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……… Beaucoup de bruit pour rien
« Les deux personnages les plus sympathiques de Beaucoup de bruit pour rien sont Béatrice et Bénédict. Attirés l’un vers l’autre, ils se livrent pourtant une guerre incessante de mots (de nombreux films et autres séries télévisées s’inspirent aujourd’hui de ce principe). À la fin de la pièce les amants chamailleurs tomberont dans les bras l’un de l’autre et l’on en a d’avance le cœur tout esbaudi »(p. 101) Ainsi commence le chapitre que René Girard a consacré à Beaucoup de bruit pour rien. Et, il faut bien l’avouer, on est un peu surpris. On a beau le relire, on n’y trouve rien à redire.
Mais cela ne saurait durer et il suffit, en effet, de lire le deuxième paragraphe pour se rassurer : « Situation familière, et pourtant, quand on essaie de déterminer ce qui empêche Béatrice et Bénédict de se dire “je vous aime”, on ne trouve que des réponses vagues et décevantes. On dit toujours de ces deux jeunes gens qu’ “ils ont peur de s’investir affectivement”, comme si l’investissement affectif était une puissance indépendante et transcendante à ces deux héros. Bien entendu, il n’en est rien : Béatrice et Bénédict ne peuvent avoir peur que l’un de l’autre. Qu’ont-ils donc de si redoutable ? » (ibidem)
Quand il se trouve devant un fait indiscutable, une affirmation incontestable, une évidence absolue, qui hélas ! ne semblent pas s’accorder avec la théorie mimétique, René Girard ne se laisse jamais démonter. Il réagit aussitôt avec la plus grande vigueur en décrétant de la façon la plus péremptoire : « il n’en est rien ». Cette formule magique est censée trancher la question et rendre toute contestation impossible.
Mais, si, sans se laisser pas intimider par René Girard, l’on ose se reporter au texte de Shakespeare, on s’aperçoit que celui nous présente dès le début deux jeunes gens très méfiants envers l’autre sexe et bien résolus à ne jamais tomber amoureux, comme le montre cet échange entre Bénédict et Béatrice :
« But it is certain I am loved of all ladies, only you excepted. And I would I could find in my heart that I had not a hard heart, for truly I love none.
- À dear hapiness to women. They would else have been troubled with a pernicious suitor. I thank God and my cold blood I am of your humour for that. I had rather hear my dog bark at a crow than a man swear he loves me » (I, 1, 94-100) [1].
Plus loin chacun des deux personnages va proclamer son absence d’intérêt pour l’autre sexe et sa volonté farouche de rester célibataire. C’est d’abord le cas de Bénédict qui s’exprime devant don Pedro et Claudio. Il serait trop long de citer l’intégralité de ses déclarations sur ce sujet. Je ne cite donc que la première :
« That a woman conceived me, I thank her. That she brought me up, I likewise give her most humble thanks. But that I will have a recheat winded in my forehead, or hang my bugle in an invisible baldric, all women shall pardon me. Because I will not do them the wrong to mistrust any, I will do myself the right to trust none. And the fine is –for the which I may go to the finer - I will live like a bachelor »(I, 1, 176-181) [2].
À l’acte II, le comportement de Claudio ne fait que le renforcer dans ses résolutions : « I do much wonder that one man, seing how much another man is a fool when he dedicates his behaviours to love, will, after he hath laughed at such shallow follies in others, become the argument of his own scorn by falling in love. And such a man is Claudio […] May I be so converted, and see with these eyes ? I cannot tell. I think not. I will not be sworn but love may transform me to an oyster, but I’ll take my oath on it, till he have made an oyster of me he shall never make me such a fool » (II, 3, 7-10 et 17-20) [3].
Notons-le au passage : loin de penser que l’on tombe amoureux pour suivre l’exemple des autres, Bénédict pense que l’on tombe amoureux malgré l’exemple des autres qui devrait nous en détourner.
…… Aux déclarations de Bénédict feront écho celles de Béatrice au début de deuxième acte et, là encore, je n’en donnerai qu’un échantillon, cet échange entre Leonato et Béatrice :
…… « Well, niece, I hope to see you on day fitted with a husband.
- Not till God make men of some other mettle than earth. Would it not grieve a woman to be overmastered with a piece of valiant dust ? –To make an account of her life to a clod of wayward marl ? No, uncle, I’ll none. Adam’s sons are my brethren, and truly I hold it a sin to match to my kindred » (II, 1, 41-46) [4].
…… René Girard affirme ensuite que « Béatrice est parfaitement consciente que Bénédict est attiré par elle, et [que] la même chose est vraie de Bénédict pour ce qui est des sentiments de Béatrice » (p. 101). Mais cette affirmation n’est pas seulement dénuée de tout fondement. Elle contredit le texte. Bénédict est, en effet, si peu conscient d’être aimé par Béatrice, et Béatrice si peu consciente d’être aimée par Bénédict que leurs amis sont obligés de leur jouer la comédie pour leur en faire prendre enfin conscience. À la scène 3 de l’acte II, Léonato et Claudio, sachant que Bénédict les écoute, en croyant le faire à leur insu, parlent de Béatrice et de la violente passion qu’elle a pour Bénédict, et, à la première scène de l’acte III, Héro et Ursula jouent une comédie semblable à Béatrice.
…… Cette conscience d’être aimés n’empêche pas, nous dit René Girard, Bénédict et Béatrice de se refuser à se déclarer et il croit savoir pourquoi : « Cette conscience qu’ils ont de leur pouvoir l’un sur l’autre ne suffit pas à les rassurer. Bien au contraire ; il est impossible à deux êtres de déclarer leur amour simultanément et celui des deux qui parlera le premier risque de modifier la relation dans un sens contraire à ses intérêts.
…… « Le désir qui se déclare s’expose au regard de l’autre, et peut, de ce fait, devenir un modèle mimétique pour le désir qui ne s’est pas encore exprimé. Le désir découvert court le risque d’être copié plutôt que payé de retour.
…… « Si l’on veut désirer quelqu’un qui vous désire, c’est-à-dire désirer en retour, il faut non pas imiter le désir offert, non pas copier passivement celui-ci, mais en produire un tout autre, ce qui n’est pas du tout la même chose. La réciprocité positive exige des partenaires une force intérieure qui est absente du désir mimétique. Celui qui veut aimer vraiment doit se garder de tirer “égoïstement” parti du désir de l’autre.
…… « Si Bénédict parlait en premier et que Béatrice prît son désir pour modèle, elle s’empresserait de réorienter vers elle-même son désir propre en la calquant sur le désir de Bénédict : elle se préférerait à lui. Les Élisabéthains appelaient ce sentiment amour de soi (self-love). Naturellement, ce qui vaudrait pour Béatrice vaudrait également pour Bénédict, si c’était elle qui parlait en premier.
…… « Ce qui fait peur à Béatrice et à Bénédict, c’est de se retrouver du mauvais côté de la relation maître/esclave que risque d’engendrer l’imitation du désir de l’autre (quel que soit l’autre), la simple reproduction du premier désir à sortir de l’ombre.
…… « Béatrice et Bénédict me font penser au surplace de certaines courses cyclistes ; celui qui réussit à rester derrière l’autre au départ a toutes les chances de finir premier parce qu’il a quelqu’un à suivre ou à poursuivre, un modèle visible qui, au moment crucial, fera monter en lui une poussée d’énergie conquérante dont l’homme de tête, lui, sera privé » (pp. 101-102).
…… Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces lignes sont bien déroutantes. René Girard nous dit que Bénédict et Béatrice ne veulent pas se déclarer parce que « le désir découvert court le risque d’être copié plutôt que payé de retour ». Mais il nous a dit que l’un et l’autre étaient bien conscients d’être aimés. Ils n’ont donc aucune raison d’être inquiets puisqu’ils savent que leur désir est déjà payé de retour. De plus et surtout, on comprend mal que René Girard leur prête la crainte d’inspirer un désir non spontané, mais copié sur leur propre désir. Car, s’ils pouvaient éprouver, ce que rien ne peut laisser supposer, un sentiment aussi étrange, cela révèlerait assurément une disposition d’esprit bien peu girardienne et prouverait leur complète méconnaissance de la nature foncièrement mimétique du désir. Enfin les raisons qu’invoque René Girard pour expliquer cette prétendue crainte sont pour le moins contradictoires. Il nous explique d’abord qu’en déclarant leur amour, Bénédict et Béatrice risqueraient de provoquer une réaction d’ordre narcissique chez l’autre, qui risquerait de réorienter vers lui-même le désir qui se serait découvert. Mais il nous explique ensuite que chacun d’eux souhaite que l’autre se déclare avant lui afin de lui fournir un modèle qui stimulera puissamment son propre désir. Et c’est là qu’on ne comprend plus du tout. Si le désir qui se découvre risque de provoquer chez l’autre un mouvement de repli narcissique, il ne saurait constituer en même temps une incitation « à suivre ou à poursuivre» celui qui s’est déclaré le premier, et réciproquement. Tout cela est parfaitement incohérent.
…… Si donc l’on ne saurait suivre René Girard lorsqu’il prétend lire dans les pensées de Bénédict et de Béatrice, on ne saurait le faire non plus lorsqu’il s’agit de Claudio. Il est amoureux de Héro et apparemment il lui a suffi de la voir pour s’éprendre d’elle. Qu’importe ? René Girard veut à tout prix qu’il ait besoin d’un médiateur : « Claudio est sincèrement attiré par Héro, mais il veut s’assurer que l’intérêt qu’il lui porte depuis longtemps recueille l’approbation de ceux dont il apprécie le jugement. Il veut qu’on lui dise que son choix est le bon. Il aimerait que Bénédict trouve Héro aussi jolie qu’il la trouve lui-même, mais c’est Béatrice qui a la préférence de Bénédict. Déçu, Claudio se tourne alors vers l’homme qui a toute sa confiance et son admiration, son chef militaire, le Prince, alias don Pedro, qui lui confirme que Héro, unique héritière de Léonato, serait pour lui un fort bon parti […] Claudio n’avait pas vraiment besoin d’un intermédiaire. S’il s’est tourné vers le Prince, c’est parce qu’il voulait recevoir sa future femme des mains de son médiateur. Il avait besoin de don Pedro pour valider son propre choix » (pp 104 et 106).
…… Il est vrai que Claudio « aimerait que Bénédict trouve Héro aussi jolie qu’il la trouve lui-même ». Mais il ne doute aucunement pour autant que « son choix est le bon ». À Bénédict qui lui demande :
………Would you buy her, that you enquire after her ?
il répond, en effet :
………Can the world buy such a jewel ? (I, 1, 133-134) [5].
Et il ajoute un peu plus loin :
………In my eye she is the sweetest lady that ever I looked on (139) [6].
Certes, Claudio est « déçu » par la réponse de Bénédict. Car un amoureux aime toujours que l’on approuve son choix. Mais un amoureux ne tient non plus jamais aucun compte de l’avis de celui qui ne le fait pas. L’opinion de Claudio est faite et personne ne saurait l’en faire changer : il a fait le meilleur choix que l’on pouvait faire.
Comme à son habitude, René Girard résume le texte de façon tendancieuse lorsqu’il écrit ensuite que « Claudio se tourne alors vers […] Don Pedro ». Il voudrait nous faire croire qu’après avoir demandé l’avis de Bénédict sur Héro, Claudio demande maintenant celui du Prince. Mais ce n’est pas ce que dit le texte. Claudio, en effet, ne demande pas à don Pedro ce qu’il pense de Héro. Il ne lui demande rien du tout. C’est Bénédict qui annonce à don Pedro que Claudio est amoureux de Héro et celui-ci n’aura pas besoin de demander l’approbation du Prince puisqu’il a aussitôt déclaré :
………the lady is very well worthy (164) [7].
Ce que Claudio attend de Don Pedro, ce n’est pas qu’il ratifie son choix, c’est qu’il l’aide à réaliser son rêve. Et, de nouveau, il n’a besoin de rien lui demander puisque le Prince lui offre tout de suite son aide :
………If thou dost love fair Hero, cherish it,
………And I will break with her , and with her father,
………And thou shalt have her. Was’t not to this end
………That thou began’st to twist so fine a story ? (234-237) [8].
Selon René Girard, Claudio va s’étonner de l’empressement manifesté par don Pedro et s’en inquiéter : « Le Prince décide de parler à Héro lors d’un bal costumé qui doit avoir lieu el soir même. Il veut mener l’affaire tambour battant. Voyant cela, Claudio est plutôt tenté de battre en retraite. Il préférerait, pour sa part, moins de hâte, et une méthode un peu plus détournée » (p. 105) Mais René Girard semble, une fois de plus, avoir utilisé une édition de la pièce inconnue jusqu’alors. On se demande bien, en effet, comment il peut savoir que Claudio trouve que don Pedro fait preuve d’une trop grande hâte, puisqu’il ne lui répond rien et qu’il sortent l’un et l’autre aussitôt après que le prince a annoncé son projet. Et à aucun moment dans la suite de la pièce, il ne dira s’être inquiété de l’empressement montré par don Pedro. Il regrettera, bien au contraire, de ne s’être pas méfié :
………‘Tis certain so, the Prince woos for himself.
………Friendship is constant in all other things
………Save in the office and affairs of love […]
………This is an accident of hourly proof,
………Which I mistrusted not (II, 1, 130-1342 et 137-138) [9].
Mais René Girard refuse de le croire : « Claudio n’avait pas vraiment besoin d’un intermédiaire. S’il s’est tourné vers le Prince, c’est parce qu’il voulait recevoir sa future femme des mains de son médiateur. Il avait besoin de don Pedro pour valider son propre choix et il redoute maintenant que le succès de l’entreprise ait dépassé ses espérances. Les choses, se dit-il, sont allées si loin que don Pedro désire désormais Héro pour son propre compte, et non plus pour le compte de Claudio.
« Le jeune homme est responsable de sa propre infortune. Lorsqu’il dit : “C’est là ce […] dont je ne me suis pas méfié”, il n’est pas tout à fait honnête avec lui-même. Le zèle excessif du Prince l’avait fait hésiter dès le début suscitant en lui une appréhension dont il pense maintenant qu’elle était justifiée. Au moment même où il sollicitait son médiateur, il redoutait déjà ce qui, croit-il, vient de se produire » (p. 106).
Qu’importe que Claudio ne dise rien de tel qu’importe qu’il dise même le contraire. Comme Dieu, René Girard sonde les reins et les cœurs. Rien ne sert devant lui de garder le silence ou de dire le contraire de ce qu’on pense. Il sait débusquer comme personne les intentions les plus cachées et les pensées les plus secrètes. Comme Freud, il sait lire non seulement les pensées que l’on cache à tout le monde, mais aussi et surtout celles que l’on se cache à soi-même
Mais, bien sûr, René Girard refuse d’admettre que son interprétation puisse être parfaitement arbitraire : « Pas plus que dans les pièces précédentes, il ne s’agit ici d’une interprétation qui me serait propre : le rôle du mimétisme est clairement suggéré par Shakespeare. Reprochant à son ami d’avoir confié au Prince le destin de son désir, Bénédict compare l’attitude de Claudio à :
…… La faute naïve d’un écolier, qui comblé de joie d’avoir trouvé un nid d’oiseau, le montre à son camarade qui le lui vole.
………………………………(II, 1, 222-224) [10].
« Le comportement de Claudio ne contredit pas cette version des faits. Le jeune homme savait très bien qu’il prenait un risque en conviant son prestigieux ami à entrer en sympathie avec son désir. Certes, il souhaitait que le Prince ne s’intéresse à Héro que dans les limites compatibles avec une loyale amitié, mais, comme nous l’avons déjà vu plusieurs fois, il recherche un équilibre presque impossible entre un “pas assez de désir” chez son médiateur qui découragerait le sien et un “trop de désir” qui lui coupe l’herbe vous le pied.
« Avant que le Prince eût avalisé son choix, Claudio ne se sentait ni le droit ni la capacité de désirer Héro » (p.106)
Passons sur le fait que René Girard semble croire que Bénédict s’adresse à Claudio lorsqu’il le compare à un écolier naïf (« Reprochant à son ami d’avoir confié au Prince le destin de son désir »). Car ce n’est pas à Claudio (il vient de sortir) qu’il s’adresse, mais à don Pedro. Mais peu importe au fond. En revanche, René Girard n’est aucunement fondé à prêter à Bénédict l’analyse qu’il fait lui du comportement de Claudio. Car, en comparant Claudio à un écolier qui montre à son camarade le nid qu’il a découvert, Bénédict n’entend pas suggérer que Claudio cherche un médiateur. Il pense simplement qu’il se montre bien naïf et bien imprudent.
René Girard n’est aucunement fondé non plus à prétendre que Claudio souhaite que le prince s’intéresse assez à Héro pour stimuler son propre désir, mais pas assez pour la lui voler. Car Claudio n’a nul besoin que le prince s’intéresse vraiment à Héro. Il lui suffit qu’il s’intéresse à lui et veuille bien à l’aider à obtenir la main de la jeune fille. Ce dont il a besoin, c’est d’avoir l’approbation du père d’Héro, et le Prince est l’homme le mieux placé pour l’aider à y parvenir. Mais, nous l’avons vu, René Girard affecte de croire que, dans le théâtre de Shakespeare, les parents ne constituent plus des obstacles pour les jeunes gens qui s’aiment et qui veulent se marier, les pères étant réduits à ne plus être que « des tigres de papier ». Malheureusement les jeunes héros de Shakespeare ne semblent pas en être conscients.
On se demande de plus sur quoi se fonde René Girard pour affirmer qu’ « avant que le Prince eût avalisé son choix, Claudio ne se sentait ni le droit ni la capacité de désirer Héro ». Non seulement Claudio ne dit absolument rien qui puisse le laisser supposer, mais, lorsque Bénédict, l’entendant porter Héro aux nues, s’inquiète de savoir s’il n’a pas l’intention de l’épouser, il se déclare prêt à le faire, si elle veut bien y consentir :
………I hope you have no intent to turn husband, have you ?
………- I would scarce trust myself though I had sworn the contrary, if Hero would be my wife (I, 1, 143-145) [11].
C’est tout aussi gratuitement que René Girard prétend qu’en demandant l’aide du Prince, Claudio sait qu’il prend le risque d’en faire son rival : « Lorsqu’il invite Don Pedro à s’immiscer dans ses affaires, il sait fort bien qu’il tente le diable et que le Prince risque de devenir un rival invincible.
« Cette attente du pire, chez Claudio, on la voit bien par le peu de temps et le peu de preuves qu’il lui faut pour se convaincre que Don Pedro recherche Héro pour son propre compte. Il accueille la rumeur de leur mariage comme un fait indubitable, sans hésiter davantage que les simples curieux, les indifférents et les malveillants qui ne savent rien de l’accord conclu par lui avec Don Pedro » (p. 107)
Certes, lorsque Don Jean et Borachio lui disent que le Prince veut épouser Héro, comme ils en sont effectivement convaincus, Claudio ne met pas leur parole en doute. Mais il n’a aucune raison de douter de la véracité de cette information. Il ne s’agit pas, comme René Girard voudrait nous le faire croire, d’une « rumeur » que Claudio accueillerait trop complaisamment, mais d’une nouvelle qui lui est présentée comme un fait par le propre frère du Prince. Et la raison qu’invoque don Jean pour en faire part à Claudio, en feignant de le prendre pour Bénédict, est tout à fait plausible :
« Signor, you are very near my brother in his love. He is enamoured on Hero. I pray you dissuade him from her. She is no equal for his birth. You may do the part of an honest man in it (I, 1,121-123) [12].
De plus Claudio met Héro si haut qu’il a du mal à croire qu’elle puisse vouloir de lui et, à plus forte raison qu’elle puisse ne pas lui préférer le Prince, comme René Girard le pense d’ailleurs : « À ses yeux, il est inconcevable que Héro puisse hésiter un seul instant entre le lieutenant et son chef. Si elle est en position de choisir, elle ne peut choisir que le Prince : ainsi raisonne Claudio » (p. 108).
C’est toujours aussi gratuitement que René Girard prétend que les charmes d’Héro se trouvent décuplés au yeux de Claudio lorsqu’il croit qu’elle va épouser le Prince, et, au contraire, soudainement dévalués lorsqu’il est désabusé : « L’attrait spontané qu’il éprouve pour Héro pousse Claudio à croire que le Prince est, lui aussi, sensible à ses charmes. Lorsqu’il se convainc que le Prince la convoite pour lui-même ces charmes lui paraissent plus séduisants encore […]
« Une fois le Prince disparu du paysage, Claudio est tout aussi enclin à croire aux fausses rumeurs sur le dévergondage de Héro qu’il était prêt auparavant à gober la fausse annonce de ses fiançailles avec le grand homme.
« Si lui, Claudio, est effectivement autorisé à épouser Héro, cela signifie que le prince ne s’intéresse pas à elle ; du coup les charmes de la jeune fille diminuent. Coupée du modèle dont le désir la transfigurait, elle est moins attirante, et Claudio est sérieusement pris de doute quant à la valeur réelle de sa future épouse ; il se demande même si quelque tare secrète n’expliquerait pas le désir qu’elle a de lier son sort à un personnage aussi infime que lui.
« Claudio perçoit tout ce qui lui arrive à la lumière d’un déficit d’être proprement mimétique et d’un mépris de soi qui l’empêche d’agir par lui-même et de désirer sans l’aval de son médiateur. Avant que Héro accepte sa proposition de mariage, il lui était impossible de croire qu’elle pût lui répondre oui ; elle lui semblait inaccessible - un mets digne du Prince et de lui seul. Mais à peine Don Pedro s’efface-t-il qu’il trouve les accusations calomnieuses inventées par Don John et Borachio parfaitement crédibles : lui-même était sur le point de les inventer » (ibidem).
Une fois de plus, René Girard résume la pièce d’une manière très personnelle, en accumulant les affirmations les plus tendancieuses. Une fois de plus, avant d’accepter son interprétation, il importe de se reporter au texte de Shakespeare. Car on a beau le relire, on ne voit pas sur quoi René Girard peut s’appuyer pour affirmer que les charmes d’Héro « paraissent plus séduisants encore » à Claudio quand il croit que le Prince en est tombé amoureux.
René Girard accuse ensuite Claudio d’être « tout aussi enclin à croire aux fausses rumeurs sur le dévergondage de Héro qu’il était prêt auparavant à gober la fausse annonce de ses fiançailles avec le grand homme. » Mais, de nouveau, il parle de simples « rumeurs », alors que don Jean, avec l’aide de Borachio et la participation involontaire de Marguerite, a organisé toute une mise en scène qui a abusé non seulement Claudio, mais aussi le Prince. Il pousse même le culot jusqu’à suggérer que Claudio aurait bien été bien capable d’inventer lui même les accusations calomnieuses lancées contre Héro par don Jean. Mais comment ne pas se dire que René Girard lui- même s’entend mieux que personne à inventer des accusations calomnieuses ?
Mais continuons à citer René Girard : « La surestimation de Héro par Claudio dans la phase initiale de la pièce et sa sous-estimation dans la phase ultérieure coïncident parfaitement avec les deux rumeurs successives qui se répandent dans l’ensemble du groupe au sujet de cette infortunée.
« La première rumeur est favorable à Héro : il semble qu’elle est sur le point d’épouser le Prince ; la seconde lui est contraire : il s’agit des viles calomnies de Don John et de Borachio. Don John surtout est un traître de comédie, mais son rôle est, je crois, beaucoup moins important qu’il n’y paraît. Le rôle essentiel est celui du Prince : il commence par faire de Héro une femme recherchée et désirable en faisant mine de la désirer, après quoi lorsqu’il se révèle que le conjecture était fausse, la jeune fille perd tout prestige.
« Héro voit sa valeur décupler lorsqu’il apparaît que le Prince s’intéresse à elle, puis elle se déprécie dans la même proportion lorsqu’on apprend que son futur mari n’est que le jeune Claudio. Circulant d’un individu à l’autre, les rumeurs engendrent des attitudes extrêmes d’idolâtrie et de rejet très analogues aux oscillation produites par l’insécurité mimétique chez un individu isolé du type de Claudio » (p. 109)
On le voit, à défaut d’apporter la moindre preuve de ce qu’il affirme, René Girard ne craint pas de se répéter pour essayer de mieux convaincre les lecteurs peu familiers avec la pièce de Shakespeare. Redisons donc d’abord que la valeur de Héro ne saurait être décuplée aux yeux de Claudio par le fait que le Prince voudrait l’épouser. Elle était déjà, en effet, aussi haut qu’elle pouvait être, si l’on en juge par ce que Claudio disait à Bénédict au début de la pièce. Mais ce que l’on retiendra de ces lignes, c’est la volonté de René Girard de réduire, voire de nier, le rôle joué par don Jean. Ce rôle est pourtant essentiel. Il est le seul responsable de la calomnie dont Héro est la victime. Rien ne permet d’affirmer son rôle est « beaucoup moins important qu’il n’y paraît ».
Mais René Girard insiste : « Le véritable sujet de cette pièce, ce sont les convulsions de l’esprit collectif, et non la grossière calomnie de Don John, qui joue un rôle équivalent à celui de pères et des fées dans le Songe. Sans Don John, beaucoup de lecteur ou de spectateurs trouveraient la pièce troublante, scandaleuse : Shakespeare leur permet de projeter sur un bouc émissaire une violence qui est en fait également répartie entre les divers personnages. Le traître de pacotille structure la pièce superficielle ; le mimétisme ne se manifeste qu’aux initiés » (pp. 110-111)
Comme dans son analyse du Songe d’une nuit d’été, René Girard, voulant à tout prix que le mimétisme soit, dans Beaucoup de bruit pour rien, le moteur essentiel de l’intrigue, est amené à n’accorder qu’un rôle très secondaire aux autres ressorts. De même que, dans Le Songe, l’élixir d’amour était rangé au magasin des accessoires et que Égée et Thésée étaient réduits au statut des « tigres de papier », Don Jean devient un « traître de pacotille ». Son rôle est plus apparent que réel. Il ne paraît important qu’au niveau de « la pièce superficielle ». Mais, quoi que puisse dire René Girard, don Jean ne se contente pas d’une « grossière calomnie »: il fait appel à des acteurs, l’un volontaire, Borachio, et l’autre involontaire, Marguerite, pour jouer à Claudio et à don Pedro une comédie qui les trompe comme elle aurait trompé n’importe qui d’autre. Son rôle est donc tout à fait déterminant et le mimétisme ne se manifeste ici qu’aux allumés.
Le prince, non plus, selon René Girard, n’échappe pas au désir mimétique. Bien au contraire, « son comportement est tout aussi décentré et imitatif que celui des autres personnages […]
« La soumission mimétique de Don Pedro est parfois difficile à détecter à cause de sa position de chef, mais elle apparaît avec plus de clarté dans la seconde partie de la pièce, lorsque Héro est calomniée par Don John. Dès que Claudio se retourne contre elle le Prince en fait autant et avec la même violence que son lieutenant. Il imite celui-ci à l’évidence sans apparemment se rendre compte de sa propre responsabilité dans la disgrâce soudaine de la jeune fille aux yeux de Claudio » (pp. 111-112)
Une fois de plus, les affirmations de René Girard sont totalement dénuées de fondement. Le Prince se comporte comme Claudio parce qu’il assiste en même temps que lui au même spectacle, parce qu’il est abusé par la même mise en scène Il n’imite pas plus Claudio que Claudio ne l’imite. Tous les deux voient en même temps la même chose et en tirent la même conclusion. Le Prince n’a aucune responsabilité dans la disgrâce de la jeune fille aux yeux de Claudio le seul responsable en est don Jean. Don Pedro n’est pas « décentré », mais René Girard, lui, est complètement cintré. Comme ceux consacrés aux Deux Gentilshommes de Vérone, au Viol de Lucrèce, et au Songe d’une nuit d’été, les deux chapitres consacrés à Beaucoup de bruit pour rien suffiraient à nous en convaincre.
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NOTES :
[1] « Il est pourtant avéré que je suis aimé de toutes les femmes, hormis vous seule ; et je voudrais en m’examinant le cœur découvrir que je n’ai pas le cœur dur, car en vérité je n’en aime aucune. - Grand bonheur pour les femmes, car autrement elles eussent été ennuyées par un néfaste prétendant. J’en rends grâce à Fieu et à la froideur de mon sang ; je suis comme vous sur ce point ; j’aime mieux entendre mon chien aboyer contre une corneille qu’un homme jurer qu’il m’aime ».
[2] « Une femme m’a conçu et je l’en remercie. Elle m’a élevé et je lui en rends pareillement grâces en toute humilité. Mais pour ce qui est de me sonner du cor sur le front ou d’accrocher mon clairon à quelque invisible baudrier, je prie toutes les femmes de m’excuser. Parce que je ne veux pas leur faire l’injure d’en soupçonner une seule, je me rendrai cette justice de ne me fier à aucune. Et le mot de la fin, avec lequel je jouerai au plus fin, c’est que je vivrai dans le célibat ».
[3] « Je m’étonne fort qu’un homme, voyant combien un autre homme se conduit en sot quand il se laisse absorber par l’amour, aille, après s’être ri de si vaines sottises chez autrui, devenir l’objet de son propre mépris en tombant amoureux. C’est pourtant le cas de Claudio […] Pourrai-je me convertir de la sorte sans changer d’yeux ? Je n’en sais rien. Je ne le crois pas. Je ne jurerai pas que l’amour ne puisse me muer en huître, mais, j’en fais le serment, tant qu’il ne m’aura pas mué en huître, il ne fera pas de moi pareil sort ».
[4] « Eh bien ! ma nièce, j’espère vous voir un jour pourvue d’un mari. - Pas avant que Dieu ne fasse les hommes de quelque autre matériau que la terre. Quelle femme ne s’affligerait d’être dominée par une poignée de vaillante poussière ? - de rendre compte de sa vie à une motte de marne capricieuse ? Non, mon oncle, très peu pour moi. Les fils d’Adam sont mes frères et je tiens sincèrement pour péché l’union avec un proche parent ».
[5] « Songez-vous à l’acheter, pour vous enquérir d’elle ? - Le monde peut-il acheter pareil joyau ? »
[6] « À mes yeux, elle est la plus aimable dame que j’aie jamais contemplée ».
[7] « Cette demoiselle a de très grands mérites ».
[8] « Si tu aimes la belle héro, laisse-toi aller, Et je m’en ouvrirai à elle et à son père Et elle sera tienne. N’est-ce pas à cette fin Que tu t’es mis à dévider si belle histoire ? »
[9] « C’est bien certain, le prince courtise pour son compte. Constante est l’amitié en tout autre domaine Mais non dans les devoirs et affaires de l’amour […] On en reçoit la preuve à toute heure du jour, Et je ne m’en étais pas méfié ».
[10] « Sa transgression est carrément celle d’un écolier qui, ravi d’avoir trouvé un nid, le montre à son camarade qui le lui dérobe » (La référence est inexacte : il s’agit des lignes 168-169).
[11] « J’espère que vous n’avez pas l’intention de vous muer en époux, dites-moi ? - Je ne répondrais pas de moi, eusse-je juré le contraire, si Héro acceptait de m’épouser ».
[12] « Signor, vous êtes très proche de mon frère qui vous aime bien. Il s’est épris d’Héro. Je vous prie de l’en dissuader. Elle n’est pas son égale par la naissance. Vous pouvez jouer le rôle d’un honnête homme dans l’affaire »
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