d'interpréter comme l'accomplissement d'une aspiration clairement exprimée par Roméo lors de sa conversation avec le Frère Laurent. Grâce à la substitution sacrificielle qui détermine toute représentation an niveau de ce que nous avons précédemment appelé la “pièce superficielle”, la responsabilité de ces morts est attribuée à quelque traître de comédie, de préférence un père, ici le vieux Capulet, mais l'authentique vérité de la pièce est ailleurs, dans cette ruée volontaire vers la destruction et la mort.

…… « Comme toujours dans Shakespeare, le méchant père et les querelles de famille ne sont que des épouvantails vides de sens, secrètement étranger au dénouement tragique, sauf au niveau superficiel de la mythologie mimético-romantique. Le vieux Capulet est aussi étranger au massacre final que, dans le Songe d'une nuit d'été (acte V) le mur, le lion et de nouveau le père – toujours lui ! - le sont à la mort stupide de Pyrame et de Thisbé.

…… « Ces deux amants ridicules et classiques pourraient bien être à l'origine du dénouement de Roméo et Juliette. Ils sont déjà mentionnés dans cette pièce. Le Songe fut écrit juste après la tragédie, et le grotesque Pyrame et Thisbé qui y figure fait visiblement allusion au dénouement tiré par les cheveux de l'œuvre précédente et au cynisme avec lequel la crédulité romantique y est exploitée.

…… « Pyrame et Thisbé meurent, comme Roméo et Juliette, pour satisfaire aux exigences d'un genre littéraire. Dans la seconde pièce, Shakespeare tourne ouvertement en ridicule les deux héros, en faisant bien voir que rien ne les sépare et que personne ne les pousse vers la mort. Dans Roméo et Juliette, c'est en vain que Frère Laurent met Roméo en garde contre sa propre folie : “Ces délices violentes ne peuvent finir que violemment” (II, 6, 9)

…… « Comme Othello, Roméo et Juliette met en scène un désir on ne peut plus noir, un désir que rien ne tente plus hormis sa propre destruction apocalyptique » (pp. 358-359).

…… Tous ceux que, comme moi et sans doute quasiment tout le monde, la lecture de Roméo et Juliette a toujours profondément émus, ne peuvent lire ces lignes sans éprouver autant de colère que de stupéfaction. Le seul argument qu'invoque René Girard à l'appui de son interprétation est le vers de frère Laurent :

………These violent delights have violent ends.

…… Certes ! frère Laurent met en garde Roméo contre les excès de la passion, car c'est son rôle de confesseur. Mais, à la fin de la pièce, il ne songe pas un seul instant à imputer la responsabilité de la tragédie aux deux jeunes gens qui en ont été seulement les victimes. Cette responsabilité, elle incombe essentiellement à la haine des deux familles, à la volonté tyrannique du vieux Capulet qui, malgré toutes ses supplications ordonne à sa fille d'épouser Pâris, ainsi qu'à la fatalité qui empêche le messager de frère Laurent de remettre sa lettre à Roméo. 

…… On comprend en tout cas que René Girard ait préféré ne pas s'attarder sur la pièce pour essayer d'en proposer un commentaire un peu suivi, car il aurait eu beaucoup de mal à expliquer pourquoi Shakespeare avait mis tant d'insistance l'interprétation traditionnelle Son embarras aurait commencé avec le prologue qui invite clairement le public à comprendre la pièce comme il l'a effectivement toujours comprise avant René Girard et comme, selon tout vraisemblance, il continuera à la comprendre malgré René Girard :

………Two households, both alike in dignity
………In fair Verona, where we lay our scene,
………From ancient grudge break to new mutiny,
………Where civil blood makes civil hands unclean.
………From forth the fatal loins of these two foes
………À pair of star-crossed lovers take their life ;
………Whose misadaventured piteous overthrows
………Doth with their death bury their parents strife,
………The fearful passage of their death-marked love,
………And the continuance of their parents' rage
………Which, but their chidren's end, nouhgt could remove,
………Is now the two hours' traffic of our stage (prologue, 1-12) [10]

…… Mais je ne puis entreprendre de relever tous les passages de la pièce qui contredisent les thèses de René Girard. S'il est une pièce, en effet, qui peint l'amour « at first sight », c'est bien Roméo et Juliette. Je me contenterai donc d'évoquer les propos du prince à la fin de la pièce, propos qui rejoignent ceux de l'auteur dans le prologue. Pour lui aussi Roméo et Juliette sont d'abord les victimes de la haine de leurs pères :

…… Capulet, Montague ?

………See what a scourge is laid upon uour hate
………That heaven finds means to kill your joys with love ! (V, 3, 291-293)

…… Mais ce sont sans doute les deux derniers vers de la pièce, prononcés par le prince, qui font le mieux éclater l'absurdité de la vision qu'en propose René Girard :

………For never was a story of more woe
………Than this of Juliet and her Romeo. (V, 3, 309-310) [11]

…… Si la pièce était girardienne, elle perdrait le pouvoir de nous émouvoir et, au lieu d'inviter le public à pleurer sur le triste sort de Juliette et de son Roméo, le prince l'inviterait à conclure qu'ils n'ont eu que ce qu'ils méritaient.

…… Mais revenons au Songe d'une nuit d'été. Le première scène de la pièce contrarie tellement René Girard qu'il essaie de se persuader qu'elle a été écrite à une époque où Shakespeare n'était pas encore vraiment girardien : « Il se pourrait que les aspects conventionnels de la première scène (elle en comporte d'autres sur lesquels nous reviendrons) aient été conçus et rédigés à un moment de moins grande maturité que le reste de la pièce. Peut-être s'agit-il d'un vestige provenant d'une tentative antérieure, plus proche des Deux Gentilshommes de Vérone – d'un fragment de l'héritage théâtral que Shakespeare, alors, n'avait pas encore totalement rejeté » (p. 54).

…… Bien entendu, la supposition de René Girard est parfaitement gratuite. S'il avait disposé d'un quelconque élément susceptible de lui conférer la moindre apparence de crédibilité, il n'aurait certainement pas manqué de nous en faire part. Et, à ma connaissance, aucun éditeur, aucun commentateur n'a jamais suggéré que la première scène pourrait provenir d'un texte plus ancien que le reste de la pièce. Resterait alors à expliquer pourquoi Shakespeare l'aurait conservé. Mais René Girard croit bien connaître la réponse : « Si l'auteur a volontairement conservé cette première scène archaïque, c'est, je pense, parce qu'elle cadre avec sa stratégie en trompe l'œil vis-à-vis des réalités mimétiques. Comme je l'ai déjà indiqué, Shakespeare suggère désormais deux interprétations différentes de ce qu'il est en train de faire. La première scène joue, en nous abusant, un rôle dans cette stratégie ; grâce à elle, le Songe peut passer pour une comédie rassurante où le triomphe de l' “amour vrai” n'est que provisoirement différé par la coalition des pères et de leurs complices surnaturels.

…… « Shakespeare avait, semble-t-il, de bonnes raisons de ne pas trop souligner les aspects les plus irrévérencieux de sa pièce : il est probable que le Songe fut écrit pour quelque mariage princier à la cour d'Élisabeth.

…… « L'inconstance ne fait pas bon ménage avec l'atmosphère festive d'un mariage et il est facile de comprendre pourquoi l'auteur devait montrer quelque prudence. Il fallait que la pièce paraisse inoffensive à l'œil conservateur des gens de cour. Mais Shakespeare savait aussi qu'il y aurait ses amis les plus intelligents dans l'assistance, des gens qui se délectaient à l'avance de son audace, de ses provocations, de son esprit, et il ne voulait pas les décevoir. Aussi essaya-t-il d'écrire pour les deux groupes à la fois, en sorte que chaque groupe puisse trouver dans la pièce ce qui convenait à son goût et à son tempérament. S'il a réussi, n'en doutons pas, auprès de certains contemporains particulièrement subtils, il a, hélas, échoué auprès de la postérité » (ibidem).

…… René Girard est persuadé qu'il y a nécessairement eu parmi les contemporains de Shakespeare quelques individus « particulièrement subtils » qui ont été capables de comprendre ses véritables intentions. Mais, outre que cette supposition reste, elle aussi, parfaitement gratuite, comment se fait-il qu'il ait fallu attendre quatre siècles pour trouver de nouveau, en la personne de René Girard, un individu « particulièrement subtil » (mais, dans son cas, l'expression relève, bien sûr, de la litote ») pour percevoir enfin la pensée profonde de Shakespeare ? René Girard le déplore, mais il est bien en peine de l'expliquer. C'est là, assurément, un singulier mystère. Mais je ne reviens pas davantage sur ce problème que j'ai déjà évoqué dans mon introduction.

…… Je vais plutôt m'attarder sur le commentaire que René Girard consacre à l'espèce de petit chant amébée dans lequel Lysandre et Hermia évoquent et déplorent les principaux obstacles qui s'opposent trop souvent au bonheur des amants Il commence ainsi : « Dans la première scène du Songe, une fois Thésée et Égée partis, on voit les deux jeunes amoureux gémir sur leur triste sort et pousser maint soupir pathétique, mais dans leur for intérieur ils sont pleins d'allégresse.

…… « Ils trouvent beaucoup d'avantages à la persécution paternelle : celle-ci les rapproche en effet des héros romantiques qu'ils cherchent à imiter et qui tous sont dépeints comme des victimes de l'autorité. Si nos deux soupirants se sentaient vraiment menacés, ils fuiraient leurs persécuteurs et ne chanteraient pas aussi complaisamment leur parenté avec tous les amants célèbres de l'histoire :

………Lysandre : Au fil de l'amour vrai, il n'est jamais pente facile.
……………Soit c'est une différence de naissance…
………Hermia : O contrariété ! être trop haut pour être assujetti à [plus humble
………Lysandre : Soit la greffe prend mal à cause des ans…
………Hermia : O malheur ! être trop vieux pour être fiancé à plus [jeune !
………Lysandre : Soit tout dépend du choix des amis…
………Hermia : O enfer ! choisir l'amour par les yeux d'un autre !
………………………………(I, 1, 134-140) (p. 93) [12]

…… Et tout de suite on éprouve le besoin de se frotter les yeux, tant ces lignes sont ahurissantes. Car il faut un sacré culot pour oser affirmer qu' « on voit les deux jeunes amoureux gémir sur leur triste sort et pousser maint soupir pathétique, mais [que] dans leur for intérieur ils sont pleins d'allégresse ». René Girard ne s'est jamais, à ma connaissance employé à relire Corneille. Nul doute, s'il l'avait fait, que sa relecture nous aurait réservé d'étranges surprises. Tout le monde se souvient du fameux lamento de Rodrique et de Chimène :

………Rodrigue : Ô miracle d'amour !
………Chimène : Mais comble de misères.
………Rodrigue : Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
………Chimène : Rodrigue, qui l'eût cru !
………Rodrigue : Chimène qui l'eût dit ?
………Chimène : Que notre heur fût si proche et si tôt se perdit !
………Rodrigue : Et que si près du port, contre toute apparence,
……………Un orage si prompt brisât notre espérance !
………Chimène : Ah, mortelles douleurs !
………Rodrigue : Ah regrets superflus !
………………………………(III, 4, 995-1001)

…… Si René Girard avait commenté ces vers, il n'aurait pas manqué de se moquer de tous ceux qui, depuis 1636, avaient cru devoir compatir au désespoir des deux jeunes gens sans se rendre compte que, « dans leur for intérieur », ils étaient, en réalité, « pleins d'allégresse ». Mais René Girard est bien décidé à faire complètement fi du texte puisqu'il ose aussi écrire que, « si nos deux soupirants se sentaient vraiment menacés, ils fuiraient leurs persécuteurs », alors que c'est justement ce qu'ils ont décidé de faire.

…… Mais poursuivons notre lecture, car nous ne sommes pas au bout de nos surprises : « Ce duo poétique appartient à un genre bien connu où l'on chante les empêchements de l'amour : la différence d'âge, la disparité des origines sociales et - dernier point, mais non le moindre - les contrariétés imposées par autrui. La liste de ces empêchements ne varie jamais.

…… « Si “au fil de l'amour vrai, il n'est jamais pente facile”, les amoureux doivent d'abord s'en prendre à eux-mêmes, à leur obéissances servile envers la loi mimétique, mais de cela ils n'ont pas conscience. Ils sont incapables de voir la véritable pierre d'achoppement, l'entrecroisement de leurs désirs mimétiques. Ils ont besoin de faux obstacles à la place du vrai. Heureusement pour leur imagination surmenée, ils n'ont rien à inventer : ils se contentent de répéter ce qu'ils ont lu dans les livres à la mode.

…… « Les cinq premiers vers marquent une gradation ascendante vers les deux derniers sur lesquels l'accent principal est mis. Qui sont ces “amis” sur le choix de qui l'amour ne devrait point reposer ? Qui donc est cet autre dont le choix risque d'influer indûment sur le nôtre ?

…… « À cet endroit de la pièce, tous les annotateurs des éditions scolaires, en Angleterre et en Amérique, renvoient le lecteur à une note de bas de page qui les prévient que le terme d' “amis” a le sens de “pères” et non celui qui prévaut de nos jours. Et, de fait, à l'époque élisabéthaine, “amis” pouvait désigner les proches parents, y compris le père ou la mère.

…… « Mais comment les annotateurs peuvent-ils être aussi sûrs de leur fait ? Si “ami” renvoie parfois à “parent” le mot a plus souvent son acception moderne. Il est permis d'en élargir le sens jusqu'à y inclure les parents, mais on ne peut le rétrécir au point d'en exclure les amis ordinaires.

…… « Pourquoi les commentateurs sont-ils unanimes à exclure le sens le plus naturel et le plus évident. La réponse saute aux yeux ; s'ils ne le faisaient pas, s'ils lisaient les deux vers en question comme il convient de le faire, il leur faudrait y reconnaître deux magnifiques définitions de ce dont il ne cesse d'êtres question dans le Songe : le désir mimétique […].


…… Si Shakespeare avait vraiment voulu parler des pères qui obligent leurs enfants à se marier contre leur gré, le choix du mot “amis” ne serait pas heureux - celui d' “amour” pire encore. Dans cette hypothèse c'est non pas l'amour, mais le mariage qui dépendrait du choix des “amis”

…… « L'emploi du mot "choix" dans le premier des deux vers et de “choisir” dans le second confirment la déroute de toute lecture non mimétique. En cas de contrainte paternelle, aucune alternative ne s'offre à ceux qui la subissent ; il n'y a pas de choix du tout. Ceux qui désirent de façon mimétique renoncent certes à leur liberté de choix, mais ils choisissent le modèle dont ils veulent imiter le désir. Ils sont les seuls dont on puisse vraiment dire qu'ils choisissent l'amour par les yeux d'un autre. » (pp. 94-95)

…… Le texte est un peu long, mais il méritait d'être cité en entier. René Girard remarque à juste titre que « les cinq premiers vers marquent une gradation ascendante vers les deux derniers ». Mais on comprend mal alors qu'il veuille à tout prix conférer à ces deux derniers vers un sens tout nouveau de sorte qu'au lieu d'être dans le prolongement des vers précédents, ils soient en décalage par rapport à eux. Ce n'est aucunement le cas, en revanche, si l'on veut bien continuer à comprendre les deux derniers vers comme tout le monde les a toujours compris avant René Girard. Lysandre et Hermia viennent d'évoquer obstacles les plus habituels que peut rencontrer l'amour partagé : les différences d'âges et de conditions sociales. S'ils ont gardé pour la fin l'obstacle que constituent les parents qui s'opposent aux désirs de leurs enfants, c'est parce que c'est l'obstacle à la fois le plus fréquent et le plus important, ne serait-ce que parce que les différences d'âges et de conditions sociales, ne deviennent généralement de véritables obstacles que dans la mesure où elles constituent les raisons pour lesquelles les parents refusent d'exaucer les vœux de leurs enfants ; c'est enfin et surtout parce que c'est l'obstacle auquel Lysandre et Hermia se heurtent eux-mêmes. 

…… Cela n'empêche pas René Girard de juger que l'interprétation traditionnelle de ces deux derniers vers n'est pas satisfaisante. Bien qu'il reconnaisse que tous les éditeurs et tous les commentateurs sont d'accord pour dire que le mot « friends » a ici le sens de « parents », sens qui n'était nullement rare à l'époque de Shakespeare, il veut absolument que le mot conserve son sens le plus courant, le seul qu'il ait gardé de nos jours, celui d' « amis ». « Il est permis, concède-t-il, d'en élargir le sens jusqu'à y inclure les parents, mais on ne peut le rétrécir au point d'en exclure les amis ordinaires ». Il prouve ainsi qu'il ne comprend pas l'intention ironique qui a poussé Lysandre à choisir ce mot. Il joue évidemment sur le double sens du mot, le sens habituel d' « amis » et celui plus rare « de « parents », pour mieux stigmatiser le comportement des parents tyranniques qui devraient être les meilleurs amis de leurs enfants et qui se transforment parfois en leurs pires ennemis.

…… René Girard se montre de nouveau bien peu perspicace lorsqu'il affirme que le mot « amour » est impropre. Assurément, mais c'est parce qu'il est, lui aussi, évidemment ironique. Pour Hermia, un « amour » imposé par autrui ne saurait mériter ce nom. Et, comme s'il ne s'était pas déjà rendu suffisamment ridicule, il croit devoir s'étonner de « l'emploi du mot “choix ”dans le premier des deux vers et de “choisir” dans le second » et nous expliquer pourquoi : « en cas de contrainte paternelle, aucune alternative ne s'offre à ceux qui la subissent ; il n'y a pas de choix du tout ». C'est bien ce que déplorent Lysandre et Hermia qui, de nouveau, usent de l'ironie. Certains sont persuadés qu'on ne fait pas plus génial que René Girard, mais il est permis de penser qu'on peut faire plus futé.

……  René Girard est convaincu que, dans ces deux vers, Lysandre et Hermia proclament le caractère mimétique du désir. On a pourtant quelque peine à le suivre, si l'on se souvient de la façon dont il a expliqué les vers précédents: « Ils sont incapables de voir la véritable pierre d'achoppement, l'entrecroisement de leurs désirs mimétiques. Ils ont besoin de faux obstacles à la place du vrai ». Il faudrait savoir. Ou bien Lynsadre et Hermias sont, comme René Girard, parfaitement conscients du caractère mimétique du désir, ou bien, comme quasiment tous les mortels avant René Girard, ils sont incapables de le voir.

…… Le fait de se montrer souvent imperméable à l'ironie, n'empêche pas, nous avons déjà pu le voir plus d'une fois, René Girard d'en faire lui-même volontiers usage à l'égard des autres critiques. Et il croit avoir trouvé ici une nouvelle occasion de le faire : « Les deux vers sont parfaits et n'ont besoin d'aucune explication. C'est bien pourquoi les annotateurs s'empressent d'en mettre une : c'est le seul moyen pour eux de protéger leurs étudiants de la compréhension mimétique qui les menace. S'ils interviennent, c'est afin de rejeter la seule leçon correcte. Leur bonne foi est entière ». Cette ironie est particulièrement mal venue. Le mot « friends » n'ayant plus aujourd'hui que le sens d' « amis », les annotateurs ne feraient pas leur travail, s'ils ne le signalaient pas qu'à l'époque de Shakespeare, il pouvait avoir le sens de « parents » et que c'est le cas ici. Comment pourraient-ils songer à « protéger leurs étudiants de la compréhension mimétique »? Pour qu'ils puissent le faire, il faudrait d'abord qu'ils y soient eux-mêmes enclins.

…… René Girard reconnaît néanmoins que l'interprétation traditionnelle ne manque pas « de réels arguments en sa faveur » et il veut bien les examiner : « Premier argument : Lysandre et Hermia sont trop dupes d'eux-mêmes pour imaginer quelque chose d'aussi subtil que l'interprétation mimétique de leurs propres paroles. Unis par l'esprit à dix mille poètes médiocres et à cent mille professeurs, ils ressasseront jusqu'à la fin des temps leurs sempiternels empêchements. Leur psychologie ne va pas au-delà. Après les cinq premiers vers, on ne peut s'attendre qu'à la répétition des mêmes choses. La lecture mimétique va trop au-delà de ce que les personnages sont capables de penser pour être vraiment pensable.

…… « Deuxième argument : dans la litanie des “obstacles” et “empêchements”, le père tyrannique ne peut manquer de figurer. De la Grèce antique à notre grande révolution culturelle, en passant par Sigmund Freud, le père reste l'obstacle par excellence, l'animal sacrificiel numéro un, la donnée de base de tout festin intellectuel, l'alibi indispensable de nos fiascos romantiques. Il est naturel de penser que les deux derniers portent sur lui […],.

…… « Il convient en outre de remarquer que ces vers apparaissent au début de la pièce, tout de suite après la scène d'Égée et de Thésée. On peut encore légitimement s'attendre à ce que les foudres paternelles et ducales ne soient pas aussi inefficaces qu'elles le sont en réalité.

…… « Ces arguments contextuels sont-ils assez forts pour menacer la lecture mimétique ? En aucun cas. Comparé à eux, le sens littéral de nos deux vers reste aussi lumineux que l'éclat de dix mille soleils » (p. 95).

…… Comment ne pas avoir envie de se frotter les yeux quand on lit ces lignes ? Mais, ce qui paraît « aussi lumineux que l'éclat de dix mille soleils », ce n'est pas le sens que René Girard prétend donner à deux vers en les coupant de leur contexte, c'est le fait qu'il a perdu la tête. Ce qui l'aveugle comme « l'éclat de dix mille soleils », c'est un orgueil incommensurable qui lui fait éprouver un infini dédain pour les « dix mille poètes médiocres » qui ont ignoré le désir mimétique, les « cent mille professeurs »qui ont expliqué Shakespeare et quantité d'autres grands écrivains et n'ont jamais compris quelle était la véritable clé de leurs œuvres, sans parler des centaines et des centaines de millions d'être humains qui ont cru et croient encore au caractère spontané du vrai désir.

…… Les « arguments contextuels » contre l'interprétation de René Girard ne sont pas seulement constitués par les vers qui précèdent immédiatement, et qui, quoi qu'ils puisse dire, sont tout à fait décisifs, ils le sont aussi par d'autres vers antérieurs notamment par ce court échange entre Hermia et Thésée :

………I would my father looked but with my eyes.
………- Rather your eyes must with his judgement look.
…………… (I, 1, 56-57) [13]

…… Mais il n'y pas que les vers qui précèdent pour contredire l'interprétation de René Girard, il y a aussi les vers qui suivent comme ceux de Lysandre :

………[…] if there were a sympathy in choice,
………War, death, or sickness did lay siege to it,
………Making it momentary as a sound,
………Swift as a shadow, short as any dream,
………Brief as the lightning in the collied night
……………………………… (I, 1, 141-145) [14].

…… On le voit, le premier de ces vers contredit clairement l'interprétation de René Girard puisqu'il évoque un amour né directement d'une sympathie réciproque et les autres des obstacles et des empêchements extérieurs. L'interprétation traditionnelle s'accorde donc parfaitement avec le contexte.

…… Mais il en faut plus pour décourager René Girard qui est toujours prêt à balayer avec dédain les objections les plus décisives : « L'interprétation erronée s'appuie sur des arguments de second ordre et dont, cependant, on ne peut pas ne pas tenir compte car ils viennent de l'auteur lui-même, lequel sait très bien ce qu'il veut faire. Pourquoi Shakespeare a-t-il donc inséré ces deux vers extraordinaires dans le contexte conventionnel des fameux empêchements ? » (p. 96).

…… Comment ne pas trouver l'étonnement de René Girard particulièrement plaisant ? Il isole de leur contexte les deux vers pour leur donner arbitrairement un sens qui ne cadre pas avec lui et il se demande ensuite pourquoi Shakespeare les a insérés dans un contexte où ils n'ont que faire. Mais il a, bien sûr, son explication à ce qui n'a aucun besoin d'explication, et cette explication est toujours la même : Shakespeare s'ingénie à faire en sorte de ne pas être compris : « Nous savons déjà que Shakespeare s'emploie à éloigner du désir mimétique la plus grande partie de son public et à l'orienter vers la lecture romantique qu'il a aimablement aménagée à son intention. Nous avons déjà rencontré des indices de cette stratégie. Il pousse le gros de la troupe dans un sens et le reste dans un autre. Nous tenons ici un exemple particulièrement net de cette double technique » (p. 96)

…… Comment ne pas se dire, en lisant ces lignes, que, nous aussi, « nous tenons ici un exemple particulièrement net » d'une technique chère à René Girard, technique qu'il a empruntée à Roland Barthes et aux tenants de la « nouvelle critique » et qui consiste, après avoir avancé une opinion tout à fait arbitraire, voire parfaitement absurde, à feindre de considérer qu'elle est, de ce seul fait, définitivement établie et qu'il n'y a plus lieu de s'interroger si peu que ce soit sur son bien fondé ? C'est pourquoi, lorsqu'il veut rappeler une idée qu'il a déjà formulée, il évite d'employer des formules telles que « j'ai affirmé que » ou « j'ai soutenu que »: il préfère dire « nous savons que », persuadé ou affectant de croire que le lecteur a nécessairement adopté son point de vue.

…… Mais comment ne pas se dire aussi que son outrecuidance n'a d'égale que sa démence lorsqu'on lit la suite ? « Tout dramaturge vrai ; écrit-il, sait que le contexte importe plus que le texte. Quel que soit le sens véritable la plupart des spectateurs n'entendent jamais dans un texte que ce qui va dans le sens de leur attente stéréotypée. Loin de tout faire pour éviter que ces vers soient interprétés de travers, Shakespeare encourage le public dans la voie du contresens.

…… « L'abîme entre ces deux vers et le reste du poème les rend comiques aux yeux de ceux qui les comprennent vraiment ; ceux qui les entendent au contraire sur la lancée des platitudes précédentes ne sont aucunement perturbés, pas plus que les annotateurs scolaires. Tout cela correspond exactement à leur idée de ce que doit être une comédie » (ibidem)

…… Dans ce passage René Girard accumule les énormités. Il n'hésite pas, tout d'abord, à prendre le contrepied du sens commun en affirmant que « le contexte importe plus que le texte », ce que sait, précise-t-il, « tout dramaturge vrai», c'est-à-dire tout dramaturge profondément girardien, même s'il ne s'en doute aucunement. On peut pourtant penser que la dernière idée qui vient à l'esprit d'un dramaturge lorsqu'il écrit une pièce est de se dire que, de toute façon, « le contexte importe plus que le texte ». Il prête ensuite allègrement ses qualités, ou plutôt ses défauts, aux autres en prétendant que « la plupart des spectateurs n'entendent jamais dans un texte que ce qui va dans le sens de leur attente stéréotypée » Car, s'il y a quelqu'un qui ne voit jamais dans un texte que ce qu'il veut y voir, c'est bien lui. Et il peut, dans ce domaine, se flatter d'avoir battu beaucoup de records, sinon tous les records. Enfin il se moque véritablement du monde en osant soutenir que, si le texte se prête si mal à l'interprétation qu'il veut à tout prix en donner, c'est parce que « Shakespeare encourage le public dans la voie du contresens ». Comment, d'ailleurs, le public pourrait il avoir besoin d'être encouragé à comprendre ces vers autrement que ne le fait René Girard, puisque personne avant lui n'a apparemment jamais été tenté de les comprendre comme lui ? Comment, donc, ne pas se frotter le yeux en lisant ces lignes, et ne pas avoir envie de crier « au fou ! »?

…… Mais le plus ahurissant est encore à venir et l'on risque de mourir de rire lorsque René Girard entreprend de nous expliquer que « l'abîme entre ces deux vers et le reste du poème les rend comiques aux yeux de ceux qui les comprennent vraiment ». On le voit, René Girard a découvert un nouveau ressort comique que les théoriciens n'avaient pas encore aperçu. Pour rendre des vers comiques, il suffit, fussent-ils en eux-mêmes profondément tristes comme c'est le cas ici, de les insérer dans un contexte où ils n'ont apparemment que faire. Il faut l'avouer René Girard est impayable et, s'il n'avait pas existé, il aurait fallu l'inventer. Mais seul Dieu, dont l'imagination ne connaît pas de bornes, peut inventer un individu aussi déjanté.

…… Cela dit, René Girard, qui croit être le premier à avoir compris vraiment ces deux vers, ne leur fait pas seulement dire ce qu'ils ne veulent aucunement dire : il leur fait dire tout le contraire de ce qu'ils disent. Il prétend y voir la proclamation, d'une clarté plus lumineuse, plus aveuglante que celle de dix mille soleils, de la nature mimétique du désir, alors qu'ils en constituent la négation la plus explicite. Mais rappelons ce que disent Lysandre et Hermia :

………Lysander : Or merit stood upon the choice of friends –
………Hermia : O hell ! – to choose love by another's eyes

…… De ces deux vers, c'est évidemment celui d'Hermia qui a retenu l'attention de René Girard. C'est à cause de lui qu'il a voulu à tout prix les opposer aux cinq vers précédents qu'ils prolongent pourtant si naturellement et dont ils sont l'aboutissement. C'est à cause de lui qu'il a voulu à tout prix récuser le sens que tous les annotateurs et tous les commentateurs avaient ici toujours donné au mot « friends ». Quand il a découvert cette formule merveilleuse, cette formule miraculeuse : « choisir l'amour par les yeux d'un autre », il est manifestement tombé en arrêt. Il n'en croyait pas ses yeux : il avait devant lui la définition même, brève, claire précise, parfaite, du désir mimétique. Et c'est ce qu'elle serait, en effet, si on pouvait la prendre à la lettre. Mais, pour ce faire, il faut être étonnamment borné, aussi complètement dénué d'intelligence littéraire qu'un Roland Barthes ou un Lucien Goldmann. Car Hermia n'a aucunement voulu définir ici ce qu'était l'amour, mais dire, au contraire ce qu'il n'était pas, ce qu'il ne pouvait pas être, ce qu'il ne serait jamais. Elle n'a pas lu René Girard et l'idée que l'amour ne pouvait jamais choisir son objet que par les yeux d'un autre, que c'était là sa maladie congénitale, cette idée ne lui a jamais traversé l'esprit. Ce qui lui paraît évident, en revanche, c'est que l'amour est toujours le résultat d'un choix qui ne saurait être fait et imposé par un autre. Un si monstrueux détournement de sens suffirait à lui seul à disqualifier un critique. Mais je vais en rester là en ce qui concerne Le Songe d'une nuit d'été, car si je devais passer au crible toutes les âneries que René Girard a écrites sur cette seule pièce, je serais obligé de laisser tomber, sous peine de devoir écrire un livre interminable, toutes les énormités que lui ont inspirées les autres pièces, et ce serait dommage


 

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NOTES :

[1] « Son suc versé sur les yeux d'un dormeur
Rendra amoureux fou tout homme ou toute femme
De l'être qu'il verra d'abord à son réveil ».

[2] Voir mon livre René Girard, un allumé qui se prend pour un phare (pp. 106)-108).

[3] « Moi je veux croître ainsi, vivre ainsi, puis mourir
Plutôt que faire don de ma virginité,
Monseigneur, à celui dont mon âme ne veut
Subir le joug odieux de souverain seigneur ».

[4] « Démétrius, avant de voir les yeux d'Hermia,
Faisait grêler serments qu'il était tout à moi,
Mais bientôt, cette grêle au feu d'Hermia fondue,
Il s'est dissous ; ces beaux serments se sont perdus »;

[5] « Vous l'heureuse beauté qu'aime Démétrius.
Vos yeux sont ses étoiles ».

[6] J'ai plus d'une fois discuté cette prétendue méthode. Voir notamment mes Études sur Le Tartuffe, SEDES 1994, nouvelle édition Eurédit, 2005, pp. 185-191.

[7] « ou d'être mise à mort, ou sinon d'abjurer
pour toute votre vie la société des hommes.
Aussi, belle Hermia, interrogez-vous bien.
Écoutez votre sans, sondez votre jeunesse.
Si vous n ne cédez pas au choix de votre père,
Pourrez-vous endurer la robe monacale ?
Être à jamais recluse en un couvent obscur,
Vivre toute une vie comme nonne stérile,
Psalmodiant des chants à la lune inféconde ? »

[8] « Prenez un peu de temps ; à la nouvelle lune –
Au jour où mon amour et moi nous scellerons
Notre union d'un lien qui durera toujours
Il faut vous préparer pour ce jour à la mort
Pour désobéissance aux lois de votre père,
Ou épouser, comme il le veut Démétrius,
Ou former à jamais sur l'autel de Diane
Vos vœux d'austérité et de vie solitaire »;

[9] « Pour vous, belle Hermia, armez-vous de courage
Pour plier vos désirs aux volontés d'un père,
Sinon, il vous faudra subir la loi d'Athènes
(Que nous n'avons pouvoir d'atténuer en rien),
Mourir ou faire vœu d'une vie solitaire ».

[10] « Deux maisons, d'égal prestige l'une et l'autre,
Dans la belle Vérone, où nous fixons la scène
Voient leur vieille querelle éclater en de nouveaux désordres
Où la sang de la cité souille la main des citoyens.
Or, de la fatale semence de ces deux ennemis,
Deux amoureux, contrariés par les astres, sont nés,
Dont la chute pitoyable et infortunée
Ensevelit dans leur mort les luttes paternelles.
Le cours inquiet de leurs amours, marqués du sceau de la mort
Tandis que continue cette haine enragée de familles
Que rien ne pouvait éteindre, hormis la mort même des enfants,
Tel sera, l'espace de deux heures, le motif de notre spectacle ».

[11] « Car il n'y a jamais eu d'histoire plus douloureuse
Que celle de Juliette et de son Roméo ».

[12] Lysander : The course of true love never did run smooth,
But either it was different in blood –
Hermia : O cross ! – too high to be enthralled to low –
Lysander : Or else misgrafted in respect of ye
Hermia : O spite ! – too old to be engaged to young.
Lysander : Or merit stood upon the choice of friends –
Hermia : O hell ! - to choose love by another's eye.

[13] « Je voudrais que mon père y vît avec mes yeux.
- Non ! vos yeux doivent voir avec son jugement »

[14] « […] quand la sympathie fut le guide du choix
Guerre, mort, maladie viennent pour l'assiéger,
Le rendant passager ainsi que l'est un son,
Rapide comme une ombre, aussi court qu'est un rêve,
Aussi bref qu'un éclair dans la nuit ténébreuse ».

 

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